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1. Regnabit. Revue universelle du Sacré-Coeur. 1922/01.
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2. 1" ANNÉE - N«S JANVIER «922
Les souhaits d'un ymagier
...Je l'aperçus tout à coup, penché sur le Regnabit que je
tenais en main.
* ,
* *
Cher sire, a Deu béneïsson (1)
me dit-il, avec un sourire qui lui plissa le coin des yeux.
Et comme je lui parus sans doute « esbaùbi » :
Si vos voilés savoir mes num
Cil est Colin, bien le saichiez,
Al tens ancienor (2) ymagier,
Pas le plus nice (3) del roïame (4),
Emprez le pont de Nostre Dame,
Et por ce aime encor béer
Es boutique où tant voi laidures.
Or l'autrier (5) par adventure
La vis un mot latin joly
Qui ebaldissait (6) Regnabit
En letres de bêle faiture
=
(1) Béneïsson bénédiction.Bénédiction Dieu = Dieusoit béni t
à
(2) Àiicienor= plus ancien.
(3) Nice =' sot.
(4) Roïame — royaume.
(5) L'autrier = l'autre jour.
(6) Ebaldir = Faire retentir avec entrain. On lit dans « La prise de Cordres
et de Sebille», v. 1663.
Nostre François... •
. Devent la porte ont Montjoieébaldie;
3. 130 Les Souhaits d'un ymâgîer
Que bien me plaist que vous aimez
Car sont de main de maistre faides.
Aussi sens querre (1) qui vos estes
Por iceu vos vueil bienveigner (2).
J'avoue que mon visiteur me devenait fort sympathique.
" Je
le priai de s'asseoir. Il refusa
Por ce que jo costume (3) errer (4)
Et vaux et bois et mons passer
Jusques es terres transmarrines. (5)
Peut-être eût-il été flatté que je le questionne sur ses pérégri-
nations. Je m'en gardai bien. Il me tardait qu'il revînt à Regnabit.
.Ce qu'il fit.
Or avoie ung trop chier ami
Gros chanoine vestu d'hermine
Et théologien de Paris
A qui ne défaillait parolle
Et qui ensaignait aus escholles.
Ung jor corne faisoie ung cuer
— Por gaing, par ris, ou par doleur,
Cil, mes Max sire, est mis afaire —
// me dist bêlement : « Compère.
« Adonc dictes moy qui vault miex
« Cuer de Colin ou cuer de Diex » ?
Si lui dis : « Ne mocquez pas, maistre ».
Si respondit : « Se volez estre
« Chrestien corne faut, mes ami,
« Faictes un cuer de Jhesu-Crist ».
Or — créez moi bien — si le fis
Et bel estoit jo vos le dis,
Et bien sçay ou encor est mis ;
Mes vos dire ou, est pou utile :
Moult autres cuers sunt à querrer.
Querrez li bien li troverez,
Si le dit le sainct Evangile
Il me regarda un instant en silence. Ses pattes d'oie se plis-
sèrent. Puis il reprit.
(1) guerre = chercher.
(2) Bienveigner= accueillir amicalement; souhaiter la bienvenueà.
(3) Costumer — avoir coutume, faire habituellement.
(4) Errer = faire route, marcher.
(5) Transmarrin — situé au delà des mers.
4. Les Souhaits d'un ymagier 131
Or quant mes ami vist ce cuer :
.« Colin, dist-il, un for viendra
« Que le Cor Jhesu avéra
« L'homage de Me la terre.
« De vosDamedeus es pitél »
Or fu fait à sa voulenté
Car estoietruant, losengier (1),
Et Deus m'a en pité tenu
Por ce qu'ay fait ce Cor Jhesu :
Ce que vos prie de bien redire
Aus dous amis de Regnabit,
Avec mes souhaits que veci.
Il se recueillit un instant :
Li fors sunt au four d'huy chaitis.{2).
Pou es faict ; et moult es a faire,
Pour crestiener (3) la povre terre
Et pour les très bons aimeudrir : (4)
Vos rescorre (5) le cuer de Deus
Qui en sa pais vos veult tenir,
Afin longement, tousjours mieus
Puisse Regnabit enflamber
Ames et cuers que doit arder
De bel amour et saincte grâce !
Vos ait (6) Doulce Virge, et face
Que Regnabit tant enamé, (7)
Honoré, prisé, et famé,
Dels toz mieuldres (8) soit réclamé :
Dont lor sera bau guerredon (9).
Et si l'oevre es rude, vos dis
Corne disions ou tens jadis :
Ki honeur querre honeur ataint,
Et Ici a peu bée (10) a peu vient..
(1) Losengier= trompeur.
<2) Chaitis = mauvais.
(3) Crestiener— rendre chrétiens.
(4) Aimeudrir = rendre meilleur.
(5) Rescorre= secourir.
(6) Vos ait — vous aide !
(7) D'un seul mot, très régulièrementformé, nos aïeux exprimaientdes sen-
timents pour lesquelsil nous faut, à nous, des périphrases! Ils disaient: désamer,
cesser d'aimer, commencerà moins aimer ; enamer, commencerà aimer, aimer
beaucoup. — Ah! Malherbe,je vous en veux.
(8) Mieuldres= meilleurs.
=
(9) Guerredon récompense.
(10) Béer = aspirer.
6. Croyance due aux Révélations Privées 133
/. - DOCTRINE
Lès Révélations privées
Y.-Laciopuce qu'elles méritent( 1)
Ce que nous avons dit dans nos articles précédents sur le dis-
cernement des révélations privées, et sur l'extrême réserve que
garde l'autorité ecclésiastique dans l'approbation qu'elle leur
donne parfois, nous montre assez qu'il est difficile d'arriver à une
véritable certitude, lorsqu'on étudie l'origine de telle ou telle
prétendue révélation divine. La plupart du temps on doit se con-
tenter de pures probabilités et s'arrêter à une simple opinion.
Cependant il serait excessif de prétendre qu'on ne peut jamais
aller plus loin. Sans parler du voyant à qui Dieu peut se manifester
et se manifeste parfois jusqu'à l'évidence, les autres fidèles,
l'Église elle-même dans ses pasteurs, peuvent avoir, en certaines
circonstances, des signes plus que suffisants de l'intervention'
divine immédiate, pour en admettre la réalité sans aucun doute
ni hésitation. Il semble bien qu'il en soit ainsi, par exemple, pour
les révélations auxquelles nous faisons constamment allusion, les
révélations du Sacré-Coeur à sainte Marguerite-Marie. L'Église,
aussi bien que les fidèles en général, les admettent comme certaines
et indubitables.
LA QUESTION.
La question que nous nous posons aujourd'hui : « Quelles '
croyance méritent les révélations privées » laisse de côté le premier
cas, qui est de beaucoup le plus fréquent. Il est clair, en effet,
qu'on ne peut pas parler de croyance à une révélation divine, tant
qu'on ne sait pas sûrement si elle vient de Dieu. Nous ne consi-
dérons donc "que le dernier cas, et notre question se restreint à
ceci : Quelle croyance devons-nous accorder aux révélations
privées, quand nous sommes certains qu'elles viennent de Dieu ?
Question qui paraît toute simple, et dont la solution semble
évidente, mais qui doit cacher néanmoins quelque difficulté,
-
puisque les théologiens la résolvent tout différemment. Aucun ne
songe à nier qu'il soit possible de connaître avec certitude l'orÎT
gine divine au moins de quelques révélations privées ; et cepen-
dant ils sont loin de s'entendre sur la nature de la croyance que
nous pouvons leur donner.
(1) Voir Regnabit,T. I, p. 69; 154; 240 ; 414.
7. 134 Doctrine
Écoutons leurs réponses ; nous essayerons ensuite de voir
celle que nous devons retenir comme la mieux prouvée ou la
seule vraie.
LES DIVERSES SOLUTIONS.
Un premier désaccord parmi les théologiens se rencontre sur
ce point : les révélations privées peuvent-elles être objet de foi
divine ?
Les Salmanticenses et bon nombre de thomistes anciens cités
par eux, comme Cajetan, Soto, Melchior Canus, Gonet, Labat,
soutiennent que non. Pour eux, ces révélations sont étrangères à
l'objet de la vertu de foi ; elles ne peuvent par conséquent offrir
de matière à un acte de foi divine. Telle est, disent-ils, la doctrine
enseignée par saint Thomas à plusieurs reprises, dans la Somme
théologique et ailleurs. « Notre foi, dit le docteur angélique, repose
sur la révélation faite aux prophètes et aux apôtres... non pas sur
la révélation qui aurait été faite à d'autres docteurs». (1) Et
encore : « L'objet formel de la foi est la Vérité première, en tant
que manifestée dans les Écritures et dans la doctrine de
l'Église. » (2)
Sur ces textes et d'autres semblables ils établissent leur argu-
mentation pour démontrer que personne, pas même celui qui la
reçoit de Dieu et qui en a la claire certitude, ne peut croire une
révélation privée, de foi divine proprement dite. Il l'admettra
sans doute sur l'autorité de Dieu, mais son adhésion ne sera pas
un acte de cette vertu de foi qui est nécessaire au salut, et qui
nous fait accepter la révélation chrétienne et les définitions dog-
matiques de l'Église. (3)
Cependant quelle que soit l'autorité de ces théologiens, l'opi-
nion contraire a prévalu, et la plupart des auteurs enseignent que
toute parole reçue de Dieu, soit publique, soit privée, est objet de
la vertu théologale de foi, objet de foi divine proprement dite.
Benoît XIV, après avoir mentionné la présente controverse,
n'hésite pas à admettre qu'une révélation privée doit être crue de
foi divine, au moins par celui qui la reçoit de Dieu ; et il donne
cette opinion comme la plus commune, à condition toutefois qu'il
ne s'agisse que de révélations dont on connaît certainement l'ori-
gine divine. « Si nous parlons, dit-il, de l'assentiment de foi divine,
la plupart des auteurs enseignent qu'il s'impose à celui qui reçoit
de Dieu une révélation privée. Mais il faut rejeter absolument
l'opinion d'après laquelle il suffirait pour cela d'avoir la simple
(1) S. Theol. I. Q. 1, art. 8, — ad.2=>.
(2) S. Theol:II-II. Q. 5, art. 3. Cf. QQ.DD. De Charitate,art. 13, ad. 6m.
(3) Voir surtout les SALMANT. jide, Disp..I, dub. 4, §. 1 et 2.
De
8. Croyance due aux Révélations Privées 135
probabilité que c'est Dieu qui a parlé. » (1)
Cette même doctrine est enseignée expressément par
Suarez, (2) De Lugo, Gotti, Billuart, (3) Franzelin, (4) Mazzella,(5)
Schiffini (6) et bien d'autres encore. Qu'il nous suffise de trans-
crire ici les paroles si claires du Cardinal Billot : « Il n'y a aucun
doute que dans l'objet de la foi théologale ne soit contenu aussi
ce que Dieu aurait révélé privément à une personne particulière...
En effet, cette hypothèse une fois admise, il est évident que l'obli-
gation de croire s'impose toujours de la même manière et pour la
même raison. » (7)
Mais ici se pose un autre doute que ces théologiens ne
résolvent pas de la même manière, ou du moins auquel ils ne
donnent pas de solution assez précise. Ils admettent tous qu'une
révélation privée peut être objet de foi divine, au moins pour
celui qui la reçoit de Dieu ; mais ils diffèrent d'avis quand il
s'agit de déterminer si les autres fidèles sont aussi obligés de
croire de foi divine une révélation qu'ils n'ont pas reçue eux-
mêmes, mais qu'ils admettent cependant comme certainement
venue de Dieu.
Suarez par exemple enseigne qu'on n'est pas tenu habituel',
lement de croire ces révélations sur l'autorité de Dieu, parce que
ordinairement elles ne sont pas suffisamment démontrées; mais
si elles étaient confirmées par des preuves suffisantes, surtout par
une intervention miraculeuse de Dieu ou par l'approbation de
l'Église, il soutient qu'on serait obligé de les croire de foi divine,(8)
De Lugo cité par Benoît XIV pense que, outre celui qui les reçoit,
ceux-là aussi doivent les croire de foi divine à qui elles sont des-
tinées et communiquées.
Cependant la plupart des auteurs évitent ces précisions et
se contentent de poser le principe rapporté plus haut que toute
révélation privée suffisamment démontrée doit être crue de foi
divine. En énonçant ce principe sans restriction ils semblent bien
insinuer qu'il doit s'appliquer non seulement à celui qui reçoit la
(1)Bened.XIV.DeCan.Sanct.lib. III, cap.53, n. 14. = Voiraussinn. 12et 13.
(2) Suarez. De fide, Disp. III, Sect. X, n. 5.
(3) Billuart. De fide, Dissert. I, art. 2.
(4) Franzelin, De Traditioneet Scriptura. Thés. 22.
(5) Mazzella,De fide, Disput. II, art. XI. « Jam corrimuniterrespondent,
quidquid olim aliqui dixerint, revelationemprivatam sufficienterpropositam,
-
sufficeread assensumfidei».
(6) Schiffini,De Virtutibus,Disp. II, thés. XIII.
(7) Billot.De virtutibusinjusis.Thés. X. «Nullumtamen dubium essepotest,
quin ad objeçtum fidei praecise theologicoe, quoquepertineant quae forte
ut illa
aliçui particularipersonoe rivatim a Deorevelarentur...Et re quidemvera, hypo-
p
thesi semel admissa plane evidensest obligationem credendi semper eadem
ratione urgere».
(8) Suarez, Ioc. cit. n. 7.
9. 136 Doctrine
révélation mais aussi à tous les autres fidèles qui sont certains
' qu'elle vient de Dieu.
Mais par ailleurs, ces mêmes auteurs admettent aussi un
autre principe qui semble dire le contraire : qu'une révélation
privée ne s'impose jamais aux fidèles et qu'ils ne sont jamais
obligésde la croire. S'ils veulent l'admettre ce n'est pas comme
parole de Dieu qu'ils doivent l'accepter, mais simplement comme
témoignage humain de paroles entendues de Dieu.
Comment concilier le premier principe : « toute révélation
suffisamment manifestée est objet de foi divine » avec cette autre :
« toute révélation privée qu'on n'a pas reçue soi-même ne peut
être objet que de foi simplement humaine » ?
On le voit, la question ne laisse pas d'être un peu obscure.
Essayons d'y porter la lumière, et de faire un choix raisonné dans
cette diversité d'expressions et d'opinions.
* *
PREMIÈRE ASSERTION. Celui qui reçoit directement la révéla-
tion est obligé de la croire de foi divine,- dès qu'il a la certitude que
c'est Dieu qui lui parle.
Nous disons qu'il est obligé de croire de foi divine, mais non
pas de foi catholique, parce que foi catholique dit plus que simple
foi divine. Celle-ci s'applique, d'après l'enseignement le plus ordi-
naire, à toute parole reçue de Dieu et connue comme telle ; celle-là
ne s'applique qu'à la parole de Dieu consignée dans l'Écriture ou
dans la Tradition, et proposée par le magistère de l'Église.
Si les théologiens qui rejettent notre présente assertion ne
voulaient pas dire autre chose, nous serions pleinement d'accord :
car personne n'a jamais soutenu qu'une révélation reçue de Dieu
après la période apostolique puisse jamais faire partie de la révé-
lation chrétienne, et devenir ainsi objet de foi catholique. Mais ils
vont plus loin. Ils concèdent bien qu'on puisse admettre ces révé-
lations comme parole de Dieu et, pour autant, faire un certain
acte de foi ; mais ils prétendent que cet acte de foi n'est pas de
même nature que celui par lequel nous croyons la révélation chré-
tienne, et qu'il ne procède pas de cette vertu théologale de foi qui
nous fait accepter les dogmes définis par l'Église.
Or à rencontre de cette théorie, on peut établir deux preuves
irréfutables, l'une tirée de l'Écriture, l'autre de la doctrine catho-
lique sur la nature de la vertu et de l'acte de foi.
* *
Ainsi que nous l'avons déjà remarqué, l'Écriture nous rap-
porte quantité de révélations qui, par elles-mêmes, sont des rêvé-
10. Croyance due aux Révélations Privées 137
lations privées, et qui ne font partie de la révélation publique que
parce qu'elles ont été racontées par les écrivains sacrés : révéla-
tions faites, par exemple, dans l'ancien Testament, à nos premiers
parents, sur le châtiment qui les attendait après leur faute et sur
le Rédempteur futur qui viendrait les délivrer ; à Nqé, sur le
déluge imminent par lequel Dieu allait détruire toute chair sur la
terre ; à Abraham, sur sa nombreuse postérité dans laquelle serait
le Désiré des nations ; aux prophètes, sur les malheurs'futurs du
peuple d'Israël et sur la gloire finale de Jérusalem restaurée ;
révélations faites aussi dans le Nouveau Testament à Zacharie,
sur la naissance de saint Jean-Baptiste ; à Elisabeth, sur la Mater-
nité divine de Marie ; à Marie, elle-même, sur le mystère de l'In-
carnation opéré en elle ; à saint Joseph sur les projets d'Hérode
méditant la mort de Jésus,...etc.
Toutes ces révélations, et tant d'autres qui remplissent les
pages de nos saints Livres n'étaient par elles-mêmes que des
révélations privées et personnelles. Ceux qui en étaient l'objet
se trouvaient donc à l'égard de Dieu dans les mêmes relations
que ceux à qui il a daigné parler dans la suite, et à qui il parle
encore de nos jours.
Or quelle est la foi qu'ils ont donnée à la parole de Dieu et
pour laquelle l'Écriture leur prodigue de si grands éloges ? —
Exactement la foi que l'Écriture elle-même nous propose comme
moyen de salut, et que les théologiens appellent la vertu théolo-
gale de foi. N'est-ce pas de la vertu de foi que parle saint Paul,
dans ce chapitre onzième de l'épître aux Hébreux où il débute
par la définition même de la foi, et où il exalte ensuite le mérite
de tous ceux qui se sont distingués sous l'ancienne loi par leur foi
vive et ardente aux paroles qu'ils avaient reçues de Dieu ? — Ne
parle-t-il pas aussi delà vertu de foi, dans tout le chapitre quatrième
de l'épître aux Romains, où il démontre qu'Abraham n'a pas été
justifié par les oeuvres de la loi, mais par sa foi aux promesses que
Dieu lui avait faites, et où il conclut que nous aussi, nous devons
être justifiés par la foi : « Ce n'est pas pour lui seul qu'il est écrit
qu'elle lui fut imputée à justice, mais c'est aussi pour nous. » (1)
N'est-ce pas par un acte de la vertu de foi proprement dite
que la très sainte Vierge elle-même a cru les paroles du messager
céleste ? Et n'est-ce pas de cette foi qu'Elisabeth la félicite en lui
disant : «Bienheureuse vous qui avez cru,parce qu'elles seront accom-
plies les choses que le Seigneur vous a dites. » (2) Pour tout dire
en un mot, n'est-ce pas dans ces textes de l'écriture que les théo-
(1) Rom. IV. 23-24.
(2) Luc. I. 45.
11. 138 Doctrine
logiens vont étudier la nature de l'acte de foi que nous devons
faire en présence de la révélation chrétienne ?
On ne peut donc le nier, les révélations privées que nous
raconte l'Écriture pouvaient et devaient être objet de foi divine
au sens le plus strict, c'est-à-dire de la même foi théologale que
nous devons avoir à l'égard des dogmes chrétiens. D'où viendrait
donc la différence avec les révélations qui ne sont pas mentionnées
dans l'Écriture ou qui sont postérieures à la période apostolique ?
Dieu peut parler, et il parle parfois à quelques âmes aussi claire-
ment aujourd'hui qu'autrefois, et son autorité est toujours la
même. C'est donc toujours le même assentiment, la même foi
qu'elles doivent à sa parole, dès qu'elle leur est suffisamment
manifestée.
* *
Examinons maintenant la doctrine catholique sur la nature
de la vertu de foi : nous arriverons directement à la même conclu-
sion. La foi, nous enseigne le Concile du Vatican, est une « vertu
surnaturelle par laquelle, avec le secours de la grâce de Dieu,
nous croyons vraies les choses qu'il nous a révélées, non pas à
cause dé leur vérité intrinsèque perçue par les lumières de la
raison, mais à cause de l'autorité de Dieu qui nous les révèle et
qui rie peut ni se tromper ni nous tromper. » (1)
D'après cette définition, quel est l'objet matériel de la vertu
de foi ? — Tout ce qui est révélé par Dieu. — Quel est l'objet
formel ou le motif ? — L'autorité infaillible de Dieu qui parle.
. Or ces deux éléments spécifiques de la vertu de foi se re-
trouvent identiquement dans l'acte par lequel une âme accepte
comme vraies les paroles qu'elle sait lui venir de Dieu. Que croit-
elle ? — Ce que Dieu lui révèle. — Pourquoi le croit-elle ? — Par-
ce que toute parole de Dieu est infailliblement vraie. — Des
deux côtés, même objet matériel, même objet formel, donc même
acte de la même vertu de foi.
A moins de prétendre que la définition de la foi donnée par
le concile du Vatican n'est pas complète, on ne voit pas comment
il est possible de soutenir qu'elle ne s'applique qu'à la révélation
chrétienne, et non pas aux révélations privées.
Quant à l'objection tirée des. textes où saint Thomas semble
restreindre la; foi aux vérités contenues dans la révélation chré-
tienne, il est facile d'y répondre par cette simple observation. Le
saint Docteur dans sa Somme théologique n'a autre chose en vue
que la doctrine chrétienne ; lors donc qu'il parle de notre foi, sans
(1) Conc. Vat., Sess. III, cap. 3.
12. Croyance due aux Révélations Privées 139
autre détermination, il est aisé de comprendre qu'il parle de la
foi par laquelle nous sommes chrétiens, et par laquelle nous
croyons ce que Jésus-Christ et ses apôtres nous ont enseigné.
Ainsi entendues dans le sens le plus simple, réclamé par le con-
texte, les paroles de saint Thomas ne s'opposent aucunement à la
doctrine que nous venons d'expliquer.
S'il est vrai qu'une révélation privée puisse être l'objet d'un
acte de la vertu de foi théologale, cela doit être vrai au moins
pour celui qui la reçoit directement de Dieu : c'est à lui que Dieu
s'adresse ; c'est à lui que s'impose premièrement l'obligation de
croire.
Mais il faut pour cela qu'il soit certain que c'est Dieu qui lu 1
parle. Or cette certitude il ne la possède pas souvent par lui-même-
Dieu peut assurément la lui donner, et les exemples cités de l'Écri-
ture montrent bien qu'il la donne parfois, mais souvent il ne la lui
donnera que par l'intermédiaire humain du directeur ou du con-
fesseur. Nous l'avons vu : il est de bonne règle qu'une âme qui
croit avoir des révélations craigne beaucoup de se tromper, et
qu'elle réserve son assentiment tant qu'elle n'aura pas été ras-
surée par les décisions de personnes sages et prudentes dont le
jugement sera la règle du sien.
Tant qu'elle sera dans le doute, il ne peut être question pour
elle de croire de foi divine. Mais que penser du cas, pratiquement
le plus fréquent, où elle n'arrivera à se persuader qu'elle a vrai-
ment reçu des communications divines, que sur l'approbation et
l'assurance réitérée de son confesseur ? — Il nous semble que,
même dans ce cas, elle doit faire un acte de foi divine, parce que
toutes les conditions requises pour l'acte de foi se vérifient parfai-
tement : Dieu lui a parlé ; le fait est certain maintenant pour elle.
Peu importe d'où lui'vient cette conviction, il ne lui reste plus
qu'à croire ce que Dieu lui a dit, parce que Dieu ne peut ni se
tromper ni la tromper.
*
. * *
DEUXIÈME ASSERTION. Ceux qui admettent une révélation
privée sans l'avoir reçue eux-mêmes de Dieu, au moins par intermé-
diaire, ne peuvent pas la croire de foi divine, mais seulement de foi
humaine.
Le sens de cette proposition est assez clair ; précisons-le
•cependant encore davantage. .
Nous ne voulons pas dire que pour croire de foi divine une
13. 140 Doctrine
Révélation, il faille la recevoir soi-même de Dieu directement ; si
cela était vrai, nous ne pourrions pas croire sur l'autorité de Dieu
la révélation chrétienne, car nous ne l'avons pas reçue nous-mêmes
directement. Mais nous voulons dire qu'il faut la recevoir, ou de
Dieu directement, ou de son envoyé dont lui-même nous fait
connaître la mission. C'est de cette seconde manière que nous
recevons la révélation chrétienne : Dieu lui-même, Jésus-Christ,
nous a dit publiquement —c'est-à-dire à la société de l'Église
dont nous faisons partie— que nous devons écouter ses apôtres
et leurs successeurs comme lui-même, et qu'il les charge de nous
transmettre jusqu'à la fin des temps tout ce qu'il avait à nous
dire.
De même, nous disons que pour croire une révélation privée
de foi divine, il faut ou bien la recevoir soi-même de Dieu, ou bien
.la recevoir d'un envoyé divin dont la mission nous est manifestée
et promulguée par Dieu lui-même.
Ainsi que nous l'avons vu plus haut, plusieurs théologiens
exigent moins de conditions pour qu'une révélation privée de-
vienne objet de foi divine. Il suffit, disent-ils qu'on soit certain
qu'elle vient de Dieu. Mais il nous semble que l'examen attentif
des décisions de l'Église et de l'enseignement traditionnel nous
fournit une preuve convaincante de l'assertion que nous venons
d'exposer.
D'une part, en effet, l'autorité de l'Église, dans ses décisions,
admet comme indubitable l'existence de révélations vraiment
divines, en dehors de la révélation chrétienne, contenue exclusive-
ment dans l'Écriture et la Tradition apostolique. De plus, elle
admet aussi la vérité de certaines révélations particulières, et elle
les considère comme pratiquement certaines, puisqu'elle en tient
compte dans sa liturgie et va même jusqu'à, instituer des fêtes
pour en célébrer la mémoire.
D'autre part cependant, malgré cette certitude pratique,
jamais elle ne les admet comme de foi divine ; jamais elle ne se
croit obligée de se conformer à ce qu'elles contiennent ; elle pré-
tend rester toujours parfaitement libre de les accepter ou de les
rejeter. Qui plus est, cette liberté qu'elle s'attribue en face des
révélations privées, même les mieux prouvées, elle la prpclame
aussi pour les fidèles. Jamais ils ne sont obligés, eux non plus, à
croire de foi divine telle ou telle révélation qu'on leur raconte.
S'ils l'acceptent, ce sera purement et simplement par un acte de
foi humaine. Et cependant, eux aussi, comme l'Eglise peuvent
arriver parfois à la certitude que telle révélation est vraiment
de Dieu.
, Comment expliquer cette apparente anomalie : qu'on soit en
présence d'une révélation certainement divine, et qu'on ne soit
14. Croyance due aux Révélations Privées 141
pas obligé de la croire de foi divine, c'est-à-dire sur l'autorité de
Dieu ? ,
*
* *
La première réponse qui se présente à l'esprit, c'est qu'on
n'est jamais vraiment certain d'avoir exactement la parole de
Dieu. Les preuves critiques, les signes divins manifestes, ou l'ap-
probation de l'Église peuvent bien donner la certitude sur la
vérité de l'ensemble, mais non pas sur l'exactitude de tous les
détails d'une révélation. Il nous manquerait donc toujours une
condition nécessaire à l'acte de foi : la connaissance certaine de
ce que Dieu a révélé.
Cette réponse contient une part de vérité : elle explique
qu'on ne puisse vraiment faire acte de foi divine pour tous les
détails d'une révélation donnée ; mais elle n'explique pas pourquoi
on n'est pas obligé de croire sur l'autorité de Dieu au moins l'en-
semble de cette révélation, si on l'accepte comme certainement
divine ; tout comme nous croyons de foi divine l'ensemble des
assertions contenues dans notre texte actuel de la Bible, sans
croire pour cela, de la même manière, chacune de ses assertions,
parce que nous ne sommes pas certains qu'elles soient toutes
conformes à l'original écrit par l'auteur inspiré.
Il semble donc que cette explication soit insuffisante, et
qu'il faille chercher ailleurs que dans le défaut de certitude la
raison pour laquelle ni l'Église, ni les fidèles ne sont jamais obligés
de croire de foi divine les révélations faites à une âme en parti-
culier. Cette raison plus profonde et plus radicale ne peut se
trouver, à notre avis, que du côté de l'objet. Voici brièvement
comment nous la concevons.
Une révélation que nous n'avons pas reçue de Dieu, ni direc-
tement, ni indirectement par son héraut, n'est pas parole de Dieu
pour nous ; ce n'est pas une parole que Dieu nous adresse, ni par
conséquent que Dieu nous impose. Et ainsi non seulement nous
ne sommes pas obligés, mais même nous ne pouvons pas la croire
de foi divine proprement, dite, c'est-à-dire, sur l'autorité de Dieu.
En effet, la foi surnaturelle n'est pas seulement une convic-
tion spéculative que telle parole est vraie parce qu'elle a été dite
par Dieu ; ^- une telle conviction existe dans l'esprit des damnés
qui cependant n'ont pas la foi — elle est surtout une soumission
de l'intelligence à une parole divine qui s'impose obligatoirement
à nous, tout en nous laissant la liberté physique de la repousser. (1)
(1) Concil:Vat., Sess. III. cap. 3. <Cùm ratio creata increûtoeVeritati
penitus subjecta sit, plénum revelanti Deo ihtellectuset voluntatis obsequiurn
jide proestaretenemur: Item in can. 1, de fide.
15. 142 .:.'.- Doctrine
C'est donc une soumission entière de l'esprit et du coeur à Dieu qui
nous parle et qui nous impose sa vérité comme règle de nos pensées
et conséquemment de tous nos autres actes.
Or ces conditions font défaut dans l'acte par lequel nous
admettons les révélations privées. Dans ces révélations, faites à
d'autres qu'à nous, Dieu ne s'adresse pas à nous ; il ne nous dit
rien, ni directement par lui-même, ni indirectement par un inter-
médiaire qu'il nous aurait dit d'écouter comme lui-même. Mais si
vraiment Dieu ne nous dit rien, en aucune manière, il est clair
qu'il ne .réclame ni ne demande rien de nous. En écoutant donc
les paroles qu'il a dites à d'autres, nous pourrons bien être persua-
dés qu'elles sont vraies, car Dieu ne peut ni tromper ni se
tromper, mais nous ne pourrons pas offrir à Dieu sur ce point la
soumission de notre intelligence et de notre volonté qui constitue
.proprement l'acte de la vertu de foi.
En un mot, la parole de Dieu qui est objet de la foi théolo-
gale est celle que Dieu nous impose comme loi de notre esprit ; or
la parole de Dieu contenue dans les révélations privées ne nous
est pas imposée par Dieu comme loi de notre esprit, parce qu'elle
ne nous est aucunement notifiée par Dieu. Donc la parole de Dieu
contenue dans las révélations privées, même si elle est connue
avec certitude, ne peut pas être pour nous objet de la vertu de
foi théologale. (1)
*
* *
Quelle est donc la nature de la croyance que nous pouvons
accorder aux révélations privées ? Il est facile maintenant de le
déterminer.
D'abord, le fait ou l'existence de telle révélation se présente
à nous ni plus ni moins comme tous les autres faits historiques
d'ordre religieux. Il n'y a aucune loi qui nous oblige de l'admettre ;
nous pourrons examiner, discuter, juger les preuves qu'on nous
en donne, et n'admettre que sur bonne démonstration la vérité
des récits qu'on nous en fait. Si nous arrivons à nous former une
conviction, notre assentiment sera tout simplement un acte de foi
humaine : nous accepterons le fait de telle révélation tout comme
nous acceptons les autres faits historiques, à cause d'un témoi-
gnage humain dont nous avons reconnu la vérité.
(1) Nousavons dit que Dieu pourrait nous notifierune révélationprivée par
un intermédiaire,c'est-à-direen nous disant que tel envoyé est son porte-parole
et que nousdevonsl'écoutercommelui-même. ependantcette hypothèsene peut
C
se vérifier qu'entre personnesprivées, mais jamais entre une personneprivée et
l'Église commesociété,car c'est un dogmede notre foi que Dieu a dit à l'Église
tout ce qu'il voulait lui dire, par Jésus-Christet ses apôtres. Il n'existera donc
jamais aucunerévélationprivée que l'autorité de l'Églisedoive, ni même puisse
croire de foi divine.
16. Croyance due aux Révélations Privées 143
Mais ici, comme en histoire, nous pourrons fonder directe-
ment notre croyance, ou bien sur les paroles du premier témoin
dU fait, dont nous aurons nous-mêmes pesé le témoignage, ou bien
sur le jugement de ceux qui ont déjà fait cet examen mieux que
nous ne pourrions le faire par nos propres lumières. Or, comme
nous l'avons déjà noté, l'examen direct d'une révélation, sort en
elle-même, soit dans ses preuves, est chose difficile, et générale-
ment au-dessus de la portée des intelligences moyennes. Si donc
les simples fidèles veulent se conduire en ces matières avec pru-
dence et sagesse, ils se fieront au jugement de personnes plus
éclairées et plus expérimentées ; tout comme, dans l'étude de
l'histoire, on se fie généralement au jugement de quelqu'un qui
est réputé bon historien.
Or le meilleur juge, de beaucoup le plus éclairé et le plus
impartial, dans l'examen de ces faits surnaturels, c'est l'Église.
Si elle s'est prononcée positivement sur leur vérité et leur réalité,
non seulement nous devons, en toute hypothèse, respecter son
jugement ; mais nous pouvons aussi l'accepter en toute sûreté
comme règle du nôtre, car il nous offre toutes les garanties pos-
sibles de la vérité.
Somme toute, de quelque manière que nous admettions le
fait d'une révélation privée, c'est toujours par un acte de foi
humaine, fondé directement ou sur le témoignage du voyant lui-
même, ou sur le jugement de certaines personnes plus éclairées
qui ont examiné ce témoignage, ou finalement sur le sentiment
de l'Église qui elle-même en admet la vérité comme suffisamment
démontrée.
Une fois parvenus à la conviction que telle révélation vient
de Dieu, nous devons nécessairement admettre la vérité de ce que
nous croyons que Dieu a révélé ; car il est évident que toute parole
de Dieu est vraie. Cette adhésion de notre esprit a bien quelque
chose de semblable à l'acte de foi, mais d'après ce que nous avons
expliqué plus haut, il lui manque une condition essentielle à l'acte
de la vertu théologale de foi. Nous pourrons bien aussi conformer
notre conduite, et parfois il sera mieux de le faire, aux paroles que
Dieu a dites à tel de ses confidents ; mais ici encore il n'y aura pas
véritablement soumission à la volonté de Dieu, puisque Dieu ne
s'adressait pas à nous.
Nous pouvons donc conclure avec certitude que la croyance
aux révélations privées chez ceux qui ne les ont pas reçues de
Dieu n'est pas du tout un acte de foi divine, mais simplement un
acte de foi humaine. Il semblera peut-être à plusieurs que nous
avons rabaissé l'importance des révélations privées, dont quel-
17. 144 Doctrine
ques-unes cependant ont eu une si grande influence dans la vie de
l'Église.
Nous sommes loin, en effet, de ceux qui voient dans certaines
de ces manifestations divines une sorte de nouvel évangile, et qui
ne craignent pas d'employer ce mot pour les qualifier. Mais pour-
raient-ils justifier leur manière de voir par les données de l'ensei-
gnement traditionnel et des décisions de l'Église ? — Nous ne le
croyons pas.
D'ailleurs nous verrons prochainement comment la théorie
que nous venons d'exposer est pleinement suffisante pour expli-
quer les grands biens de salut que Dieu opère dans l'Église par
l'intermédiaire de ceux qu'il a choisis pour en faire les confidents
de son coeur et les plus fervents apôtres de son amour.
A. ESTÈVE o. M. I.
18. infirmités Corporelles du Sacré-Coeur 145
LESACRÉ-COEUR
et les infirmités de sa nature humaine
II. - Les Infirmités corporelles du Sacré-Coeur (SuUeP
Le grand évêque d'Antioche s'indigne — comme d'une injure
personnelle — à la pensée que Jésus-Christ n'a pas véritablement
souffert : « S'il n'a souffert qu'en apparence, dit-il encore aux
Tralliens, pourquoi donc suis-je enchaîné ? Pourquoi désirè-je
combattre les bêtes ? Je meurs donc en vain, et ce que je dis du
Seigneur est mensonge pur » (2). — « A Dieu ne plaise,'confesse-
t-il aux Smyrniotes, c'est pour m'unir à sa passion que je souffre
tant, c'est lui qui me soutient, lui qui est homme parfait » (3).
Parlant de l'angoisse et de l'agonie que le Seigneur endura
la veille de sa mort, S. Justin affirme qu'il s'y est soumis afin
de bien montrer qu'il était comme nous homme passible et
mortel. (4) S. Irénée tire la même conclusion de la faim que •
Jésus-Christ éprouva après son jeûne de quarante jours au désert.-
N'est-ce pas le propre de l'homme qui jeûne d'avoir faim ? (5)
« Après avoir persévéré quarante jours dans son jeûne, dit dans
le même sens S. Grégoire de Nysse, il eut faim ; car il donnait
à sa nature, quand il le voulait, le loisir de ressentir et de produire
ce qui est de la nature humaine ». (6) Et avant S. Grégoire de
Nysse, S. Basile : « Comme le Seigneur consentit à avoir faim
après consomption en lui des aliments solides, et à avoir soif
après absorption de l'humidité de son corps; comme il a été
fatigué du fait de la tension, occasionnée par la marche, de
ses nerfs et de ses muscles, — non pas que la divinité fut en lui
terrassée par la fatigue, mais son corps subissait les infirmités
découlant de sa nature ; — de la même manière, il a donné
chez lui place aux larmes, en permettant à sa chair d'expéri-
menter ce qui lui est naturel ». Et veut-on savoir quand se pro-
duit ce phénomène des larmes ? S. Basile va nous renseigner :
« On pleure quand la cavité du cerveau, remplie des vapeurs
causées par la tristesse, se décharge par les yeux, comme par
deux canaux, de son liquidé fardeau ». (7)
(1) Voir Regnabit— T. ï, p. 424; T. II, p. 16
(2) ad Trallianos,n. 10. FUNK, Patres Apost.,I, p. 209.
(3) ad Smyrnaeos, . 4, p. 238.
n
(4) Dial.cum Tryphone, i.99. Ed. CAR. e OTTO, II, 354b.
r d t.
(5) ContraHaeres.,1.V, c. 21, n. 2. P. G. 7, 1180a.
(6) De beatitudinibus,
Orat. IV. P. G. 44, 1237a.
(7) Hom.de gratiarumactione,n. 5. P. G. 31, 228* 229.
19. 146 Doctrine
Les enseignements de S. Athanase sur ce sujet des infirmités
naturelles du Sauveur sont trop remarquables, pour qu'il soit
possible de les passer tout-à-fait sous silence. Je les emprunte
à son discours de Incarnatione Verbi, P.G. 25, 96-198, Après
avoir montré que le Verbe, Image du Père, ne pouvait restaurer
l'homme fait à l'image de Dieu, que par la destruction de la
mort et de la corruption, il conclut : « C'est à bon droit que le
Verbe de Dieu a pris un corps mortel, afin que la mort'pût être
anéantie en lui, et les hommes, restaurés selon l'image primitive.
Personne, si ce n'est l'Image du Père, n'était capable d'une telle
oeuvre ». (1) Plus loin, il ajoute d'une façon plus expresse : « Le
corps du Seigneur avait la nature commune de tous nos corps :
vrai corps humain, bien que conçu par un miracle inouï et né
d'une Vierge seule. Parce qu'il était mortel, il est mort comme
tous les autres corps ses semblables ; mais parce que le Verbe
se l'était uni, il n'a pas éprouvé selon sa propre nature la cor-
ruption du tombeau ; il en a été exempt à cause du Verbe de
Dieu dont il est le temple ». (2)
Le saint docteur se demande encore pourquoi le Sauveur
n'a pas éloigné de son corps la mort, comme il en a écarté toute
maladie, et il répond : « Puisqu'il avait pris un corps précisé-
ment pour mourir, il ne convenait pas qu'il écartât la mort,
afin que sa résurrection n'en fût pas empêchée. Au contraire,
il eût été malséant que la maladie précédât en lui la mort et la
préparât, de peur que.la maladie ne fût regardée comme une
faiblesse de celui qui habitait le corps. N'a-t-il donc pas eu faim ?
Oui, certes, il a eu faim en raison de la nature de son corps ;
mais ce corps ne pouvait mourir de faim, à cause du Seigneur
à qui il appartenait. C'est pourquoi, bien qu'il soit mort pour
la rédemption de tous, il n'a cependant pas connu la corruption.
Il est ressuscité intègre, car il n'était pas le corps de n'importe
qui, mais de la Vie elle-même ». (3)
Hésychius de Jérusalem, dont les expressions peuvent à
première lecture créer une petite difficulté, admet certainement
que Notre-Seigneur a en fait éprouvé les infirmités communes
de la nature humaine, mais il insiste particulièrement sur la
condition juridique du Sauveur, vis-à-vis de ces mêmes infirmités.
« Vous n'avez pas besoin de repos dans le ciel, lui dit-il à propos
du psaume cxxxi, 8 ; vous êtes vous-même le repos de toute
créature. Mais sur terre, à cause de nous, vous souffrez ce qui
est de la chair. Cependant, ce n'est ni la faim ni la soif que vous
éprouvez (c'est-à-dire, la faim et la soif, telles que nous les res-
sentons) : bien plutôt, alors que vous avez faim, vous êtes le
(1) N. 13, col.120 6c.
(2) N. 20, coM32 b.
(3) N. 21, col. 133C.
20. Infirmités Corporelles du Sacré-Coeur 147
pain de vie ; et quand vous avez soif, vous êtes en même temps
la consolation de tous ceux qui sont altérés, puisque vous êtes
le fleuve de l'incorruptibilité ; alors encore que vous êtes fatigué
de votre marche sur terre, sans effort vous vous frayez un sentier
sur les flots de la mer». (1) Sans aucun doute Hésychius recon-
naît que le Seigneur a éprouvé la faim et la soif ; mais ni cette
faim ni cette soif n'étaient semblables à là faim et à la soif que
nops éprouvons. Sa divinité et sa vision intuitive l'en exemp-
taient ; il ne les a pas subies, mais librement acceptées. Les
Pères, nous l'avons déjà vu et nous le verrons encore, affirment
toujours ce caractère souverainement libre et volontaire de
nos infirmités de nature chez le Sacré-Coeur. Il les prend, non
par la nécessité de sa condition humaine, répète S. Augustin,
mais par un effet de sa compatissante volonté ; (2) — non par
nécessité, reprend en écho S. Fulgence, mais parce qu'il le veut,
non necessitate, sed voluntate. (3)
Il serait peu séant, je crois; de ne pas céder la parole à l'un
ou à l'autre des Pères latins, à Tertullien par exemple, quand
il prend à partie Marcion, cet « assassin de la vérité », qui, par
son docétisme, innocentait les bourreaux du Christ, puisque le
Christ n'avait pu rien souffrir de leur cruauté. L'âpre africain .
réclame pitié pour l'unique espérance du monde et pour l'ap-.
parence ignominieuse de sa foi, en commentant de façon para-
doxale le mot de S. Paul sur la folie de la croix. « Épargne l'uni-
que espérance du monde. Pourquoi détruis-tu le titre infamant
mais nécessaire de la foi ? Tout ce qui semble indigne de Dieu
m'est profitable. Je suis sauvé, si je ne rougis pas de mon Seigneur.
Le Fils de Dieu est né : Je n'en rougis pas, parce qu'il en faut
rougir ; le Fils de Dieu est mort : il faut le croire, parce que cela
révolte la raison ; et enseveli, il est ressuscité du tombeau :
le fait est certain, parce qu'il est impossible. (4) Mais comment
tout cela est-il vrai dans le Christ, si lui-même n'a pas été véri-
table, s'il n'eut pas véritablement de quoi être attaché à la croix,
de quoi mourir, de quoi être enseveli et ressusciter, c'est-à-dire
une chair arrosée et échauffée par le sang, bâtie sur des os, entre-
lacée de nerfs, sillonnée par des veines, une chair qui sut naître
et mourir ? Cette chair sera humaine sans aucun doute, puisqu'elle
est née de l'homme, et par suite sera mortelle dans le Christ,
puisque le Christ est homme et fils de l'homme... Autrement,
(1) Serm.V. P. G. 93, 1464d.
(2) Enarr. in Ps. Lxxxvii, n. 3. P. G. 37, 1111.
(3) Epist. 18, c. 4, n. 8. P. L. 65, 496c.
(4) Hn'est pas inutile de remarquerque cesderniersmots, audacieuxjusqu'à
l'extrêmeet dont on a souventabusé,faute de les comprendre, ignifienttout sim-
s
plementque l'incompréhensibilité mystèren'est pas une raisonpour le rejeter :
d'un
elle_ la marque évidenteque Dieuest là, qu'il agit ou qu'il parle. Le propre des
est
opérationsdivines,c'est de s'imposerà l'esprit humain avecd'autant plus de force
qu'ellessemblentle heurter davantage.Cettemanièred'agir est le plus sûr moyen
d'empêcherque les hommesné confondentl'action divine avecla leur.
21. •
148 Doctrine
plus de raison pour que le Christ soit appelé homme, s'il n'a
pas de chair ; ni fils de l'homme, s'il n'a pas une origine
humaine, ni Fils de Dieu, s'il n'a pas Dieu pour Père. Ainsi, le
fond de ces deux substances atteste le Dieu et l'homme, l'un
qui. a pris naissance, l'autre qui n'est pas né ; l'un corporel,
l'autre spirituel ; l'un infirme, l'autre tout-puissant ; l'un mou-
rant, l'autre, étant la vie; propriétés distinctes qui montrent
deux natures, la divine et l'humaine, également véritables, en
qui une même foi confesse l'Esprit et la chair. Les miracles ont
manifesté Dieu qui est esprit ; les souffrances ont attesté la
chair de l'homme... Si les souffrances et la chair étaient imagi-
naires dans le Christ, imaginaires également en lui Dieu et lès
miracles. Pourquoi nous ravis-tu par un mensonge la moitié
du Christ ? Le Christ a été tout entier vérité. Crois-moi, il a
préféré naître que mentir en quelque chose, et à la vérité contre
lui-même, en feignant d'avoir une chair ferme sans os, solide
sans muscles, colorée sans qu'elle renfermât de sang, vêtue
sans avoir la peau pour tunique, affamée sans éprouver la faim^
mangeant sans dents pour manger, parlant sans langue pour
parler, de telle sorte que ses paroles fussent pour les oreilles
qui l'entendaient un fantôme par l'image de la voix. (1)
f Au témoignage de S. Ambroise, c'est assez que le Verbe
de Dieu se fût revêtu d'un corps humain, pour qu'il en portât
les infirmités, la faim, la soif, l'angoisse, la tristesse. (2)
Dans son vingt-et-unième sermon, qui est le premier sur
la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, S. Léon-le-Grand
nous montre le Fils de Dieu venant combattre à armes égales
l'ennemi du genre humain. Ce n'est pas en effet dans sa majesté
divine, mais dans l'humilité de notre bassesse qu'il descend
dans l'arène, opposant au démon la même forme, la même nature
autrefois vaincue par lui, sujette à la même mortalité, quoique
exempte et pure de toute faute. Ainsi donc, conclut-il, dans une
même personne, sans confusion des deux natures ni de leurs
propriétés, on voit s'unir la majesté à l'abaissement, la toute-
puissance à la faiblesse, l'éternelle vie à la mortalité, une nature
impassible à une nature passible : vrai Dieu et vrai homme en
unité de personne, de telle sorte que, comme lé réclamait notre
guérison, l'unique et même médiateur de Dieu et des hommes
pût mourir comme homme et comme Dieu se ressusciter. (3)
Un disciple de S- Augustin, S. Fulgence de Rupse, terminera
(1)De CarneChristi,c. 5. P. L. 2, 760- 762.
(2) In S. Lucam,1.VII, n. 133 P. L. 15,1734b.
Cf. Serm. XXII, c. 2, col. 195 a; —
(3) Serm. XXI, c. 2. P. L. 54, 192a -- 767.
Epist, XXVIII, c. 3 et 4, col.763a b, 765
22. Infirmités Corporelles du Sacré-Coeur 149
fceslongs et si beaux emprunts faits aux Pères latins. Après avoir
montré par l'Écriture que Notre-Seigneur a été éprouvé et qu'il a
souffert dans sa chair et dans son âme, il tire cette conclusion : « Le
Christ a été tenté tout à la fois dans sa chair et dans son âme
humaine. Et donc il a pris tout à la fois un corps et une âme,
et, s'il les a pris, sans nul doute il a daigné sauver l'un et l'autre.
C'était en effet chose convenable et tout ordonnée à notre salut
que le vrai Dieu, né du Père, s'unît personnellement la chair
réelle et l'âme de l'homme qu'il a lui-même créées, qu'il com-
battît dans l'une et dans l'autre avec le tentateur, qu'il remportât
dans l'une et dans l'autre la victoire et qu'il apportât secours aux
tentés dans l'une et dans l'autre, puisque dans l'une et dans l'au-
tre il donnait l'exemple de la victoire à ceux qui sont faibles
et mortels ». (1)
La lettre 18e et dernière du même saint docteur nous ar-
rêtera un peu plus longuement. Il y répond au comte Réginon,
qui lui avait expressément demandé si la chair du Seigneur
était passible ou impassible, corruptible ou incorruptible.
S. Fulgence distingue tout d'abord une double corruption :
— l'une qui consiste dans le péché même de l'homme ; et l'autre-
dans la peine infligée au péché. Et cette dernière corruption*
il la subdivise en deux sortes : •— parfois en effet, la peine du
péché, c'est le péché lui-même, Dieu vengeant le péché par le
péché. Cette sorte de corruption punit les péchés dans l'homme,
de telle sorte qu'ils ne cessent pas, mais bien plutôt se multi-
plient. — Il est une autre peine du péché, qui n'est que peine,
sans être péché ni incliner au péché ! Elle ne souille ni l'âme
ni le corps, mais les afflige : elle est ordonnée non à la souillure,
mais à l'humiliation du pécheur.
De ces principes posés par lui, S. Fulgence déduit aisément
la part de corruption assumée par le Verbe incarné. Le Verbe
a pris notre chair, mais exempte de tout péché, tant du péché
originel que du péché actuel. Et pourtant il la voulut non seu-
lement infirme mais mortelle. Or, parce que son corps était mor-
tel, il se trouvait de ce chef soumis à cette corruption qui n'est
que peine et dont est absente toute idée de péché. A ce genre
de corruption se rattachent la faim et la soif. Facilement le corps
mortel se corrompt, en éprouvant les morsures de la faim et
de la soif, qui peuvent même causer sa mort. La mort à son
tour achemine à cette corruption qui, du fait de l'âme qui s'en
est allée, réduit le corps en pourriture et en poussière. La chair
du Christ n'a pas connu cette corruption, puisqu'elle est res-
suscitée le troisième jour. Mais la faim, la soif, la fatigue du
corps, la souffrance, le Seigneur les a réellement ressenties :
(1) Ad Trasimundum, . I, c. 13. P. L. 65, 237 6 c.
1
23. 150 Doctrine
elles forment cette part de corruption qui nous vient du péché,
sans que nous en contractions aucun péché.
Après avoir rappelé quelques textes des saintes Écritures,
montrant'le Seigneur réellement soumis à nos infirmités de
nature, S. Fulgence conclut sa démonstration en ces termes :
«Ce corps n'est pas absolument incorruptible, qui des coups
qu'il reçoit éprouve une réelle douleur. Il est donc évident que
le Christ, avant sa passion et jusqu'à sa passion et à sa mort,
avait un corps mortel et sensible et que, pour nous, il a dans
ce corps éprouvé une faim véritable, une soif réelle, une vraie
fatigue, et ressenti les blessures réelles des clous et de la lance,
que par suite il a enduré des douleurs réelles non par nécessité
mais volontairement, et que par la libre acceptation d'une mort
vraie il a pour nous donné sa vie par son propre pouvoir. Consé-
quemment, le même Christ, mort en raison de sa faiblesse volon-
taire, ressuscité, par la puissance de Dieu, nous a montré dans
son corps ce qu'il en sera des nôtres. Il s'est humilié jusqu'à
l'acceptation de toute notre misère humaine, afin que, comme
dit l'Apôtre, (1) notre misérable corps soit transformé et rendu
semblable à son corps glorieux ». (2)
Il n'est guère possible de traiter des infirmités corporelles
chez le Seigneur, sans donner une place spéciale à S. Hilaire
qui semble ici s'opposer, au moins dans les termes, à l'ensei-
gnement de l'Église.
Afin de mieux ruiner la consubstantialité du Verbe avec
le Père, les ariens rapportaient à la nature divine du Christ tout
ce que les Évangiles nous disent de ses infirmités et de ses souf-
frances. S. Hilaire les combat dans son livre xe de Trinitate,
où bientôt il avance que, même le corps du Seigneur, conçu
qu'il a été de l'Esprit-Saint dans le sein d'une Vierge, était d'une
nature et d'une condition supérieures à la nature et à la condi-
tion de notre corps. Les coups, les blessures, la souffrance peu-
vent l'atteindre, mais il ne les ressent pas ; il peut être élevé
en croix, mais il n'en pâtit point, la douleur qui se précipite
sur lui ressemble à un trait qui traverse l'eau, le feu ou l'air. (3)
D'autre part, il est certains passages des oeuvres de S. Hi-
laire, toutparticulièrement dans son commentaire sur les psaumes,
où sa doctrine sur les infirmités corporelles du Verbe incarné,
se trouve à l'abri de tout doute et de tout reproche ; par exem-
ple, ce passage du commentaire sur le psaume Lxvme, n. 23 :
« Le Seigneur a pris sur lui nos péchés et souffert pour nous : il
a été frappé, afin qu'en lui, broyé jusqu'à l'ignominie de la croix
(1) Phil., m, 21.
(2) Epist. XVIII, c. 3 et 4, n. 5,6 et 8. P. L. 65,494c- 496 c.
(3) De Trinitate, 1. X, n. 23. P. L. 10, 361 - 362.
24. Infirmités Corporelles du .Sacré-Coeur 151
et de la mort, la santé nous fût rendue par la résurrection des
morts ». (1) Même ces lignes empruntées à son de Trinitate :
«Né d'une Vierge, il est allé du berceau jusqu'à l'âge parfait ;
il a passé par le sommeil, par la faim et la soif, par la fatigue,
fla-
par les larmes ; maintenant il va être tourné en dérision,
gellé, crucifié ». (2)
Claudien Mamert, Baronius, des théologiens tant anciens
que modernes, ont conclu de ces passages, tout au moins en
apparence contradictoires, que S. Hilaire n'avait pas toujours
été exact sur ce sujet des souffrances et des infirmités corporelles
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la théologie ne les ayant pas
mis encore en pleine lumière. On le peut penser encore aujourd'hui
sans manquer, je crois, au respect dû à S. Hilaire et à la sainte
Église qui lui a décerné le titre et le rang de docteur. Est-ce
que S. Augustin n'a pas écrit ses Rétractions ? Estrce que
S. Bernard et S. Thomas, deux docteurs également, n'ont pas,
du moins selon l'opinion commune, écrit contre l'Immaculée-
Conception ? Pourtant ni leur sainteté ni leur autorité n'en
sont pour cela diminuées.
Ce n'est pas que les interprétations en très bonne part,
mais plus ou moins forcées, plus ou moins décisives, aient jamais
manqué au texte incriminé et vraiment difficile de S." Hilaire.
D'après le Maître des Sentences, dont l'explication, adoptée
par S. Thomas, a été longtemps suivie, S. Hilaire distingue
entre les souffrances du Christ et les nôtres : pénales chez nous
et nécessaires, elles sont volontaires et libres chez le Christ ;
il entend donc simplement écarter de la chair du Seigneur la
nécessité, non la réalité de la souffrance.
D'après l'éditeur des oeuvres de S. Hilaire et la plupart
des théologiens, le saint docteur parle ici de la nature divine
du Sauveur, non de sa nature humaine. Si la souffrance, si les
coups de la flagellation et les clous du crucifiement atteignent
et traversent le corps, le Verbe qui habitait ce corps, demeurait
hors d'atteinte. Les ariens ne peuvent donc, du fait des infir-
mités de Jésus-Christ, tirer aucun argument contre la divinité
du Verbe. Voici comment M. Tixeront résume, la doctrine sur
ce point de l'évêque de Poitiers : « Cela n'empêche pas son hu-
manité d'être passible ; mais Hilaire enseigné et répète qu'elle
ne l'est que par miracle et par une volonté positive du Verbe.
Par suite de son union avec le Ve,rbe, de son impeccabilité, de
sa naissance virginale, l'homme en Jésus devait être normale-
ment impassible, affranchi des nécessités qui s'imposent aux
autres hommes, aussi bien que des affections et des passions
qui les émeuvent et qui les troublent. Si donc, comme Hilaire
(1) P. L. 9,484 a.
(2) De Trinlt., I. III, n. 10. P. L./lO, 81. -
25. 152 Doctrine
l'admet ailleurs, Jésus a souffert, s'il a eu faim et soif, s'il a gémi
et pleuré, c'est parce qu'il l'a voulu librement, soit que nous
entendions par là un ordre réglé dès le principe et une fois pour
toutes qui assujettit, malgré ses prérogatives, l'humanité du
Christ aux lois communes à tous les hommes, soit que nous
supposions une série d'actes de volonté sans cesse renouvelés
et s'opposant à l'action du privilège initial. En tout cas, les
souffrances et les faiblesses du Christ, loin d'être un argument
contre sa divinité, en sont au contraire la preuve, étant un
effet de sa puissance. Les objections qu'en tirent les ariens
sont absolument vaines ». (1)
J'aurais dû mentionner, avant S. Hilaire, Clément d'Alexan-
drie qui, lui, ne s'exprime certainement pas, sur les infirmités
corporelles du Verbe incarné, d'une manière conforme à la doc-
trine catholique. A son sens, en effet, « il serait ridicule de re-
chercher dans le corps de Notre-Seigneur, en tant que corps;
les fonctions du corps humain nécessaires à sa conservation ;
il mangeait sans aucun doute, non certes pour soutenir son corps
qu'alimentait une vertu divine, mais pour ne pas induire en
erreur ceux qui vivaient avec lui », et qui auraient pu douter
de la réalité de son humanité, s'il s'était abstenu de toute nour-
riture ; « c'est ainsi que par la suite plusieurs s'imaginèrent
que son avènement n'était qu'une pure apparence. Le Christ
était absolument sans passion : jamais ne se souleva en lui le
moindre mouvement passionnel, ni plaisir ni tristesse ». (2)
De l'opinion erronée de Clément d'Alexandrie, il faut rap-
procher l'erreur de l'hérétique Valentin, qui, au rapport de
Clément lui-même, prêtait au Seigneur un tempérament des
plus bizarres. Le Christ, écrivait Valentin à Agathopode, avait
une manière de manger et de boire qui lui était propre. Les
aliments qu'il absorbait ne subissaient en lui aucune digestion
ni aucun travail, parce que son corps incorruptible n'avait pas
besoin d'être restauré et renouvelé. «Sa continence était d'une
puissance telle que les aliments ne se corrompaient pas en lui,
qui était à l'abri de toute corruption». (3)
(A suivre)
DOM G. DÈMARET, moine de Solesmes
(1)J. TIXERONT, Histoiredesdogmes, II, 287, 288.
t.
(2) Stromat.,ï. VI, c. 9. P. G. 9, 292c.
{3)Stromat., . III, c. 7. P. G. 8, 1161,1164.
1
26. Au Château de Chinon 153
LE SACRÉ-COEUR DU DONJON DE CHINON
Attribué aux Ctievalleis du Temple
Nous n'avons point à redire ici l'histoire de l'Ordre des Tem-
pliers ; rappelons seulement qu'il fut institué pour la défense
militaire des conquêtes territoriales de la première Croisade et la
protection des pèlerins d'Europe qui se rendaient aux sanctuaires
vénérés de la Terre-Sainte.
Pendant près de deux siècles il justifia héroïquement, par la
généreuse effusion de son sang dans tous les combats d'Orient,
les faveurs que les Papes et les souverains lui prodiguèrent et les
richesses immenses qu'il reçut, tant des princes que des seigneurs
d'Occident qui, ne pouvant aller guerroyer en Palestine, s'y fai-
saient remplacer par des dons importants à ceux dont les vies
étaient vouées aux luttes incessantes de la Guerre-Sainte. Le
Grand-Maître du Temple avait la puissance, les privilèges et le
rang reconnu d'un souverain.
Cette prospérité matérielle et l'inactivité militaire dans la-
quelle l'Ordre s'endormit durant ses trente-cinq dernières années,
causèrent sa perte. Désertant la voie sainte que leur Règle leur
traçait et l'objectif nettement défini qu'elle imposait à leur zèle,
les Chefs de l'Ordre, profitant de ses richesses immenses, se li-
vrèrent à l'agiotage et devinrent en fait les banquiers des États
d'Europe qu'ils tinrent ainsi financièrement en demi-tutelle. Des
princes, et notamment Philippe IV de France, en prirent ombrage
et ce'dernier, poussé surtout, croit-on, par les conseils de ses
Légistes, résolut de provoquer la destruction de l'Ordre.
Un relâchement incontestable et quasi général, des désordres
nombreux, isolés, mais avérés, servirent à souhait les ennemis dû
Temple. En plusieurs commanderies de France surtout, des cheva-
liers avaient apporté de leur séjour aux pays orientaux des doc-
trines pernicieuses et des pratiques plus ou moins occultes procé-
dant de divers hérétiques, gnostiques, manichéens, canthares,
lucifériens, etc., et la licence des moeurs avait suivi de
près les erreurs de croyance'; par ailleurs, des cérémonies d'un
symbolisme équivoque oU catégoriquement abominable, usitées
en quelques commanderies, servirent de base aux pires accusa-
tions de sacrilège, d'idolâtrie, de magie et autres turpitudes.
Après une enquête générale ordonnée par le pape Clément V,
qui se trouvait en France, le sort de l'Ordre du Temple fut remis
aux mains des Pères du Concile de Vienne-en-Dàuphiné, lesquels,
constatant le relâchement de sa discipline et ses torts réels, d'autre
part reconnaissant qu'il ne répondait plus au but de son institu-
tion,.estimèrent que sa suppression était opportune. Elle fut pro-
27. 154 Doctrine
nqncée par Clément V en consistoire secret, au mois d'octobre
1311, et la bulle en fut publiée l'année suivante.
Philippe le Bel n'avait point attendu la décision pontificale
pour déférer les Templiers, à divers titres plus ou moins spécieux,
devant la justice séculière ; et, dès 1307, il s'était assuré de leurs
personnes en faisant arrêter le même jour, 13 octobre, tous ceux
de son royaume, sans en excepter le Grand-Maître, Jacques
Molay, qu'il avait fait venir de Chypre, sa résidence habituelle,
sous prétexte d'élaborer avec lui les plans d'une croisade pro-
chaine.
Le pape Clément faisait alors au monastère des Cordeliers de
Poitiers un séjour qui dura seize mois, et le roi de France résidait
à cette occasion dans la même ville, chez les religieux Jacobins.
Le Grand-Maître et les principaux Templiers de France, au
nombre de soixante-douze, furent donc conduits vers Poitiers ;
mais Jacques Molay s'étant trouvé malade à leur passage à
Chinon, ils y furent tous internés dans les tours du château, et le
roi, pour d'obscurs motifs, les y maintint longtemps après la
guérison de leur chef.
En août 1308 ils y furent interrogés par les cardinaux
Béranger Frédali, Etienne de Susy et Landolphe Brancaccio,
délégués par le Pape. Leur enquête terminée les éminents prélats
admirent les prisonniers à la participation des. Sacrements, et
dans une lettre écrite avant leur départ de Chinon, intercédèrent
pour eux près du roi Philippe ; mais l'année suivante un parle-
ment séculier, tenu à Tours, et dans lequel prédomina l'influence
des Légistes, les condamna à l'unanimité. Depuis quelques mois
du reste les infortunés captifs ne se faisaient guère d'illusion,
mais de ce jour ils se sentirent perdus et purent entrevoir déjà
les sinistres lueurs des bûchers des îles de la Seine.
Or, la tradition chinonaise veut qu'il soit resté dans le château
qui fut le cadre pesant de leurs terribles angoisses, un témoignage
impressionnant des pensées de piété et de repentir en lesquelles
leurs âmes cherchèrent une force de résignation, un élément de
consolation pour leur détresse présente, et pour l'autre vie, une
source de confiante espérance en la bonté de Celui qui, seul infail-
lible en ses jugements, laisse si souvent à sa Miséricorde le pas
sur sa Justice, C'est pourquoi les souvenirs locaux attribuent à
l'un de ces malheureux tout un ensemble de « graffites », c'est-à-
dire de dessins profondément gravés au couteau sur la muraille
intérieure du grand donjon du Coudray, centre de la forteresse de
Chinon où se trouvaient sans doute les plus éminents des cheva-
liers captifs.
-, Voici ce que dit de ces gravures le plus récent et le mieux
informé des historiens chinonais, M. Gabriel Richaud; avocat au
barreau de cette ville :
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29. 156 Doctrine
«.... On peut voir... creusés dans la pierre, des signes, des carac-
tères, des dessins grossiers. Cinq mots en lettres gothiques sont les
seuls qui soient lisibles : Je requier à Dieu pardon. On distingue encore
quelques figures de blason, des croix, des profils de personnages pros-
ternés. L'un d'eux a un costume mi-partie ecclésiastique et militaire :
une robe longue, l'écu et I'épée.
Ces inscriptions proviennent assurément des chevaliers du Tenv
ple » (1) .
Ajoutons que la figure principale de l'ensemble gravé n'est
point citée dans la brève description de Gabriel Richaud. C'est un
coeur très profondément creusé avec un soin extrême
et tout entouré de rayons radieux ; et ce coeur, il paraît
impossible qu'il n'ait pas été, dans la pensée du graveur,
le Coeur même du Christ.Jésus. Tout le donne à croire :
la gloire rayonnante qui l'environne, ses dimensions, la
perfection de son exécution et la profondeur de son
jaffouillement dans la pierre qui surpasse de beaucoup
celle des autres figurations. Au surplus, une particu-
larité d'un autre sujet, gravé près de ce coeur, vient nous
dire nettement que la pensée de l'auteur était particu-
'lièrement portée vers la blessure faite par la lance
(2) du légionnaire romain au flanc du Rédempteur:
la croix haussée dont le socle en gradins porte les mots gothiques
IE REQUIER DIEUPDON,est accompagnée
A
des clous, du roseau, de la lance ; et cette
arme est inclinée de façon que son fer
atteint la croix à la hauteur exacte où
se trouvait le flanc de la Victime expia-
toire ; et sur le fût même de la croix une
incision très nette, indiscutablement
intentionnelle, semble symboliser la bles-
sure latérale elle-même. Aucun argu-
ment contraire à tirer de ce que le coup
de lance est figuré du côté gauche ; nous
ne sommes pas ici en face du travail
d'un artiste de métier, coutumier des
usages de l'iconographie sacrée, mais en
présence de l'oeuvre émue d'un prison-
nier malheureux qui extériorise sa prière,
le repentir de ses erreurs et de ses fautes, et son recours en la
bonté du Sauveur.
Nous considérons donc le coeur du graffite de Chinon comme
une figuration certaine du Coeur de Jésus. Quant à son attribution
à l'époque du procès des Templiers, elle paraît établie plutôt que
combattue, — en plus de la tradition constante qui l'a toujours
(1) Gabr. Richaud : Hist. de Chinon p. 68. Paris, Jouve ; 1912.
(2) Coupede la pierre qui porte le coeurgravé.
(3) Détail d'une des figures de l'ensemblegravé.
30. Au Château de Chinon 157
regardée comme l'oeuvre de l'un d'eux — par les caractères go-
thiques qui s'y trouvent : ie requier à dieu pdon, et, plus haut sur
le mur, ce nom qui est peut-être celui du graveur et que l'effrite-
ment de la pierre rend malheureusement indéterminable : —
— C'est assurément la plus ancienne
JEHANDUGUA1
représentation du,Coeur divin connue jusqu'ici en France et
peut-être au monde, encore qu'on nous en signale une autre, en
Belgique, qui en serait à peu près contemporaine (?).
Notons aussi que dès l'époque des Templiers la pensée chré-
tienne, orientée par la grande dévotion du siècle précédent pour
les Cinq Plaies du Sauveur, se tournait plus particulièrement vers
son Coeur comme vers le centre de ses souffrances et la source
naturelle du Sang rédempteur. Et c'est à ce dernier titre surtout
que, tout en rappelant qu'elle fut le berceau mystique de l'Église
les auteurs d'alors parlent de la Plaie latérale, notamment
Clément V lui-même en ses Constitutions (1) et les Pères dé ce
Concile de Vienne qui supprima, en 1311, l'ordre du Temple.
Très peu après l'emprisonnement des captifs de Chinon le Coeur
de Jésus est nomément désigné, sous la plume d'Arnaut Vidal de
Castelnaudari, dans la magnifique Prière du seigneur de la Barre
que le R. P. Anizan a si magistralement commentée pour les lec-
teurs de « Regnabit » : (2)
Et qxan tu fust martz,Senher,après Quand tu fus mort, Seigneur,alors
Ton Corpartit abfere de lansa TonCoeur ut ouvert par la lance
f
Cela s'écrivait en 1318, alors que depuis quatre ans à peine
refroidissait la cendre des brasiers où les Templiers furent consu-
més vivants !... Pourquoi, contemporain d'Arnaut Vidal, le cheva-
lier qui grava au mur de sa prison la croix du Sauveur et les ins-
truments de ses douleurs mortelles, qui inclina la pointe de la
lance vers la place que son Coeur occupait sur la Croix, n'aurait-
il pas eu la pensée de figurer le Coeur lui-même et de l'entourer
des rayons de triomphe qui, de son temps, étaient l'emblème
mystique, spécial et réservé, de l'état glorieux ?...
— Une autre remarque que suggère le graffite de Chinon :
On sait que l'une des principales accusations portées contre les
Templiers devant les Tribunaux ecclésiastiques et royaux fut celle
de renier la divinité de Jésus, et d'insulter la Croix qu'ils ne consi-
déraient que comme un gibet honteux que tout chrétien devait
avoir en horreur ; et ils se rencontraient en cela avec les sectes
orientales des Canthares, des Bogomiles et des Lucifériens. Sans
nous éloigner de la région qui nous occupe, deux documents nous
sont restés qui semblent se rapporter à ces errements impies :
A la commanderie loudunaise de Moulins, paroisse de Bour-
nan, frère André de Mont-Loué, servant d'armes, déclara au cours
(1) I. In lib. I, cap. I, Tit. I. -
(2) F. Anizan: La bêlapreguieyradelsenherdela Barra. In RegnabitN° d'oct.
1921; p. 344-349.
31. 158 Doctrine
de l'enquête pontificale, avoir vu recevoir aux voeux, en la
chapelle de la dite commanderie, le chevalier Guillaume de saint-
Benoit qui renia trois fois Jésus-Christ et cracha sur la Croix. (I)
D'autre part, le Musée des Antiquaires de l'Ouest, à Poitiers,
possède une curieuse sculpture provenant de la commanderie de
Montgaugier sur laquelle un chevalier monté s'éloigne, en lui
tournant le dos, du Sauveur représenté dans l'attitude habituelle
du Crucifié, mais sans croix... (2) Fut-ce pour protester contre ce
mépris du bois rédempteur, reproché à certains de ses frères, que
dans son pieux ouvrage, le graveur de Chinon figura d'abord trois
fois la croix sainte, avec sur elle, l'indication des Cinq-Plaies, et
qu'il la répéta une quatrième fois sur le mur d'en face, plus com-
plètement entourée encore puisqu'on y voit la colonne de la fla-
gellation et le triomphal « Sol et Luna » ? Nous le croyons.
D'autres signes de la gravure qui nous occupe restent pour
nous des mystères : Une main ouverte et dressée, comme pour
prêter serment, est représentée trois fois, pareille à celles des
statères d'or de la tribu gauloise des Pictons, avec lesquelles elle
ne peut avoir aucun rapport, bien entendu — à moins que dans
les deux cas elles soient simplement un emblème de comman-
dement — Mais quel sens peut avoir la figure tracée devant le
personnage agenouillé, sorte de globe sur un pied en forme de taie?
Et pourquoi l'auteur a-t-il gravé, dans les rayons même qui jaillis-
sent du'Coeur, le blason où se voit la.fleur royale de France ?
A côté du Coeur rayonnant, une sorte d'écu bannière, écartelé,
porte, en ses quatre quartiers, la même figure héraldique qui se
voit sur le bouclier du personnage agenouillé plus haut. Coïnci-
dence singulière, ce même motif se trouve aussi sur l'écu sculpté
à la tête de la statue funéraire d'un Templier de la commanderie
de Roche, près Poitiers, (3) et nous l'avons nous-même relevé sur
un cartouche orbiculaire à la commanderie du Temple de Mauléon
(Deux-Sèvres). Avait-il un sens spécial dans l'héraldique parti-
culière à l'Ordre du Temple ?... Qui le dira ?...
Quoi qu'il en soit, ces rapprochements nous semblent appuyer
la tradition chinonaise en ce qui concerne l'origine et la date de
la gravure que nous venons d'étudier et qui sert d'écrin à l'un des
plus curieux et des plus précieux documents de l'iconographie du
Coeur de Jésus.
NOTE COMPLÉMENTAIRE intérieur du Donjonde Chinonsur lequel
: Le mur
le graffite que nous venonsde signalera été gravé au couteauest en calcaire
oolithiqueà grain fin et ferme.La surfacecouverte par l'ensemblegravé peut
s'inscrire dans un rectanglede 0,85 de longueursur 0,70 de hauteur. Le Coeur
rayonnant, seul, sans son aurioleradiée mesure 11 centimètresde hauteur.
L. CHARBONNEAU-LASSAY.
(1) ProcèsdesTempliers. aris 1841-1851. collect.
P ap. deDoc.inéditssur l'Hisl.
dé Fr. T. Il p. 104.
(2) A. de la Bouraliere: Deux souvenirsdes Templiers.In. Bull, des Antiq.
de l'OuesCArm.1091, I te.
'' (3) Musée lapidaire des Antiquaires de l'Ouest, à Poitiers.
32. Les Anabaptistes 159
La Théologie du Sacré-Coeur et le Protestantisme
i. - Les premiers Réformateurs (Suite) - c) Les Anabaptistes
Nous avons essayé, dans nos précédentes études, (1) de
mettre en évidence les illusions auxquelles les principaux chefs
du protestantisme, Luther, Mélanchthon et Calvin, furent entraî-
nés par leur fausse théologie de Vamour divin. Ils n'ont point
connu notre magnifique dévotion au Sacré-Coeur. Ils ont dépassé
en quelque sorte le point de vue où elle nous place d'emblée. Elle
nous met en face de la miséricorde infinie de Dieu. Elle nous en
montre l'emblème le plus émouvant et le plus instructif : le Coeur
transpercé par amour pour nous. Mais elle ne nous dit point,
comme Luther : Péchez hardiment, le Christ a satisfait pour vous,
son coeur est là pour vous inspirer confiance, même si vous demeu-
rez dans vos péchés. Elle ne nous dit point, à l'instar de Calvin :
soyez tranquilles, le Coeur vous rend témoignage que vous êtes
prédestinés. Que les réprouvés tombent en enfer, que vous
importe ; croyez quand même à l'infinie bonté d'un Dieu qui
sauve qui il lui plaît et qui damne qui il veut, sans qu'il y ait ni
mérite ni démérite chez les élus ni chez les rejetés. La dévotion
au Sacré-Coeur nous prêche la confiance sans limite, sans nous
inspirer la présomption ; elle nous témoigne de l'infinie bonté
sans nous obliger à croire à l'irrémédiable déchéance de notre
nature et à l'impuissance, bien plus, à la disparition de notre
libre arbitre.
Mais Luther, Mélanchthon, Calvin, et ceux qui leur res-
semblent : Bucer, Capiton, OEcolampade, Zwingli, Farel, etc.
ne représentent qu'un aspect du protestantisme. Tous, ils ont
commencé par Vindividualisme effréné et se sont arrêtés à un
dogme intransigeant. Auprès d'eux cependant Yindividualisme,qui
était l'essence même du protestantisme et qui a fini par prévaloir
dans son sein, s'est maintenu, plus ou moins secrètement, sans
interruption, jusqu'à l'époque contemporaine où il s'est enfin
épanoui tout à son aise.
A l'origine, on distingue trois groupes principaux d'indépen-
dants : les Anabaptistes, les Mystiques, les Antitrinitaires. Deman-
dons ici aux Anabaptistes quelle fut leur théologie de l'Amour
divin, c'est-à-dire, en somme, leur doctrine à l'égard du Sacré-
Coeur.
(1) Voir Regnabitn0Bd'octobre et de novembre,p. 324 et 443.
33. 160 Doctrine
Le mouvement anabaptiste forme l'extrême gauche du pro-
testantisme. Il en représente le développement logique. Il en
poursuit implacablement les principes. Ainsi, Luther avait déclaré
que la foi seule justifie. L'anabaptisme en conclut aussitôt que le
baptême des enfants est nul, car l'enfant est incapable de faire
un acte de foi.
Luther avait écarté le magistère interprétatif de l'Église,
dans le domaine des Saintes Écritures. Et comme il n'admettait
pas que la raison humaine pût comprendre le message divin de la
Bible par ses propres forces, — ce qui eût été le libre examen dont
il avait- horreur, quoi qu'on en ait dit, — il était forcé de recourir
à une inspiration individuelle pour juger du vrai sens des Écri-
tures.. Logiquement, l'anabaptisme s'attache à l'inspiration et la
rend indépendante de la lettre textuelle.
Le premier nom marquant de la secte fut celui de Thomas
Munzer. On sait comment une affinité naturelle porta ce Réfor-
mateur vers le parti paysan révolutionnaire, dont l'origine était
. bien antérieure et du reste bien différente. On sait aussi comment
le fanatisme de Munzer et de ses compagnons déchaîna l'effroyable
guerre des Paysans, (1524-1525), qui aboutit, avec l'approbation
chaleureuse de Luther, aux plus sanglantes répressions, de la
part des seigneurs. (1)
Mais ce que l'on sait moins c'est qu'il y eut, parmi les pre-
miers Anabaptistes, quelques penseurs et mystiques dignes d'in-
térêt chez qui nous trouvons une doctrine, fausse sans doute, mais
souvent beaucoup plus délicate et plus pieuse que celle de Luther
ou de Calvin.
A vrai dire, cette doctrine est quelquefois difficile à saisir.
De même que les protestants d'aujourd'hui, les Anabaptistes ont
presque autant d'opinions que de têtes. Quelques-uns, comme
Ludwig Hetzer, allaient jusqu'à nier la divinité du Christ et
rejoignaient les Antitrinitaires. D'autres ne s'éloignaient guère
de l'enseignement traditionnel. Un ancien chroniqueur protestant,
Sébastien Franck, écrivait d'eux, en 1531, après les avoir beau-
coup pratiqués :•« La plupart donnent une grande place au Christ,
espèrent en lui, lui attribuent toute grâce et toute félicité, font
dériver de lui leur salut. Mais ils ne veulent pas croire en lui seule-
ment de loin, ils veulent s'attacher à lui et le suivre en tout abandon,
comme Us disent. »
L'anabaptisme se sépare donc en ce point de Luther. Il insiste
sur l'imitation de Jésus-Christ. En cela, il se rapproché de nous,
bien que son indifférence à toute espèce de dogme le place aux
antipodes du catholicisme. Il faut lui savoir gré cependant d'avoir
combattu la dangereuse doctrine luthérienne de la justification
(1) Qu'on me permette de renvoyerpour tout celaà mon ouvrage-.Luther
et la questionsociale,Paris, Tralin, 1913;
34. Les Anabaptistes 161
par la-foi seule. Après les extravagances apocalyptiques de ses .
adeptes à Munster (1534), l'anabaptisme se clarifiera, s'épurera
et la secte baptiste qui en découlera et qui est maintenant très
prospère aux Etats-Unis (5 millions 1 /2 d'adhérents) sera une des
sectes les plus pacifiques et les plus morales du protestantisme.
Le plus remarquable représentant de la théologie anabaptiste
primitive est le bavarois Hans Denck. Longtemps il fut complète-
ment oublié. L'historien mystique et antidogmatiste Gottfried
Arnold fut un des premiers à lui rendre justice, dans sa grande
Histoire impartiale des Eglises et des hérétiques (1698-1700). Plus
récemment, Ludwig Keller a écrit sa vie (1882).
Hans Denck était né vers 1495, à Habach, en pays bavarois.
De bonne heure, il s'adonna à l'étude des Saintes Écritures,
notamment à Bâle, en compagnie d'Oecolampade ; il était très
versé dans les «troislangues », comme on disait alors : le latin, le grec,
l'hébreu. Bientôt, il devient recteur de l'école Saint-Sèbald à
Nuremberg. C'est là qu'il se lie avec Thomas Munzer, dont il
adopte les idées au sujet du Baptême, de la Parole de Dieu inté-
rieure, de la communion des Saints et de l'église invisible. Chassé
de Nuremberg, puis d'Augsbourg, il fait, à Strasbourg, la connais-
sance de Hetzer, un esprit aventureux comme le sien. Finalement '
il va mourir à Bâle, de la peste en 1527. Sébastien Franck le repré-
sente comme un personnage très pieux, recueilli, paisible et en
fait le « chef et évêque des Anabaptistes ».
Ses adversaires eux-mêmes ont respecté en lui un caractère
élevé, digne, d'une exemplaire moralité. Le dévergondage des
moeurs qui suivit l'expansion du luthérianisme lui avait causé un
véritable dégoût. Égaré cependant par les idées qui circulaient
autour de lui et par lès horribles calomnies répandues alors contre
la mystique catholique, il n'eut pas l'idée de chercher dans les
formes traditionnelles de la piété catholique un aliment à son
besoin dé beauté et de propreté intérieures. Bien loin de là, il
dépasse le luthéranisme. Il fait peu de cas des sacrements et de
l'Écriture elle-même, il s'abandonne aux illuminations de l'amour,
il se dirige d'après la parole intérieure « qui est vivante, puissante
. et éternelle, bien plus, qui est Dieu lui-même. »
Cette parole qui retentit au coeur de tout homme n'est rien
autre chose que l'esprit de Dieu ou du Christ. Comme Verbe
éternel, le Christ ne fait qu'un avec son Père ; depuis le commen-
cement du monde il vit dans l'âme de tout homme de bien. Auprès
de ce « Christ intérieur », le Christ historique n'est pas tant une
victime offerte pour nos péchés, qu'un modèle, un compagnon, un
ami, que nous devons imiter amoureusement. Entre ces deux
aspects du Christ, Hans Denck se balance d'une façon bizarre. Il
semble qu'il cherche « comme à tâtons » notre doctrine du Sacré-
35. 162 Doctrine
Coeur, sans pouvoir y parvenir, livré qu'il est aux aveuglements
du sens propre, aux illusions de l'illuminisme.
Il aboutit cependant à un livre très curieux qui a pour titre :
« Von der wahren Lieb — Du véritable amour ! »
Là, il touche presque à notre théologie du Sacré-Coeur : il
représente le Christ comme une révélation de l'éternel Amour de
Dieu, c'est-à-dire, explique-t-il avec raison, <le l'essence divine
elle-même, car Dieu est essentiellement Amour — Deus est cliari-
tas ! D'autre part, le Christ est la réalisation de l'idéal de parfaite
conformité avec le vouloir divin. Il nous a témoigné son amour
surtout en mourant pour nous.
Il semble que Denck n'ait plus qu'Un pas à faire pour
rejoindre nos mystiques penchés sur les plaies du Sauveur et spé-
cialement sur la plaie du côté, la plaie du Coeur.
Mais ce pas, il n'osa le faire. Les fausses conséquences du
mysticisme de Luther l'épouvantent. Trop insister sur la miséri-
corde infinie de Dieu et -sur les expiations surabondantes du
Christ, lui semble dangereux. C'est de là que- Luther a tiré son
quiétisme moral : à quoi bon nous tourmenter, Christ a satisfait
pour nous !
Hans Denck veut à tout prix éviter l'écueil fatal. Au lieu du
Sauyeur, il aime donc à contempler en Jésus le modèle. Et assuré-,
ment rien n'est plus « catholique » que le principe nécessaire de
l'imitation de Jésus-Christ. Mais Denck, par réaction contre
Luther, ne fait pas assez de place aux expiations et satisfactions
de Jésus mourant pour nous. Il est triste de voir une nature
d'élite comme celle-là errer parmi les ténèbres.et l'on n'en est que
plus enclin à bénir le Sacré-Coeur des garanties infaillibles qu'il
a données, dans son Église immortelle, à la pureté et à la vérité
de nos inspirations intimes et de l'heureuse solution qu'il a donnée,
dans notre foi, au conflit sans cesse renaissant entre le principe
d'autorité et le principe de liberté spirituelle.
Quelques extraits de l'ouvrage de Denck «Du véritable
amour », préciseront ce rapide exposé de sa mystique aventureuse :
« Dieu n'est rien qu'Amour. Cet amour produit dans certains
hommes une petite étincelle, dans l'un plus, dans l'autre moins.
Bien que dé nos jours, hélas ! cette étincelle soit éteinte presque
chez tous les hommes, cependant il est certain, puisque l'amour
est spirituel et que tous les hommes sont charnels, que cette
flamme, si petite qu'elle soit dans l'homme, ne vient pas de lui,
mais de l'amour parfait. Cet Amour est Dieu. — Cet Amour pou-
. vait ne pas prendre la chair et le sang, si Dieu ne s'était pas mani-
festé spécialement en certains hommes qu'on appelle « des hommes
divins » où des « enfants de Dieu », parce qu'ils regardent Dieu
36. Les Anabaptistes 163
comme leur père spirituel. (1) Plus Dieu se manifeste ainsi, plus
il peut être connu des hommes. Plus il est connu, plus il est aimé.
Et plus l'amour est aimé, plus la béatitude est proche. (2). C'est
pourquoi il a plu à l'éternel amour que l'homme (Christ Jésus), en
qui l'amour s'était révélé au plus haut degré, fût appelé le Sauveur
de son peuple, non pas qu'il fût possible à l'humanité de béatifier
(sauver) qui que ce soit, mais parce que Dieu lui. était si totalement
uni dans l'amour que toute l'action de Dieu devenait l'action de
cet homme et que. toute souffrance de cet homme était regardée
comme la souffrance de Dieu. Cet homme est Jésus de Nazareth
qui avait été annoncé par le vrai Dieu dans l'Écriture et qui fut
réalisé au temps voulu, qui s'est ensuite manifesté publiquement
en Israël, par la puissance du Saint-Esprit, en toute action et
passion, comme consacré et dévoué à l'Amour. Et nous reconnais-
sons en ce temps sans amour, qu'il a vraiment obtenu cela : que
nous connaissions l'Amour au plus haut point qu'il nous était
possible et nous sommes sûrs, par l'esprit de Dieu, que l'amour.
de Dieu à l'égard de l'homme et de l'homme à l'égard de Dieu ne
peut pas être manifesté plus hautement qu'il ne l'a été dans ce
Jésus. »
Nos lecteurs ont noté, dans ce passage, de graves impréci-.
sions. Hans Denck parle de l'union de Jésus avec Dieu comme
Nestorius ou Théodore de Mopsueste auraient pu le faire. On
dirait qu'il s'agit d'une union morale plutôt que d'une union per-
sonnelle, de l'union hypostatique définie au Concile d'Éphèse, en
431. — C'est là que l'illuminisme de Denck glisse dans le rationa-
lisme. — Mais on ne peut nier que certaines expressions de cet
hérétique ne soient assez heureuses, telles que la phrase soulignée
ci-dessus : « Plus l'amour est aimé, plus la béatitude est proche, —
Je mehr die Liebe geliebt wird, so viel naher ist die Seligkeit ».
Voici maintenant la conclusion de Denck :
« C'est pourquoi, quiconque désire connaître le véritable
amour et l'obtenir, ne peut y parvenir plus facilement et plus
promptement que par ce Jésus-Christ. Bien plus, l'amour ne peut
ni ne doit être connu que par lui. Non pas que le salut soit atta-
ché à la chair et au sang, au temps et au lieu, mais parce que cela
ne peut pas se faire autrement. Car de même que nul homme ne
peut être sauvé sans Dieu, de même Dieu ne veut sauver personne
en dehors de cet homme (Jésus-Christ). Tous ceux qui sont sauvés
sont un seul esprit avec Dieu. Celui qui est achevé dans cet amour,
celui-là est le précurseur de tous ceux qui doivent être sauvés, non
qu'il tienne cela de lui-même, mais parce qu'il a toujours plu à
Dieu que l'on suive et que l'on écoute en son nom ceux qui
(1) Denck veut parler ici des prophètes tous les temps. Il avait traduit
de
les livres dès Prophètes. Luther a utilisé la traduction.
(2) Admironsau passagecette formulequi s'appliquesi bien à l'une des fins
principalesde la dévotion au Sacré-Coeur aimer l'amour de Dieu pour nous.
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