Les changements à venir redéfiniront fondamentalement la nature de nos interactions économiques – ainsi que les dynamiques sociales qui les sous-tendent.
Il s’agit d’une transformation à la mesure du passage, il y a plus de 8000 ans, des sociétés de chasseurs-cueilleurs à des communautés agricoles sédentaires, une évolution qui a plus tard permis l’émergence des cités. Un tournant similaire s’est opéré en Europe au Xe siècle, lorsque la création des guildes – des associations d’artisans de même profession qui contrôlaient l’exercice de leur métier dans les villes – a ouvert la voie à la Révolution industrielle.
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La fin prochaine de l’homo economicus
1. ECONOMICS
DENNIS J. SNOWER
Dennis J. Snower is President of the Kiel Institute for the World Economy and
Professor of Economics at the Christian‐Albrechts Universität zu Kiel.
SEP 18, 2014
La �in prochaine de l’Homo
Economicus
KIEL – Le monde semble sur le point de connaître une nouvelle grande
transformation, avec des changements autrement plus profonds que ceux re�létés
par les gros titres sur l’émergence économique de l’Asie ou les con�lits au Moyen‐
Orient. Les changements à venir redé�iniront fondamentalement la nature de nos
interactions économiques – ainsi que les dynamiques sociales qui les
sous‐tendent.
Il s’agit d’une transformation à la mesure du passage, il y a plus de 8000 ans, des
sociétés de chasseurs‐cueilleurs à des communautés agricoles sédentaires, une
évolution qui a plus tard permis l’émergence des cités. Un tournant similaire s’est
opéré en Europe au X siècle, lorsque la création des guildes – des associations
d’artisans de même profession qui contrôlaient l’exercice de leur métier dans les
villes – a ouvert la voie à la Révolution industrielle.
Les caractéristiques spéci�iques de cette transformation imminente sont encore
�loues. Elles pourraient comprendre des révolutions dans les biotechnologie,
nanotechnologie et technologie numérique, accompagnées de révolutions dans
les réseaux sociaux qui aboliront les barrières culturelles et géographiques. Ce
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2. qui est toutefois déjà clair est qu’elle provoquera, comme les transformations
précédentes, une refonte complète de toutes nos relations économiques et des
relations sociales qui les accompagnent.
La théorie économique classique offre une analyse simple de ce genre de
transformation et de la réponse politique à lui donner. Lorsque les changements
technologiques ou autres permettent aux individus d’être compensés pour les
avantages qu’ils procurent à autrui (moins les coûts), le marché ajuste les prix en
fonction de l’offre et de la demande. Lorsque ces changements créent des
externalités, une restructuration économique est nécessaire, par exemple au
moyen d’ajustements des impôts et des subventions, de modi�ications
réglementaires ou d’une valorisation des droits de propriété, pour contrebalancer
les coûts et les avantages que le marché n’est pas en mesure de compenser. Et
lorsque les changements donnent lieu à de fortes inégalités, une politique de
redistribution devient nécessaire.
Cette approche est basée sur l’idée que, si chaque individu est pleinement
compensé pour les avantages nets qu’il procure à d’autres, les individus qui
agissent en fonction de leurs propres intérêts seront amenés par une « main
invisible », comme l’a écrit Adam Smith dans son ouvrage La Richesse des Nations,
à servir également l’intérêt général. Dans cette optique, nous sommes tous des
homo economicus : des individualistes, égocentriques et pleinement rationnels.
Mais comme l’ont démontré les précédentes « grandes transformations », cette
approche n’est pas adéquate parce qu’elle ne prend pas en compte les facteurs
sociaux sous‐jacents des économies de marché. Dans ce genre d’économies, les
contrats sont en général honorés volontairement, pas au moyen de mécanismes
d’exécution par la force. Ce n’est pas un gendarme devant chaque magasin qui
permet à ces économies de fonctionner, mais la con�iance, l’équité et le sentiment
de communauté qui engagent chaque individu à honorer ses promesses et à
suivre les règles en vigueur. Lorsque ce ciment social fait défaut – comme entre
les Palestiniens et les Israéliens aujourd’hui – les individus ne peuvent exploiter
toutes les occasions économiques qui se présentent.
Ce lien est manifeste dans la profonde signi�ication sociale de la plupart des
transactions économiques. Lorsque les gens achètent des voitures de luxe, des
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3. vêtements de marque et des maisons cossues, ils sont généralement à la
recherche d’une reconnaissance sociale. Lorsque des couples ou des amis
s’offrent des cadeaux ou prennent des vacances ensemble, ils effectuent des
transactions économiques inspirées par l’affection ou le sentiment
d’appartenance à un groupe.
En bref, la théorie économique classique – et le concept d’homo economicus – ne
prend en compte que la moitié de ce qui fait de nous des êtres humains. Il ne fait
aucun doute que nous sommes motivés par notre propre intérêt. Mais nous
sommes aussi fondamentalement des créatures sociales.
Négliger cet aspect est particulièrement préjudiciable au vu de la transformation
qui s’annonce et qui bouleversera les fondements de la société contemporaine. En
fait, aujourd’hui, malgré une intégration économique sans précédent et de
nouvelles occasions de coopération, nos interactions sociales restent
fragmentées.
Le problème tient à la perception, profondément ancrée et facteur de division,
que nous avons de notre identité. Le monde est divisé en États‐nations, contrôlant
chacun plusieurs instruments de la politique publique. Les allégeances sociales
des citoyens sont en outre divisées plus avant selon la religion, la race, la
profession, le genre et même le revenu.
Lorsque les barrières sociales sont suf�isamment fortes, les barrières
économiques apparaissent inévitablement. Elles vont des politiques
commerciales protectionniste à des contrôles de plus en plus stricts de
l’immigration, et dans les pires cas aux con�lits religieux et au nettoyage ethnique.
La prospérité économique dépend clairement de la manière dont les individus
perçoivent leurs af�iliations sociales. Un point de vue veut que nos identités
soient immuables, imperméables, déterminées de manière exogène et
intrinsèquement opposées les unes aux autres. Cette dichotomie classique du
« nous contre eux » nous conduit à éprouver de la sympathie pour ceux de notre
groupe et à des con�lits implacables avec ceux qui n’en font pas partie – une
source sans �in de con�lits tout au long de l’histoire.
Mais un autre point de vue est envisageable : chaque personne a de multiples
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4. identités, et l’une ou l’autre prend l’ascendant en fonction des motivations et des
circonstances. Cette notion – fermement ancrée dans les neurosciences, la
psychologie, l’anthropologie et la sociologie – implique qu’un individu dispose
d’une marge de manœuvre considérable pour dé�inir son ou ses identités.
Les identités religieuses et nationales n’en restent pas moins très importantes.
L’idée est plutôt que nous sommes les co‐créateurs de nos identités. Au lieu de
choisir des identités qui nous divisent, rendant impossible la résolution de
problèmes mondiaux de plus en plus nombreux, nous pouvons construire des
identités qui développent notre sentiment de compassion et notre responsabilité
morale.
Une quantité croissante de données scienti�iques démontrent que la compassion,
comme toute autre compétence, peut être ancrée et ampli�iée au moyen de
l’enseignement et de la pratique. Les institutions chargées de l’enseignement
peuvent ainsi développer la capacité des étudiants à se soucier d’autrui en même
temps que leurs compétences cognitives.
De manière plus générale, toutes les sociétés devraient être mues par un objectif
commun qui transcende leurs origines distinctes. Résoudre les problèmes
transfrontaliers est un bon début, au moyen de stratégies qui assignent des
tâches spéci�iques à différents groupes et pays pour faire progresser le bien
commun. Des initiatives comme des ateliers sur la résolution des con�lits, les
commissions de réconciliation, des programmes d’éducation pluriculturels et un
service d’intérêt public obligatoire pour les jeunes en �in d’études sont également
un pas dans la bonne direction.
Le point de vue le plus répandu, qui fait des individus des acteurs économiques
uniquement préoccupés par des �ins d’intérêt personnel, nie notre capacité innée
à la réciprocité, à l’équité et à la responsabilité morale. En développant nos
af�iliations sociales, nous pouvons poser la fondation d’une nouvelle forme
d’économie présentant un éventail bien plus large d’occasions.
Traduit de l’anglais par Julia Gallin
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