Performer (dans) la ville : significations et représentations de l'urbanité dans la culture de marque de Nike
1. 1
École des hautes études en sciences de l'information et de la communication
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
MASTER
2
PROFESSIONNEL
Magistère de Communication
Management de la communication
« Performer (dans) la ville : significations et représentations de
l’urbanité dans la culture de marque de Nike »
préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD
Nom et prénom : Gasquet Théo
Promotion : 2013-2014
Soutenu le : 24 novembre 2014
Note au mémoire :
2. Table
des
matières
REMERCIEMENTS
............................................................................................................................
4
INTRODUCTION
...............................................................................................................................
6
Préambule
....................................................................................................................................................
6
Le
sport,
la
ville
et
Nike
...........................................................................................................................
7
Pourquoi
parler
de
culture
de
marque
?
...........................................................................................
9
1.
NIKE
:
UNE
CULTURE
DE
MARQUE
BATIE
SUR
LA
CULTURE
DE
LA
RUE
................
13
1.1
2
La
construction
d’une
culture
de
marque
subversive
et
revendiquant
son
«
authenticité
»
........................................................................................................................................
13
1.2
Nike
et
la
glorification
de
la
pratique
sportive
informelle
dans
la
rue
(en
opposition
à
Adidas
et
le
sport
légitime
des
stades)
.....................................................................
17
1.3
La
jeunesse
(de
la
rue)
au
coeur
de
la
communication
de
la
marque
.........................
21
2.
ESTHÉTIQUES
URBAINES
ET
MÉTAPHORES
SPORTIVES
:
LES
REPRÉSENTATIONS
DE
LA
VILLE
MODERNE
À
TRAVERS
LES
VALEURS
DE
NIKE
...........................................
26
2.1
La
ville,
lieu
de
confrontation
entre
soi
et
les
autres
:
entre
inégalité
urbaine
et
mise
à
égalité
par
le
sport
...............................................................................................................
26
2.1.1
L’individualisme
urbain
exacerbé
par
le
sport
et
les
valeurs
de
Nike
..............................................................
26
2.1.2
Altérité
urbaine,
altérité
sportive,
entre
compétition
et
«
co-‐opétition
»
:
confrontation
et
cohabitation
dans
un
espace
limité
..............................................................................................................................................
30
2.1.3
Le
sport
comme
mythe
d’ascension
sociale
:
de
l’ombre
de
la
rue
à
la
lumière
des
stades
......................
33
2.2
La
ville,
territoire
identitaire
ou
paysage
hostile
à
dompter
par
le
sport
............
38
2.2.1
La
construction
d’une
identité
territoriale
et
collective
par
le
sport
.................................................................
38
2.2.2
La
ville
illimitée
qu’il
faut
s’approprier
..........................................................................................................................
43
3.
POUR
QUE
LA
PERFORMANCE
SOIT
PERFORMÉE
:
COMMENT
TRANSFORMER
UN
DISCOURS
SUR
LA
PERFORMANCE
SPORTIVE
URBAINE
EN
L’ADOPTION
DES
PRODUITS
DANS
LA
RUE
.............................................................................................................
49
3
.1
L’exemple
du
running
:
à
la
croisée
du
sport
et
de
la
mode
......................................
49
3.1.2
De
la
performance
individuelle
à
la
communauté
....................................................................................................
50
3.1.2
Marquer
la
performance
par
le
territoire
urbain,
et
le
territoire
urbain
par
la
performance
:
vers
une
cartographie
de
la
performance
.....................................................................................................................................................
53
3.1.3
Performer
la
performance
par
le
vêtement
:
de
la
valeur
d’usage
à
la
valeur
signe
des
produits
Nike
......................................................................................................................................................................................................................
58
3. 3.2
Promouvoir
la
performance
urbaine
comme
mode
de
vie
pour
gagner
la
bataille
de
la
rue
................................................................................................................................
61
3.2.1
Performer
la
marque
pour
performer
son
identité
urbaine
..................................................................................
61
3.2.2
Parler
à
toute
la
rue,
parler
de
toutes
les
rues
............................................................................................................
64
CONCLUSION
...................................................................................................................................
72
SOURCES
DOCUMENTAIRES
.......................................................................................................
75
Bibliographie
...........................................................................................................................................
75
Études
.........................................................................................................................................................
77
Sitographie
...............................................................................................................................................
77
ANNEXES
..........................................................................................................................................
79
Annexe
1
....................................................................................................................................................
79
Annexe
2
....................................................................................................................................................
81
Annexe
3
....................................................................................................................................................
84
RÉSUMÉ
............................................................................................................................................
90
MOTS-‐CLEFS
....................................................................................................................................
91
3
4. 4
REMERCIEMENTS
Je
tiens
tout
d’abord
à
remercier
le
CELSA,
ses
professeurs
et
son
personnel
administratif
pour
ces
trois
belles
années
d’apprentissage
et
de
riches
expériences
humaines.
Je
remercie
tout
particulièrement
Emmanuelle
Lallement
pour
son
encadrement
tout
au
long
du
magistère
et
pour
son
suivi
lors
de
la
réalisation
de
ce
mémoire.
Ses
conseils,
sa
bienveillance
et
son
apport
pédagogique
ont
été
précieux
durant
ces
années
d’études.
Je
n’oublie
pas
Monique
Beuvin,
notre
coordinatrice
pédagogique,
pour
son
implication
et
son
dévouement
qui
ont
grandement
contribué
à
faire
du
magistère
une
grande
et
belle
famille.
Merci
également
à
Philippe
Gargov,
mon
rapporteur
professionnel,
pour
sa
disponibilité,
ses
conseils
et
le
regard
pertinent
qu’il
aura
jeté
sur
mon
travail.
Enfin,
je
remercie
mes
amis
et
ma
famille
pour
leur
soutien
et
Faustine
pour
la
relecture
attentive
de
ces
pages.
5. «
Dans
les
grandes
villes
modernes,
les
gens
courent
après
eux-‐mêmes.
Ils
s’atteignent
rarement.
»
Gerhard
Haptmann
5
6. 6
INTRODUCTION
Préambule
Le
5
octobre
2014,
11000
participants
s’élançaient
dans
les
rues
de
la
capitale
pour
participer
au
10km
Paris
Centre,
course
organisée
par
Nike
au
coeur
du
Marais1.
La
star
d’athlétisme
Carl
Lewis
lançait
même
l’ouverture
symbolique
de
ce
succès
populaire.
Au-‐delà
de
cet
événement
exceptionnel,
Nike
Running,
l’entité
spécialisée
dans
la
course
de
la
marque,
organise
ainsi
chaque
semaine
des
«
runs
»
dans
les
rues
de
Paris,
courses
encadrées
par
des
coachs
Nike,
suivant
un
itinéraire
défini
par
Nike,
et
toujours
à
partir
des
points
de
vente
Nike,
figurant
ainsi
les
lieux
de
repères
centraux
pour
ces
parcours
dans
la
ville
(points
de
départ
et
d’arrivée).
Ces
rendez-‐vous
réguliers
accompagnent
une
progression
fulgurante
de
la
pratique
de
la
course
à
pied
en
France2
ainsi
qu’une
tendance
plus
générale
qui
consacre
les
vêtements
du
running,
et
les
chaussures
notamment,
comme
en
témoignent
les
créations
des
plus
grands
designers
qui
les
mettent
à
l’honneur
depuis
20123,
tendance
reprise
par
les
magazines
de
mode4
au
point
qu’une
journaliste
mode
du
magazine
Black
Rainbow
déclare
que
«
les
chaussures
de
running
sont
les
nouveaux
talons
aiguilles
»5
Ces
constats
actuels
nous
donnent
ainsi
l’impression
que
le
sport
et
les
signes
de
sportivité
n’ont
jamais
été
aussi
visibles
dans
la
ville.
Il
ne
s’agit
pas
d’une
nouveauté
:
les
adolescents,
notamment,
ont
depuis
longtemps
adopté
des
tenues
vestimentaires
sportives,
indépendamment
de
la
pratique,
comme
le
rappellent
Christian
Dorvillé
et
Claude
Sobry
pour
qui
«
les
tenues
sportives
sont
devenus
des
éléments
importants
de
l’identité
corporelle
pour
les
adolescents
»
6 .
Depuis
quelques
années,
la
basket,
1
http://www.lepape-‐info.com/courses/les-‐resultats-‐des-‐10km-‐de-‐paris-‐centre-‐le-‐5-‐octobre-‐2014/
(consulté
le
19
octobre
2014)
2
http://www.lsa-‐conso.fr/la-‐course-‐folle-‐du-‐running,139646
(consulté
le
17
octobre
2014)
3
http://www.elle.fr/Loisirs/Special/L-‐homme-‐2013-‐explique-‐aux-‐filles/Leurs-‐tentations-‐mode/Du-‐
podium-‐a-‐la-‐rue-‐10-‐tendances-‐a-‐la-‐loupe/Les-‐running-‐shoes
(consulté
le
18
octobre
2014)
4
http://www.aufeminin.com/accessoires-‐mode/baskets-‐tenue-‐de-‐ville-‐le-‐look-‐a-‐adopter-‐d-‐urgence-‐
s341581.html
(consulté
le
18
octobre
2014)
5
http://www.gqmagazine.fr/sport/saga/articles/les-‐secrets-‐du-‐phnomne-‐running/12723
(consulté
le
18
octobre
2014)
6
DORVILLÉ
(Christian)
et
SOBRY
(Claude),
La
ville
revisitée
par
les
sportifs,
Territoire
en
mouvement,
2006
7. chaussure
de
sport
destinée
à
être
portée
en
ville
s’est
également
démocratisée
et
n’est
plus
restreinte
à
la
seule
population
des
adolescents
ou
des
pratiquants
de
sport.7
Guillaume
Erner
note
que
«
la
différence
séparant
une
marque
de
sport
d’une
marque
de
mode
est
ténue.
Nike
et
ses
semblables
ont
profité
de
la
tendance
consistant
à
détourner
les
baskets
de
leur
usage
initial
;
les
deux
tiers
de
ces
chaussures
ne
serviront
donc
jamais
à
aucune
pratique
sportive
»8
Mais
la
chaussure
running
est
sans
aucun
doute,
de
toutes
les
baskets
qui
sont
devenues
à
la
mode,
celle
qui
présente
l’aspect
et
les
caractéristiques
les
plus
techniques,
et
leur
port
dans
la
ville,
dans
un
usage
déconnecté
de
la
pratique
sportive,
peut
sembler
incongru.
La
hausse
de
la
pratique
sportive
en
ville
conjuguée
à
la
tendance
grandissante
des
vêtements
sportifs
en
milieu
urbain,
nous
amènent
à
interroger
les
liens
entre
la
ville
et
le
sport
et
plus
particulièrement
entre
la
ville
et
les
marques
de
sport
à
la
lumière
de
l’une
des
plus
emblématiques.
7
Le
sport,
la
ville
et
Nike
S’il
ne
nous
apparaît
aujourd’hui
pas
incongru
d’évoquer
conjointement
les
notions
de
sport
et
de
ville,
Christian
Dorvillé
et
Claude
Sobry
nous
rappellent
que
ces
deux
termes
«
étaient
jusqu’à
une
époque
récente
deux
mots
quasiment
antinomiques
»,
le
sport
ayant
«
ses
lieux
d’expression
précis
et
bien
localisés
:
les
stades,
les
gymnases,
les
vélodromes
et
autres
arènes
où
étaient
organisés
des
rencontres
sportives
dans
des
cités
structurées
»,
à
l’exception
des
courses
cyclistes,
précisent-‐ils9.
C’est
ainsi
à
partir
des
années
1970
que
le
sport
va
progressivement
sortir
des
lieux
dans
lesquels
la
performance
physique
était
confinée.
À
partir
de
ce
moment
là,
les
pratiques
et
les
objectifs
changent,
les
pratiquants
vont
rechercher
autant
le
plaisir
que
la
performance
et
des
sports
de
rue
tels
que
le
jogging,
roller,
skate,
street-‐ball,
BMX,
street-‐hockey
vont
se
développer.
Le
cadre
d’action
devient
la
ville
:
on
passe
«
d’un
espace
clos
hérité
des
fondements
de
l’urbanisme
moderne
(séparation
des
activités
et
des
usagers)
à
un
espace
ouvert
sur
la
ville
(sports
«
de
»
la
ville
et
plus
seulement
«
dans
»
la
ville)
où
les
pratiquants
entretiennent
des
rapports
interactifs
avec
l’environnement
urbain
qui
7
MULLER
(Florence),
Baskets.
Une
histoire
de
chaussures
de
sport,
de
ville,
Les
éditions
du
regard,
1997
8
ERNER
(Guillaume),
Victimes
de
la
mode
?
Comment
on
la
crée,
pourquoi
on
la
suit,
La
Découverte,
2006
9
DORVILLÉ
(Christian)
et
SOBRY
(Claude),
La
ville
revisitée
par
les
sportifs,
Territoire
en
mouvement,
2006
8. passent
par
une
réappropriation
originale
et
ludique
de
la
cité
»
(Dorvillé
et
Sobry).
Les
activités
sportives
dans
la
ville
deviennent
des
activités
«
spectacularisables
»
auxquelles
les
passants,
les
piétons
participent
comme
témoins
et
spectateurs,
parfois
malgré
eux.
La
recherche
esthétique
et
de
sensations
menée
pour
soi
est
à
même
de
basculer
vers
une
pratique
mise
en
scène
pour
des
tiers
extérieurs10.
Cette
irruption
du
sport
dans
les
espaces
publics
à
partir
des
années
1970,
conjuguée
à
une
augmentation
régulière
des
pratiquants
et
une
médiatisation
accrue
des
sports
dits
de
masse
ont
conduit
à
valoriser
la
culture
sportive11.
Dès
lors,
au-‐delà
de
la
pratique,
les
signes
de
la
sportivité
ont
permis
d’afficher
une
«
identité
positive
dans
les
lieux
publics
»,
notamment
pour
les
adolescents.12
Une
des
marques
qui
a
sans
doute
le
mieux
compris
l’importance
esthétique
des
vêtements
de
sport
comme
outil
de
représentation
et
d’identité
est
Nike.
Dès
sa
création,
la
marque
américaine
incarne,
au-‐delà
de
la
pratique
du
sport,
un
état
d’esprit
qui
lui
permettra
assez
vite
de
vendre
ses
produits
plus
seulement
à
un
public
de
sportifs
mais
à
un
large
public.
À
tel
point
qu’aujourd’hui
«
80%
de
(leurs)
produits
sont
portés
dans
la
8
rue
plutôt
que
sur
un
terrain
»,
comme
le
rappelle
le
président
de
son
entité
française,
J-‐P
Petit 13 .
La
rue
est
ainsi
le
lieu
du
triomphe
économique
de
Nike.
Ses
résultats
commerciaux
font
d’elle
une
des
toutes
premières
marques
de
sportswear
au
monde,
notamment
dans
le
domaine
des
baskets
:
Nike
détient
ainsi
36,6%
du
marché
de
la
chaussure
de
sport,
le
double
de
son
rival
Adidas14.
Récemment,
Nike
est
même
devenu
le
premier
sponsor
de
clubs
européens,
devant
son
concurrent
historique
Adidas
et
dont
le
football
était
le
territoire
de
prédilection15.
La
marque
a
ainsi
élargi
au
fil
des
années
les
sports
sur
lesquels
elle
misait
:
d’abord
spécialisée
dans
l’athlétisme,
elle
a
ensuite
fait
du
basketball
un
de
ses
axes
de
développement
principaux
avant
de
multiplier
les
10
ADAMKIEWICZ
(Éric),
Glisse
urbaine
et
redéfinition
de
l’espace
urbain,
Glisse
urbaine,
revue
Autrement,
2001,
p.200-‐212
11
DURET
(Pascal),
Sociologie
du
sport,
Que
sais-‐je
?,
2008
12
OHL
(Fabien),
Les
usages
sociaux
des
objets
:
paraître
«
sportif
en
ville
»,
Loisir
et
société,
vol.24,
n°1,
2001
13
Le
Monde,
11
novembre
2000
14
http://www.capital.fr/a-‐la-‐une/actualites/nike-‐adidas-‐qui-‐est-‐le-‐plus-‐fort-‐898575/(offset)/2
(consulté
le
20
octobre
2014)
15
http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/football-‐nike-‐equipe-‐davantage-‐clubs-‐qu-‐adidas-‐
824901.html
(consulté
le
12
octobre
2014)
9. sports
puis
de
venir
concurrencer
et
donc
dépasser
son
principal
concurrent
Adidas
dans
le
domaine
du
football.
9
Pourquoi
parler
de
culture
de
marque
?
Les
résultats
commerciaux
de
Nike
font
d’elle
la
première
marque
de
vêtements
sportifs
mondiale.
Les
chiffres
sont
la
preuve
de
la
réussite
commerciale
de
la
marque
mais
ce
qui
fonde
l’intérêt
d’une
marque
comme
Nike
c’est
sa
réussite
en
tant
qu’émetteur
culturel.
Daniel
Bo
explique
ainsi
que
les
marquent
incarnent
des
points
de
vue
sur
le
monde
et
ont
vocation
à
promouvoir
des
modèles
:
mythes,
symboles,
codes
idéologies16.
Par
culture,
on
entend
l’ensemble
des
formes
acquises
de
comportements,
des
aspects
collectifs
d’une
société,
des
expériences
de
la
vie
quotidienne.
L’Unesco
définit
la
culture
comme
«
l’ensemble
des
traits
distinctifs,
spirituels
et
matériels,
intellectuels
et
affectifs,
qui
caractérisent
une
société
ou
un
groupe
social.
»17
En
s’adossant
à
la
culture,
les
marques
peuvent
trouver
le
moyen
de
faire
résonner
leurs
valeurs
avec
des
références
partagées
par
tous,
elles
ne
sont
plus
seulement
«
des
repères
sur
un
marché
de
produits
ou
de
services,
mais
bel
et
bien
des
univers
complets
chargés
de
sens,
des
pôles
de
densité
symbolique,
des
systèmes
culturels,
où
s’articulent
des
valeurs
et
des
pratiques,
des
comportements,
des
contenus
créatifs
et
même
des
règles
de
vie
»18.
Si
chaussures,
survêtements
et
autres
accessoires
font
partie
de
la
culture
matérielle,
la
marque
Nike
fait,
elle,
partie
de
la
culture
immatérielle.
Elle
fonctionne
comme
une
entité
symbolique
avec
ses
codes
et
valeurs
idéologiques.
Ainsi,
un
des
traits
reconnus
de
la
culture
de
Nike
est
la
mythologie
sportive.
Les
égéries
de
Nike
sont
assimilées
à
des
héros.
L'inspiration
de
l’héroïsme
grec
est
d’ailleurs
visible
avec
le
sens
du
mot
Nike
qui
est
une
déesse
grecque
qui
personnifie
la
victoire.
Le
logo
Nike
lui-‐même
est
une
stylisation
de
l’aile
de
la
Victoire
(la
Victoire
de
Samothrace)
ou
des
victoires
en
général,
qui,
dans
leurs
représentations
traditionnelles,
sont
toujours
ailées19.
La
dimension
héroïque
dans
la
culture
de
marque
de
Nike
est
largement
16
BO
(Daniel),
Brand
culture,
développer
le
potentiel
culturel
des
marques,
Dunod,
2013,
Paris
17
http://portal.unesco.org/culture/fr/files/12762/11295422481mexico_fr.pdf/mexico_fr.pdf
(consulté
le
20
octobre
2014)
18
Bo
(Daniel),
op.
cit.
19
http://www.influencia.net/fr/actualites/rub,nike-‐heroisme-‐depassement,31,2525.html
(consulté
le
14
octobre
2014)
10. reconnue,
car
mise
en
perspective
par
Georges
Lewi
dans
son
ouvrage
«
Mythologie
des
marques
»20
et
un
mémoire
au
CELSA
est
même
consacré
au
sujet21.
Ce
qui
nous
semble
intéressant
et
qui
fonde
la
légitimité
de
notre
travail
de
recherche,
c’est
que
la
culture
de
marque
de
marque
est
envisagée
comme
une
globalité,
un
agrégat
de
valeurs,
de
représentations,
de
symboliques.
Pour
Daniel
Bô,
«
la
sonorité
du
moteur
d’une
Harley,
l’interface
des
écrans
Apple
ou
Sony
ou
encore
le
papier
de
soie
parfumé
des
emballages
Bonpoint
font
intrinsèquement
partie
de
la
culture
de
ces
marques.
Cela
signifie
que
la
culture
de
marque
n’est
pas
réductible
à
un
simple
discours
:
elle
passe
aussi
par
des
images,
des
icônes,
des
objets,
des
façons
de
faire,
etc.
»
Dans
cette
perspective,
les
manières
avec
lesquelles
la
ville
est
représentée
dans
la
communication
de
Nike
constituent
un
signifiant
à
part
entière
dans
sa
culture
de
marque
et
tendent
nécessairement
à
véhiculer
ses
valeurs.
L’intérêt
d’étudier
une
culture
de
marque,
ou
en
tout
cas
un
des
aspects
d’une
culture
de
marque,
est
d’analyser
de
quelles
façons
la
marque
se
saisit
d’une
culture
préexistante,
la
transforme
(de
manière
consciente
ou
inconsciente)
au
filtre
de
ses
valeurs
et
de
ses
stratégies
pour
la
restituer
d’une
certaine
manière.
En
effet,
les
marques
«
inscrivent
leur
vocation
dans
un
environnement,
une
culture
plus
large
qu’elles,
dont
elles
dépendent
et
qui
les
dépasse
»22 .
Bruno
Remaury
ajoute
qu’«
il
y’a
sous
certaines
marques,
de
vraies
richesses
narratives
en
termes
de
récits
mais
surtout
de
vrais
ancrages,
qu’ils
soient
pressentis
ou
totalement
involontaires,
de
ces
récits
de
marque
dans
différents
grands
récits
culturels
collectifs
»23.
Toute
culture
de
marque
procède
ainsi
d’une
culture
commune
qui
la
précède.
Il
est
intéressant
de
dévoiler
alors
ces
«
ancrages
»
et
leur
restitution.
C’est
ce
mouvement
entre
ce
que
l’on
pourrait
appeler
«
une
culture
commune
»
de
la
ville
et
du
sport
et
la
culture
de
marque
de
Nike
qui
sera
au
coeur
de
notre
sujet.
Dans
quelle
mesure
la
culture
de
marque
de
Nike
s’inspire
de
ce
que
l’on
pourrait
qualifier
de
réalités
sociales
de
la
ville
et
des
liens
entre
le
sport
et
la
ville
?
Comment
la
10
20
LEWI
(Georges),
Mythologie
des
marques,
quand
les
marques
font
leur
storytelling,
Pearson
Village
mondial,
Paris,
2009
21
DABURON
(Myrtille).-‐
Immatérialité
symbolique
et
héroïsme
de
marque
:
le
duel
identitaire
de
Nike
et
Adidas.
2011
22
BO
(Daniel),
Brand
culture,
développer
le
potentiel
culturel
des
marques,
Dunod,
2013,
Paris
23
REMAURY
(Bruno),
Marques
et
récit,
la
marque
face
à
l’imaginaire
culturel
contemporain,
Editions
du
regard,
Paris,
2004
11. marque
utilise
en
transformant,
ou
non,
ces
réalités
sociales,
pour
trouver
un
écho
chez
ses
consommateurs
et
transmettre
ainsi
ses
valeurs
?
En
quoi
les
valeurs
de
Nike
sont-‐
elles
d’ailleurs
liées
à
des
valeurs
que
l’on
pourrait
prêter
à
la
ville
?
Pour
résumer
ces
questions
en
une
phrase
qui
figure
notre
problématique
:
nous
nous
demanderons
comment
et
à
quelles
fins
Nike
s’approprie
et
restitue
le
territoire
symbolique
de
la
ville
dans
sa
culture
de
marque.
Deux
hypothèses
viennent
soutenir
cette
réflexion
:
Nous
supposons
que
la
ville
constitue
un
terreau
de
valeurs
dans
lequel
l’identité
de
Nike
trouve
racine
et
que
la
marque
va
réinterpréter
pour
restituer
sa
vision
de
l’individu
–
sportif
-‐
dans
la
ville.
Dans
un
deuxième
temps
nous
faisons
l’hypothèse
que
l’importance
accordée
à
la
ville
dans
la
culture
de
marque
de
Nike
lui
a
permis
de
décloisonner
ses
produits
de
la
pratique
sportive
pour
réussir
à
les
imposer
en
tant
qu’accessoires
de
mode.
Pour
mener
à
bien
ces
réflexions,
il
nous
a
semblé
judicieux
d’étudier
principalement
la
partie
la
plus
explicite
de
la
culture
d’une
marque
:
la
publicité,
en
nous
concentrant
sur
les
films
publicitaires.
La
marque
produisant
un
grand
nombre
de
films
publicitaires,
dans
de
nombreux
pays,
nous
avons
décidé
de
nous
concentrer
sur
les
films
publicitaires
diffusés
en
télévision,
au
cinéma
ou
sur
internet
en
France
ces
trois
dernières
années.
Adscope24
qui
est
une
bibliothèque
de
référencement
de
toutes
les
publicités
sorties
en
France
et
utilisé
notamment
par
les
agences
de
publicités
pour
faire
leur
veille
nous
a
servi
d’outil
de
recueil
de
ces
films.
Nous
avons
utilisé
les
codes
fournis
par
l’agence
de
publicité
11
la
chose
dans
laquelle
nous
avons
réalisé
un
stage
de
février
à
août.
Certains
films
hors
de
cette
période
de
trois
ou
non
diffusés
en
France,
mais
qui
nous
ont
semblé
particulièrement
emblématiques,
ont
également
étoffé
notre
analyse.
Il
nous
a
également
semblé
intéressant
d’analyser
la
production
de
discours
et
les
interactions
sur
la
page
Facebook
Nike
Running
France.
Nous
avons
effectué
des
analyses
de
type
sémiologique
sur
ce
corpus.
Nous
nous
sommes
également
appuyés
sur
de
nombreux
ouvrages
de
sciences
humaines
et
sociales,
traitant
de
sociologie
générale,
de
sociologie
24
http://www.adscope.fr/
12. du
sport,
de
sociologie
urbaine,
d’ethnologie
ou
encore
d’urbanisme.
Nous
avons
également
convoqués
des
productions
affiliées
aux
sciences
de
l’information
et
de
la
communication
ou
inscrites
plus
directement
dans
le
champ
professionnel
du
marketing
ou
de
la
publicité.
Nous
avons
décomposé
notre
analyse
en
trois
temps.
Dans
une
première
partie
nous
avons
tenté
de
comprendre
et
d’approfondir
les
liens
originels
qui
liaient
la
marque
à
la
culture
urbaine.
Dans
un
deuxième
temps
nous
avons
analysé
les
représentations
de
la
culture
urbaine
et
de
la
ville
dans
la
culture
de
la
marque
afin
d’y
déceler
des
significations
à
même
de
nous
renseigner
sur
les
valeurs
sous-‐jacentes
à
la
marque.
Enfin
nous
avons
tenté
de
mettre
en
évidence
l’utilisation
de
ces
représentations
de
la
ville
à
des
fins
stratégiques
et
commerciales
pour
occuper
le
terrain
de
la
mode.
12
13. 1.
NIKE
:
UNE
CULTURE
DE
MARQUE
BATIE
SUR
LA
CULTURE
DE
LA
RUE
Avant
d’étudier
et
comprendre
les
significations
et
les
représentations
de
la
ville
et
de
l’urbanité
dans
la
culture
de
marque
de
Nike,
il
est
nécessaire
de
s’intéresser
aux
raisons
pour
lesquelles
l’univers
urbain
est
aussi
prégnant
dans
la
culture
de
la
marque.
Il
faut
ainsi
revenir
sur
les
fondements
de
la
marque
et
ses
liens
originels
avec
la
culture
urbaine.
1.1 La
construction
d’une
culture
de
marque
subversive
et
revendiquant
son
13
«
authenticité
»
L’histoire
des
origines
et
des
débuts
de
la
marque
nous
apprend
beaucoup
sur
le
socle
de
ses
valeurs.
Daniel
Bô
note
qu’
«
à
ses
origines,
toute
entreprise
a
un
fondateur-‐
créateur
qui
insuffle
à
la
marque,
de
manière
intuitive
et
spontanée,
sa
culture
propre,
sa
vision
du
monde
»25 .
À
cet
égard,
les
débuts
de
la
marque
sont
particulièrement
significatifs
en
ce
qu’ils
sont
étroitement
liés
à
l’histoire
de
son
fondateur
qui
a
construit
son
aventure
entrepreneuriale
en
opposition
à
une
marque
préexistante
:
Adidas.
En
effet,
Bill
Bowerman,
entraineur
d’athlétisme
à
Stanford
aux
Etats-‐Unis
et
Philippe
Knight,
étudiant
en
comptabilité
et
champion
de
course,
trouvent,
en
1950
que
les
chaussures
fabriquées
à
l’époque
-‐
dont
le
marché
est
alors
dominé
par
Adidas
-‐
sont
trop
chères
et
trop
lourdes.
Knight
consacre
même
un
mémoire
de
maitrise
au
groupe
allemand
dont
il
dénonce
la
domination.
Face
au
géant
Adidas,
leader
incontesté
qui
a
la
mainmise
sur
le
marché
des
vêtements
de
sport,
les
prémices
de
l’histoire
de
Nike
s’inscrivent
dans
une
démarche
de
réaction
spontanée
et
d’authenticité.
Ainsi,
Bill
Bowerman
aurait
créé
sa
première
semelle
à
l’aide
d’un
moule
à
gaufres,
d’un
peu
de
latex,
de
cuir
et
de
colle
dans
sa
cuisine26.
Avec
Philippe
Knight,
ils
décident
alors
de
produire
à
bas
prix
en
Asie
des
chaussures
haut
de
gamme
et
de
les
vendre
moins
chères
25
BÔ
(Daniel),
Brand
culture,
Développer
le
potentiel
culturel
des
marques,
2013
26
WATIN-‐AUGOUARD
(Jean),
Marques
de
toujours,
Larousse,
2003
14. qu’Adidas,
7
dollars
contre
9
dollars27.
Ils
fondent
alors
Blue
Ribbon
Sports,
une
entreprise
sans
usine
qui
sous-‐traite
au
Japon.
Il
faudra
attendre
les
années
1970
et
l’explosion
de
la
pratique
du
jogging
aux
Etats-‐
Unis
pour
que
la
société
connaisse
vraiment
le
succès.
Blue
Ribbon
lance
ainsi
en
1972
une
nouvelle
marque
:
Nike,
qui
deviendra
le
nom
de
la
société
en
1978.
En
1979,
Nike
lance
la
première
semelle
à
coussin
d’air
et
première
prouesse
technique
pour
la
société.
Le
slogan
choisi
pour
promouvoir
la
marque
est
alors
«
l’authenticité
du
sport
».
Nike
se
revendique
comme
la
marque
au
service
de
la
pureté
du
sport,
proche
des
athlètes
et
des
sportifs,
pour
les
aider
à
pratiquer
au
mieux,
dans
un
souci
permanent
d’innovations
techniques.
Toute
son
évolution
sera
ainsi
marquée
par
une
opposition
aux
«
traditions
»
du
sport,
dans
la
quête
de
la
pureté
sportive
et
de
la
performance.
Dans
les
années
1980,
le
marketing
est
dominé
par
ce
qu’on
appelle
le
«
lifestyle
:
les
marques
présentent
un
univers
idéal,
dans
lequel
le
consommateur
se
projette
bien
volontiers
»28.
Le
sport
fait
partie
d’un
mode
de
vie,
mais
n’est
ni
une
philosophie
de
vie,
ni
une
aspiration
à
davantage
qu’un
effort
pour
être
bien,
mincir
(se
préparer
pour
l’été,
ce
que
ne
cessent
de
véhiculer
les
magazines)
ou
pour
les
plus
jeunes,
reproduire
le
sport
des
vedettes
de
la
télévision
et
du
foot.
Ce
sport
est
organisé,
normé
et
structuré.
Il
est
dans
la
société
comme
il
est
au
sein
des
écoles
:
une
discipline
avec
ses
règles,
ses
principes,
ses
cadres
et
ses
organisations.
L’épreuve
sportive,
le
stade,
l’organisation
par
les
«
fédérations
»,
le
chronomètre…
Aux
antipodes
de
ce
qui
se
pratique
pourtant
de
plus
en
plus
aux
Etats-‐Unis
et
dont
Nike
est
alors
en
train
de
devenir
l’une
des
marques
référentes.
Nike
évolue
dans
ce
cadre
pendant
plusieurs
années
proposant
des
produits
performants
pour
la
course
et
le
marathon,
démontrant
une
très
forte
culture
technique
mais
qui
n’était
pas
alors
le
reflet
d’une
assez
forte
différence
de
marque.
Au
milieu
des
années
1980,
le
monde
du
sport
explose
avec
le
développement
des
clubs,
de
l’aérobic.
La
forme
devient
obsessionnelle
et
les
marques
investissent
de
plus
en
plus
en
communication,
en
évènements,
en
actions
destinées
à
gagner
des
parts
de
linéaire
dans
une
grande
distribution
qui
se
structure
et
se
concentre.
En
comprenant
que
la
différence
de
Nike
devrait
s’exprimer
autour
de
valeurs
très
différentes
de
celles
fixées
par
le
leader,
en
particulier
Adidas
la
marque
fait
un
très
14
27
http://fr.wikipedia.org/wiki/Nike
(consulté
le
27
octobre
2014)
28
http://www.ionisbrandculture.com/nike-‐just-‐do-‐it-‐-‐21
(consulté
le
27
octobre
2014)
15. grand
saut
en
avant
pour
axer
sa
communication
sur
des
valeurs
fortes
et
différenciantes
:
liberté,
spontanéité,
dépassement,
individualisme,
lutte
volonté
d’aller
plus
loin,
d’atteindre
ses
limites,
de
s’extraire
des
règles
et
du
côté
formel
du
sport
qui
bride
les
individus.
Nike
transforme
le
marché,
ses
ambitions
et
valeurs,
sa
communication,
en
«
sortant
du
ghetto
»
du
sport
codifié,
pour
devenir
le
symbole
d’une
nouvelle
philosophie,
qui
habitait
déjà
l’esprit
de
ses
créateurs.
C’est
pourquoi
Nike
et
son
agence
Wieden
&
Kennedy
décident
de
s’orienter
vers
une
nouvelle
«
religion
du
sport
»,
de
briser
les
barrières
publicitaires
avec
le
swoosh
(la
célèbre
virgule)
et
lancent
alors
la
signature
«
Just
do
it
»
qui
permet
à
la
marque
Nike
de
dépasser
la
traditionnelle
image
du
vainqueur.
Cette
signature
qui
perdure
encore
aujourd’hui
incarne
le
storytelling
puissant
de
la
marque
:
Nike
s’adresse
à
tous,
aux
meilleurs
d’aujourd’hui
et
de
demain,
à
ceux
qui
décident
de
se
fixer
de
nouveaux
challenges.
La
marque
transforme
toute
la
culture
sportive
en
vision
du
sport,
en
culte
de
la
performance
individuelle,
indépendante
des
stades,
des
normes
et
des
règles.
L’important
est
de
participer
pour
gagner
sur
soi-‐même.
Alors
qu’Adidas
s’inscrit
plus
dans
la
norme,
le
passé,
la
tradition,
Nike
prône
davantage
la
liberté,
la
modernité,
les
nouvelles
frontières.
Cet
ADN
qui
l’inscrit
en
opposition
à
Adidas,
en
subversion
par
rapport
aux
modèles
traditionnels
du
sport
l’amène
à
prendre
pour
porte-‐paroles
des
sportifs
et
des
personnalités
parmi
les
moins
disciplinées.
Les
choix
de
ces
égéries
n’est
souvent
pas
anodin,
elles
«
ont
un
rôle
particulièrement
important
à
jouer,
en
ce
qu’elles
incarnent
la
culture
de
marque
de
la
façon
qui
prête
le
plus
à
l’identification
»29
On
constate
d’ailleurs
qu’elles
ont
un
rôle
de
plus
en
plus
actif
:
elles
sont
choisies
avec
soin
pour
que
leur
univers
propre
entre
en
résonance
avec
celui
de
la
marque.
Bô
note
même
que
«
chez
Nike,
les
sportifs
ne
sont
pas
représentés
pris
sur
le
vif,
mais
entrent
en
interaction
avec
le
public
en
leur
adressant
un
regard
direct,
en
les
invitant
à
entrer
dans
leur
monde.
»
Les
égéries,
plus
que
des
représentants
sont
de
réels
dépositaires
de
la
philosophie
Nike
et
sont
mis
en
scène
de
manière
à
interpeller
directement
le
public.
Ils
sont
la
voix
de
Nike
et
correspondent
à
sa
vision
relativement
«
subversive
»
du
sport.
La
campagne
avec
Kevin
Durant
en
201330
illustre
réellement
bien
ce
rôle
attribué
à
ses
15
29
BÔ
(Daniel),
Brand
culture,
Développer
le
potentiel
culturel
des
marques,
2013
30
«
Kevin
Durant
Investigates
»,
annexe
1,
vidéo
1,
https://www.youtube.com/watch?v=QtkfOE1ObEA
16. égéries
:
il
est
utilisé
pour
sélectionner
les
joueurs
amateurs
qui
méritent
ou
non
de
recevoir
les
nouvelles
chaussures
Nike.
À
travers
l’écran,
il
les
interpelle
:
plus
qu’on
rôle
de
représentant,
il
a
une
mission
de
consultant
et
de
coach
:
il
incarne
réellement
les
valeurs
de
Nike
en
ce
que
c’est
lui
qui
décide
si
le
joueur
mérite
de
porter
ou
non
la
marque
et
émerge
de
la
publicité
de
manière
allocutive.
Pour
incarner
ce
rôle
et
ce
positionnement,
Nike
a
ainsi
choisi,
tout
au
long
de
son
histoire,
des
personnalités
telles
que
John
Mc
Enroe
(teenisman),
Michael
Jordan
(basketteur),
Eric
Cantona
(footballeur)
ou
André
Agassi
(tennisman),
tous
reconnus
pour
leur
comportement
assez
atypique.
Et
preuve
de
la
pertinence
du
choix
de
la
marque
en
terme
d’adéquation
entre
ses
égéries
et
sa
culture
de
marque,
ces
personnalités
ont
toutes
constituées
de
réelles
réussites
commerciales
et
communicationnelles.
Avec
John
Mc
Enroe,
le
chiffre
des
ventes
de
chaussure
de
tennis
passe
d’une
année
sur
l’autre
de
10
000
à
1,5
millions
de
dollar.31
La
collaboration
avec
le
basketteur
Michael
Jordan
s’étend,
elle,
de
1984
à
1999
et
débouche
même
sur
une
marque
à
son
nom,
qui
connaît
jusqu’à
aujourd’hui
un
succès
populaire
assez
incroyable
–
comme
le
montrent
les
émeutes
dans
les
magasins
à
l’occasion
de
la
sortie
de
la
Air
Jordan
en
201332.
En
France,
Éric
Cantona
apparaît
en
1996
dans
le
spot
16
Evil,
puis
en
1997
sous
les
traits
d’un
légionnaire
au
crâne
rasé,
et
un
an
plus
tard
sur
des
affiches
à
la
gloire
de
la
«
république
populaire
du
football.
Lorsque
la
marque
deviendra
l’équipementier
de
l’équipe
de
France
en
2011,
Eric
Cantona
sera
également
réutilisé
pour
la
campagne
d’affichage.
De
tels
choix
ancrent
la
marque
dans
une
autre
figure,
celle
qui
gagne
toujours
la
bataille
médiatique
et
les
coeurs
face
aux
«
bons
éléments
»,
celle
du
rebelle
qui
assume
à
sa
manière
la
notion
de
dépassement
et
de
performance.
Ce
positionnement
incarne
aussi
la
vision
américaine
moderne
du
sport,
sacralisant
le
primat
de
l’individu,
qui
a
su
dépasser
les
frontières
nationales
et
prouver
son
universalité
en
séduisant
les
consommateurs
du
monde
entier.
31
WATIN-‐AUGOUARD
(Jean),
Marques
de
toujours,
Larousse,
2003
32
http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2011/12/25/une-‐nouvelle-‐paire-‐de-‐baskets-‐provoque-‐
des-‐scenes-‐d-‐emeutes-‐aux-‐etats-‐unis_1622690_3222.html
(consulté
le
29
octobre
2014)
17. 1.2 Nike
et
la
glorification
de
la
pratique
sportive
informelle
dans
la
rue
(en
17
opposition
à
Adidas
et
le
sport
légitime
des
stades)
Les
valeurs
de
liberté
prônées
par
Nike
tendent
à
proposer
et
à
valoriser
l’image
d’une
pratique
sportive
qui
sort
des
sentiers
battus.
Alors
qu’Adidas
est
plus
certainement
caractérisée
par
le
sport
d’équipe,
la
compétition,
le
sport
légitime,
la
culture
de
marque
de
Nike
va
faire
son
nid
à
partir
des
années
1980
sur
le
développement
de
pratiques
sportives
qui
sortent
des
circuits
traditionnellement
dédiés
au
sport.
Ici,
la
pratique
sportive
est
fortement
liée
au
contexte
et
au
cadre
urbain
qui
conditionnent
voire
déterminent
le
sport
pratiqué.
Ces
sports
informels
apparaissent
aux
Etats-‐Unis
puis
en
France
dans
les
années
1980
et
présentent
une
dimension
auto-‐organisée.
Ils
peuvent
prendre
deux
formes
différentes
:
soit
ils
vont
procéder
à
une
«
requalification
d’espaces
urbains
(les
rues,
les
places,
les
squares,
les
parkings…)
soit
il
s’agit
«
d’usages
sportifs
d’espaces
spécialisés
(équipements
sportifs)
dans
la
ville
»33.
Ces
pratiques
qui
utilisent
la
ville
comme
cadre
déterminant
appellent
à
une
réappropriation
de
l’environnement
urbain.
Ce
caractère
de
réappropriation
urbaine
semble
être
une
des
premières
dimensions
qui
transparait
dans
la
culture
de
marque
de
Nike.
Ainsi,
une
grande
partie
des
publicités
Nike
mettent
en
scène
des
«
joueurs
de
rue
»,
des
parties
qui
se
déroulent
sur
des
terrains
de
rue.
Que
ce
soit
pour
le
basketball
ou
pour
le
football,
les
deux
sports
d’équipe
qui
donnent
lieu
au
plus
grand
nombre
de
spots
publicitaires
de
la
marque,
les
terrains
de
jeux
sont
souvent
dans
la
ville
et
la
pratique
auto-‐organisée.
Cette
omniprésence
de
la
mise
en
valeur
de
la
pratique
sportive
informelle
est
due
pour
nous
à
trois
raisons
symboliques.
La
première
raison,
comme
nous
l’avons
vu
dans
la
sous-‐partie
précédente
est
liée
à
une
rhétorique
de
la
subversion
face
à
la
pratique
organisée
et
à
la
dimension
«
rigide
»
du
sport.
La
rue
offre
un
espace
de
liberté,
émancipée
des
contraintes
d’une
fédération,
d’un
club
ou
d’un
entraineur,
comme
l’a
remarqué
Travert
dans
son
étude
ethnographique
sur
le
football
«
pied
d’immeuble
»
à
travers
les
représentations
que
les
jeunes
se
font
de
la
pratique
en
club
:
«
on
ne
joue
jamais
»,
«
si
tu
manques
les
33
CHANTELAT
(Pascal),
FODIMBI
(Michel),
CAMY
(Jean),
Lieux
et
déplacements
sportifs
auto-‐organisés
dans
la
ville,
Agora
Débats
Jeunesses
n°13,
1998
18. entrainements
tu
es
viré
».
La
rue
est
ainsi
le
lieu
où
le
sportif
est
directement
confronté
à
son
sport
et
aux
autres
pratiquants,
sans
intermédiaire.
Il
n’y
a
pas
d’autres
formes
de
réglementation
et
d’interventions
que
celles
instaurées
par
les
seuls
pratiquants,
créant
ainsi
un
lieu
où
seul
le
sport
et
le
plaisir
de
jouer
comptent.
Chantelat,
Fodimbi
et
Camy,
dans
leur
étude
des
pratiques
auto-‐organisées,
rappellent
ainsi
que
«
la
motivation
essentielle
dans
celles-‐ci
est
le
jeu,
non
pas
la
compétition
et
l’affrontement,
mais
le
jeu,
le
plaisir
de
jouer
;
plaisir
de
jouer
ensemble
ou
plaisir
de
jouer
contre
des
inconnus.
Le
jeu
est
entièrement
organisé
et
conçu
de
manière
à
permettre
le
déroulement
de
l’activité
sans
discontinuité,
condition
indispensable
au
plaisir
de
jouer
»34.
Dans
cette
optique,
la
rue
semble
être
le
lieu
du
jeu
pur,
une
sorte
d’
«
Eden
»
de
la
pratique
sportive,
sans
souci
de
résultat
à
proprement
parler,
hormis
celui
de
se
mesurer
à
d’autres
et
où
tout
le
monde
peut
jouer
et
tenter
sa
chance,
contrairement
au
club.
Tout
doit
être
fait
pour
favoriser
la
beauté
du
jeu,
le
plaisir
du
sport
:
«
l’excitation
et
la
tension
du
jeu
sont
recherchées
en
permanence.
Les
règles
utilisées,
la
gestion
des
conflits,
les
compositions
d’équipes
sont
également
au
service
de
cette
continuité
du
jeu.
».
Ici,
l’idée
de
compétition
stricte
est
reléguée
au
second
plan,
derrière
la
dimension
hédoniste,
l’idée
du
plaisir
et
la
beauté
du
jeu.
D’ailleurs,
les
joueurs
sont
amenés
à
rechercher
un
certain
équilibre
dans
les
équipes,
fondamental
pour
le
plaisir
du
jeu
et
«
lorsqu’une
équipe
écrase
l’autre,
la
rencontre
sportive
perd
sa
signification.
»
La
deuxième
raison
est
liée
à
la
symbolique
de
l’effort
et
du
travail
nécessaire
pour
arriver
à
être
bon,
à
être
le
meilleur
:
la
rue
représente
la
dureté
de
l’effort
au
quotidien
pour
progresser
dans
son
sport.
La
pratique
informelle
dans
la
rue
est
envisagée
ici
comme
un
préalable
à
la
réussite
dans
les
stades,
une
étape
obligatoire
et
nécessaire
pour
devenir
le
meilleur
:
avant
d’affronter
les
meilleurs
en
compétition
officielle,
il
faut
avant
tout
pouvoir
battre
le
meilleur
de
la
rue.
Pour
Pascal
Duret,
la
différence
entre
la
compétition
officielle
et
la
compétition
dans
la
rue
est
une
différence
temporelle.
Alors
que
la
compétition
institutionnalisée,
avec
le
temps
de
plusieurs
saisons,
va
permettre
une
mise
en
présence
de
forces
quasi
égales,
de
rivaux
assez
équivalents,
les
confrontations
dans
la
rue
se
négocient
en
l’espace
d’un
après-‐midi
(ce
qui
va
justifier
parfois
des
adaptations
en
cours
de
partie
pour
rééquilibrer
les
forces
en
présence).
La
logique
d’affrontement
sur
un
temps
long
avec
un
championnat
et
une
prévision
des
18
34
Op.
cit.
p.16
19. matchs
dans
les
compétitions
institutionnalisées,
s’oppose
ainsi
à
la
«
logique
de
la
surprise
renouvelée
dans
la
rue
»35.
Pour
autant,
la
concentration
temporelle
de
la
compétition
exalte
la
nécessité
d’être
le
meilleur
car
il
n’y
aura
pas
de
deuxième
chance.
Duret
note
ainsi
que
dans
ces
«
haut-‐lieux
»36,
les
matchs
reposent
sur
«
une
fiction
démocratique
car
si
tout
le
monde
accède
à
l’aire
de
jeu
en
prenant
son
tour
pour
affronter
les
gagnants
du
match
précédent,
seuls
les
plus
forts
occupent
le
terrain
toute
la
journée
alors
que
les
plus
faibles
ne
le
foulent,
parfois
après
plusieurs
heures
d’attente,
que
le
temps
de
se
faire
battre
à
plate
couture.
»
Ainsi,
si
tout
le
monde
peut
se
mesurer
à
tout
le
monde
sur
les
terrains
de
rue,
si
tout
le
monde
peut
tenter
sa
chance,
tout
le
monde
ne
se
vaut
évidemment
pas
et
seuls
les
meilleurs
restent,
peuvent
jouer
plus
longtemps
et
donc
prolonger
le
plaisir.
La
notion
de
compétition
a
donc
entièrement
sa
place
et
cette
dernière
est
même
cristallisée
puisque
le
temps
des
sessions
est
limité
à
un
après-‐midi
contrairement
à
un
championnat.
La
mesure
des
talents
se
fait
instantanément,
sur
le
moment,
le
gagnant
est
celui
d’un
jour
seulement
ce
qui
oblige
les
joueurs
à
toujours
être
les
meilleurs
puisque
la
mémoire
collective
est
de
courte
durée.
Ici,
pas
de
trophée
pour
graver
son
nom
dans
l’histoire
de
son
sport,
la
compétition
de
tous
contre
tous
est
permanente
et
sans
cesse
renouvelée.
La
campagne
«
Possibilities
»37
illustre
bien
cet
aspect
de
la
compétition
permanente
en
proposant
une
gradation
dans
les
défis
d’un
joueur
(tour
à
tour
coureur,
pongiste,
basketballeur…)
en
mélangeant
la
pratique
sportive
institutionnalisée
et
la
pratique
informelle,
sans
mettre
l’un
au
dessus
l’autre.
On
y
voit
par
exemple
une
joueuse
de
ping-‐pong
qui
est
la
meilleure
en
club,
devoir
affronter
ensuite
un
maitre
en
ping-‐pong
dans
une
arrière-‐salle
de
bar,
avant
de
se
retrouver
sur
un
court
de
tennis
face
à
Serena
Williams,
tennis
woman
reconnue.
Ici,
la
pratique
du
sport
est
même
reléguée
au
second
plan
(une
pongiste
n’est
pas
une
19
tennis
woman
donc
cet
confrontation
n’aurait
pas
lieu
d’être),
ce
qui
importe
c’est
la
remise
en
cause
permanente
du
talent
et
la
relativité
des
victoires.
La
voix-‐off
le
souligne
d’ailleurs
:
«
tu
es
assez
fort
pour
battre
ton
adversaire
en
club,
trouve
son
maître,
bats
le,
tu
peux
faire
ça
?
Bats
Serena
!
».
La
rhétorique
tend
à
montrer
que
rien
n’est
figé
dans
le
sport
et
qu’il
faut
en
permanence
se
dépasser
car
on
35
DURET
(Pascal)
,
Sociologie
du
sport,
Armand
Colin,
2001
36
Chantelat,
Fodimbi
et
Camy
les
appellent
ainsi
pour
rendre
compte
des
espaces
sportifs
à
forte
charge
symbolique
37
«
Possibilites
»
;
Annexe
1,
vidéo
2,
https://www.youtube.com/watch?v=RboTJOfRCwI
20. trouvera
toujours
quelqu’un
de
meilleur
que
soi.
Cela
nous
amène
à
la
troisième
raison
pour
laquelle
il
nous
semble
que
la
pratique
informelle
du
sport
est
autant
mise
en
avant
dans
la
culture
de
marque
de
Nike
et
sûrement
la
raison
la
plus
prégnante,
si
ce
n’est
la
plus
importante
:
c’est
l’idée
que
la
performance
ne
se
cantonne
pas
à
un
stade
ou
un
gymnase
mais
se
doit
d’être
omniprésente.
Même
en
dehors
du
sport.
La
quête
de
la
performance,
selon
la
philosophie
de
Nike
doit
être
constante
et
confine
à
une
philosophie
de
vie.
La
rue
est
«
le
sine
qua
non
de
l’urbain,
elle
compose
l’arrière-‐fond
du
théâtre
urbain
»
38
et
en
cela
est
la
toile
de
fond
de
toutes
les
activités
de
l’homme
urbain
(donc
de
la
majorité
des
occidentaux).
La
performance
devient
une
quête
pour
chacun,
pour
n’importe
quelle
activité,
en
faisant
ses
courses,
en
allant
au
travail,
en
sortant
avec
ses
amis.
Au-‐delà
de
la
campagne
«
Possibilities
»
que
nous
venons
d’évoquer,
Nike
a
résumé
cette
philosophie
avec
deux
campagnes
pour
le
moins
éloquentes
:
la
première
sous
la
forme
d’un
dispositif
avec
une
application
et
un
bracelet
est
intitulée
«
Everything
counts
».
La
marque
a
mis
en
place
un
système
de
monnaie,
le
FUEL,
et
chaque
effort
permet
de
récolter
un
certain
nombre
de
Fuel,
suivant
que
l’on
court,
que
l’on
marche,
que
l’on
saute
etc…
le
barême
sera
différent,
mais
comme
le
suggère
la
signature
de
la
campagne
:
«
tout
compte
».
Tout
est
performance,
tout
est
sport.
La
deuxième,
intitulée
«
Find
your
greatness
»
était
une
campagne
pour
les
jeux
olympiques
de
Londres
en
2012
et
mettait
en
scène
autant
des
sportifs
de
haut
niveau
que
des
handicapés,
ou
des
gens
confrontés
à
des
défis
personnels
d’apparence
moindre
(un
jeune
garçon
obèse
qui
court
sur
la
route,
un
petit
garçon
en
haut
d’un
plongeoir)
mais
présenté
comme
équivalent
par
le
montage
qui
alterne
ces
efforts
d’anonymes
avec
les
records
des
champions
des
jeux
olympiques.
La
rhétorique
de
la
campagne
vise
ainsi
à
montrer
qu’il
n’y
a
pas
de
petits
ou
de
grands
efforts,
d’insignifiantes
ou
de
réelles
victoires
et
que
c’est
à
chacun
de
trouver
sa
forme
de
«
grandeur
»
:
chacun
avec
ses
propres
défis,
ses
propres
objectifs,
mais
toujours
dans
l’idée
et
l’idéal
de
la
performance.
20
38
BRODY
(Jeanne),
La
rue,
Broché,
2005
21. 21
1.3 La
jeunesse
(de
la
rue)
au
coeur
de
la
communication
de
la
marque
L’une
des
réussites
stratégiques
de
la
marque
est
d’avoir
mis
la
jeunesse
au
coeur
de
sa
communication.
Alors
qu’Adidas,
historiquement,
mettait
en
valeur
des
sportifs
professionnels
donc
déjà
considérés
comme
des
adultes
accomplis
(malgré
un
âge
encore
jeune),
Nike
a
basé
sa
communication
sur
la
cible
jeune,
mettant
en
scène
principalement
des
jeunes
sportifs
amateurs
(ce
ne
sont
évidemment
pas
les
seuls
représentés
dans
la
communication
de
la
marque
mais
ce
fut
un
élément
différenciant
qui
a
permis
à
la
marque
de
se
démarquer
de
son
concurrent
Adidas).
La
campagne
que
nous
avons
déjà
évoquée,
au
moment
où
Nike
devint
l’équipementier
officiel
de
l’équipe
de
France
est
symbolique
de
ce
parti-‐pris
historique
de
la
marque39.
Alors
que
ce
coup
marketing
fort,
celui
de
déposséder
Adidas
d’une
sélection
championne
du
monde
dont
la
marque
allemande
était
l’équipementière
historique,
aurait
traditionnellement
donné
lieu
à
une
campagne
publicitaire
mettant
en
scène
les
joueurs
de
l’équipe
de
France,
pour
la
plupart
des
stars
internationalement
reconnues.
Nike
a
fait
un
autre
choix.
En
effet,
même
si
quelques
–
jeunes
–
joueurs
de
l’équipe
de
France
sont
présents
dans
ce
spot
publicitaire,
Nike
a
préféré
mettre
en
scène
des
anonymes,
des
jeunes
joueurs
amateurs.
Du
fait
du
caractère
«
institutionnel
»
de
l’objet
de
la
campagne
(l’équipe
de
France),
la
marque
ne
pouvait
se
permettre
d’avoir
exclusivement
pour
sujets
des
jeunes
jouant
de
manière
informelle,
auto-‐organisée,
ce
qui
est
le
cas
une
grande
partie
du
temps
comme
nous
l’avons
vu
précédemment.
Malgré
cela,
le
spot
publicitaire
met
en
scène
des
jeunes
relevant
d’une
pratique
amateur
et
non
en
match,
pas
avec
des
maillots,
mais
avec
des
dossards
d’entrainement
ou
même
en
survêtement.
La
dimension
amateur
est
voulue
comme
le
gage
d’une
certaine
authenticité,
face
au
football
professionnel,
parfois
décrié
pour
son
manque
de
passion
et
pour
son
obnubilation
pour
l’argent
en
dépit
de
la
beauté
du
sport.
Pour
exploiter
au
maximum
ce
parti-‐pris,
Nike
a
même
lancé
un
concours
vidéo
à
destination
de
footballeurs
anonymes
passionnés,
avec
à
la
clef
des
places
de
figurants
dans
la
publicité.
Le
parti-‐pris
de
la
jeunesse
est
aussi
un
choix
marketing.
Effectivement
comme
l’a
mis
en
évidence
Fabien
Ohl,
«
la
présence
des
objets
sportifs
est
particulièrement
marquée
dans
la
composition
du
paraître
des
adolescents,
les
tenues
sportives
constituent
pour
eux
l’un
des
éléments
39
«
Vive
le
football
libre
»,
Annexe
1,
vidéo
3,
https://www.youtube.com/watch?v=JoFnlnDVCig
22. importants
de
l’expression
corporelle
».
Il
s’agit
pour
eux
de
participer,
«
par
le
biais
des
usages
des
objets
sportifs
à
une
culture
valorisée
et
valorisante
(…)
car
les
signes
de
la
culture
sportive
médiatisée
permettent
d’afficher
une
identité
positive
dans
des
lieux
publics
».
40
À
cet
égard
les
adolescents
représentent
une
cible
de
choix
pour
les
marques
de
sport,
en
ce
qu’ils
sont
particulièrement
réceptifs
et
sensibles
aux
articles
de
sport
notamment.
Mais
le
concept
de
jeune
dérange
moins
le
marketing
que
les
sciences
sociales,
et
il
convient
de
ne
pas
tomber
dans
l’impasse
d’une
généralisation
hérétique
pour
les
chercheurs
et
même
les
publicitaires
les
plus
avertis.
Il
est
vrai
que
la
facilité
d’agréger
les
différentes
catégories
de
la
jeunesse,
en
une
nouvelle
classe
sociale,
comme
en
parlait
Fize41,
a
quelque
chose
de
simplificateur.
Surtout
lorsque
l’on
évoque
des
sujets
qui
ont
trait
au
sport,
duquel
l’idéal
égalitaire,
voire
égalitariste
colle
fortement
à
la
peau
depuis
des
années.
Cette
vision
n’est
pas
nouvelle,
et
comme
le
souligne
Duret,
«
la
volonté
de
penser
le
sport
comme
«
apolitique
»
et
comme
une
passion
partagée
par
l’ensemble
de
la
jeunesse
ne
date
pas
d’aujourd’hui.
»42.
Cette
posture
vise
ainsi
à
instaurer
et
démontrer
l’universalisme
du
sport
et
à
projeter
une
fiction
d’égalité
face
à
ses
valeurs
et
à
la
performance
alors
que,
comme
l’affirmait
Bourdieu,
la
«
jeunesse
n’est
qu’un
mot
»
qui
réifie
des
représentations
regroupant
des
populations
aux
caractéristiques
fort
différentes.43
Il
s’agit
ainsi
d’affiner
notre
propos
:
Nike
a
pris
la
jeunesse
pour
objet
principal
dans
ses
campagnes
de
publicités
et
dans
sa
culture
de
marque,
mais
pas
n’importe
quelle
jeunesse.
La
campagne
Nike
que
nous
venons
d’évoquer
nous
renseigne
à
ce
titre
sur
les
caractéristiques
de
la
jeunesse
qui
est
mise
à
l’honneur.
Si
les
terrains
sur
lesquels
se
déroulent
le
spot
ne
sont
pas
des
22
street
terrains,
au
coeur
de
la
ville
relevant
d’une
pratique
informelle,
pour
la
raison
que
nous
avons
énoncée
plus
tôt,
le
caractère
urbain
et
l’esprit
de
la
rue
sont
quand
même
très
explicités
et
occupent
une
part
prépondérante
dans
l’esthétique
et
la
symbolique
du
film.
Les
barres
d’immeuble
sont
visibles
à
l’horizon,
il
y’a
des
tags
sur
les
murs
au
deuxième
plan,
les
survêtements
sont
relevés
à
la
moitié
de
la
jambe,
comme
le
veut
l’usage
en
banlieue.
Il
s’agit
ici,
et
comme
souvent
40
OHL
(Fabien),
Les
usages
sociaux
des
objets,
paraître
sportif
en
ville,
Loisir
et
société,
vol.24,
n°1,
2001
41
FIZE
(Michel),
TOUCHÉ
(Marc),
Pratique
ludique
d’adolescents
et
réactions
sociales
à
ces
pratiques
:
le
skateboard,
Vaucresson,
Centre
régional
interdisciplinaire
de
Vaucresson,
1991
42
DURET
(Pascal),
Sociologie
du
sport,
Armand
Colin,
2001
43
BOURDIEU
(Pierre),
La
distinction,
critique
sociale
du
jugement,
Le
sens
commun,
1979
23. dans
les
publicités
Nike,
de
la
jeunesse
des
quartiers
populaire,
de
banlieue
notamment
(en
France,
car
les
classes
populaires
aux
Etats-‐Unis
ne
sont
pas
circonscrites
en
banlieue
mais
le
schéma
spatial
des
villes
est
inversé
:
les
banlieues
sont
aisées,
les
centre
villes
populaires).
Nous
pouvons
reprendre
la
définition
de
Gasparini
et
Vieille-‐
Marchiset
qui
désignent
par
le
terme
classe
populaire,
«
des
groupes
sociaux
divers,
caractérisés
par
leur
position
dominée
(sur
les
plans
économique,
culturel,
politique
et
symbolique),
leurs
faibles
chances
d’améliorer
leur
destin
social
et
par
des
traits
communs
en
terme
de
styles
de
vie
(pratiques
sportives
et
culturelles
notamment)
»44.
Ces
classes
dites
populaires
sont
depuis
les
années
1970
régulièrement
assignées
aux
banlieues.,
que
les
discours
médiatiques
et
politiques
résument
aussi
à
la
notion
de
«
quartier
».
Gasparin
et
Vieille-‐Marchiset
relèvent
qu’il
«
suffit
aujourd’hui
de
dire
«
les
quartiers
»
pour
que
chacun
comprenne
:
à
savoir,
ces
quartiers
d’habitat
social
construits
dans
les
années
1950
et
1960,
situés
dans
la
périphérie
des
grandes
agglomérations,
quartiers
populaires
où
vivent
une
partie
importante
des
étrangers
ou,
plus
largement,
des
populations
issues
de
l’immigration
postcoloniale
».
Nos
analyses
des
publicités
Nike
en
France
nous
ont
fait
constater,
une
récurrence
du
cadre
de
la
banlieue
dans
la
mise
en
scène
des
pratiques
de
rue
organisées
(avec
des
attributs
caractéristiques
comme
les
hautes
tours
HLM
par
exemple)
avec
également
une
présence
marquée
des
populations
«
issues
de
l’immigration
postcoloniale
».
Cette
caractéristique
spatiale
–
et
nécessairement,
sociale
–
est
loin
d’être
anodine.
Elle
permet
d’abord
de
renforcer
le
mythe
de
la
progression
sociale
par
la
progression
sportive
comme
nous
le
verrons
dans
une
deuxième
partie,
mais
également
de
favoriser
le
processus
d’identification
avec
une
population
(la
jeunesse
des
quartiers
populaires),
particulièrement
friande
des
articles
de
sport.
Ohl
a
ainsi
remarqué
que
«
la
consommation
de
biens
sportifs
prend
une
importance
remarquable,
particulièrement
pour
les
jeunes
des
milieux
défavorisés
qui
ne
perçoivent
pas
la
culture
sportive
comme
une
culture
au
rabais
»45.
23
44
GASPARINI
(William)
et
VIEILLE-‐MARCHISET
(Gilles),
Le
sport
dans
les
quartiers,
Pratiques
sociales
et
politiques
publiques,
PUF,
2008
45
OHL
(Fabien),
Les
usages
sociaux
des
objets,
paraître
sportif
en
ville,
Loisir
et
société,
vol.24,
n°1,
2001
24. 24
Conclusion
intermédiaire
D’emblée,
l’histoire
de
Nike
semble
donc
intrinsèquement
liée
à
l’univers
urbain.
La
marque
est
née
puis
s’est
construite
autour
de
valeurs
de
subversion
de
la
norme
et
alternative
à
l’ordre
établi
qui
prenait
alors
la
forme
de
l’éternel
concurrent
allemand
Adidas.
Cette
philosophie
de
la
subversion
qui
semble
habiter
toute
la
culture
de
Nike
peut
paraître
artificielle
aujourd’hui,
en
ce
que
la
marque
est
devenue
leader
dans
de
nombreux
domaines
et
ne
fait
plus
du
tout
office
d’
«
outsider
»
sur
le
marché
des
marques
de
sport
-‐
bien
au
contraire.
Cependant,
le
fait
d’être
né
et
d’avoir
évolué
«
en
réaction
à
»,
a
forgé
tout
le
storytelling
Nike.
Face
au
leader
allemand,
leader
des
sports
collectifs,
positionné
sur
l’excellence,
et
alors
sponsor
de
nombreuses
équipes
sportives,
Nike
a
su
trouver
un
positionnement
différenciant
en
misant
sur
la
valorisation
de
la
pratique
amateur,
notamment
en
milieu
urbain.
Ce
choix
lui
a
permis
de
défendre,
tout
au
long
de
son
histoire,
les
valeurs
centrales
de
sa
culture
de
marque
qui
sont
celles
du
dépassement
de
soi,
de
la
performance
et
d’une
certaine
forme
de
plaisir
dans
la
pureté
du
jeu,
dans
la
pratique
de
son
sport.
Là
où
Adidas
basait
sa
communication
sur
la
volonté
d’être
le
premier,
le
numéro
un,
Nike
incitait
à
essayer
d’être
toujours
meilleur
que
soi-‐même,
de
progresser
en
permanence
en
ne
cessant
de
s’entrainer,
pour
atteindre
ses
objectifs,
en
passant
forcément
aussi
par
la
confrontation
aux
autres.
La
pratique
des
sports
auto-‐organisés
en
milieu
urbain
figurait
alors
l’écho
parfait
aux
valeurs
de
la
marque
:
plaisir
du
jeu,
de
la
recherche
d’une
certaine
pureté
du
geste
pour
la
beauté
du
spectacle
;
confrontation
éphémère
où
la
vérité
du
terrain
n’est
qu’une
vérité
du
moment
;
effort
et
entraînement
pour
progresser
sans
cesse.
Nike
n’eut
ainsi
de
cesse
de
reprendre
dans
sa
communication
les
codes
et
l’esthétique
de
ces
joueurs
de
rue,
jusqu’à
épouser
de
manière
globale
les
cultures
urbaines
et
notamment
le
rap,
considéré
comme
l’expression
première
des
cultures
de
la
rue
(première,
car
la
plus
médiatisée).
Il
n’était
ainsi
pas
étonnant
d’entendre
la
voix
d’Oxmo
Puccino,
l’un
des
rappeurs
français
les
plus
reconnus,
scander
les
vers
de
Cyrano
de
Bergerac
dans
le
film
publicitaire
«
Vive
le
football
libre
»46.
Pas
étonnant
non
plus
de
découvrir
deux
jeunes
rappeurs
du
groupe
à
succès
1995,
lors
de
la
vidéo
de
présentation
du
maillot
blanc
de
46
«
Vive
le
football
libre
»,
Annexe
1,
vidéo
3,
https://www.youtube.com/watch?v=JoFnlnDVCig
25. l’équipe
de
France47.
Les
tags,
autre
pratique
majeure
dans
les
cultures
urbaines
tapissent
fréquemment
les
murs
visibles
dans
un
grand
nombre
de
publicités
Nike.
Ainsi,
la
population
souvent
mise
en
scène
dans
la
communication
de
Nike,
qui
représente
aussi
une
des
catégories
d’acheteurs
réguliers
de
la
marque,
est
la
jeunesse
urbaine
ou
péri-‐urbaine,
qui
pratique
les
sports
de
manière
informelle
et
trouve
dans
les
valeurs
de
Nike
–
subversion
de
la
rigidité
des
institutions
sportives,
plaisir
du
jeu
et
dépassement
de
soi
–
des
résonnances
qui
lui
parle
directement.
25
47
http://www.rapghetto.com/video/1995-‐nekfeu-‐sneazzy-‐font-‐la-‐promo-‐du-‐nouveau-‐maillot-‐de-‐l-‐
equipe-‐en-‐france-‐aux-‐cotes-‐de-‐carl-‐lewis-‐steve-‐nash
(consulté
le
20
octobre
2014)
26. 2.
ESTHÉTIQUES
URBAINES
ET
MÉTAPHORES
SPORTIVES
:
LES
REPRÉSENTATIONS
DE
LA
VILLE
MODERNE
À
TRAVERS
LES
VALEURS
DE
NIKE
Après
nous
être
penché
sur
les
liens
profonds
entre
la
culture
urbaine
et
la
culture
de
marque
de
Nike,
il
convient
de
se
demander
plus
précisément
comment
la
ville
est
représentée
dans
les
publicités
de
la
marque,
quelles
sont
les
valeurs
qui
lui
sont
associées
et
dans
quelle
mesure
cette
vision
est
liée
à
une
certaine
«
réalité»
ou
du
moins
à
des
pratiques
ou
représentations
préexistantes.
2.1
La
ville,
lieu
de
confrontation
entre
soi
et
les
autres
:
entre
inégalité
urbaine
et
mise
à
égalité
par
le
sport
26
2.1.1
L’individualisme
urbain
exacerbé
par
le
sport
et
les
valeurs
de
Nike
La
ville
est
envisagée
par
de
nombreux
chercheurs
comme
le
lieu
de
l’individualisme
moderne
par
excellence,
individualisme
qui
entre
parfaitement
en
résonnance
avec
les
valeurs
sportives
affichées
par
Nike,
et
mis
à
l’honneur
dans
sa
publicité.
Le
cadre
urbain
se
présente
donc
comme
un
décor
tout
à
fait
propice
à
la
mise
en
scène
d’un
individualisme
qui
passe
par
le
travail
(sportif)
sur
soi,
par
soi
et
pour
soi.
Durkheim
à
la
fin
du
19ème
siècle
considère
la
ville
comme
le
symbole
du
passage
à
la
modernité
avec
l’individu
qui
deviendrait
la
principale
figure
de
sens,
en
opposition
à
la
logique
de
village.48
Le
passage
à
la
ville
serait
caractérisé
par
la
fin
de
la
solidarité
«
mécanique
»
de
la
campagne
où
tout
le
monde
agit
avec
une
conscience
collective
intériorisée.
Marchal
et
Stébé
rappellent
que
c’est
le
moment
où
«
l’identité
socialement
déterminée
s’efface
devant
l’identité
individuellement
construite
»,
ils
ajoutent
que
«
les
individus
se
montrent
alors
plus
que
jamais
enclins
à
faire
valoir
leurs
préférences
individuelles,
et
plus
encore
leur
égoïsme
et
leur
utilitarisme
»49.
Cette
approche
considère
donc
la
ville
comme
un
terreau
de
l’individualisme.
Si
cette
notion
peut
être
et
a
été
largement
discutée,
les
villes
connaissant
de
nombreux
cercles
de
solidarités,
de
communautés
qui
48
DURKHEIM
(Émile),
De
la
division
du
travail
social
(1895),
PUF,
«
Quadrige
»,
1996
49
MARCHAL
(Hervé)
et
STÉBÉ
(Jean-‐Marc),
Les
grandes
questions
sur
la
ville
et
l’urbain,
PUF,
2011
27. se
recréent,
la
plupart
des
chercheurs
s’accordent
à
dire
que
la
vie
urbaine
accentue
le
sens
de
soi,
la
conscience
de
soi50.
En
effet,
la
ville,
avec
ses
possibilités
infinies,
ses
multiples
mondes
sociaux,
ses
nombreuses
références
culturelles,
offre
une
multitude
de
choix
et
va
conduire
à
accentuer
la
singularisation
:
la
conscience
de
soi
va
s’aiguiser,
«
la
condition
urbaine
fait
du
Moi
un
«
foyer
de
conscience
»
(Marchal
et
Stébé)51.
La
ville
apparaît
alors
comme
le
décor
de
l’individualisme
moderne
dans
lequel
Nike
va
pouvoir
déployer
sa
rhétorique
du
culte
de
l’individu.
Effectivement,
dans
le
corpus
de
publicités
que
nous
avons
étudié,
il
nous
est
apparu
que
le
discours
et
le
curseur
principal
en
terme
de
message
étaient
focalisés
strictement
sur
l’individu.
Si
cela
peut
se
comprendre
et
fait
sens
lorsque
l’on
évoque
des
sports
individuels,
même
dans
les
publicités
Nike
où
le
sport
à
l’honneur
est
un
sport
collectif
(basket
ou
football),
le
niveau
de
discours
se
situe
à
l’échelle
individuelle.
Paul
Yonnet
distingue
deux
systèmes
de
compétitions,
un
système
de
compétition
avec
les
autres,
et
un
système
de
compétition
avec
soi-‐même.
Son
analyse
souligne
que
le
système
de
compétition
avec
soi-‐même
a
pour
objet
principalement
les
sports
d’endurance 52 .
Chez
Nike,
le
système
de
discours
de
compétition
avec
soi-‐même
est
nécessairement
renforcé
dans
les
sports
d’endurance
(running
principalement),
mais
il
est
omniprésent
pour
n’importe
quel
autre
sport.
Nos
analyses
des
publicités
des
sports
collectifs
nous
montrent
ainsi
que
le
procédé
«
filmique
»,
le
mécanisme
des
films
de
publicité
procédait
généralement
de
la
même
manière
:
le
match,
l’affrontement
entre
deux
équipes
n’est
pas
envisagé
comme
l’opposition
entre
deux
groupes
mais
comme
une
succession
de
saynètes
à
l’échelle
individuelle,
donc
focalisées
sur
des
joueurs.
La
performance
n’est
jamais
envisagée
comme
collective
mais
comme
multi-‐individuelle
quand
elle
n’est
pas
strictement
individuelle
comme
l’illustre
parfaitement
le
spot
«
Take
it
to
the
next
level
»53
où
l’on
suit
l’évolution
d’un
même
joueur
à
travers
une
caméra
subjective.
L’échelle
individuelle
est
ici
poussée
à
son
paroxysme
puisque
le
spectateur
est
invité
à
se
mettre
à
la
place
du
joueur.
La
logique
est
la
même
dans
le
spot
multi-‐primé
«
Write
the
future
»54
où
le
film
met
en
scène
la
succession
des
destins
personnels
–
possibles
–
en
fonction
de
la
27
50
HANNERZ
(Ulf),
Explorer
la
ville
(1980),
«
Le
sens
commun
»,
Éditions
de
Minuit,
1983
51
MARCHAL
(Hervé)
et
STÉBÉ
(Jean-‐Marc),
Les
grandes
questions
sur
la
ville
et
l’urbain,
PUF,
2011
52
YONNET
(Paul),
Huit
leçons
sur
le
sport,
Éditions
Gallimard,
2004
53
«
Take
it
to
the
next
level
»,
annexe
1,
vidéo
4,
https://www.youtube.com/watch?v=lZA-‐57h64kE
54
«
Write
the
future
»,
annexe
1,
vidéo
5,
https://www.youtube.com/watch?v=cl0IlD4qLUM
28. réussite
ou
non
d’une
action
individuelle.
Lorsque
l’action
réussit,
le
joueur
en
question
est
adulé
par
tout
un
pays,
reçu
comme
une
star
dans
les
émissions
de
télévision
et
l’on
érige
une
statue
en
son
honneur
;
lorsqu’il
échoue
il
en
est
réduit
à
tondre
le
gazon
des
terrains
de
foot
et
à
vivre
dans
une
caravane.
La
réussite
ou
l’échec
sportifs
ne
sont
pas
envisagés
comme
ceux
d’une
équipe
mais
comme
le
fait
de
joueurs.
La
mise
en
scène
de
la
réussite,
de
la
médiatisation
et
de
la
glorification
est
pensée
uniquement
à
un
niveau
individuel,
dans
l’un
des
sports
où
le
collectif
est
le
plus
important,
davantage
par
exemple
que
dans
le
basketball
où
les
individualités
vont
beaucoup
plus
souvent
faire
la
différence.
Le
spot
qui
met
à
l’honneur
l’équipe
de
football
du
Brésil
à
l’occasion
de
la
coupe
du
monde
201455
n’échappe
à
cette
logique,
alors
que
la
coupe
du
monde
est
censée
être
le
moment
où
les
individualités
des
joueurs
s’effacent
derrière
le
symbole
de
l’équipe
et
de
la
nation,
plus
que
dans
les
clubs
où
les
trajectoires
et
stratégies
individuelles
peuvent
primer
sur
l’intérêt
collectif,
avec
comme
finalité
une
augmentation
de
la
valeur
marchande
et
la
vente
à
un
meilleur
club.
Dans
ce
spot,
le
système
est
toujours
centré
sur
les
joueurs,
individuellement,
avec
une
succession
de
scènes
et
d’univers
différents,
qui
les
ramènent
soit
dans
la
rue,
sur
la
plage
ou
en
enfance.
L’individualisation
est
ainsi
accentuée
par
ces
différents
univers,
chaque
joueur
étant
transporté
dans
un
environnement
qui
lui
est
propre,
ou
alors
vit
le
match
d’une
manière
qui
lui
est
propre
(un
des
joueurs
est
confronté
à
des
adversaires
qui
se
transforment
en
géants).
Ce
ne
sont
donc
jamais
des
actions
collectives
qui
sont
mises
en
scène,
ou
très
rarement,
mais
des
actions
individuelles
où
la
beauté,
la
réussite
sportive
est
résumée
à
un
geste
technique
personnel.
Le
joueur
semble
n’avoir
pas
de
coéquipiers.
Dans
le
spot
«
Vive
le
football
libre
»56,
on
voit
ainsi
un
joueur
faire
une
passe
puis
un
autre
recevoir
le
ballon
mais
à
des
matchs
différents,
à
des
moments
différents,
sans
continuité,
sans
relation
de
cause
à
effet
entre
les
deux,
hormis
le
ballon
qui
joue
le
rôle
de
lien
visuel.
Dans
la
narration
de
ce
geste
simple
et
essentiel
du
football,
ce
qui
est
important
n’est
pas
la
passe,
donc
la
relation
entre
deux
joueurs
d’une
même
équipe.
Ce
qui
compte
dans
la
rhétorique
Nike
est
la
manière
d’émettre
le
ballon
pour
l’un
des
joueurs,
et
la
manière
pour
l’autre
de
le
recevoir,
de
le
contrôler.
La
passe
est
ainsi
niée
en
tant
que
ce
qu’elle
est
fondamentalement,
un
acte
de
communication
28
55
«
Last
game
»,
annexe
1,
vidéo
6,
https://www.youtube.com/watch?v=iXsDMF2RpTQ
56
«
Vive
le
football
libre
»,
Annexe
1,
vidéo
3,
https://www.youtube.com/watch?v=JoFnlnDVCig
29. entre
deux
joueurs,
pour
être
présentée
comme
deux
actions
indépendantes
:
celle
de
l’émission,
et
celle
de
la
réception.
Ces
choix
nous
montrent
bien
comment
la
dimension
collective
des
sports
d’équipe
est
niée
au
profit
d’un
cadrage
purement
individuel.
Cette
focalisation
au
niveau
individuel
dans
les
sports
collectifs
est
encore
plus
mise
à
l’honneur
dans
les
publicités
où
c’est
le
travail
quotidien,
le
labeur,
qui
est
montré.
Sans
considération
d’adversité,
l’entraînement
est
le
moyen
de
devenir
meilleur,
de
progresser
d’abord
pour
soi.
Toute
l’activité
est
alors
réduite
à
une
dimension
personnelle,
il
n’y
a
plus
d’adversaires,
pas
de
coéquipier,
le
joueur
est
montré
dans
l’anonymat
de
la
rue,
seul,
et
la
voix-‐off
redouble
souvent
cette
dimension
individuelle
en
usant
de
la
première
personne
:
«
C’est
là
où
je
suis
né,
c’est
là
où
je
transpire
»
/«
Je
joue
pour…
»
(film
«
Goutte
d’or
»57)
;
«
Je
ne
veux
pas
être
une
superstar,
je
veux
être
meilleur
que
cela,
je
veux
juste
être
moi
»(film
«
Ordinary
people
»58)
;
«
Je
crois
que
peux
aller
encore
plus
loin
»
(film
«
Believe
in
the
run
»59).
L’individualisme
semble
alors
lié
ici
à
une
forme
de
solitude,
les
joueurs
étant
montrés
seuls
ou
presque,
dans
un
environnement
urbain,
sur
un
terrain
de
basket
ou
dans
la
rue
en
train
de
courir.
Le
décor
vide
de
la
ville,
à
laquelle
on
associe
généralement
la
foule,
contribue
à
renforcer
la
dimension
de
solitude
et
la
focalisation
sur
l’individu.
La
voix-‐off
qui
nous
fait
entrer
dans
la
tête
des
joueurs
et
nous
enferme
dans
son
cadre
mental
accentue
le
centrage
sur
le
joueur,
ce
qui
importe
finalement
n’est
même
pas
qu’il
y
ait
d’autres
joueurs,
des
passants
ou
non
:
l’important
est
de
ne
considérer
que
soi
en
faisant
abstraction
de
l’environnement
et
des
autres
pour
se
concentrer
sur
son
effort
et
sa
performance.
Le
paysage
urbain
vide
n’est
qu’une
métaphore
de
l’état
d’esprit
du
joueur.
Le
spot
publicitaire
mettant
à
l’honneur
Ellie
Goulding 60
illustre
parfaitement
cette
orchestration
de
la
solitude
en
alternant
dans
un
montage
très
rapide
les
plans
où
la
chanteuse
court
seule
dans
les
rues
désertes
de
Londres,
New-‐York
ou
Los
Angeles
et
les
séquences
où
elle
baigne
dans
la
foule,
dans
une
salle
de
concert,
face
à
des
fans
dans
la
rue
ou
encerclée
par
les
flashs
des
paparazzis.
Pour
Nike,
le
moment
sportif
est
le
moment
où
l’individu
peut
se
recentrer
sur
lui-‐même
sans
envisager
rien
d’autre
que
sa
29
57
«
Goutte
d’or
»,
annexe
1,
vidéo
7,
https://www.youtube.com/watch?v=Y6unfQWT3Zo
58
«
Ordinary
people
»,
annexe
1,
vidéo
8,
https://www.youtube.com/watch?v=rtWcE3wguKY
59
«
Believe
in
the
run
»,
annexe
1,
vidéo
9,
https://www.youtube.com/watch?v=6DUnOup4tVY
60
«
Music
runs
Ellie
»,
annexe
1,
vidéo
10,
https://www.youtube.com/watch?v=kAGuF57hYbM
30. performance
;
le
moment
sportif
est
le
moment
ou
même
le
personnage
public
peut
arpenter
les
rues
comme
un
anonyme.
2.1.2
Altérité
urbaine,
altérité
sportive,
entre
compétition
et
«
co-‐opétition
»
:
confrontation
et
cohabitation
dans
un
espace
limité
Alors
même
que
le
discours
de
Nike
n’est
pas
d’être
meilleur
que
l’autre
mais
meilleur
que
soi
même,
il
y’a
nécessairement
un
moment
où
le
joueur
va
être
confronté
à
l’autre.
Ici,
l’autre
n’est
pas
toujours
envisagé
comme
un
adversaire,
en
tout
cas
pas
un
adversaire
officiel
mais
il
figure
un
être
menaçant,
souvent
peu
bienveillant,
et
à
qui
il
faut
se
confronter.
L’autre
sportif
apparaît
comme
un
objet
de
l’environnement
et
du
contexte
qu’il
faut
prendre
en
compte
dans
la
pratique
de
son
sport.
La
confrontation
à
autrui
est
toujours
une
menace
;
dans
la
ville
comme
dans
le
sport,
l’altérité
représente
un
obstacle.
Pour
Olivier
Mongin,
«
la
sortie
de
soi
dans
le
public
se
présente
paradoxalement
comme
une
menace
(…)
l’espace
public
est
incertain
»61.
Ainsi,
l’espace
public
s’apparente
à
un
lieu
menaçant
et
le
sportif
qui,
dans
l’exercice,
rencontre
un
autre
sportif,
va
devoir
s’y
confronter.
Plusieurs
spots
publicitaires
mettent
en
scène
la
rencontre
avec
l’autre
dans
la
ville,
parfois
de
manière
impromptue
comme
dans
le
spot
«
Enjoy
the
weather
»62
où
une
joggeuse
se
fait
éclabousser
par
un
autre
joggeur
alors
qu’elle
refait
ses
lacets
près
d’une
flaque
d’eau.
Le
joggeur
s’excuse
d’un
geste
de
la
main,
mais
la
coureuse,
rancunière,
le
dépassera
à
son
tour,
s’excusant
elle
aussi
de
la
main,
par
provocation
:
s’ensuit
une
course
entre
les
deux
et
une
«
escalade
de
l’éclaboussure
»
avec
même
la
mise
en
obstacle
d’autres
objets
comme
des
poubelles
de
rue
pour
ralentir
l’adversaire.
Ici,
l’autre
n’est
à
l’origine
qu’un
passant,
un
semblable
qui
s’adonne
à
la
même
activité
mais
de
son
côté,
mais
la
rencontre
donne
lieu
à
une
rivalité,
comme
s’il
fallait
que
l’un
ressorte
gagnant
de
ce
duel,
alors
qu’aucun
cadre,
aucun
dispositif
(terrain,
match…)
ne
les
disposait
à
s’affronter.
La
courtoisie,
usage
qui
permet
aux
habitants
et
usager
d’un
même
territoire
de
coexister
de
manière
pacifique,
n’a
pas
suffit
à
éviter
la
confrontation
:
il
faut
se
mesurer
à
l’autre,
répondre
à
sa
provocation
par
la
provocation.
La
pratique
solitaire
de
son
sport
n’apparaît
possible
qu’en
épuisant
celle
30
61
MONGIN
(Olivier),
La
condition
urbaine,
La
ville
à
l’heure
de
la
mondialisation,
Points,
2007
62
«
Enjoy
the
weather
»,
annexe
1,
vidéo
11
31. de
l’autre,
pour
avoir
le
terrain,
l’espace
libre.
Les
scènes
de
poursuite
s’éloignent
d’ailleurs
du
parc
pour
se
poursuivre
dans
des
rues
plus
étroites,
dans
des
espaces
réduits
pour
renforcer
l’idée
qu’il
n’y
aura
de
place
que
pour
une
seule
personne
et
les
deux
se
poussent
mutuellement
pour
se
dégager
le
chemin.
La
ville,
la
rue,
en
tant
que
territoire
limité,
restreint,
non
extensible,
apparaît
alors
comme
un
lieu
qu’il
faut
s’approprier,
où
il
n’y
a
pas
nécessairement
de
possibilité
de
cohabitation
entre
les
pratiquants.
Dès
lors,
la
confrontation
avec
l’autre
devient
non
pas
une
finalité
mais
une
condition
nécessaire
pour
libérer
le
terrain
et
pouvoir
ensuite
s’exercer
pleinement
:
l’espace
se
fait
terrain
de
confrontation.
Comme
souvent
dans
les
pratiques
informelles
de
sport,
l’espace
utilisé
pour
jouer
présente
des
potentialités
qui
vont
permettre
d’établir
de
nouvelles
règles
du
jeu,
de
nouveaux
obstacles
et
alimenter
la
lucidité
de
la
pratique
du
sport63.
La
pratique
sportive
est
ainsi
déterminée
par
l’environnement,
«
c’est
la
gestion
circonstanciée
de
la
pluralité
des
obstacles
à
surmonter
qui
alimente
un
vivier
de
possibilités
»64.
Ici,
la
flaque
d’eau
devient
un
élément
à
part
entière
de
l’opposition
des
coureurs
et
jalonne
toute
leur
course,
de
même
que
les
poubelles
de
rue
qui
constituent
des
obstacles.
Ils
se
font
finalement
arroser
tous
les
deux
de
la
même
manière
par
un
bus
qui
roule
sur
une
énorme
flaque,
preuve
qu’à
la
fin,
c’est
toujours
la
ville
qui
gagne.
Les
sportifs
semblent
donc
en
conflit
sur
un
terrain
qui
est
limité,
et
la
confrontation
vise
d’abord
à
s’approprier
l’espace.
C’est
la
même
logique
qui
est
en
jeu
dans
le
spot
«
Winner
stays
»65
:
des
jeunes
garçons
répartis
en
deux
équipes
se
font
face
sur
un
terrain
de
football
d’une
banlieue
anglaise
(bâtiments
en
brique
rouge
en
arrière
plan),
et
avant
le
coup
d’envoi,
un
joueur
d’une
équipe
lance
à
l’autre
:
«
Le
gagnant
reste
?
»,
l’autre
se
retourne
vers
son
équipe
et
leur
demande
s’ils
acceptent
le
défi,
avant
d’acquiescer
auprès
de
son
adversaire.
Cette
logique
d’affrontement
pour
s’approprier
–
du
moins
provisoirement
–
le
terrain
correspond
à
un
mode
courant
d’affrontement
dans
la
pratique
informelle
des
sports
collectifs,
ou
sports
auto-‐organisés
que
nous
avons
évoqués
dans
la
partie
1
et
Pascal
Duret
de
nous
rappeler
que
dans
cette
pratique
«
seuls
les
plus
forts
occupent
le
terrain
toute
la
journée
alors
que
les
plus
faibles
ne
le
31
63
SUDRE
(David)
et
GENTY
(Mathieu),
Le
sport,
diffusion
globale
et
pratiques
locales,
L’Harmattan,
2014
64
TRAVERT
(Mathieu),
Le
football
de
pied
d’immeuble.
Une
pratique
singulière
au
coeur
d’une
cité
populaire,
Ethnologie
Française,
n°2,
1997
65
«
Winner
stays
»,
annexe
1,
vidéo
12,
https://www.youtube.com/watch?v=3XviR7esUvo
32. foulent
parfois
qu’après
plusieurs
heures
d’attente
»66.
Ici
le
partage
de
l’espace
se
fait
par
la
confrontation,
l’équipe
gagnante
ayant
le
droit
de
rester
sur
le
terrain
et
donc
de
pratiquer
le
sport
plus
longtemps,
autant
de
temps
qu’elle
gagne
(les
équipes
se
succédant
les
unes
après
les
autres
pour
affronter
le
gagnant
du
match
précédant).
Cette
règle
de
partage
de
l’espace
est
ainsi
acceptée
par
tous
et
a
valeur
d’affrontement
pacifique
et
régulation
dans
ce
mode
d’auto-‐organisation.
Cette
saine
opposition
structure
donc
toute
la
pratique
en
ce
qu’elle
détermine
le
temps
de
pratique
pour
chaque
acteur
–
chaque
groupe
d’acteurs.
Gasparini
et
Vieille-‐Marchiset
ont
ainsi
relevé
que
«
deux
principes
de
justice
sportive
ressortent
de
l’analyse
de
ces
pratiques
autorégulées
:
le
droit
d’occuper
l’espace
de
jeu
et
le
droit
de
jouer
»
et
que
«
chacun
doit
s’approprier
les
règles
d’utilisation
et
de
répartition
des
espaces
sportifs
dans
la
ville
».67
Ces
conditions
d’occupation
de
l’espace
sont
ainsi
admises
par
tous
les
pratiquants
à
la
fois
comme
fin
et
comme
moyen
:
on
joue
pour
gagner
pour
pouvoir
jouer.
Et
ainsi
de
suite.
Ce
système
fait
dire
à
Travers
que
«
dans
la
cité,
on
ne
s’oppose
pas
pour
s’imposer
mais
on
se
pose
en
s’opposant
»68.
Le
système
d’opposition
fait
que
tout
le
monde
peut
jouer,
même
si
la
répartition
du
temps
de
jeu
est
inégale,
tout
le
monde
y
trouve
son
compte
ce
qui
fait
dire
à
Nalebuff
et
Brandenburger
que
l’on
n’est
plus
dans
un
système
de
compétition
mais
dans
un
système
«
co-‐opétition,
formule
plus
souple
qui
oppose
des
acteurs
au
profit
de
tous
».69
La
confrontation
apparaît
donc
également
dans
la
rue
et
dans
la
culture
de
marque
Nike,
comme
un
moyen
de
se
partager
l’espace
et
de
cohabiter
dans
un
espace
limité.
Mais
d’autres
publicités
de
la
marque
présentent
la
cohabitation
comme
possible
sans
s’opposer,
car
la
confrontation
n’est
pas
nécessairement
l’opposition.
Ainsi
dans
le
film
publicitaire
«
Believe
in
the
run
»70,
la
confrontation
avec
l’autre,
avec
le
semblable,
est
envisagée
comme
un
moyen
de
s’évaluer,
de
progresser
et
d’acquérir
encore
plus
de
force
et
de
volonté.
La
publicité
suit
un
joggeur
et
une
voix-‐off,
que
l’on
devine
être
celle
du
coureur
dit
qu’
«
il
croit
que
sa
plus
grande
inspiration
est
la
personne
devant
lui
».
L’adversaire
devient
ici
un
objectif
à
32
66
DURET
(Pascal),
Sociologie
du
sport,
Armand
Colin,
2001
67
GASPARINI
(William)
et
VIEILLE-‐MARCHISET
(Gilles),
Le
sport
dans
les
quartiers,
Pratiques
sociales
et
politiques
publiques,
PUF,
2008
68
TRAVERT
(Mathieu),
«
À
propos
de
la
diversité
des
expériences
footballistiques
:
les
trois
états
d’un
affrontement
»,
Sciences
et
motricité,
1999
69
NALEBUFF
(Bary)
et
BRANDENBURGER
(Adam),
La
co-‐opétition,
une
révolution
dans
la
manière
de
jouer
concurrence
et
compétition,
Village
Mondial,
1996
70
«
Believe
in
the
run
»,
annexe
1,
vidéo
9,
https://www.youtube.com/watch?v=6DUnOup4tVY
33. atteindre,
pas
pour
être
meilleur
nécessairement
mais
comme
un
idéal,
un
but
qui
permet
de
se
projeter
et
d’être
encore
plus
motivé.
Tout
le
mécanisme
narratif
de
la
publicité
Possibilites71
fonctionne
sur
cette
considération
:
le
joueur
doit
toujours
affronter
un
adversaire
meilleur
que
lui
pour
mettre
la
barre
encore
plus
haut,
pour
élever
son
niveau
de
pratique.
Nous
nous
rendons
bien
compte
ici
que
l’adversaire
n’a
pas
d’importance
en
tant
que
tel
car
il
n’est
pas
nécessairement
semblable
aux
protagonistes
(tour
à
tour
opposés
à
un
bison,
une
star
de
cinéma
ou
des
loups).
L’important
est
le
niveau
de
difficulté
que
va
proposer
l’adversaire
au
joueur
pour
le
faire
progresser
toujours
plus.
Nous
notons
ainsi
que
différentes
valeurs
sont
accordées
à
l’
«
autre
»
dans
la
culture
de
marque
de
Nike
:
l’autre
sportif
figure
un
adversaire
naturel
à
qui
l’on
peut
s’opposer
pour
s’approprier
l’espace
de
pratique
;
il
figure
également
un
échelon
de
mesure
de
son
niveau
de
pratique
et
source
de
motivation
pour
améliorer
toujours
plus
sa
performance.
Nous
relevons
ainsi
cette
dualité
présente
dans
le
discours
de
Nike
et
inhérente,
en
fait,
à
la
pratique
sportive
:
l’individualité
–
voire
l’individualisme
-‐
est
au
coeur
du
processus,
l’effort
et
la
performance
sont
d’abord
réalisés
pour
soi
et
uniquement
pour
soi,
mais
l’adversaire
est
nécessaire
pour
progresser
et
souvent
même
pour
donner
du
sens
à
la
pratique
:
dans
le
cadre
d’une
pratique
auto-‐organisée
avec
un
système
où
l’équipe
gagnante
reste
sur
le
terrain,
l’adversité
structure
le
mode
de
pratique).
Ici,
l’environnement
urbain
donne
un
sens
à
la
rencontre
sportive.
Et
l’autre
est
nécessaire
au
plaisir
du
je(u).
Comme
le
dit
la
voix-‐off
du
spot
«
Believe
in
the
run
»
:
«
Je
crois
à
la
solitude,
et
à
la
communauté
».
Ces
deux
modes
opposés
semblent
indissociables
dans
la
pratique
sportive
agréée
par
la
vision
de
Nike.
2.1.3
Le
sport
comme
mythe
d’ascension
sociale
:
de
l’ombre
de
la
rue
à
la
lumière
des
stades
Dans
les
publicités
Nike
analysées,
la
rue
de
la
ville
en
tant
qu’espace
de
pratique
sportive
est
souvent
représentée
comme
un
lieu
de
labeur,
d’entraînement,
dans
l’ombre
des
projecteurs,
en
opposition
à
la
lumière
et
la
gloire
des
stades
qui
symbolisent
le
33
71
«
Possibilites
»,
annexe
1,
vidéo
2
34. triomphe
populaire
et
le
sommet
sportif.
La
rue,
dans
les
publicités
Nike
et
dans
les
représentations
collectives,
demeure
le
lieu
où
l’individu
n’est
rien,
n’est
pas
reconnu.
Emmanuelle
Lallement
nous
rappelle
à
ce
propos
que
«
l’invisibilité
ou
l’anonymat
(…)
sont
deux
critères
que
l’on
considère
souvent
comme
des
caractéristiques
de
la
vie
urbaine
»72.
Cette
dimension
nous
semble
exacerbée
dans
les
quartiers
populaires
qui
servent
de
décor
à
la
plupart
des
publicités
Nike.
Ces
territoires
symboliques
(dans
les
publicités)
renvoient
à
une
réalité
que
sont
les
zones
péri-‐urbaines
où
sont
reléguées
les
classes
populaires.
Si
Stébé
et
Marchal
insistent
sur
la
nécessité
de
ne
pas
appréhender
la
diversité
des
zones
urbaines
de
manière
caricaturale73,
ils
notent
quand
même
la
disparité
entre
«
d’un
côté,
les
quartiers
aisés,
souvent
situés
en
centre
ville,
dans
lesquels
les
riches
urbains
construisent
et
préservent
leur
entre-‐soi,
et
de
l’autre,
les
quartiers
pauvres,
majoritairement
périphériques,
qui
connaissent
une
dégradation
sociale
et
économique
de
plus
en
plus
accentuée
»74.
Stébé,
Marchal
et
Placiard
parlent
ainsi
de
«
ghettos
»
pour
«
rendre
compte
de
la
situation
de
captivité,
de
marginalisation
et
de
précarisations
des
habitants
de
certaines
Zones
urbaines
sensibles
situées
à
la
périphérie
des
villes
françaises
»75.
La
réalité
sociale
de
ces
quartiers
populaires
nous
semble
donc
donner
lieu
à
une
situation
d’enfermement
des
habitants,
un
enfermement
moins
spatial
que
social.
Ici,
l’échec
de
la
réussite
sociale
par
la
méritocratie
scolaire
semble
être
admis
par
tout
le
monde
;
«
les
classes
populaires
commencent
à
se
rendre
compte
que
cette
soi-‐disant
égalité
devant
l’enseignement
n’est
qu’un
leurre
» 76. Le
sport
semble
alors
revêtir
le
moyen
alternatif
de
réussir
socialement
et
de
corriger
l’inégalité
fondamentale
ressentie
par
les
classes
populaires
de
ces
quartiers.
Pour
la
plupart
des
jeunes
issus
de
ces
classes
populaires,
le
sport
«
représente
un
moyen,
plus
imaginaire
qu’objectif,
de
s’en
sortir
ou
d’effacer
les
stigmates
de
leurs
origines
»77.
Effectivement,
en
terme
de
réalité
quantitative,
peu
de
jeunes
de
ces
quartiers
réussissent
à
faire
carrière
dans
le
sport
et
à
pouvoir
en
vivre.
Pour
quelques
idoles
et
«
success
story
»
de
célébrités
sportives
parties
de
rien
et
adulées
par
tout
un
pays,
34
72
LALLEMENT
(Emmanuelle),
Barbès,
ville
marchande,
Téraèdre,
Un
lointain
si
proche,
2010
73
MARCHAL
(Hervé)
et
STÉBÉ
(Jean-‐Marc),
La
ville,
territoires,
logiques,
défis,
Ellipses,
Poitiers,
2008
74
MARCHAL
(Hervé)
et
STÉBÉ
(Jean-‐Marc),
La
crise
des
banlieues,
PUF,
Paris,
2007
75
MARCHAL
(Hervé)
et
STÉBÉ
(Jean-‐Marc),
PLACIARD
(Étienne),
Ghettos
à
la
française
:
concepts
et
réalités,
Urbanisme,
2007
76
A.
VAN
ZANTEN,
L’école
de
la
périphérie.
Scolarité
et
ségrégation
en
banlieue,
Puf
(Paris),
2012.
77
OHL
(Fabien),
Les
usages
sociaux
des
objets
:
paraître
«
sportif
en
ville,
Loisir
et
société,
vol.24,
n°1,
2001
35. combien
de
prétendants
ont
aspiré
à
la
gloire
sans
réussite
?
Mais
ce
mythe
de
la
réussite
sociale
par
le
sport
demeure
un
rêve
auquel
de
nombreux
jeunes
défavorisés
continuent
de
s’accrocher
car
ils
ne
peuvent
plus
croire
en
l’institution
scolaire,
et
il
constitue
ainsi
un
outil
de
35
storytelling
formidable
pour
les
marques
de
sport
et
pour
Nike
notamment.
Pour
Alain
Ehrenberg,
le
sport
«
nous
montre
comment
n’importe
qui
peut
devenir
quelqu’un,
quels
que
soient
son
sexe,
sa
race,
sa
classe
d’origine
ou
son
handicap
de
départ
dans
la
vie.
Il
élimine
ainsi
le
poids
de
la
filiation,
la
détermination
de
la
place
sociale
actuelle
par
les
origines,
bref
l’emprise
du
destin
collectif
au
profit
de
l’histoire
de
l’individu
qui
se
fait
par
elle-‐même
»78.
Nous
avons
vu
précédemment
la
valorisation
de
l’individualisme
dans
la
culture
de
marque
de
Nike,
et
l’une
des
raisons
à
cela
est
la
mise
en
scène
de
la
prise
en
main
de
son
destin
par
l’individu
pour
échapper
à
un
déterminisme
social
voire
«
naturel
»
:
il
n’y
a
même
pas
de
limite
physique
dans
la
rhétorique
Nike,
d’où
leur
sponsoring
de
l’athlète
handicapé
Oscar
Pistorius
qui
a
combattu
la
fatalité
en
concourant
avec
des
athlètes
valides.
La
prétendue
possibilité
pour
n’importe
qui
de
s’en
sortir
par
le
sport
constitue
un
discours
sous-‐jacent
et
permanent
dans
la
rhétorique
Nike.
La
rue
constitue
alors
un
territoire
fini,
limité,
enfermant
duquel
il
faut
s’échapper
grâce
au
sport
et
à
la
marque.
L’espace
urbain
constitue
d’abord
dans
l’esthétique
de
Nike
un
lieu
d’entraînement
dans
l’ombre
et
l’anonymat
:
ces
thèmes
sont
régulièrement
évoqués
dans
les
publicités
où
l’on
voit
des
jeunes
joueurs
s’entraîner
tout
seul.
Le
spot
«
Ordinary
people
»79
est
particulièrement
évocateur,
on
y
voit
Tidiani
Sokoba,
un
street-‐basketteur
reconnu,
s’entraîner
sur
des
terrains
de
basket
urbains
au
milieu
de
cités
françaises
ou
courir
dans
les
rues
de
Paris.
Une
voix-‐off,
en
anglais,
évoque
son
anonymat
:
«
je
ne
suis
pas
une
star,
je
n’ai
pas
un
nom
connu,
les
médias
n’ont
jamais
entendu
parler
de
moi
;
pas
de
public,
pas
de
pom-‐pom
girls
»
ainsi
que
son
abnégation
:
«
je
ne
collectionne
pas
les
titres,
je
collectionne
les
heures,
les
heures
de
dur
labeur,
les
heures
de
souffrance
».
Et
les
images
où
l’on
voit
le
sportif
courir,
shooter,
gravir
des
marches
à
toute
vitesse,
illustrent
son
propos.
L’univers
urbain
qui
l’entoure
est
vide
(nous
avons
déjà
évoqué
cette
dimension),
gris,
la
lumière
est
sombre
:
il
est
tout
seul
dans
son
effort,
dans
un
univers
dysphorique
et
la
seule
personne
qu’il
croise
est
un
sans
domicile
fixe.
78
A.EHRENBERG
(Alain),
Le
culte
de
la
performance,
Hachette
Littérature,
Paris,
2003
79
«
Ordinary
people
»,
annexe
1,
vidéo
8