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32 – LES ECHOS WEEK-END
BUSINESS STORY
VOYAGE AU BOUT DE LA DOULEUR
Incommunicable, variable en fonction du ressenti et du passé
de chacun, la douleur reste pour les médecins un mystère. Jusqu’ici
mal étudiée, parfois négligée, elle fait aujourd’hui l’objet d’un regain
d’intérêt. À l’occasion de la journée mondiale contre la douleur,
le 19 octobre, un point sur les connaissances actuelles.
Par Yann Verdo
Slovaquie,
27 septembre 2015,
autoportrait
de l’Américain Kyle
Thompson, tiré
de la série «Stray».
LES ECHOS WEEK-END – 33
LA DOULEUR
e mot de douleur, tout simple qu’il est, contient
mille maux.» La formule est de Marin Cureau de
La Chambre, celui de ses médecins en qui Louis
XIV avait peut-être le plus confiance. On peut
supposer que l’homme de l’art savait de quoi il
parlait, tant le Roi-Soleil eut à souffrir d’avanies
physiques en tout genre, d’un bout à l’autre de
son interminable règne: depuis la blennorragie
qui lui était venue à l’âge des premières amours
jusqu’aux insupportables attaques de goutte qui
transformèrent ses dernières années de vie en
calvaire, en passant par la fièvre typhoïde qui lui
fit perdre d’un coup ses cheveux à la veille de ses
20 ans, les plus que probables calculs urinaires,
l’arrachage de toute sa dentition supérieure
gauche et la cicatrisation du palais avec des
«pointes de feu»… Sans oublier, bien sûr, la
légendaire fistule anale de 1686 pour laquelle le
chirurgien Charles-François Félix mit au point
un instrument (le bistouri «recourbé à la
royale») qu’il eut la prudence d’essayer sur
plusieurs dizaines d’indigents ramassés à
l’hospice de Versailles – dont plusieurs
succomberont – avant de l’introduire, avec les
suées d’angoisse que l’on devine, dans le premier
fondement du royaume.
Un seul et même mot pour désigner mille
maux différents. En écrivant cette phrase,
Marin Cureau de La Chambre qui, en plus
d’être médecin, était aussi un peu philosophe,
voulait mettre le doigt sur ce qui reste encore
aujourd’hui, pour nombre de penseurs de
la douleur, l’un de ses traits essentiels: son
incommunicabilité. Si elle est «sans doute
l’expérience humaine la mieux partagée, avec celle
de la mort», comme l’écrit l’anthropologue David
Le Breton dans son Anthropologie de la douleur,
la douleur est, en même temps, une expérience
foncièrement impartageable, en ce sens que
personne ne peut se mettre dans le corps d’autrui
lorsque cet autre a mal et le dit ou le montre.
«On ne peut jamais vivre la douleur de l’autre. Et
c’est sans doute cela la vérité la plus terrible de la
douleur: qu’elle n’est pas transférable. La douleur,
plus encore que nul autre affect, nous rappelle à
quel point nous sommes les seuls à pouvoir vivre
ce que nous avons à vivre», écrit de son côté
la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury,
qui a beaucoup travaillé sur le sujet depuis
la parution de son essai Pretium doloris.
Prenant acte de ce que les patients avaient
des difficultés à «verbaliser» leur souffrance,
et en tout cas ne la disaient pas en des termes
suffisamment précis pour aider le médecin dans
son diagnostic, Marin Cureau de La Chambre
entreprit donc de rechercher et caractériser
les signes universels, non verbaux, de la douleur:
le visage qui se renfrogne, les sourcils qui
se froncent, le corps qui se contracte voire
se rétracte, le rire incontrôlable qui éclate…
UNE PUPILLE RÉVÉLATRICE
Quatre siècles plus tard, cette recherche se
poursuit, avec d’autres moyens. En 2013, des
parturientes se sont prêtées à une étrange
expérience sous le regard attentif de chercheurs
de l’Inserm. Tandis qu’elles accouchaient, une
caméra braquée sur leurs yeux enregistrait,
de fraction de seconde en fraction de seconde,
les variations de taille de leur pupille: avant
le début des contractions, après, avant la
péridurale, après… L’analyse des films a montré
que la pupille augmentait de diamètre
et, en réaction à une stimulation lumineuse,
se contractait davantage lorsque la douleur
provoquée par les contractions se faisait plus
intense: la douleur se lit dans la pupille!
Pour bizarres qu’elles puissent paraître,
les études de ce genre sont loin d’être anodines
sur le plan de la clinique, ne serait-ce qu’en
raison de toutes les situations dans lesquelles il
est impossible de dire à quel point on a mal: que
l’on songe aux patients en salle de réveil après
une opération, à ceux dans le coma… Disposer
d’un indicateur fiable, précisément étalonné,
du niveau de douleur, serait d’un grand secours
pour les médecins et en tout premier lieu pour
les algologues, ces (malheureusement trop rares)
médecins ayant choisi de se spécialiser dans
l’étude et le traitement de la douleur. Le docteur
Alain Gahagnon est l’un d’eux. Il s’est associé
avec son confrère Martin Winckler (l’auteur du
best-seller La Maladie de Sachs) pour publier une
véritable somme de plus de 500 pages sur le
Si le terme est apparu
en 1976, on décrivait
déjà le même
syndrome sous un
autre nom dès l’orée
du xxe
siècle. Et
pourtant! La
fibromyalgie n’a été
reconnue par
l’Assurance maladie,
en France, qu’en
septembre 2017.
Maladie douloureuse
chronique la plus
répandue (elle
affecterait entre 2 et
4% de la population,
L’ÉNIGME
DE LA FIBROMYALGIE
principalement des
femmes), cette
pathologie se traduit
par des douleurs
diffuses et
persistantes, que la
médecine s’explique
mal: le cerveau
interprète les
messages sensitifs
envoyés par les
muscles et les
articulations comme
s’ils étaient
douloureux. Et c’est
bien parce qu’elle met
en échec l'«evidence-
based medicine» que
cette dernière la nie.
Ce qui n’est pas sans
conséquence sur le
moral des patients:
à force d’être vus
comme des malades
imaginaires, ceux-ci,
souvent, sombrent
dans l’anxiété et la
dépression.
34 – LES ECHOS WEEK-END
BUSINESS STORY
sujet, Tu comprendras ta douleur (Fayard,
octobre 2019). Dans leur ouvrage, les deux
auteurs insistent sur un point qui vient
compliquer encore ce qui a été dit plus haut à
propos de l’incommunicabilité de la douleur: les
biais de perception auxquels elle donne lieu. Des
biais inévitables du fait que chacun, eût-il prêté
serment à Hippocrate, perçoit, tolère et donc (s’il
est médecin) reconnaît et évalue la douleur
d’autrui en fonction de son vécu et de ses a priori.
Si ces biais sont inévitables, il se trouve qu’ils
pénalisent bien plus les femmes que les hommes.
DEUX POIDS, DEUX MESURES
«Il est connu, nous explique Alain Gahagnon,
que la douleur des femmes a tendance à être
minimisée par le personnel médical, et que
celles-ci sont par conséquent, en moyenne, moins
bien soulagées que les hommes, alors même que
de nombreux travaux suggèrent que, à stimuli
égaux, elles ressentent davantage de douleur
qu’eux.» Pourquoi? «Il traîne encore l’idée que
les femmes, lorsqu’elles disent leur douleur,
la décriraient de façon moins factuelle, plus
émotionnelle, bref, qu’elles “en rajouteraient”»,
répond l’algologue. «C’est un enfant du
patriarcat médical, une rémanence de la “femme
hystérique” du xixe
siècle», abonde Cynthia
Fleury qui précise que les médecins – hommes
ou femmes – qui donnent dans ce biais le font
le plus souvent «malgré eux».
Ce «deux poids, deux mesures» est d’autant
plus choquant et inadmissible que, sans doute
pour des raisons hormonales, les femmes sont
bien plus sujettes que les hommes à des douleurs
chroniques. La migraine, qui affecte plus de 10%
de la population, touche trois femmes pour un
homme. Le syndrome de l’intestin irritable (5%
de la population), deux pour un. La fibromyalgie,
cette maladie chronique caractérisée par des
douleurs musculaires et articulaires diffuses et
qui a longtemps été niée par une large partie du
corps médical, pour la seule raison qu’elle n’en
comprenait pas l’origine, frappe à plus de 80%
des femmes (voir encadré p. 33).
Dans le cas de la migraine, le rôle des
hormones a été clairement mis en évidence. Plus
généralement, il est probable que les œstrogènes
sensibilisent davantage à la douleur que la
testostérone: comment expliquer autrement que
les femmes transgenres, qui absorbent des
hormones féminines, souffrent plus souvent de
douleurs chroniques qu’avant leur transition?
D’après les données collectées à l’occasion de
la parution en 2017 d’un «Livre blanc de la
douleur», pas moins de 12 millions de Français,
hommes ou femmes – soit 18% de la population –,
souffriraient de douleurs chroniques. Et, chiffre
à peine croyable, 70% d’entre eux ne recevraient
pas un traitement approprié! Une situation
en complet décalage avec le Code de la santé
publique qui garantit pour chaque malade le
droit de recevoir «le meilleur apaisement possible
de [sa] souffrance au regard des connaissances
médicales avérées»: la loi faisant du soulagement
de la douleur un droit fondamental du malade
remonte pourtant à Bernard Kouchner, il y a
dix-huit ans…
UN CRIANT MANQUE DE FORMATION
Si la prise en compte – et en charge – de la
douleur par le corps médical, et notamment en
milieu hospitalier, laisse encore cruellement à
désirer, c’est peut-être tout simplement parce que
soulager une douleur, quelle qu’elle soit,
constitue rarement un acte d’une haute
technicité, donc potentiellement rentable pour
un hôpital ou une clinique. Et c’est aussi, encore
plus simplement, par manque de formation des
médecins. Même si la douleur constitue le
premier motif de consultation, tant aux urgences
qu’en médecine générale, les études de médecine
lui réservent encore la portion congrue. «Sur
l’ensemble du cursus, le nombre d’heures de cours
spécifiquement dédiées à la douleur n’est que de
vingt. C’est beaucoup trop peu pour un sujet aussi
vaste», se désole Alain Gahagnon, qui cite deux
thèses récentes (de 2013 et 2015) démontrant que
les étudiants en médecine, quand ils
commencent leur internat, ne se sentent pas
assez formés dans ce domaine.
Il y aurait pourtant beaucoup à leur enseigner,
tant les «connaissances médicales avérées»
invoquées par le Code de la santé publique ont
fait de progrès depuis le temps de Marin Cureau
de La Chambre. Le principal tournant remonte
aux années 1960, lorsque deux
neuroscientifiques du Massachusetts Institute of
Technology, le Québécois Ronald Melzack et le
Britannique Patrick Wall, ont donné au cerveau
La douleur a un coût
socio-économique qui
dépasse celui des maladies
cardiovasculaires, du cancer
et du diabète combinés. Si
les molécules découvertes
entre la fin du xixe
siècle et
les années 1950 couvrent les
trois quarts des situations, la
douleur chronique reste un
problème, selon la SFETD,
société savante d’étude de la
douleur, que ne parviennent
à résoudre ni la morphine ni
le chanvre. Des laboratoires
cherchent de nouvelles
molécules sur un marché
mondial estimé à plus
de 30 milliards de dollars
annuels. Tour d’horizon
des principales armes
antidouleur actuellement
disponibles.
01. L’ASPIRINE, STAR EN
PERTE DE VITESSE
Aujourd’hui «génériquée»,
cette molécule a une longue
histoire. D’origine latine, son
nom provient de salix ou
«saule», l’acide ayant été
isolé pour la première fois
dans l’écorce de cet arbre.
Dès 1853, le chimiste français
Charles-Frédéric Gerhardt
obtient de l’acide
acétylsalicylique impur,
et un demi-siècle plus tard
l’allemand Félix Hoffmann
élaborera une version pure.
En 1899, Bayer est le premier
à déposer un brevet sur
l’Aspirin, qui fera sa fortune.
Concurrencé par la Société
chimique des usines du
Rhône (devenue Rhône-
Poulenc) à partir de 1914-18,
l’Allemand finira par lui
racheter en 1997 son
anti-inflammatoire non
stéroïdien. Aujourd’hui,
Bayer et Upsa, fondé en
1935 à Agen et aujourd’hui
propriété du japonais
Taisho, dominent le marché
de l’aspirine. La toxicité
digestive de la molécule
a toutefois favorisé l’essor
du paracétamol contre
les douleurs légères
à modérées.
02.LE PARACÉTAMOL,
LE PLUS PRESCRIT AU MONDE
Découvertes par deux
médecins au hasard
d’une erreur de livraison,
il y a plus d’un siècle, les
propriétés antipyrétiques
(anti-fièvre) de l’acétanilide
ne seront véritablement
exploitées en Occident qu’à
partir des années 1950.
Numéro 1 des antidouleur
prescrits car bien toléré,
le paracétamol s’est révélé
efficace face aux principaux
symptômes du Covid-19.
De quoi susciter une ruée
en pharmacie au début
du confinement – le
gouvernement français a
dû rationner les ventes.
SIX ANALGÉSIQUES PUISSANTS
Tout traitement ou procédé thérapeutique
comporte un effet placebo, de sorte que l’on a
toujours l’équation suivante: effet thérapeutique
d’un traitement = effet spécifique + effet placebo.
C’est vrai aussi bien pour l’aspirine que pour
l’acupuncture. Cet effet placebo, tout aussi
biologique que l’effet spécifique du principe actif
du médicament, est probablement lié à la
fabrication d’endorphines (morphine naturelle)
par le cerveau du patient au moment où on lui
administre le placebo. Il est d’ailleurs visible
en imagerie cérébrale, les IRM montrant que
l’administration d’un placebo active les mêmes
zones du cerveau que la prise de morphine.
On estime que l’atténuation de la douleur
ainsi obtenue équivaut à la moitié de celle
qu’induit la prise de morphine.
MERVEILLES DE L’EFFET PLACEBO
LES ECHOS WEEK-END – 35
LA DOULEUR
La philosophe et
psychanalyste Cynthia
Fleury, auteur notamment
de Pretium doloris.
le rôle central dans cette affaire: c’est dans
les cellules grises, et non dans l’organe qui
souffre, que naît la douleur. Tout comme il
produit le chagrin ou la joie, la peur ou le dégoût,
le cerveau, et lui seul, produit la sensation
douloureuse, sans quoi on s’expliquerait
difficilement comment il arrive aux personnes
amputées de continuer de souffrir dans leur
membre manquant – le fameux syndrome
du membre fantôme. Plus généralement,
ce caractère essentiellement cérébral permet
qu’on puisse souffrir de douleurs chroniques
en l’absence de toute maladie ou lésion visibles.
LE CHEMIN DE LA DOULEUR
Si le distinguo entre douleurs chroniques et
aiguës est bien connu, médecins et algologues lui
en superposent un autre, plus fondamental: aux
yeux de l’homme de l’art, la douleur est soit
nociceptive, soit neuropathique. Le système
nociceptif (du latin nocere, nuire) déclenche ce
qu’on a pu appeler la «douleur-sentinelle», cette
sirène qui se fait bruyamment entendre chaque
fois que notre corps est agressé de l’extérieur
ou que quelque chose dysfonctionne à l’intérieur
de notre organisme: vous posez par mégarde
votre main sur une plaque de cuisson brûlante;
aussitôt, la zone lésée réagit en fabriquant des
substances chimiques, les prostaglandines;
celles-ci activent les nocicepteurs thermiques,
ces capteurs situés aux extrémités des nerfs
sensitifs (qui font remonter l’information de la
périphérie au cerveau, par opposition aux nerfs
moteurs la faisant descendre en sens inverse)
qui tapissent toute la surface de notre peau. C’est
seulement lorsque le signal douloureux, s’étant
frayé un chemin jusqu’à la tête via la moelle
épinière, gagne le tronc cérébral puis le cerveau,
que la douleur est effectivement ressentie… et
que l’imprudent retire prestement sa main.
Ironie de la physiologie humaine, le cerveau,
L’Hexagone a la chance
d’abriter trois sites de
production, dont la méga-
usine de Lisieux (1 million de
boîtes par jour) du géant
mondial Sanofi. Seul hic, le
principe actif doit être
importé d’Asie et
d’Amérique du Nord. L’État
plaide pour le rapatriement
à moyen terme de la
fabrication en France. En
dépit des génériques, les
marques Doliprane (Sanofi)
et, dans une moindre
mesure Dafalgan (Upsa),
ont réussi l’exploit de
conserver l’essentiel
du marché français.
03. L’IBUPROFÈNE, ANTI-
INFLAMMATOIRE DE CHOIX
Développé dans les années
1960 par le docteur Stewart
Adams au sein du
laboratoire britannique
Boots, cette molécule inhibe
la synthèse des
prostaglandines à l’origine
de la douleur et de
l’inflammation. Moins
toxique que le
phénylbutazone et
la cortisone, les anti-
inflammatoires courants de
l’époque, l’ibuprofène a
d’abord été lancé en 1969
pour traiter la polyarthrite
rhumatoïde. À partir de
1983, il a pu être délivré
sans ordonnance contre les
douleurs modérées et
intenses liées aux dents, aux
courbatures ou aux règles.
Nurofen, la marque la plus
connue en Europe avec
Advil (GSK), appartient
aujourd’hui à Reckitt
Benckiser, le pôle santé et
hygiène du conglomérat
JAB Holding. Fluidifiant du
sang, mais moins que
l’aspirine, il est contre-
indiqué en cas d’ulcère,
d’hémorragie ou de
grossesse.
04. LES OPIOÏDES, ARME
ABSOLUE ET REDOUTABLE
Les dérivés morphiniques
sont très efficaces contre
les douleurs sévères, mais
leur usage prolongé expose
les patients à des risques de
dépendance et des effets
indésirables graves. Si la
France n’a pas connu de
crise comparable à
l’épidémie observée aux
États-Unis, où 300000
personnes sont mortes par
overdose depuis 2000,
l’Agence nationale de
sécurité du médicament
relevait en 2019 «une
augmentation des cas de
trouble d’usage, ainsi que
d’intoxication et de décès».
D’où un encadrement de plus
en plus strict: début
36 – LES ECHOS WEEK-END
BUSINESS STORY LA DOULEUR
où tout se joue, est le seul de nos organes à être
dépourvu de capteurs nociceptifs: une fois votre
crâne ouvert, un chirurgien pourrait vous
charcuter joyeusement la matière grise sans
provoquer le moindre désagrément physique…
Par parenthèses, ces voies de perception de la
douleur sont en place et opérationnelles dès la
25e
semaine de grossesse, d’où il résulte que les
nourrissons, contrairement à ce que la science
médicale a longtemps cru, y sont eux aussi
sensibles. Cependant, ce seuil de vingt-cinq
semaines dépassant largement les délais légaux
d’IVG dans tous les pays du monde, l’argument
ne peut être repris à leur compte par les
anti-avortement: l’embryon ne souffre pas.
Mais il arrive aussi que ce système d’alarme
(c’est-à-dire le système nerveux) fasse lui-même
l’objet d’une lésion entraînant son
dysfonctionnement: on a alors affaire aux
douleurs neuropathiques. Difficiles à
diagnostiquer, elles ont en outre la fâcheuse
caractéristique d’être rebelles aux antalgiques
classiques, le traitement s’articulant souvent
autour de la prise d’antidépresseurs ou
d’antiépileptiques. Elles peuvent affecter aussi
bien le système nerveux périphérique, comme
dans le cas des douleurs post-zostériennes
(survenant à la suite d’un zona), ou central,
comme dans les poussées de sclérose en plaques.
Les causes pouvant les engendrer étant aussi
nombreuses que variées, les douleurs
neuropathiques sont fréquentes, représentant un
quart des douleurs chroniques – entre 7 et 8%
des adultes en seraient victimes.
La meilleure compréhension de la douleur et
de ses rouages, que nous devons à la médecine et
à la neurologie modernes, a un intérêt qui
dépasse largement le cadre de la physiologie.
Ainsi, la connaissance du trajet suivi par le signal
douloureux une fois qu’il a franchi le tronc
cérébral et atteint l’encéphale jette-t-elle une vive
lumière sur le concept même de douleur. Et nous
permet par exemple de comprendre pourquoi la
douleur ne se réduit pas à une expérience
purement perceptive, sensitive.
L’APPORT DES NEUROSCIENCES
Après avoir traversé le tronc cérébral, le signal
douloureux passe par le thalamus, centre de
production des émotions: c’est ici que la
douleur acquiert sa composante émotionnelle.
Après le thalamus, le signal gagne le
néocortex, où la douleur est rationalisée et
contextualisée: dernière étape, tout aussi
importante que la précédente, puisqu’elle nous
permet de saisir pourquoi l’on souffre
différemment selon la manière dont on est
préparé à la douleur, sans quoi l’on serait bien
en peine d’expliquer le très réel et très puissant
effet placebo (voir encadré p. 34).
C’est également dans le néocortex
que la douleur, dûment enregistrée, acquiert
sa composante mémorielle: les expériences
douloureuses passées ne sont pas sans
conséquence sur la façon dont nous ressentirons
celles qui nous attendent; plusieurs études ont
montré que, plus on souffre dans sa petite
enfance, plus on est sensible à la douleur
quand on grandit. La mémoire aussi peut être
douloureuse…
Les résultats des neurosciences confirment
donc que la douleur, expérience tout à la fois
perceptive, émotionnelle et mémorielle, n’est pas,
comme l’écrit David Le Breton, «un fait
physiologique, mais un fait d’existence. Ce n’est pas
le corps qui souffre mais l’individu en son entier».
Cynthia Fleury ne dit pas autre chose lorsqu’elle
s’appuie sur les témoignages de ses patients en
analyse souffrant de douleurs chroniques pour
souligner à quel point celles-ci, loin de les faire
souffrir dans leur chair seule, les invalident en
tant qu’individus. «C’est en ce sens que je dis que
la douleur chronique constitue une "matrice",
même si c’est une matrice négative. Entre deux
crises, deux pics, il y a l’angoisse née de
l’anticipation de la prochaine, et cette angoisse est,
elle aussi, invalidante: le sujet ne se faisant plus
confiance, ne voulant pas se mettre dans une
situation de faillite, se prive, adopte une stratégie
d’évitement, qui le met en retrait. Qui le fragilise
dans sa vie sociale, professionnelle, affective»,
développe-t-elle. Une «spirale de vulnérabilité»
que viennent encore aggraver les mois, voire les
années d’errance diagnostique, lorsque ces
douleurs chroniques ne trouvent pas
d’explication évidente, que tous les examens
médicaux reviennent normaux… et que la
douleur pourtant persiste, comme c’est le cas
dans la fibromyalgie. «J’entends des patients qui
me disent: “Je ne sais plus si je ne suis pas en train
de me la raconter”, ou: “Je suis peut-être en
Coupe transversale de la tête et du cou,
parue dans l’encyclopédie Meyers, en 1924.
C’est dans le cerveau que tout se joue.
2020, l’Agence du
médicament a resserré les
conditions de délivrance du
tramadol, le plus consommé
en France (6,8 millions de
patients), obligeant la
consultation d’un médecin
pour renouveler l’ordonnance
de ce générique au moins
tous les trois mois, au lieu
d’une fois par an.
05. LE CANNABIS
THÉRAPEUTIQUE, MIROIR
AUX ALOUETTES ?
Le chanvre est l’une des
premières plantes
domestiquées par
l’homme. Attesté
en Chine dès 2500
av. J.-C., son usage
psychotrope
est également
abondamment cité au
xixe
siècle. Tout comme
pour la morphine, le
consensus médical était
jusqu’à peu d’éviter
la prescription de
cannabinoïdes dans la
douleur chronique non
cancéreuse en raison des
risques de dépendance,
d’autant que leur effet
analgésique semble
modeste, d’après
onze études
réalisées contre
placebo en 2015.
En dépit de
l’effervescence autour
de la légalisation du
cannabis, l’Agence nationale
du médicament reste
prudente avec un projet
d’expérimentation
sur «l’évaluation de
la pertinence et de
la faisabilité de la mise à
disposition du cannabis
thérapeutique en France».
SIX ANALGÉSIQUES PUISSANTS
06. L’ÉRÉNUMAB,
ANNONCEUR DE NOUVELLES
MOLÉCULES
L’identification du rôle clé
d’un peptide lié au
déclenchement des crises
de migraine a donné
naissance à une nouvelle
classe de traitements,
la première depuis les
triptans des années 1990.
Codéveloppé par Novartis
et Amgen, l’érénumab est
disponible aux États-Unis et
en Europe, mais pas encore
remboursé en France. Teva
et Eli Lilly sont aussi sur le
créneau. Dans l’arthrose,
le tanezumab, premier
représentant d’une nouvelle
catégorie de médicament
visant la transmission du
message douloureux vers
le cerveau, bénéficie d’une
procédure d’évaluation
accélérée aux États-Unis.
Codéveloppé par Pfizer
et Lilly, cet anticorps
monoclonal a l’avantage
de ne pas créer
d’accoutumance.
Teva et Regeneron étudient
un concurrent.
Florence Bauchard
38 – LES ECHOS WEEK-END
BUSINESS STORY LA DOULEUR
Le jus d’opium «pris à la grosseur d’un grain
d’orobe […] apaise toutes douleurs, aide à la
digestion, provoque à dormir et est bon à la toux
[…] Mais si on en boit en plus grande quantité,
il nuit grandement: car il fait tomber la personne
en léthargie, et enfin la fait mourir.» Ainsi
parlait Dioscoride, médecin et botaniste grec
du ier
siècle. C’est dire si l’utilisation de la
morphine, l’un des alcaloïdes dotés de propriétés
antalgiques (avec la codéïne et la thébaïne)
contenus dans le latex du pavot somnifère,
ne date pas d’hier! Comme les autres opioïdes,
la morphine bloque le signal nociceptif
à l’intérieur du cerveau. Des antalgiques plus
anodins comme le paracétamol ou l’acide
acétylsalicylique (principe actif de l’aspirine)
agissent sur le système nerveux périphérique.
MORPHINE, ARME SUPRÊME
train de m’installer dans cette identité de malade”.
Je leur réponds que malade ne constitue pas une
identité», raconte la psychanalyste.
Nous ne sommes pas égaux face à la douleur,
ne serait-ce qu’en raison de notre patrimoine
génétique qui prédétermine le nombre de nos
capteurs nociceptifs. Pour une même personne,
le seuil de tolérance à la douleur n’est d’ailleurs
pas constant tout au long de la vie et peut
fluctuer en fonction des circonstances. Il baissera
en cas de dépression ou, simplement, de
difficultés personnelles ou socioprofessionnelles;
à l’inverse, il augmentera dans certaines
situations extrêmes: les marathoniens voulant à
tout prix finir leur course ne ressentent pas la
douleur comme ils le feraient autrement, car
alors leur cerveau, qui dispose de plusieurs
mécanismes de contrôle et de modulation de
la douleur, libère massivement cette morphine
naturelle que sont les endorphines.
Mais, si le seuil de tolérance varie d’une
personne à l’autre (et, pour une même personne,
d’une situation à l’autre), il oscille également
d’une société et d’une époque à l’autre. Fait
intime (et même on ne peut plus intime), la
douleur est aussi, en même temps, un fait social,
avec lequel interfèrent la culture, l’éducation, les
valeurs morales, la religion. Le catholicisme est
une religion éminemment «doloriste»: entendre
par là qu’elle valorise, voire glorifie la douleur, à
commencer par celle de Jésus-Christ. Dans les
sociétés du passé, cadenassées par l’Église, «la
douleur était un puissant facteur d’ordre: si vous
plus, pour le bien de tous. Et, évidemment, on est
plus productif si l’on va bien que si l’on souffre.
La douleur a alors perdu sa raison d’être; dès lors,
elle devait être combattue par tous les moyens»,
poursuit la philosophe.
Même les vieux pays latins comme la France
se sont plus ou moins convertis à cette nouvelle
vision des choses. Mais avec retard, et mezzo
voce. La belle phrase de Bernanos – «Qui
cherche la vérité de l’homme doit s’emparer de sa
douleur» – n’aurait peut-être pas pu être écrite
au pays d’Adam Smith ou dans celui d’Henry
Ford. Et la France regarde encore ce puissant
antalgique qu’est la morphine avec une
prévention que n’ont pas l’Angleterre ou les
États-Unis – même s’il est vrai que, dans ce
dernier pays, l’absence de garde-fous vis-à-vis
des opioïdes a été à l’origine de ce qui restera
sans doute dans les annales comme l’une de
ses plus graves crises de santé publique.
DES PRÉJUGÉS TENACES
Sans nier les risques de dépendance que
peuvent entraîner, si leur prise n’est pas
strictement encadrée, non seulement la
morphine mais aussi d’autres opioïdes moins
puissants (dits «de palier 2» selon l’échelle de
l’Organisation mondiale de la santé, comme
le tramadol ou la codéïne), Alain Gahagnon
regrette les «préjugés tenaces» qui entourent
ces molécules et expliquent leur sous-utilisation,
en France, dans la lutte contre la douleur,
notamment celle des patients cancéreux.
Les insuffisances de notre pays dans la prise
en charge de la douleur ne se limitent pas à cette
question des opioïdes. Malgré les travaux
pionniers, dans les années 1990, de grands
médecins comme François Boureau à l’hôpital
Saint-Antoine ou Jean Bruxelles à Cochin,
malgré aussi les trois Plans douleur qui se sont
succédé au tournant des années 1990 et 2000,
cette prise en charge demeure loin d’être
optimale et très en deçà des besoins. Mais le vent
est peut-être en train de tourner. À cet égard, les
derniers mois ont été révélateurs. Le 21 octobre
2019, date de la journée mondiale de lutte contre
la douleur, 47 associations étaient montées
au créneau pour demander «en urgence une
reconnaissance et une prise en charge efficiente de
la douleur comme de la souffrance psychique qui y
est associée» et appeler les pouvoirs publics «à
faire de la douleur une véritable priorité des
politiques publiques de santé». Quatre jours plus
tard, le 25 octobre, l’Assemblée nationale votait
l’expérimentation du cannabis thérapeutique
voulue par le député LREM Olivier Véran,
devenu depuis ministre de la Santé – elle durera
deux ans et concernera quelque 3000 patients.
Avec ce feu vert, la France ne fait que rattraper
son retard: 17 pays de l’Union européenne ont
déjà autorisé des traitements à base de cannabis
médical. Sur ce sujet comme sur d’autres, Louis
XIV n’aurait peut-être pas supporté que la France
se retrouve en queue de peloton.
L’Homme de douleur,
peinture de Lucas
Cranach l’ancien
(vers 1515).
Le catholicisme est
une religion qui
valorise la douleur,
à commencer par
celle du Christ.
souffriez, c’était parce que vous aviez commis
un péché et que Dieu, qui sait tout, vous punissait
dans votre chair», analyse Cynthia Fleury.
Ce n’est nullement un hasard si le
changement de paradigme s’est produit dans les
pays de tradition protestante, avec les penseurs
libéraux, imprégnés de ce que le sociologue
Max Weber appellera plus tard «l’éthique du
protestantisme». «Dans cette éthique, le Créateur
attend des hommes qu’ils produisent toujours

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  • 1. 32 – LES ECHOS WEEK-END BUSINESS STORY VOYAGE AU BOUT DE LA DOULEUR Incommunicable, variable en fonction du ressenti et du passé de chacun, la douleur reste pour les médecins un mystère. Jusqu’ici mal étudiée, parfois négligée, elle fait aujourd’hui l’objet d’un regain d’intérêt. À l’occasion de la journée mondiale contre la douleur, le 19 octobre, un point sur les connaissances actuelles. Par Yann Verdo Slovaquie, 27 septembre 2015, autoportrait de l’Américain Kyle Thompson, tiré de la série «Stray».
  • 2. LES ECHOS WEEK-END – 33 LA DOULEUR e mot de douleur, tout simple qu’il est, contient mille maux.» La formule est de Marin Cureau de La Chambre, celui de ses médecins en qui Louis XIV avait peut-être le plus confiance. On peut supposer que l’homme de l’art savait de quoi il parlait, tant le Roi-Soleil eut à souffrir d’avanies physiques en tout genre, d’un bout à l’autre de son interminable règne: depuis la blennorragie qui lui était venue à l’âge des premières amours jusqu’aux insupportables attaques de goutte qui transformèrent ses dernières années de vie en calvaire, en passant par la fièvre typhoïde qui lui fit perdre d’un coup ses cheveux à la veille de ses 20 ans, les plus que probables calculs urinaires, l’arrachage de toute sa dentition supérieure gauche et la cicatrisation du palais avec des «pointes de feu»… Sans oublier, bien sûr, la légendaire fistule anale de 1686 pour laquelle le chirurgien Charles-François Félix mit au point un instrument (le bistouri «recourbé à la royale») qu’il eut la prudence d’essayer sur plusieurs dizaines d’indigents ramassés à l’hospice de Versailles – dont plusieurs succomberont – avant de l’introduire, avec les suées d’angoisse que l’on devine, dans le premier fondement du royaume. Un seul et même mot pour désigner mille maux différents. En écrivant cette phrase, Marin Cureau de La Chambre qui, en plus d’être médecin, était aussi un peu philosophe, voulait mettre le doigt sur ce qui reste encore aujourd’hui, pour nombre de penseurs de la douleur, l’un de ses traits essentiels: son incommunicabilité. Si elle est «sans doute l’expérience humaine la mieux partagée, avec celle de la mort», comme l’écrit l’anthropologue David Le Breton dans son Anthropologie de la douleur, la douleur est, en même temps, une expérience foncièrement impartageable, en ce sens que personne ne peut se mettre dans le corps d’autrui lorsque cet autre a mal et le dit ou le montre. «On ne peut jamais vivre la douleur de l’autre. Et c’est sans doute cela la vérité la plus terrible de la douleur: qu’elle n’est pas transférable. La douleur, plus encore que nul autre affect, nous rappelle à quel point nous sommes les seuls à pouvoir vivre ce que nous avons à vivre», écrit de son côté la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, qui a beaucoup travaillé sur le sujet depuis la parution de son essai Pretium doloris. Prenant acte de ce que les patients avaient des difficultés à «verbaliser» leur souffrance, et en tout cas ne la disaient pas en des termes suffisamment précis pour aider le médecin dans son diagnostic, Marin Cureau de La Chambre entreprit donc de rechercher et caractériser les signes universels, non verbaux, de la douleur: le visage qui se renfrogne, les sourcils qui se froncent, le corps qui se contracte voire se rétracte, le rire incontrôlable qui éclate… UNE PUPILLE RÉVÉLATRICE Quatre siècles plus tard, cette recherche se poursuit, avec d’autres moyens. En 2013, des parturientes se sont prêtées à une étrange expérience sous le regard attentif de chercheurs de l’Inserm. Tandis qu’elles accouchaient, une caméra braquée sur leurs yeux enregistrait, de fraction de seconde en fraction de seconde, les variations de taille de leur pupille: avant le début des contractions, après, avant la péridurale, après… L’analyse des films a montré que la pupille augmentait de diamètre et, en réaction à une stimulation lumineuse, se contractait davantage lorsque la douleur provoquée par les contractions se faisait plus intense: la douleur se lit dans la pupille! Pour bizarres qu’elles puissent paraître, les études de ce genre sont loin d’être anodines sur le plan de la clinique, ne serait-ce qu’en raison de toutes les situations dans lesquelles il est impossible de dire à quel point on a mal: que l’on songe aux patients en salle de réveil après une opération, à ceux dans le coma… Disposer d’un indicateur fiable, précisément étalonné, du niveau de douleur, serait d’un grand secours pour les médecins et en tout premier lieu pour les algologues, ces (malheureusement trop rares) médecins ayant choisi de se spécialiser dans l’étude et le traitement de la douleur. Le docteur Alain Gahagnon est l’un d’eux. Il s’est associé avec son confrère Martin Winckler (l’auteur du best-seller La Maladie de Sachs) pour publier une véritable somme de plus de 500 pages sur le Si le terme est apparu en 1976, on décrivait déjà le même syndrome sous un autre nom dès l’orée du xxe siècle. Et pourtant! La fibromyalgie n’a été reconnue par l’Assurance maladie, en France, qu’en septembre 2017. Maladie douloureuse chronique la plus répandue (elle affecterait entre 2 et 4% de la population, L’ÉNIGME DE LA FIBROMYALGIE principalement des femmes), cette pathologie se traduit par des douleurs diffuses et persistantes, que la médecine s’explique mal: le cerveau interprète les messages sensitifs envoyés par les muscles et les articulations comme s’ils étaient douloureux. Et c’est bien parce qu’elle met en échec l'«evidence- based medicine» que cette dernière la nie. Ce qui n’est pas sans conséquence sur le moral des patients: à force d’être vus comme des malades imaginaires, ceux-ci, souvent, sombrent dans l’anxiété et la dépression.
  • 3. 34 – LES ECHOS WEEK-END BUSINESS STORY sujet, Tu comprendras ta douleur (Fayard, octobre 2019). Dans leur ouvrage, les deux auteurs insistent sur un point qui vient compliquer encore ce qui a été dit plus haut à propos de l’incommunicabilité de la douleur: les biais de perception auxquels elle donne lieu. Des biais inévitables du fait que chacun, eût-il prêté serment à Hippocrate, perçoit, tolère et donc (s’il est médecin) reconnaît et évalue la douleur d’autrui en fonction de son vécu et de ses a priori. Si ces biais sont inévitables, il se trouve qu’ils pénalisent bien plus les femmes que les hommes. DEUX POIDS, DEUX MESURES «Il est connu, nous explique Alain Gahagnon, que la douleur des femmes a tendance à être minimisée par le personnel médical, et que celles-ci sont par conséquent, en moyenne, moins bien soulagées que les hommes, alors même que de nombreux travaux suggèrent que, à stimuli égaux, elles ressentent davantage de douleur qu’eux.» Pourquoi? «Il traîne encore l’idée que les femmes, lorsqu’elles disent leur douleur, la décriraient de façon moins factuelle, plus émotionnelle, bref, qu’elles “en rajouteraient”», répond l’algologue. «C’est un enfant du patriarcat médical, une rémanence de la “femme hystérique” du xixe siècle», abonde Cynthia Fleury qui précise que les médecins – hommes ou femmes – qui donnent dans ce biais le font le plus souvent «malgré eux». Ce «deux poids, deux mesures» est d’autant plus choquant et inadmissible que, sans doute pour des raisons hormonales, les femmes sont bien plus sujettes que les hommes à des douleurs chroniques. La migraine, qui affecte plus de 10% de la population, touche trois femmes pour un homme. Le syndrome de l’intestin irritable (5% de la population), deux pour un. La fibromyalgie, cette maladie chronique caractérisée par des douleurs musculaires et articulaires diffuses et qui a longtemps été niée par une large partie du corps médical, pour la seule raison qu’elle n’en comprenait pas l’origine, frappe à plus de 80% des femmes (voir encadré p. 33). Dans le cas de la migraine, le rôle des hormones a été clairement mis en évidence. Plus généralement, il est probable que les œstrogènes sensibilisent davantage à la douleur que la testostérone: comment expliquer autrement que les femmes transgenres, qui absorbent des hormones féminines, souffrent plus souvent de douleurs chroniques qu’avant leur transition? D’après les données collectées à l’occasion de la parution en 2017 d’un «Livre blanc de la douleur», pas moins de 12 millions de Français, hommes ou femmes – soit 18% de la population –, souffriraient de douleurs chroniques. Et, chiffre à peine croyable, 70% d’entre eux ne recevraient pas un traitement approprié! Une situation en complet décalage avec le Code de la santé publique qui garantit pour chaque malade le droit de recevoir «le meilleur apaisement possible de [sa] souffrance au regard des connaissances médicales avérées»: la loi faisant du soulagement de la douleur un droit fondamental du malade remonte pourtant à Bernard Kouchner, il y a dix-huit ans… UN CRIANT MANQUE DE FORMATION Si la prise en compte – et en charge – de la douleur par le corps médical, et notamment en milieu hospitalier, laisse encore cruellement à désirer, c’est peut-être tout simplement parce que soulager une douleur, quelle qu’elle soit, constitue rarement un acte d’une haute technicité, donc potentiellement rentable pour un hôpital ou une clinique. Et c’est aussi, encore plus simplement, par manque de formation des médecins. Même si la douleur constitue le premier motif de consultation, tant aux urgences qu’en médecine générale, les études de médecine lui réservent encore la portion congrue. «Sur l’ensemble du cursus, le nombre d’heures de cours spécifiquement dédiées à la douleur n’est que de vingt. C’est beaucoup trop peu pour un sujet aussi vaste», se désole Alain Gahagnon, qui cite deux thèses récentes (de 2013 et 2015) démontrant que les étudiants en médecine, quand ils commencent leur internat, ne se sentent pas assez formés dans ce domaine. Il y aurait pourtant beaucoup à leur enseigner, tant les «connaissances médicales avérées» invoquées par le Code de la santé publique ont fait de progrès depuis le temps de Marin Cureau de La Chambre. Le principal tournant remonte aux années 1960, lorsque deux neuroscientifiques du Massachusetts Institute of Technology, le Québécois Ronald Melzack et le Britannique Patrick Wall, ont donné au cerveau La douleur a un coût socio-économique qui dépasse celui des maladies cardiovasculaires, du cancer et du diabète combinés. Si les molécules découvertes entre la fin du xixe siècle et les années 1950 couvrent les trois quarts des situations, la douleur chronique reste un problème, selon la SFETD, société savante d’étude de la douleur, que ne parviennent à résoudre ni la morphine ni le chanvre. Des laboratoires cherchent de nouvelles molécules sur un marché mondial estimé à plus de 30 milliards de dollars annuels. Tour d’horizon des principales armes antidouleur actuellement disponibles. 01. L’ASPIRINE, STAR EN PERTE DE VITESSE Aujourd’hui «génériquée», cette molécule a une longue histoire. D’origine latine, son nom provient de salix ou «saule», l’acide ayant été isolé pour la première fois dans l’écorce de cet arbre. Dès 1853, le chimiste français Charles-Frédéric Gerhardt obtient de l’acide acétylsalicylique impur, et un demi-siècle plus tard l’allemand Félix Hoffmann élaborera une version pure. En 1899, Bayer est le premier à déposer un brevet sur l’Aspirin, qui fera sa fortune. Concurrencé par la Société chimique des usines du Rhône (devenue Rhône- Poulenc) à partir de 1914-18, l’Allemand finira par lui racheter en 1997 son anti-inflammatoire non stéroïdien. Aujourd’hui, Bayer et Upsa, fondé en 1935 à Agen et aujourd’hui propriété du japonais Taisho, dominent le marché de l’aspirine. La toxicité digestive de la molécule a toutefois favorisé l’essor du paracétamol contre les douleurs légères à modérées. 02.LE PARACÉTAMOL, LE PLUS PRESCRIT AU MONDE Découvertes par deux médecins au hasard d’une erreur de livraison, il y a plus d’un siècle, les propriétés antipyrétiques (anti-fièvre) de l’acétanilide ne seront véritablement exploitées en Occident qu’à partir des années 1950. Numéro 1 des antidouleur prescrits car bien toléré, le paracétamol s’est révélé efficace face aux principaux symptômes du Covid-19. De quoi susciter une ruée en pharmacie au début du confinement – le gouvernement français a dû rationner les ventes. SIX ANALGÉSIQUES PUISSANTS Tout traitement ou procédé thérapeutique comporte un effet placebo, de sorte que l’on a toujours l’équation suivante: effet thérapeutique d’un traitement = effet spécifique + effet placebo. C’est vrai aussi bien pour l’aspirine que pour l’acupuncture. Cet effet placebo, tout aussi biologique que l’effet spécifique du principe actif du médicament, est probablement lié à la fabrication d’endorphines (morphine naturelle) par le cerveau du patient au moment où on lui administre le placebo. Il est d’ailleurs visible en imagerie cérébrale, les IRM montrant que l’administration d’un placebo active les mêmes zones du cerveau que la prise de morphine. On estime que l’atténuation de la douleur ainsi obtenue équivaut à la moitié de celle qu’induit la prise de morphine. MERVEILLES DE L’EFFET PLACEBO
  • 4. LES ECHOS WEEK-END – 35 LA DOULEUR La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, auteur notamment de Pretium doloris. le rôle central dans cette affaire: c’est dans les cellules grises, et non dans l’organe qui souffre, que naît la douleur. Tout comme il produit le chagrin ou la joie, la peur ou le dégoût, le cerveau, et lui seul, produit la sensation douloureuse, sans quoi on s’expliquerait difficilement comment il arrive aux personnes amputées de continuer de souffrir dans leur membre manquant – le fameux syndrome du membre fantôme. Plus généralement, ce caractère essentiellement cérébral permet qu’on puisse souffrir de douleurs chroniques en l’absence de toute maladie ou lésion visibles. LE CHEMIN DE LA DOULEUR Si le distinguo entre douleurs chroniques et aiguës est bien connu, médecins et algologues lui en superposent un autre, plus fondamental: aux yeux de l’homme de l’art, la douleur est soit nociceptive, soit neuropathique. Le système nociceptif (du latin nocere, nuire) déclenche ce qu’on a pu appeler la «douleur-sentinelle», cette sirène qui se fait bruyamment entendre chaque fois que notre corps est agressé de l’extérieur ou que quelque chose dysfonctionne à l’intérieur de notre organisme: vous posez par mégarde votre main sur une plaque de cuisson brûlante; aussitôt, la zone lésée réagit en fabriquant des substances chimiques, les prostaglandines; celles-ci activent les nocicepteurs thermiques, ces capteurs situés aux extrémités des nerfs sensitifs (qui font remonter l’information de la périphérie au cerveau, par opposition aux nerfs moteurs la faisant descendre en sens inverse) qui tapissent toute la surface de notre peau. C’est seulement lorsque le signal douloureux, s’étant frayé un chemin jusqu’à la tête via la moelle épinière, gagne le tronc cérébral puis le cerveau, que la douleur est effectivement ressentie… et que l’imprudent retire prestement sa main. Ironie de la physiologie humaine, le cerveau, L’Hexagone a la chance d’abriter trois sites de production, dont la méga- usine de Lisieux (1 million de boîtes par jour) du géant mondial Sanofi. Seul hic, le principe actif doit être importé d’Asie et d’Amérique du Nord. L’État plaide pour le rapatriement à moyen terme de la fabrication en France. En dépit des génériques, les marques Doliprane (Sanofi) et, dans une moindre mesure Dafalgan (Upsa), ont réussi l’exploit de conserver l’essentiel du marché français. 03. L’IBUPROFÈNE, ANTI- INFLAMMATOIRE DE CHOIX Développé dans les années 1960 par le docteur Stewart Adams au sein du laboratoire britannique Boots, cette molécule inhibe la synthèse des prostaglandines à l’origine de la douleur et de l’inflammation. Moins toxique que le phénylbutazone et la cortisone, les anti- inflammatoires courants de l’époque, l’ibuprofène a d’abord été lancé en 1969 pour traiter la polyarthrite rhumatoïde. À partir de 1983, il a pu être délivré sans ordonnance contre les douleurs modérées et intenses liées aux dents, aux courbatures ou aux règles. Nurofen, la marque la plus connue en Europe avec Advil (GSK), appartient aujourd’hui à Reckitt Benckiser, le pôle santé et hygiène du conglomérat JAB Holding. Fluidifiant du sang, mais moins que l’aspirine, il est contre- indiqué en cas d’ulcère, d’hémorragie ou de grossesse. 04. LES OPIOÏDES, ARME ABSOLUE ET REDOUTABLE Les dérivés morphiniques sont très efficaces contre les douleurs sévères, mais leur usage prolongé expose les patients à des risques de dépendance et des effets indésirables graves. Si la France n’a pas connu de crise comparable à l’épidémie observée aux États-Unis, où 300000 personnes sont mortes par overdose depuis 2000, l’Agence nationale de sécurité du médicament relevait en 2019 «une augmentation des cas de trouble d’usage, ainsi que d’intoxication et de décès». D’où un encadrement de plus en plus strict: début
  • 5. 36 – LES ECHOS WEEK-END BUSINESS STORY LA DOULEUR où tout se joue, est le seul de nos organes à être dépourvu de capteurs nociceptifs: une fois votre crâne ouvert, un chirurgien pourrait vous charcuter joyeusement la matière grise sans provoquer le moindre désagrément physique… Par parenthèses, ces voies de perception de la douleur sont en place et opérationnelles dès la 25e semaine de grossesse, d’où il résulte que les nourrissons, contrairement à ce que la science médicale a longtemps cru, y sont eux aussi sensibles. Cependant, ce seuil de vingt-cinq semaines dépassant largement les délais légaux d’IVG dans tous les pays du monde, l’argument ne peut être repris à leur compte par les anti-avortement: l’embryon ne souffre pas. Mais il arrive aussi que ce système d’alarme (c’est-à-dire le système nerveux) fasse lui-même l’objet d’une lésion entraînant son dysfonctionnement: on a alors affaire aux douleurs neuropathiques. Difficiles à diagnostiquer, elles ont en outre la fâcheuse caractéristique d’être rebelles aux antalgiques classiques, le traitement s’articulant souvent autour de la prise d’antidépresseurs ou d’antiépileptiques. Elles peuvent affecter aussi bien le système nerveux périphérique, comme dans le cas des douleurs post-zostériennes (survenant à la suite d’un zona), ou central, comme dans les poussées de sclérose en plaques. Les causes pouvant les engendrer étant aussi nombreuses que variées, les douleurs neuropathiques sont fréquentes, représentant un quart des douleurs chroniques – entre 7 et 8% des adultes en seraient victimes. La meilleure compréhension de la douleur et de ses rouages, que nous devons à la médecine et à la neurologie modernes, a un intérêt qui dépasse largement le cadre de la physiologie. Ainsi, la connaissance du trajet suivi par le signal douloureux une fois qu’il a franchi le tronc cérébral et atteint l’encéphale jette-t-elle une vive lumière sur le concept même de douleur. Et nous permet par exemple de comprendre pourquoi la douleur ne se réduit pas à une expérience purement perceptive, sensitive. L’APPORT DES NEUROSCIENCES Après avoir traversé le tronc cérébral, le signal douloureux passe par le thalamus, centre de production des émotions: c’est ici que la douleur acquiert sa composante émotionnelle. Après le thalamus, le signal gagne le néocortex, où la douleur est rationalisée et contextualisée: dernière étape, tout aussi importante que la précédente, puisqu’elle nous permet de saisir pourquoi l’on souffre différemment selon la manière dont on est préparé à la douleur, sans quoi l’on serait bien en peine d’expliquer le très réel et très puissant effet placebo (voir encadré p. 34). C’est également dans le néocortex que la douleur, dûment enregistrée, acquiert sa composante mémorielle: les expériences douloureuses passées ne sont pas sans conséquence sur la façon dont nous ressentirons celles qui nous attendent; plusieurs études ont montré que, plus on souffre dans sa petite enfance, plus on est sensible à la douleur quand on grandit. La mémoire aussi peut être douloureuse… Les résultats des neurosciences confirment donc que la douleur, expérience tout à la fois perceptive, émotionnelle et mémorielle, n’est pas, comme l’écrit David Le Breton, «un fait physiologique, mais un fait d’existence. Ce n’est pas le corps qui souffre mais l’individu en son entier». Cynthia Fleury ne dit pas autre chose lorsqu’elle s’appuie sur les témoignages de ses patients en analyse souffrant de douleurs chroniques pour souligner à quel point celles-ci, loin de les faire souffrir dans leur chair seule, les invalident en tant qu’individus. «C’est en ce sens que je dis que la douleur chronique constitue une "matrice", même si c’est une matrice négative. Entre deux crises, deux pics, il y a l’angoisse née de l’anticipation de la prochaine, et cette angoisse est, elle aussi, invalidante: le sujet ne se faisant plus confiance, ne voulant pas se mettre dans une situation de faillite, se prive, adopte une stratégie d’évitement, qui le met en retrait. Qui le fragilise dans sa vie sociale, professionnelle, affective», développe-t-elle. Une «spirale de vulnérabilité» que viennent encore aggraver les mois, voire les années d’errance diagnostique, lorsque ces douleurs chroniques ne trouvent pas d’explication évidente, que tous les examens médicaux reviennent normaux… et que la douleur pourtant persiste, comme c’est le cas dans la fibromyalgie. «J’entends des patients qui me disent: “Je ne sais plus si je ne suis pas en train de me la raconter”, ou: “Je suis peut-être en Coupe transversale de la tête et du cou, parue dans l’encyclopédie Meyers, en 1924. C’est dans le cerveau que tout se joue. 2020, l’Agence du médicament a resserré les conditions de délivrance du tramadol, le plus consommé en France (6,8 millions de patients), obligeant la consultation d’un médecin pour renouveler l’ordonnance de ce générique au moins tous les trois mois, au lieu d’une fois par an. 05. LE CANNABIS THÉRAPEUTIQUE, MIROIR AUX ALOUETTES ? Le chanvre est l’une des premières plantes domestiquées par l’homme. Attesté en Chine dès 2500 av. J.-C., son usage psychotrope est également abondamment cité au xixe siècle. Tout comme pour la morphine, le consensus médical était jusqu’à peu d’éviter la prescription de cannabinoïdes dans la douleur chronique non cancéreuse en raison des risques de dépendance, d’autant que leur effet analgésique semble modeste, d’après onze études réalisées contre placebo en 2015. En dépit de l’effervescence autour de la légalisation du cannabis, l’Agence nationale du médicament reste prudente avec un projet d’expérimentation sur «l’évaluation de la pertinence et de la faisabilité de la mise à disposition du cannabis thérapeutique en France». SIX ANALGÉSIQUES PUISSANTS 06. L’ÉRÉNUMAB, ANNONCEUR DE NOUVELLES MOLÉCULES L’identification du rôle clé d’un peptide lié au déclenchement des crises de migraine a donné naissance à une nouvelle classe de traitements, la première depuis les triptans des années 1990. Codéveloppé par Novartis et Amgen, l’érénumab est disponible aux États-Unis et en Europe, mais pas encore remboursé en France. Teva et Eli Lilly sont aussi sur le créneau. Dans l’arthrose, le tanezumab, premier représentant d’une nouvelle catégorie de médicament visant la transmission du message douloureux vers le cerveau, bénéficie d’une procédure d’évaluation accélérée aux États-Unis. Codéveloppé par Pfizer et Lilly, cet anticorps monoclonal a l’avantage de ne pas créer d’accoutumance. Teva et Regeneron étudient un concurrent. Florence Bauchard
  • 6. 38 – LES ECHOS WEEK-END BUSINESS STORY LA DOULEUR Le jus d’opium «pris à la grosseur d’un grain d’orobe […] apaise toutes douleurs, aide à la digestion, provoque à dormir et est bon à la toux […] Mais si on en boit en plus grande quantité, il nuit grandement: car il fait tomber la personne en léthargie, et enfin la fait mourir.» Ainsi parlait Dioscoride, médecin et botaniste grec du ier siècle. C’est dire si l’utilisation de la morphine, l’un des alcaloïdes dotés de propriétés antalgiques (avec la codéïne et la thébaïne) contenus dans le latex du pavot somnifère, ne date pas d’hier! Comme les autres opioïdes, la morphine bloque le signal nociceptif à l’intérieur du cerveau. Des antalgiques plus anodins comme le paracétamol ou l’acide acétylsalicylique (principe actif de l’aspirine) agissent sur le système nerveux périphérique. MORPHINE, ARME SUPRÊME train de m’installer dans cette identité de malade”. Je leur réponds que malade ne constitue pas une identité», raconte la psychanalyste. Nous ne sommes pas égaux face à la douleur, ne serait-ce qu’en raison de notre patrimoine génétique qui prédétermine le nombre de nos capteurs nociceptifs. Pour une même personne, le seuil de tolérance à la douleur n’est d’ailleurs pas constant tout au long de la vie et peut fluctuer en fonction des circonstances. Il baissera en cas de dépression ou, simplement, de difficultés personnelles ou socioprofessionnelles; à l’inverse, il augmentera dans certaines situations extrêmes: les marathoniens voulant à tout prix finir leur course ne ressentent pas la douleur comme ils le feraient autrement, car alors leur cerveau, qui dispose de plusieurs mécanismes de contrôle et de modulation de la douleur, libère massivement cette morphine naturelle que sont les endorphines. Mais, si le seuil de tolérance varie d’une personne à l’autre (et, pour une même personne, d’une situation à l’autre), il oscille également d’une société et d’une époque à l’autre. Fait intime (et même on ne peut plus intime), la douleur est aussi, en même temps, un fait social, avec lequel interfèrent la culture, l’éducation, les valeurs morales, la religion. Le catholicisme est une religion éminemment «doloriste»: entendre par là qu’elle valorise, voire glorifie la douleur, à commencer par celle de Jésus-Christ. Dans les sociétés du passé, cadenassées par l’Église, «la douleur était un puissant facteur d’ordre: si vous plus, pour le bien de tous. Et, évidemment, on est plus productif si l’on va bien que si l’on souffre. La douleur a alors perdu sa raison d’être; dès lors, elle devait être combattue par tous les moyens», poursuit la philosophe. Même les vieux pays latins comme la France se sont plus ou moins convertis à cette nouvelle vision des choses. Mais avec retard, et mezzo voce. La belle phrase de Bernanos – «Qui cherche la vérité de l’homme doit s’emparer de sa douleur» – n’aurait peut-être pas pu être écrite au pays d’Adam Smith ou dans celui d’Henry Ford. Et la France regarde encore ce puissant antalgique qu’est la morphine avec une prévention que n’ont pas l’Angleterre ou les États-Unis – même s’il est vrai que, dans ce dernier pays, l’absence de garde-fous vis-à-vis des opioïdes a été à l’origine de ce qui restera sans doute dans les annales comme l’une de ses plus graves crises de santé publique. DES PRÉJUGÉS TENACES Sans nier les risques de dépendance que peuvent entraîner, si leur prise n’est pas strictement encadrée, non seulement la morphine mais aussi d’autres opioïdes moins puissants (dits «de palier 2» selon l’échelle de l’Organisation mondiale de la santé, comme le tramadol ou la codéïne), Alain Gahagnon regrette les «préjugés tenaces» qui entourent ces molécules et expliquent leur sous-utilisation, en France, dans la lutte contre la douleur, notamment celle des patients cancéreux. Les insuffisances de notre pays dans la prise en charge de la douleur ne se limitent pas à cette question des opioïdes. Malgré les travaux pionniers, dans les années 1990, de grands médecins comme François Boureau à l’hôpital Saint-Antoine ou Jean Bruxelles à Cochin, malgré aussi les trois Plans douleur qui se sont succédé au tournant des années 1990 et 2000, cette prise en charge demeure loin d’être optimale et très en deçà des besoins. Mais le vent est peut-être en train de tourner. À cet égard, les derniers mois ont été révélateurs. Le 21 octobre 2019, date de la journée mondiale de lutte contre la douleur, 47 associations étaient montées au créneau pour demander «en urgence une reconnaissance et une prise en charge efficiente de la douleur comme de la souffrance psychique qui y est associée» et appeler les pouvoirs publics «à faire de la douleur une véritable priorité des politiques publiques de santé». Quatre jours plus tard, le 25 octobre, l’Assemblée nationale votait l’expérimentation du cannabis thérapeutique voulue par le député LREM Olivier Véran, devenu depuis ministre de la Santé – elle durera deux ans et concernera quelque 3000 patients. Avec ce feu vert, la France ne fait que rattraper son retard: 17 pays de l’Union européenne ont déjà autorisé des traitements à base de cannabis médical. Sur ce sujet comme sur d’autres, Louis XIV n’aurait peut-être pas supporté que la France se retrouve en queue de peloton. L’Homme de douleur, peinture de Lucas Cranach l’ancien (vers 1515). Le catholicisme est une religion qui valorise la douleur, à commencer par celle du Christ. souffriez, c’était parce que vous aviez commis un péché et que Dieu, qui sait tout, vous punissait dans votre chair», analyse Cynthia Fleury. Ce n’est nullement un hasard si le changement de paradigme s’est produit dans les pays de tradition protestante, avec les penseurs libéraux, imprégnés de ce que le sociologue Max Weber appellera plus tard «l’éthique du protestantisme». «Dans cette éthique, le Créateur attend des hommes qu’ils produisent toujours