1. 62 Culture Le Matin Dimanche | 22mars 2015
Contrôle qualité
Stéphanie Billeter
S
ans le Paradoxe Perdu, ma
vie n’aurait sans doute pas
été la même.» A l’annonce
de la fermeture définitive,
en mai, de cette librairie ge-
nevoise, Daniel Pellegrino,
fondateur des éditions de
bande dessinée Atrabile, résume le senti-
ment des habitués. Car plus qu’une clientè-
le, ceux-ci ont formé des communautés et
développé des passions parfois devenues
métiers. Hasard ou pas, le même jour mou-
rait Leonard Nimoy, célèbre Monsieur
Spock dans «Star Trek» que le Paradoxe
Perdu a fait connaître par ici en vendant des
cassettes vidéo de la série. «Ce décès m’a
fait un choc, avoue Jérôme Piroué, proprié-
taire du magasin. Un signe peut-être que le
moment est venu.» Sur son visage encore
enfantin, ses courts cheveux poivre et sel
contrastent avec la tignasse qu’il arborait à
23 ans quand il a ouvert la boutique avec ses
associés d’alors, Patrick Bertholet et Carl de
Belloche, en novembre 1982.
HR Giger à l’inauguration
Au Paradoxe Perdu s’installe d’abord rue
des Etuves, dans un tout petit espace dont
Patrick Bertholet, aujourd’hui retraité, se
souvient comme d’«un temple dédié à la
SF». Le nom de la boutique est d’ailleurs le
titre d’une nouvelle d’un grand de la scien-
ce-fiction, l’Américain Fredric Brown, «no-
tre auteur préféré». Pour l’inauguration, ils
tentent un coup de folie: inviter HR Giger
dont ils sont fans. L’artiste accepte et signe
ses dédicaces «au bout d’un couloir qu’on
avait tapissé de plastique noir pour une am-
biance organique». Entre des éditions que
l’on ne trouve nulle part ailleurs, des comics
venus des Etats-Unis par bateau, le lance-
ment des figurines Star Wars et des dessins
originaux, le Paradoxe devient un lieu de
rendez-vous des amateurs du genre, dont
David Bowie. «C’est à l’époque où il prépa-
rait «Elephant Man» à Broadway, raconte
Patrick Bertholet. Il est venu plusieurs fois
acheter des livres et trouver l’inspiration.»
Du côté des Romands, les jeunes forgent
leur culture. «J’ai passé d’un rayon à l’autre
suivant mes âges: super-héros, littérature,
bande dessinée pour adultes, relate Daniel
Pellegrino. Et surtout, j’y ai rencontré plein
de gens, dont ceux avec qui j’allais fonder
Atrabile.» Parmi eux Frederik Peeters, qui
sera leur premier auteur publié: «Pour moi,
qui avais alors 12-13 ans, le magasin ressem-
blait à une zone interdite, surtout qu’il
n’était pas loin d’un cinéma porno.»
En 1997, le magasin déménage place Gre-
nus et se rapproche encore dudit cinéma, qui
voit défiler des dizaines d’ados se retrouvant
là comme on crée des communautés aujour-
d’hui sur Facebook. «Au début d’Internet, on
n’avait pas encore accès à toutes les infos sur
le cinéma, les BD, et là oui, c’était génial, il y
avait toujours quelqu’un qui connaissait
quelqu’un dans le milieu et on passait des
heures à pêcher des infos et à discuter», se
rappelle Valentine Pasche, alias la dessinatri-
ce Valp, 11 ans la première fois qu’elle fran-
chit le seuil. «Pour moi, c’est une famille,
renchérit Margaux Kindhauser, alias Mara,
connue pour sa série «Clues». J’étais timide
et ça m’a permis de me lâcher, de trouver des
amis que j’ai toujours, et de venir me faire
consoler après un chagrin d’amour. J’y ai
même eu mon premier job!» Comme Mar-
gaux, Frederik Peeters y a travaillé un été:
«J’étais cerné par des montagnes de comics à
classer entre lesquelles je dessinais de temps
en temps, c’était très formateur. J’y ai décou-
vert Chris Ware à 18 ans, qui a été exposé à
BD-FIL seulement l’an dernier, c’est dire…»
Seul magasin de produits importés des
Etats-UnisetduJapon,leParadoxeattireaus-
si les gens de passage en Suisse. Comme Mi-
Le dernier temple romand
de comics va fermer ses portes
Hommage Au Paradoxe Perdu, à Genève, a annoncé sa liquidation. Pendant trente-deux ans, il a accueilli
quantité de passionnés, dont certains sont devenus des grands noms de la BD. Témoignages.
chael Jackson, «qui ne touchait à rien et disait
à son assistant quoi prendre», rapporte Jérô-
me Piroué. Ou Alain Chabat, «venu acheter
des dessins originaux d’«Akira» et des
«Simpson». Disponible alors seulement en
japonais, Akira était devenu en 1988 le porte-
drapeaudumanga.«Unegrosseclaque,lance
JPKalonji,éditéchezDarkHorseetDelcourt.
C’est évident que ces dessins et ceux de Mike
Mignola, que j’ai découverts au Paradoxe, ont
totalement influencé mon style.» Le manga
a-t-il tué les comics? «Nous étions les pre-
miers et avons donc eu une forte clientèle
pour cela, répond Jérôme Piroué. Puis
d’autres magasins spécialisés et les grandes
surfaces les ont proposés, augmentant l’offre.
Avec les années, j’ai noté que ma clientèle se
renouvelait moins que dans les années 80 et
90,quelesintérêtsdesjeunesseportaientsur
les mangas et les jeux vidéo.» Mais le boom,
aucinéma,desfilmsdesuperhérosn’a-t-ilpas
relancé le goût pour les comics? «Quand ils
viennent à la BD après avoir vu un film, les
gens veulent lire les aventures de leur person-
nagepréféré,remarqueGuillaume,responsa-
ble du rayon BD à la Fnac Lausanne. Quand
on leur montre autre chose, ils n’aiment pas.»
Puis la Fnac s’y est mise, remplissant ses
rayons de BD américaines traduites en fran-
çais, grâce au travail imposant des éditions
Urban Comics, filiale de Glénat. Un masto-
donte forcément nuisible à une petite librai-
rie. «Je ne vends plus autant, c’est sûr, affir-
me Jérôme Piroué. Mais il y a aussi le fait
que j’ai dû déménager il y a trois ans à l’autre
bout de la ville; le public n’est pas le même.
Puis je ne trouve pas de gérant assez motivé
pour tenir l’affaire. Je préfère remettre le
tout à un repreneur potentiel. Entre-temps,
je liquide jusqu’en mai.»
Sans tristesse ni nostalgie. Ça, il le laisse à
ses anciens habitués, devenus dessinateurs,
journalistes culturels, éditeurs ou program-
mateurs cinéma. «Je suis surtout triste de
voir une Genève sacrifier ses vies de quartier
au profit de lieux aseptisés», soupire Mara.
«C’était un endroit avec une âme, là où
Harry Potter dénichait sa baguette magique
avant de devenir sorcier», ajoute JP Kalonji.
La baguette magique est devenue crayon et
l’âme se perpétue dans les dessins.U
«David Bowie est
venu plusieurs fois
acheter des livres et
trouver l’inspiration
pour son «Elephant
Man» à Broadway»
Patrick Bertholet, cofondateur
du Paradoxe Perdu
Jérôme Piroué fermera en mai la boutique qu’il tient depuis ses 23 ans. Laurence Rasti
Dessin de Valentine Pasche, alias Valp: «On y passait
des heures à pêcher des infos et à discuter.» Valp
Dessin de Margaux Kindhauser, alias Mara:
«J’y ai trouvé des amis que j’ai toujours.» Mara
Dessin de JP Kalonji: «Le Paradoxe Perdu était
un endroit avec une âme.» JP Kalonji
Inédits Ils lui rendent hommage