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On peut en finir
avec la faimLa Journée mondiale de l’alimentation s’ouvrira avec une
nouvelle encourageante : le nombre de personnes souffrant
de malnutrition a diminué en 2010. On peut donc faire
reculer la faim. État des lieux et reportage au Niger, où nos
envoyés spéciaux racontent comment les ONG expérimentent
des aliments supernutritifs : le Plumpy’nut pour les urgences
vitales et le Plumpy’doz en traitement de fond.
À Sarkin Yamma, au Niger, l’ONG
locale Forsani assure
la distribution de Plumpy’doz.
Cette pâte alimentaire à base
d’arachide, concentrée en vitamines,
permet de prévenir les états de
malnutrition sévère chez les enfants.
Photos : Tomas Van Houtryve
Texte : Anne Guion
36 La Vie - 14 octobre 2010
vaincre la faim grand format
À Niamey, au Niger, une usine fabrique le Plumpy’nut. Cet aliment thérapeutique a sauvé la vie de milliers d’enfants malnutris.
La Vie - 14 octobre 2010 37
dubitatifs : faut-il être pessimiste ou
optimiste face aux enjeux de l’alimen-
tation et de la malnutrition ?
Version pessimiste, cette persistance
de la malnutrition– qui,danssaphasela
plus aiguë, s’avère mortelle, chaque
année, pour cinq à six millions de per-
sonnes, principalement des enfants de
moins de 5 ans – donne des arguments
aux catastrophistes et aux néo-mal-
thusianistes qui pointent tout à la fois
« l’accélération de la démographie pla-
nétaire, filant à toute vitesse vers les
9 milliards d’habitants » et la capacité
agricole, à leurs yeux limitée, de la
Terre. Ces pessimistes soulignent
aussi la perversité des échanges liés à
lamondialisation,évoquantles« émeu-
tes de la faim » qui ont secoué, en 2007,
plusieurs capitales du Sud et mis en
évidence la transformation des habi-
les petits paysans qui vivaient tant
bien que mal de leur lopin deviennent
des ouvriers agricoles prolétarisés et
malnutris faute de ressources.
Mais on entend aussi aujourd’hui
des voix plus optimistes. Celles d’agro-
nomesquiexpliquentqu’auprixd’une
double révolution verte, à la fois pro-
ductiviste et écologique, le monde
peut nourrir le monde. Respectueuses
des ressources en eau et du sol, fon-
dées sur l’amélioration naturelle des
rendements, ces agricultures paysan-
nes locales, attentives à l’environne-
ment, déconnectées des lobbies inter-
nationaux qui imposent OGM et
semences brevetées, fortes de débou-
chés protégés de la concurrence des
pays du Nord, organisées et génératri-
ces de revenus, pourraient s’imposer
comme la solution d’avenir. Elles com-
mencent d’ailleurs à recueillir les
suffrages (et les financements) des
organisations internationales. Cou-
pléesàl’essordesmicrofinancements,
à l’éducation et aux soins de santé
n16 octobre, Journée mondiale de
l’alimentation. Ce pourrait être
un « marronnier », une journée inter-
nationale de plus où il conviendrait
de penser fugitivement aux enjeux de
la malnutrition sur notre planète
pour oublier tout aussitôt. Il existe,
pourtant, une nouvelle légèrement
encourageante. Pour la première fois
depuis quinze ans, la FAO, l’Organi-
sation des Nations unies pour l’ali-
mentation et l’agriculture, annonce
un recul de la faim dans le monde.
Très modeste, bien sûr : 925 millions
d’individus au total souffrent de la
faim en 2010, contre 1,023 milliard en
2009. Une baisse qui peut sembler
dérisoire face à un chiffre énorme et
scandaleux, puisqu’un individu sur
six continue de vivre dans les affres
de ne pas pouvoir – ou mal – se nour-
rir. Une baisse qui paraît fragile, à
la merci d’une hausse des prix agri-
coles, d’un renforcement de la crise
économique mondiale et du désé-
quilibre des échanges Nord-Sud. Et
qui rend, de fait, les observateurs
tudes alimentaires des populations,
qui les rendent tributaires des denrées
d’importation, et par conséquent des
hausses des cours mondiaux. Un ren-
chérissement du blé aux États-Unis se
répercute directement sur le budget
du ménage égyptien, grand amateur
de pain, et celui du riz thaïlandais, sur
le consommateur sénégalais. Ces
mêmes pessimistes rajoutent que les
produits des agricultures subvention-
nées des pays du Nord viennent
concurrencer les productions locales.
Quand le poulet breton arrive moins
cher que la volaille locale sur le mar-
ché de Douala, c’est toute la filière
avicolecamerounaisequiestprivéede
revenus, et des milliers de petits pay-
sans qui, faute d’argent, basculent
dans la malnutrition. Ces analystes
rappellent également le choix de cer-
tains pays émergents de bâtir leur
développement sur des cultures d’ex-
portation. Au Brésil, par exemple, qui
a fait le choix de consacrer des mil-
lions d’hectares à des cultures de rente
comme le soja ou les agrocarburants,
primaires, ces nouvelles agricultures
paysannes seront à même de venir à
bout, disent les experts, de 90 % des
cas de malnutrition de la planète.
Il y a enfin la révolution des nouveaux
produits nutritionnels thérapeutiques
qui permettent de mieux combattre la
malnutrition aiguë sévère : celle qui
tue 10 000 enfants chaque jour. Celle
qui sévit dans les conflits ensanglan-
tant les pays du Sud, qui rôde dans les
camps de réfugiés, qui surgit à l’occa-
siond’unecatastrophenaturelle.Ici,il
est possible d’être raisonnablement
optimiste. Comme le montre Anne
Guion dans son reportage au Niger,
des progrès considérables sont faits
sur le terrain. On peut donc venir à
bout du plus grand scandale de notre
siècle en cumulant les savoir-faire
nutritionnel et agricole. Encore fau-
drait-ilunevolontépolitiquequilibère
quelques milliards de dollars. Et qui
se fait toujours attendre. Quitte à don-
ner raison aux pessimistes. ●
CHRISTIAN TROUBÉ
atlasdesmondialisations/lavielemonde
L’Atlas des mondialisations
n Plus de 70 experts et journalistes
livrent leur analyse sur les multiples
facettes de la mondialisation. De l’économie
à la culture, en passant par la société,
l’environnement
ou les sciences,
200 cartes
originales (dont
est tirée celle que
nous publions
ci-dessus)
conçues par
nos cartographes
enrichissent ces
points de vue.
Après les
religions en 2007,
les migrations
en 2008 et
les civilisations en 2009, l’Atlas des
mondialisations, coédité par La Vie-Le Monde,
aide à mieux comprendre le monde. Avec
la profondeur de champ qui s’impose comme
la marque de fabrique de ces ouvrages :
éclairer le présent à la lumière du passé.
L’Atlas des mondialisations, en kiosques
le 21 octobre (12 €). À commander page 41.
Production et insécurité alimentaires
L’Afrique devient un enjeu pour les pays à fort développement qui n’ont pas assez de terres arables pour être autosuffisants.
grand format vaincre la faim
On peut donc venir à bout du plus
grand scandale de notre siècle
en cumulant les savoir-faire
À l’inverse du Plumpy’doz,
le Plumpy’nut, utilisé
uniquement en situation
d’urgence médicale, a fait
ses preuves. Cette pâte
à base d’arachide, très
calorique, résistante à la
chaleur et emballée dans
un sachet étanche, a permis
de guérir des enfants pour
lesquels les traitements
habituels étaient inefficaces
voire mortels.
La Vie - 14 octobre 2010 39
Avant la fin de l’année,
400 000 enfants
nigériens jusqu’à
2 ans vont bénéficier
d’un traitement
de Plumpy’doz.
Mais les compléments
alimentaires ne sont
pas la panacée. Leur
effet pervers : freiner
l’investissement
dans des programmes
de développement
agricoles, seuls
capables d’éradiquer
vraiment la famine.
40 La Vie - 6 décembre 2010 La Vie - 14 octobre 2010 41
nDe minuscules vertèbres roulent
sous la peau tendue de son dos.
Un regard fixe. C’est un corps posé là.
Lamaria a 6 mois, elle pèse 3 kg, le
poids d’un nouveau-né en France. À la
voir, allongée sur un lit du Centre de
réhabilitation et d’éducation nutri-
tionnelle intensive (Creni) de l’hôpital
de Maradi, à environ 600 km à l’est de
Niamey, la capitale du Niger, on doute
de sa survie. Et pourtant, le pédiatre
est optimiste : « Elle s’en sortira ; le
Plumpy’nutatoutchangé ».LePlumpy’­
nut (« noix dodue », en français), c’est
une pâte beige clair à base d’arachide
qui a révolutionné la lutte contre la
malnutrition sévère aiguë, lorsque
l’enfantaatteintunemaigreurextrême
et se trouve en danger de mort. À quel-
ques mètres de là, des femmes sont
assisesàl’extérieur,leurenfantsurles
genoux. L’un d’entre eux mâchonne
un petit sachet en aluminium, du
Plumpy’nut. La transformation est
spectaculaire. Il y a quelques sourires.
Une main minuscule attrape le doigt
pointé du médecin. Entre ces deux
phases de traitement, il s’est écoulé
seulement une petite dizaine de jours.
Très bientôt, si tout se passe bien,
Lamaria pourra, elle aussi, manger
son premier sachet de Plumpy’nut.
Puis elle quittera le centre pour ren-
trer chez elle avec sa maman.
Tout commence donc par un produit
miracle, une incroyable réussite qui a
mis fin à une époque dont les humani-
De nos envoyés spéciaux au Niger
uu
taires se souviennent avec effroi. Pen-
danttrenteans,20 %à60 %desenfants
pris en charge dans les centres de
renutrition mourraient, malgré les
soins. Des années d’impuissance. Il a
falluattendreledébutdesannées1990,
pour que les scientifiques se penchent
enfinsurlaquestion.Pourquoitantde
mortalité chez les enfants hospitali-
sés ?« Auparavant,onpensaitquepour
traiter un enfant malnutri, il suffisait
deluidonneràmanger,expliqueAnne-
Dominique Israël, nutritionniste à
Action contre la faim (ACF). Les scien-
tifiques se sont rendu compte qu’à un
moment, les traitements habituels
n’étaient plus efficaces ou, pire, qu’ils
pouvaient être mortels, car le corps
d’un enfant malnutri sévèrement réa-
git différemment. » De ces recherches,
sont nés les laits enrichis F100 et F75
En 2005, le Plumpy’nut a guéri
90 % des 60 000 enfants
atteints de malnutrition sévère
Des cacahuètes
pour combattre la famine
Seules les arachides
qui entrent dans
la composition du
Plumpy’doz sont
achetées aux paysans
nigériens. L’huile
de palme vient de
Malaisie, le sucre
d’Argentine…
Au Centre
de réhabilitation
et d’éducation
nutritionnelle de
l’hôpital de Maradi,
les enfants les plus
touchés sont d’abord
nourris avec du lait
fortifié, administré
via une sonde nasale,
avant de recevoir
du Plumpy’nut.
Malgré les progrès dans
la prise en charge des enfants,
les hôpitaux manquent
de moyens pour faire face
à la demande de soins.
nants : 90 % de guérisons, 3 % seule-
ment de mortalité. Deux ans plus tard,
l’OMS, l’Unicef, le Pam et le Comité
permanent des Nations unies pour la
nutrition recommandent les RUTF
dansunedéclarationcommuneencou-
rageant « la prise en charge commu-
nautaire de la malnutrition ».
Sarkin Yamma, un village à une heure
de piste de Maradi. Une longue file de
tissus colorés s’étire sur le terre-plein
central. Les femmes sont là depuis le
petitmatin.Etlorsqu’onleurdemande
la raison de leur présence, elles répon-
dent : « Biscit ! », le biscuit, ou encore :
« Plumpy ». Mais cette fois-ci, pas de
Plumpy’nut. Les femmes repartent
avec son petit frère : quatre pots de
Plumpy’doz. Une pâte, également,
qui contient le même concentré en
vita­mines avec moins de calories.
400 000 enfants nigériens jusqu’à 2 ans
devraientainsirecevoiravantlafinde
l’année un traitement de Plumpy’doz.
Objectif  : prévenir la malnutrition
modérée, lutter en amont contre la
faim qui s’abat avec une régularité
tragique sur ce pays en partie sahé-
lien. « Très vite, nous nous sommes dit
que nous ne pouvions pas attendre que
les enfants tombent dans la malnutri-
tion sévère avant de réagir », se sou-
vient Susan Shepherd, la coordina-
trice médicale chargée des program-
mes de nutrition de MSF. L’ONG
reprend alors contact avec Michel
Lescanne et les chercheurs de Nutri-
set et leur demande de créer un nou-
veau produit. En 2007, c’est Susan
Shepherd, elle-même, qui se charge de
vanter les bénéfices de ce nouveau
« Plumpy » auprès des autorités nigé-
riennes pour obtenir l’autorisation
d’importation. Le Plumpy’doz est né.
Et avec lui, une nouvelle gamme de
produits : les aliments complémentai-
res prêts à la consommation.
Aujourd’hui, le petit pot orange et
blanc est partout. Dans les entrepôts de
Forsani (Forum santé Niger), l’ONG
nigérienne qui travaille en partena-
riat avec MSF France, à Maradi, ils
occupent quasiment tout l’espace :
13 500 cartons de Plumpy’doz – soit
près de 500 000 pots ! – y sont stockés
dans une chaleur étouffante. C’est
beaucoup, alors même que, pour l’ins-
42 La Vie - 14 octobre 2010
fabriqués par Nutriset, une société
française dont le siège se trouve en
pleine campagne normande, à Malau-
nay. « C’était la première fois qu’un
produit spécifique était créé, se sou-
vient aujourd’hui Michel Lescanne,
ingénieur agroalimentaire et PDG
fondateurdeNutriset.Auparavant,on
envoyait tout et n’importe quoi dans les
centres de renutrition. Dans les années
1980,j’aimêmevu,enÉthiopie,unstock
de Slim-Fast, un substitut alimentaire
de régime… » Mais, malgré les laits
enrichis, la mortalité reste élevée,
notamment à cause des abandons de
soin. Impossible pour une mère de
rester plusieurs semaines au chevet
de son enfant malade alors que le reste
de sa famille l’attend à la maison. Les
traitements exigent aussi beaucoup
d’eau potable, du bois de chauffage et
du personnel en quantité. Des élé-
ments souvent difficiles à réunir par
les humanitaires lors des crises.
Michel Lescanne s’associe alors
avec André Briend, un nutritionniste
de l’Institut de recherche pour le déve-
loppement, afin de mettre au point un
produit qui permet à la mère de soi-
gner son enfant chez elle, au village.
Ils expérimentent gaufres, beignets…
Et tombent d’accord sur une pâte…
Elle ne contient pas d’eau (ce qui
empêche le développement des bacté-
ries) et est emballée dans un sachet
étanche. Ajoutez à cela une formule
magique (et secrète), qui empêche la
pâte de « déphaser » aux températures
extrêmes, comme un vulgaire pot de
pâte à tartiner. Et voici le Plumpy’nut,
qui supporte la chaleur (30 °C) et se
conserve deux ans. Dans la foulée,
d’autres produits apparaissent. On les
appelle les « Ready to use therapeutic
food » (RUTF) ou, en français, « ali-
ments thérapeutiques prêts à consom-
mer ». En 2005, Médecins sans frontiè-
res fait la démonstration de leur effi-
cacité à grande échelle au Niger. Alors
qu’une nouvelle fois la famine s’abat
danslepays,MSFsoigne60 000 enfants
malnutris sévèrement avec le Plum-
py’nut. Les résultats sont impression-
tant, aucune étude scientifique n’a
encore clairement prouvé leur effica-
cité in situ. « Tout se joue entre 0 et
2 ans, explique Susan Shepherd, une
nutrition équilibrée permet à l’enfant
de faire face plus efficacement aux
maladies. Or, au Niger et dans le reste
du Sahel, les enfants sont désarmés. Le
Plumpy’doz permet de booster leurs
défenses immunitaires. »
Une solution simple à un problème
qui semble pourtant très complexe.
Retour à Sarkin Yamma. Raqia, l’une
des mères qui a participé à la distribu-
tion, nous emmène chez elle à Garin
Saoudé, un petit village à une demi-
heure de route de là. Une cour entou-
rée de murs en terre ocre. Trois
familles vivent ici. Et, surprise, ce
n’est pas le dénuement total imaginé.
Unepouleetsespoussinstraversentla
cour. Il y a aussi des pintades, des chè-
vres et des vaches. « Les villageois ont
de quoi constituer une ration alimen-
taire équilibrée minimale », confirme
ainsi Touré Brahima, médecin ivoi-
rien, responsable des études chez Épi-
centre, une ONG créée par MSF.
« Même les familles les plus modestes
ont des œufs, du mil, des haricots, du
soja. Mais ils préfèrent vendre leur pro-
duction. » Pourquoi ? À cause du
surendettement. Lorsque les récoltes
sont mauvaises plusieurs années de
suite, les paysans sont obligés de ven-
dre le mil récolté pour rembourser
leurs dettes. Mais pas seulement : les
superstitions jouent également un
rôle. Les parents, par exemple, ne don-
nent pas d’œufs aux enfants. La faute
à une vieille croyance qui dit que l’en-
fant se mettra alors à voler.
Dans les villages Haoussa, l’ethnie
majoritaire autour de Maradi, où la poly-
gamie est très importante, la femme
subvient seule aux besoins alimen-
taires des enfants grâce à son lopin de
terre. Pendant la journée, les enfants
ne mangent que la « boule », une sorte
de soupe de mil. La mère ne prépare
qu’un seul repas, celui du soir, lorsque
le père est présent. Ajoutez à cela un
sevrage maternel souvent brutal. Un
cercle vicieux s’est enclenché. « La
mèrequin’apasunealimentationéqui-
librée va donner naissance à un enfant
avec un petit poids de naissance, moins
Les paysans sont obligés
de vendre le mil récolté pour
rembourser leurs dettes
uu
PUB
uu
grand format vaincre la faim
de Maradi, les paysans ne cultivent
quasiment que du mil. « Pourtant,
dans certaines zones, ceux-ci pour-
raient mettre en place des cultures
vivrières et ainsi aller vers davantage
de sécurité alimentaire », témoigne
Touré Brahima. Une question de prio-
rité. La communauté internationale a
toujours favorisé l’aide alimentaire,
qui permet d’écouler les surplus des
systèmes agricoles occidentaux. En
2009, la FAO, l’organisation des
Nations unies pour l’alimentation et
l’agriculture, a ainsi dépensé 266 mil-
lions de dollars (191 millions d’euros)
dans des programmes de soutien aux
agriculteurs des pays en voie de déve-
loppement. Alors que les dépenses du
Programme alimentaire mondial
(Pam) dépassaient les 8 milliards de
dollars (5 milliards d’euros). Un fossé
de 2,5 kg, poursuit Touré Brahima. Or,
il est très difficile ensuite pour l’enfant
de rattraper ce retard. Pour éradiquer
cette malnutrition chronique, il faut
travailler sur le couple mère-enfant à
long terme. On sauve des vies avec le
Plumpy’nut mais il faut aller plus loin.
Il est illusoire de penser que le Plum-
py’dozseulementvaprévenirlamalnu-
trition. Chaque année, on ne fait que
mettre des pansements. »
Des pansements qui coûtent cher : il
faut compter 35 € par enfant environ
pour un traitement de six mois de
Plumpy’doz. « C’est autant d’argent
quin’estpasdépensédanslesprogram-
mes de sensibilisation à la nutrition ou
de développement », dénonce Michel
Roulet, un pédiatre nutritionniste de
Terredeshommes-Suisse,lapremière
ONG à avoir mis en garde contre les
effets pervers d’une distribution mas-
sive de ces aliments complémentai-
res. Et de fait, sur le terrain, le désé-
quilibre est patent. Dans les environs
44 La Vie - 14 octobre 2010
qui devrait s’accentuer. Dans un
récent rapport, la Banque mondiale
recommande aux agences d’aide
humanitaire (Unicef, Pam) d’aug-
menter leurs achats de produits de
traitement et de prévention (RUTF et
aliments complémentaires) pour
atteindre 6,2 milliards de dollars par
an, soit 4,4 milliards d’euros (contre
250 millions d’euros aujourd’hui). De
quoi aiguiser les appétits des fabri-
cants qui rêvent de capter des parts de
ce gâteau.
Une manne que Nutriset affirme par-
tager avec le monde en développement.
La société française a ainsi développé
la production locale des produits
Plumpy via un réseau de franchisés
nommés Plumpyfield. Au Niger, c’est
STA (Société de transformation ali-
mentaire), une entreprise familiale
de Niamey, qui produit une partie du
Plumpy’nut et devrait se lancer d’ici
peu dans la fabrication du Plum-
py’doz. Du Plumpy local, certes, mais
pas si nigérien que cela… La visite
des stocks de matières premières de
l’usine offre ainsi un bon résumé des
complexités de la mondialisation.
Seules les arachides sont achetées
aux paysans nigériens. L’huile de
palme vient de Malaisie, le sucre
d’Argentine. Le cacao, qui entre dans
la composition d’un produit, vient de
Côte d’Ivoire, mais il a été acheté… en
Europe. L’usine n’a pas la capacité de
production de celle de Nutriset à
Malaunay. Résultat : le Plumpy’nut
« made in Niger » est plus cher que
celui venant de Normandie.
Qu’importe, pour Susan Shepherd :
« La lutte contre la malnutrition passe
par le développement d’une industrie
agroalimentaire de produits pour
bébé, le “baby food”, à condition bien
sûrdepasserdelagratuitéaupayant. »
« D’ici quatre à cinq ans, nous allons
voir apparaître de plus en plus de pro-
duits alimentaires pour traiter ce
qu’on appelle la malnutrition chroni-
que. C’est un marché, car les clients
potentiels sont très nombreux », aver-
tit Michel Roulet. Derrière tout cela,
se profilent les enjeux économiques
du BOP, le « Bottom of the pyramid »,
la base de la pyramide, du nom de la
théorie, très en vogue dans les écoles
de commerce, de CK Prahalad, un
économiste américain d’origine
indienne. « La base de la pyramide »,
ce sont les 4 milliards de personnes
qui vivent avec moins de 5 dollars par
jour.Soitunmarchépotentielénorme,
pour peu que l’on s’adapte à cette
population. Nutriset et son parte-
naire nigérien se sont lancés dans
l’aventure. Ils ont créé le Grandibien,
une pâte chocolatée conditionnée en
dose de 10 g, sorte de concentré de
Plumpy’nut, vendues dans les phar-
macies nigériennes pour 35 f  CFA,
soit moins de 0,1 €. Et accompagnent
leur démarche d’un volet social avec
l’aide d’ONG locales.
Mais cet afflux de produits occiden-
taux a déjà des conséquences sur les
modes de vie. Les produits RUTF
déchaînent les passions. De nombreu-
ses tricheries ont lieu lors des distri-
butions de Plumpy’doz. Nous avons
rencontré des femmes qui adaptaient
leur emploi du temps de la semaine en
fonction des déplacements des ONG.
Certaines ont déjà marché une jour-
née entière, leur enfant sur le dos,
pour rejoindre un point de distribu-
tion. Le sachet de Plumpy’nut se vend
illégalement 150 f  CFA (0,20 €) sur le
marché de Maradi.
Les ONG commencent à se poser
des questions. Action contre la faim
(ACF) mène en ce moment une étude
sur les conséquences de l’introduc-
tion massive de Plumpy’doz. « Les
premiers résultats montrent que les
compléments alimentaires ne sont pas
la panacée, affirme Anne-Dominique
Israël. Si on développe l’éducation à la
nutrition, les programmes de dévelop-
pement de l’agriculture, les habitants
ont moins besoin de ces produits. » La
section suisse de MSF présente à
vaincre la faim grand formatPrès de Maradi, les paysans
ne cultivent que du mil.
La mise en place de cultures
vivrières pourrait pourtant
leur assurer une meilleure
sécurité alimentaire.
La Vie - 14 octobre 2010 61
« Injuste. Les enfants malnutris
sont mieux soignés que ceux
qui souffrent de paludisme »
Terre des hommes a pointé les
effets pervers d’une distribution
massive de Plumpy’doz
Zinder, à l’est de Maradi, a, elle, opté
plutôt pour la distribution du Sup-
plementary Plumpy, un autre pro-
duit Nutriset, distribué non pas à
l’ensemble d’une classe d’âge mais
uniquement aux enfants souffrant de
malnutrition aiguë modérée. « Il faut
se méfier d’une certaine vision nutri-
tionniste du monde, affirme Michel
Roulet. La nutrition ne peut pas tout
régler. Après la Seconde Guerre mon-
diale, si le statut nutritionnel des
enfants européens a progressé, ce n’est
pas seulement parce qu’on s’est mis à
distribuer du lait dans les écoles. C’est
un ensemble de progrès qui a permis
cela : l’accès à l’éducation et à la
santé… » Or, le Niger, l’un des pays les
plus pauvres du monde, en est loin.
Le manque de moyens est criant. La
gratuité des soins pour les enfants de
5 ans a bien été mise en place en 2007,
mais peu d’efforts ont été faits pour
permettre aux hôpitaux de faire face
à la demande.
À l’hôpital de Maradi, le chef du
service de pédiatrie Atte Sanoussi est
à bout de force. Après nous avoir fait
visiter le Centre de renutrition où se
trouvait Lamaria, il insiste pour
nous montrer son service de pédia-
trie. Le contraste est saisissant. La
régionfaitfaceàunpicdepaludisme.
Les enfants sont parfois trois par lit.
Il n’y a pas de réanimateur. « Nous ne
pouvons pas faire d’anesthésies,
confie-t-il. Nous perdons beaucoup
d’enfants… » Dans la salle de néona-
talogie, il repère un prématuré de
1,6 kg posé sur un lit. Celui se trouve
en détresse respiratoire. L’infir-
mière ne l’a pas remarqué : elle est
seule pour surveiller une cinquan-
taine de jeunes patients, dont une
vingtaine en soins intensifs. Il n’y a
que deux extracteurs d’oxygène dans
l’hôpital. Elle part à la recherche de
l’un des deux. Il faut débrancher un
enfant pour secourir le prématuré
qui en a davantage besoin. « C’est
injuste, s’insurge le pédiatre, les
enfants malnutris sont mieux soignés
que ceux qui souffrent de paludisme.
Or, si on veut vraiment réduire le taux
de mortalité infantile, il faut s’occu-
per de toutes les maladies. En ne trai-
tant que la malnutrition, on ne par-
court qu’un bout du chemin. » l
uu

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Plumpynut niger

  • 1. grand format On peut en finir avec la faimLa Journée mondiale de l’alimentation s’ouvrira avec une nouvelle encourageante : le nombre de personnes souffrant de malnutrition a diminué en 2010. On peut donc faire reculer la faim. État des lieux et reportage au Niger, où nos envoyés spéciaux racontent comment les ONG expérimentent des aliments supernutritifs : le Plumpy’nut pour les urgences vitales et le Plumpy’doz en traitement de fond. À Sarkin Yamma, au Niger, l’ONG locale Forsani assure la distribution de Plumpy’doz. Cette pâte alimentaire à base d’arachide, concentrée en vitamines, permet de prévenir les états de malnutrition sévère chez les enfants. Photos : Tomas Van Houtryve Texte : Anne Guion
  • 2. 36 La Vie - 14 octobre 2010 vaincre la faim grand format À Niamey, au Niger, une usine fabrique le Plumpy’nut. Cet aliment thérapeutique a sauvé la vie de milliers d’enfants malnutris. La Vie - 14 octobre 2010 37 dubitatifs : faut-il être pessimiste ou optimiste face aux enjeux de l’alimen- tation et de la malnutrition ? Version pessimiste, cette persistance de la malnutrition– qui,danssaphasela plus aiguë, s’avère mortelle, chaque année, pour cinq à six millions de per- sonnes, principalement des enfants de moins de 5 ans – donne des arguments aux catastrophistes et aux néo-mal- thusianistes qui pointent tout à la fois « l’accélération de la démographie pla- nétaire, filant à toute vitesse vers les 9 milliards d’habitants » et la capacité agricole, à leurs yeux limitée, de la Terre. Ces pessimistes soulignent aussi la perversité des échanges liés à lamondialisation,évoquantles« émeu- tes de la faim » qui ont secoué, en 2007, plusieurs capitales du Sud et mis en évidence la transformation des habi- les petits paysans qui vivaient tant bien que mal de leur lopin deviennent des ouvriers agricoles prolétarisés et malnutris faute de ressources. Mais on entend aussi aujourd’hui des voix plus optimistes. Celles d’agro- nomesquiexpliquentqu’auprixd’une double révolution verte, à la fois pro- ductiviste et écologique, le monde peut nourrir le monde. Respectueuses des ressources en eau et du sol, fon- dées sur l’amélioration naturelle des rendements, ces agricultures paysan- nes locales, attentives à l’environne- ment, déconnectées des lobbies inter- nationaux qui imposent OGM et semences brevetées, fortes de débou- chés protégés de la concurrence des pays du Nord, organisées et génératri- ces de revenus, pourraient s’imposer comme la solution d’avenir. Elles com- mencent d’ailleurs à recueillir les suffrages (et les financements) des organisations internationales. Cou- pléesàl’essordesmicrofinancements, à l’éducation et aux soins de santé n16 octobre, Journée mondiale de l’alimentation. Ce pourrait être un « marronnier », une journée inter- nationale de plus où il conviendrait de penser fugitivement aux enjeux de la malnutrition sur notre planète pour oublier tout aussitôt. Il existe, pourtant, une nouvelle légèrement encourageante. Pour la première fois depuis quinze ans, la FAO, l’Organi- sation des Nations unies pour l’ali- mentation et l’agriculture, annonce un recul de la faim dans le monde. Très modeste, bien sûr : 925 millions d’individus au total souffrent de la faim en 2010, contre 1,023 milliard en 2009. Une baisse qui peut sembler dérisoire face à un chiffre énorme et scandaleux, puisqu’un individu sur six continue de vivre dans les affres de ne pas pouvoir – ou mal – se nour- rir. Une baisse qui paraît fragile, à la merci d’une hausse des prix agri- coles, d’un renforcement de la crise économique mondiale et du désé- quilibre des échanges Nord-Sud. Et qui rend, de fait, les observateurs tudes alimentaires des populations, qui les rendent tributaires des denrées d’importation, et par conséquent des hausses des cours mondiaux. Un ren- chérissement du blé aux États-Unis se répercute directement sur le budget du ménage égyptien, grand amateur de pain, et celui du riz thaïlandais, sur le consommateur sénégalais. Ces mêmes pessimistes rajoutent que les produits des agricultures subvention- nées des pays du Nord viennent concurrencer les productions locales. Quand le poulet breton arrive moins cher que la volaille locale sur le mar- ché de Douala, c’est toute la filière avicolecamerounaisequiestprivéede revenus, et des milliers de petits pay- sans qui, faute d’argent, basculent dans la malnutrition. Ces analystes rappellent également le choix de cer- tains pays émergents de bâtir leur développement sur des cultures d’ex- portation. Au Brésil, par exemple, qui a fait le choix de consacrer des mil- lions d’hectares à des cultures de rente comme le soja ou les agrocarburants, primaires, ces nouvelles agricultures paysannes seront à même de venir à bout, disent les experts, de 90 % des cas de malnutrition de la planète. Il y a enfin la révolution des nouveaux produits nutritionnels thérapeutiques qui permettent de mieux combattre la malnutrition aiguë sévère : celle qui tue 10 000 enfants chaque jour. Celle qui sévit dans les conflits ensanglan- tant les pays du Sud, qui rôde dans les camps de réfugiés, qui surgit à l’occa- siond’unecatastrophenaturelle.Ici,il est possible d’être raisonnablement optimiste. Comme le montre Anne Guion dans son reportage au Niger, des progrès considérables sont faits sur le terrain. On peut donc venir à bout du plus grand scandale de notre siècle en cumulant les savoir-faire nutritionnel et agricole. Encore fau- drait-ilunevolontépolitiquequilibère quelques milliards de dollars. Et qui se fait toujours attendre. Quitte à don- ner raison aux pessimistes. ● CHRISTIAN TROUBÉ atlasdesmondialisations/lavielemonde L’Atlas des mondialisations n Plus de 70 experts et journalistes livrent leur analyse sur les multiples facettes de la mondialisation. De l’économie à la culture, en passant par la société, l’environnement ou les sciences, 200 cartes originales (dont est tirée celle que nous publions ci-dessus) conçues par nos cartographes enrichissent ces points de vue. Après les religions en 2007, les migrations en 2008 et les civilisations en 2009, l’Atlas des mondialisations, coédité par La Vie-Le Monde, aide à mieux comprendre le monde. Avec la profondeur de champ qui s’impose comme la marque de fabrique de ces ouvrages : éclairer le présent à la lumière du passé. L’Atlas des mondialisations, en kiosques le 21 octobre (12 €). À commander page 41. Production et insécurité alimentaires L’Afrique devient un enjeu pour les pays à fort développement qui n’ont pas assez de terres arables pour être autosuffisants. grand format vaincre la faim On peut donc venir à bout du plus grand scandale de notre siècle en cumulant les savoir-faire
  • 3. À l’inverse du Plumpy’doz, le Plumpy’nut, utilisé uniquement en situation d’urgence médicale, a fait ses preuves. Cette pâte à base d’arachide, très calorique, résistante à la chaleur et emballée dans un sachet étanche, a permis de guérir des enfants pour lesquels les traitements habituels étaient inefficaces voire mortels. La Vie - 14 octobre 2010 39 Avant la fin de l’année, 400 000 enfants nigériens jusqu’à 2 ans vont bénéficier d’un traitement de Plumpy’doz. Mais les compléments alimentaires ne sont pas la panacée. Leur effet pervers : freiner l’investissement dans des programmes de développement agricoles, seuls capables d’éradiquer vraiment la famine.
  • 4. 40 La Vie - 6 décembre 2010 La Vie - 14 octobre 2010 41 nDe minuscules vertèbres roulent sous la peau tendue de son dos. Un regard fixe. C’est un corps posé là. Lamaria a 6 mois, elle pèse 3 kg, le poids d’un nouveau-né en France. À la voir, allongée sur un lit du Centre de réhabilitation et d’éducation nutri- tionnelle intensive (Creni) de l’hôpital de Maradi, à environ 600 km à l’est de Niamey, la capitale du Niger, on doute de sa survie. Et pourtant, le pédiatre est optimiste : « Elle s’en sortira ; le Plumpy’nutatoutchangé ».LePlumpy’­ nut (« noix dodue », en français), c’est une pâte beige clair à base d’arachide qui a révolutionné la lutte contre la malnutrition sévère aiguë, lorsque l’enfantaatteintunemaigreurextrême et se trouve en danger de mort. À quel- ques mètres de là, des femmes sont assisesàl’extérieur,leurenfantsurles genoux. L’un d’entre eux mâchonne un petit sachet en aluminium, du Plumpy’nut. La transformation est spectaculaire. Il y a quelques sourires. Une main minuscule attrape le doigt pointé du médecin. Entre ces deux phases de traitement, il s’est écoulé seulement une petite dizaine de jours. Très bientôt, si tout se passe bien, Lamaria pourra, elle aussi, manger son premier sachet de Plumpy’nut. Puis elle quittera le centre pour ren- trer chez elle avec sa maman. Tout commence donc par un produit miracle, une incroyable réussite qui a mis fin à une époque dont les humani- De nos envoyés spéciaux au Niger uu taires se souviennent avec effroi. Pen- danttrenteans,20 %à60 %desenfants pris en charge dans les centres de renutrition mourraient, malgré les soins. Des années d’impuissance. Il a falluattendreledébutdesannées1990, pour que les scientifiques se penchent enfinsurlaquestion.Pourquoitantde mortalité chez les enfants hospitali- sés ?« Auparavant,onpensaitquepour traiter un enfant malnutri, il suffisait deluidonneràmanger,expliqueAnne- Dominique Israël, nutritionniste à Action contre la faim (ACF). Les scien- tifiques se sont rendu compte qu’à un moment, les traitements habituels n’étaient plus efficaces ou, pire, qu’ils pouvaient être mortels, car le corps d’un enfant malnutri sévèrement réa- git différemment. » De ces recherches, sont nés les laits enrichis F100 et F75 En 2005, le Plumpy’nut a guéri 90 % des 60 000 enfants atteints de malnutrition sévère Des cacahuètes pour combattre la famine Seules les arachides qui entrent dans la composition du Plumpy’doz sont achetées aux paysans nigériens. L’huile de palme vient de Malaisie, le sucre d’Argentine… Au Centre de réhabilitation et d’éducation nutritionnelle de l’hôpital de Maradi, les enfants les plus touchés sont d’abord nourris avec du lait fortifié, administré via une sonde nasale, avant de recevoir du Plumpy’nut. Malgré les progrès dans la prise en charge des enfants, les hôpitaux manquent de moyens pour faire face à la demande de soins.
  • 5. nants : 90 % de guérisons, 3 % seule- ment de mortalité. Deux ans plus tard, l’OMS, l’Unicef, le Pam et le Comité permanent des Nations unies pour la nutrition recommandent les RUTF dansunedéclarationcommuneencou- rageant « la prise en charge commu- nautaire de la malnutrition ». Sarkin Yamma, un village à une heure de piste de Maradi. Une longue file de tissus colorés s’étire sur le terre-plein central. Les femmes sont là depuis le petitmatin.Etlorsqu’onleurdemande la raison de leur présence, elles répon- dent : « Biscit ! », le biscuit, ou encore : « Plumpy ». Mais cette fois-ci, pas de Plumpy’nut. Les femmes repartent avec son petit frère : quatre pots de Plumpy’doz. Une pâte, également, qui contient le même concentré en vita­mines avec moins de calories. 400 000 enfants nigériens jusqu’à 2 ans devraientainsirecevoiravantlafinde l’année un traitement de Plumpy’doz. Objectif  : prévenir la malnutrition modérée, lutter en amont contre la faim qui s’abat avec une régularité tragique sur ce pays en partie sahé- lien. « Très vite, nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas attendre que les enfants tombent dans la malnutri- tion sévère avant de réagir », se sou- vient Susan Shepherd, la coordina- trice médicale chargée des program- mes de nutrition de MSF. L’ONG reprend alors contact avec Michel Lescanne et les chercheurs de Nutri- set et leur demande de créer un nou- veau produit. En 2007, c’est Susan Shepherd, elle-même, qui se charge de vanter les bénéfices de ce nouveau « Plumpy » auprès des autorités nigé- riennes pour obtenir l’autorisation d’importation. Le Plumpy’doz est né. Et avec lui, une nouvelle gamme de produits : les aliments complémentai- res prêts à la consommation. Aujourd’hui, le petit pot orange et blanc est partout. Dans les entrepôts de Forsani (Forum santé Niger), l’ONG nigérienne qui travaille en partena- riat avec MSF France, à Maradi, ils occupent quasiment tout l’espace : 13 500 cartons de Plumpy’doz – soit près de 500 000 pots ! – y sont stockés dans une chaleur étouffante. C’est beaucoup, alors même que, pour l’ins- 42 La Vie - 14 octobre 2010 fabriqués par Nutriset, une société française dont le siège se trouve en pleine campagne normande, à Malau- nay. « C’était la première fois qu’un produit spécifique était créé, se sou- vient aujourd’hui Michel Lescanne, ingénieur agroalimentaire et PDG fondateurdeNutriset.Auparavant,on envoyait tout et n’importe quoi dans les centres de renutrition. Dans les années 1980,j’aimêmevu,enÉthiopie,unstock de Slim-Fast, un substitut alimentaire de régime… » Mais, malgré les laits enrichis, la mortalité reste élevée, notamment à cause des abandons de soin. Impossible pour une mère de rester plusieurs semaines au chevet de son enfant malade alors que le reste de sa famille l’attend à la maison. Les traitements exigent aussi beaucoup d’eau potable, du bois de chauffage et du personnel en quantité. Des élé- ments souvent difficiles à réunir par les humanitaires lors des crises. Michel Lescanne s’associe alors avec André Briend, un nutritionniste de l’Institut de recherche pour le déve- loppement, afin de mettre au point un produit qui permet à la mère de soi- gner son enfant chez elle, au village. Ils expérimentent gaufres, beignets… Et tombent d’accord sur une pâte… Elle ne contient pas d’eau (ce qui empêche le développement des bacté- ries) et est emballée dans un sachet étanche. Ajoutez à cela une formule magique (et secrète), qui empêche la pâte de « déphaser » aux températures extrêmes, comme un vulgaire pot de pâte à tartiner. Et voici le Plumpy’nut, qui supporte la chaleur (30 °C) et se conserve deux ans. Dans la foulée, d’autres produits apparaissent. On les appelle les « Ready to use therapeutic food » (RUTF) ou, en français, « ali- ments thérapeutiques prêts à consom- mer ». En 2005, Médecins sans frontiè- res fait la démonstration de leur effi- cacité à grande échelle au Niger. Alors qu’une nouvelle fois la famine s’abat danslepays,MSFsoigne60 000 enfants malnutris sévèrement avec le Plum- py’nut. Les résultats sont impression- tant, aucune étude scientifique n’a encore clairement prouvé leur effica- cité in situ. « Tout se joue entre 0 et 2 ans, explique Susan Shepherd, une nutrition équilibrée permet à l’enfant de faire face plus efficacement aux maladies. Or, au Niger et dans le reste du Sahel, les enfants sont désarmés. Le Plumpy’doz permet de booster leurs défenses immunitaires. » Une solution simple à un problème qui semble pourtant très complexe. Retour à Sarkin Yamma. Raqia, l’une des mères qui a participé à la distribu- tion, nous emmène chez elle à Garin Saoudé, un petit village à une demi- heure de route de là. Une cour entou- rée de murs en terre ocre. Trois familles vivent ici. Et, surprise, ce n’est pas le dénuement total imaginé. Unepouleetsespoussinstraversentla cour. Il y a aussi des pintades, des chè- vres et des vaches. « Les villageois ont de quoi constituer une ration alimen- taire équilibrée minimale », confirme ainsi Touré Brahima, médecin ivoi- rien, responsable des études chez Épi- centre, une ONG créée par MSF. « Même les familles les plus modestes ont des œufs, du mil, des haricots, du soja. Mais ils préfèrent vendre leur pro- duction. » Pourquoi ? À cause du surendettement. Lorsque les récoltes sont mauvaises plusieurs années de suite, les paysans sont obligés de ven- dre le mil récolté pour rembourser leurs dettes. Mais pas seulement : les superstitions jouent également un rôle. Les parents, par exemple, ne don- nent pas d’œufs aux enfants. La faute à une vieille croyance qui dit que l’en- fant se mettra alors à voler. Dans les villages Haoussa, l’ethnie majoritaire autour de Maradi, où la poly- gamie est très importante, la femme subvient seule aux besoins alimen- taires des enfants grâce à son lopin de terre. Pendant la journée, les enfants ne mangent que la « boule », une sorte de soupe de mil. La mère ne prépare qu’un seul repas, celui du soir, lorsque le père est présent. Ajoutez à cela un sevrage maternel souvent brutal. Un cercle vicieux s’est enclenché. « La mèrequin’apasunealimentationéqui- librée va donner naissance à un enfant avec un petit poids de naissance, moins Les paysans sont obligés de vendre le mil récolté pour rembourser leurs dettes uu PUB uu grand format vaincre la faim
  • 6. de Maradi, les paysans ne cultivent quasiment que du mil. « Pourtant, dans certaines zones, ceux-ci pour- raient mettre en place des cultures vivrières et ainsi aller vers davantage de sécurité alimentaire », témoigne Touré Brahima. Une question de prio- rité. La communauté internationale a toujours favorisé l’aide alimentaire, qui permet d’écouler les surplus des systèmes agricoles occidentaux. En 2009, la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, a ainsi dépensé 266 mil- lions de dollars (191 millions d’euros) dans des programmes de soutien aux agriculteurs des pays en voie de déve- loppement. Alors que les dépenses du Programme alimentaire mondial (Pam) dépassaient les 8 milliards de dollars (5 milliards d’euros). Un fossé de 2,5 kg, poursuit Touré Brahima. Or, il est très difficile ensuite pour l’enfant de rattraper ce retard. Pour éradiquer cette malnutrition chronique, il faut travailler sur le couple mère-enfant à long terme. On sauve des vies avec le Plumpy’nut mais il faut aller plus loin. Il est illusoire de penser que le Plum- py’dozseulementvaprévenirlamalnu- trition. Chaque année, on ne fait que mettre des pansements. » Des pansements qui coûtent cher : il faut compter 35 € par enfant environ pour un traitement de six mois de Plumpy’doz. « C’est autant d’argent quin’estpasdépensédanslesprogram- mes de sensibilisation à la nutrition ou de développement », dénonce Michel Roulet, un pédiatre nutritionniste de Terredeshommes-Suisse,lapremière ONG à avoir mis en garde contre les effets pervers d’une distribution mas- sive de ces aliments complémentai- res. Et de fait, sur le terrain, le désé- quilibre est patent. Dans les environs 44 La Vie - 14 octobre 2010 qui devrait s’accentuer. Dans un récent rapport, la Banque mondiale recommande aux agences d’aide humanitaire (Unicef, Pam) d’aug- menter leurs achats de produits de traitement et de prévention (RUTF et aliments complémentaires) pour atteindre 6,2 milliards de dollars par an, soit 4,4 milliards d’euros (contre 250 millions d’euros aujourd’hui). De quoi aiguiser les appétits des fabri- cants qui rêvent de capter des parts de ce gâteau. Une manne que Nutriset affirme par- tager avec le monde en développement. La société française a ainsi développé la production locale des produits Plumpy via un réseau de franchisés nommés Plumpyfield. Au Niger, c’est STA (Société de transformation ali- mentaire), une entreprise familiale de Niamey, qui produit une partie du Plumpy’nut et devrait se lancer d’ici peu dans la fabrication du Plum- py’doz. Du Plumpy local, certes, mais pas si nigérien que cela… La visite des stocks de matières premières de l’usine offre ainsi un bon résumé des complexités de la mondialisation. Seules les arachides sont achetées aux paysans nigériens. L’huile de palme vient de Malaisie, le sucre d’Argentine. Le cacao, qui entre dans la composition d’un produit, vient de Côte d’Ivoire, mais il a été acheté… en Europe. L’usine n’a pas la capacité de production de celle de Nutriset à Malaunay. Résultat : le Plumpy’nut « made in Niger » est plus cher que celui venant de Normandie. Qu’importe, pour Susan Shepherd : « La lutte contre la malnutrition passe par le développement d’une industrie agroalimentaire de produits pour bébé, le “baby food”, à condition bien sûrdepasserdelagratuitéaupayant. » « D’ici quatre à cinq ans, nous allons voir apparaître de plus en plus de pro- duits alimentaires pour traiter ce qu’on appelle la malnutrition chroni- que. C’est un marché, car les clients potentiels sont très nombreux », aver- tit Michel Roulet. Derrière tout cela, se profilent les enjeux économiques du BOP, le « Bottom of the pyramid », la base de la pyramide, du nom de la théorie, très en vogue dans les écoles de commerce, de CK Prahalad, un économiste américain d’origine indienne. « La base de la pyramide », ce sont les 4 milliards de personnes qui vivent avec moins de 5 dollars par jour.Soitunmarchépotentielénorme, pour peu que l’on s’adapte à cette population. Nutriset et son parte- naire nigérien se sont lancés dans l’aventure. Ils ont créé le Grandibien, une pâte chocolatée conditionnée en dose de 10 g, sorte de concentré de Plumpy’nut, vendues dans les phar- macies nigériennes pour 35 f  CFA, soit moins de 0,1 €. Et accompagnent leur démarche d’un volet social avec l’aide d’ONG locales. Mais cet afflux de produits occiden- taux a déjà des conséquences sur les modes de vie. Les produits RUTF déchaînent les passions. De nombreu- ses tricheries ont lieu lors des distri- butions de Plumpy’doz. Nous avons rencontré des femmes qui adaptaient leur emploi du temps de la semaine en fonction des déplacements des ONG. Certaines ont déjà marché une jour- née entière, leur enfant sur le dos, pour rejoindre un point de distribu- tion. Le sachet de Plumpy’nut se vend illégalement 150 f  CFA (0,20 €) sur le marché de Maradi. Les ONG commencent à se poser des questions. Action contre la faim (ACF) mène en ce moment une étude sur les conséquences de l’introduc- tion massive de Plumpy’doz. « Les premiers résultats montrent que les compléments alimentaires ne sont pas la panacée, affirme Anne-Dominique Israël. Si on développe l’éducation à la nutrition, les programmes de dévelop- pement de l’agriculture, les habitants ont moins besoin de ces produits. » La section suisse de MSF présente à vaincre la faim grand formatPrès de Maradi, les paysans ne cultivent que du mil. La mise en place de cultures vivrières pourrait pourtant leur assurer une meilleure sécurité alimentaire. La Vie - 14 octobre 2010 61 « Injuste. Les enfants malnutris sont mieux soignés que ceux qui souffrent de paludisme » Terre des hommes a pointé les effets pervers d’une distribution massive de Plumpy’doz Zinder, à l’est de Maradi, a, elle, opté plutôt pour la distribution du Sup- plementary Plumpy, un autre pro- duit Nutriset, distribué non pas à l’ensemble d’une classe d’âge mais uniquement aux enfants souffrant de malnutrition aiguë modérée. « Il faut se méfier d’une certaine vision nutri- tionniste du monde, affirme Michel Roulet. La nutrition ne peut pas tout régler. Après la Seconde Guerre mon- diale, si le statut nutritionnel des enfants européens a progressé, ce n’est pas seulement parce qu’on s’est mis à distribuer du lait dans les écoles. C’est un ensemble de progrès qui a permis cela : l’accès à l’éducation et à la santé… » Or, le Niger, l’un des pays les plus pauvres du monde, en est loin. Le manque de moyens est criant. La gratuité des soins pour les enfants de 5 ans a bien été mise en place en 2007, mais peu d’efforts ont été faits pour permettre aux hôpitaux de faire face à la demande. À l’hôpital de Maradi, le chef du service de pédiatrie Atte Sanoussi est à bout de force. Après nous avoir fait visiter le Centre de renutrition où se trouvait Lamaria, il insiste pour nous montrer son service de pédia- trie. Le contraste est saisissant. La régionfaitfaceàunpicdepaludisme. Les enfants sont parfois trois par lit. Il n’y a pas de réanimateur. « Nous ne pouvons pas faire d’anesthésies, confie-t-il. Nous perdons beaucoup d’enfants… » Dans la salle de néona- talogie, il repère un prématuré de 1,6 kg posé sur un lit. Celui se trouve en détresse respiratoire. L’infir- mière ne l’a pas remarqué : elle est seule pour surveiller une cinquan- taine de jeunes patients, dont une vingtaine en soins intensifs. Il n’y a que deux extracteurs d’oxygène dans l’hôpital. Elle part à la recherche de l’un des deux. Il faut débrancher un enfant pour secourir le prématuré qui en a davantage besoin. « C’est injuste, s’insurge le pédiatre, les enfants malnutris sont mieux soignés que ceux qui souffrent de paludisme. Or, si on veut vraiment réduire le taux de mortalité infantile, il faut s’occu- per de toutes les maladies. En ne trai- tant que la malnutrition, on ne par- court qu’un bout du chemin. » l uu