Si 2018 débute sur une note optimiste pour l’économie mondiale et les pays émergents, ce début d’année ne montre pas de signes d’apaisement des risques géopolitiques ; bien au contraire...
Sommaire : Faire face à la montée des risques géopolitiques. Par David Simonnet ; Marchés africains : retour au réalisme. Entretien avec Sylvie Brunel ; Pour une géopolitique pragmatique. Entretien avec Caroline Galactéros.
2. dans vos écrits ou vos interventions, la géo-
graphe que vous êtes plaide volontiers pour
un retour au réalisme (voir notamment votre
livre en forme d’interrogation L’Afrique est-
elle si bien partie?,2014,éditions Sciences
humaines).Pourquoi?enquoilechefd’entre-
prisedésireuxd’exporteroudes’implanteren
afrique doit-il faire preuve de pragmatisme?
Même s’il existe un fonds culturel
commun,l’Afrique est formée de 54 pays
très différents les uns des autres.Selon les
marchés visés, le chef d’entreprise doit
s’adapteràdescontextesculturels,sociaux
et politiques assez dissemblables sur ce
continent qui est, rappelons-le, grand
comme la Chine, l’Inde et l’Europe réu-
nies. Ensuite, la lucidité exige de voir que
l’émergence prétendue de l’Afrique est
très largement en trompe l’œil. Il y a en
effetungouffreentrelesdiscoursofficiels
qui visent à attirer les investisseurs et une
réalité qui se révèle être très fragmentée,
non seulement entre pays mais encore à
l’intérieurmêmedespays.Àyregarderde
plus près, on constate d’ailleurs souvent
que ceux qui appellent à investir, la main
surlecœuravecdegrandsdiscoursmora-
lisateurs, se gardent bien de le faire eux-
mêmes…Faitescequejedis,nefaitespas
ce que je fais,l’adage est bien connu!
Il y a d’un côté le discours convenu que
relaientcomplaisammentlesmédias,avec
des images séduisantes et des idées géné-
reuses,qui s’incarne dans uneAfrique des
grands sommets et des colloques interna-
tionaux, laquelle apparaît riche, parfois
opulente, entre aéroports, centres des
congrès et grands hôtels. Cette Afrique
donne effectivement le sentiment d’une
formidablemontéeenpuissance.Ellen’est
en fait qu’un décor à la Potemkine.Car de
l’autrecôté,ilyal’Afriqueréelle,profonde,
celle des banlieues et des campagnes où
règneuneimmensepauvreté.Les800mil-
lions d’Africains qui sont encore ruraux
ontdesbesoinscolossaux,notammentsur
les plans alimentaire et sanitaire, et leurs
besoins les plus élémentaires ne sont mal-
heureusement pas assurés. Les 9/10e
d’en-
tre eux vivent sous le seuil de pauvreté.
Àcetégard,n’oublionspasquel’Afrique
estleseulcontinentoùl’onfaitcommencer
la classe moyenne à partir de 2 dollars de
revenu par jour, là où ailleurs dans le
monde, ce seuil se situe à 10 dollars. C’est
direlaprécaritédecetteclassemoyenne.Et
encore, il convient de relativiser cette défi-
nition. Car sur les 300 millions de per-
sonnessupposéesfairepartiedecetteclasse
moyenne,200millionsviventavecde2à4
dollars par jour. Et cette peinture drama-
tiqueneconcernepaslesseulescampagnes,
puisqueles2/3desurbainsviventdansdes
quartiers précaires.
Ce constat explique que s’implanter en
Afrique exige pour un chef d’entreprise
d’être extrêmement lucide. Car derrière
les discours lénifiants, il y a la réalité des
faits,au premier rang celui des infrastruc-
tures défaillantes. Au-delà des clichés, la
réalité est impitoyable.
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / EnTRETIEn AvEC SyLvIE BRUnEL
« L’angélisme, ça vous tue en
Afrique » ! C’est parce qu’elle aime
passionnément ce grand continent
fascinant que Sylvie Brunel porte
à son endroit un regard tout à la
fois critique et empli d’humanité,
mettant en relief ses forces et ses
faiblesses.Agrégée de géographie,
docteur en économie, professeur
à l’université de Paris-Sorbonne,
Sylvie Brunel est aussi une femme
de terrain qui a une solide
expérience de l’humanitaire en
Afrique. Dans l’entretien qu’elle
a accordé à David Simonnet, elle
appelle à faire preuve de lucidité
dans l’approche des marchés
africains. Certes, ce continent
présente un potentiel fantastique
et séduisant. Mais le pragmatisme
reste le maître-mot de l’investis -
seur ou du chef d’entreprise qui
veut y réussir. Pour cela, il faut
déjà se débarrasser des discours
moralisateurs et maîtriser
intégralement sa chaîne de
production. Ce qu’ont par exemple
parfaitement compris les Chinois…
Marchés africains :
retour au réalisme
CONFLITS 69
3. 70 CONFLITS
Prenons l’exemple du mythe du numé-
rique comme alpha et oméga de la résolu-
tion de tout problème: il est totalement
chimériquedepenserqu’Internetvarésou-
drelesproblèmesdel’Afrique.Lavéritéest
qu’ilyatrèspeudeconnexions,qu’ellessont
chères et de mauvaise qualité.Défaillances
aussi en matière d’accès à l’eau potable ou
à l’électricité,en installations sanitaires élé-
mentaires et plus généralement en infra-
structures de toutes sortes. S’ajoute à cela,
surtout en Afrique francophone, une cul-
ture de la contestation sociale, avec des
populations aiguillonnées par des groupes
de pression et par les réseaux sociaux, qui
ont tendance à accuser l’Occident de tous
lesmauxdontellessontvictimes.Àladiffi-
cile gestion du personnel s’ajoute en outre
lepoidsd’undroitdutravailcomplexe,avec
à la clé, des décisions pas toujours claires –
pournepasdiresousinfluence–delapart
d’instances du droit du travail soumises
elles-mêmesàdespressionsmultiples.
Un tel constat explique ainsi pourquoi
lesgroupeschinoisquipercentenAfrique
préfèrent travailler avec leurs propres res-
sortissants plutôt que de faire appel à la
main-d’œuvrelocale.Segreffeàcefaitune
corruption endémique, une justice
tatillonne et à géométrie variable, une
industrieflorissantedelacontrefaçon,etc.
Alors oui, l’Afrique présente indéniable-
mentunpotentielfantastiqueetséduisant.
Mais dans les faits, le chef d’entreprise se
trouve confronté à des freins innombra-
blesàtouslesniveaux.Poursedonnerune
chancederéussir,ildoitdonccontrôlersa
chaîne de production de l’amont jusqu’à
l’aval, ce qui sous-entend un effort et un
investissement considérables.
Commentsefait-ilalorsquelaChineréussisse
dans sa percée des marchés africains?
LesChinoisn’ontaucunscrupuleàtout
contrôler.Ilsnesontinhibésenrienparle
discours des droits de l’homme ou par
unequelconqueréminiscencedeculpabi-
lité coloniale. Pour réaliser des success sto-
riesdansl’Afriqued’aujourd’hui,ilfauten
vérité verrouiller l’ensemble des process
que l’on y développe. Les Chinois l’ont
bien compris et savent faire preuve de
pragmatisme. Le pragmatisme reste le
maître-mot de l’investisseur ou du chef
d’entreprisequiveutréussirenAfrique.Il
faut savoir oublier les images d’Épinal et
aborder la réalité sans fard.
Heureusement, nombre d’Africains
comprennent parfaitement cette logique.
Ceciexpliquequenombredepaysafricains
quiconnaissentdesréussiteséconomiques
et sociales le doivent souvent au fait que
leursdirigeantssontdirectifs,sanscraindre
de faire preuve d’autorité quand il le faut,
quitte à ce que de telles pratiques norma-
tives puissent nous choquer, nous autres
Occidentaux.Unminimumderigueurest
nécessaire, surtout quand on veut nouer
despartenariatspublic-privépourtoutàla
fois faire le bien et du social business.
Si l’on met les choses en perspective sur
cesdernièresdécennies,forceestdeconsta-
ter que nombre d’ONG se sont discrédi-
tées, soit par des positionnements trop
idéologiques,soitpardesattitudesauquo-
tidienàreboursdeleursdiscourslénifiants.
À l’inverse, beaucoup d’entreprises et de
grands groupes ont eu à cœur de mener
des actions concrètes en faveur des popu-
lations africaines, marchant parfois main
dans la main avec des fondations interna-
tionales,désireusesd’apporterleurcontri-
butionaudéveloppementdel’Afrique,par
exemple dans le domaine alimentaire ou
de la santé, mais souhaitant le faire dans
des conditions claires.
quelles sont les conséquences de cette dis-
torsion entre le pensé et le réel, notamment
pourlesentreprises quise développentà l’in-
ternational? quels sont les risques majeurs
auxquels elles doivent faire face?
Lerisquedegaspillagedemoyensconju-
guéàlacorruptiondécouraged’embléede
nombreux investisseurs, y compris de
grands groupes.Là encore,derrière les dis-
coursiréniques,onsetrouveviteconfronté
aux difficultés, notamment logistiques.
Aussiest-ilnécessaireque,derrièrelaséduc-
tion des programmes incitant les investis-
seursàselancerdansl’aventure,ilyaitune
perceptionclairedesenjeuxetdesconfigu-
rationslocales.Soyonshonnêtesetconcrets:
que cherche un chef d’entreprise lorsqu’il
veut conquérir un nouveau marché ou
investirsurunenouvellezone?D’abord,de
la sécurité et de la stabilité,et ce sur le long
terme. Ces deux paramètres qui génèrent
de la confiance constituent des préalables
incontournables. Aussi, gardons-nous
d’une vision angélique des situations! Le
retour du terrain est très clair: en Afrique,
la prime de la réussite va d’ores et déjà aux
paysréalistes,Chine,Inde,Israël,Turquie…
et autres pays émergents qui voient les
chosestellesqu’ellessontetsurtout,nes’em-
pêtrent pas dans de pseudo-prétextes
morauxpourfaireavancerleursintérêts.
Pour résumer, je dirais qu’aller en
Afriquedemanièrenaïve,c’estsecondam-
ner à l’échec. En revanche, y aller sur un
mode pragmatique,en ouvrant grand les
yeux,c’estsedonnerlesmoyensderéussir
surunmarchéquiàtermevaserévélerde
toute façon formidablement prometteur.
Les entreprises ne peuvent faire l’impasse
sur les marchés africains dans leur straté-
giededéveloppement,lesenjeuxsonttrop
importants pour être ignorés. Cela exige
justequenousacceptionsdemodifiernos
paramètresmentaux,quenousavancions
sans tabou et que nous acceptions enfin
de regarder la réalité en face. w
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / EnTRETIEn AvEC SyLvIE BRUnEL
4. CONFLITS
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / EnTRETIEn AvEC CAROLInE GALACTéROS
ressources de la competitive intelligence,
notammentparl’engagementdestratégies
d’influence et la gestion des conflits infor-
mationnels, jusqu’à la sécurisation des
équipes et des biens matériels et immaté-
riels, le tout sur-mesure et dans le respect
des règles juridiques et éthiques. C’est
parcequelesaffairesn’ontjamaisétéaussi
géopolitiques que notre approche est plu-
ridisciplinaire, mêlant géoéconomie,
sciences humaines, philosophie poli-
tique… Car actuellement, c’est malheu-
reusement le cloisonnement de ces
disciplines qui trop souvent limite la
réflexion et l’inventivité pour agir.w
groupe axyntis - 45 rue de Pommard - 75012 Paris
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en février,vous avez lancé à Paris,à la Maison
desartsetmétiers,geopragma,pôlefrançaisde
géopolitiqueréaliste.avecsuccèspuisquevous
avezfaitsallecomble.quelssontvosobjectifs?
Geopragma est tout à la fois un think
tank et un Action Tank. Notre initiative
part d’un diagnostic inquiétant et répond
à une urgence. La France vit en vase clos
stratégique. Le risque est grand d’une
déconnexion durable par rapport à un
mondedontleséquilibresserestructurent
vite et souvent sans nous.En géopolitique
aussi,ilyadeseffetsdeseuil.Seuilsdepuis-
sance, seuils d’influence qui, une fois
atteints,rendentl’abaissementstratégique
automatique et irrattrapable. Depuis 20
ans,lamarchedumondenousadministre
des preuves humiliantes d’une marginali-
sation progressive. Notre politique étran-
gère s’est égarée dans des utopies
moralisantes et des rapprochements indé-
fendables et dangereux pour la sécurité
même des Français. Nous sommes « hors
sol » sur des sujets cruciaux pour notre
avenirentantquenationcommepournos
zones d’influence traditionnelles. Il nous
fautretrouvernotreADNstratégiqueetle
promouvoir, refonder une cohérence qui
portera notre crédibilité et préservera nos
intérêts comme nos valeurs qui sont les
deux faces d’une même notion d’intérêt
national. Pour cela, il faut pouvoir propo-
ser le fruit d’analyses indépendantes sur
une base réaliste.Une vision pour l’action
donc,ancrée dans le réel et ses possibles.
J’ai donc réuni des personnalités éclec-
tiques, toutes mues par l’amour de notre
pays, un regard singulier et libre sur le
monde,leshommesetlaconflictualité,des
expériences de vie et des expertises théma-
tiques ou géographiques riches et recon-
nues. Notre plateforme d’innovation
stratégiqueagrègedesexpertssouventisolés
au sein d’un écosystème qui préfère le fan-
tasmeàlaluciditéetmépriseleréalismecar
il le confond avec le cynisme. C’est tout le
contraire.Notreapproche,nonidéologique
etnondogmatique,estfondéesurunpara-
doxequ’onnepeutplusignorer:l’idéalisme
moralisateurestinefficaceethumainement
plus destructeur que le pragmatisme
éthique.Nous ne sommes en conséquence
ni«pro»ni«anti»quoiouquiquecesoit…
sauf proFranceévidemment!
Concrètement,que pouvez-vous apporter aux
entreprises?
Encequiconcernel’aspectActionTank,
nous proposons des offres très ciblées et
sur mesure. Ces réseaux d’experts qui
nous rejoignent sont à même d’aider les
entreprisesfrançaisesàréfléchiretagiren
adéquation avec les réalités du terrain où
elles veulent se déployer. Nous comptons
dansnosrangsaussibiend’anciensdiplo-
mates que des journalistes, autant d’an-
ciens militaires de haut rang familiers de
théâtres d’opération difficiles que des
jeunes chercheurs ou des
universitairesexpérimen-
tésayantunefineconnais-
sance de zones sensibles
et/ou méconnues. Grâce
àlaréuniontransdiscipli-
naire de ces ressources
humaines généralement
ignorées des canaux offi-
ciels ou académiques,
nous sommes à même
d’établir des cartogra-
phies précises, puis d’éta-
blir des stratégies pour
mettreenœuvresurleter-
raindesmoyensd’action,
et surtout de créer des
réseaux : rencontre avec
des personnalités ad hoc,
organisations de groupes
de travail pour coller aux
objectifs,aideàladécision
et à la création de parte-
nariats, analyse de
retours d’expérience,
déclinaison de toutes les
Pour une géopolitique pragmatique
EXPLORE LE CHAMP DES RAPPORTS
ENTRE LA GéOPOLITIQUE ET LES ENTREPRISES
Docteur en science politique, auditeur de l’IHEDN, géopolitologue, chroni-
queuse au Point.fr, ayant longtemps travaillé dans les services d’évaluation etPoint.fr, ayant longtemps travaillé dans les services d’évaluation etPoint.fr
de prospective stratégique du Premier ministre, Caroline Galactéros (ici avec
David Simonnet) a récemment créé,avec plusieurs associés,Geopragma.Pour
elle,il faut en finir avec le cynisme des « bons sentiments » et l’humanitarisme
moralisateur,bien plus destructeur en matière de relations internationales que
le réalisme éthique.Un changement de cap s’impose donc pour notre politique
étrangère,qui doitd’abordprivilégierl’intérêtde notre pays.Caroline Galactéros
a notamment publié Manières du monde,Manières de guerre(Nuvis,2013) et
Guerre,Technologieetsociété(avecRégisDebrayetlegénéralVincentDesportes,
Nuvis,2014).