«Préparer la rentrée – je trie, je jette, je donne»
«Leclerc Cogolin, rayon traiteur – confidences d'une Provençale
1. LECLERC COGOLIN, RAYON TRAITEUR
CONFIDENCES D’UNE PROVENÇALE
Voyager c’est, dans le meilleur des cas, mesurer l’ampleur
des différences culturelles. Unexercicequi se pratique
surtout lors des activitésles plus banales, comme lorsque
l’on fait ses courses ausupermarché.
CLIENTS EN
ORDRE DISPERSÉ
Une seule employée, masquée, les yeux inquiets, légèrement surélevée
derrière le comptoiren L d’unedizaine de mètres de long oùles clients en
ordre dispersé guettentsonregard, une main poséesur leur caddie.
Derrière les quicheset les pâtés en croûte, elle ne cherche pasà savoir. Elle se
dirige versle monsieurbedonnant enLacoste rose qui, j’en suis sûre, est
arrivé après nous. En plus, il n’apas prisde numéro au distributeurde tickets.
Il s’en fout, regarde droit devantlui, ignore royalementqui d’uncôté ou de
l’autre était là avantlui.
«J’essaierais bien le pâtéà la truffe d’été, là derrière.» Je me retourne. C’est
la blonde aux yeux noirs à ma droite. Elle serre sonnuméroentre le pouce et
l’index: le 67. Et la voici partie!
2. MON MOLLET
ET MA MÈRE
En une dizaine de minutes, j’apprendsqu’elle a perdul’odorat. Le Covidmais
pas que. Quandelle a été contaminée, elle suivait déjà un traitementparce
qu’elle avait des polypesdansle nez. Je fais l’intéressée. «Cela ne me fait rien
d’attendre, bien queje me sois fait unclaquage au mollet. J’aiquandmême
été travailler. Huit heures deboutdansla boulangerie. Bon, si je portedes
talons, ça va, c’estsupportable.»Je baisse les yeux et constate qu’elle est, en
effet, chaussée de bottinesen vernis blanc à bouts carrés détonnant avecsa
robe légère en coton fleuri.
«Heureusement, la dame quis’occupe de ma mère m’adonné unecrème qui
me soulage. Celle qui vient le soir, car les il en faut du mondepourles soins, la
toilette, le ménage… ça défile toute la journée.» J’apprendsencore quesa
mère de 91 ansvit toujourschez elle. Certes, elle a l’alzheimer depuisdix ans,
mais la maladie évolue lentement. «Ce n’estpas comme sa voisineColette,
qui n’apas 60 ans. Sonmari a dûla mettre dansun établissementspécialisé. Il
n’y arrivait plus.»
L’employéedu rayontraiteur s’estdéplacée jusqu’àl’autre extrémité du
comptoirréfrigéré pourservir un couple de retraités.
LE COVID
ET L’ALZHEIMER
«Et votremaman, elle ne l’a pas attrapé le Covid?» La conversationest ainsi
relancée. «Non, elle ne l’a pas eu, mais monmari oui. Déjà qu’ilest handicapé
depuisson accident de voiture. Il est resté cinq jours à l’hôpital.»
Elle enchaîne: «Le problème de ma mère, c’est qu’elle part des intestins, si
vousvoyezce que je veux dire…». Oui, je voisbien ce que vousvoulezdire.
«Heureusement, mon père s’occupede la changer plusieursfois par jour.»
Sonmari handicapé, covidé, sonclaquage au mollet et l’incapacité de sonnez
à apprécier parfumset fumets, ses parentsvieillissantset ses journées
passéesà vendredes pieds de vigne et des fougasses. Je me dis que j’ai bien
de la chance.
J’agite sansostentationmonpetitbout de papier froissé avec le numéro 66
en direction de l’employée, laquelle scanne à présent, indolente, les clients
éparpillés d’unboutà l’autre du comptoir. Ce faisant, je me dis qu’unetelle
conversation avec une inconnueau rayontraiteur d’unsupermarchéserait
inimaginable à ma Migros. Les gens y feraient gracieusement la queue, en
respectant la distanciationsociale, et les seuls motsprononcés(par une vieille
bique ouun Helvète respectueuxdes règles de bienséance) seraient à
l’attentiondugros monsieuren Lacoste rose: «Weli Nummerehänd Sie?»*
* Quel numéroavez-vous?
Sylvie Castagné
Saint-Tropez, septembre2021