3. a/ tranche(s):
• 6 sens concrets: nous retenons « bord de faible épaisseur »
• 4 sens abstraits: nous retenons « partie séparée arbitrairement dans le
temps », dans ce sens nous disons « une tranche de vie » (qui signifie une
description réaliste de la vie quotidienne).
b/ amer(ères):
pour ce mot nous retenons le sens figuré qui signifie tout « ce qui est cause de
chagrin, de rancœur ».
c/ la vie:
Le mot a plusieurs sens nous retenons: la vie = « la participation au monde
réel ».
La mise en relation des trois mots: vie + tranches + amères nous permet
d’arriver aux interprétations suivantes: 3
4. 1- Sur le plan thématique: il s’agit dans ces nouvelles de relater l’expérience
d’ « une participation au monde réel » qui est:
éphémère ( « de faible épaisseur »)
amère ( « pleine de chagrin, de rancœur et de ressentiment tenace »)
Plusieurs titres des nouvelles incluses dans ce recueil vérifient, d’une manière
concrète, ces hypothèses.
Exemples:
Crépuscule (p.11) qui signifie « lumière incertaine qui succède immédiatement
au coucher du soleil / le sens figuré de ce mot signifie « déclin, fin, vieillesse ».
A la dérive (p.23) qui est une locution adverbiale signifiant « hors de tout
contrôle et de toute autorité ».
Rage (p.47) qui signifie « un mouvement de colère, de dépit extrêmement
violent qui rend agressif ».
Remords (p.63), Deuil (p.67), Misère (p.73)… tous ces titres connotent
l’amertume de ces tranches de vie. 4
6. 6
2- Sur le plan formel:
Le sens du mot « tranche » nous renvoie à l’aspect formel de la nouvelle qui
est un texte:
Court.
Met en scène peu de personnages.
Raconte une intrigue basée principalement sur l’évolution
psychologique du personnage central.
Une chute de la narration sous forme d’un dénouement de
l’histoire surprenant et inattendu.
Le mot « vie » nous permet de supposer qu’il ne s’agit pas de nouvelles
fantastiques, étranges ou autre mais plutôt de nouvelles réalistes ancrées dans
le quotidien.
7. 7
Pour que notre présentation soit plus efficace j’ai opté pour l’analyse de l’une des
nouvelles de ce recueil. Il s’agit de la nouvelle « Rose épanouie » (p. 13 à p.22)
8. 8
• Stabilité: personnage central jeune/fonctionnaire dans
une agence bancaire.1. Situation initiale
• Perturbation: une femme dans les cinquantaine arrive à la
banque pour demander un crédit/elle attire l’attention du
jeune employé de banque: coup de foudre.
2. Élément déclencheur
• La dame revient à la banque plusieurs fois pour s’assurer de l’acceptation du
crédit/ chaque fois, c’est ce jeune employé qui l’accueil/ lui téléphone plusieurs
fois/ va pour la voir près de la porte du lycée où elle travaille… ( comportement
d’un amoureux).
3. Le déroulement
• La fuite: changer de ville/ accepter un poste dans une
ville lointaine/ se sentir léger, libéré, guéri de cet
amour.
4. Le dénouement
• La dame suit le jeune homme dans cette ville lointaine
et le retrouve dans son travail/ elle était pâle, amaigrie,
flétrie.
5. Situation finale
inattendue
9. 9
Axe de communication
Axe du vouloir
Axe du pouvoir
Cf. Schéma actantiel de A.J. Greimas (1986: 180)
Destinateur
(celui, ce qui incite à agir)
[Coup de foudre]
Destinataire
(celui, celle à qui bénéficie la
mission)
[Le jeune homme]
Sujet
(Personnage qui désire
quelque chose ou quelqu’un)
[Le jeune homme]
Objet
(celui, celle, ce que le héros
cherche à obtenir
[Une femme (Mme
Hassani)]
Adjuvant
(quelque chose, quelqu’un qui
aide le sujet à atteindre son but)
[La banque, Le crédit
demandé par Mme Hassani]
Opposant
(quelque chose ou quelqu’un
qui entrave la quête du sujet)
[l’âge de Mme Hassani, le
regard de la société]
10. 10
Sur l’axe de communication, l’installation du coup de foudre comme
événement psychologique incontrôlable destine le jeune homme à chercher la
conjonction avec l’objet aimé Mme Hassani.
Sur l’axe du vouloir le jeune homme entreprend toute une quête pour acquérir
l’objet de son désir Mme Hassani.
Sur l’axe du pouvoir: la fréquence des visites de Mme Hassani ont amplifié
l’idée de la possibilité de cet amour. Par contre, l’âge de cette dame et son
statut social vont devenir le vrai obstacle pour l’actualisation de cette
inclination.
l’action dramatique va naître du conflit entre le vouloir et le pouvoir
11. 11
Ainsi, se dégage de ces remarques un thème principal
à savoir: la quête amoureuse
12. 12
Roland Barthes nous précise que le coup de foudre est un ravissement
« Episode réputé initial (…) au cours duquel le sujet amoureux se
trouve "ravi" (capturé et enchanté) par l’image de l’objet aimé (non
populaire: coup de foudre; nom savant: énamoration) »
[Roland Barthes, Fragment d’un discours amoureux, Paris, éditions du Seuil, coll. « Tel
Quel », 1977, p.223.]
13. 13
Dans cette nouvelle le ravissement s’est réalisé dès le premier regard jeté sur
cette femme:
Ce regard n’a pas visé la beauté du visage ou celle du corps dans sa totalité mais
plutôt des façons de faire: « façon de demander les informations », « façon de
parler », « façon de réfléchir », « façon d’écouter » pour arriver à la conclusion
« je n’avais jamais parlé avec une femme d’un tel profil ».
Ainsi, dès ce premier regard le personnage a senti l’impact du rapt à travers
l’utilisation du verbe captiver.
14. 14
Être ravi alors c’est trouver l’être atypique, inclassable qui répond au désir
enfoui dans nos profondeurs:
« (…) est atepos l’autre que j’aime et qui me fascine. Je ne puis le
classer, puisqu’il est précisément l’Unique, l’Image singulière qui est
venue miraculeusement répondre à la spécialité de mon désir. C’est la
figure de ma vérité, il ne peut être pris dans aucun stéréotype (qui est
la vérité des autres) »
[Roland Barthes, Fragment d’un discours amoureux, Paris, éditions du Seuil, coll. « Tel
Quel », 1977, p.223.]
15. 15
Ce ravissement inhibe les possibilités de la raison et installe une logique
"illogique" dans laquelle la jonction voire la fusion avec l’être aimé est le seul
désir qui donne sens à la vie:
« La passion amoureuse nous enlève le temps de notre vie, nous enlève
la vie et nous donne en échange un délire »
Marcel Conche, Analyse de l’amour et autres sujets, Paris, P.U.F., coll. « Perspectives
critiques, 1997, p. 19.
16. 16
La raison chez le héros de cette nouvelle s’éclipse doucement pour laisser place à
la rêverie et à l’inaction.
17. 17
La répétition du mot « image » dans cette narration n’est pas gratuite: sur le choc
du coup de foudre l’énamouré laisse la réalité de l’être aimé à part et commence à
se forger une image dans laquelle cet être aimé sera idéalisé. Il s’agit bel et bien de
la cristallisation telle qu’elle est définie par Stendhal:
« On se plaît à orner de mille perfections une femme de l’amour de
laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une
complaisance infinie. Cela se réduit à exagérer une propriété superbe,
qui vient de nous tomber du ciel, que l’on ne connaît pas, et de la
possession de laquelle on est assuré. »,
Stendhal, De l’Amour, Hypérion,1936 p.3-7 .
18. 18
N’est-ce pas là l’aveuglement de l’amoureux dont nous parle Lucrèce dans De
la nature ?
«(…) Une peau noire a la couleur du miel ; une femme malpropre et
puante est une beauté négligée ; a-t-elle les yeux verts, c’est une autre
Pallas ; est-elle toute de cordes et de bois, c’est une gazelle ; une naine,
une sorte de pygmée, est l’une des Grâces, un pur grain de sel ; une
géante colossale est une merveille, pleine de majesté. La bègue, qui ne
sait dire mot, gazouille ; la muette est pleine de modestie (…) »
Lucrèce, De la nature, Livre IV, tome II, (Traduction Alfred Ernout), Paris, Les Belles Lettres,
« Collection des universités de France », 1964, p.46.
19. 19
Cette idéalisation de l’image de la dame aimée conduit le héros à lui donner un
autre nom adéquat avec la femme imaginée:
Mme Hassani Rose épanouie
20. 20
Voilà ce que le personnage dit à ce propos:
Dès lors, le personnage principal entre dans ce que Roland Barthes appelle la
phase de l’exploration: il cherchera à déterminer toutes les qualités qui vont
renforcer sa passion pour cette femme:
21. 21
L’idéalisation de l’image de la femme aimée conduit à la négation totale de la
réalité. Il n’y aura plus Mme Hassani, il n’y aura question que de Rose
épanouie:
« L’amoureux (…) n’a d’yeux, d’écoute, de sensibilité que pour la
vérité inventive de celle qu’il aime, sa limpidité singulière, son
innocence véridique, son charme et sa grâce pour tout dire; vérité en
son mystère, désencombrée des pseudo-maîtrises d’un savoir sur
l’autre et sur soi-même »
Yves Pringent, L’Existence amoureuse, Paris, éd. Descalée de Brouwer, 1990, p.34.
22. 22
Une fois la conjonction avec cette image idéalisée s’est avérée impossible le héros
a commencé à vivre un certain dérèglement:
- Refus de reconnaître la réalité : « je ne l’écoutais plus » (p.17)
- Crise de colère : « s’il vous plaît, madame, ne m’appelez jamais mon fils »
(p.17).
- Sentir des remords : « Le soir, les remords m’assaillirent » (p.17).
- Redouter l’absence de la personne aimée: « Ce que je redoutais le plus arriva,
(…) elle n’avait plus aucune raison de venir à l’agence » (p.18).
- Aller à la recherche de l’être aimé absent: « Honteux comme l’un de ses élèves
pris en faute, je m’enfuis » (p.19)
- Douleur psychologique: « je ne supportai pas ce sevrage si dur. Je sombrai
dans une sorte de tristesse, une crise de mélancolie. » (p.19)
- Dérangement physique: « je perdis l’appétit et le sommeil. J’avais pris le
chemin de la dépression ».
23. 23
La fuite du jeune homme loin de la ville où cette dame habite est le résultat
incontournable de son absence auquel il ne trouve pas de remède:
Ce jeune homme perd le repère qui lui permet de continuer à supporter
l’intraitable de cette situation: voir l’être aimé, même de loin, soutient la passion,
son absence au contraire rend le sentiment insupportable
24. 24
Voici comment Roland Barthes commente cette situation:
« Je suis abandonné de l’autre, mais cet abandon se redouble de
l’abandon dont il est saisi lui-même; son image est de la sorte lavée,
liquidée; je ne puis plus me soutenir de rien, pas même du désir que
l’autre porterait ailleurs: je suis dans le deuil d’un objet lui-même
endeuillé »
[Roland Barthes, Fragment d’un discours amoureux, Paris, éditions du Seuil, coll. « Tel
Quel », 1977, p.130.]
25. 25
La guérison du héros ne s’accomplira que plusieurs mois après son départ:
26. 26
La première manifestation de cette guérison consiste dans le fait qu’il ne
l’appelle plus Rose épanouie mais plutôt madame Hassani.
27. 27
Le personnage principal, à la fin de cette nouvelle, se sent joyeux d’être délivré
de cette passion qui relève, pour lui, du domaine de la maladie:
28. 28
La comparaison des parcours pathémiques du jeune homme et de madame
Hassani nous donne le résultat suivant:
* Le jeune homme:
30. 30
Le personnage féminin dans cette nouvelle représente l’image de la femme
moderne. Plusieurs indices justifient cette remarque:
Femme qui travaille (professeur au lycée)
Habillement: « habillée d’un tailleur rose » (p.15)
Demande un crédit de logement en son nom
Utilisation du téléphone portable
Autonomie apparente par rapport
à la société
31. 31
Le jeune homme, lui aussi, représente les hommes modernes:
Il est fonctionnaire
Il cherche des promotions dans le cadre de son travail
Libre de tout lien conjugal et connaît « une multitude de jeunes filles » (p.14)
Autonomie apparente par rapport
à la société
32. 32
Cependant, les réactions des deux personnages laissent apparaître leur
asservissement à l’égard du système axiologique de la société:
• Plusieurs indices montrent que madame Hassani a trouvé du plaisir pour le
sentiment du jeune homme à son égard (cf. 1er § p.16).
Mais elle a comme réaction:
1/ camoufler et ne pas exprimer son sentiment à son égard.
2/ repousser l’inclination de ce jeune homme en donnant des
justifications d’ordre socioculturel.
Lui signifier qu’elle est proche de la retraite.
Lui annoncer qu’elle deviendra grand-mère dans 7 mois.
Lui préciser que sa fille aînée a 25 ans.
L’appeler à maintes reprises mon fils
Le lecteur peut avoir le sentiment que cette dame (malgré son apparence de
femme moderne) est en train de reproduire les valeurs et les traditions de la
société marocaine dans ce domaine.
33. 33
De même,
• Plusieurs indices montrent que le personnage principal prend en
considération la société et ses valeurs dans toutes ses réactions:
1/Comparer sa situation d’amant d’une femme âgée et sa situation de jeune
homme entouré d’une multitudes de jeunes filles qui veulent être ses
copines.
2/Les justifications de sa fuite sont d’ordre socioculturel:
Se pose des questions sur ce qu’il attend d’une femme âgée comme
elle.
Il déteste l’infidélité et la trahison et donc il va la détester si elle avait
déclaré son amour pour lui(il ne peut pas aimer une infidèle: comme
elle a trahi son mari elle peut le trahir lui aussi) (cf. 1er et 2ème § p.21).
Sera-t-il fier de présenter cette femme âgée comme sa bien aimée à sa
famille et à ses amis?(peur du ridicule de la situation)
Peut-il vivre et mourir sans connaître la joie d’être père?
35. 35
Les deux personnages principaux vivent un réel conflit socioculturel:
Le désir généré par le coup de foudre du début
≠
Les valeurs de la société marocaine (même si l’action est ancrée dans l’époque
contemporaine)
Le jeune homme n’a pas pu à aucun moment se débarrasser de l’impact des
valeurs de la société (sa fuite à la fin de la nouvelle est une actualisation de la
force des valeurs traditionnelles de la société).
Madame Hassani, qui s’attachait au début aux valeurs sociales, a pu les
dépasser à la fin de la narration et aller rejoindre celui qu’elle aime
Dans ce sens, la force des sentiments d’une femme peuvent aller au-delà des
impératifs de la société.
36. 36
Dans cette nouvelle la femme, même si son action est marquée par une certaine
hésitation, se libère des valeurs sociales traditionnelles mieux que l’homme.
Ces remarques nous permettent de dire que cette nouvelle reflète la réalité
actuelle de la femme marocaine qui connaît une grande émancipation sur tous
les plans en comparaison avec la femme marocaine d’autrefois.