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D) L'ANTAGONIQUE OU L'AGONIQUE
Le drame est le déclin final, voire définitif, de la tragédie au théâtre. Cela ne veut cependant
pas dire que le discours romantique, plus particulièrement le romantisme allemand issu de
l'idéalisme, n'ait pas parfois un caractère tragique : Goethe, Schiller, Hölderlin, Lenz, Kleist,
Büchner sont des tragédiens, de même qu'Ibsen, Strindberg et Tchékhov, qui ne sont guère
romantiques cependant, comme Brecht et Claudel, Anouilh et Genet, Ionesco et Beckett -- et
que dire de Byron ou de Pirandello, d'Artaud ou de l'opéra des Verdi, Wagner, Berg et
Schoenberg et du cinéma de Straub?... Certes, la tragédie en vers est littéralement morte,
d'une longue agonie amorcée au XVIe siècle, avec Shakespeare lui-même, chez qui il y a
parfois alternance du vers ou de la prose -- comme dans la version initiale et fragmentaire
du Faust de Goethe -- ou prose seule comme dans Le roi Lear.
Selon Steiner, le vers est une mathématique pure, tandis que la prose est de l'ordre des
mathématiques appliquées. Le vers est à la prose ce que les hommes supérieurs de la tragédie
antique sont aux hommes inférieurs du drame romantique : «Le commun des hommes est
prosaïque». Le vers de la vision tragique n'a rien de démocratique; il est aristocratique : il
«met une barrière entre le public et l'action tragique», qui se voit ainsi dotée d'une «distance
respectueuse». On ne parle pas de n'importe qui et de n'importe quoi en vers : «le vers libère
le personnage tragique des complications du monde matériel». Dans la tragédie grecque, les
acteurs s'avancent masqués «sur une scène rendue rituelle et sacrée par la présence de l'autel»;
alors que le drame est la déritualisation ou la désacralisation de la tragédie.
C'est avec le (mélo)drame en prose qu'est introduit sur la scène la vie domestique et
quotidienne ou ordinaire avec des objets comme un pot de chambre. C'est par la comédie que
la prose a accédé à la tragédie et «l'ironie est d'un genre trop atroce pour le vers», qui
arrondirait «les angles de la cruauté». Le monde de la prose est le monde des armes à feu et
de l'argent, dont la poésie est en prose : «Le monde de la prose, c'est celui dans lequel l'argent
compte; et le règne de la prose dans la littérature d'Occident coïncide avec le développement,
au cours du XVIe siècle, des relations économiques modernes».
Mais, toujours selon Steiner, le déclin de la tragédie a quelque chose de plus substantiel que
formel, le vers étant une «forme technique», mais la poésie un attribut. En fait, l'homme
romantique, celui qu'incarne finalement la philosophie de l'histoire et la philosophie de la
religion de Hegel, n'est pas tragique, parce qu'il est optimiste; de là, le drame de la
réconciliation ou de la conciliation des contraires plutôt que la tragédie de la terreur et de la
pitié. Pour Steiner, la tragédie ne peut pas plus être chrétienne que juive; de même, la
tragédie, étrangère aux «remèdes temporels», ne peut pas être vraiment marxiste, car le
marxisme, comme le christianisme -- que dire alors du darwinisme? --, est un optimisme; le
marxisme serait donc en quelque sorte le dernier romantisme, le romantisme politique...
Selon Steiner encore, «le déclin de la tragédie est inséparablement lié au déclin d'une vision
organique du monde et de son contexte mythologique, symbolique et rituel»; ainsi, pour
revivre, lui faudrait-il une nouvelle mythologie : Ibsen y serait presque parvenu... Au
contraire, pour Omesco, il ne s'agit pas d'un déclin mais d'une métamorphose, quand sont
justement remis en question les quatre préjugésque voici en faveur de la tragédie des hommes
supérieurs par leur naissance et par leur grandeur d'âme :
1°) «Pour compatir, je dois pouvoir m'identifier» à un supérieur;
2°) si un roi peut tomber dans le malheur, a fortiori l'homme du commun;
3°) «[l]e malheur d'un particulier n'émeut que lui seul et le cercle particulier de ses
familiers» : ce n'est pas le cas du malheur du chef;
4°) «nous devons discerner les lois qui gouvernent le monde» à travers l'action tragique; à
cela une vie privée ne suffit pas.
(La mort et les funérailles de la princesse Diana en 1997, ainsi que les réactions qu'elles ont
suscitées, ont ravivé ces quatre préjugés).
Or, avec le romantisme, il n'y a plus que la grandeur d'âme, mélange de vice et de vertu, et la
souffrance de l'être ou de l'homme de qualité. Les grands sont remplacés par les petits, le
héros tragique par «l'anti-héros d'une tragédie ontologique». Tel est le vagabond (Charlot),
«le personnage le plus à l'écart du social», qui n'est pas le voyageur à pied, l'aventurier ou le
pèlerin, mais la mort des trois. Le vagabond n'est pas aveugle (comme Oedipe) mais infirme
(comme lui) -- «Nous sommes tous des infirmes, pour toujours» --, parfois sans nom propre et
sans visage. Comme «tragique de la connaissance», va se mettre en scène le «tragique de
l'aveuglement», l'aveuglement étant l'infirmité du corps et la folie l'infirmité de l'esprit; le
tragique de l'aveuglement peut être le «tragique du déguisement» ou le «tragique du regard».
Il y a aussi le «tragique de l'ambiguïté» et le «tragique de l'imprévisible», qui peut être
«tragique de l'accident» ou «tragique des conséquences» (paradoxales ou infinies). Le
«tragique de la volonté» est celui du choix (coupable, exemplaire ou impur), du combat
inutile ou de l'attente, de la solitude.

Lui-même metteur en scène plutôt que dramaturge, Omesco distingue la «tragédie en flèche»,
dominée par la peur ou la menace (à source objective), et la «tragédie en cercle», où domine
l'angoisse (sans source objective). Il identifie ensuite les tendances rhétoriques de la tragédie
contemporaine, surtout chez Beckett : passage du vers à la prose, déplacement du vocabulaire,
réduction des tropes, compression de la phrase et stichomythie, retour au monologue,
refoulement de l'harmonie, recours à l'imitation, récupération du banal, fréquence de la
fonction phatique (rendue poétique en l'absence des autres fonctions de la communication),
recul de la grammaire.

Mais Omesco n'est pas sans rejoindre Steiner : «Dans ma solitude m'attendent les angoisses
fondamentales qui sont en même temps celles de tous les autres»; en outre, il n'est pas sans
insister sur l'importance de la mort dans la tragédie, sur l'isolement (qui peut cependant être
comique), sur le châtiment (qui n'éveille la pitié que lorsqu'il est immérité, selon lui) et sur la
nécessité de mâter le pathos (dramatique ou mélodramatique) : «Le vrai pathos, tout comme
la mort, on y arrive en le fuyant». Omesco conclut qu'avec la tragédie contemporaine
«l'humour prend la relève du sublime» : «c'est le sublime qui est mort avec son emphase».

Il s'avère maintenant nécessaire de revenir à la réflexion philosophique de la section
précédente pour approfondir une vision substantielle et non formelle de la tragédie et du
discours tragique. Il semble bien que cette réflexion ait changé du début à la fin du XIXe, de
Hölderlin à Nietzsche -- d'une folie à l'autre -- et d'Antigone à Oedipe : Antigone est l'héroïne
tragique, la soeur chérie, la favorite, du XIXe siècle et du romantisme, tandis qu'Oedipe est
l'enfant chéri du XXe siècle.

La dialectique -- l'ethos polémico-dramatique de la méthode de Hegel, dit Steiner -- se veut la
réalisation du tragique et elle est la constitution, la mise en scène, d'une tragédie, d'un théâtre :
«Depuis la Révolution française, affirme Steiner après Goldmann, tous les grands systèmes
philosophiques sont des systèmes tragiques. Tous métaphorisent le postulat théologique de la
chute»; il s'agit de penser "tragique" et de penser l'effet tragique et «l'austérité de la passion
tragique». Schelling, pour qui (comme Schiller et Hölderlin) la beauté est synonyme de vérité,
ne voyait-il pas dans la tragédie «le discours essentiel de l'être»?
Hegel, ici relu par Steiner, affirme que l'esprit est action, «action d'un type intrinsèquement
agonistique, conflictuel»; Hegel est à la fois le combat et les deux combattants, pour qui la
religion est la nourrice mais l'État la mère, l'Esprit étant le père. Dans la «culpabilité
prédestinée», le héros tragique devient lui-même : Abraham n'est pas un héros tragique. Il n'y
a pas d'identité individuelle ou collective sans heurt et sans conflit, conflit qui engendre la
«culpabilité tragique». Domine donc le polemos : la relation polémique, agonistique,
lacollision. Ainsi y a-t-il, dans la Phénoménologie de l'esprit (construite de façon dramatique,
selon Steiner), «caractère agonistique de l'expérience éthique dialectique» et «poétique de
l'individuation» : «le caractère, l'individuation, est le destin» [en italiques dans le texte].

Les lois humaines (Créon : l'homme du jour) et les lois divines (Antigone : la femme de la
nuit) se rencontrent de manière agonistique, mais au niveau historique seulement; dans
l'ambiguïté tragique de l'affrontement éthique de Créon et d'Antigone, se mesurent la polis (la
sphère du forum masculin politique) et la famille (la sphère du foyer féminin ontologique).
Alors que dans la Phénoménologie, Hegel divinise Antigone -- c'est une figure céleste au-
dessus de Socrate et de Jésus -- ou il la sacralise -- il s'agit d'un acte sacré --, dans
laPhilosophie de la religion, il semble retraiter : il soustrait le choeur au destin tragique --
c'est en somme un début de réconciliation -- et il oppose ou appose deux droits égaux, deux
vérités égales -- Créon n'est plus un tyran et la punition d'Antigone est une «nécessité
tragique». La nécessité du polémique, du conflictuel, de l'antagonique, s'impose pour qu'il soit
possible de passer du domaine de l'État au domaine de l'Esprit, sans compter qu'il y a un
conflit tragique entre l'individu et l'État... Les frères Schlegel chérissaient eux aussi
Antigone : l'humain Créon est coupable de crime et non la divine Antigone -- culte sororal qui
se retrouve aussi chez Goethe.

Pour Kierkegaard, «[l]a tragédie traite de la responsabilité, elle traite de l'acceptation de la
culpabilité»; comme chez Pascal, il existe un «paradoxe tragique de la culpabilité innocente»
et la culpabilité tragique est une «culpabilité héritée» du péché originel. Le philosophe danois
distingue trois stades : le stade esthétique, le stade éthique et le stade religieux; avec la sphère
tragique, l'esthétique est totalement subordonné à l'éthique; il n'y a pas de tragédie juive parce
que le juif est trop développé sur le plan éthique et désintéressé de l'ambiguïté esthétique. Le
stade esthétique est inférieur et il est de l'ordre de l'ambiguïté; le stade éthique est médian ou
médiateur et il est de l'ordre du maternel; le stade religieux est supérieur et il est de l'ordre du
paternel : Don Juan est le héros esthétique (sensuel), Faust est le héros éthique («mauvais
passage de l'intellectuel au théologique»), Ahasvérus le Juif errant -- ou Antigone elle-même
-- est le héros religieux.

Pour Kierkegaard, le héros tragique est un «être de compassion et d'admiration», l'homme élu
est un «être de silence et d'effroi». Quand il y a réunion, dans une sorte de «grâce tragique»,
du grec et de l'hébraïque, de l'épique et du réflexif, de l'esthétique et de l'éthique, de la peine
et de la souffrance, il a aboutissement à la culpabilité tragique, dont Antigone est la figure
première. Selon Steiner, Kierkegaard distingue lapeine tragique véritable, qui est plus
profonde dans la tragédie antique (qui est aveugle : «cécité antique»), et la souffrance tragique
véritable, qui est plus aiguë dans la tragédie moderne (qui a recouvré la vue : «vision
moderne»). De manière très perspicace et pré-psychanalytique, Kierkegaard considère
qu'Antigone est la seule à savoir la vérité sur la situation incestueuse de son père, dit Steiner,
et cela l'amène à l'angoisse, qui est «l'élément tragique par excellence chez les modernes»
pour le même Kierkegaard. C'est donc dire qu'Antigone est «l'enfant puni pour les péchés de
son père»; ainsi, le vrai meurtrier d'Antigone n'est pas Créon, mais Oedipe (et Hémon) : le
véritable frère qui est pleuré n'est pas Polynice mais Oedipe, le demi-frère...

Il faut maintenant revenir à Hölderlin, en suivant Steiner et Taminiaux. Dans sa théorie
tragique de la traduction, où il s'agit de "surpasser" le texte original «en en respectant
exactement l'esprit» par la correction, l'amélioration, la transformation, le poète allemand est
en quête de «l'éclair paternel de l'annonciation apollinienne», selon Steiner; cette théorie est
inséparable de sa poésie, de sa conception de la tragédie [cf. section précédente], du cycle
d'Hypérion (un roman), du cycle d'Empédocle (une tragédie inachevée) et de sa propre
tragédie (la folie).

Selon Taminiaux, il est arrivé à Hölderlin d'être très proche de son ami Schelling, pour qui
«le Système de l'idéalisme transcendantal est l'histoire transcendantale de la conscience en
tant qu'elle s'achève dans son autre, l'inconscient». Pour Schelling, la tragédie grecque a un
sens éminent : son essence est de «manifester le triomphe suprême de la liberté, son
affirmation dans la nécessité même puisque le héros y décide volontairement d'être châtié
pour une faute inévitable». Le drame, comme tragédie, est la réunion d'une unité idéale et
d'une unité réelle, de l'épopée et du lyrisme : il est «la plus haute manifestation de l'en-soi et
de l'essence de tout art», dit Schelling. L'épopée est unité ou identité et la nécessité y est en
accord avec la liberté; dans le lyrisme règnent la différence, le malheur, le conflit, mais c'est
un conflit subjectif; le drame réunit la liberté et la nécessité, la différence et l'indifférence
«dans un conflit réel et objectif» : «un conflit réel de la liberté dans le sujet et de la nécessité
objective, conflit qui ne se termine pas par la victoire de l'un ou de l'autre, mais en ceci que
tous deux apparaissent vainqueurs et vaincus à la fois dans l'indifférence accomplie». La
tragédie ne saurait donc être réduite à un simple genre littéraire : elle est «la parole même de
l'être»; c'est donc dire que, pour Schelling, le tragique ne réside pas dans «la contingence des
revers extérieurs» ou dans «le dénouement malheureux», mais dans la puissance même de
l'absolu «qui impose à la liberté de ne pouvoir se maintenir en tant que particularité et l'oblige
à se hausser à l'universalité en assumant librement les conséquences ultimes d'une faute
nécessaire, affirmant au-delà d'elle-même l'identité du plus haut malheur et du plus haut
bonheur, la réconciliation absolue des opposés», résume Taminiaux.

Dans la définition (mentionnée par Taminiaux) du tragique par Hölderlin, celui-ci se
rapproche de l'idéalisme absolu : le tragique est «la métaphore d'une intuition intellectuelle»,
laquelle «ne peut être autre que cette union avec tout ce qui vit, que l'âme limitée ne peut
sentir, qu'elle peut seulement pressentir dans ses efforts, mais que l'esprit peut connaître et qui
jaillit de l'impossibilité d'une séparation et d'une particularisation absolues». Mais, selon
Taminiaux, «au moment de la plus grande proximité», Hölderlin «s'écarte d'une manière
décisive, et pour toujours, de l'idéalisme absolu» et ce, en dressant devant Empédocle, «sous
les traits d'un personnage royal, un adversaire qui est son égal et vient le contester
radicalement» : figure du «pâtir», de l'«endurance», de la «fermeté» et de la «confiance», c'est
le destin même avec sa vertu, l'entendement, et sa déesse, la nécessité; il s'installe dans
la différenciation sans séparation absolue et il réunit encore la Nature et l'Art. Aussi
Taminiaux en conclut-il que Hölderlin a échappé au «cercle spéculatif de l'idéalisme absolu»,
surtout avec le cycle d'Empédocleet, a fortiori, dans ses Remarques sur Oedipe et
ses Remarques sur Antigone, où il y a «césure du spéculatif», selon Lacoue-Labarthe [cf.
section précédente]...

Pour Hölderlin, apposant l'aorgique (illimité : dionysien) à l'organique (réglé : apollinien ou
olympien), il y a autodestruction théologico-politique du protagoniste, qui a une «part
naturelle» et une «part mantique», dans Antigone, où il y a une polémique entre l'homme et le
dieu; cette polémique a conduit Oedipe, le prêtre-roi, à l'énormité et à la monstruosité
du nefas -- à cause «de l'opposition aux dieux, de la violence faite à la destinée naturelle», dit
Steiner : Oedipe, dans la prêtrise ou la «rétribution rituelle», cède à «la flamme admirable de
la curiosité», dit Hölderlin -- et elle culmine ici dans le dialogue antagoniste, dans la
«dialectique suicidaire du dialogue» entre Antigone et Créon. Antigone, l'agoniste sublime
par excellence, est une «insensée divine» : elle est l'Antitheos, tandis que Créon est
le Protheos... Chez Tirésias, il y a «concordance entre prophétie "aorgique" et piété
rationnelle, civique de l'"organique"»; Ajax, lui, était déjà une «expression rudimentaire de
l'esprit aorgique».

Antigone tourne autour de Polynice : Antigone tourne autour d'Oedipe, de l'origine. Polynice,
c'est la cadavre à enterrer ou à ne pas enterrer, le cadavre à épargner des chiens, de la
bestialité -- Derrida va jusqu'à parler de risques de vampirisme et de cannibalisme [cf. Glas]
--, ou le cadavre à exposer. Dans l'inversion des contenus caractéristique de tout récit,
Antigone risque de connaître le destin tout à fait contraire :être enterrée vivante et ainsi ne
plus voir, comme Oedipe, mais savoir...

Ce que Hölderlin et Steiner ne semblent pas (sa)voir, c'est qu'en se développant du début vers
la fin, Antigone est une tragédie téléologique, voire eschatologique, peut-être encore
davantage physico-théologique que théologico-politique; tandis qu'en se développant de la fin
vers le début, Oedipe est une tragédie rétrospective, faite de remémoration et de
commémoration et elle a un effet rétroactif sur Antigone -- de là, la nécesité pour Hölderlin de
refuser (délibérément selon Steiner) l'antériorité d'Antigone --, dont elle rectifie en quelque
sorte le rythme : de la fin vers le début, de l'enfant vers le père, de l'horizontalité (fraternelle)
à la verticalité (paternelle), serait-ce dans la boiterie de l'être-debout qu'est Oedipe...

En passant d'Antigone à Oedipe ou d'Antigone à Oedipe, il y a transition ou
transaction, translation, de la (demi-)soeur-fille-vierge au (demi-)frère-fils-père; et ce passage
a bien quelque chose à voir avec la mère-épouse-putain (la reine Jocaste, la femme du roi-
père et du roi-fils). Le culte de la soeur-fille -- culte qui tient d'une véritable adoration chez
Hegel -- s'inverse dans un culte du frère-père -- culte qui est déjà présent chez Kierkegaard
-- : pour Hegel, comme pour Kierkegaard, interviennent ici sans doute, dans leur philosophie
respective -- mais il semble que Steiner "hégélianise" passablement Kierkegaard -- des
éléments profondément inconscients et refoulés...

Dans l'appel à la soeur, il y a la fin du régime de l'amitié (homosexuelle); dans l'appel au frère
-- appel qui rate, mais qui n'exclut pas un possible inceste entre soeur et frère, entre Antigone
et Polynice (sauf qu'alors Antigone ne serait plus vierge de chair ou d'esprit) --, il y a la fin du
régime de l'amour (hétérosexuel); dans ce questionnement sur les incertitudes, les errances et
les erreurs concernant les systèmes de parenté et leurs institutions [cf. Steiner] -- et la tragédie
est bien une affaire de famille --, il y a à la fois déclin de la tragédie et enclin du rythme. Ce
destin est celui de la chute du père : Oedipe est le père de la chute; c'est celui de la fin du
christianisme et de la mort de Dieu. Cette destinée a aussi son envers, son travers ou son
revers : l'atteinte suprême au judaïsme, dans l'holocauste, et les deux guerres mondiales... De
Hegel à Nietzsche, en passant par Hölderlin, et d'Antigone à Oedipe, il y a un changement
de dieu : d'Apollon à Dionysos; mais Antigone, dans sa «tendance extatique à
l'autodestruction» selon Steiner, est proche du monde des morts du dieu hybride, elle serait
aussi dionysiaque qu'Oedipe. Mais il y a sans doute aussi un changement de demi-dieu ou de
héros : d'Antitheos à l'Antéchrist -- et Nietzsche lui-même n'aura-t-il pas sa soeur, son Ariane?
George Steiner. La mort de la tragédie. Gallimard (Folio essais # 224). Paris; 1993 [1961]
(352 p.)
George Steiner. Les Antigones. Gallimard (Folio essais # 182). Paris; 1986 [1984] (10 + 360
p. + 8 planches d'illustrations).
Ion Omesco. La métamorphose de la tragédie. PUF (Littératures modernes). Paris; 1978 (280
p.
Jacques Taminiaux. La nostalgie de la Grèce à l'aube de l'idéalisme allemand; Kant et les
Grecs dans l'itinéraire de Schiller, de Hölderlin et de Hegel. Martinus Nijhoff. La Haye; 1967
(12 + 276 p.)

Nietzsche

Chez Nietzsche, alors encore très imprégné de la philosophie de Schopenhauer et de la
musique de Wagner et pas toujours très éloigné d'Aristote et de Fr. Schlegel, la réflexion sur
la définition et l'identité de la tragédie se confond avec la réflexion sur son origine ou sa
racine : il ne peut y avoir connaissance de la tragédie qu'à partir de sa naissance, avec ou sans
souci de renaissance. Selon lui, la tragédie est la fille de la musique : le dialogue a été gardé,
mais la musique, la rythmique et l'orchestique ont été perdues. Le genre qui a engendré la
tragédie est le dithyrambe primitif à la gloire de Dionysos (ou de Bacchus), non pas le
dithyrambe rustique et populaire (satyrique), mais le dithyrambe grave ou funèbre. Lié aux
orgies en face des épidémies, le choeur bacchique serait venu d'Asie mineure ou de
Babylone : chez Hölderlin déjà, Dionysos est un dieu asiatique.

L'évolution de l'art, selon la conception nietzschéenne, est tributaire du dualisme de
deux principes ou de deux instincts : l'apollinisme et ledionysisme. Ce dualisme géniteur ou
générateur est comparable «à la dualité des sexes, à leur lutte continuelle, coupée d'accords
provisoires» : la différence sexuelle, comme différence dans la génération et comme
différence de génération, est donc ainsi introduite dans la génération même de l'art; ce n'est
pas une vue de la raison ou de l'esprit mais «l'immédiate certitude de l'intuition» ou de la chair
(au sens husserlien plus tard). L'art apollinien est l'art du sculpteur et l'art dionysien ou
dionysiaque est l'art non sculptural du musicien; dans la terminologie de Hegel, l'art
apollinien serait l'art classique de la sculpture; l'art dionysiaque serait l'art romantique de la
poésie et de la musique; mais chez Nietzsche, il ne s'agit pas d'une évolution diachronique,
selon une philosophie de l'histoire tributaire d'une croyance en la parousie, mais d'une
évolution synchronique du conflit des contraires. Ainsi, la tragédie attique est-elle à la fois
apollinienne et dionysienne.

L'esprit apollinien est à l'instinct dionysiaque ce que le rêve (de l'art plastique à la poésie) est
à l'ivresse, les deux constituant deux régimes esthétiques; mais le rêve ne s'oppose pas à la
réalité, car il y a la réalité du rêve et la réalité de l'existence : «notre réalité elle-même est
apparence». Apollon est «le Brillant», le dieu de lumière au regard "solaire"; il est associé aux
forces plastiques et aux prophéties (ou aux oracles); il suscite l'imagination et le rêve jusqu'à
sa propre limite («le calme et la sagesse du dieu sculpteur»). Mais surtout, il est foi en
leprincipe d'individuation; il en est l'expression la plus sublime : «Apollon incarne le principe
d'individuation». Sous le régime de Dionysos, «l'homme n'est plus artiste, il est lui-même
oeuvre d'art», sans même l'intermédiaire de l'artiste humain.

C'est véritablement autour du principe d'individuation que se définissent ou se distinguent et
s'opposent le régime apollinien et le régime dionysiaque et que la philosophie de Nietzsche
s'affirme comme une philosophie non dialectique, non historique (sauf si on confond
l'historial et l'historiographique), non hégélienne. Le rêve est une «perfection sans rapport
avec le niveau intellectuel ou la culture esthétique de l'individu»; l'ivresse «néglige l'individu,
cherche à l'annihiler ou à le libérer grâce au sentiment de l'unité mystique». À côté des
«instincts esthétiques de la nature», qui fait qu'il y a imitation de la nature, «tout artiste est un
"imitateur"». Le rêve (apollinien), en son imagerie symbolique, est sculpture : «L'art dorique
a immortalisé cette attitude majestueuse et dédaigneuse d'Apollon».

Mais «la nature soupire de se voir morcelée en individus»; aussi y a-t-il «identification au
génie de l'espèce dans le dithyrambe dionysiaque», dans la «musique dionysiaque» qui éveille
la terreur et l'effroi (qui est bien loin de l'émoi). S'il n'y a pas de philosophie de l'histoire chez
Nietzsche, il y a certes une philosophie de la nature (jusqu'en histoire). Il y a un «symbolisme
de la danse» et d'autres «formes symboliques de la musique» comme la rythmique, la
dynamique et l'harmonie. Par rapport à Hegel, la musique apparaît ici comme étant un
art symbolique et non un art romantique, donc comme un art en deçà de l'art classique...

Dans le rêve, l'apparence de l'apparence, la «satisfaction plus haute encore du désir primitif
qui s'attache à l'apparence», la civilisation apollinienne se développe : Apollon, que chante
«l'artiste naïf» qu'est Homère -- l'«instinct apollinien du beau» conduit au monde homérique
-- ou que peint Raphaël, est le père des dieux olympiens assurant la médiation dans le monde:
le monde des Olympiens est un monde médiateur. Apollon, la «divinité éthique», est la
«divinisation du principe d'individuation dans lequel se réalise la fin éternellement accomplie
de l'Unité primitive»; sa rédemption réside dans l'apparence. Ce culte de l'individuation a des
commandements et des lois, mais il n'a qu'une seule norme : l'individu, «c'est-à-dire le respect
des limites de l'individualité, la mesure» [en italiques dans le texte]; et il faut bien entendre la
triple signification de la mesure [cf. Le Petit Robert 1].

Le monde extra-apollinien ne peut être que barbare; l'époque non apollinienne est titanesque :
c'est celle des Titans comme Prométhée (l'artiste) et comme Oedipe (le saint, le «mage plein
de sagesse» qui ne pouvait naître que d'un inceste), avant que Zeus n'étende son règne. De là,
est issu le dionysisme qui, devant la mesure de la culture ou de la civilisation apollinienne,
affirme la démesure de la nature (ou l'hubris) comme plaisir, douleur et connaissance. Le
dionysisme a une «essence titanique et barbare»; devant l'«État dorien, l'art dorique, qui est le
«camp retranché de l'apollinisme», il entonne un «chant démoniaque». Les «deux principes
antagonistes» conduisent aux quatre grandes périodes d'art de l'histoire grecque primitive et
au «chef-d'oeuvre sublime et illustre» qu'est la tragédie attique, le dithyrambe dramatique, où
il y a union des deux principes.
Homère est apollinien et épique; Archiloque -- «cette métaphore, l'homme Archiloque» -- est
dionysien et lyrique et en lui se retrouvent l'émotion musicale et le génie de l'univers : il y a
union ou identité du poète lyrique et du musicien. En l'artiste dionysien, l'unité primitive
prend une forme musicale pour conduire à un rêve symbolique; l'artiste plastique, lui, comme
le poète épique, est apollinien. Que l'individu ou l'homme Archiloque soit une métaphore veut
dire que «le sujet, l'individu volontaire qui poursuit ses fins égoïstes, ne peut être que
l'adversaire et non l'imitateur de l'art». En somme, si l'individu est sujet, le sujet n'est pas lui-
même individu : «dans la mesure où le sujet est artiste, il est déjà délivré de son vouloir
individuel»; c'est une sorte de médium, «grâce auquel le Sujet vraiment existant fête sa
rédemption dans l'apparence». Le génie est à la fois sujet et objet, à la fois poète, acteur et
spectateur.

La chanson populaire est une sorte de perpetuum vertigium de l'union de l'apollinien et du
dionysiaque : un double instinct esthétique par lequel les «mouvements orgiaques d'un peuple
s'éternisent dans sa musique». La forme strophique de la chanson populaire est à la racine des
courants dionysiens; c'est le «miroir musical du monde» : une «mélodie primitive». Comme
chez Rousseau, «[l]a mélodie est donc le fait premier et général» [en italiques dans le texte];
elle enfante le poème. Pour Nietzsche, le langage imite le monde des phénomènes et des
images : en cela, il est épique; mais il imite aussi le monde de la musique : en ce principe
nouveau, il est lyrique. La musique est la volonté«dans le miroir de l'image et de la pensée»;
source de lyrisme, elle s'oppose à l'émotion esthétique purement contemplative et
involontaire.

La tragédie est née du choeur tragique, qui est un «drame primitif» et qui a des origines
purement religieuses, cultuelles, rituelles; ce n'est pas le spectateur idéal selon A. Schlegel, ni
non plus le (représentant du) peuple, car il n'y a pas alors de conflit entre le peuple et le
prince. Le choeur n'est ni individu ni peuple : «le choeur tragique grec est tenu de reconnaître
dans les personnages du drame des existences concrètes»; son introduction serait «le geste
décisif par lequel on entre en guerre ouverte et loyale contre toute forme de naturalisme».
Dans le choeur s'unissent un état de nature fictif et des êtres naturels aussi fictifs; ainsi
le satyre du choeur dionysiaque est-il à l'homme civilisé ce que la musique est à la
civilisation. L'effet de la tragédie est un «sentiment d'unité tout-puissant qui nous ramène au
sein de la nature». «La vie est d'une puissance et d'une volonté indestructibles»; mais
l'extase dionysiaque contient un élément léthargique : Hamlet est un homme dionysiaque, en
qui la connaissance tue l'action...
«Le choeur satyrique du dithyrambe est l'acte libérateur de l'art grec». En lui s'affirme la
«toute-puissance sexuelle de la nature». Il est le seul voyant; il est la vision de la foule
dionysiaque. L'identification s'avère donc un phénomène dramatique primitif : «l'individu
renonce à lui-même du fait qu'il se plonge dans une nature extérieure à lui»; cela se produit de
manière épidémique : «une foule entière se sent en proie à cette métamorphose» dans la
contagion. «La métamorphose magique est la condition préalable de tout art dramatique».
L'enthousiaste dionysiaque se voit transformé en «satyre qui voit son dieu». Aussi la tragédie
est-elle un «choeur dionysiaque qui se détend en projetant hors de lui un monde d'images
apolliniennes», le dialogue étant la partie apollinienne de la tragédie grecque; le choeur est le
«symbole de la foule en proie tout entière à l'émotion dionysiaque» : l'action y est une vision;
le choeur de serviteurs de Dionysos n'a pas à agir. À l'origine donc, «la tragédie n'est que
"choeur", n'est pas "drame"» ; le drame commence quand Dionysos, le «regard blessé par
l'effroyable nuit», est présent.

Non sans quel racisme et sans quel sexisme, Nietzsche reconnaît le «don méditatif et tragique
des peuples aryens»; il oppose l'âme aryennedans le mythe de Prométhée qui commet un
«péché actif» : un crime masculin, et l'âme sémitique dans le mythe du péché originel dû à des
«défauts féminins» ou à une faute féminine. La nécessité du crime s'impose à l'individu
titanique : «Ce besoin titanesque de devenir en quelque sorte l'Atlas de tous les autres
hommes et de les soulever de plus en plus haut sur ses larges épaules, de les porter de plus en
plus loin, c'est le trait commun au prométhéisme et au dionysisme». En sa dualité foncière
(apollinienne et dionysienne), Prométhée est le masque de Dionysos comme Oedipe,
Dionysos étant le héros de la tragédie jusqu'à Euripide.

Pour Nietzsche, «tous les individus en tant qu'individus sont comiques». Dans «les douleurs
de l'individuation», Dionysos connaît lalacération, qui est la véritable Passion dionysiaque.
L'état d'individuation est «la source et l'origine de toute douleur, et condamnable en soi».
«Les dieux olympiens sont nés du sourire de Dionysos, les hommes de ses larmes» : la
résurrection de Dionysos est la fin de l'individuation. Pour rendre compte de la doctrine des
mystères exposée dans la tragédie, Nietzsche se fait dialecticien :
1°) il y a d'abord «la constatation de l'unité de tous les êtres»;
2°) vient ensuite «l'idée que l'individuation est le fondement de tout mal»;
3°) apparaît enfin que «l'art représente le pressentiment et la joyeuse espérance qu'un jour le
charme de l'individuation sera rompue et l'unité restaurée».
La musique ou la poésie tragique exerce une action souveraine et elle délivre Prométhée.

La tragédie est liée au mythe, dont la destinée est de devenir une réalité historique qui
s'oppose au rêve : «le sens mythique meurt et il est remplacé par la prétention de donner à la
religion un fondement historique». C'est avec la tragédie que «le mythe parvient à son
contenu le plus profond»; mais la tragédie grecque a disparu «à la suite d'un conflit insoluble,
de façon tragique» : on assiste à l'agonie de la tragédie avec Euripide. Dans la comédie
nouvelle attique, dont ce dernier est le chorège, «survit la forme dégénérée de la tragédie».
Avec Euripide, le spectateur monte sur la scène pour être le juge du drame et il voit son
double; en fait, il y a deux spectateurs : Euripide (penseur et non poète) et Socrate...

Il y avait «dualité irréductible [entre l'apollinien et le dionysien] de la tragédie eschylienne»
marquée par le désarroi en présence du choeur et du héros tragique; avec Euripide, dans sa
«puissance éloquente et démoniaque», il y a opposition au dionysiaque et la tragédie grecque
est morte de cette antinomie. Le drame sans musique est finalement une épopée dramatique,
où l'acteur devient un rhapsode et qui appartient au domaine apollinien, «dont est exclu tout
effet tragique». La puissance de l'apollinien réside dans le plaisir que l'on prend à l'apparence
et par «l'action rédemptrice de cette apparence»; elle réside donc en somme dans
la catharsis selon Aristote.

La charge contre Euripide-Socrate continue. Le rationalisme d'Euripide se retrouve dans
le prologue, qui donne lieu à de «grandes scènes rhétoriques et lyriques»; c'est un effet de la
tragédie et non la tragédie elle-même : c'est de l'émotion et non de l'action. Il s'agit de
«masquer les nécessités formelles en leur donnant une apparence fortuite». «Le présent
dramatique et lyrique, le drame proprement dit, remplit l'intervalle entre la prophétie épique
du début [prologue] et la perspective épique de la fin». Alors que pour Socrate-Platon, «tout
doit être conscient pour être bon», pour Euripide, «tout doit être conscient pour être beau» :
socratisme esthétique!

En sa «force démoniaque», Socrate est l'adversaire du dionysiaque et l'ennemi de l'art
tragique; son démon est la clef de son âme : c'est le «type d'homme non mystique». Socrate
est le «héros dialectique du drame platonicien». Par rapport à la tragédie, le dialogue
platonicien, dépassé par les Cyniques, occupe le milieu entre le récit, la poésie lyrique et le
drame, entre la prose et le vers, et il conduit au roman. La poésie est alors réduite au rang
d'ancilla par rapport à la philosophie, elle-même ancilla de la théologie. La poésie est donc
soumise à la dialectique et il y a perte de la «sympathie tragique» au profit de l'optimisme, en
vertu du savoir et du bonheur et en vue du drame bourgeois : c'est la mort de la tragédie, la
mise à mort de la tragédie par le dialecticien, qui est un héros vertueux.

La justice transcendante d'Eschyle se voit réduite à une justice poétique doublée d'un deus ex
machina. La décadence du choeur avait déjà commencé avec Sophocle et pour Aristote, qui
soumet le choeur aux acteurs. La dialectique expulse la musique, le choeur, de la tragédie --
au profit de la "gymnastique" des acteurs en quelque sorte. Faute d'être artiste -- mais
Nietzsche se plaît à imaginer un Socrate artiste --, Socrate (le nouvel Orphée) est le «type de
l'homme théorique», dont «l'illusion délirante», illusion métaphysique inséparable de la
science, est de vouloir rectifier l'être. Dans son «instinct de savoir», il est le mystagogue de la
science, le mythe étant la fin de la science. Tiraillé entre son optimisme théorique et son
pessimisme pratique et contre Eschyle, Socrate fonde une «effroyable morale» : le «droit
d'assassiner les nations par pitié»...

«La tragédie périt dès qu'elle laisse s'échapper d'elle l'esprit de la musique, alors qu'elle n'a pu
naître que de cet esprit»; en elle, il y a une «lutte entre une soif insatiable et optimiste de
connaissance et un tragique besoin d'art» : «la musique suggère une vision symbolique de la
réalité dionysiaque, elle donne ensuite à l'image symbolique une signification plus haute» [en
italiques dans le texte]. C'est la musique, laMuse, qui a donné naissance au mythe tragique;
elle est le «plaisir que l'on peut prendre à l'anéantissement de l'individu» dans la «toute-
puissance du vouloir par delà le principe d'individuation» : «le héros, manifestation du
vouloir, est nié pour notre plaisir».

Ici plus proche de Spinoza que d'Aristote, Nietzsche poursuit ainsi : «En dépit de la terreur et
de la pitié nous goûtons le bonheur de vivre, non comme individus, mais comme participant à
la substance vivante unique qui nous englobe tous dans sa volupté d'où naît la vie» [en
italiques dans le texte]. Le sublime est la «domestication de l'horrible par l'art» : il peut
transformer «ce dégoût pour l'horreur et l'absurdité de l'existence en images avec lesquelles
on peut tolérer de vivre». Par le comique, «l'art nous soulage du dégoût causé par l'existence
de l'univers» [cf. le dégoût chez Kant]. La mission suprême de l'art est de «libérer nos regards
des terreurs obsédantes de la nuit» et non pas de «guérir des douleurs convulsives que nous
causent nos actes volontaires».

Comme Hamlet en est le plus bel exemple, les héros sont plus superficiels dans leurs discours
que dans leurs actes : «le mythe ne s'objective pas d'une façon adéquate dans le discours
parlé». Dans un «abîme mystique», la conception tragique du monde s'oppose à la conception
théorique; l'esprit scientifique est la «croyance d'après laquelle la nature est connaissable
intégralement et [que] le savoir exerce une action salutaire universelle». Ainsi le dithyrambe
attique nouveau est-il davantage science que musique; la musique n'y est qu'imitation, que
«musique imitative» esclave du phénomène. À partir de Sophocle, la peinture de
caractères donne une impression d'individualité. Le dénouement de la tragédie ancienne, qui
est le souffle de la consolation métaphysique -- la catharsis? -- «sans laquelle le plaisir
tragique ne peut s'expliquer», a été remplacé par le deus ex machina; de même,
la sérénité anti-dionysiaque de l'homme théorique s'est substituée à lanaïveté dionysiaque.

Nietzsche distingue alors trois degrés de l'illusion dans la civilisation : le degré tragique
(d'origine hindoue ou brahmanique), le degré artiste (hellénique) et le degré socratique
(alexandrin). La civilisation socratique est la civilisation de l'opéra, avec sa tendance extra-
esthétique au récitatif ou sa tendance à l'idylle (qui s'oppose à l'élégie d'un Schiller). Dans le
«mélange des styles» du stilo rappresentativo, la musique est la maîtresse et la parole est
l'esclave : la musique est le corps et le texte est l'âme.

Le cortège de Dionysos est donc venu des Indes en Grèce. À partir de l'orgiasme, la voie du
bouddhisme hindou est celle des «étranges états extatiques qui abolissent l'espace, le temps et
l'individualité». La «puissance excitante, purifiante et soulageante de la tragédie» consiste en
son orgiasme musical et en le mythe tragique du Titan, le mythe étant le symbole sublime :
«Le mythe nous protège de la musique tout en lui donnant la liberté suprême»; la musique est
la «langue maternelle» s'opposant au péristyle : elle est l'équivalent du sein maternel et elle
nie l'existence individuelle. Le mythe est un véritable miracle sur scène; il est l'abrégé du
monde phénoménal, le raccourci de l'univers. Nietzsche en appelle alors à la «renaissance du
mythe allemand» [cf. le retournement natal selon Hölderlin].

Nietzsche cherche cependant à (re)penser le rapport entre l'apollinien et le dionysien.
L'apollinien (l'image, le concept, l'enseignement moral, l'émotion sympathique) «nous arrache
à l'impersonnalité dionysiaque et nous enthousiasme pour les individus». Il y a d'une certaine
manière une alliance fraternelle de deux divinités : «Dionysos parlant la langue d'Apollon
mais Apollon finissant par parler la langue de Dionysos». «Le mythe tragique ne s'explique
que s'il est la représentation imagée de la sagesse dionysiaque au moyen de procédés d'art
apolliniens». Nietzsche critique alors Aristote, pour qui il y a «purification des passions par le
moyen de la tragédie» : la catharsis est un «soulagement pathologique». Mais la «dualité de
l'émotion» est pourtant l'effet le plus remarquable de la tragédie.

Le monde visible, le monde de l'individuation, est source de plaisir dans l'événement épique;
mais la «destruction du monde visible des apparences» procure une satisfaction plus grande,
un plaisir supérieur. Nietzsche propose que l'art n'est pas seulement imitation de la réalité,
mais «complément métaphysique de cette réalité pour en triompher». L'esthétique échappe à
la pitié, qui est une morale, à la crainte et à la sublimité morale : à l'éthique. La laideur et la
dissonance musicale constituent le contenu du mythe tragique. Nietzsche résume : «Le
dionysisme, et le plaisir primitif qu'il ressent même dans la douleur, est le sein maternel
commun d'où sont nés la musique et le mythe tragique construisant et détruisant sans cesse le
monde de l'individuation», qui est un monde animé.
C'est la vie qui est la source de l'art, lui-même source de science : «le problème du savoir ne
peut s'élucider sur le terrain du savoir». Le dieu Dionysos éprouve de l'angoisse de son
«excessive plénitude» et de la douleur que lui causent ses contradictions intimes. L'hostilité à
la morale s'oppose à la haine de la vie, qui est essentiellement immorale [cf. Sade]. L'instinct
grec n'est pas un instinct agonal; c'est unvouloir-vivre. Parce qu'assurant la survie collective,
la sexualité est la «vraie vie» [en italiques dans le texte]. Selon Nietzsche, Aristote a méconnu
le sentiment tragique de l'orgiasme, qui est un «sentiment débordant de vie et de force» et où
la douleur agit comme stimulant : «il ne s'agit pas d'échapper à la terreur et à la pitié, de nous
purger par une débâcle véhémente, il s'agit de s'identifier, par delà la terreur et la pitié, à
l'éternelle joie du devenir, cette joie qui renferme la joie de détruire» [en italiques dans le
texte].

Il importe maintenant de résumer très brièvement l'originale position de Nietzsche exposée et
défendue dans La naissance de la tragédie :

Le principe apollinien (la «réserve hostile») est la «vertu de transfiguration inhérente au
principe d'individuation»; il est image ou concept, apparence ou corps (existence) : en d'autres
mots, il est représentation (de la gymnastique à l'art plastique). Le principe dionysien
(l'«orgiasme asiatique») est un «appel mystique [qui] rompt le lien de l'individuation»; il est
essence et âme : en d'autres mots, il est affect(de l'art musical). En termes plus spécifiquement
nietzschéens, le principe apollinien deviendra l'éternel retour et le principe dionysien
deviendra la volonté de puissance. En termes métapsychologiques, le principe apollinien est
au principe dionysien ce que le principe de réalité et le principe de plaisir sont à la pulsion de
mort, qui n'est pas vraiment un au-delà du principe de plaisir mais un en-deçà.

Le dionysisme (jusque dans la religion tragique des Orphiques) est l'origine du mythe et de la
musique, qui sont à l'origine de la tragédie grecque, qui culmine avec Eschyle (Prométhée) et
Sophocle (Oedipe) et décline avec Euripide, celui-ci étant le Socrate de la tragédie et les
vieux philosophes, les Présocratiques, ayant été des philosophes tragiques : Empédocle est
«l'homme tragique à l'état pur» -- il l'était déjà chez Hölderlin... La parousie (Hegel) se voit
donc déplacée par l'agonie (Hölderlin, Nietzsche, Artaud), Zeus par Dionysos et, plus tard
chez Nietzsche même, Antitheos par l'Antéchrist ou Dionysos lui-même par Zarathoustra;
mais il ne faudrait pourtant pas croire que l'adversaire du nihilisme, le surhomme (ou le
dernier homme), est un individu, surtout pas un «individu dans le monde» [Vernant, à partir
de L. Dumont]!

*

Rachet, lui, considère qu'il n'y a jamais eu de religion orphique et il conteste l'origine
dionysienne de la tragédie, même s'il y a bien eu «existence du mythe de la passion de
Dionysos à l'époque de la naissance de la tragédie». Dionysos était «anciennement associé
aux Mystères d'Éleusis», qui consistaient en une initiation au cours de laquelle était représenté
un drame sacré. Déjà dans l'Iliade d'Homère, «pure tragédie», il y a un héros dionysien,
Achille; alors qu'Ulysse est un héros apollinien dans l'Odyssée, «tragi-comédie». Selon
Rachet, la tragédie grecque a ses précédents dans les religions grecques, dans les cultes à
mystère et l'orphisme, chez Homère et les poètes élégiaques de l'époque archaïque et chez les
penseurs présocratiques comme Héraclite et Pythagore (pour qui le corps est le tombeau de
l'âme). Essentiellement, c'est le défaut tragique [hamartia] qui est le ressort de la faute ou de
la catastrophe tragique : il n'est pas bon de susciter la colère ou la jalousie des dieux
[phthomos], par la folie [até] ou la démesure [hubris] par exemple, et de s'exposer ainsi à la
Fatalité [Ananké] et à la Destinée [Moïra] ou au Destin [Tyché].
"Tragédie" dérive de "tragoidia", qui voudrait dire : «chant du bouc», soit chant
du satyre (associé à Dionysos comme Silène). Au cours d'un «jeu sacré» [agôn] ou lors de la
répétition du mariage sacré (hiérogamie) entre Zeus et Déméter, des personnages masqués
représentent les esprits des morts et de la nature; cette cérémonie ou cette initiation est en
relation avec les rites funéraires et les rites de fertilité, le culte de Dionysos ayant un caractère
agraire certain : il est lié à la végétation et à la fertilisation de la terre et il donne lieu à des
«lamentations rituelles attachées au culte des morts et des héros». Le mythe agraire résulte en
un combat rituel où la mort de Dionysos est suivie de sa résurrection et de son épiphanie : la
Passion de Dionysos, la lacération ou le diasparagmos («déchirement de la victime dans le
culte dionysiaque»), préfigure de loin la Passion du Christ...

La tragédie a à voir avec des rites cathartiques et avec le sacrifice d'un bouc émissaire
[pharmakos]; les éléments religieux y sont nombreux selon Rachet : présence constante des
dieux, théophanies, sens du pur et de l'impur, sens du sacré et de la souillure, importance du
sacrifice, oracles, devins, songes, expression de rites et de cultes funéraires et héroïques, cycle
mythique et légendaire, mystère(s). Le rite a un aspect symbolique et le masque est le
symbole du lien avec le dieu et/ou avec l'animal. Pour Rachet, la tragédie trouve son origine
dans lescultes chthoniens : les divinités infernales sont des êtres surnaturels souterrains ou des
«divinités de la végétation» comme Dionysos, tandis que les divinités olympiennes sont
célestes : en somme, les dieux de la terre, les esprits infernaux comme les fantômes et les
spectres, sont aux dieux du ciel ce que Caïn est à Abel... Antigone elle-même serait ainsi, et
doublement, une héroïne chthonienne : elle jette de la terre sur le cadavre de son frère en
manque de sépulture et elle risque de mourir enterrée vivante.

Au cours des jeux donnant lieu à des concours gymniques, lyriques, poétiques ou musicaux,
la tragédie prend place et elle est parfois l'occasion de lamentations funèbres (thrènes) en
l'honneur d'un héros défunt; elle est donc la répétition de ces cultes funéraires, héroïques et
agraires qui aboutissent au sacrifice et à la purification ou à l'expiation dans des «cérémonies
cathartiques (purificatoires) et hilastiques (expiatoires et propitiatoires)». Il ne s'agit pas de
sacrifices aux dieux olympiens mais aux morts et aux dieux souterrains : sont sacrifiés un coq,
un bouc ou un bélier avec des libations (lait, huile, vin, eau et miel). Sur et par l'autel sont
reliés le culte chthonien et le choeur tragique. La tragédie serait donc née de ce «chant
primitif accompagnant le sacrifice d'un bouc émissaire».

Selon Rachet, le dithyrambe, qui est à l'origine un «rite dionysiaque» et qui est une
composition lyrique exécutée par un choeur composé de cinquante hommes, accompagnait le
sacrifice d'un boeuf. Il arrive qu'il y ait confusion du dieu et de la victime sacrifiée : Dionysos
prend parfois la forme d'un taureau, d'un chevreau, d'un faon, d'une chèvre noire. Le
dithyrambe a pu comporter une chasse (une ronde ou une course de taureaux, une
tauromachie) résultant en le sacrifice ou en le déchirement de la victime encore vivante et en
la consommation de la chair crue et du sang (omophagie). Il s'accompagnait de pratiques
orgiaques sources d'ivresse extatique, d'enthousiasme, d'exaltation (dans l'omophagie, qui
apparaît en même temps comme une «communion dans le dieu», une théophagie). Le
dithyrambe primitif est lui aussi issu de cultes agraires et de rites de fécondité,
du cobyrantisme et de l'orgiasme dionysiaque. Il est dirigé par un exarque [exarchos], qui agit
comme «organisateur et directeur de la cérémonie». Ce serait Arion qui aurait transformé le
dithyrambe en genre littéraire.

Cependant, la tragédie primitive n'est pas le jeu de la Passion de Dionysos, même si elle était
à l'origine consacrée à Dionysos; il faut plutôt chercher du côté de la confusion des satyres et
des silènes, ces démons chevalins ancêtres des centaures, ces monstres hybrides qui chantent
et dansent : «ce sont ces choeurs de chanteurs et de danseurs qui vont être adaptés pour
constituer la "tragédie" en spectacle complet». Du mode ou du chant tragique [tropos]
d'Arion, Épigène va faire «la première représentation d'un choeur tragique».

Ainsi la position de Rachet peut-elle être résumée de la manière suivante :

1°) à l'époque préhellénique, les rites sacrificiels, expiatoires et purificatoires se distinguent
en rites funéraires et héroïques et en rites cathartiques du bouc émissaire;
2°) pendant la période archaïque, des chants particuliers accompagnent le sacrifice du bouc,
du pharmakos, et l'un de ces chants est letragoidios, qui est psalmodié par un choeur et se
double d'une danse labyrinthique à but lustral;
3°) parallèlement, le culte des morts (héroïsés) est célébré lors des jeux par les thrènes : l'un
de ces héros immortalisés est Adraste, le fils de Déméter transformée en jument -- le cheval a
un caractère funéraire chez les Grecs d'alors (vers 670 avant J.-C.) -- qui se serait jeté au feu
avec son propre fils Hipponoüs («pensée ou esprit de cheval») : le récit de la passion
d'Adraste a donc un caractère funéraire et cathartique;
4°) Arion s'associe à des choeurs réguliers avec des satyres lors de sacrifices où une victime
caprine (le bouc) remplace la victime taurine, mais le «vieux culte satyrique» n'est pas encore
en union avec le «culte dithyrambique» de Dionysos, union qui ne viendra qu'avec la
représentation rituelle du retour (la résurrection) d'Héphaïstos (le dieu forgeron peut-être
originaire d'Asie mineure, un dieu chthonien maître des volcans, un dieu infirme et boiteux
mais rieur);
5°) vers 590 avant J.-C., Épigène, inspiré par le dithyrambe dionysiaque, organise la première
tragédie : le sacrifice d'un bouc donne lieu à un dialogue entre l'exarque et le choeur, pas le
choeur du dithyrambe mais celui de l'ancienne "tragédie" d'Adraste grossi plus tard (entre 560
et 540) par les satyres, qui font désormais partie des représentations cultuelles par leur aspect
surtout positif (lubricité, fertilité) : le culte d'Adraste est alors remplacé par le culte de
Dionysos, le bouc étant l'animal le plus souvent sacrifié à Dionysos (qui n'est le dieu du vin
que de manière seconde et tardive);
6°) Thespis, qui n'a peut-être pas inventé le premier acteur (le protagoniste était sans doute
présent chez Arion et Épigène dans le chant alterné entre l'exarque et le choeur, dont les
membres ne sont pas masqués), ajoute l'action mimétique et transplante la tragédie d'origine
dorienne dans l'Attique : le masque (ou la maquillage) apparaît, de même que le jeu à la place
de la récitation et du chant, le parler remplace le chant;
7°) avec Eschyle, viendront le deuxième acteur, les décors ornés, les peintures, la machinerie,
les autels, les tombeaux, les trompettes, les spectres, les Érinyes, les gants, les robes et les
cothurnes, ainsi que la trilogie de tragédies (thèse-antithèse-synthèse);
8°) avec Sophocle, le troisième acteur (le trigagoniste après le deutéragoniste) entrera en
scène, le nombre de choreutes passera de douze à quinze -- pour permettre sa division en deux
demi-choeurs de sept (avec chacun leur parastate en plus du coryphée) -- et les décors seront
peints.

Par rapport à la position historiale (ou monumentale) de Nietzsche, celle de Rachet
est historique (ou documentaire); elle est aussi, à la suite d'Aristote, formelle. Lors de
l'institution de la chorégie, dans le cadre des Grandes Dionysies, avait lieu la représentation
d'unetétralogie comprenant une trilogie de tragédies et un drame satyrique (dont Pratinas fera
un genre littéraire); il y avait un concours entre les poètes et le vainqueur était couronné :
Thespis a été le premier couronné en 534 (avant Eschyle, Sophocle et Euripide, qui l'ont été
de nombreuses fois). Selon Rachet, la formule de la tétralogie s'inspire de la littérature
oratoire, de l'éloquence juridique du procès, qui comprend quatre parties : l'accusation, la
défense, la réplique de l'accusation et la réplique de la défense [cf. Duchemin]. Ainsi la
tragédie est-elle tributaire aussi de la démocratie athénienne favorisant l'art oratoire : elle est
une «arme politique», mais moins que la comédie d'Aristophane selon Rachet. La mort de la
démocratie sera aussi la mort de la tragédie et la mort de l'art oratoire au IVe siècle avant J.-
C.

Dans son analyse formelle et aristotélicienne de la tragédie, Rachet cite Aristote qui distingue
le prologue (inventé par Thespis), qui précède l'arrivée du choeur, l'épisode, qui est une partie
complète entre deux chants du choeur, l'exode, qui est une partie complète qui n'est pas suivie
de chants du choeur et qui se termine donc par la sortie du choeur (en fait, le véritable exodos,
le dernier épisode, est le chant final du choeur lors de sa sortie), et le chant du choeur, qui
comprend le parados (le premier morceau complet que dit le choeur) et lestasimon (le chant
du choeur sans vers anapestique et sans vers trochaïque, mais il y a un anapeste dans le
premier stasimon d'Antigone); lecommos, qui est une complainte à la fois du choeur et de la
scène, est facultatif. Le commos est un chant funèbre, le parados est un développement
lyrique; lorsqu'il chante un stasimon [de "stasis"], le choeur est en place dans l'orchestra et les
acteurs en profitent pour sortir de scène et se changer en d'autres personnages. En général,
trois stasima séparent quatre épisodes. L'épisode, qui est la partie dialoguée de l'action (avec
acteurs et choeur), correspond plus ou moins à un acte; les scènes viendront après l'Antiquité.
Le choeur disparaîtra au IIIe siècle avant J.-C.

La rhésis, dont le lexeôs est le style, est la partie purement dramatique (issue de l'épopée) et
elle comprend les récits et les dialogues, qui s'articulent en un plaidoyer se développant en
un agôn, auquel contribue fortement la stichomythie. Les actions peuvent être simples, à
développement naturel, ou complexes, avec changement de fortune [métabasis] par la
reconnaissance [anagnôrisis] ou par la péripétie. Pour Aristote et Rachet, la plus belle
reconnaissance est celle qui est accompagnée de la péripétie et qui conduit ainsi à la crainte et
à la pitié, à lacatharsis, qui «nous procure le soulagement du besoin que nous avons de la
crainte et de la pitié» : la tragédie est une catharsis de groupe (psychodrame, sociodrame,
axiodrame, psychodanse, psychomusique). Il existe des tragédies ou l'action est à la fois
simple et complexe : dans les tragédies pathétiques comme Ajax et dans les tragédies éthiques
ou de caractère comme Pélée.

En somme, pour un Rachet plutôt fidèle à Aristote, la tragédie se confond avec le tragique :
elle est «l'expression de la liberté et de la grandeur de l'individu face aux forces de coercition
que représentent l'État et la société» et «l'affirmation d'une volonté forte dominée par le
sentiment de la valeur imprescriptible de l'individu face à toutes les forces obscures de
destruction issues des entités collectives, négations de l'homme et de toute véritable liberté»;
c'est donc, contrairement à la thèse capitale ou cardinale de Nietzsche, la profession de foi en
le principe d'individuation : c'est le triomphe de l'individualisme. Manifestation du culte à
l'origine et issue du choeur tragique d'Adraste plutôt que du choeur dithyrambique de
Dionysos, la tragédie a trouvé place dans la chorégie, qui est une véritable liturgie, où le rite
et le mythe, le culte et la culture s'accouplent.

Friedrich Nietzsche. La naissance de la tragédie.
Friedrich Nietzsche. La naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque.
Philippe Lacoue-Labarthe. Le sujet de la philosophie.
François Laruelle. Le principe de minorité.
Jean-Pierre Vernant. La mort dans les yeux; figures de l'Autre en Grèce ancienne. Hachette
(Textes du XXe siècle). Paris; 1985 (96 p.)
Jean-Pierre Vernant. L'individu, la mort, l'amour; soi-même et l'autre en Grèce ancienne.
Gallimard nrf (Bibliothèques des histoires). Paris; 1989 [1987, 1982, 1981] (IV + 248 p.)
Pierre-Noël Mayaud et al. Le problème de l'individuation. Vrin. Paris; 1991 (192 p.)
Jacqueline Duchemin. L'agôn dans la tragédie grecque. Les Belles-Lettres (Collection des
Études anciennes). Paris; 1968 [1945] (248 p.)
Guy Rachet. La tragédie grecque; Origine - Histoire - Développement. Payot (Bibliothèque
historique). Paris; 1973 (288 p.)

Artaud

Personne ne semble avoir remarqué la parenté de Hölderlin, de Nietzsche et d'Artaud : la
vérité de cette lignée de fous aurait-elle échappé à la pensée?... Avec Artaud et avec Brecht,
l'accent du théâtre se voit déplacé au XXe siècle de la mise en mots à la mise en scène, de la
littérature au spectacle. Le jeu théâtral, qui est un «délire communicatif», prend le dessus sur
le je littéraire. Le théâtre est alors : peste, métaphysique, alchimie, athlétisme, cruauté.
«Comme la peste, le théâtre est donc un formidable appel de forces qui ramènent l'esprit par
l'exemple à la source de ses conflits»; «il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers
l'extérieur d'un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un
peuple toutes les possibilités perverses de l'esprit».

Le théâtre n'est pas expression par la parole; il est «poésie pour les sens» : langage physique
ou matériel, musique des mots, intonations. «Et il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur la
valeur concrète de l'intonation au théâtre, sur cette faculté qu'ont les mots de créer eux aussi
une musique suivant la façon dont ils sont prononcés, indépendamment de leur sens concret,
et qui peut même aller contre ce sens». Une poésie dans l'espace (musique, danse, plastique,
pantomime, mimique, gesticulation, intonation, architecture, éclairage, décor) se double
d'unepoésie ironique, qui provient de la façon dont chacun de ses moyens «se combine avec
les autres moyens d'expression». Ainsi «c'est la mise en scène qui est le théâtre». Il faut
retrouver cet «esprit farouche qui est à la base de toute poésie» en vue d'une «poésie objective
à base d'humour». La poésie est le langage sous la forme de l'Incantation.

Comme Aristote et comme Nietzsche, Artaud considère qu'il y a une grande peur
métaphysique «qui est à la base de tout le théâtre ancien» : les tendances métaphysiques
s'opposent aux tendances psychologiques» et le théâtre est donc une «métaphysique en
activité». Le théâtre est fondamentalement religieux et mystique. Comme alchimie, le théâtre
est un art virtuel, un mirage. Matérialisation ou extériorisation d'undrame essentiel «qui
contiendrait d'une manière à la fois multiple et unique les principes essentiels de tout drame,
déjà orientés eux-mêmes et divisés, pas assez pour perdre leur caractère de principes, assez
pour contenir de façon substantielle et active, c'est-à-dire pleine de décharges, des
perspectives infinies de conflits» [en italiques dans le texte]. Ce drame essentiel «est à l'image
de quelque chose de plus subtil que la Création elle-même, qu'il faut bien se représenter
comme le résultat d'une Volonté une -- et sans conflit» [en italiques dans le texte]. (La
proximité avec Nietzsche est ici frappante). À la base de tous les Grands Mystères, ce drame
essentiel «épouse le second temps de la Création, celui de la difficulté et du Double, celui de
la matière et de l'épaississement de l'idée».

Le théâtre a besoin d'être remis «à son plan de création autonome et pure, sous l'angle de
l'hallucination et de la peur»; le pouvoir de création du metteur en scène «élimine les mots»
(en italiques dans le texte]. Un nouveau langage physique à base de signes, «hiéroglyphes
animés», se met en place. Artaud plaide pour une architecture spirituelle «faite de gestes et de
mimiques, mais aussi du pouvoir évocateur d'un rythme, de la qualité musicale d'un
mouvement physique, de l'accord parallèle et admirablement fondu d'un ton». Le théâtre est
donc, non seulement musique, mais aussi danse; c'est une «métaphysique de gestes». C'est un
théâtre ou un «langage théâtral extérieur à toutelangue parlée» [en italiques dans le texte], qui
conduit à une dépersonnalisation systématique, à une désindividuation en somme, par «la
Parole d'avant les mots» : «un état d'avant le langage et qui peut choisir son langage :
musique, gestes, mouvements, mots».

L'auteur est donc remplacé par le metteur en scène, qui est «une sorte d'ordonnateur magique,
un maître de cérémonies sacrées», une sorte de Dionysos ou de satyre du choeur bacchique
autrement dit. La matière qu'il travaille ne vient pas de lui mais des dieux : «des jonctions
primitives de la Nature qu'un Esprit double a favorisées» ou «une sorte de Physique première,
d'où l'Esprit ne s'est jamais détaché». Il s'agit de «faire affluer nos démons» et les «choses de
l'instinct». Artaud en appelle à une «physique du geste absolu» qui permette de retrouver le
«sens inné du symbolisme absolu et magique de la nature». Il s'agit donc de «rendre le théâtre
à sa destination primitive» et de «le replacer dans son aspect religieux et métaphysique» : «Le
domaine du théâtre n'est pas psychologique mais plastique et physique».

Il importe aussi de «changer la destination de la parole» par une sorcellerie objective et
animée et par la poésie tout court qu'il y a sous les textes, seraient-ce même des chefs-
d'oeuvre : il faut en finir avec la poésie écrite... Le théâtre de la cruauté renoue avec cette
«idée supérieure de la poésie et de la poésie par le théâtre qui est derrière les Mythes racontés
par les grands tragiques anciens» : «une idée religieuse du théâtre, c'est-à-dire, sans
méditation, sans contemplation inutile, sans rêve épars»; ainsi est-il possible de «faire
remonter le taux de la vie» -- propos on ne peut plus nietzschéen, dionysien!

Le théâtre de la cruauté est un théâtre où le spectateur est entouré par le spectacle, un
spectacle où la sonorisation (sons, bruits, cris) est constante : «qualité vibratoire» d'abord et
avant toute représentation. Pour Artaud, le théâtre ne copie pas la vie; il se met en
communication avec des «forces pures» : spectacle tournant, spectacle total, expression dans
l'espace, «sorte de langage unique à mi-chemin entre le geste et la pensée». En vue d'une
«vraie mise en servage de l'attention», il faut «faire des signes une sorte d'alphabet» et
développer un «lyrisme du geste», ainsi que retrouver les «droits de l'imagination». Le théâtre
de la cruauté, comme tout théâtre, est «reflet de la magie et des rites»; c'est un «langage
chiffré», où les mots ont «à peu près l'importance qu'ils ont dans les rêves» : c'est un spectacle
intégral, «chiffré comme un langage» depuis «l'esprit des plus antiques hiéroglyphes», ou une
série d'essais de mise en scène directe. C'est pourquoi le théâtre est «la représentation appelée
improprement spectacle». Pour Artaud, «c'est par la peau qu'on fera rentrer la métaphysique
dans les esprits»...

La cruauté est un «appétit de vie, de rigueur cosmique et de rigueur implacable dans le sens
gnostique de tourbillon de vie qui dévore les ténèbres, dans le sens de cette douleur hors de la
nécessité inéluctable de laquelle la vie ne saurait s'exercer; le bien est voulu, il est le résultat
d'un acte, le mal est permanent» : ce dieu caché est bien l'équivalent du principe ou de
l'instinct dionysien ou de la volonté de puissance.

Selon Artaud, «nous avons perdu le sens de la physique du théâtre des tragiques»; ont été
perdus la diction, la gesticulation et le rythme. Il faut (re)trouver la grammaire de ce nouveau
langage : le geste en est la matière et la tête, l'alpha et l'oméga. Ce langage part de la nécessité
de la parole et non de «la parole déjà formée» et il «refait poétiquement le trajet qui a abouti à
la création du langage» : «Il remet à jour les rapports inclus et fixés dans les stratifications de
la syllabe humaine, et que celle-ci en se refermant sur eux a tués. Toutes les opérations par
lesquelles le mot a passé pour signifier cet Allumeur d'incendie dont Feu le Père comme d'un
bouclier nous garde et devient ici sous la forme de Jupiter la contraction latine du Zeus-Pater
grec, toutes ces opérations par cris, par onomatopées, par signes, par attitudes, et par de
lentes, abondantes et passionnées modulations nerveuses, plan par plan, et terme par terme, il
les refait». Au bord du délire et par-delà Nietzsche et Rimbaud, c'est de Hölderlin, du
Hölderlin poète-tragédien et traducteur, qu'Artaud se rapproche dans cette tentative de
(re)créer un langage à l'efficacité magique, envoûtante et intégrale et aux «moyens de notation
de nouveaux» -- «composition inscrite».

Dans le «désenchaînement dialectique de l'expression», la cruauté est le «geste de la vie
même» en sa nécessité; c'est le «battement inné de la vie». Se rapprochant maintenant de
Nietzsche, et de très près, Artaud identifie le théâtre (oriental) et la vie, mais pas de la vie
individuelle, plutôt de la vie «qui balaie l'individualité humaine et où l'homme n'est plus qu'un
reflet»: il s'agit bien du rejet du principe d'individuation et du théâtre égoïste ou égocentrique,
l'objet du théâtre étant de créer des Mythes. L'état poétique recherché par le théâtre de la
cruauté est «un état transcendant de vie», «d'une vie passionnée et convulsive», dionysiaque
ou orgiaque donc, pour un homme total et non un hommesocial... «L'acteur est un athlète du
coeur» et l'être humain est un Double : «un spectre perpétuel où rayonnent les formes de
l'affectivité», «[s]pectre plastique et jamais achevé dont l'acteur vrai singe les formes, auquel
il impose les formes et l'image de sa sensibilité». L'âme a une «matérialité fluidique» et «une
passion est de la matière».

Artaud va alors développer une méthode de jeu de l'acteur fondée sur le souffle, sur lequel le
«temps théâtral» s'appuie : le souffre est volonté dans l'expiration et «inspiration féminine et
prolongée». Selon la Kabbale, il y a trois temps du souffle : le souffle peut être androgyne,
équilibré et neutre; il peut être mâle, expansif et positif; il peut être femelle, attractif et
négatif: il est moins souvent androgyne que mâle ou femelle. Du souffle, provient le son, puis
le cri. Au temps des passions, et dans un ensemble complexe de dissonances et de
correspondances entre les divers éléments de la mise en scène et du jeu ou du métier de
l'acteur, correspond un temps musical, le temps du souffle : avec «l'hiéroglyphe d'un souffle»,
il est possible de retrouver un idée du théâtre sacré, où le spectateur s'identifie avec le
spectacle, «souffle par souffle et temps par temps».

Une formule résume le théâtre d'Artaud et selon Artaud : «Quand je vis je ne me sens pas
vivre. Mais quand je joue c'est là que je me sens exister» : le théâtre c'est la vie, mais la vie ce
n'est pas le théâtre. C'est évidement bien loin du Paradoxe sur le comédien de Diderot et du
théâtre épique de Brecht, mais sans doute bien proche des tentatives de Hölderlin et des
initiatives de Nietzsche.

Artaud a cherché à mettre sa théorie du théâtre en pratique dans diverses expériences
théâtrales ou filmiques, à titre de metteur en scène et/ou de comédien, et dans une «tragédie
en quatre actes et en dix tableaux d'après Shelley et Stendhal» en 1935, Les Cenci [qui a peut-
être inspiré le film La passion Béatrice (1987) de Bertrand Tavernier]; sans doute qu'il n'a
guère réussi et que la tragédie n'en est pas une ou qu'elle ne correspond certes pas à la
conception du théâtre de la cruauté, tant au niveau de la mise en scène que du jeu. Il faut
plutôt chercher du côté du «théâtre pauvre» de Grotowski pour voir, par hasard ou non, sous
l'influence d'Artaud ou non, la réalisation pratique du théâtre de la cruauté; peut-être aussi du
côté du Living Theatre.

Selon Derrida, la conception d'Artaud -- et Derrida sent bien le rapport d'Artaud à Nietzsche,
mais il ne voit pas la charge, commune aux deux et à Schopenhauer, contre le principe
d'individuation --consiste à voir que le théâtre occidental «a été séparé de la force de son
essence», qui est une essence affirmative, celle de la vie affirmative, et ce dès l'origine, dès
«la naissance comme mort». Ainsi le théâtre de la cruauté n'est-il pas une représentation,
mais «la vie elle-même en ce qu'elle a d'irreprésentable» : «La vie est l'origine non
représentable de la représentation»; «la non-représentation est donc représentation originaire»
: espacement. Mais, à l'origine même de la cruauté elle-même, il y a un meurtre,
un parricide : un crime contre Dieu ou le père, contre le logos. Ce meurtre «ouvre l'histoire de
la représentation et l'espace de la tragédie» : c'est une archi-scène... Pour Derrida, Artaud
aurait voulu effacer la répétition en général et donc la dialectique, qui est l'«économie de la
répétition». C'est selon lui impossible, car la «limite d'une représentation qui ne soit pas
répétition» est inaccessible : «Le tragique n'est pas l'impossibilité mais la nécessité de la
répétition». La représentation, comme la répétition, n'a pas de fin...

Antonin Artaud. Le théâtre et son double.
Jerzy Grotowski. Vers un théâtre pauvre.
Jacques Derrida. «La parole soufflée» et «Le théâtre de la cruauté et la clôture de la
représentation» dans L'écriture et la différence (p. 253-292 et p. 341-368).

Brecht

Malgré ce qu'en pense Steiner, il est difficile, voire impossible, de considérer le théâtre
épique de Brecht comme étant de la tragédie, comme tenant du discours tragique. Sans doute
qu'il est préférable de parler d'un mixte entre l'épique (la mise en scène : la distanciation) et le
tragique (la mise en mots : le matérialisme dialectique et le matérialisme historique).
Contrairement à Lukacs et à Goldmann, qui considèrent que le marxisme, parce que pensée
dialectique (hégélienne ou non), est une philosophie tragique, Steiner y voit, à cause de
l'optimisme, une philosophie romantique. Ou peut-être qu'il faut voir en Brecht
un théoricien tragique mais un praticien épique -- ou l'inverse?... Certes, le tragique est
pessimiste, mais le pessimisme n'est pas nécessairement tragique : il peut n'être que
dramatique ou que lyrique, voire que satyrique ou cynique.

Une chose demeure : comment peut-il y avoir discours tragique s'il n'y a pas identification du
spectateur, que cette identification soit cathartique ou non? La distance -- distance créée par la
distanciation, qui est un extrême exercice de virtuosité -- qu'il y a alors entre l'intellect et
l'affect, entre le (dé)montrant et le (dé)montré, n'est pas un effet tragique, cathartique ou
sympathique; elle ne manque pas defroideur cérébrale et elle manque de chaleur viscérale.
Dans le théâtre brechtien, il y a une mythologie de l'intelligence, un mythe de la raison qui n'a
rien de nietzschéen, de dionysien : Apollon n'est plus beau, il a vieilli, mais il est encore
Apollon! -- La critique vaudrait peut-être aussi pour Boal et pour le Bread and Puppet
Theater...

Bertolt Brecht. Écrits sur la littérature et l'art.
Walter Benjamin. Essais sur Bertolt Brecht.
Augusto Boal. Théâtre de l'opprimé.
George Steiner. La mort de la tragédie.

Heidegger

Eschyle et Sophocle sont les tragédiens les plus tragiques, Hölderlin est le poète-traducteur-
dramaturge tragique par excellence, Nietzsche est le plus tragique des métaphysiciens, Artaud
est la définition même du metteur en scène ou du comédien tragique, Heidegger est le penseur
le plus tragique : il est le plus grand penseur de tous les temps, justement parce qu'il est le
plus tragique des penseurs; à côté, il y a Freud, Bataille ou Debord et quelques philosophes ou
écrivains... Heidegger étant à la théorie ce que Hölderlin est à la poésie, il ne saurait s'agir ici
de montrer en quoi sa philosophie est tragique, mais seulement de s'attarder à ce qu'il dit de la
tragédie, plus particulièrement d'Oedipe roi et du premier choeur d'Antigone de Sophocle.

Pour Heidegger, tout est dans l'origine, qui est à la fois le début et la fin : le commencement
est le sommet, la cime de l'être; après, viennent la chute et l'oubli. C'est à l'origine qu'il faut
placer «l'énormité de l'homme, son saut vers la puissance et l'aliénation» : «L'origine est ce
qu'il y a de plus étrange et de plus puissant». Il y a dans l'homme une sorte de «grandeur
monstrueuse» : il est un «monstre énorme»...

Cherchant à montrer que Parménide et Héraclite ne s'opposent en rien et à démontrer que
penser et être ne sont ou ne font qu'un, de même qu'à penser autrement le rapport entre l'être
et l'apparence, Heidegger prend pour exemple Oedipe roi : au début, Oedipe est «le sauveur et
le maître de l'État, dans l'éclat de la gloire et la grâce des dieux»; mais il est bientôt expulsé de
cette apparence, qui est l'apparaître même de son Dasein. L'apparence est latence et
déguisement, l'être (le fait qu'il soit à la fois meurtrier de son père et mari de sa mère) est la
non-latence : «La latence du meurtrier de l'ex-roi Laïos assiège, pour ainsi dire, la ville. Avec
la passion de celui qui se tient dans la patence de la gloire, et est un Grec, Oedipe s'avance
vers le dévoilement de ce latent». Il doit «se mettre lui-même dans la non-latence», dans l'être
donc, et il ne peut le supporter qu'en se crevant les yeux, se soustrayant ainsi à toute lumière,
«en laissant tomber autour de lui la nuit qui voile tout»; il peut alors crier et se révéler au
peuple tel qu'il est.

Mais il ne faut pas voir en Oedipe seulement «la chute d'un homme» : il est le type même du
Dasein grec, «la figure où se hasarde le plus loin et dans ce qu'il y a de plus sauvage la
passion fondamentale de l'être-Là [Dasein] grec, qui est passion du dévoilement de l'être,
c'est-à-dire du combat pour l'être même». Oedipe est le protagoniste le plus (ant)agoniste.
«Le roi Oedipe a peut-être un oeil de trop», disait Hölderlin le voyant : «Cet oeil de trop est la
condition fondamentale pour tout grand questionner et tout grand savoir, et aussi leur unique
fondement métaphysique. Le savoir et la science des Grecs, telle est cette passion», dit
Heidegger. À la suite de Reinhardt, Heidegger considère qu'Oedipe roi est la «tragédie de
l'apparence»...

Pour Heidegger, guidé en cela par Héraclite, un Héraclite pensé de manière grecque (par
Nietzsche et surtout par Hölderlin), l'antagonismeest «recollection qui rassemble,
recueille» : logos (collection, recueillement) mais aussi polemos, c'est-à-dire «rassemblement
des plus hauts efforts antagonistes», combat comme différend. «Le recueillement ne dissout
pas dans le vide d'une absence de contrastes ce qu'il perdomine, il le maintient, par
l'unification des efforts antagonistes, dans la plus haute acuité de sa tension». «L'unité est
l'appartenance réciproque des efforts antagonistes. Là réside l'union originaire». C'est donc
dire que, pour Heidegger, ce qui importe n'est pas la réponse(la solution, la synthèse, la
relève) mais la question (le problème, le combat, le différend) : ce n'est pas une
question anthropologique maisontologique, non pas historique mais historiale; ce n'est une
question métaphysique que dans la mesure où la métaphysique n'est plus unephysique...

Selon le dict d'Héraclite, c'est dans le polemos (combat, conflit, contrainte : antagonisme) que
les dieux et les hommes se mesurent et se montrent; ce combat les fait ressortir dans leur être;
mais ce dict, comme celui de Parménide -- «être et penser sont la même chose» : «Dans un
lien d'appartenance réciproque sont appréhension et être», écrit Kahn qui traduit Heidegger
traduisant Parménide --, a perdu sa vérité originaire, chez les Grecs eux-mêmes. Chez
Parménide et Héraclite, il y a une pensée poétique, où le penser a le primat; dans la tragédie
grecque, il y a une poésie pensée, où domine la poésie.

Dans le premier choeur d'Antigone (v. 332-375), Heidegger cherche «une esquisse poétique
de l'être-homme chez les Grecs» [souligné ici] en empruntant trois parcours : celui de la
«substance authentique du poème», celui de l'ordre des strophes et des antistrophes et celui
qu'il faut «pour apprécier l'homme d'après ce dire poétique». Selon Heidegger, il y a
une triple attaque, d'abord un «premier assaut» dès les deux premiers vers :

Multiple est l'inquiétant, rien cependant
au-delà de l'homme, plus inquiétant, ne se soulève en s'élevant.

L'homme est le plus inquiétant : c'est un daimôn ["génie protecteur, dieu"]; il ne s'agit donc
pas de définir l'homme par la personne, par la personnalité, par le moi, par l'individu : «Chez
les Grecs, il n'y avait pas encore de personnalité (ni rien, par suite, de supra-personnel)». D'un
côté, le daimôn «désigne l'effrayant, le terrible», qui provoque «la terreur panique, la véritable
angoisse», ainsi que «la crainte respectueuse, recueillie, équilibrée, secrète» : c'est donc alors
ce qui conduit à une partie de la catharsis, c'est la violence; mais d'un autre côté,
le daimôn«signifie le violent conçu comme celui qui emploie la violence», l'usage de la
violence étant le «trait fondamental non seulement de son faire, mais bien de son être-Là».

C'est parce qu'il est doublement daimôn, «que l'homme est le plus violent : faisant-violence au
sein de prépotent [l'étant]». L'homme est, «dans son intensité et son ambivalence les plus
hautes», l'inquiétant -- d'une inquiétante étrangeté et d'une inquiétude étrange, serait-il
possible de dire après Freud... L'inquiétant est ce qui rejette hors de la quiétude : «hors de
l'intime, de l'habituel, du familier, de la sécurité non menacée»; c'est en somme l'étrange(r).
L'homme est inquiétant parce qu'«il transgresse les limites du familier» : «c'est le trait
fondamental de l'essence de l'homme», c'est «la véritable définition grecque de l'homme» [en
italiques dans le texte].

Le deuxième assaut ou la deuxième parole que retient Heidegger se trouve au milieu de la
deuxième strophe :

Partout en route faisant l'expérience, inexpert sans issue,
il arrive au rien.

En se frayant une voie en toutes directions, l'homme «est lancée hors de toute voie»; là est
son in-quiétance -- et la ruine, le malheur ou la folie le guettent... La «troisième parole
saillante» retenue par Heidegger se trouve au vers 370 :

Dominant de haut le site, exclu du site,

Le site est la polis ["État, cité"] : le fondement et le lieu du Dasein de l'homme même,
le là (historial et non historique) du Da-sein. «À ce site de l'histoire appartiennent les dieux,
les temples, les prêtres, les fêtes, les jeux, les poètes, les penseurs, le roi, le conseil des
anciens, l'assemblée du peuple, l'armée et la marine». Est politique ce qui est «dans le site de
l'histoire». Mais les hommes appartiennent au site de l'histoire que parce qu'ils «emploient la
violence en tant qu'ils sont situés activement dans la violence» et qu'ils deviennent
ainsi éminentsmais aussi apolis : «des hommes sans ville ni site, solitaires, in-quiétants, sans
issue au milieu de l'étant dans son ensemble, ils deviennent en même temps des hommes sans
institutions ni frontières, sans architecture ni ordre, parce que, comme créateurs, ils doivent
toujours d'abord fonder tout cela» [en italiques dans le texte].

Heidegger emprunte alors son deuxième parcours pour voir comment «se déploie l'être de
l'homme, qui consiste à être ce qu'il y a de plus inquiétant». L'homme quitte la terre, «la
suprême déité», pour la mer à travers une tempête hivernale : c'est une «sortie violente»; après
ledéfrichement, viennent la capture et le domptage des animaux. Mais il ne s'agit pas d'une
simple description anthropologique, ethnologique ou psycho-sociologique des activités et du
comportement de l'homme ou de l'évolution de l'humanité : «il s'agit en réalité d'un pro-jet
poétique de son être à parti[r] de ses possibilités et de ses limites extrêmes». Critiquant la
théorie de l'évolution comme «science de la nature déjà inadéquate en elle-même», Heidegger
lui reproche de «croire que le commencement de l'histoire est constitué par ce qui est primitif,
arriéré, maladroit et faible» : «En vérité c'est le contraire qui se produit. Le commencement
est ce qu'il y a de plus inquiétant et de plus violent». Ce qui suit n'est pas «un développement
du commencement» mais son affadissement en s'étendant. Ce commencement a un «caractère
mystérieux» : la connaissance de l'histoire, «si elle est quelque chose, c'est une mythologie»
[souligné ici].

La «caractérisation de l'homme» passe par la nomination : de la parole, de l'entendement, de
la Stimmung ["humeur", "tonalité", "ton"], de la passion et de la construction. Il y a une
«inquiétance du langage et des passions» : «L'inquiétance de ces puissances réside en ce
qu'elles semblent familières et courantes». Et Heidegger de renchérir avec férocité : «À quel
point l'homme est étranger dans sa propre essence, c'est ce que trahit l'opinion qu'il nourrit de
lui-même, croyant avoir créé, avoir pu créer, le langage et l'intelligence, avoir inventé, avoir
pu inventer, la construction et la poésie». L'homme ne peut «jamais inventer ce qui le per-
domine et qui est le fondement sans lequel il ne pourrait pas être lui-même comme homme»
[en italiques dans le texte]. Le faire-violence qui crée les voies de la versatilité et qui invente
en quelque sorte l'homme ne rencontre qu'un obstacle : la mort, qui «surachève tout
achèvement», qui «surlimite toute limite», l'homme étant «sans issue en face de la mort». «En
tant que l'homme est, il se tient dans l'absence d'issue de la mort» [en italiques dans le texte].

La violence se meut dans le champ de la machination [source de la mêkhanê]; c'est la tekhnê,
qui n'est pas qu'art ou métier mais aussi savoir : «L'oeuvre de l'art n'est pas au premier chef
une oeuvre en tant qu'elle est opérée, faite, mais parce qu'elle effectue l'être dans un étant».
Latekhnê, l'oeuvre d'art, est la mise en oeuvre de la phusis ["être"]. L'art est savoir avant d'être
technique. La tekhnê caractérise le daimôn. Mais celui-ci n'est pas que tekhnê, il est
aussi dikê (la déesse, selon Parménide) : «l'ordre qui joint et enjoint», «jointure» et
«ajustement», «disposition» et «consigne» et non justice (au sens juridico-moral) ou norme.
L'être est à la fois phusis, logos (recollection originaire des contraires) et dikê (ordre qui
dispose); le daimôn est dikê et tekhnê : celle-ci se soulève contre celle-là, qui dispose de
l'autre. Ainsi, «[t]out domptage violent par la violence [le créateur étant celui qui fait
violence] est victoire ou défaite», dans l'antagonisme, dans le polemos : plus le sommet du
Dasein historial est élevé, «plus béant est l'abîme pour la chute soudaine dans le non-historial,
dont on peut seulement dire qu'il va à la dérive dans la confusion sans issue et en même temps
sans site» : apolis.

Sur son troisième parcours, Heidegger cherche à montrer ce qui est dit ou ce qui se présente
sans être énoncé : à son tour, «l'interprétation doit nécessairement user de violence». «Le plus
inquiétant de l'inquiétant réside dans l'affrontement», dans l'antagonisme, de dikê et detekhnê,
de l'être-Là et de l'étant; affrontement en quoi «est réalisée la possibilité de l'effondrement
dans ce qui est sans issue et sans site, c'est-à-dire la ruine», «la nécessité de se briser» qui est
déjà là à l'origine pour l'homme : «il ne cultive et ne sauvegarde le familier que pour faire
éruption hors de lui». L'homme est un in-cident... L'étant qui est le plus inquiétant «doit être
exclu du foyer et de la cité», de l'âtre et de l'antre : Antigone, comme Oedipe, est
donc apolis.

Ainsi Sophocle rejoint-il Héraclite et Parménide au seuil ou à l'aube de la pensée occidentale!
Avec la philosophie de Platon --- «Platon est l'achèvement du commencement» -- et celle
d'Aristote, s'amorce déjà «cette fin initiale du grand commencement», fin qui reste grande...

Pour Heidegger, c'est le logos qui fonde l'essence du langage; il est ainsi combat, arrachement
par la lutte. L'être-homme est logos : «l'avènement de ce qu'il y a de plus inquiétant». La
question de l'essence du langage est aussi la question de l'origine du langage, origine qui
«reste un secret» : «Le caractère mystérieux appartient à l'estance de l'origine du langage».
«Le langage, l'entendement, la passion sont plus anciens que l'homme». L'homme n'est pas à
l'origine du langage, mais le langage à l'origine de l'homme : «la langue ne peut avoir
commencé qu'à partir du prépotent et de l'inquiétant, dans le départ de l'homme vers l'être.
Dans cette mise en route la langue, en tant qu'en elle l'être devient parole, fut poésie. La
langue est la poésie originelle, dans laquelle un peuple dit l'être. Inversement la grande
poésie, par laquelle un peuple entre dans l'histoire, est ce qui commence à donner forme à la
langue de ce peuple. Les Grecs, avec Homère, ont créé et connu cette poésie». Mais Homère,
selon Steiner, n'est pas le prologue mais l'«épilogue de la longue histoire de l'imagination
héroïque» : on n'aperçoit jamais que la queue de la comète, disait Hegel...

*

Steiner cherche à poursuivre la réflexion de Hegel, de Kierkegaard et de Heidegger à propos
d'Antigone. Selon lui, la masculinité de l'acte d'Antigone -- mais l'ensevelissement est l'affaire
des femmes, selon Hegel : «faire partie des vivants», c'est être un tueur de morts, dit le
Messager d'Antigone -- diminue la virilité de Créon et accentue son inhumanité (son refus
d'inhumer, son refus de l'humanitas et de l'humus). Mais, comme victime, Antigone parvient à
«une féminité essentielle» : «c'est mourir vierge qui, en un paradoxe tragique, mène au centre
chthonien de ce qu'est la femme». Dans son «Ode sur l'homme», Antigone accède à
la tragédie absolue; elle est «la métisse», «l'étrangère hybride», et «[n]ous sommes les
enfants d'Oedipe», «comme si l'inceste commis par Oedipe constituait une obscure
réminiscence de l'inceste majeur que fut le commerce originel entre les dieux et les
hommes»...
Pour Steiner, ce n'est que dans Antigone, que se retrouve «la totalité des principales
constantes des conflits inhérents à la condition humaine», conflits non négociables et sans
compensation entre les hommes et les femmes, entre la vieillesse et la jeunesse, entre la
société et l'individu, entre les vivants et les morts, entre les hommes et les dieux. Dans
le polemos, la «pureté absolue» de la collision, il y a «reconnaissance agonistique de l'autre».
Ces conflits mettent en oeuvre des catégories érotiques (l'amour et le sexe), filiales (la parenté
et l'âge), sociales (la communauté : la communication et la communion), rituelles (le souvenir
qu'ont des morts les vivants) et métaphysiques (l'adoration, la rencontre de l'existentiel et du
transcendant). Sont donc convoqués dans Antigone les cinq paramètres de l'humanité : la
sexualité (la parenté et les générations), l'unité sociale, la présence des disparus, les pratiques
religieuses et la définition ou l'auto-définition conflictuelle de l'homme.

«La source première du dramatique réside dans la paradoxe du conflit, de l'incompréhension
agonistique dans le langage lui-même»; ce paradoxe serait présent dans tout acte de langage,
où il y a une «dynamique d'incommunicabilité et d'incompréhension mutuelle inhérente à
l'acte même de l'actualisation linguistique». Il y a donc un sentiment tragique «de la nature
conflictuelle de la parole humaine»... Le langage est aussi à l'origine de la cité et de l'État.
La tragédie grecque a vraisemblablement commencé «sous la forme de dialogues
protodramatiques entre une choeur et une voix solo». Sans doute brève et se jouant autour
d'un autel, celui du dieu hybride Dionysos, on y retrouve donc des «éléments quasi
liturgiques, théophaniques et supplicatoires»; en cela réside «le caractère religieux et rituel de
la lamentation dramatique et de la commémoration rituelle». Il y a ainsi une tension entre
le deus et le machina qui fait qu'il est possible d'assimiler la condition humaine à la condition
tragique.

Revenant au propos de Heidegger, il est possible de conclure ainsi :
le tragique n'est pas seulement cathartique, il est démonique (et non démoniaque), parce que
l'homme est daimôn : il est le plus inquiétant, a fortiori s'il est le protagoniste (ant)agonique,
s'il est l'agoniste!

Martin Heidegger. «La limitation de l'être» dans Introduction à la métaphysique (p. 102-209).
George Steiner. Les Antigones.
[Selon Steiner, Heidegger aurait écrit une monographie sur «la figure et le destin d'Antigone»
(qui n'est peut-être pas encore disponible, même en allemand)].

Freud

Il semble être accepté de tous que la tragédie a une origine mythique ou religieuse, rituelle ou
cultuelle; cependant, il a été moins question jusqu'ici de l'origine du mythe ou de la religion.
C'est pourquoi il est nécessaire de faire appel à la psychanalyse principalement et à
l'anthropologie dans une moindre mesure. Comme métapsychologie -- contre toute
métaphysique en même temps que tout contre la métaphysique, mais contre la psychologie --
et comme métabiologie, la psychanalyse permet d'aborder directement ce problème, à partir
d'une théorie du sujet, d'une théorie du désir, d'une théorie de l'inconscient et d'une théorie du
langage.

La psychanalyse n'est pas seulement ni surtout une psychocritique de l'énoncé; elle est
davantage une analyse de l'énonciation. Il n'en demeure pas moins que Freud s'est attardé aux
oeuvres artistiques (de Vinci et Michel-Ange, par exemple) et qu'il s'est penché sur les
personnages littéraires (comme ceux de Jensen) ou théâtraux (ceux de Sophocle, de
Shakespeare et d'Ibsen surtout). Ainsi identifie-t-il des personnages qui sont des cas
d'exception comme le Richard III de Shakespeare. Freud se demande ce que nous pouvons
avoir de commun avec un tel scélérat et ce qui force notre sympathie ou notre pitié : c'est bien
sa difformité vécue comme étant une «grave injustice» de la nature; injustice qui exige
dédommagement : «le droit d'être une exception, de passer sur les scrupules par lesquels
d'autres se laissent arrêter». Comme Richard III, «nous exigeons tous un dédommagement
pour les blessures précoces de notre narcissisme». C'est ainsi, sans entrer dans «tous les
secrets de la motivation», qu'il y a identification au héros et approfondissement de
l'illusion : catharsis. C'est aussi de cette manière que Freud interpréterait le féminisme (et que
l'on lui reprocherait d'être misogyne ou sexiste) : «la prétention des femmes aux privilèges et
à la libération de tant de contraintes dues à la vie, repose sur le même fondement», le reproche
fait à la mère -- à la mère-nature -- de les avoir fait naître femme plutôt qu'homme...
Freud s'attarde aussi à ceux qui échouent du fait du succès : ceux qui ne supportent pas de voir
leur fantasme devenir réalité, comme la lady Macbeth de Shakespeare, qui commence à
chanceler au moment où elle est devenue reine. Pour Freud, «la transformation de son audace
impie en remords» est «une réaction à la stérilité qui la convainc de son impuissance face aux
décrets de la nature et lui rappelle en même temps que c'est par sa propre faute que son crime
perd la meilleure partie du bénéfice qu'elle en attend». Selon Freud, «pour Macbeth d'être
sans enfants et pour sa femme d'être stérile» est «la punition de leurs crimes envers la sainteté
de la génération» selon «l'esprit de la justice poétique fondée sur le talion». Macbeth et sa
femme constituent une sorte de double, de «caractère en deux personnages»; c'est pourquoi
«les germes d'angoisse qui commencent à poindre en Macbeth la nuit du meurtre parviennent
à leur développement, non pas en lui, mais en sa femme»...

Le même échec en face du succès est le destin de Rébecca Gamvik, héroïne
de Rosmersholm d'Ibsen. Cette héroïne est victime de la «conscience de culpabilité qui la fait
renoncer au bénéfice de ses actes» et qui est déjà présente avant la «connaissance de son
crime capital» : fille de sage-femme, elle a été adoptée par le docteur West; après la mort de
ce dernier, elle est devenue servante chez le pasteur Rosmer et sa femme Beate, qu'elle a
poussée au suicide pour pouvoir épouser le mari; celui-ci la demande en mariage, mais elle se
refuse... Cependant, la conscience de culpabilité vient d'ailleurs, de plus loin : avant même
qu'elle ne l'apprenne d'un ennemi, le recteur Kroll, elle se sent coupable d'un inceste : son
père adoptif était son véritable père et elle a été sa maîtresse; le «fantasme universel» qu'est le
complexe d'Oedipe était, pour elle, devenu réalité : elle a deux fois remplacé la femme et
mère auprès du père.

De cela, Freud conclut que la conscience de culpabilité, qui trouve son origine dans le
complexe d'Oedipe, n'est pas la conséquence mais bien la cause du crime : Legendre tirera les
mêmes conclusions du crime du caporal Lortie, qui se sent coupable et ainsi recherche une
punition; quand il devient coupable, il ressent un «soulagement psychique» : la conscience de
culpabilité est alors et enfin localisée... [Freud fait remarquer que le «criminel par sentiment
de culpabilité» fait l'objet d'un discours dans Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche : «Du
pâle criminel» («Du criminel blême»)].
*

C'est du côté de l'analyse de l'énonciation (présupposée) qu'il faut chercher l'apport de la
psychanalyse de Freud à l'analyse du discours tragique. Si, selon Aristote, «le but du spectacle
théâtral est d'éveiller "terreur et pitié", d'entraîner une "purification des affects"», Freud
propose «qu'il s'agit de laisser jaillir de notre vie affective des sources de plaisir ou de
jouissance», comme dans le comique ou le mot d'esprit, mais sans le travail de l'intelligence.
Dans le libre-cours des affects, la jouissance qui en résulte correspond à «l'allégement que
provoque une décharge massive» et à «l'excitation sexuelle» qui l'accompagne. Celle-ci est un
«bénéfice supplémentaire» conduisant à lasurtension du niveau psychique de l'homme.

«Participer en spectateur au spectacle théâtral» est comparable au jeu de l'enfant : comme
l'enfant veut s'égaler à l'adulte, le spectateur veut être un héros; c'est pourquoi il s'identifie à
lui dans la tragédie. Mais l'identification n'est pas totale, car être un héros implique des
douleurs et des souffrances; c'est ainsi que «sa jouissance présuppose l'illusion, c'est-à-dire
l'atténuation de la souffrance par la certitude, premièrement que c'est un autre qui agit là sur la
scène et qui souffre, deuxièmement que ce n'est malgré tout qu'un jeu d'où ne peut survenir
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L'antagonique ou l'agonique

  • 1. D) L'ANTAGONIQUE OU L'AGONIQUE Le drame est le déclin final, voire définitif, de la tragédie au théâtre. Cela ne veut cependant pas dire que le discours romantique, plus particulièrement le romantisme allemand issu de l'idéalisme, n'ait pas parfois un caractère tragique : Goethe, Schiller, Hölderlin, Lenz, Kleist, Büchner sont des tragédiens, de même qu'Ibsen, Strindberg et Tchékhov, qui ne sont guère romantiques cependant, comme Brecht et Claudel, Anouilh et Genet, Ionesco et Beckett -- et que dire de Byron ou de Pirandello, d'Artaud ou de l'opéra des Verdi, Wagner, Berg et Schoenberg et du cinéma de Straub?... Certes, la tragédie en vers est littéralement morte, d'une longue agonie amorcée au XVIe siècle, avec Shakespeare lui-même, chez qui il y a parfois alternance du vers ou de la prose -- comme dans la version initiale et fragmentaire du Faust de Goethe -- ou prose seule comme dans Le roi Lear. Selon Steiner, le vers est une mathématique pure, tandis que la prose est de l'ordre des mathématiques appliquées. Le vers est à la prose ce que les hommes supérieurs de la tragédie antique sont aux hommes inférieurs du drame romantique : «Le commun des hommes est prosaïque». Le vers de la vision tragique n'a rien de démocratique; il est aristocratique : il «met une barrière entre le public et l'action tragique», qui se voit ainsi dotée d'une «distance respectueuse». On ne parle pas de n'importe qui et de n'importe quoi en vers : «le vers libère le personnage tragique des complications du monde matériel». Dans la tragédie grecque, les acteurs s'avancent masqués «sur une scène rendue rituelle et sacrée par la présence de l'autel»; alors que le drame est la déritualisation ou la désacralisation de la tragédie. C'est avec le (mélo)drame en prose qu'est introduit sur la scène la vie domestique et quotidienne ou ordinaire avec des objets comme un pot de chambre. C'est par la comédie que la prose a accédé à la tragédie et «l'ironie est d'un genre trop atroce pour le vers», qui arrondirait «les angles de la cruauté». Le monde de la prose est le monde des armes à feu et de l'argent, dont la poésie est en prose : «Le monde de la prose, c'est celui dans lequel l'argent compte; et le règne de la prose dans la littérature d'Occident coïncide avec le développement, au cours du XVIe siècle, des relations économiques modernes». Mais, toujours selon Steiner, le déclin de la tragédie a quelque chose de plus substantiel que formel, le vers étant une «forme technique», mais la poésie un attribut. En fait, l'homme romantique, celui qu'incarne finalement la philosophie de l'histoire et la philosophie de la religion de Hegel, n'est pas tragique, parce qu'il est optimiste; de là, le drame de la réconciliation ou de la conciliation des contraires plutôt que la tragédie de la terreur et de la pitié. Pour Steiner, la tragédie ne peut pas plus être chrétienne que juive; de même, la tragédie, étrangère aux «remèdes temporels», ne peut pas être vraiment marxiste, car le marxisme, comme le christianisme -- que dire alors du darwinisme? --, est un optimisme; le marxisme serait donc en quelque sorte le dernier romantisme, le romantisme politique... Selon Steiner encore, «le déclin de la tragédie est inséparablement lié au déclin d'une vision organique du monde et de son contexte mythologique, symbolique et rituel»; ainsi, pour revivre, lui faudrait-il une nouvelle mythologie : Ibsen y serait presque parvenu... Au contraire, pour Omesco, il ne s'agit pas d'un déclin mais d'une métamorphose, quand sont justement remis en question les quatre préjugésque voici en faveur de la tragédie des hommes supérieurs par leur naissance et par leur grandeur d'âme : 1°) «Pour compatir, je dois pouvoir m'identifier» à un supérieur; 2°) si un roi peut tomber dans le malheur, a fortiori l'homme du commun; 3°) «[l]e malheur d'un particulier n'émeut que lui seul et le cercle particulier de ses familiers» : ce n'est pas le cas du malheur du chef; 4°) «nous devons discerner les lois qui gouvernent le monde» à travers l'action tragique; à cela une vie privée ne suffit pas.
  • 2. (La mort et les funérailles de la princesse Diana en 1997, ainsi que les réactions qu'elles ont suscitées, ont ravivé ces quatre préjugés). Or, avec le romantisme, il n'y a plus que la grandeur d'âme, mélange de vice et de vertu, et la souffrance de l'être ou de l'homme de qualité. Les grands sont remplacés par les petits, le héros tragique par «l'anti-héros d'une tragédie ontologique». Tel est le vagabond (Charlot), «le personnage le plus à l'écart du social», qui n'est pas le voyageur à pied, l'aventurier ou le pèlerin, mais la mort des trois. Le vagabond n'est pas aveugle (comme Oedipe) mais infirme (comme lui) -- «Nous sommes tous des infirmes, pour toujours» --, parfois sans nom propre et sans visage. Comme «tragique de la connaissance», va se mettre en scène le «tragique de l'aveuglement», l'aveuglement étant l'infirmité du corps et la folie l'infirmité de l'esprit; le tragique de l'aveuglement peut être le «tragique du déguisement» ou le «tragique du regard». Il y a aussi le «tragique de l'ambiguïté» et le «tragique de l'imprévisible», qui peut être «tragique de l'accident» ou «tragique des conséquences» (paradoxales ou infinies). Le «tragique de la volonté» est celui du choix (coupable, exemplaire ou impur), du combat inutile ou de l'attente, de la solitude. Lui-même metteur en scène plutôt que dramaturge, Omesco distingue la «tragédie en flèche», dominée par la peur ou la menace (à source objective), et la «tragédie en cercle», où domine l'angoisse (sans source objective). Il identifie ensuite les tendances rhétoriques de la tragédie contemporaine, surtout chez Beckett : passage du vers à la prose, déplacement du vocabulaire, réduction des tropes, compression de la phrase et stichomythie, retour au monologue, refoulement de l'harmonie, recours à l'imitation, récupération du banal, fréquence de la fonction phatique (rendue poétique en l'absence des autres fonctions de la communication), recul de la grammaire. Mais Omesco n'est pas sans rejoindre Steiner : «Dans ma solitude m'attendent les angoisses fondamentales qui sont en même temps celles de tous les autres»; en outre, il n'est pas sans insister sur l'importance de la mort dans la tragédie, sur l'isolement (qui peut cependant être comique), sur le châtiment (qui n'éveille la pitié que lorsqu'il est immérité, selon lui) et sur la nécessité de mâter le pathos (dramatique ou mélodramatique) : «Le vrai pathos, tout comme la mort, on y arrive en le fuyant». Omesco conclut qu'avec la tragédie contemporaine «l'humour prend la relève du sublime» : «c'est le sublime qui est mort avec son emphase». Il s'avère maintenant nécessaire de revenir à la réflexion philosophique de la section précédente pour approfondir une vision substantielle et non formelle de la tragédie et du discours tragique. Il semble bien que cette réflexion ait changé du début à la fin du XIXe, de Hölderlin à Nietzsche -- d'une folie à l'autre -- et d'Antigone à Oedipe : Antigone est l'héroïne tragique, la soeur chérie, la favorite, du XIXe siècle et du romantisme, tandis qu'Oedipe est l'enfant chéri du XXe siècle. La dialectique -- l'ethos polémico-dramatique de la méthode de Hegel, dit Steiner -- se veut la réalisation du tragique et elle est la constitution, la mise en scène, d'une tragédie, d'un théâtre : «Depuis la Révolution française, affirme Steiner après Goldmann, tous les grands systèmes philosophiques sont des systèmes tragiques. Tous métaphorisent le postulat théologique de la chute»; il s'agit de penser "tragique" et de penser l'effet tragique et «l'austérité de la passion tragique». Schelling, pour qui (comme Schiller et Hölderlin) la beauté est synonyme de vérité, ne voyait-il pas dans la tragédie «le discours essentiel de l'être»?
  • 3. Hegel, ici relu par Steiner, affirme que l'esprit est action, «action d'un type intrinsèquement agonistique, conflictuel»; Hegel est à la fois le combat et les deux combattants, pour qui la religion est la nourrice mais l'État la mère, l'Esprit étant le père. Dans la «culpabilité prédestinée», le héros tragique devient lui-même : Abraham n'est pas un héros tragique. Il n'y a pas d'identité individuelle ou collective sans heurt et sans conflit, conflit qui engendre la «culpabilité tragique». Domine donc le polemos : la relation polémique, agonistique, lacollision. Ainsi y a-t-il, dans la Phénoménologie de l'esprit (construite de façon dramatique, selon Steiner), «caractère agonistique de l'expérience éthique dialectique» et «poétique de l'individuation» : «le caractère, l'individuation, est le destin» [en italiques dans le texte]. Les lois humaines (Créon : l'homme du jour) et les lois divines (Antigone : la femme de la nuit) se rencontrent de manière agonistique, mais au niveau historique seulement; dans l'ambiguïté tragique de l'affrontement éthique de Créon et d'Antigone, se mesurent la polis (la sphère du forum masculin politique) et la famille (la sphère du foyer féminin ontologique). Alors que dans la Phénoménologie, Hegel divinise Antigone -- c'est une figure céleste au- dessus de Socrate et de Jésus -- ou il la sacralise -- il s'agit d'un acte sacré --, dans laPhilosophie de la religion, il semble retraiter : il soustrait le choeur au destin tragique -- c'est en somme un début de réconciliation -- et il oppose ou appose deux droits égaux, deux vérités égales -- Créon n'est plus un tyran et la punition d'Antigone est une «nécessité tragique». La nécessité du polémique, du conflictuel, de l'antagonique, s'impose pour qu'il soit possible de passer du domaine de l'État au domaine de l'Esprit, sans compter qu'il y a un conflit tragique entre l'individu et l'État... Les frères Schlegel chérissaient eux aussi Antigone : l'humain Créon est coupable de crime et non la divine Antigone -- culte sororal qui se retrouve aussi chez Goethe. Pour Kierkegaard, «[l]a tragédie traite de la responsabilité, elle traite de l'acceptation de la culpabilité»; comme chez Pascal, il existe un «paradoxe tragique de la culpabilité innocente» et la culpabilité tragique est une «culpabilité héritée» du péché originel. Le philosophe danois distingue trois stades : le stade esthétique, le stade éthique et le stade religieux; avec la sphère tragique, l'esthétique est totalement subordonné à l'éthique; il n'y a pas de tragédie juive parce que le juif est trop développé sur le plan éthique et désintéressé de l'ambiguïté esthétique. Le stade esthétique est inférieur et il est de l'ordre de l'ambiguïté; le stade éthique est médian ou médiateur et il est de l'ordre du maternel; le stade religieux est supérieur et il est de l'ordre du paternel : Don Juan est le héros esthétique (sensuel), Faust est le héros éthique («mauvais passage de l'intellectuel au théologique»), Ahasvérus le Juif errant -- ou Antigone elle-même -- est le héros religieux. Pour Kierkegaard, le héros tragique est un «être de compassion et d'admiration», l'homme élu est un «être de silence et d'effroi». Quand il y a réunion, dans une sorte de «grâce tragique», du grec et de l'hébraïque, de l'épique et du réflexif, de l'esthétique et de l'éthique, de la peine et de la souffrance, il a aboutissement à la culpabilité tragique, dont Antigone est la figure première. Selon Steiner, Kierkegaard distingue lapeine tragique véritable, qui est plus profonde dans la tragédie antique (qui est aveugle : «cécité antique»), et la souffrance tragique véritable, qui est plus aiguë dans la tragédie moderne (qui a recouvré la vue : «vision moderne»). De manière très perspicace et pré-psychanalytique, Kierkegaard considère qu'Antigone est la seule à savoir la vérité sur la situation incestueuse de son père, dit Steiner, et cela l'amène à l'angoisse, qui est «l'élément tragique par excellence chez les modernes» pour le même Kierkegaard. C'est donc dire qu'Antigone est «l'enfant puni pour les péchés de
  • 4. son père»; ainsi, le vrai meurtrier d'Antigone n'est pas Créon, mais Oedipe (et Hémon) : le véritable frère qui est pleuré n'est pas Polynice mais Oedipe, le demi-frère... Il faut maintenant revenir à Hölderlin, en suivant Steiner et Taminiaux. Dans sa théorie tragique de la traduction, où il s'agit de "surpasser" le texte original «en en respectant exactement l'esprit» par la correction, l'amélioration, la transformation, le poète allemand est en quête de «l'éclair paternel de l'annonciation apollinienne», selon Steiner; cette théorie est inséparable de sa poésie, de sa conception de la tragédie [cf. section précédente], du cycle d'Hypérion (un roman), du cycle d'Empédocle (une tragédie inachevée) et de sa propre tragédie (la folie). Selon Taminiaux, il est arrivé à Hölderlin d'être très proche de son ami Schelling, pour qui «le Système de l'idéalisme transcendantal est l'histoire transcendantale de la conscience en tant qu'elle s'achève dans son autre, l'inconscient». Pour Schelling, la tragédie grecque a un sens éminent : son essence est de «manifester le triomphe suprême de la liberté, son affirmation dans la nécessité même puisque le héros y décide volontairement d'être châtié pour une faute inévitable». Le drame, comme tragédie, est la réunion d'une unité idéale et d'une unité réelle, de l'épopée et du lyrisme : il est «la plus haute manifestation de l'en-soi et de l'essence de tout art», dit Schelling. L'épopée est unité ou identité et la nécessité y est en accord avec la liberté; dans le lyrisme règnent la différence, le malheur, le conflit, mais c'est un conflit subjectif; le drame réunit la liberté et la nécessité, la différence et l'indifférence «dans un conflit réel et objectif» : «un conflit réel de la liberté dans le sujet et de la nécessité objective, conflit qui ne se termine pas par la victoire de l'un ou de l'autre, mais en ceci que tous deux apparaissent vainqueurs et vaincus à la fois dans l'indifférence accomplie». La tragédie ne saurait donc être réduite à un simple genre littéraire : elle est «la parole même de l'être»; c'est donc dire que, pour Schelling, le tragique ne réside pas dans «la contingence des revers extérieurs» ou dans «le dénouement malheureux», mais dans la puissance même de l'absolu «qui impose à la liberté de ne pouvoir se maintenir en tant que particularité et l'oblige à se hausser à l'universalité en assumant librement les conséquences ultimes d'une faute nécessaire, affirmant au-delà d'elle-même l'identité du plus haut malheur et du plus haut bonheur, la réconciliation absolue des opposés», résume Taminiaux. Dans la définition (mentionnée par Taminiaux) du tragique par Hölderlin, celui-ci se rapproche de l'idéalisme absolu : le tragique est «la métaphore d'une intuition intellectuelle», laquelle «ne peut être autre que cette union avec tout ce qui vit, que l'âme limitée ne peut sentir, qu'elle peut seulement pressentir dans ses efforts, mais que l'esprit peut connaître et qui jaillit de l'impossibilité d'une séparation et d'une particularisation absolues». Mais, selon Taminiaux, «au moment de la plus grande proximité», Hölderlin «s'écarte d'une manière décisive, et pour toujours, de l'idéalisme absolu» et ce, en dressant devant Empédocle, «sous les traits d'un personnage royal, un adversaire qui est son égal et vient le contester radicalement» : figure du «pâtir», de l'«endurance», de la «fermeté» et de la «confiance», c'est le destin même avec sa vertu, l'entendement, et sa déesse, la nécessité; il s'installe dans la différenciation sans séparation absolue et il réunit encore la Nature et l'Art. Aussi Taminiaux en conclut-il que Hölderlin a échappé au «cercle spéculatif de l'idéalisme absolu», surtout avec le cycle d'Empédocleet, a fortiori, dans ses Remarques sur Oedipe et ses Remarques sur Antigone, où il y a «césure du spéculatif», selon Lacoue-Labarthe [cf.
  • 5. section précédente]... Pour Hölderlin, apposant l'aorgique (illimité : dionysien) à l'organique (réglé : apollinien ou olympien), il y a autodestruction théologico-politique du protagoniste, qui a une «part naturelle» et une «part mantique», dans Antigone, où il y a une polémique entre l'homme et le dieu; cette polémique a conduit Oedipe, le prêtre-roi, à l'énormité et à la monstruosité du nefas -- à cause «de l'opposition aux dieux, de la violence faite à la destinée naturelle», dit Steiner : Oedipe, dans la prêtrise ou la «rétribution rituelle», cède à «la flamme admirable de la curiosité», dit Hölderlin -- et elle culmine ici dans le dialogue antagoniste, dans la «dialectique suicidaire du dialogue» entre Antigone et Créon. Antigone, l'agoniste sublime par excellence, est une «insensée divine» : elle est l'Antitheos, tandis que Créon est le Protheos... Chez Tirésias, il y a «concordance entre prophétie "aorgique" et piété rationnelle, civique de l'"organique"»; Ajax, lui, était déjà une «expression rudimentaire de l'esprit aorgique». Antigone tourne autour de Polynice : Antigone tourne autour d'Oedipe, de l'origine. Polynice, c'est la cadavre à enterrer ou à ne pas enterrer, le cadavre à épargner des chiens, de la bestialité -- Derrida va jusqu'à parler de risques de vampirisme et de cannibalisme [cf. Glas] --, ou le cadavre à exposer. Dans l'inversion des contenus caractéristique de tout récit, Antigone risque de connaître le destin tout à fait contraire :être enterrée vivante et ainsi ne plus voir, comme Oedipe, mais savoir... Ce que Hölderlin et Steiner ne semblent pas (sa)voir, c'est qu'en se développant du début vers la fin, Antigone est une tragédie téléologique, voire eschatologique, peut-être encore davantage physico-théologique que théologico-politique; tandis qu'en se développant de la fin vers le début, Oedipe est une tragédie rétrospective, faite de remémoration et de commémoration et elle a un effet rétroactif sur Antigone -- de là, la nécesité pour Hölderlin de refuser (délibérément selon Steiner) l'antériorité d'Antigone --, dont elle rectifie en quelque sorte le rythme : de la fin vers le début, de l'enfant vers le père, de l'horizontalité (fraternelle) à la verticalité (paternelle), serait-ce dans la boiterie de l'être-debout qu'est Oedipe... En passant d'Antigone à Oedipe ou d'Antigone à Oedipe, il y a transition ou transaction, translation, de la (demi-)soeur-fille-vierge au (demi-)frère-fils-père; et ce passage a bien quelque chose à voir avec la mère-épouse-putain (la reine Jocaste, la femme du roi- père et du roi-fils). Le culte de la soeur-fille -- culte qui tient d'une véritable adoration chez Hegel -- s'inverse dans un culte du frère-père -- culte qui est déjà présent chez Kierkegaard -- : pour Hegel, comme pour Kierkegaard, interviennent ici sans doute, dans leur philosophie respective -- mais il semble que Steiner "hégélianise" passablement Kierkegaard -- des éléments profondément inconscients et refoulés... Dans l'appel à la soeur, il y a la fin du régime de l'amitié (homosexuelle); dans l'appel au frère -- appel qui rate, mais qui n'exclut pas un possible inceste entre soeur et frère, entre Antigone et Polynice (sauf qu'alors Antigone ne serait plus vierge de chair ou d'esprit) --, il y a la fin du régime de l'amour (hétérosexuel); dans ce questionnement sur les incertitudes, les errances et les erreurs concernant les systèmes de parenté et leurs institutions [cf. Steiner] -- et la tragédie est bien une affaire de famille --, il y a à la fois déclin de la tragédie et enclin du rythme. Ce destin est celui de la chute du père : Oedipe est le père de la chute; c'est celui de la fin du
  • 6. christianisme et de la mort de Dieu. Cette destinée a aussi son envers, son travers ou son revers : l'atteinte suprême au judaïsme, dans l'holocauste, et les deux guerres mondiales... De Hegel à Nietzsche, en passant par Hölderlin, et d'Antigone à Oedipe, il y a un changement de dieu : d'Apollon à Dionysos; mais Antigone, dans sa «tendance extatique à l'autodestruction» selon Steiner, est proche du monde des morts du dieu hybride, elle serait aussi dionysiaque qu'Oedipe. Mais il y a sans doute aussi un changement de demi-dieu ou de héros : d'Antitheos à l'Antéchrist -- et Nietzsche lui-même n'aura-t-il pas sa soeur, son Ariane? George Steiner. La mort de la tragédie. Gallimard (Folio essais # 224). Paris; 1993 [1961] (352 p.) George Steiner. Les Antigones. Gallimard (Folio essais # 182). Paris; 1986 [1984] (10 + 360 p. + 8 planches d'illustrations). Ion Omesco. La métamorphose de la tragédie. PUF (Littératures modernes). Paris; 1978 (280 p. Jacques Taminiaux. La nostalgie de la Grèce à l'aube de l'idéalisme allemand; Kant et les Grecs dans l'itinéraire de Schiller, de Hölderlin et de Hegel. Martinus Nijhoff. La Haye; 1967 (12 + 276 p.) Nietzsche Chez Nietzsche, alors encore très imprégné de la philosophie de Schopenhauer et de la musique de Wagner et pas toujours très éloigné d'Aristote et de Fr. Schlegel, la réflexion sur la définition et l'identité de la tragédie se confond avec la réflexion sur son origine ou sa racine : il ne peut y avoir connaissance de la tragédie qu'à partir de sa naissance, avec ou sans souci de renaissance. Selon lui, la tragédie est la fille de la musique : le dialogue a été gardé, mais la musique, la rythmique et l'orchestique ont été perdues. Le genre qui a engendré la tragédie est le dithyrambe primitif à la gloire de Dionysos (ou de Bacchus), non pas le dithyrambe rustique et populaire (satyrique), mais le dithyrambe grave ou funèbre. Lié aux orgies en face des épidémies, le choeur bacchique serait venu d'Asie mineure ou de Babylone : chez Hölderlin déjà, Dionysos est un dieu asiatique. L'évolution de l'art, selon la conception nietzschéenne, est tributaire du dualisme de deux principes ou de deux instincts : l'apollinisme et ledionysisme. Ce dualisme géniteur ou générateur est comparable «à la dualité des sexes, à leur lutte continuelle, coupée d'accords provisoires» : la différence sexuelle, comme différence dans la génération et comme différence de génération, est donc ainsi introduite dans la génération même de l'art; ce n'est pas une vue de la raison ou de l'esprit mais «l'immédiate certitude de l'intuition» ou de la chair (au sens husserlien plus tard). L'art apollinien est l'art du sculpteur et l'art dionysien ou dionysiaque est l'art non sculptural du musicien; dans la terminologie de Hegel, l'art apollinien serait l'art classique de la sculpture; l'art dionysiaque serait l'art romantique de la poésie et de la musique; mais chez Nietzsche, il ne s'agit pas d'une évolution diachronique, selon une philosophie de l'histoire tributaire d'une croyance en la parousie, mais d'une évolution synchronique du conflit des contraires. Ainsi, la tragédie attique est-elle à la fois apollinienne et dionysienne. L'esprit apollinien est à l'instinct dionysiaque ce que le rêve (de l'art plastique à la poésie) est à l'ivresse, les deux constituant deux régimes esthétiques; mais le rêve ne s'oppose pas à la réalité, car il y a la réalité du rêve et la réalité de l'existence : «notre réalité elle-même est
  • 7. apparence». Apollon est «le Brillant», le dieu de lumière au regard "solaire"; il est associé aux forces plastiques et aux prophéties (ou aux oracles); il suscite l'imagination et le rêve jusqu'à sa propre limite («le calme et la sagesse du dieu sculpteur»). Mais surtout, il est foi en leprincipe d'individuation; il en est l'expression la plus sublime : «Apollon incarne le principe d'individuation». Sous le régime de Dionysos, «l'homme n'est plus artiste, il est lui-même oeuvre d'art», sans même l'intermédiaire de l'artiste humain. C'est véritablement autour du principe d'individuation que se définissent ou se distinguent et s'opposent le régime apollinien et le régime dionysiaque et que la philosophie de Nietzsche s'affirme comme une philosophie non dialectique, non historique (sauf si on confond l'historial et l'historiographique), non hégélienne. Le rêve est une «perfection sans rapport avec le niveau intellectuel ou la culture esthétique de l'individu»; l'ivresse «néglige l'individu, cherche à l'annihiler ou à le libérer grâce au sentiment de l'unité mystique». À côté des «instincts esthétiques de la nature», qui fait qu'il y a imitation de la nature, «tout artiste est un "imitateur"». Le rêve (apollinien), en son imagerie symbolique, est sculpture : «L'art dorique a immortalisé cette attitude majestueuse et dédaigneuse d'Apollon». Mais «la nature soupire de se voir morcelée en individus»; aussi y a-t-il «identification au génie de l'espèce dans le dithyrambe dionysiaque», dans la «musique dionysiaque» qui éveille la terreur et l'effroi (qui est bien loin de l'émoi). S'il n'y a pas de philosophie de l'histoire chez Nietzsche, il y a certes une philosophie de la nature (jusqu'en histoire). Il y a un «symbolisme de la danse» et d'autres «formes symboliques de la musique» comme la rythmique, la dynamique et l'harmonie. Par rapport à Hegel, la musique apparaît ici comme étant un art symbolique et non un art romantique, donc comme un art en deçà de l'art classique... Dans le rêve, l'apparence de l'apparence, la «satisfaction plus haute encore du désir primitif qui s'attache à l'apparence», la civilisation apollinienne se développe : Apollon, que chante «l'artiste naïf» qu'est Homère -- l'«instinct apollinien du beau» conduit au monde homérique -- ou que peint Raphaël, est le père des dieux olympiens assurant la médiation dans le monde: le monde des Olympiens est un monde médiateur. Apollon, la «divinité éthique», est la «divinisation du principe d'individuation dans lequel se réalise la fin éternellement accomplie de l'Unité primitive»; sa rédemption réside dans l'apparence. Ce culte de l'individuation a des commandements et des lois, mais il n'a qu'une seule norme : l'individu, «c'est-à-dire le respect des limites de l'individualité, la mesure» [en italiques dans le texte]; et il faut bien entendre la triple signification de la mesure [cf. Le Petit Robert 1]. Le monde extra-apollinien ne peut être que barbare; l'époque non apollinienne est titanesque : c'est celle des Titans comme Prométhée (l'artiste) et comme Oedipe (le saint, le «mage plein de sagesse» qui ne pouvait naître que d'un inceste), avant que Zeus n'étende son règne. De là, est issu le dionysisme qui, devant la mesure de la culture ou de la civilisation apollinienne, affirme la démesure de la nature (ou l'hubris) comme plaisir, douleur et connaissance. Le dionysisme a une «essence titanique et barbare»; devant l'«État dorien, l'art dorique, qui est le «camp retranché de l'apollinisme», il entonne un «chant démoniaque». Les «deux principes antagonistes» conduisent aux quatre grandes périodes d'art de l'histoire grecque primitive et au «chef-d'oeuvre sublime et illustre» qu'est la tragédie attique, le dithyrambe dramatique, où il y a union des deux principes.
  • 8. Homère est apollinien et épique; Archiloque -- «cette métaphore, l'homme Archiloque» -- est dionysien et lyrique et en lui se retrouvent l'émotion musicale et le génie de l'univers : il y a union ou identité du poète lyrique et du musicien. En l'artiste dionysien, l'unité primitive prend une forme musicale pour conduire à un rêve symbolique; l'artiste plastique, lui, comme le poète épique, est apollinien. Que l'individu ou l'homme Archiloque soit une métaphore veut dire que «le sujet, l'individu volontaire qui poursuit ses fins égoïstes, ne peut être que l'adversaire et non l'imitateur de l'art». En somme, si l'individu est sujet, le sujet n'est pas lui- même individu : «dans la mesure où le sujet est artiste, il est déjà délivré de son vouloir individuel»; c'est une sorte de médium, «grâce auquel le Sujet vraiment existant fête sa rédemption dans l'apparence». Le génie est à la fois sujet et objet, à la fois poète, acteur et spectateur. La chanson populaire est une sorte de perpetuum vertigium de l'union de l'apollinien et du dionysiaque : un double instinct esthétique par lequel les «mouvements orgiaques d'un peuple s'éternisent dans sa musique». La forme strophique de la chanson populaire est à la racine des courants dionysiens; c'est le «miroir musical du monde» : une «mélodie primitive». Comme chez Rousseau, «[l]a mélodie est donc le fait premier et général» [en italiques dans le texte]; elle enfante le poème. Pour Nietzsche, le langage imite le monde des phénomènes et des images : en cela, il est épique; mais il imite aussi le monde de la musique : en ce principe nouveau, il est lyrique. La musique est la volonté«dans le miroir de l'image et de la pensée»; source de lyrisme, elle s'oppose à l'émotion esthétique purement contemplative et involontaire. La tragédie est née du choeur tragique, qui est un «drame primitif» et qui a des origines purement religieuses, cultuelles, rituelles; ce n'est pas le spectateur idéal selon A. Schlegel, ni non plus le (représentant du) peuple, car il n'y a pas alors de conflit entre le peuple et le prince. Le choeur n'est ni individu ni peuple : «le choeur tragique grec est tenu de reconnaître dans les personnages du drame des existences concrètes»; son introduction serait «le geste décisif par lequel on entre en guerre ouverte et loyale contre toute forme de naturalisme». Dans le choeur s'unissent un état de nature fictif et des êtres naturels aussi fictifs; ainsi le satyre du choeur dionysiaque est-il à l'homme civilisé ce que la musique est à la civilisation. L'effet de la tragédie est un «sentiment d'unité tout-puissant qui nous ramène au sein de la nature». «La vie est d'une puissance et d'une volonté indestructibles»; mais l'extase dionysiaque contient un élément léthargique : Hamlet est un homme dionysiaque, en qui la connaissance tue l'action... «Le choeur satyrique du dithyrambe est l'acte libérateur de l'art grec». En lui s'affirme la «toute-puissance sexuelle de la nature». Il est le seul voyant; il est la vision de la foule dionysiaque. L'identification s'avère donc un phénomène dramatique primitif : «l'individu renonce à lui-même du fait qu'il se plonge dans une nature extérieure à lui»; cela se produit de manière épidémique : «une foule entière se sent en proie à cette métamorphose» dans la contagion. «La métamorphose magique est la condition préalable de tout art dramatique». L'enthousiaste dionysiaque se voit transformé en «satyre qui voit son dieu». Aussi la tragédie est-elle un «choeur dionysiaque qui se détend en projetant hors de lui un monde d'images apolliniennes», le dialogue étant la partie apollinienne de la tragédie grecque; le choeur est le «symbole de la foule en proie tout entière à l'émotion dionysiaque» : l'action y est une vision; le choeur de serviteurs de Dionysos n'a pas à agir. À l'origine donc, «la tragédie n'est que "choeur", n'est pas "drame"» ; le drame commence quand Dionysos, le «regard blessé par
  • 9. l'effroyable nuit», est présent. Non sans quel racisme et sans quel sexisme, Nietzsche reconnaît le «don méditatif et tragique des peuples aryens»; il oppose l'âme aryennedans le mythe de Prométhée qui commet un «péché actif» : un crime masculin, et l'âme sémitique dans le mythe du péché originel dû à des «défauts féminins» ou à une faute féminine. La nécessité du crime s'impose à l'individu titanique : «Ce besoin titanesque de devenir en quelque sorte l'Atlas de tous les autres hommes et de les soulever de plus en plus haut sur ses larges épaules, de les porter de plus en plus loin, c'est le trait commun au prométhéisme et au dionysisme». En sa dualité foncière (apollinienne et dionysienne), Prométhée est le masque de Dionysos comme Oedipe, Dionysos étant le héros de la tragédie jusqu'à Euripide. Pour Nietzsche, «tous les individus en tant qu'individus sont comiques». Dans «les douleurs de l'individuation», Dionysos connaît lalacération, qui est la véritable Passion dionysiaque. L'état d'individuation est «la source et l'origine de toute douleur, et condamnable en soi». «Les dieux olympiens sont nés du sourire de Dionysos, les hommes de ses larmes» : la résurrection de Dionysos est la fin de l'individuation. Pour rendre compte de la doctrine des mystères exposée dans la tragédie, Nietzsche se fait dialecticien : 1°) il y a d'abord «la constatation de l'unité de tous les êtres»; 2°) vient ensuite «l'idée que l'individuation est le fondement de tout mal»; 3°) apparaît enfin que «l'art représente le pressentiment et la joyeuse espérance qu'un jour le charme de l'individuation sera rompue et l'unité restaurée». La musique ou la poésie tragique exerce une action souveraine et elle délivre Prométhée. La tragédie est liée au mythe, dont la destinée est de devenir une réalité historique qui s'oppose au rêve : «le sens mythique meurt et il est remplacé par la prétention de donner à la religion un fondement historique». C'est avec la tragédie que «le mythe parvient à son contenu le plus profond»; mais la tragédie grecque a disparu «à la suite d'un conflit insoluble, de façon tragique» : on assiste à l'agonie de la tragédie avec Euripide. Dans la comédie nouvelle attique, dont ce dernier est le chorège, «survit la forme dégénérée de la tragédie». Avec Euripide, le spectateur monte sur la scène pour être le juge du drame et il voit son double; en fait, il y a deux spectateurs : Euripide (penseur et non poète) et Socrate... Il y avait «dualité irréductible [entre l'apollinien et le dionysien] de la tragédie eschylienne» marquée par le désarroi en présence du choeur et du héros tragique; avec Euripide, dans sa «puissance éloquente et démoniaque», il y a opposition au dionysiaque et la tragédie grecque est morte de cette antinomie. Le drame sans musique est finalement une épopée dramatique, où l'acteur devient un rhapsode et qui appartient au domaine apollinien, «dont est exclu tout effet tragique». La puissance de l'apollinien réside dans le plaisir que l'on prend à l'apparence et par «l'action rédemptrice de cette apparence»; elle réside donc en somme dans la catharsis selon Aristote. La charge contre Euripide-Socrate continue. Le rationalisme d'Euripide se retrouve dans le prologue, qui donne lieu à de «grandes scènes rhétoriques et lyriques»; c'est un effet de la tragédie et non la tragédie elle-même : c'est de l'émotion et non de l'action. Il s'agit de «masquer les nécessités formelles en leur donnant une apparence fortuite». «Le présent dramatique et lyrique, le drame proprement dit, remplit l'intervalle entre la prophétie épique
  • 10. du début [prologue] et la perspective épique de la fin». Alors que pour Socrate-Platon, «tout doit être conscient pour être bon», pour Euripide, «tout doit être conscient pour être beau» : socratisme esthétique! En sa «force démoniaque», Socrate est l'adversaire du dionysiaque et l'ennemi de l'art tragique; son démon est la clef de son âme : c'est le «type d'homme non mystique». Socrate est le «héros dialectique du drame platonicien». Par rapport à la tragédie, le dialogue platonicien, dépassé par les Cyniques, occupe le milieu entre le récit, la poésie lyrique et le drame, entre la prose et le vers, et il conduit au roman. La poésie est alors réduite au rang d'ancilla par rapport à la philosophie, elle-même ancilla de la théologie. La poésie est donc soumise à la dialectique et il y a perte de la «sympathie tragique» au profit de l'optimisme, en vertu du savoir et du bonheur et en vue du drame bourgeois : c'est la mort de la tragédie, la mise à mort de la tragédie par le dialecticien, qui est un héros vertueux. La justice transcendante d'Eschyle se voit réduite à une justice poétique doublée d'un deus ex machina. La décadence du choeur avait déjà commencé avec Sophocle et pour Aristote, qui soumet le choeur aux acteurs. La dialectique expulse la musique, le choeur, de la tragédie -- au profit de la "gymnastique" des acteurs en quelque sorte. Faute d'être artiste -- mais Nietzsche se plaît à imaginer un Socrate artiste --, Socrate (le nouvel Orphée) est le «type de l'homme théorique», dont «l'illusion délirante», illusion métaphysique inséparable de la science, est de vouloir rectifier l'être. Dans son «instinct de savoir», il est le mystagogue de la science, le mythe étant la fin de la science. Tiraillé entre son optimisme théorique et son pessimisme pratique et contre Eschyle, Socrate fonde une «effroyable morale» : le «droit d'assassiner les nations par pitié»... «La tragédie périt dès qu'elle laisse s'échapper d'elle l'esprit de la musique, alors qu'elle n'a pu naître que de cet esprit»; en elle, il y a une «lutte entre une soif insatiable et optimiste de connaissance et un tragique besoin d'art» : «la musique suggère une vision symbolique de la réalité dionysiaque, elle donne ensuite à l'image symbolique une signification plus haute» [en italiques dans le texte]. C'est la musique, laMuse, qui a donné naissance au mythe tragique; elle est le «plaisir que l'on peut prendre à l'anéantissement de l'individu» dans la «toute- puissance du vouloir par delà le principe d'individuation» : «le héros, manifestation du vouloir, est nié pour notre plaisir». Ici plus proche de Spinoza que d'Aristote, Nietzsche poursuit ainsi : «En dépit de la terreur et de la pitié nous goûtons le bonheur de vivre, non comme individus, mais comme participant à la substance vivante unique qui nous englobe tous dans sa volupté d'où naît la vie» [en italiques dans le texte]. Le sublime est la «domestication de l'horrible par l'art» : il peut transformer «ce dégoût pour l'horreur et l'absurdité de l'existence en images avec lesquelles on peut tolérer de vivre». Par le comique, «l'art nous soulage du dégoût causé par l'existence de l'univers» [cf. le dégoût chez Kant]. La mission suprême de l'art est de «libérer nos regards des terreurs obsédantes de la nuit» et non pas de «guérir des douleurs convulsives que nous causent nos actes volontaires». Comme Hamlet en est le plus bel exemple, les héros sont plus superficiels dans leurs discours que dans leurs actes : «le mythe ne s'objective pas d'une façon adéquate dans le discours parlé». Dans un «abîme mystique», la conception tragique du monde s'oppose à la conception
  • 11. théorique; l'esprit scientifique est la «croyance d'après laquelle la nature est connaissable intégralement et [que] le savoir exerce une action salutaire universelle». Ainsi le dithyrambe attique nouveau est-il davantage science que musique; la musique n'y est qu'imitation, que «musique imitative» esclave du phénomène. À partir de Sophocle, la peinture de caractères donne une impression d'individualité. Le dénouement de la tragédie ancienne, qui est le souffle de la consolation métaphysique -- la catharsis? -- «sans laquelle le plaisir tragique ne peut s'expliquer», a été remplacé par le deus ex machina; de même, la sérénité anti-dionysiaque de l'homme théorique s'est substituée à lanaïveté dionysiaque. Nietzsche distingue alors trois degrés de l'illusion dans la civilisation : le degré tragique (d'origine hindoue ou brahmanique), le degré artiste (hellénique) et le degré socratique (alexandrin). La civilisation socratique est la civilisation de l'opéra, avec sa tendance extra- esthétique au récitatif ou sa tendance à l'idylle (qui s'oppose à l'élégie d'un Schiller). Dans le «mélange des styles» du stilo rappresentativo, la musique est la maîtresse et la parole est l'esclave : la musique est le corps et le texte est l'âme. Le cortège de Dionysos est donc venu des Indes en Grèce. À partir de l'orgiasme, la voie du bouddhisme hindou est celle des «étranges états extatiques qui abolissent l'espace, le temps et l'individualité». La «puissance excitante, purifiante et soulageante de la tragédie» consiste en son orgiasme musical et en le mythe tragique du Titan, le mythe étant le symbole sublime : «Le mythe nous protège de la musique tout en lui donnant la liberté suprême»; la musique est la «langue maternelle» s'opposant au péristyle : elle est l'équivalent du sein maternel et elle nie l'existence individuelle. Le mythe est un véritable miracle sur scène; il est l'abrégé du monde phénoménal, le raccourci de l'univers. Nietzsche en appelle alors à la «renaissance du mythe allemand» [cf. le retournement natal selon Hölderlin]. Nietzsche cherche cependant à (re)penser le rapport entre l'apollinien et le dionysien. L'apollinien (l'image, le concept, l'enseignement moral, l'émotion sympathique) «nous arrache à l'impersonnalité dionysiaque et nous enthousiasme pour les individus». Il y a d'une certaine manière une alliance fraternelle de deux divinités : «Dionysos parlant la langue d'Apollon mais Apollon finissant par parler la langue de Dionysos». «Le mythe tragique ne s'explique que s'il est la représentation imagée de la sagesse dionysiaque au moyen de procédés d'art apolliniens». Nietzsche critique alors Aristote, pour qui il y a «purification des passions par le moyen de la tragédie» : la catharsis est un «soulagement pathologique». Mais la «dualité de l'émotion» est pourtant l'effet le plus remarquable de la tragédie. Le monde visible, le monde de l'individuation, est source de plaisir dans l'événement épique; mais la «destruction du monde visible des apparences» procure une satisfaction plus grande, un plaisir supérieur. Nietzsche propose que l'art n'est pas seulement imitation de la réalité, mais «complément métaphysique de cette réalité pour en triompher». L'esthétique échappe à la pitié, qui est une morale, à la crainte et à la sublimité morale : à l'éthique. La laideur et la dissonance musicale constituent le contenu du mythe tragique. Nietzsche résume : «Le dionysisme, et le plaisir primitif qu'il ressent même dans la douleur, est le sein maternel commun d'où sont nés la musique et le mythe tragique construisant et détruisant sans cesse le monde de l'individuation», qui est un monde animé.
  • 12. C'est la vie qui est la source de l'art, lui-même source de science : «le problème du savoir ne peut s'élucider sur le terrain du savoir». Le dieu Dionysos éprouve de l'angoisse de son «excessive plénitude» et de la douleur que lui causent ses contradictions intimes. L'hostilité à la morale s'oppose à la haine de la vie, qui est essentiellement immorale [cf. Sade]. L'instinct grec n'est pas un instinct agonal; c'est unvouloir-vivre. Parce qu'assurant la survie collective, la sexualité est la «vraie vie» [en italiques dans le texte]. Selon Nietzsche, Aristote a méconnu le sentiment tragique de l'orgiasme, qui est un «sentiment débordant de vie et de force» et où la douleur agit comme stimulant : «il ne s'agit pas d'échapper à la terreur et à la pitié, de nous purger par une débâcle véhémente, il s'agit de s'identifier, par delà la terreur et la pitié, à l'éternelle joie du devenir, cette joie qui renferme la joie de détruire» [en italiques dans le texte]. Il importe maintenant de résumer très brièvement l'originale position de Nietzsche exposée et défendue dans La naissance de la tragédie : Le principe apollinien (la «réserve hostile») est la «vertu de transfiguration inhérente au principe d'individuation»; il est image ou concept, apparence ou corps (existence) : en d'autres mots, il est représentation (de la gymnastique à l'art plastique). Le principe dionysien (l'«orgiasme asiatique») est un «appel mystique [qui] rompt le lien de l'individuation»; il est essence et âme : en d'autres mots, il est affect(de l'art musical). En termes plus spécifiquement nietzschéens, le principe apollinien deviendra l'éternel retour et le principe dionysien deviendra la volonté de puissance. En termes métapsychologiques, le principe apollinien est au principe dionysien ce que le principe de réalité et le principe de plaisir sont à la pulsion de mort, qui n'est pas vraiment un au-delà du principe de plaisir mais un en-deçà. Le dionysisme (jusque dans la religion tragique des Orphiques) est l'origine du mythe et de la musique, qui sont à l'origine de la tragédie grecque, qui culmine avec Eschyle (Prométhée) et Sophocle (Oedipe) et décline avec Euripide, celui-ci étant le Socrate de la tragédie et les vieux philosophes, les Présocratiques, ayant été des philosophes tragiques : Empédocle est «l'homme tragique à l'état pur» -- il l'était déjà chez Hölderlin... La parousie (Hegel) se voit donc déplacée par l'agonie (Hölderlin, Nietzsche, Artaud), Zeus par Dionysos et, plus tard chez Nietzsche même, Antitheos par l'Antéchrist ou Dionysos lui-même par Zarathoustra; mais il ne faudrait pourtant pas croire que l'adversaire du nihilisme, le surhomme (ou le dernier homme), est un individu, surtout pas un «individu dans le monde» [Vernant, à partir de L. Dumont]! * Rachet, lui, considère qu'il n'y a jamais eu de religion orphique et il conteste l'origine dionysienne de la tragédie, même s'il y a bien eu «existence du mythe de la passion de Dionysos à l'époque de la naissance de la tragédie». Dionysos était «anciennement associé aux Mystères d'Éleusis», qui consistaient en une initiation au cours de laquelle était représenté un drame sacré. Déjà dans l'Iliade d'Homère, «pure tragédie», il y a un héros dionysien, Achille; alors qu'Ulysse est un héros apollinien dans l'Odyssée, «tragi-comédie». Selon Rachet, la tragédie grecque a ses précédents dans les religions grecques, dans les cultes à mystère et l'orphisme, chez Homère et les poètes élégiaques de l'époque archaïque et chez les penseurs présocratiques comme Héraclite et Pythagore (pour qui le corps est le tombeau de
  • 13. l'âme). Essentiellement, c'est le défaut tragique [hamartia] qui est le ressort de la faute ou de la catastrophe tragique : il n'est pas bon de susciter la colère ou la jalousie des dieux [phthomos], par la folie [até] ou la démesure [hubris] par exemple, et de s'exposer ainsi à la Fatalité [Ananké] et à la Destinée [Moïra] ou au Destin [Tyché]. "Tragédie" dérive de "tragoidia", qui voudrait dire : «chant du bouc», soit chant du satyre (associé à Dionysos comme Silène). Au cours d'un «jeu sacré» [agôn] ou lors de la répétition du mariage sacré (hiérogamie) entre Zeus et Déméter, des personnages masqués représentent les esprits des morts et de la nature; cette cérémonie ou cette initiation est en relation avec les rites funéraires et les rites de fertilité, le culte de Dionysos ayant un caractère agraire certain : il est lié à la végétation et à la fertilisation de la terre et il donne lieu à des «lamentations rituelles attachées au culte des morts et des héros». Le mythe agraire résulte en un combat rituel où la mort de Dionysos est suivie de sa résurrection et de son épiphanie : la Passion de Dionysos, la lacération ou le diasparagmos («déchirement de la victime dans le culte dionysiaque»), préfigure de loin la Passion du Christ... La tragédie a à voir avec des rites cathartiques et avec le sacrifice d'un bouc émissaire [pharmakos]; les éléments religieux y sont nombreux selon Rachet : présence constante des dieux, théophanies, sens du pur et de l'impur, sens du sacré et de la souillure, importance du sacrifice, oracles, devins, songes, expression de rites et de cultes funéraires et héroïques, cycle mythique et légendaire, mystère(s). Le rite a un aspect symbolique et le masque est le symbole du lien avec le dieu et/ou avec l'animal. Pour Rachet, la tragédie trouve son origine dans lescultes chthoniens : les divinités infernales sont des êtres surnaturels souterrains ou des «divinités de la végétation» comme Dionysos, tandis que les divinités olympiennes sont célestes : en somme, les dieux de la terre, les esprits infernaux comme les fantômes et les spectres, sont aux dieux du ciel ce que Caïn est à Abel... Antigone elle-même serait ainsi, et doublement, une héroïne chthonienne : elle jette de la terre sur le cadavre de son frère en manque de sépulture et elle risque de mourir enterrée vivante. Au cours des jeux donnant lieu à des concours gymniques, lyriques, poétiques ou musicaux, la tragédie prend place et elle est parfois l'occasion de lamentations funèbres (thrènes) en l'honneur d'un héros défunt; elle est donc la répétition de ces cultes funéraires, héroïques et agraires qui aboutissent au sacrifice et à la purification ou à l'expiation dans des «cérémonies cathartiques (purificatoires) et hilastiques (expiatoires et propitiatoires)». Il ne s'agit pas de sacrifices aux dieux olympiens mais aux morts et aux dieux souterrains : sont sacrifiés un coq, un bouc ou un bélier avec des libations (lait, huile, vin, eau et miel). Sur et par l'autel sont reliés le culte chthonien et le choeur tragique. La tragédie serait donc née de ce «chant primitif accompagnant le sacrifice d'un bouc émissaire». Selon Rachet, le dithyrambe, qui est à l'origine un «rite dionysiaque» et qui est une composition lyrique exécutée par un choeur composé de cinquante hommes, accompagnait le sacrifice d'un boeuf. Il arrive qu'il y ait confusion du dieu et de la victime sacrifiée : Dionysos prend parfois la forme d'un taureau, d'un chevreau, d'un faon, d'une chèvre noire. Le dithyrambe a pu comporter une chasse (une ronde ou une course de taureaux, une tauromachie) résultant en le sacrifice ou en le déchirement de la victime encore vivante et en la consommation de la chair crue et du sang (omophagie). Il s'accompagnait de pratiques orgiaques sources d'ivresse extatique, d'enthousiasme, d'exaltation (dans l'omophagie, qui apparaît en même temps comme une «communion dans le dieu», une théophagie). Le dithyrambe primitif est lui aussi issu de cultes agraires et de rites de fécondité,
  • 14. du cobyrantisme et de l'orgiasme dionysiaque. Il est dirigé par un exarque [exarchos], qui agit comme «organisateur et directeur de la cérémonie». Ce serait Arion qui aurait transformé le dithyrambe en genre littéraire. Cependant, la tragédie primitive n'est pas le jeu de la Passion de Dionysos, même si elle était à l'origine consacrée à Dionysos; il faut plutôt chercher du côté de la confusion des satyres et des silènes, ces démons chevalins ancêtres des centaures, ces monstres hybrides qui chantent et dansent : «ce sont ces choeurs de chanteurs et de danseurs qui vont être adaptés pour constituer la "tragédie" en spectacle complet». Du mode ou du chant tragique [tropos] d'Arion, Épigène va faire «la première représentation d'un choeur tragique». Ainsi la position de Rachet peut-elle être résumée de la manière suivante : 1°) à l'époque préhellénique, les rites sacrificiels, expiatoires et purificatoires se distinguent en rites funéraires et héroïques et en rites cathartiques du bouc émissaire; 2°) pendant la période archaïque, des chants particuliers accompagnent le sacrifice du bouc, du pharmakos, et l'un de ces chants est letragoidios, qui est psalmodié par un choeur et se double d'une danse labyrinthique à but lustral; 3°) parallèlement, le culte des morts (héroïsés) est célébré lors des jeux par les thrènes : l'un de ces héros immortalisés est Adraste, le fils de Déméter transformée en jument -- le cheval a un caractère funéraire chez les Grecs d'alors (vers 670 avant J.-C.) -- qui se serait jeté au feu avec son propre fils Hipponoüs («pensée ou esprit de cheval») : le récit de la passion d'Adraste a donc un caractère funéraire et cathartique; 4°) Arion s'associe à des choeurs réguliers avec des satyres lors de sacrifices où une victime caprine (le bouc) remplace la victime taurine, mais le «vieux culte satyrique» n'est pas encore en union avec le «culte dithyrambique» de Dionysos, union qui ne viendra qu'avec la représentation rituelle du retour (la résurrection) d'Héphaïstos (le dieu forgeron peut-être originaire d'Asie mineure, un dieu chthonien maître des volcans, un dieu infirme et boiteux mais rieur); 5°) vers 590 avant J.-C., Épigène, inspiré par le dithyrambe dionysiaque, organise la première tragédie : le sacrifice d'un bouc donne lieu à un dialogue entre l'exarque et le choeur, pas le choeur du dithyrambe mais celui de l'ancienne "tragédie" d'Adraste grossi plus tard (entre 560 et 540) par les satyres, qui font désormais partie des représentations cultuelles par leur aspect surtout positif (lubricité, fertilité) : le culte d'Adraste est alors remplacé par le culte de Dionysos, le bouc étant l'animal le plus souvent sacrifié à Dionysos (qui n'est le dieu du vin que de manière seconde et tardive); 6°) Thespis, qui n'a peut-être pas inventé le premier acteur (le protagoniste était sans doute présent chez Arion et Épigène dans le chant alterné entre l'exarque et le choeur, dont les membres ne sont pas masqués), ajoute l'action mimétique et transplante la tragédie d'origine dorienne dans l'Attique : le masque (ou la maquillage) apparaît, de même que le jeu à la place de la récitation et du chant, le parler remplace le chant; 7°) avec Eschyle, viendront le deuxième acteur, les décors ornés, les peintures, la machinerie, les autels, les tombeaux, les trompettes, les spectres, les Érinyes, les gants, les robes et les cothurnes, ainsi que la trilogie de tragédies (thèse-antithèse-synthèse); 8°) avec Sophocle, le troisième acteur (le trigagoniste après le deutéragoniste) entrera en scène, le nombre de choreutes passera de douze à quinze -- pour permettre sa division en deux demi-choeurs de sept (avec chacun leur parastate en plus du coryphée) -- et les décors seront
  • 15. peints. Par rapport à la position historiale (ou monumentale) de Nietzsche, celle de Rachet est historique (ou documentaire); elle est aussi, à la suite d'Aristote, formelle. Lors de l'institution de la chorégie, dans le cadre des Grandes Dionysies, avait lieu la représentation d'unetétralogie comprenant une trilogie de tragédies et un drame satyrique (dont Pratinas fera un genre littéraire); il y avait un concours entre les poètes et le vainqueur était couronné : Thespis a été le premier couronné en 534 (avant Eschyle, Sophocle et Euripide, qui l'ont été de nombreuses fois). Selon Rachet, la formule de la tétralogie s'inspire de la littérature oratoire, de l'éloquence juridique du procès, qui comprend quatre parties : l'accusation, la défense, la réplique de l'accusation et la réplique de la défense [cf. Duchemin]. Ainsi la tragédie est-elle tributaire aussi de la démocratie athénienne favorisant l'art oratoire : elle est une «arme politique», mais moins que la comédie d'Aristophane selon Rachet. La mort de la démocratie sera aussi la mort de la tragédie et la mort de l'art oratoire au IVe siècle avant J.- C. Dans son analyse formelle et aristotélicienne de la tragédie, Rachet cite Aristote qui distingue le prologue (inventé par Thespis), qui précède l'arrivée du choeur, l'épisode, qui est une partie complète entre deux chants du choeur, l'exode, qui est une partie complète qui n'est pas suivie de chants du choeur et qui se termine donc par la sortie du choeur (en fait, le véritable exodos, le dernier épisode, est le chant final du choeur lors de sa sortie), et le chant du choeur, qui comprend le parados (le premier morceau complet que dit le choeur) et lestasimon (le chant du choeur sans vers anapestique et sans vers trochaïque, mais il y a un anapeste dans le premier stasimon d'Antigone); lecommos, qui est une complainte à la fois du choeur et de la scène, est facultatif. Le commos est un chant funèbre, le parados est un développement lyrique; lorsqu'il chante un stasimon [de "stasis"], le choeur est en place dans l'orchestra et les acteurs en profitent pour sortir de scène et se changer en d'autres personnages. En général, trois stasima séparent quatre épisodes. L'épisode, qui est la partie dialoguée de l'action (avec acteurs et choeur), correspond plus ou moins à un acte; les scènes viendront après l'Antiquité. Le choeur disparaîtra au IIIe siècle avant J.-C. La rhésis, dont le lexeôs est le style, est la partie purement dramatique (issue de l'épopée) et elle comprend les récits et les dialogues, qui s'articulent en un plaidoyer se développant en un agôn, auquel contribue fortement la stichomythie. Les actions peuvent être simples, à développement naturel, ou complexes, avec changement de fortune [métabasis] par la reconnaissance [anagnôrisis] ou par la péripétie. Pour Aristote et Rachet, la plus belle reconnaissance est celle qui est accompagnée de la péripétie et qui conduit ainsi à la crainte et à la pitié, à lacatharsis, qui «nous procure le soulagement du besoin que nous avons de la crainte et de la pitié» : la tragédie est une catharsis de groupe (psychodrame, sociodrame, axiodrame, psychodanse, psychomusique). Il existe des tragédies ou l'action est à la fois simple et complexe : dans les tragédies pathétiques comme Ajax et dans les tragédies éthiques ou de caractère comme Pélée. En somme, pour un Rachet plutôt fidèle à Aristote, la tragédie se confond avec le tragique : elle est «l'expression de la liberté et de la grandeur de l'individu face aux forces de coercition que représentent l'État et la société» et «l'affirmation d'une volonté forte dominée par le sentiment de la valeur imprescriptible de l'individu face à toutes les forces obscures de
  • 16. destruction issues des entités collectives, négations de l'homme et de toute véritable liberté»; c'est donc, contrairement à la thèse capitale ou cardinale de Nietzsche, la profession de foi en le principe d'individuation : c'est le triomphe de l'individualisme. Manifestation du culte à l'origine et issue du choeur tragique d'Adraste plutôt que du choeur dithyrambique de Dionysos, la tragédie a trouvé place dans la chorégie, qui est une véritable liturgie, où le rite et le mythe, le culte et la culture s'accouplent. Friedrich Nietzsche. La naissance de la tragédie. Friedrich Nietzsche. La naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque. Philippe Lacoue-Labarthe. Le sujet de la philosophie. François Laruelle. Le principe de minorité. Jean-Pierre Vernant. La mort dans les yeux; figures de l'Autre en Grèce ancienne. Hachette (Textes du XXe siècle). Paris; 1985 (96 p.) Jean-Pierre Vernant. L'individu, la mort, l'amour; soi-même et l'autre en Grèce ancienne. Gallimard nrf (Bibliothèques des histoires). Paris; 1989 [1987, 1982, 1981] (IV + 248 p.) Pierre-Noël Mayaud et al. Le problème de l'individuation. Vrin. Paris; 1991 (192 p.) Jacqueline Duchemin. L'agôn dans la tragédie grecque. Les Belles-Lettres (Collection des Études anciennes). Paris; 1968 [1945] (248 p.) Guy Rachet. La tragédie grecque; Origine - Histoire - Développement. Payot (Bibliothèque historique). Paris; 1973 (288 p.) Artaud Personne ne semble avoir remarqué la parenté de Hölderlin, de Nietzsche et d'Artaud : la vérité de cette lignée de fous aurait-elle échappé à la pensée?... Avec Artaud et avec Brecht, l'accent du théâtre se voit déplacé au XXe siècle de la mise en mots à la mise en scène, de la littérature au spectacle. Le jeu théâtral, qui est un «délire communicatif», prend le dessus sur le je littéraire. Le théâtre est alors : peste, métaphysique, alchimie, athlétisme, cruauté. «Comme la peste, le théâtre est donc un formidable appel de forces qui ramènent l'esprit par l'exemple à la source de ses conflits»; «il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l'extérieur d'un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l'esprit». Le théâtre n'est pas expression par la parole; il est «poésie pour les sens» : langage physique ou matériel, musique des mots, intonations. «Et il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur la valeur concrète de l'intonation au théâtre, sur cette faculté qu'ont les mots de créer eux aussi une musique suivant la façon dont ils sont prononcés, indépendamment de leur sens concret, et qui peut même aller contre ce sens». Une poésie dans l'espace (musique, danse, plastique, pantomime, mimique, gesticulation, intonation, architecture, éclairage, décor) se double d'unepoésie ironique, qui provient de la façon dont chacun de ses moyens «se combine avec les autres moyens d'expression». Ainsi «c'est la mise en scène qui est le théâtre». Il faut retrouver cet «esprit farouche qui est à la base de toute poésie» en vue d'une «poésie objective à base d'humour». La poésie est le langage sous la forme de l'Incantation. Comme Aristote et comme Nietzsche, Artaud considère qu'il y a une grande peur métaphysique «qui est à la base de tout le théâtre ancien» : les tendances métaphysiques s'opposent aux tendances psychologiques» et le théâtre est donc une «métaphysique en
  • 17. activité». Le théâtre est fondamentalement religieux et mystique. Comme alchimie, le théâtre est un art virtuel, un mirage. Matérialisation ou extériorisation d'undrame essentiel «qui contiendrait d'une manière à la fois multiple et unique les principes essentiels de tout drame, déjà orientés eux-mêmes et divisés, pas assez pour perdre leur caractère de principes, assez pour contenir de façon substantielle et active, c'est-à-dire pleine de décharges, des perspectives infinies de conflits» [en italiques dans le texte]. Ce drame essentiel «est à l'image de quelque chose de plus subtil que la Création elle-même, qu'il faut bien se représenter comme le résultat d'une Volonté une -- et sans conflit» [en italiques dans le texte]. (La proximité avec Nietzsche est ici frappante). À la base de tous les Grands Mystères, ce drame essentiel «épouse le second temps de la Création, celui de la difficulté et du Double, celui de la matière et de l'épaississement de l'idée». Le théâtre a besoin d'être remis «à son plan de création autonome et pure, sous l'angle de l'hallucination et de la peur»; le pouvoir de création du metteur en scène «élimine les mots» (en italiques dans le texte]. Un nouveau langage physique à base de signes, «hiéroglyphes animés», se met en place. Artaud plaide pour une architecture spirituelle «faite de gestes et de mimiques, mais aussi du pouvoir évocateur d'un rythme, de la qualité musicale d'un mouvement physique, de l'accord parallèle et admirablement fondu d'un ton». Le théâtre est donc, non seulement musique, mais aussi danse; c'est une «métaphysique de gestes». C'est un théâtre ou un «langage théâtral extérieur à toutelangue parlée» [en italiques dans le texte], qui conduit à une dépersonnalisation systématique, à une désindividuation en somme, par «la Parole d'avant les mots» : «un état d'avant le langage et qui peut choisir son langage : musique, gestes, mouvements, mots». L'auteur est donc remplacé par le metteur en scène, qui est «une sorte d'ordonnateur magique, un maître de cérémonies sacrées», une sorte de Dionysos ou de satyre du choeur bacchique autrement dit. La matière qu'il travaille ne vient pas de lui mais des dieux : «des jonctions primitives de la Nature qu'un Esprit double a favorisées» ou «une sorte de Physique première, d'où l'Esprit ne s'est jamais détaché». Il s'agit de «faire affluer nos démons» et les «choses de l'instinct». Artaud en appelle à une «physique du geste absolu» qui permette de retrouver le «sens inné du symbolisme absolu et magique de la nature». Il s'agit donc de «rendre le théâtre à sa destination primitive» et de «le replacer dans son aspect religieux et métaphysique» : «Le domaine du théâtre n'est pas psychologique mais plastique et physique». Il importe aussi de «changer la destination de la parole» par une sorcellerie objective et animée et par la poésie tout court qu'il y a sous les textes, seraient-ce même des chefs- d'oeuvre : il faut en finir avec la poésie écrite... Le théâtre de la cruauté renoue avec cette «idée supérieure de la poésie et de la poésie par le théâtre qui est derrière les Mythes racontés par les grands tragiques anciens» : «une idée religieuse du théâtre, c'est-à-dire, sans méditation, sans contemplation inutile, sans rêve épars»; ainsi est-il possible de «faire remonter le taux de la vie» -- propos on ne peut plus nietzschéen, dionysien! Le théâtre de la cruauté est un théâtre où le spectateur est entouré par le spectacle, un spectacle où la sonorisation (sons, bruits, cris) est constante : «qualité vibratoire» d'abord et avant toute représentation. Pour Artaud, le théâtre ne copie pas la vie; il se met en communication avec des «forces pures» : spectacle tournant, spectacle total, expression dans l'espace, «sorte de langage unique à mi-chemin entre le geste et la pensée». En vue d'une «vraie mise en servage de l'attention», il faut «faire des signes une sorte d'alphabet» et
  • 18. développer un «lyrisme du geste», ainsi que retrouver les «droits de l'imagination». Le théâtre de la cruauté, comme tout théâtre, est «reflet de la magie et des rites»; c'est un «langage chiffré», où les mots ont «à peu près l'importance qu'ils ont dans les rêves» : c'est un spectacle intégral, «chiffré comme un langage» depuis «l'esprit des plus antiques hiéroglyphes», ou une série d'essais de mise en scène directe. C'est pourquoi le théâtre est «la représentation appelée improprement spectacle». Pour Artaud, «c'est par la peau qu'on fera rentrer la métaphysique dans les esprits»... La cruauté est un «appétit de vie, de rigueur cosmique et de rigueur implacable dans le sens gnostique de tourbillon de vie qui dévore les ténèbres, dans le sens de cette douleur hors de la nécessité inéluctable de laquelle la vie ne saurait s'exercer; le bien est voulu, il est le résultat d'un acte, le mal est permanent» : ce dieu caché est bien l'équivalent du principe ou de l'instinct dionysien ou de la volonté de puissance. Selon Artaud, «nous avons perdu le sens de la physique du théâtre des tragiques»; ont été perdus la diction, la gesticulation et le rythme. Il faut (re)trouver la grammaire de ce nouveau langage : le geste en est la matière et la tête, l'alpha et l'oméga. Ce langage part de la nécessité de la parole et non de «la parole déjà formée» et il «refait poétiquement le trajet qui a abouti à la création du langage» : «Il remet à jour les rapports inclus et fixés dans les stratifications de la syllabe humaine, et que celle-ci en se refermant sur eux a tués. Toutes les opérations par lesquelles le mot a passé pour signifier cet Allumeur d'incendie dont Feu le Père comme d'un bouclier nous garde et devient ici sous la forme de Jupiter la contraction latine du Zeus-Pater grec, toutes ces opérations par cris, par onomatopées, par signes, par attitudes, et par de lentes, abondantes et passionnées modulations nerveuses, plan par plan, et terme par terme, il les refait». Au bord du délire et par-delà Nietzsche et Rimbaud, c'est de Hölderlin, du Hölderlin poète-tragédien et traducteur, qu'Artaud se rapproche dans cette tentative de (re)créer un langage à l'efficacité magique, envoûtante et intégrale et aux «moyens de notation de nouveaux» -- «composition inscrite». Dans le «désenchaînement dialectique de l'expression», la cruauté est le «geste de la vie même» en sa nécessité; c'est le «battement inné de la vie». Se rapprochant maintenant de Nietzsche, et de très près, Artaud identifie le théâtre (oriental) et la vie, mais pas de la vie individuelle, plutôt de la vie «qui balaie l'individualité humaine et où l'homme n'est plus qu'un reflet»: il s'agit bien du rejet du principe d'individuation et du théâtre égoïste ou égocentrique, l'objet du théâtre étant de créer des Mythes. L'état poétique recherché par le théâtre de la cruauté est «un état transcendant de vie», «d'une vie passionnée et convulsive», dionysiaque ou orgiaque donc, pour un homme total et non un hommesocial... «L'acteur est un athlète du coeur» et l'être humain est un Double : «un spectre perpétuel où rayonnent les formes de l'affectivité», «[s]pectre plastique et jamais achevé dont l'acteur vrai singe les formes, auquel il impose les formes et l'image de sa sensibilité». L'âme a une «matérialité fluidique» et «une passion est de la matière». Artaud va alors développer une méthode de jeu de l'acteur fondée sur le souffle, sur lequel le «temps théâtral» s'appuie : le souffre est volonté dans l'expiration et «inspiration féminine et prolongée». Selon la Kabbale, il y a trois temps du souffle : le souffle peut être androgyne, équilibré et neutre; il peut être mâle, expansif et positif; il peut être femelle, attractif et négatif: il est moins souvent androgyne que mâle ou femelle. Du souffle, provient le son, puis
  • 19. le cri. Au temps des passions, et dans un ensemble complexe de dissonances et de correspondances entre les divers éléments de la mise en scène et du jeu ou du métier de l'acteur, correspond un temps musical, le temps du souffle : avec «l'hiéroglyphe d'un souffle», il est possible de retrouver un idée du théâtre sacré, où le spectateur s'identifie avec le spectacle, «souffle par souffle et temps par temps». Une formule résume le théâtre d'Artaud et selon Artaud : «Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c'est là que je me sens exister» : le théâtre c'est la vie, mais la vie ce n'est pas le théâtre. C'est évidement bien loin du Paradoxe sur le comédien de Diderot et du théâtre épique de Brecht, mais sans doute bien proche des tentatives de Hölderlin et des initiatives de Nietzsche. Artaud a cherché à mettre sa théorie du théâtre en pratique dans diverses expériences théâtrales ou filmiques, à titre de metteur en scène et/ou de comédien, et dans une «tragédie en quatre actes et en dix tableaux d'après Shelley et Stendhal» en 1935, Les Cenci [qui a peut- être inspiré le film La passion Béatrice (1987) de Bertrand Tavernier]; sans doute qu'il n'a guère réussi et que la tragédie n'en est pas une ou qu'elle ne correspond certes pas à la conception du théâtre de la cruauté, tant au niveau de la mise en scène que du jeu. Il faut plutôt chercher du côté du «théâtre pauvre» de Grotowski pour voir, par hasard ou non, sous l'influence d'Artaud ou non, la réalisation pratique du théâtre de la cruauté; peut-être aussi du côté du Living Theatre. Selon Derrida, la conception d'Artaud -- et Derrida sent bien le rapport d'Artaud à Nietzsche, mais il ne voit pas la charge, commune aux deux et à Schopenhauer, contre le principe d'individuation --consiste à voir que le théâtre occidental «a été séparé de la force de son essence», qui est une essence affirmative, celle de la vie affirmative, et ce dès l'origine, dès «la naissance comme mort». Ainsi le théâtre de la cruauté n'est-il pas une représentation, mais «la vie elle-même en ce qu'elle a d'irreprésentable» : «La vie est l'origine non représentable de la représentation»; «la non-représentation est donc représentation originaire» : espacement. Mais, à l'origine même de la cruauté elle-même, il y a un meurtre, un parricide : un crime contre Dieu ou le père, contre le logos. Ce meurtre «ouvre l'histoire de la représentation et l'espace de la tragédie» : c'est une archi-scène... Pour Derrida, Artaud aurait voulu effacer la répétition en général et donc la dialectique, qui est l'«économie de la répétition». C'est selon lui impossible, car la «limite d'une représentation qui ne soit pas répétition» est inaccessible : «Le tragique n'est pas l'impossibilité mais la nécessité de la répétition». La représentation, comme la répétition, n'a pas de fin... Antonin Artaud. Le théâtre et son double. Jerzy Grotowski. Vers un théâtre pauvre. Jacques Derrida. «La parole soufflée» et «Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation» dans L'écriture et la différence (p. 253-292 et p. 341-368). Brecht Malgré ce qu'en pense Steiner, il est difficile, voire impossible, de considérer le théâtre épique de Brecht comme étant de la tragédie, comme tenant du discours tragique. Sans doute qu'il est préférable de parler d'un mixte entre l'épique (la mise en scène : la distanciation) et le
  • 20. tragique (la mise en mots : le matérialisme dialectique et le matérialisme historique). Contrairement à Lukacs et à Goldmann, qui considèrent que le marxisme, parce que pensée dialectique (hégélienne ou non), est une philosophie tragique, Steiner y voit, à cause de l'optimisme, une philosophie romantique. Ou peut-être qu'il faut voir en Brecht un théoricien tragique mais un praticien épique -- ou l'inverse?... Certes, le tragique est pessimiste, mais le pessimisme n'est pas nécessairement tragique : il peut n'être que dramatique ou que lyrique, voire que satyrique ou cynique. Une chose demeure : comment peut-il y avoir discours tragique s'il n'y a pas identification du spectateur, que cette identification soit cathartique ou non? La distance -- distance créée par la distanciation, qui est un extrême exercice de virtuosité -- qu'il y a alors entre l'intellect et l'affect, entre le (dé)montrant et le (dé)montré, n'est pas un effet tragique, cathartique ou sympathique; elle ne manque pas defroideur cérébrale et elle manque de chaleur viscérale. Dans le théâtre brechtien, il y a une mythologie de l'intelligence, un mythe de la raison qui n'a rien de nietzschéen, de dionysien : Apollon n'est plus beau, il a vieilli, mais il est encore Apollon! -- La critique vaudrait peut-être aussi pour Boal et pour le Bread and Puppet Theater... Bertolt Brecht. Écrits sur la littérature et l'art. Walter Benjamin. Essais sur Bertolt Brecht. Augusto Boal. Théâtre de l'opprimé. George Steiner. La mort de la tragédie. Heidegger Eschyle et Sophocle sont les tragédiens les plus tragiques, Hölderlin est le poète-traducteur- dramaturge tragique par excellence, Nietzsche est le plus tragique des métaphysiciens, Artaud est la définition même du metteur en scène ou du comédien tragique, Heidegger est le penseur le plus tragique : il est le plus grand penseur de tous les temps, justement parce qu'il est le plus tragique des penseurs; à côté, il y a Freud, Bataille ou Debord et quelques philosophes ou écrivains... Heidegger étant à la théorie ce que Hölderlin est à la poésie, il ne saurait s'agir ici de montrer en quoi sa philosophie est tragique, mais seulement de s'attarder à ce qu'il dit de la tragédie, plus particulièrement d'Oedipe roi et du premier choeur d'Antigone de Sophocle. Pour Heidegger, tout est dans l'origine, qui est à la fois le début et la fin : le commencement est le sommet, la cime de l'être; après, viennent la chute et l'oubli. C'est à l'origine qu'il faut placer «l'énormité de l'homme, son saut vers la puissance et l'aliénation» : «L'origine est ce qu'il y a de plus étrange et de plus puissant». Il y a dans l'homme une sorte de «grandeur monstrueuse» : il est un «monstre énorme»... Cherchant à montrer que Parménide et Héraclite ne s'opposent en rien et à démontrer que penser et être ne sont ou ne font qu'un, de même qu'à penser autrement le rapport entre l'être et l'apparence, Heidegger prend pour exemple Oedipe roi : au début, Oedipe est «le sauveur et le maître de l'État, dans l'éclat de la gloire et la grâce des dieux»; mais il est bientôt expulsé de cette apparence, qui est l'apparaître même de son Dasein. L'apparence est latence et déguisement, l'être (le fait qu'il soit à la fois meurtrier de son père et mari de sa mère) est la non-latence : «La latence du meurtrier de l'ex-roi Laïos assiège, pour ainsi dire, la ville. Avec
  • 21. la passion de celui qui se tient dans la patence de la gloire, et est un Grec, Oedipe s'avance vers le dévoilement de ce latent». Il doit «se mettre lui-même dans la non-latence», dans l'être donc, et il ne peut le supporter qu'en se crevant les yeux, se soustrayant ainsi à toute lumière, «en laissant tomber autour de lui la nuit qui voile tout»; il peut alors crier et se révéler au peuple tel qu'il est. Mais il ne faut pas voir en Oedipe seulement «la chute d'un homme» : il est le type même du Dasein grec, «la figure où se hasarde le plus loin et dans ce qu'il y a de plus sauvage la passion fondamentale de l'être-Là [Dasein] grec, qui est passion du dévoilement de l'être, c'est-à-dire du combat pour l'être même». Oedipe est le protagoniste le plus (ant)agoniste. «Le roi Oedipe a peut-être un oeil de trop», disait Hölderlin le voyant : «Cet oeil de trop est la condition fondamentale pour tout grand questionner et tout grand savoir, et aussi leur unique fondement métaphysique. Le savoir et la science des Grecs, telle est cette passion», dit Heidegger. À la suite de Reinhardt, Heidegger considère qu'Oedipe roi est la «tragédie de l'apparence»... Pour Heidegger, guidé en cela par Héraclite, un Héraclite pensé de manière grecque (par Nietzsche et surtout par Hölderlin), l'antagonismeest «recollection qui rassemble, recueille» : logos (collection, recueillement) mais aussi polemos, c'est-à-dire «rassemblement des plus hauts efforts antagonistes», combat comme différend. «Le recueillement ne dissout pas dans le vide d'une absence de contrastes ce qu'il perdomine, il le maintient, par l'unification des efforts antagonistes, dans la plus haute acuité de sa tension». «L'unité est l'appartenance réciproque des efforts antagonistes. Là réside l'union originaire». C'est donc dire que, pour Heidegger, ce qui importe n'est pas la réponse(la solution, la synthèse, la relève) mais la question (le problème, le combat, le différend) : ce n'est pas une question anthropologique maisontologique, non pas historique mais historiale; ce n'est une question métaphysique que dans la mesure où la métaphysique n'est plus unephysique... Selon le dict d'Héraclite, c'est dans le polemos (combat, conflit, contrainte : antagonisme) que les dieux et les hommes se mesurent et se montrent; ce combat les fait ressortir dans leur être; mais ce dict, comme celui de Parménide -- «être et penser sont la même chose» : «Dans un lien d'appartenance réciproque sont appréhension et être», écrit Kahn qui traduit Heidegger traduisant Parménide --, a perdu sa vérité originaire, chez les Grecs eux-mêmes. Chez Parménide et Héraclite, il y a une pensée poétique, où le penser a le primat; dans la tragédie grecque, il y a une poésie pensée, où domine la poésie. Dans le premier choeur d'Antigone (v. 332-375), Heidegger cherche «une esquisse poétique de l'être-homme chez les Grecs» [souligné ici] en empruntant trois parcours : celui de la «substance authentique du poème», celui de l'ordre des strophes et des antistrophes et celui qu'il faut «pour apprécier l'homme d'après ce dire poétique». Selon Heidegger, il y a une triple attaque, d'abord un «premier assaut» dès les deux premiers vers : Multiple est l'inquiétant, rien cependant au-delà de l'homme, plus inquiétant, ne se soulève en s'élevant. L'homme est le plus inquiétant : c'est un daimôn ["génie protecteur, dieu"]; il ne s'agit donc pas de définir l'homme par la personne, par la personnalité, par le moi, par l'individu : «Chez
  • 22. les Grecs, il n'y avait pas encore de personnalité (ni rien, par suite, de supra-personnel)». D'un côté, le daimôn «désigne l'effrayant, le terrible», qui provoque «la terreur panique, la véritable angoisse», ainsi que «la crainte respectueuse, recueillie, équilibrée, secrète» : c'est donc alors ce qui conduit à une partie de la catharsis, c'est la violence; mais d'un autre côté, le daimôn«signifie le violent conçu comme celui qui emploie la violence», l'usage de la violence étant le «trait fondamental non seulement de son faire, mais bien de son être-Là». C'est parce qu'il est doublement daimôn, «que l'homme est le plus violent : faisant-violence au sein de prépotent [l'étant]». L'homme est, «dans son intensité et son ambivalence les plus hautes», l'inquiétant -- d'une inquiétante étrangeté et d'une inquiétude étrange, serait-il possible de dire après Freud... L'inquiétant est ce qui rejette hors de la quiétude : «hors de l'intime, de l'habituel, du familier, de la sécurité non menacée»; c'est en somme l'étrange(r). L'homme est inquiétant parce qu'«il transgresse les limites du familier» : «c'est le trait fondamental de l'essence de l'homme», c'est «la véritable définition grecque de l'homme» [en italiques dans le texte]. Le deuxième assaut ou la deuxième parole que retient Heidegger se trouve au milieu de la deuxième strophe : Partout en route faisant l'expérience, inexpert sans issue, il arrive au rien. En se frayant une voie en toutes directions, l'homme «est lancée hors de toute voie»; là est son in-quiétance -- et la ruine, le malheur ou la folie le guettent... La «troisième parole saillante» retenue par Heidegger se trouve au vers 370 : Dominant de haut le site, exclu du site, Le site est la polis ["État, cité"] : le fondement et le lieu du Dasein de l'homme même, le là (historial et non historique) du Da-sein. «À ce site de l'histoire appartiennent les dieux, les temples, les prêtres, les fêtes, les jeux, les poètes, les penseurs, le roi, le conseil des anciens, l'assemblée du peuple, l'armée et la marine». Est politique ce qui est «dans le site de l'histoire». Mais les hommes appartiennent au site de l'histoire que parce qu'ils «emploient la violence en tant qu'ils sont situés activement dans la violence» et qu'ils deviennent ainsi éminentsmais aussi apolis : «des hommes sans ville ni site, solitaires, in-quiétants, sans issue au milieu de l'étant dans son ensemble, ils deviennent en même temps des hommes sans institutions ni frontières, sans architecture ni ordre, parce que, comme créateurs, ils doivent toujours d'abord fonder tout cela» [en italiques dans le texte]. Heidegger emprunte alors son deuxième parcours pour voir comment «se déploie l'être de l'homme, qui consiste à être ce qu'il y a de plus inquiétant». L'homme quitte la terre, «la suprême déité», pour la mer à travers une tempête hivernale : c'est une «sortie violente»; après ledéfrichement, viennent la capture et le domptage des animaux. Mais il ne s'agit pas d'une simple description anthropologique, ethnologique ou psycho-sociologique des activités et du comportement de l'homme ou de l'évolution de l'humanité : «il s'agit en réalité d'un pro-jet poétique de son être à parti[r] de ses possibilités et de ses limites extrêmes». Critiquant la théorie de l'évolution comme «science de la nature déjà inadéquate en elle-même», Heidegger
  • 23. lui reproche de «croire que le commencement de l'histoire est constitué par ce qui est primitif, arriéré, maladroit et faible» : «En vérité c'est le contraire qui se produit. Le commencement est ce qu'il y a de plus inquiétant et de plus violent». Ce qui suit n'est pas «un développement du commencement» mais son affadissement en s'étendant. Ce commencement a un «caractère mystérieux» : la connaissance de l'histoire, «si elle est quelque chose, c'est une mythologie» [souligné ici]. La «caractérisation de l'homme» passe par la nomination : de la parole, de l'entendement, de la Stimmung ["humeur", "tonalité", "ton"], de la passion et de la construction. Il y a une «inquiétance du langage et des passions» : «L'inquiétance de ces puissances réside en ce qu'elles semblent familières et courantes». Et Heidegger de renchérir avec férocité : «À quel point l'homme est étranger dans sa propre essence, c'est ce que trahit l'opinion qu'il nourrit de lui-même, croyant avoir créé, avoir pu créer, le langage et l'intelligence, avoir inventé, avoir pu inventer, la construction et la poésie». L'homme ne peut «jamais inventer ce qui le per- domine et qui est le fondement sans lequel il ne pourrait pas être lui-même comme homme» [en italiques dans le texte]. Le faire-violence qui crée les voies de la versatilité et qui invente en quelque sorte l'homme ne rencontre qu'un obstacle : la mort, qui «surachève tout achèvement», qui «surlimite toute limite», l'homme étant «sans issue en face de la mort». «En tant que l'homme est, il se tient dans l'absence d'issue de la mort» [en italiques dans le texte]. La violence se meut dans le champ de la machination [source de la mêkhanê]; c'est la tekhnê, qui n'est pas qu'art ou métier mais aussi savoir : «L'oeuvre de l'art n'est pas au premier chef une oeuvre en tant qu'elle est opérée, faite, mais parce qu'elle effectue l'être dans un étant». Latekhnê, l'oeuvre d'art, est la mise en oeuvre de la phusis ["être"]. L'art est savoir avant d'être technique. La tekhnê caractérise le daimôn. Mais celui-ci n'est pas que tekhnê, il est aussi dikê (la déesse, selon Parménide) : «l'ordre qui joint et enjoint», «jointure» et «ajustement», «disposition» et «consigne» et non justice (au sens juridico-moral) ou norme. L'être est à la fois phusis, logos (recollection originaire des contraires) et dikê (ordre qui dispose); le daimôn est dikê et tekhnê : celle-ci se soulève contre celle-là, qui dispose de l'autre. Ainsi, «[t]out domptage violent par la violence [le créateur étant celui qui fait violence] est victoire ou défaite», dans l'antagonisme, dans le polemos : plus le sommet du Dasein historial est élevé, «plus béant est l'abîme pour la chute soudaine dans le non-historial, dont on peut seulement dire qu'il va à la dérive dans la confusion sans issue et en même temps sans site» : apolis. Sur son troisième parcours, Heidegger cherche à montrer ce qui est dit ou ce qui se présente sans être énoncé : à son tour, «l'interprétation doit nécessairement user de violence». «Le plus inquiétant de l'inquiétant réside dans l'affrontement», dans l'antagonisme, de dikê et detekhnê, de l'être-Là et de l'étant; affrontement en quoi «est réalisée la possibilité de l'effondrement dans ce qui est sans issue et sans site, c'est-à-dire la ruine», «la nécessité de se briser» qui est déjà là à l'origine pour l'homme : «il ne cultive et ne sauvegarde le familier que pour faire éruption hors de lui». L'homme est un in-cident... L'étant qui est le plus inquiétant «doit être exclu du foyer et de la cité», de l'âtre et de l'antre : Antigone, comme Oedipe, est donc apolis. Ainsi Sophocle rejoint-il Héraclite et Parménide au seuil ou à l'aube de la pensée occidentale! Avec la philosophie de Platon --- «Platon est l'achèvement du commencement» -- et celle
  • 24. d'Aristote, s'amorce déjà «cette fin initiale du grand commencement», fin qui reste grande... Pour Heidegger, c'est le logos qui fonde l'essence du langage; il est ainsi combat, arrachement par la lutte. L'être-homme est logos : «l'avènement de ce qu'il y a de plus inquiétant». La question de l'essence du langage est aussi la question de l'origine du langage, origine qui «reste un secret» : «Le caractère mystérieux appartient à l'estance de l'origine du langage». «Le langage, l'entendement, la passion sont plus anciens que l'homme». L'homme n'est pas à l'origine du langage, mais le langage à l'origine de l'homme : «la langue ne peut avoir commencé qu'à partir du prépotent et de l'inquiétant, dans le départ de l'homme vers l'être. Dans cette mise en route la langue, en tant qu'en elle l'être devient parole, fut poésie. La langue est la poésie originelle, dans laquelle un peuple dit l'être. Inversement la grande poésie, par laquelle un peuple entre dans l'histoire, est ce qui commence à donner forme à la langue de ce peuple. Les Grecs, avec Homère, ont créé et connu cette poésie». Mais Homère, selon Steiner, n'est pas le prologue mais l'«épilogue de la longue histoire de l'imagination héroïque» : on n'aperçoit jamais que la queue de la comète, disait Hegel... * Steiner cherche à poursuivre la réflexion de Hegel, de Kierkegaard et de Heidegger à propos d'Antigone. Selon lui, la masculinité de l'acte d'Antigone -- mais l'ensevelissement est l'affaire des femmes, selon Hegel : «faire partie des vivants», c'est être un tueur de morts, dit le Messager d'Antigone -- diminue la virilité de Créon et accentue son inhumanité (son refus d'inhumer, son refus de l'humanitas et de l'humus). Mais, comme victime, Antigone parvient à «une féminité essentielle» : «c'est mourir vierge qui, en un paradoxe tragique, mène au centre chthonien de ce qu'est la femme». Dans son «Ode sur l'homme», Antigone accède à la tragédie absolue; elle est «la métisse», «l'étrangère hybride», et «[n]ous sommes les enfants d'Oedipe», «comme si l'inceste commis par Oedipe constituait une obscure réminiscence de l'inceste majeur que fut le commerce originel entre les dieux et les hommes»... Pour Steiner, ce n'est que dans Antigone, que se retrouve «la totalité des principales constantes des conflits inhérents à la condition humaine», conflits non négociables et sans compensation entre les hommes et les femmes, entre la vieillesse et la jeunesse, entre la société et l'individu, entre les vivants et les morts, entre les hommes et les dieux. Dans le polemos, la «pureté absolue» de la collision, il y a «reconnaissance agonistique de l'autre». Ces conflits mettent en oeuvre des catégories érotiques (l'amour et le sexe), filiales (la parenté et l'âge), sociales (la communauté : la communication et la communion), rituelles (le souvenir qu'ont des morts les vivants) et métaphysiques (l'adoration, la rencontre de l'existentiel et du transcendant). Sont donc convoqués dans Antigone les cinq paramètres de l'humanité : la sexualité (la parenté et les générations), l'unité sociale, la présence des disparus, les pratiques religieuses et la définition ou l'auto-définition conflictuelle de l'homme. «La source première du dramatique réside dans la paradoxe du conflit, de l'incompréhension agonistique dans le langage lui-même»; ce paradoxe serait présent dans tout acte de langage, où il y a une «dynamique d'incommunicabilité et d'incompréhension mutuelle inhérente à l'acte même de l'actualisation linguistique». Il y a donc un sentiment tragique «de la nature conflictuelle de la parole humaine»... Le langage est aussi à l'origine de la cité et de l'État.
  • 25. La tragédie grecque a vraisemblablement commencé «sous la forme de dialogues protodramatiques entre une choeur et une voix solo». Sans doute brève et se jouant autour d'un autel, celui du dieu hybride Dionysos, on y retrouve donc des «éléments quasi liturgiques, théophaniques et supplicatoires»; en cela réside «le caractère religieux et rituel de la lamentation dramatique et de la commémoration rituelle». Il y a ainsi une tension entre le deus et le machina qui fait qu'il est possible d'assimiler la condition humaine à la condition tragique. Revenant au propos de Heidegger, il est possible de conclure ainsi : le tragique n'est pas seulement cathartique, il est démonique (et non démoniaque), parce que l'homme est daimôn : il est le plus inquiétant, a fortiori s'il est le protagoniste (ant)agonique, s'il est l'agoniste! Martin Heidegger. «La limitation de l'être» dans Introduction à la métaphysique (p. 102-209). George Steiner. Les Antigones. [Selon Steiner, Heidegger aurait écrit une monographie sur «la figure et le destin d'Antigone» (qui n'est peut-être pas encore disponible, même en allemand)]. Freud Il semble être accepté de tous que la tragédie a une origine mythique ou religieuse, rituelle ou cultuelle; cependant, il a été moins question jusqu'ici de l'origine du mythe ou de la religion. C'est pourquoi il est nécessaire de faire appel à la psychanalyse principalement et à l'anthropologie dans une moindre mesure. Comme métapsychologie -- contre toute métaphysique en même temps que tout contre la métaphysique, mais contre la psychologie -- et comme métabiologie, la psychanalyse permet d'aborder directement ce problème, à partir d'une théorie du sujet, d'une théorie du désir, d'une théorie de l'inconscient et d'une théorie du langage. La psychanalyse n'est pas seulement ni surtout une psychocritique de l'énoncé; elle est davantage une analyse de l'énonciation. Il n'en demeure pas moins que Freud s'est attardé aux oeuvres artistiques (de Vinci et Michel-Ange, par exemple) et qu'il s'est penché sur les personnages littéraires (comme ceux de Jensen) ou théâtraux (ceux de Sophocle, de Shakespeare et d'Ibsen surtout). Ainsi identifie-t-il des personnages qui sont des cas d'exception comme le Richard III de Shakespeare. Freud se demande ce que nous pouvons avoir de commun avec un tel scélérat et ce qui force notre sympathie ou notre pitié : c'est bien sa difformité vécue comme étant une «grave injustice» de la nature; injustice qui exige dédommagement : «le droit d'être une exception, de passer sur les scrupules par lesquels d'autres se laissent arrêter». Comme Richard III, «nous exigeons tous un dédommagement pour les blessures précoces de notre narcissisme». C'est ainsi, sans entrer dans «tous les secrets de la motivation», qu'il y a identification au héros et approfondissement de l'illusion : catharsis. C'est aussi de cette manière que Freud interpréterait le féminisme (et que l'on lui reprocherait d'être misogyne ou sexiste) : «la prétention des femmes aux privilèges et à la libération de tant de contraintes dues à la vie, repose sur le même fondement», le reproche fait à la mère -- à la mère-nature -- de les avoir fait naître femme plutôt qu'homme...
  • 26. Freud s'attarde aussi à ceux qui échouent du fait du succès : ceux qui ne supportent pas de voir leur fantasme devenir réalité, comme la lady Macbeth de Shakespeare, qui commence à chanceler au moment où elle est devenue reine. Pour Freud, «la transformation de son audace impie en remords» est «une réaction à la stérilité qui la convainc de son impuissance face aux décrets de la nature et lui rappelle en même temps que c'est par sa propre faute que son crime perd la meilleure partie du bénéfice qu'elle en attend». Selon Freud, «pour Macbeth d'être sans enfants et pour sa femme d'être stérile» est «la punition de leurs crimes envers la sainteté de la génération» selon «l'esprit de la justice poétique fondée sur le talion». Macbeth et sa femme constituent une sorte de double, de «caractère en deux personnages»; c'est pourquoi «les germes d'angoisse qui commencent à poindre en Macbeth la nuit du meurtre parviennent à leur développement, non pas en lui, mais en sa femme»... Le même échec en face du succès est le destin de Rébecca Gamvik, héroïne de Rosmersholm d'Ibsen. Cette héroïne est victime de la «conscience de culpabilité qui la fait renoncer au bénéfice de ses actes» et qui est déjà présente avant la «connaissance de son crime capital» : fille de sage-femme, elle a été adoptée par le docteur West; après la mort de ce dernier, elle est devenue servante chez le pasteur Rosmer et sa femme Beate, qu'elle a poussée au suicide pour pouvoir épouser le mari; celui-ci la demande en mariage, mais elle se refuse... Cependant, la conscience de culpabilité vient d'ailleurs, de plus loin : avant même qu'elle ne l'apprenne d'un ennemi, le recteur Kroll, elle se sent coupable d'un inceste : son père adoptif était son véritable père et elle a été sa maîtresse; le «fantasme universel» qu'est le complexe d'Oedipe était, pour elle, devenu réalité : elle a deux fois remplacé la femme et mère auprès du père. De cela, Freud conclut que la conscience de culpabilité, qui trouve son origine dans le complexe d'Oedipe, n'est pas la conséquence mais bien la cause du crime : Legendre tirera les mêmes conclusions du crime du caporal Lortie, qui se sent coupable et ainsi recherche une punition; quand il devient coupable, il ressent un «soulagement psychique» : la conscience de culpabilité est alors et enfin localisée... [Freud fait remarquer que le «criminel par sentiment de culpabilité» fait l'objet d'un discours dans Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche : «Du pâle criminel» («Du criminel blême»)]. * C'est du côté de l'analyse de l'énonciation (présupposée) qu'il faut chercher l'apport de la psychanalyse de Freud à l'analyse du discours tragique. Si, selon Aristote, «le but du spectacle théâtral est d'éveiller "terreur et pitié", d'entraîner une "purification des affects"», Freud propose «qu'il s'agit de laisser jaillir de notre vie affective des sources de plaisir ou de jouissance», comme dans le comique ou le mot d'esprit, mais sans le travail de l'intelligence. Dans le libre-cours des affects, la jouissance qui en résulte correspond à «l'allégement que provoque une décharge massive» et à «l'excitation sexuelle» qui l'accompagne. Celle-ci est un «bénéfice supplémentaire» conduisant à lasurtension du niveau psychique de l'homme. «Participer en spectateur au spectacle théâtral» est comparable au jeu de l'enfant : comme l'enfant veut s'égaler à l'adulte, le spectateur veut être un héros; c'est pourquoi il s'identifie à lui dans la tragédie. Mais l'identification n'est pas totale, car être un héros implique des douleurs et des souffrances; c'est ainsi que «sa jouissance présuppose l'illusion, c'est-à-dire l'atténuation de la souffrance par la certitude, premièrement que c'est un autre qui agit là sur la scène et qui souffre, deuxièmement que ce n'est malgré tout qu'un jeu d'où ne peut survenir