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Peut être que je ne me mets pas dans des
catégories. C'est souvent les autres qui te
demandent, donc tu essayes de définir un peu
plus. Oui en effet c'est un peu du théâtre
documentaire, c'est un peu une dimension
performative, un peu déspectacularisée...La
confrontation au réel m'intéresse sans
doute plus que la fiction. J'ai coécrit deux
documentaires et je viens d'écrire une fiction
documentaire qui s'inspire de la quête du
doigt de saint Jean Baptiste. Alors je suis
désolé·e, parce que tu m'as interrogé·e sur
mon théâtre et je te parle de mon film, mais
peut être que c'est important que je te dise
ça, parce que je me perçois comme une
artiste qui emprunte plusieurs médiums. Je
me définis plus par cette pratique plurielle,
où le théâtre va irriguer le cinéma, et où
parfois le rapport à l'image va traverser la
forme théâtrale – même si plus j'avance,
moins il y a d'image. Après, en effet, j'ai peut-
être un rapport plus intense à la scène, et
c'est peut-être le fait d'être tourné.es toustes
vers la scène qui conditionne le fait qu'on
fasse du théâtre tu vois.
Dans Dispak Dispac'h je me suis dit
"je voudrais faire une forme de
présence réelle, de dialogue,
privilégier l'endroit de la prise de
parole, du témoignage, plutôt que le
document et l'image". Et j'ai tenu bon,
je n'ai pas amené d'écran, ni de
télévision, ni rien... alors que c'était
très tentant ! Mortaza Behboudi, il est
journaliste, mais en fait je me dis que
tout le monde peut aller voir les films
de Mortaza sur Arte ! Qu'est-ce qu'on
invente nous de spécifique, tu vois ?
PATRICIA
ALLIO
Rencontre avec cette artiste multiple autour
de l'auto-définition, du militantisme, du lien
au public, de l'intersectionnalité (avec
quelques détours) et de ses spectacles
Autoportrait à ma grand-mère et Dispak
Dispac'h.
Patricia Allio, photographiée par Chill Okubo
En voyant Dispak Dispac'h, les termes
"théâtre documentaire", "militant"...
me sont venus. Comment définis-tu ton
théâtre ?
Dans Autoportrait à ma grand-mère,
il y a cette question de
l'omniprésence du rapport à la
photographie, alors même qu'on en
voit peu – on en voit que deux. J'ouvre
avec "Heureusement que quelqu'un a
pensé à prendre des photos, sinon on
n'aurait jamais rien vu", et finalement
la fin de la pièce c'est sur une photo
que je trouve où il y a un titre : La joie
et la gaîté. Et je me rends bien
compte que toute cette question de la
place de l'image, de l'irreprésentable,
est hyper importante.
SE METTRE DANS DES CASES
(ou pas)
Un des leitmotivs de plusieurs formes que
j'ai pu faire, c'est une réflexion sur des
dispositifs démocratiques. Réfléchir à une
circulation de la place et de la parole qui
mettent en jeu les participantes. Je ne veux
pas m'enfermer là dedans, mais je vois bien
qu'il y a quand même quelque chose où je
crée une forme d'inclusion dans une forme
d'assemblée. Même quand je parle de
l'intime et de ma grand-mère, c'est moins
pour parler de moi et de ma grand-mère que
pour ouvrir des espaces de
conscientisation et de vulnérabilisation.
Un autre terme important, je dirais qu'il y a
cette espèce d'obsession démocratique. Ça
signifie ne pas céder à la séduction du
spectaculaire, ne pas céder au plaisir de
faire des effets juste pour faire des effets,
donc ça suppose une sorte d'économie de la
représentation. Pas forcément l'espace vide
mais quelque chose qui va vers l'allègement,
une radicalisation de cet espace de
rencontre, c'est ça l'endroit de l'espace
démocratique. Dans l'espace démocratique,
il y a peut être cette question
d'accessibilité : éviter trop d'hermétisme,
trop d'entre soi, amener une langue
juridique hyper difficile à entendre, à
comprendre...
C'est aussi cet horizon démocratique :
se dire que la langue dont nous nous
servons, qui nous est proposée ou que
nous avons inventée pour défendre nos
droits - paradoxalement - est
incompréhensible et inutilisable pour
la plupart des usagères. Donc comment
le théâtre où l'art peut-il devenir un
outil agissant pour nous rendre plus
puissantes les unes et les autres ? Pour
moi la problématique de l'émancipation,
de l'empuissancement, ne se pense
pour moi qu'à l'aune de la vulnérabilité
et de la fragilité. Les deux sont
inséparables. Et donc c'est peut-être là
que ça se joue : plus on s'approche de
ces zones de co-fragilité, plus il y a de
possibilités de nous rendre agissantes,
et donc de rendre notre art agissant.
Autoportrait à ma grand-mère
DÉFINITIONS :
Féminin générique : consiste à utiliser le
féminin comme neutre, de la même manière
que le masculin est employé dans le langage
courant. Il est utilisé dans cette interview
par Patricia Allio.
Théâtre documentaire : forme théâtrale
basée sur le réel, utilisant des sources
existantes (rapports, interviews, journaux...).
Performance : pratique artistique
interdisciplinaire, qui consiste à effectuer
des actions réelles (à l'inverse de la
représentation).
Déspectacularisé.e : sans aspect
spectaculaire, impressionnant.
Leitmotiv : thème caractéristique, qui
revient fréquemment.
Conscientisation : prise de conscience.
Vulnérabilisation : rendre vulnérable,
fragile, exposé (ici utilisé positivement).
Mortaza Behboudi : journaliste franco-
afghan qui a notamment filmé les conditions
de vie dans un camp accueillant des
réfugié.es.
Empuissancement (traduit de l'anglais
empowerment) : donner ou gagner du
pouvoir, dans un système de domination.
Dispak Dispac'h
DU THÉÂTRE AU
MILITANTISME (et vice-versa)
Qu'apporte le militantisme de théâtre
au militantisme de terrain ?
Je parle de l'espèce humaine mais ma
réflexion sur "faire communauté" ne
s'arrête pas à l'espèce humaine. Je
suis préoccupé·e par le fait de faire
communauté avec toutes les espèces
non-humaines aussi. Sauf que pour
l'instant elles ne sont pas trop invitées
au théâtre, ni dans les manifestations
(rires), donc je vais rester quand même
dans ton endroit de questions. Mais je
ne veux pas paraître comme spéciste tu
vois, parce que je suis tellement
antispéciste que je n'ai pas envie de
parler que de l'espèce humaine (rires) !
Je pense que ça se loge à l'endroit d'une
réflexion politique et esthétique : qu'est ce
qui fait communauté ? Il n'y a pas qu'une
modalité, mais en tous cas je pense que c'est
la possibilité de se reconnaître les unes les
autres comme humaines. Qu'est ce qui fait
qu'il y a une possibilité de reconnaissance ?
Souvent on va se dire que c'est parce que on
a des valeurs communes qu'on peut cocher.
Et puis si tu n'as pas toutes les coches, tu
exclus l'autre. Malheureusement, dans les
milieux militantes, diverses et variées, je
pense qu'il y a beaucoup trop d'exclusion.
Ça ne me semble pas du tout être la bonne
façon, ou alors ce n'est pas suffisant. Donc
en effet, je pense que l'espace théâtral est
très précieux, pour générer une autre
dimension de la rencontre, cette dimension
de l'inconscient, de l'infra-langagier, des
affects, et un espace-temps commun,
silencieux, où on va pouvoir faire une
expérience ensemble, et peut-être être
affectées, ensemble.
DÉFINITIONS :
Antispécisme : courant de pensée qui lutte
contre le système de domination qui place
les différentes espèces animales dans une
hiérarchie.
Infra-langagier : ce qui n'est pas lié
directement à la parole.
Alors on peut dire que c'est très proche
d'une manifestation.
Une manifestation qui compte pour
nous, c'est un moment qu'on vit en
commun, où on est affectées, on est
empuissancées même, souvent. Nous
ne sommes plus les mêmes après la
manifestation, elle nous a transfigurées,
elle nous a redressées. On se sent d'un
coup plus fortes, plus agissantes. Donc
il y a une transformation commune.
C'est pour ça que c'est intéressant de
rapprocher ces endroits là, parce qu'il y a
une expérience en commun, avec un début
et une fin. Et c'est une expérience qu'on
peut qualifier d'extra-ordinaire, qui nous
arrache à une temporalité quotidienne qui
parfois nous sépare.
Dispak Dispac'h, j'ai du mal à dire que
c'est un spectacle. Et pourtant c'en est
un : il y a un début et une fin, on va sur
une scène de théâtre, j'ai énormément
répété, tout est écrit, et à l'intérieur de ça
il y a des témoins de la société civile qui
viennent un peu bifurquer le cours des
choses – ça fait partie des codes de
l'écriture documentaire contemporaine.
Mais néanmoins ça s'inscrit dans une
porosité entre une forme artistique et
politique. C'est-à-dire que mon
obsession, c'était que tout le monde
entende un acte d'accusation contre les
politiques menées par nos démocraties
contre les personnes migrantes et
exilées. Et deuxièmement, c'était que cet
espace puisse produire des affects, un
soulèvement. Cette question du
soulèvement, elle est absolument
commune à la question des luttes, du
militantisme et de Dispak. D'ailleurs,
Dispak se terminait toujours avec tout le
monde debout, donc il y avait cette
énergie du soulèvement, ce n'était pas
simplement pour dire "bravo, c'est
incroyable" – c'était "nous aussi on veut
dire non, nous non plus on veut pas de
cette politique, tout ce qu'on a entendu
nous horrifie, et nous aussi, comme ces
témoins, nous aussi on est agissantes".
Néanmoins je pense que dans beaucoup de
luttes, ce qui est mis en avant, c'est la
revendication, c'est le registre de la colère
– qui est nécessaire aussi – et du coup peut
être qu'il y a quelque chose de l'expérience
de la fragilité, de la vulnérabilité, qui n'est
pas du tout la même. Dans un espace
théâtral, j'ai l'impression que du fait qu'il y a
un espace de représentation, que ce ne sont
pas les individues elles-mêmes qui
prennent toutes la parole, il y a une sorte
de silence collectif et un passage de relais
via la représentation, et où finalement
l'espace de revendication est mis entre
parenthèses pour un espace-temps de
réception qui déplace notre lien intime et
subjectif aux affects, en se plongeant dans
un propos qui nous dépasse.
Mais je pense qu'en effet ça peut
s'alimenter. On peut créer un espace de
"contagion affective". Dans un espace
théâtral il y a tellement de proximité qu'il y
a une chose énergétique qui fait qu'il y a
comme des frissons parfois, il y a quelque
chose qui se passe, plus fort que nous !
Je trouve que la forme, parce que c'était
en quadrifrontal, que ce n'était pas des
fauteuils, mais des grandes banquettes
sans dossier, ça implique une manière
de s'asseoir qui n'est pas totalement
passive, on a vraiment l'impression
d'être impliqué.es, on peut venir
s'asseoir au milieu, se mettre debout...
REMARQUES PERSONNELLES
DÉFINITION :
Quadrifrontal : dispositif scénique dans
lequel le public se trouve des quatre côtés
de la scène.
En plus, à l'époque, à l'Université
Rennes 2, il y avait un comité de
mobilisation qui logeait des personnes
exilées dans des salles de la fac.
J'avais un ami qui faisait partie de ces
mobilisations, et Utopia56, dont le
fondateur est dans le spectacle, aussi.
Ça avait beaucoup résonné en moi, en
sortant j'avais envie d'aller aider. Donc
ça fonctionne !
Image de présentation de Dispak Dispac'h
Dans Dispak Dispac'h, j'ouvre, c'est
comme si j'ouvrais une cérémonie en
racontant la genèse, avec cette histoire
de Mohammed, où je lui demande quel
est son projet. Il me demande ce que ça
veut dire "avoir un projet", et je lui
donne des exemple triviaux : avoir le
projet d'aller boire un verre, avoir le
projet... très pragmatique. Il réfléchit et
il me dit que lui il a le projet d'avoir
une vie douce. Et quand je lui demande
ce que ça serait pour lui "avoir une vie
douce", il me dit "d'avoir une vie sans
violence". J'ouvre le spectacle avec ça
quand même ! Donc je livre un idéal, un
horizon, pour nous toustes, qu'en fait
malgré toutes nos différences on a peut
être un horizon commun qui serait ce
rêve d'une vie douce – pas au sens de se
la couler douce, quoi que, ça pourrait
aussi... (rires)
Comment en tant qu'artiste, lorsque tu
fais des formes comme les tiennes, tu
ressens le public, son énergie, son
attention ?
Dans Autoportrait à ma grand-mère, au
tout début je ne vois pas les visages,
mais très vite en fait. Donc je dois
composer avec ce face-à-face, qui est
inégalitaire, puisque je suis seule face à
50, 150, 200, 300 personnes qui me
regardent... et franchement, pour moi
qui n'ai pas d'habitude, c'est
impressionnant.
Avant je n'étais pas sur scène. Ce qui m'a
propulsée sur scène c'était Autoportrait à
ma grand-mère. Je pense que dans ces
formes, il y a beaucoup moins cette
séparation fictionnelle, entre acteur·ices,
fiction et spectateur·ices. Elle n'est pas
complètement abrogée mais elle est très
amenuisée, il y a une porosité. Et puis, tu ne
sais pas ce que tu exprimes, quand tu
regardes – encore heureux d'ailleurs, on ne
se voit pas nous-mêmes en permanence –
mais moi je vois les visages ! Dans Dispak
encore plus, mais je suis moins exposé·e.
J'ouvre, il y a une fonction un peu
performative, d'ouvrir avec un horizon
commun. Depuis des ceux pièces, j'essaye
de viser vraiment un partage sensible, et où
la frontière spectateur·ices/acteur·ices
s'efface au profit d'une coexistence
humaine ou citoyenne.
Patricia Allio dans Autoportrait à ma grand-mère
(Rece)VOIR LES REGARDS
Je t'ai cité·e dans une liste d'artistes
LGBT+, est-ce que ce "label" a une
importance pour toi dans ton travail ?
Bien sûr. C'est très important, parce qu'on
est dans des savoirs et pratiques situées.
Je me pense appartenir à une communauté
queer, non-binaire et plus largement
LGBTQI+. Et je pense le monde à travers ce
prisme. Et être queer aujourd'hui ce n'est
pas "queer paillettes", c'est justement un
endroit de minorité et de politisation de
nos existences. Et c'est très fort ! Ça
m'accompagne au quotidien. Et j'ai créé des
rencontres, un festival ICE, autour des
minorités politiques, linguistiques et de
genre. Après, je vais pas dire que les
rencontres de ICE sont des rencontres
queer, parce que bizarrement parfois fois je
trouve que ça exclut plein de personnes qui
ne savent pas ce que c'est. Donc je préfère
"queeriser" des espaces mine de rien : tu
avances pas avec tes gros panneaux "je suis
je suis je suis", tu avances un peu plus
discrètement, tu vois ? Et puis en fait, tu
queerises à fond. C'est ça que je préfère
faire. Je ne vais pas dé-binariser toute la
langue mais je vais glisser des "pour
celleux", je vais glisser plein de mots... Je
crois que j'aime bien ces stratégies
"d'infiltration".
Affiche de la 4e édition du festival ICE, en 2019
En fait, je propose des expériences, des
dispositifs, et ils se passe souvent un
renversement normatif assez important à
un moment donné. Mais justement la
question des minorités de genre et sexuelles
ça compte beaucoup parce que c'est un
endroit de minorisation, d'invisibilisation, qui
est très grand. Et puis on parlait de
fragilité, de vulnérabilité, ça existe fort,
entre la transphobie, l'homophobie, la
lesbophobie...
Je ne peux pas séparer mes engagements.
Quand je te dis que ça m'arrache de dire
"pour les humaines" c'est parce que d'un
coup je pense à la question animale qui est
au cœur de ma vie. Donc je pense qu'en
effet être queer c'est être
intersectionnel·le, et ce n'est pas une
posture, c'est un travail et c'est une
exigence continue. Mais du coup, j'ai envie
de dire que c'est peut-être plus important
pour moi d'être queer et intersectionnel·le
que de dire "je suis gouine". Je n'ai pas de
problème à le dire, mais ça me semble
beaucoup plus secondaire. Parce que "queer
intersectionnelle" ça met en jeu une identité
plus large, plus complexe, plus solidaire,
plus dans la sororité non transphobe, du
coté du transféminisme.
THÉÂTRE QUEER (à partager)
Tu as quand même envie que les
personnes soient un peu mois binaires,
un peu moins carnivores, un peu moins
classistes, un peu moins sexistes... Je ne
lâche rien, je me dis "toutes ces
personnes auront entendu ça, ce que je
suis en train de dire". Quand je dis "ma
grand mère tu étais fière, mais aussi
honteuse, apolitique et dominée. Est-ce
que je suis pas devenue une dominante
?" etc, c'est une question que je me
pose pour que tout le monde se la
pose. Ça a une fonction politique de
miroir : je vous tends un miroir, et vous,
vous en êtes où de tout votre rapport à
la domination culturelle ? Vous en êtes
où de votre rapport à la honte ? Qu'est
ce que vous en avez fait, vous l'avez
enfoui où ? Parce que vous aussi vous
parliez peut-être breton, ou vos parents,
vos grands parents...
Aujourd'hui pour moi mettre en jeu des
luttes antiracistes, c'est inséparable de
mettre en jeu des luttes antispécistes et
vegan. C'est déconstruire des formes de
domination, d'oppression. Une fois que tu
ouvres ce tiroir là, il y a tout qui vient avec !
Après, quand on fait de l'art, on ne met pas
ça entre parenthèses, on arrive chargées de
tout ça, mais on propose aussi une
expérience esthétique et artistique, qui est
peut-être beaucoup plus hors-limites. On
n'est pas juste à discuter de "je coche ça et
pas ça". Moi j'adore toucher des personnes
qui n'ont rien à voir avec tout ce qu'on
raconte là. Qui ne savent pas ce que c'est
"queer", "vegan"... Je ne me coupe pas de
cette partie de l'humanité. Dans une salle de
spectacle, ce n'est pas que des amies, ce
n'est pas que des proches ! C'est ça le
vertige. J'ai envie d'une expérience
beaucoup plus ample et rassembleuse,
malgré toutes nos différences.
Mais en vrai j'espère toujours subvertir les
catégories. Et c'est dingue, le nombre de
gens qui viennent me parler, le nombre de
mots que je reçois. Le fait de ne pas
agresser mais d'ouvrir à l'endroit où toi tu te
poses des questions en espérant que ces
questions sont partageables, ça marche !
Quand je fais le "coming out mémé",
mon amie me dit toujours "tu ne te
rends pas compte, c'est chaque soir
que tu fais un coming out, en vrai. C'est
pas seulement que tu es en train de
raconter le coming out mémé." Et c'est
assez vertigineux.
Peut-être que c'est ça qui me manque à ce
que je t'ai dit au début, de ce que je fais ou
de ce à quoi j'aspire : c'est d'ouvrir un
espace de questions. Mais peut-être que ça
va avec la fragilité et la vulnérabilité, parce
que ce sont ces endroits de doute qui nous
affectent, où un modèle se fissure. Et d'un
coup on se demande « où suis-je ? A quoi
est-ce que j'appartiens ? Jusqu’où je suis
prêt ou prête à aller ? » Et ça c'est pour moi
une question hyper forte aussi.
DÉFINITIONS :
LGBT+ : sigle qui désigne les minorités
sexuelles et de genre (lesbiennes, gays,
bisexuel.les, trangenres etc.).
Festival ICE : Festival créé par Patricia
Allio, qui mélange les arts de la scène aux
arts plastiques, au cinéma et à la littérature,
autour du thème « Autoportrait à ». Il se
déroule à Saint Jean-du-Doigt, Plougasnou
et Morlaix.
« Celleux » : exemple de terme neutre et
inclusif (correspondant à "celles et ceux").
Gouine : à l'origine une insulte, terme
réapproprié politiquement par la
communauté lesbienne.
Non-binarité : identité de genre, fait de ne
pas se reconnaître dans les genres binaires
"homme" et "femme".
Invisibilisation : fait de rendre invisible une
personne, un groupe de personnes ou une
cause, dans le cadre d'un système de
domination et d'oppression.
Transphobie/homophobie/lesbophobie :
haine envers les personnes transgenres/
homosexuelles/lesbiennes.
Intersectionnalité : concept visant à mettre
en lumière la pluralité et l'accumulation des
discriminations (genre, classe, race...).
Sororité : solidarité entre femmes,
équivalent de fraternité (masculin) et
adelphité (neutre).
Transféminisme : courant féministe
intersectionnel incluant les identités trans.
Queer : à l'origine une insulte, terme
réapproprié politiquement par les minorités
sexuelles et de genre.
Vegan (végétalisme) : mode de vie
consistant à ne pas consommer de produits
issus d'animaux (viande, lait, cuir, produits
testés sur les animaux...).
Coming out : action de révéler son identité
sexuelle ou de genre (lorsqu'elle n'est pas
hétérosexuelle et cisgenre).
Classisme/sexisme/racisme : système de
domination et d'oppression de classes
sociales/de genre/de race.
Apolitique : personne se tenant hors de la
lutte politique.
Photographie de la salle lors de Dispak Dispac'h
Propos recueillis le 21 juin 2022.
Interview et mise en forme par Aziliz
Bucas.
Merci Patricia pour ton temps, pour
m'avoir accordé ma première
interview et pour cette discussion
passionnante.

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  • 1. Peut être que je ne me mets pas dans des catégories. C'est souvent les autres qui te demandent, donc tu essayes de définir un peu plus. Oui en effet c'est un peu du théâtre documentaire, c'est un peu une dimension performative, un peu déspectacularisée...La confrontation au réel m'intéresse sans doute plus que la fiction. J'ai coécrit deux documentaires et je viens d'écrire une fiction documentaire qui s'inspire de la quête du doigt de saint Jean Baptiste. Alors je suis désolé·e, parce que tu m'as interrogé·e sur mon théâtre et je te parle de mon film, mais peut être que c'est important que je te dise ça, parce que je me perçois comme une artiste qui emprunte plusieurs médiums. Je me définis plus par cette pratique plurielle, où le théâtre va irriguer le cinéma, et où parfois le rapport à l'image va traverser la forme théâtrale – même si plus j'avance, moins il y a d'image. Après, en effet, j'ai peut- être un rapport plus intense à la scène, et c'est peut-être le fait d'être tourné.es toustes vers la scène qui conditionne le fait qu'on fasse du théâtre tu vois. Dans Dispak Dispac'h je me suis dit "je voudrais faire une forme de présence réelle, de dialogue, privilégier l'endroit de la prise de parole, du témoignage, plutôt que le document et l'image". Et j'ai tenu bon, je n'ai pas amené d'écran, ni de télévision, ni rien... alors que c'était très tentant ! Mortaza Behboudi, il est journaliste, mais en fait je me dis que tout le monde peut aller voir les films de Mortaza sur Arte ! Qu'est-ce qu'on invente nous de spécifique, tu vois ? PATRICIA ALLIO Rencontre avec cette artiste multiple autour de l'auto-définition, du militantisme, du lien au public, de l'intersectionnalité (avec quelques détours) et de ses spectacles Autoportrait à ma grand-mère et Dispak Dispac'h. Patricia Allio, photographiée par Chill Okubo En voyant Dispak Dispac'h, les termes "théâtre documentaire", "militant"... me sont venus. Comment définis-tu ton théâtre ? Dans Autoportrait à ma grand-mère, il y a cette question de l'omniprésence du rapport à la photographie, alors même qu'on en voit peu – on en voit que deux. J'ouvre avec "Heureusement que quelqu'un a pensé à prendre des photos, sinon on n'aurait jamais rien vu", et finalement la fin de la pièce c'est sur une photo que je trouve où il y a un titre : La joie et la gaîté. Et je me rends bien compte que toute cette question de la place de l'image, de l'irreprésentable, est hyper importante. SE METTRE DANS DES CASES (ou pas)
  • 2. Un des leitmotivs de plusieurs formes que j'ai pu faire, c'est une réflexion sur des dispositifs démocratiques. Réfléchir à une circulation de la place et de la parole qui mettent en jeu les participantes. Je ne veux pas m'enfermer là dedans, mais je vois bien qu'il y a quand même quelque chose où je crée une forme d'inclusion dans une forme d'assemblée. Même quand je parle de l'intime et de ma grand-mère, c'est moins pour parler de moi et de ma grand-mère que pour ouvrir des espaces de conscientisation et de vulnérabilisation. Un autre terme important, je dirais qu'il y a cette espèce d'obsession démocratique. Ça signifie ne pas céder à la séduction du spectaculaire, ne pas céder au plaisir de faire des effets juste pour faire des effets, donc ça suppose une sorte d'économie de la représentation. Pas forcément l'espace vide mais quelque chose qui va vers l'allègement, une radicalisation de cet espace de rencontre, c'est ça l'endroit de l'espace démocratique. Dans l'espace démocratique, il y a peut être cette question d'accessibilité : éviter trop d'hermétisme, trop d'entre soi, amener une langue juridique hyper difficile à entendre, à comprendre... C'est aussi cet horizon démocratique : se dire que la langue dont nous nous servons, qui nous est proposée ou que nous avons inventée pour défendre nos droits - paradoxalement - est incompréhensible et inutilisable pour la plupart des usagères. Donc comment le théâtre où l'art peut-il devenir un outil agissant pour nous rendre plus puissantes les unes et les autres ? Pour moi la problématique de l'émancipation, de l'empuissancement, ne se pense pour moi qu'à l'aune de la vulnérabilité et de la fragilité. Les deux sont inséparables. Et donc c'est peut-être là que ça se joue : plus on s'approche de ces zones de co-fragilité, plus il y a de possibilités de nous rendre agissantes, et donc de rendre notre art agissant. Autoportrait à ma grand-mère DÉFINITIONS : Féminin générique : consiste à utiliser le féminin comme neutre, de la même manière que le masculin est employé dans le langage courant. Il est utilisé dans cette interview par Patricia Allio. Théâtre documentaire : forme théâtrale basée sur le réel, utilisant des sources existantes (rapports, interviews, journaux...). Performance : pratique artistique interdisciplinaire, qui consiste à effectuer des actions réelles (à l'inverse de la représentation). Déspectacularisé.e : sans aspect spectaculaire, impressionnant. Leitmotiv : thème caractéristique, qui revient fréquemment. Conscientisation : prise de conscience. Vulnérabilisation : rendre vulnérable, fragile, exposé (ici utilisé positivement). Mortaza Behboudi : journaliste franco- afghan qui a notamment filmé les conditions de vie dans un camp accueillant des réfugié.es. Empuissancement (traduit de l'anglais empowerment) : donner ou gagner du pouvoir, dans un système de domination.
  • 3. Dispak Dispac'h DU THÉÂTRE AU MILITANTISME (et vice-versa) Qu'apporte le militantisme de théâtre au militantisme de terrain ? Je parle de l'espèce humaine mais ma réflexion sur "faire communauté" ne s'arrête pas à l'espèce humaine. Je suis préoccupé·e par le fait de faire communauté avec toutes les espèces non-humaines aussi. Sauf que pour l'instant elles ne sont pas trop invitées au théâtre, ni dans les manifestations (rires), donc je vais rester quand même dans ton endroit de questions. Mais je ne veux pas paraître comme spéciste tu vois, parce que je suis tellement antispéciste que je n'ai pas envie de parler que de l'espèce humaine (rires) ! Je pense que ça se loge à l'endroit d'une réflexion politique et esthétique : qu'est ce qui fait communauté ? Il n'y a pas qu'une modalité, mais en tous cas je pense que c'est la possibilité de se reconnaître les unes les autres comme humaines. Qu'est ce qui fait qu'il y a une possibilité de reconnaissance ? Souvent on va se dire que c'est parce que on a des valeurs communes qu'on peut cocher. Et puis si tu n'as pas toutes les coches, tu exclus l'autre. Malheureusement, dans les milieux militantes, diverses et variées, je pense qu'il y a beaucoup trop d'exclusion. Ça ne me semble pas du tout être la bonne façon, ou alors ce n'est pas suffisant. Donc en effet, je pense que l'espace théâtral est très précieux, pour générer une autre dimension de la rencontre, cette dimension de l'inconscient, de l'infra-langagier, des affects, et un espace-temps commun, silencieux, où on va pouvoir faire une expérience ensemble, et peut-être être affectées, ensemble. DÉFINITIONS : Antispécisme : courant de pensée qui lutte contre le système de domination qui place les différentes espèces animales dans une hiérarchie. Infra-langagier : ce qui n'est pas lié directement à la parole. Alors on peut dire que c'est très proche d'une manifestation. Une manifestation qui compte pour nous, c'est un moment qu'on vit en commun, où on est affectées, on est empuissancées même, souvent. Nous ne sommes plus les mêmes après la manifestation, elle nous a transfigurées, elle nous a redressées. On se sent d'un coup plus fortes, plus agissantes. Donc il y a une transformation commune. C'est pour ça que c'est intéressant de rapprocher ces endroits là, parce qu'il y a une expérience en commun, avec un début et une fin. Et c'est une expérience qu'on peut qualifier d'extra-ordinaire, qui nous arrache à une temporalité quotidienne qui parfois nous sépare.
  • 4. Dispak Dispac'h, j'ai du mal à dire que c'est un spectacle. Et pourtant c'en est un : il y a un début et une fin, on va sur une scène de théâtre, j'ai énormément répété, tout est écrit, et à l'intérieur de ça il y a des témoins de la société civile qui viennent un peu bifurquer le cours des choses – ça fait partie des codes de l'écriture documentaire contemporaine. Mais néanmoins ça s'inscrit dans une porosité entre une forme artistique et politique. C'est-à-dire que mon obsession, c'était que tout le monde entende un acte d'accusation contre les politiques menées par nos démocraties contre les personnes migrantes et exilées. Et deuxièmement, c'était que cet espace puisse produire des affects, un soulèvement. Cette question du soulèvement, elle est absolument commune à la question des luttes, du militantisme et de Dispak. D'ailleurs, Dispak se terminait toujours avec tout le monde debout, donc il y avait cette énergie du soulèvement, ce n'était pas simplement pour dire "bravo, c'est incroyable" – c'était "nous aussi on veut dire non, nous non plus on veut pas de cette politique, tout ce qu'on a entendu nous horrifie, et nous aussi, comme ces témoins, nous aussi on est agissantes". Néanmoins je pense que dans beaucoup de luttes, ce qui est mis en avant, c'est la revendication, c'est le registre de la colère – qui est nécessaire aussi – et du coup peut être qu'il y a quelque chose de l'expérience de la fragilité, de la vulnérabilité, qui n'est pas du tout la même. Dans un espace théâtral, j'ai l'impression que du fait qu'il y a un espace de représentation, que ce ne sont pas les individues elles-mêmes qui prennent toutes la parole, il y a une sorte de silence collectif et un passage de relais via la représentation, et où finalement l'espace de revendication est mis entre parenthèses pour un espace-temps de réception qui déplace notre lien intime et subjectif aux affects, en se plongeant dans un propos qui nous dépasse. Mais je pense qu'en effet ça peut s'alimenter. On peut créer un espace de "contagion affective". Dans un espace théâtral il y a tellement de proximité qu'il y a une chose énergétique qui fait qu'il y a comme des frissons parfois, il y a quelque chose qui se passe, plus fort que nous ! Je trouve que la forme, parce que c'était en quadrifrontal, que ce n'était pas des fauteuils, mais des grandes banquettes sans dossier, ça implique une manière de s'asseoir qui n'est pas totalement passive, on a vraiment l'impression d'être impliqué.es, on peut venir s'asseoir au milieu, se mettre debout... REMARQUES PERSONNELLES DÉFINITION : Quadrifrontal : dispositif scénique dans lequel le public se trouve des quatre côtés de la scène. En plus, à l'époque, à l'Université Rennes 2, il y avait un comité de mobilisation qui logeait des personnes exilées dans des salles de la fac. J'avais un ami qui faisait partie de ces mobilisations, et Utopia56, dont le fondateur est dans le spectacle, aussi. Ça avait beaucoup résonné en moi, en sortant j'avais envie d'aller aider. Donc ça fonctionne ! Image de présentation de Dispak Dispac'h
  • 5. Dans Dispak Dispac'h, j'ouvre, c'est comme si j'ouvrais une cérémonie en racontant la genèse, avec cette histoire de Mohammed, où je lui demande quel est son projet. Il me demande ce que ça veut dire "avoir un projet", et je lui donne des exemple triviaux : avoir le projet d'aller boire un verre, avoir le projet... très pragmatique. Il réfléchit et il me dit que lui il a le projet d'avoir une vie douce. Et quand je lui demande ce que ça serait pour lui "avoir une vie douce", il me dit "d'avoir une vie sans violence". J'ouvre le spectacle avec ça quand même ! Donc je livre un idéal, un horizon, pour nous toustes, qu'en fait malgré toutes nos différences on a peut être un horizon commun qui serait ce rêve d'une vie douce – pas au sens de se la couler douce, quoi que, ça pourrait aussi... (rires) Comment en tant qu'artiste, lorsque tu fais des formes comme les tiennes, tu ressens le public, son énergie, son attention ? Dans Autoportrait à ma grand-mère, au tout début je ne vois pas les visages, mais très vite en fait. Donc je dois composer avec ce face-à-face, qui est inégalitaire, puisque je suis seule face à 50, 150, 200, 300 personnes qui me regardent... et franchement, pour moi qui n'ai pas d'habitude, c'est impressionnant. Avant je n'étais pas sur scène. Ce qui m'a propulsée sur scène c'était Autoportrait à ma grand-mère. Je pense que dans ces formes, il y a beaucoup moins cette séparation fictionnelle, entre acteur·ices, fiction et spectateur·ices. Elle n'est pas complètement abrogée mais elle est très amenuisée, il y a une porosité. Et puis, tu ne sais pas ce que tu exprimes, quand tu regardes – encore heureux d'ailleurs, on ne se voit pas nous-mêmes en permanence – mais moi je vois les visages ! Dans Dispak encore plus, mais je suis moins exposé·e. J'ouvre, il y a une fonction un peu performative, d'ouvrir avec un horizon commun. Depuis des ceux pièces, j'essaye de viser vraiment un partage sensible, et où la frontière spectateur·ices/acteur·ices s'efface au profit d'une coexistence humaine ou citoyenne. Patricia Allio dans Autoportrait à ma grand-mère (Rece)VOIR LES REGARDS
  • 6. Je t'ai cité·e dans une liste d'artistes LGBT+, est-ce que ce "label" a une importance pour toi dans ton travail ? Bien sûr. C'est très important, parce qu'on est dans des savoirs et pratiques situées. Je me pense appartenir à une communauté queer, non-binaire et plus largement LGBTQI+. Et je pense le monde à travers ce prisme. Et être queer aujourd'hui ce n'est pas "queer paillettes", c'est justement un endroit de minorité et de politisation de nos existences. Et c'est très fort ! Ça m'accompagne au quotidien. Et j'ai créé des rencontres, un festival ICE, autour des minorités politiques, linguistiques et de genre. Après, je vais pas dire que les rencontres de ICE sont des rencontres queer, parce que bizarrement parfois fois je trouve que ça exclut plein de personnes qui ne savent pas ce que c'est. Donc je préfère "queeriser" des espaces mine de rien : tu avances pas avec tes gros panneaux "je suis je suis je suis", tu avances un peu plus discrètement, tu vois ? Et puis en fait, tu queerises à fond. C'est ça que je préfère faire. Je ne vais pas dé-binariser toute la langue mais je vais glisser des "pour celleux", je vais glisser plein de mots... Je crois que j'aime bien ces stratégies "d'infiltration". Affiche de la 4e édition du festival ICE, en 2019 En fait, je propose des expériences, des dispositifs, et ils se passe souvent un renversement normatif assez important à un moment donné. Mais justement la question des minorités de genre et sexuelles ça compte beaucoup parce que c'est un endroit de minorisation, d'invisibilisation, qui est très grand. Et puis on parlait de fragilité, de vulnérabilité, ça existe fort, entre la transphobie, l'homophobie, la lesbophobie... Je ne peux pas séparer mes engagements. Quand je te dis que ça m'arrache de dire "pour les humaines" c'est parce que d'un coup je pense à la question animale qui est au cœur de ma vie. Donc je pense qu'en effet être queer c'est être intersectionnel·le, et ce n'est pas une posture, c'est un travail et c'est une exigence continue. Mais du coup, j'ai envie de dire que c'est peut-être plus important pour moi d'être queer et intersectionnel·le que de dire "je suis gouine". Je n'ai pas de problème à le dire, mais ça me semble beaucoup plus secondaire. Parce que "queer intersectionnelle" ça met en jeu une identité plus large, plus complexe, plus solidaire, plus dans la sororité non transphobe, du coté du transféminisme. THÉÂTRE QUEER (à partager)
  • 7. Tu as quand même envie que les personnes soient un peu mois binaires, un peu moins carnivores, un peu moins classistes, un peu moins sexistes... Je ne lâche rien, je me dis "toutes ces personnes auront entendu ça, ce que je suis en train de dire". Quand je dis "ma grand mère tu étais fière, mais aussi honteuse, apolitique et dominée. Est-ce que je suis pas devenue une dominante ?" etc, c'est une question que je me pose pour que tout le monde se la pose. Ça a une fonction politique de miroir : je vous tends un miroir, et vous, vous en êtes où de tout votre rapport à la domination culturelle ? Vous en êtes où de votre rapport à la honte ? Qu'est ce que vous en avez fait, vous l'avez enfoui où ? Parce que vous aussi vous parliez peut-être breton, ou vos parents, vos grands parents... Aujourd'hui pour moi mettre en jeu des luttes antiracistes, c'est inséparable de mettre en jeu des luttes antispécistes et vegan. C'est déconstruire des formes de domination, d'oppression. Une fois que tu ouvres ce tiroir là, il y a tout qui vient avec ! Après, quand on fait de l'art, on ne met pas ça entre parenthèses, on arrive chargées de tout ça, mais on propose aussi une expérience esthétique et artistique, qui est peut-être beaucoup plus hors-limites. On n'est pas juste à discuter de "je coche ça et pas ça". Moi j'adore toucher des personnes qui n'ont rien à voir avec tout ce qu'on raconte là. Qui ne savent pas ce que c'est "queer", "vegan"... Je ne me coupe pas de cette partie de l'humanité. Dans une salle de spectacle, ce n'est pas que des amies, ce n'est pas que des proches ! C'est ça le vertige. J'ai envie d'une expérience beaucoup plus ample et rassembleuse, malgré toutes nos différences. Mais en vrai j'espère toujours subvertir les catégories. Et c'est dingue, le nombre de gens qui viennent me parler, le nombre de mots que je reçois. Le fait de ne pas agresser mais d'ouvrir à l'endroit où toi tu te poses des questions en espérant que ces questions sont partageables, ça marche ! Quand je fais le "coming out mémé", mon amie me dit toujours "tu ne te rends pas compte, c'est chaque soir que tu fais un coming out, en vrai. C'est pas seulement que tu es en train de raconter le coming out mémé." Et c'est assez vertigineux. Peut-être que c'est ça qui me manque à ce que je t'ai dit au début, de ce que je fais ou de ce à quoi j'aspire : c'est d'ouvrir un espace de questions. Mais peut-être que ça va avec la fragilité et la vulnérabilité, parce que ce sont ces endroits de doute qui nous affectent, où un modèle se fissure. Et d'un coup on se demande « où suis-je ? A quoi est-ce que j'appartiens ? Jusqu’où je suis prêt ou prête à aller ? » Et ça c'est pour moi une question hyper forte aussi. DÉFINITIONS : LGBT+ : sigle qui désigne les minorités sexuelles et de genre (lesbiennes, gays, bisexuel.les, trangenres etc.). Festival ICE : Festival créé par Patricia Allio, qui mélange les arts de la scène aux arts plastiques, au cinéma et à la littérature, autour du thème « Autoportrait à ». Il se déroule à Saint Jean-du-Doigt, Plougasnou et Morlaix.
  • 8. « Celleux » : exemple de terme neutre et inclusif (correspondant à "celles et ceux"). Gouine : à l'origine une insulte, terme réapproprié politiquement par la communauté lesbienne. Non-binarité : identité de genre, fait de ne pas se reconnaître dans les genres binaires "homme" et "femme". Invisibilisation : fait de rendre invisible une personne, un groupe de personnes ou une cause, dans le cadre d'un système de domination et d'oppression. Transphobie/homophobie/lesbophobie : haine envers les personnes transgenres/ homosexuelles/lesbiennes. Intersectionnalité : concept visant à mettre en lumière la pluralité et l'accumulation des discriminations (genre, classe, race...). Sororité : solidarité entre femmes, équivalent de fraternité (masculin) et adelphité (neutre). Transféminisme : courant féministe intersectionnel incluant les identités trans. Queer : à l'origine une insulte, terme réapproprié politiquement par les minorités sexuelles et de genre. Vegan (végétalisme) : mode de vie consistant à ne pas consommer de produits issus d'animaux (viande, lait, cuir, produits testés sur les animaux...). Coming out : action de révéler son identité sexuelle ou de genre (lorsqu'elle n'est pas hétérosexuelle et cisgenre). Classisme/sexisme/racisme : système de domination et d'oppression de classes sociales/de genre/de race. Apolitique : personne se tenant hors de la lutte politique. Photographie de la salle lors de Dispak Dispac'h Propos recueillis le 21 juin 2022. Interview et mise en forme par Aziliz Bucas. Merci Patricia pour ton temps, pour m'avoir accordé ma première interview et pour cette discussion passionnante.