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Compren
dre et
appliquer
Sun
TzuLa pensée stratégique
chinoise : une
sagesse en action
Pierre FAYARD
2e
édition
enrichie
Comprendr
e et
appliquer
Sun Tzu
À l’heure de la globalisation et des réseaux planétaires
d’information, la question de l’interculturalité revient sans cesse
dans les discours et les préoccupations des entreprises. S’implanter
en Chine, développer une franchise à Dubaï, ouvrir un bureau à
Miami, ou racheter un constructeur automobile japonais n’est pas
mince affaire. Et ceux qui l’ont pris à la légère ont connu des
échecs retentissants. Mais l’interculturalité n’est pas limitée aux
rapports entre les peuples : les mêmes difficultés de
communication se posent aujourd’hui entre les spécialités
(chercheur, marketing, juriste), entre les secteurs (privé, public),
entre les classes sociales (travailleurs, patrons), entre les
générations (baby boomers, Nintendo generation)…
La Société du Savoir, annoncée par Peter Drucker, sera une
société où la division du travail devra faire place à l’intelligence
collective comme source de création de valeur et de
développement. Une société où les systèmes isolés, cloisonnés et
ignorants de l’« autre », feront place à une ouverture à des réalités
multidimensionnelles, source d’enrichissement réciproque et
d’innovation. Une société où les savoirs fragmentés,
compartimentés, engoncés dans l’autosuffisance et l’arrogance des
spécialités et des statuts, feront place à la recherche de synergie et
de lien, intellectuel et social.
Les ouvrages proposés par Polia Éditions ont pour ambition
d’aider les hommes et les organisations à comprendre et à
construire cette nouvelle société. À partir d’idées, de réflexions et
de pratiques « exotiques » (c'est-à-dire différentes des nôtres), nos
auteurs, véritables « passeurs de savoirs », tissent un corpus
intelligible et appropriable par tous, qui repose sur deux principes :
l’ouverture et le lien.
À l’image de la Société du Savoir, Polia est un réseau ouvert, de
réflexion et d’action, auquel chacun peut participer en fonction de
son champ d’expertise, un carrefour où se rencontrent et s’allient
les cultures, les générations, les époques et les disciplines.
Jean-Yves PRAX
Directeur de collection
www.polia-editions.com
Pierre FAYARD
Compren
dre et
appliquer
Sun Tzu
La pensée stratégique
chinoise : une
sagesse en
action
2e
édition
Idéogrammes de couverture
réalisés par Madame Loi Dieu,
disciple de M. Ma.
La traduction littérale de ces
idéogrammes est : « La pensée de la
stratégie chinoise ».
© Dunod, Paris, 2004 pour la première édition
À Marc-Aurèle et à Gala
et en mémoire d’Antonin.
DU MÊME AUTEUR
Le Réveil du Samouraï, Dunod, Paris, 2006.
Trayectoria en la comunicacion publica de la ciencia, Editorial
Divulgacion de la Ciencia, Universum, Mexico, 2005.
L’Impossible formation à la communication, (direction
conjointe avec Denis Benoît et Jean-Paul Géhin),
L'Harmattan, Paris, 2000.
O Jogo da interaçao. Informaçao e comunicaçao em estrategia,
EDUCS, Caxias do Sul, R.S. Brésil, 2000.
La Maîtrise de l'interaction. L'information et la communication
dans la stratégie, Zéro Heure Éditions Culturelles, Paris,
2000.
Le Tournoi des dupes (roman de stratégie), L’Harmattan,
Paris, 1997.
Fusion Chaude, sciences, communication et adaptation, (avec
Delphine Carbou), Éditions de l'Actualité, Poitiers,
1995.
Sciences aux Quotidiens, l'information scientifique dans la
presse quotidienne européenne, Z'Éditions, Nice, 1993.
La Culture Scientifique, enjeux et moyens, (textes choisis
par), La Documentation Française, Paris, 1990. La
Communication scientifique publique, de la vulgarisation à la
médiatisation, La Chronique Sociale, Lyon, 1988.
AVANT-PROPOS À LA 2e
ÉDITION
e succès de la première édition de ce livre témoigne de
l’actualité d’une pensée stratégique, et de son texte de
référence1
, dont l’origine remonte à près de vingt-cinq
siècles. Plus que jamais aujourd’hui la familiarisation avec cette
pensée s’avère nécessaire pour chacun et c’est à sa vulgarisation
que cet ouvrage est consacré. Dans l’époque tumultueuse où
nous vivons, elle représente un éloge de la fluidité, de la liberté
et de l’ouverture d’esprit, en même temps qu’une ode à la
créativité astucieuse.
L
Par définition, la stratégie est contraire à la fatalité. Depuis
que le monde est monde, elle n’a de cesse de faire mentir ce que
les mécaniques prévisionnelles désignent comme inéluctable.
Aux côtés, mais distincte, de la science, elle représente une
entreprise des plus humaines et partagées qui soit, des plus
spontanément nécessaires aussi. Dans sa version chinoise, elle
s’inscrit particulièrement à l’encontre de prétendus modèles
fixes et définitifs, assurant qu’il existe des méthodes infaillibles
pour parvenir à ses fins. Comme s’il était envisageable
d’enchaîner la volonté des autres hommes en leur dictant
comment se comporter pour être en cohérence avec les attentes
et vues de généralissimes aussi omnipotents que le dieu de
l’évangile ! Ces illusions désastreuses oublient un détail, mais de
taille, c’est que la réalité n’attend pas les lumières de tel ou tel
stratège, si brillant soit-il, pour obtempérer à ses injonctions et
obéir à ses définitions. Par bonheur, elle est autrement riche et
malléable que ce que la seule linéarité de la raison enferme dans
ses interprétations.
La voie chinoise de la stratégie est relationnelle, elle se définit
toujours en fonction de la gamme des possibles qu’une
situation recèle en elle-même. C’est en le révélant, puis en
s’associant à ce potentiel qu’elle se manifeste. L’architecte sino-
américain Pei, en
VIII COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
charge de la réorganisation du Musée du Louvre, commença
par ressentir et s’imprégner du lieu avant d’émettre une
quelconque idée de plan. Pour lui, la majestueuse pyramide de
verre qui le coiffe à présent était comme déjà contenue et
portée par l’espace même de la Cour Napoléon. De là à dire
que l’harmonie est stratégique, il n’y a qu’un pas, mais cela nous
entraînerait audelà de ce simple avant-propos. À l’instar de la
1 . L’Art de la guerre de Sun Tzu.
culture stratégique japonaise2
, celle de la Chine ancienne
compte sur la sensation pour appréhender des tendances à l’état
naissant. En se mettant à l’école de la nature, en l’accueillant
avec sensibilité et perspicacité, le stratège devient à même de
s’en faire une inspiratrice et une alliée. Se mettre à l’écoute
amplifie ses capacités et fait naître des ouvertures et des
scénarios que la seule réflexion isolée et coupée du réel ne
saurait ni concevoir ni imaginer. De quoi méditer et sans doute
appliquer dans les turbulences actuelles dont les fertilités
demeurent à révéler !
Par rapport à la première édition, la présente comporte six
stratagèmes supplémentaires, choisis parmi ceux des trois
dernières familles du classique des trente-six stratagèmes
chinois : des situations de chaos (4), d’impasse (5) et
désespérées (6). Chacune de ces familles comporte ici deux
stratagèmes : « 19. travailler en montagne » et « 20. la confusion
opportune » (de chaos), « 29. Enrôler la force adverse » et « 30.
Rendre l’inutile indispensable » (d’impasse), et enfin « 31. La
faveur fatale » et « 32. La déception paradoxale » (désespérées).
Plutôt que de conserver la numérotation originale de l’édition
chinoise, nous avons préféré indiquer leur continuité dans ce
livre et les regrouper dans une seule partie intitulée «
stratagèmes de la dernière extrémité ». Comme dans l’édition
précédente, la conclusion demeure le trente-sixième
stratagème : la grandeur de la fuite. Pour aider à la
mémorisation des stratagèmes, tout en associant leurs intitulés
traditionnels à ceux proposés par l’auteur, un tableau
synthétique les propose en annexe, en y associant une phrase
qui résume leur principe et la mention de l’histoire de référence
utilisée dans le texte.
Sao Paulo, juillet 2007.
TABLE DES MATIÈRES
2 . Fayard Pierre, Le Réveil du samouraï. Culture et stratégie japonaise dans la société de la
connaissance, Dunod, Paris, 2006.
Introduction 1
PARTIE I
STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
1 Cacher dans la lumière 25
2 L’eau fuit les hauteurs 31
3 Le potentiel des autres 39
4 Les vases communicants 47
5 Le chaos fertile 55
6 La stratégie adore le vide 63
PARTIE II
STRATAGÈMES DU FIL DU RASOIR
7 Créer à partir de rien 73
8 Vaincre dans l’ombre 83
9 Profiter de l’aveuglement 91
10 Le sourire du tigre 97
11 Qui sait perdre gagne 103
12 La chance se construit 111
X COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
PARTIE III
STRATAGÈMES D’ATTAQUE
13 La pince des louanges 119
14 Le potentiel du passé 127
15 La victoire par la situation 133
16 Lâcher pour saisir 139 17 Du plomb pour de l’or 145
18 Le poisson pourrit par la tête 151
PARTIE IV
STRATAGÈMES DE LA DERNIÈRE EXTRÉMITÉ
19 Travailler en montagne 159
20 La confusion opportune 169
21 (29) Enrôler la force adverse 181
22 (30) Rendre l’inutile indispensable 191
23 (31) La faveur fatale 199
24 (32) La déception paradoxale 207
Conclusion
Grandeur de la fuite 215
Tableau synoptique des stratagèmes,de leurs
intitulés
et des histoires qui y sont associées 219
Bibliographie 225
INTRODUCTION
n ne compte plus aujourd’hui les références
et les citations tirées du classique de Sun Tzu,O
L’Art de la guerre1
, pourtant écrit plus de quatre
siècles avant notre ère. En ce début de millénaire
et sur tous les continents, un nombre croissant de
politiques, d’entrepreneurs, d’administrateurs, de
militants, de militaires ou de simples citoyens
avouent en avoir fait un livre de chevet. Pourtant,
entre la fascination intellectuelle, voire poétique, et
l’application de ses principes et recommandations,
autant dans l’analyse que dans la mise en œuvre,
force est de constater que le pas n’est guère aisé à
franchir. Dire que l’art de la guerre est comme l’eau qui
fuit les hauteurs et remplit les creux est une chose,
l’interpréter comme l’exhortation à éviter les
résistances et à se conformer aux contours d’une
situation pour progresser inexorablement et
insensiblement en est une autre !
Le lecteur occidental, dont la représentation de l’action
tend spontanément vers ce qui est direct et
1 . La première édition de l’ouvrage en Europe remonte à
1772 et fut effectuée par un jésuite français, le père Jean
Joseph Marie Amiot.
2 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
visible, a besoin de clefs et d’images qui lui soient
propres pour percevoir et intégrer les orientations
spécifiques de la pensée stratégique chinoise. C’est
à cet apprivoisement qu’invite le présent ouvrage,
avec pour ambition d’enrichir la manière
d’appréhender la réalité dans tout le potentiel1
qu’elle représente et d’exercer la volonté. Cette
perspective est d’autant plus d’actualité que le
réseau, le flux, l’échange et la transformation
progressive sont autant au cœur de la culture
chinoise que de la société informationnelle à
l’échelle planétaire.
La culture stratégique de la Chine traditionnelle
est profondément marquée par les caractères
physiques et démographiques d’un vaste pays dont
l’histoire se compte en millénaires et la population
en centaines de millions. Pour survivre et parvenir
à ses fins dans la Chine d’hier comme
d’aujourd’hui, deux principes clefs s’imposent :
l’économie et l’harmonie. La bonne gestion des
ressources pour soi et leur ruine éventuelle chez
l’autre s’il est un opposant, constituent ici un pivot
1 . Cette notion de potentiel est essentielle dans la pensée
stratégique chinoise. Elle recouvre tout l’échantillon des
possibles contenus dans une situation donnée du fait même
de sa dynamique propre et des ressources qu’elle recèle.
L’art du stratège consiste précisément à l’identifier et à en
comprendre les mécanismes sous-jacents afin d’en tirer
profit en les mettant en œuvre au service de ses projets.
Introduction 3
de la relation stratégique et du travail de
l’interaction des volontés.
Qui sait optimiser l’usage des moyens est
considéré comme sage et vertueux. Son efficacité
est d’autant plus célébrée qu’elle mobilise des
ressources qui lui sont extérieures : celles de
collaborateurs, de concurrents, voire d’ennemis
par le biais de subterfuges et autres stratagèmes.
Toute l’histoire de la Chine tourne autour de la
conquête et de la préservation de l’État en tant
qu’unité qui fonctionne et qui régule les échanges
de manière suffisamment harmonieuse pour
assurer la durée. Jusque dans les périodes
troublées, dites des Royaumes Combattants, où les
seigneurs de la guerre se disputaient l’espace du
pays, la référence demeurait l’unité de l’Empire à
reconstruire sur de nouvelles bases. L’art de durer
est au cœur de cette culture de la stratégie au point
que les Chinois soient parvenus à transformer du
temps en espace en retournant des défaites
temporaires en victoires territoriales par le biais de
la sinisation de leurs conquérants mongols puis
mandchous. Aujourd’hui, une part de la Mongolie
est chinoise et la Mandchourie l’est intégralement.
Dans l’Empire du Milieu, la rareté relative des
biens contraste avec une grande habilité à utiliser
le temps. C’est sur cette dimension temporelle que
les Chinois se procurent une liberté de manœuvre
et tirent profit du changement des circonstances.
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
4 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
Quand la vertu est stratégique
À l’image du jeu d’origine chinoise le wei chi, plus
connu sous son appellation japonaise de jeu de go,
la maîtrise du territoire est synonyme de vie en
Chine. La sécurité de la création, du maintien ou
de l’expansion des territoires dépend avant tout de
la solidité et de la fiabilité des communications
internes entre ses éléments constitutifs. Ici, les
relations sont plus importantes que les
composantes elles-mêmes. Pour Sun Tzu1
,
contemporain du Grec Thucydide, la qualité des
liens entre le général et ses troupes, ou entre le
prince et ses sujets, est la meilleure des garanties
de l’invincibilité.
Les intermédiaires jouent un rôle prépondérant
dans la culture stratégique chinoise car ils
représentent des articulations essentielles, des
éléments pivots de la stabilité ou de son contraire,
le déséquilibre. Pour s’assurer de l’invincibilité,
tâche première selon Sun Tzu, le stratège s’attache
à mettre en place un tissu de relations légitimes et
ritualisées qui structure en un ensemble cohérent
et réactif une armée, une entreprise ou un pays.
Pour lui, l’invincibilité ne dépend pas
prioritairement de l’accumulation de moyens
physiques offensifs et défensifs, mais de la
1 . Auteur du plus vieux traité de stratégie (cinq siècles avant
J.-C.) qui est aussi le plus lu aujourd’hui dans le monde entier.
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
Introduction 5
confiance qui unit un pouvoir, reconnu comme
juste et légitime, avec ses sujets ou ses administrés.
Faute de quoi, qui prétend détenir la force n’est,
en définitive selon l’expression de Mao Tse
Toung, qu’un tigre en papier1
: il a toutes les
apparences de la force du tigre, mais sa réalité est
aussi vulnérable que le papier que l’on froisse,
déchire ou brûle aisément.
C’est pourquoi, le souverain, en partageant
véritablement les peines et les joies de son peuple,
s’assure de la solidité de son soutien. Une fois
l’invincibilité acquise du fait d’une harmonie
intérieure et de l’excellence de l’administration, les
erreurs adverses offrent des opportunités de gains
ou de victoires. Puisque la qualité des
communications constitue la force réelle, son
contraire engendre la faiblesse et c’est cela que le
stratège révèle ou suscite chez ses adversaires ou
concurrents. Plus les relations entre les
composantes de l’édifice social adverse sont
défectueuses, plus celui-ci gaspille ses ressources et
en conséquence plus l’avantage du stratège
vertueux s’affirme. Car en Chine, la vertu est
stratégique !
Harmonie et économie permettent de durer, de
se défendre et de conquérir. On les développe
pour soi et on les accable chez les autres en cas de
conflit ou de concurrence. Sur ce registre, le
6 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
recours aux stratagèmes est l’instrument le plus
recommandé,
1. À l’époque du maoïsme triomphant et de la Révolution
Culturelle chinoise, cette expression désignait les États-Unis
d’Amérique, taxés d’impérialisme.
précisément par souci d’économie ! La fluidité des
relations et la circulation des énergies font vivre et
assurent le maintien et la santé du collectif, qu’il
s’agisse d’une famille, d’une entreprise, de la
société dans son ensemble ou de son instrument
militaire.
On retrouve cela dans les mouvements
coulants, fluides et continus du Taï chi chuan, art
martial emblématique de la Chine, qui se
traduisent dans une activité d’ensemble et de
chaque partie du corps dans un ballet sans fin.
Tout bouge simultanément et évite le blocage, qui
est coagulation génératrice de désordre et de
maladie. L’énergie circule en permanence et c’est
autant le gage d’une bonne santé que de
l’invincibilité. Il est dit que la médecine chinoise
traditionnelle avait pour objet premier de
maintenir en bonne santé (invincibilité) et de
soigner uniquement en cas d’échec du médecin à
interpréter, à réguler et à réorienter les flux. Sur un
autre registre, le mandarin, fonctionnaire lettré,
assurait le maintien des équilibres dynamiques,
c’est-à-dire des flux, dans le grand tout que
constituait l’administration de l’Empire.
Introduction 7
La philosophie du yin et du yang, qui voit le
monde comme une transformation permanente,
forme le soubassement de la culture de la stratégie
de la Chine traditionnelle. De l’interaction
constante de ces deux principes opposés et
complémentaires résulte un changement incessant
dont il convient de distinguer les prémices. On s’y
adapte pour en tirer profit plutôt que de les subir.
Or, ce n’est pas le fort en muscles qui est le plus à
même d’interpréter les signes ténus des
modifications en cours ou à venir, mais bien plutôt
le sage, l’homme de vertu et de connaissance. C’est
pourquoi, dans l’antiquité chinoise, les princes et
les empereurs ont toujours cherché à s’assurer les
services des meilleurs conseillers, de ceux qui
étaient riches en sagesse, en prescience et en ruses.
L’intelligence du réel, connaissance intime des
mutations en cours, permet de gérer et d’agir à
bon escient en anticipant et en se laissant porter
par les dynamiques transformatrices et
pourvoyeuses de vigueur ou de dépérissement.
Encore et toujours les notions d’économie et
d’harmonie ! Connaissant le sens des flux, c’est en
les épousant que, paradoxalement, le stratège les
dirige. Il se maintient en synergie avec eux et
s’inscrit dans leur logique. En les accompagnant, il
se fait accompagner par plus fort que lui, et c’est
ainsi que la plus grande des soumissions peut se
révéler être une domination paradoxale mais
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
8 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
invisible. La plus grande souplesse se transforme
en une force redoutable car insaisissable. On dit
que l’océan qui ne peut être saisi, saisit ! Mais si le
stratège est homme de vertu, celui qui échoue en
revanche n’a aucune excuse car c’est le résultat, si
ce n’est la preuve, de son manque de vertu. Il est
dès lors légitime et naturel qu’il disparaisse sans
que la notion de pardon puisse être invoquée !
C’est toujours ce même souci de l’économie qui
fait dire à Sun Tzu que les armes sont des
instruments de mauvais augure auxquels on ne
doit recourir qu’en toute dernière limite !
L’affrontement est coûteux, hasardeux et
destructeur. Une contrée soumise par la force est
difficilement contrôlable et le bénéfice de la
victoire en est moindre. Surmonter le
ressentiment, atténuer le désir de vengeance,
effacer les douleurs… tout cela est contraire à
l’économie. C’est pourquoi la meilleure des
stratégies ne cherche pas l’affrontement direct et
ouvert avec les troupes adverses ou l’assaut des
places fortes, mais elle s’attaque aux plans de
l’adversaire et à son esprit, écrit Sun Tzu !
Le stratège qui parvient à percer les intentions
de son adversaire et à en développer la
connaissance a déjà presque partie gagnée. On
mesure la différence avec le grand classique
occidental de la stratégie, De la guerre de Carl von
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
Introduction 9
Clausewitz1
, qui recommande d’annihiler en
priorité la force majeure de l’adversaire afin de le
mettre en situation de ne plus pouvoir se défendre
et ainsi lui dicter sa volonté. À l’inverse en Chine,
la subtilité, voire la sensibilité, fait la différence
pour apprécier qualitativement le mode de
fonctionnement de l’esprit adverse.
L’accumulation ou l’engagement de moyens
matériels n’intervient qu’en second temps. Plutôt
que de s’attaquer aux forces opposées par la voie
extérieure des armes, il est plus avantageux de les
affecter de l’intérieur par la déstabilisation, par
exemple en pourrissant les liens qui unissent leurs
différentes composantes. Dans cette perspective,
la connaissance de l’autre, de la nature de ses
communications internes et avec son
environnement est stratégique. Le sage-stratège
fait jouer ce potentiel à son profit, en l’orientant à
partir des courants qui l’animent. Discorde et
gaspillage sont les meilleurs vecteurs de la
déstabilisation adverse. Passions, égoïsmes,
prétentions, fléaux naturels, fractions, jalousies,
ambitions… représentent non seulement des
1 . Général prussien, contemporain de la Révolution
Française et de l’Empire, qui s’efforça de produire une
théorie de la guerre, à partir de l’histoire et de l’observation
des batailles et campagnes, notamment celles de Napoléon
Bonaparte, mais aussi de Frédéric II de Prusse et d’autres.
Clausewitz est considéré comme la référence pour les
guerres majeures de la fin du XIXe
et du XXe
siècle.
10 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
points d’appuis mais des moteurs de
déstabilisation que le stratège met en œuvre avec
tact, tout en demeurant invisible. La proie tombe
alors dans la main du prédateur sans que celui-ci
n’apparaisse le moins du monde comme tel. Ce
n’est, en apparence, que le simple travail de la
nature qui transforme les situations sans que l’on
puisse y détecter stratège sous roche !
L’intelligence du changement et la créativité «
stratagémique » permettent de vaincre à distance,
idéalement sans s’exposer. Plutôt que de se
développer dans la sphère du visible, solide et qui
résiste, c’est au niveau des prémices qu’il est
économique d’agir. Par la suite, les cycles des
transformations, de la croissance et de la
décroissance, font le reste et il ne s’agit là que du
déroulement naturel des choses…
Comme le sage, le stratège idéal est sans
volonté1
, sans dispositions fixes et ni credo coulé
dans le bronze. C’est au contraire sur l’image de
l’eau qu’il règle son comportement, si tant est que
l’on puisse oser une telle formulation. Parce que
l’eau n’a pas de forme déterminée, écrit Sun Tzu,
elle emprunte celle de ce qui la contient, elle se
conforme à la topologie du terrain ou de la
situation où elle se trouve. Dans un vase elle est
vase, dans une cuvette elle est cuvette, sur une
surface plate elle s’étale, dans la chaleur elle est
1 . Voir à ce propos les livres de François Jullien.
Introduction 11
vapeur, dans le froid intense elle est glace, givre ou
gelée, sur un relief accidenté ou dans une déclivité
elle est farouche… C’est en s’adaptant aux
conditions changeantes que l’eau demeure ce
qu’elle est. Ainsi doit-il en être de l’art de la guerre
ou plus généralement de la stratégie selon Sun
Tzu. Clausewitz le rejoint lorsqu’il écrit que la
guerre est un véritable caméléon. Mais surtout,
l’eau est potentiel du fait de la gravité et l’art du
stratège consiste à en tirer le maximum d’effet par
un travail de configuration des situations.
Sun Tzu recommande au stratège de ne pas
attendre la victoire de ses soldats, mais du contexte
dans lequel il les dispose. Pour lui, la force ou la
faiblesse, le courage ou la couardise ne sont pas
des qualités définitives liées à la nature même des
soldats. Elles découlent des situations dans
lesquelles ils sont plongés car ce sont elles qui
rendent les combattants forts, courageux ou
l’inverse. Un potentiel d’action se concentre, à
l’image d’un barrage où s’accumulent de grandes
quantités d’eau et dont on ouvre les vannes au
moment opportun. Plus grande est la déclivité,
plus puissant sera le courant qui emportera tout
sur son passage et viendra naturellement à bout
des résistances les plus hautes. C’est de la qualité
de ce rapport de situations que découle la décision,
bien plus que du simple rapport numérique de
forces. L’art stratégique de la Chine ancienne est
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
12 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
manipulateur de situations. Mais cette culture, qui
fonde l’existence multimillénaire de ce pays, peut
aussi être entendue comme une école de sagesse,
une voie ou un do, au sens japonais d’un chemin
de perfectionnement pour accéder à la
connaissance et à l'harmonie.
L’art majeur de la ruse
En Occident, ce que l’on qualifie de ruse de guerre
relève d'un art mineur, voire complémentaire. En
revanche, elle représente en Chine un mode
stratégique majeur, économique et adapté à une
culture dans laquelle l’usage du temps est une
inclination de prédilection. L’esprit de stratagème
s’enracine dans des représentations du monde,
dans une philosophie, voire dans une véritable
cosmogonie. Épouser les voies de la nature, s’y
fondre et s’y conformer pour mieux les orienter, la
proposition ne manque pas de surprendre un
esprit occidental, habitué à distinguer entre des
états inaltérables, et porté à appliquer, de l’extérieur,
sa volonté au réel pour le transformer.
Dans la philosophie du yin et du yang, la plus
grande des soumissions est le prélude à la
naissance de la plus grande des forces. Cela passe
par la pratique d’une sensibilité intelligente qui
perçoit, sousjacente aux manifestations tangibles,
l'œuvre des contraires-complémentaires (yin et
Introduction 13
yang) dont l’interaction permanente préside aux
changements. Pour les Chinois, le plus et le moins,
le fort et le faible, le vrai et le faux, le plein et le
vide, le lumineux et l'obscur… n'existent pas en
tant que qualités fixes et indépendantes. Ils sont au
contraire fondamentalement relatifs et
interdépendants. L'un est aussi la condition de
l'autre dans un processus sans fin ne pouvant, par
définition, exclure son contraire et le priver
d’existence. De fait, il faut faire avec. Si l’un des
versants de la montagne est plongé dans l'ombre,
l’autre est baigné de lumière… L'homme n'existe
pas sans la femme et vice versa, le cycle d’une
relation sexuelle inverse les qualités du dur et du
mou. La graine porte l'existence de la plante qui,
atteignant son apogée, donne naissance à la graine.
Modalités momentanées de l’énergie, tout se
transforme à terme en son contraire après lui avoir
donné naissance.
L’art stratagémique dans sa version chinoise ne
s’impose pas en s’opposant, mais en épousant
pour conduire1
de telle sorte que le je disparaisse
apparemment dans le travail de la nature.
L’intelligence sensible perçoit les potentiels
contenus dans les situations animées par le jeu
dynamique des contraires. La voie stratégique
chinoise procède du féminin vers le masculin à
l'inverse du mode majeur occidental. Au jeu de go,
le vide préexiste au plein alors qu’aux échecs
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
14 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
l’ensemble des pièces (potentiel) occupe l’échiquier
dès le début de la partie. À l’inverse aucune pierre
ne figure sur le goban2
et c’est le joueur aux pierres
noires qui joue le premier en commençant par les
bords !
D’essence indirecte, le premier temps de
l’attitude stratagémique néglige temporairement les
intérêts propres de l’acteur car ils risquent de le
troubler et de limiter sa perception en finalisant
trop ses attentes. Les signaux faibles annonciateurs
du travail de la nature sont délicats et
s’appréhendent mal avec de gros sabots, pourrait-
on dire. De
1. Sur ce propos, le lecteur pourra se référer aux travaux
desinologues comme Cyrille Javary, Ivan Kamenarovic ou
encore François Jullien.
2. Tableau ou échiquier sur lequel se joue le go. Il se compose
d’un ensemble de dix-neuf lignes verticales croisant dix-
neuf lignes horizontales, soit de trois cent soixante et une
intersections.
préférence à la mise en avant d’intérêts particuliers
et immédiats, la réceptivité et la disponibilité face à
l’environnement sont hautement recommandées.
L’approche initiale est stratégique, ouverte, globale
et considère de grandes échelles de temps parce
qu’il s’agit d’identifier et de rassembler le plus
vaste potentiel sans idées préconçues. Elle se
différencie d’une préoccupation d’abord tactique,
Introduction 15
fermée, locale et soucieuse d’atteindre ses objectifs
à très court terme.
Les définitions trop hâtives, tout comme la
fermeté des intentions, arrêtent le monde des possibles.
Elles sont contraires à l’identification de flux et de
potentiels disponibles où s’inscrire en agissant avec
l’environnement. Paradoxe, ou pour le moins
surprise, toute l’actualité de la pensée stratégique
de la Chine traditionnelle se révèle dans le monde
global et interdépendant que nous connaissons
aujourd’hui. Ceci étant posé, ni la volonté ni la
détermination ne sont en reste et l'approche
directe peut avoir son moment favorable une fois
les conditions réunies, en Chine comme ailleurs.
L'art stratégique chinois est rebelle à l'idée
d'action individuelle, atomisée, souveraine et
coupée du concours de la nature. Parce que le
monde est évolution permanente, toute situation
n'est qu'un instant particulier dans un cycle. Une
position de force est souvent le produit d'une
faiblesse antérieure que l'on a transformée. Une
vulnérabilité peut résulter d'une trop grande
habitude de la force, devenue illusion du fait de la
confusion entre la nature relative du moment où
l'on est fort, et une prétendue force absolue,
intemporelle, incorruptible et indépendante des
circonstances et des évolutions. La faiblesse
succède à la force selon des rythmes plus ou moins
longs.
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
16 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
Chaque principe, yin ou yang, naît de l'intérieur
de son opposé, qui lui est en outre
complémentaire. Ils n’existent pas isolément et
cela conduit à penser leur interaction et celle des
volontés1
comme une source de créativité
stratégique sans limite. Si les rythmes longs ne sont
pas favorables, le recours à des rythmes courts ou
encore à de microrythmes où l'alternance entre
force et faiblesse connaît un tempo accéléré, ouvre
des possibilités2
. Ce que l'on ne peut réussir
tactiquement contre une brute armée jusqu'aux
dents, on peut aussi y parvenir si l'on sait lire et
tirer parti de l'alternance des rythmes constitués
par des couples comme la respiration, le va-et-
vient entre attention et relâchement ou encore en
recadrant les termes de l’interaction des volontés
sur d’autres terrains ou sur des échelles plus vastes.
1. Sur ce sujet, voir Introduction à la stratégie d’André Beaufre et
La Maîtrise de l’interaction. L’information et la communication dans
la stratégie de Pierre Fayard.
2. L’usage de microrythme est extrêmement développé dans
laculture stratégique, du Japon en particulier.
L’attitude stratagémique enseigne à voir derrière
les manifestations visibles non pas tant une réalité
définitive à affronter, mais bien plutôt un état
transitoire manifestant le moment d'une
transformation d'énergie. L’art stratégique chinois
recommande de ne pas chercher à agir localement
Introduction 17
au niveau de l’immédiat, mais sur l’évolution
globale des flux. Cartographe avisé, le sage-stratège
calcule ses positions, accélère ou ralentit sans
tomber sous le joug de l'attraction trompeuse et
piégeante des formes. Un sabre n'est pas
dangereux en soi mais en fonction de l'état et de
l'habilité de qui le manipule et de la situation dans
laquelle celui-ci se trouve.
Le classique des Trente-Six Stratagèmes
Pour aborder plus avant la pensée stratégique de la
Chine ancienne et l’adapter en des termes que le
lecteur de culture occidentale puisse entendre afin
de s’en inspirer dans ses pratiques de tous les
jours, il existe un traité de référence. Depuis des
siècles, le traité dit des Trente-Six Stratagèmes
rassemble dans le monde chinois l'interprétation
de différents auteurs sur une suite d’items que
nous pourrions qualifier de logiciels stratagémiques.
Chaque stratagème se présente sous la forme
d’une collection de quatre idéogrammes que l’on
doit interpréter et adapter aux situations qui les
appellent. À la différence de L’Art de la guerre de
Sun Tzu, l’ouvrage ne fait pas référence à un
auteur exclusif mais à plusieurs qui se succèdent à
travers les âges et les implantations diverses de la
diaspora chinoise. Le nombre d’interprètes
occidentaux de ces logiciels ne cesse aujourd’hui de
18 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
croître. D’une manière générale, ces stratagèmes
s’appliquent à toute situation où interagissent des
volontés qu’elles soient politiques, militaires ou
économiques, mais aussi à la gestion, à la
négociation et aux relations interpersonnelles.
Dès lors qu’une volonté se manifeste dans un
contexte plus ou moins difficile, elle peut s'inspirer
de ces logiciels stratagémiques pour parvenir à ses fins.
Mais leur connaissance ne garantit pas pour autant
la réussite absolue, pas plus qu’un logiciel de
traitement de texte ne crée des génies littéraires du
simple fait de son usage. L'application de ces
stratagèmes à des situations particulières requiert
non seulement de l'intelligence, dans le sens d'une
compréhension subtile des potentiels, des
intentions et des relations, mais aussi de la
créativité, de l’astuce et un grand sens du rythme.
Pas plus que la stratégie en général, le stratagème
ne relève d’une science exacte où des conditions
prétendument identiques produiraient des résultats
calculables et prévisibles.
Les circonstances et surtout les protagonistes ne
sont jamais les mêmes. Leurs capacités respectives
et leurs niveaux de connaissance demeurent en
perpétuel apprentissage et continuelle
transformation.
Affaire de volontés aux prises dans des
environnements changeants et peu maîtrisés, le
stratagème relève de l'art plus que de la science.
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
Introduction 19
Les versions et commentaires du classique des
Trente-Six Stratagèmes sont innombrables et varient
selon les auteurs, les époques et les lieux, mais
aussi les domaines d’application. C’est ainsi, par
exemple, qu’il existerait une variante particulière
dévolue au champ de l’action familiale et des
relations entre hommes et femmes. Dans le
présent ouvrage, on trouvera des références à une
dizaine de versions en français, anglais et espagnol.
Alors pourquoi donc en rajouter une de plus ?
Cela résulte d’un travail de plusieurs années
d’étude et d’enseignement, mais aussi, et avant
tout, d’un constat qu’il convient d’éclairer.
Les lecteurs de L’Art de la guerre de Sun Tzu
savent d’expérience que le mode d’expression de la
pensée chinoise diffère notablement de ce dont
nous avons coutume en Occident. La
compréhension d’une culture stratégique asiatique
suppose que nos modes de pensée occidentaux
s'adaptent à une autre forme de pensée, de
conceptualisation, de représentation mais aussi
d'expression. Nous en voulons pour preuve la
diffusion des arts martiaux japonais. En tant
qu’ancien aïkidoka, j’ai personnellement le
souvenir de stages avec de véritables maîtres
nippons (sensei) où la logique eût voulu qu’au
niveau de perfection des enseignants corresponde
une progression similaire des pratiquants.
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
20 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
Quel enchantement devant la maîtrise des sensei
pendant que leurs déplacements donnaient à
comprendre une technique particulière : tout
paraissait fluide, spontané, esthétique, sans effort
et d’une efficacité à toute épreuve. À l'issue de la
démonstration, le maître lançait le ai dozo
caractéristique qui invitait à l’exercice, mais force
était alors de constater que la suprême facilité, la
justesse et l’économie du geste n’étaient pas au
rendez-vous sur le tatami ! Un écart terrible
s’interposait entre la perception fascinée que nous
ressentions lors de la démonstration d’une part, et
nos capacités effectives à traduire l’enseignement
en actes d’autre part !
Par chance, des professeurs français prenaient le
relais et expliquaient ultérieurement, et au moyen
d’une pédagogie tout occidentale, comment
enchaîner les phases successives du mouvement.
Tout y passait : de la position des pieds à celle des
coudes, du niveau des épaules à la direction du
bassin… le détail était précis, explicite et séquencé
là où l’enseignement à la japonaise livrait une
forme globale à reproduire1
. Sans cette
occidentalisation, le risque est permanent de passer à
côté et de ne pouvoir approcher la saveur et la
profondeur
1. Au Japon, la transmission du savoir et de la compétence
fonctionne essentiellement sur un mode tacite et silencieux,
de hara (centre vital) à hara, dit-on. Le travail de l’apprenant
Introduction 21
se fait à partir de l’essence d’un mouvement plus que de son
séquençage. Le global l’emporte sur le local.
d’un contenu masqué par la force gravitationnelle
propre à une culture lointaine.
Il est plaisant d’entendre Sun Tzu comparer l’art
de la guerre à l’eau qui fuit les hauteurs pour
remplir les creux, mais… so what ? Il est frustrant
que ce constat glisse sur la toile cirée de nos
neurones sans y pénétrer ni les fertiliser ! C’est
pour éviter cet effet toile cirée sur laquelle glisse
l’eau de la lecture que ce livre se veut un
apprivoiseur de culture, un intermédiaire à la fois
déconstructeur et bâtisseur de passerelles.
Pour comprendre et appliquer Sun Tzu, le
choix de cet ouvrage porte sur une sélection de
vingtquatre des trente-six stratagèmes, entendue
comme un support pour aborder la pensée
stratégique de la Chine ancienne.
L’ensemble se conclut sur le stratagème des
stratagèmes selon les auteurs, celui de la fuite !
Lorsqu’un conflit ne peut trouver d’issue favorable
tant la situation est désespérée, le meilleur choix
est de s’enfuir car cela signifie préserver son
potentiel pour les temps meilleurs qui ne
manqueront pas de survenir tôt ou tard.
Le lecteur trouvera dans ce livre, la présentation
de ces vingt-quatre logiciels stratagémiques, rassemblés
en quatre familles et selon une présentation
22 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU
identique. Un titre, la plupart du temps original,
introduit chacun d’entre eux, agrémenté par une
ou deux citations, et par quelques images et
expressions indicatives qui donnent l’ambiance et
l’esprit du stratagème. À titre de référence,
mention est faite des titres habituels tirés de
versions publiées en français, en anglais et en
espagnol du classique des Trente-Six Stratagèmes.
Une histoire, traditionnelle ou originale, rend
ensuite compte d’une application exemplaire de
chacun de ces stratagèmes. Ces récits servent
d’armature au développement d’un aspect
particulier de la pensée stratégique chinoise.
Souhaitons à présent bonne lecture et
découverte de cette culture qui introduit aussi à
une forme de sagesse. Notre vœu le plus cher est
qu’elle enrichisse et stimule l’intelligence et
l’ouverture d’esprit du lecteur ainsi que sa
créativité stratégique.
24 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
PARTIE I
STRATAGÈMES DE
L’EMPRISE
Stratagèmes en situation de domination /
Stratagems when winning / Stratagèmes des
batailles déjà gagnées / Stratagems when in
superior position / Estrategias cuando se domina
la superioridad
1 Cacher dans la lumière
2 L’eau fuit les hauteurs
3 Le potentiel des autres
4 Les vases communicants
5 Le chaos fertile
6 La stratégie adore le vide
Cette première série du classique des Trente-Six
Stratagèmes est dite de la position supérieure dans
le sens où celui qui y recourt se situe hors
d’atteinte des menées adverses. Le stratège
considère l’environnement sans trop en subir les
contraintes et dispose de la possibilité de prise
d’initiatives. En termes stratégiques, il bénéficie
d’une liberté d’action dominante par rapport aux
autres acteurs et dans sa relation avec la situation
proprement dite.
Le revers de la médaille réside en ce que ses
choix sont exposés en pleine clarté, d’où la
nécessité d’user de ruses et de faux-semblants en
mêlant subtilement vrai et faux, ombre et lumière,
leurre et réalité… afin d’éviter de dérouler un jeu
trop prévisible. Cette première série procède d’une
approche plutôt directe, bien qu’en matière de
stratagèmes les choses ne soient jamais aussi
simples, évidentes et unidirectionnelles.
26 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
1
CACHER DANS LA LUMIÈRE
Ce qui est familier n’attire pas l’attention.
Proverbe chinois
L’habitude sécurise le secret – Un
secret en habit de lumière – Aveugler
Mener l'Empereur en bateau / Abuser l'Empereur
et traverser la mer / Cacher le ciel pour
traverser la mer / Cross the sea under
camouflage / Cross the sea by deceiving the
sky / Crossing the sea by treachery / Cross the
sea without heaven's knowledge / Cruzar el
mar confundiendo al cielo / Cruzar al mar a
simple vista
Au cours d'une campagne militaire, l'empereur
du Nord, victorieux, campe avec son armée au
bord d’un fleuve de l'autre côté duquel les
restes des troupes ennemies vaincues sont
rassemblés. Le franchissement du fleuve
assurerait une victoire totale mais le souverain,
craintif, tergiverse en dépit des
recommandations offensives pressantes de ses
conseillers.
Refusant d’argumenter plus avant, l'un d'entre eux
fait construire un îlot artificiel suffisamment vaste
pour présenter toutes les apparences d’un vrai
camp de campagne sur la terre ferme. Arbres,
chevaux, tentes… rien ne manque. L’esprit sans
inquiétude, l’Empereur s’installe comme à
l’ordinaire sur cet îlot, qu'il ne sait pas flottant tant
il présente toutes les apparences d’un bivouac sur
la terre ferme. Dans la nuit, l’îlot se détache,
traverse le fleuve et au petit matin l'armée, qui a
franchi l’obstacle dans la suite immédiate de
l’Empereur, réduit dans son élan les dernières
résistances de l’ennemi dont la déroute finale est
consommée.
Dans une quiétude totale du fait des apparences
sécurisante du camp, le Fils du Ciel1
a traversé
l’obstacle pour son plus grand avantage, l’esprit
en paix au milieu des dangers qu’il craignait le
plus…
Comment assurer la sécurité d'un secret quand
règne la plus grande des circonspections ?
Réponse paradoxale : en supprimant tous les
signes et les indicateurs d’une dissimulation
volontaire. Dans sa nouvelle intitulée La Lettre
volée, Edgar Allan Poe décrit une enquête
minutieuse, dans les recoins les plus obscurs,
traquant les cachettes les plus improbables pour
retrouver ladite lettre, alors qu’elle est
Cacher dans la lumière 27
1 . Dénomination traditionnelle donnée à l’empereur de Chine.
28 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
épinglée aux yeux de tous dans le bureau du
suspect numéro un ! Retournant l'aphorisme qui
veut qu'une anguille (une intention secrète) ait
besoin d'une roche (un couvert pour se
dissimuler), ce stratagème met à profit la croyance
générale selon laquelle l’absence de roches suppose
aussi celle des anguilles ! Sans obscurité, pas de
secret, pense-t-on habituellement.
Dans la nouvelle de Poe, le zèle investigateur se
dépense en pure perte car il ne fait aucun cas des
apparences quotidiennes. C’est donc en pleine
lumière que la pièce à conviction essentielle est le
mieux gardée. Une évidence éblouissante
provoque son contraire : la cécité ! On s’accorde à
penser qu’un dessein occulte, un mystère ou une
manigance se sécurise dans l’ombre pour ne pas
être éventé ou révélé trop tôt. À la manière de la
nuit qui précède le jour, l’intrigue a besoin du
couvert de la discrétion avant de pouvoir se
manifester sans risque au grand jour. Si de telles
intentions secrètes évitent la pleine lumière, alors
c'est dans les replis obscurs, dans l'étrange et les
ténèbres que se focalise l’attention en vue de les
débusquer. Les complots se trament dans le
silence de la nuit en dehors des lieux fréquentés.
Le non manifesté (yin) a une prédilection pour ce
qui lui est similaire.
En usant de ces représentations spontanées, ce
stratagème procède à l’encontre d’une représentation
naturelle des choses. Mettant à profit ce
comportement habituel, il recommande de
pratiquer le paradoxe, car on ne se méfie pas de ce
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
qui est quotidien et ordinaire. C’est donc au sein
de la pleine lumière (yang extrême) que l’on cache et
sécurise le germe du plus grand secret (yin). C’est
aux yeux de tous et sans défense apparente que
l’on sème le germe du stratagème.
Ce premier stratagème enseigne aussi que le
manque de vigilance dans les détails du quotidien
peut s’avérer fatal. Le bouddhisme zen
recommande de prendre à la légère les grands
problèmes et d'appliquer beaucoup de soin et
d'attention aux petits. Plus les obstacles ou les
enjeux sont grands, plus ils sont défendus et plus il
en coûte de s’en emparer ou de s’en affranchir.
L’art du stratagème, tout d’esprit et de finesse,
investit dans l’insignifiant et le sans importance
pour renverser une situation a priori défavorable ou
difficilement surmontable. On demeure souvent
obnubilé par ce qui est visible et résistant alors que
le tissu quotidien des habitudes offre des
opportunités inespérées.
La conception et l’action stratagémiques n’ont
que faire de l’hyperbole d’une fermeté à
l’apparence inaltérable. Par nature souples et
créatives, leurs maîtres mots sont liberté et
mouvement. Leur genèse se situe dans l’esprit
même du stratège qui se refuse à figer son
raisonnement sous le diktat d’une orthodoxie de
pensée, de représentations et d’attitudes
communes. La vie est flux, elle ne s’arrête jamais et
le grand yang, la force, enfante de son sein même
sa propre faiblesse, le petit yin, et
Cacher dans la lumière 29
30 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
cela depuis que le monde est monde. Lorsque l'on
doit entreprendre une manœuvre dangereuse, le
faire aux yeux de tous dans le confort familier des
habitudes peut assurer la sécurité de l'opération.
En revanche, l’annoncer à grand renfort de
mobilisation ne fait qu’accroître la détermination
de ceux qui s’y opposent.
Telle une citadelle imprenable, la vigilance de
l’Empereur est exacerbée (yang) dans sa relation
avec ses conseillers qui l’enjoignent à traverser le
fleuve, mais elle se relâche (yin) là où il se croit
dans la plus grande tranquillité. Plus le conflit aura
été tendu et plus la propension de l’Empereur à se
détendre sera grande. C’est dans cet état que la
manigance le prend à défaut et à moindre coût, car
il n’est plus nécessaire de se battre à coup
d’arguments pour convaincre. Sun Tzu
recommande d’éviter de s’attaquer aux forteresses,
mais de préférer mettre les stratégies adverses en
péril car elles sont plus malléables.
Le simple cache le plus grand secret, et
l’invisible (yin) s'habille des apparences de son
contraire. Plus la résistance est résolue plus elle
sera suivie, tôt ou tard, d’une chute de la vigilance
qui ouvrira un espace de manœuvre sans défiance.
Une opposition extrême n’a que deux alternatives
dans son évolution tant il est peu concevable de
maintenir un état de tension permanent : soit elle
emporte la décision rapidement, soit elle se
rétracte et reflue comme l’océan en marée
descendante. En refusant de poursuivre son
argumentation devant l’Empereur, le conseiller
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
avisé supprime le point d’appui qui permettait au
souverain de se cabrer dans son refus et d’imposer
ainsi sa volonté. Dès lors, celui-ci se relâche… La
plus grande des déterminations est le prélude de
son contraire, c’est pourquoi la pensée stratégique
chinoise recommande d’éviter les extrêmes, car
leur durée de vie en tant que tels est limitée.
Ce premier stratagème ne s’oppose pas, mais
épouse la polarité adverse. Comme le recommande
Sun Tzu, là où l’autre est fort et déterminé, le
stratège s’estompe et acquiesce ; là où il est paisible
et confiant, le stratège est déterminé et redoutable.
La volonté initiale explicite qui incitait à traverser
le fleuve structurait la résistance du souverain au
sein d’une relation d’où seul le poids de l’autorité
pouvait sortir gagnant. Dans ce développement
stratagémique, la volonté du conseiller n’a pas
disparu, mais une mise en scène trompeuse l’a
rendue invisible, a assuré sa sécurité et sa réussite.
Parce que le souverain a résisté, la ruse aboutit !
De la succession de ces deux moments (visible
puis invisible) résulte son efficacité. Provoquer
insensiblement le changement est préférable à
l’annoncer. Si l’Empereur, qui traverse le fleuve, tire
finalement profit de ce subterfuge, il ne s’agit rien
moins que d’une manipulation qui aurait pu aussi
le conduire à sa perte. Le stratagème n’est pas une
science exacte, mais un art risqué qui joue avec les
circonstances et la volonté en acte d’autres acteurs.
2
32 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
L’EAU FUIT LES HAUTEURS
Construire sa victoire en se réglant sur
les mouvements de l’ennemi. Sun
Tzu
Le contre stratégique – Se régler sur les
contours des situations – La base pour la
force – L’empennage pour la flèche –
Frapper à la racine – Jouer le vide pour
conduire le plein – Déplacer
Encercler Wei pour sauver Zhao / Assiéger
Wei pour sauver Zhao / Encercler le royaume
de Wei pour sauver le royaume de Zhao /
Besiege Wei to save Zhao / Besiege Wei to
rescue Zhao / Sintiar el reino de Wei para
salvar el Reino de Zhao / Sintiar a un país para
rescatar a otro
Dans les temps anciens de la Chine, trois
royaumes voisins coexistent avec difficultés. Qi
et Zhao sont alliés mais Wei est le plus
puissant. Un jour, Wei lance une attaque en
force contre le plus vulnérable Zhao et assiège
sa capitale. Acculé, Zhao appelle à la
rescousse son allié Qi, mais celui-ci temporise
car un affaiblissement relatif des deux autres ne
peut que servir à terme sa position personnelle.
Lui faudra-t-il cependant envoyer en raison de son
engagement, ses troupes là où l'agresseur Wei a
massé une redoutable force offensive sous les
murailles de Zhao ? Il est un autre choix, moins
coûteux et plus efficace.
Plutôt que de rencontrer une force armée en plein
élan de conquête, Qi délaisse le théâtre principal
du conflit et assaille la capitale sans défense de
Wei. Devant cette attaque à contre-pied, Wei est
contraint de battre en retraite en catastrophe pour
voler au secours de la source même de son
pouvoir. L’initiative dans le conflit lui échappe et,
pris par l'urgence, il emprunte le chemin le plus
court, qui est aussi le plus prévisible. Qi a tout
loisir de tendre une embuscade aux abords de la
capitale de Wei au moment où ses troupes sont
au comble de la fatigue et de la désorganisation.
Dans la rencontre, Wei en situation dominée est
défait. Honorant ses engagements, Qi a sauvé
Zhao sans prendre de gros risques, tout en
renforçant sa position relative dans ce jeu à trois.
Le second stratagème de cette série
recommande de ne pas se laisser imposer le jeu et
de s’emparer de l’initiative afin de dicter soi-même
des règles favorables. Par son offensive initiale à
l’intérieur du système relationnel triangulaire qui
les unit, Wei
34 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
contraint la liberté de mouvement des deux autres.
Les alternatives disponibles pour Qi sont soit de
ne rien faire et de trahir ainsi sa parole pour se
retrouver à brève échéance en situation très
défavorable, soit d’entrer dans une surenchère
tactique sous les murailles de Zhao, là où les
troupes offensives de Wei sont au plus haut de
leur force et de leur organisation. Foncer dans
l’urgence au secours de Zhao aurait signifié
concentrer la force yang de Qi contre la force yang
moralement et physiquement supérieure de Wei
alors en plein élan et en situation positive de
conquête.
Dans un cas comme dans l’autre, Qi aurait réglé
son comportement sur l’initiative de Wei. Mais,
puisque le siège de la capitale de Zhao ne
représente pas un théâtre favorable, la liberté
d’action de Qi vient d’un contre, joué
stratégiquement sur une dimension plus globale, qui
contraint celui qui contraignait. Toute force yang,
dans le cas présent mâle et offensive, n’existe que
par rapport au yin dont elle tire son origine et son
impétuosité. Dans le récit emblématique de ce
stratagème, la puissance de Wei se fonde sur sa
relation à un centre politique solide, mais
temporairement sans défense pour cause
d’offensive contre Zhao. La force organisée de
Wei est l’expression du potentiel et de la richesse
de sa cité d’origine, or celle-ci est devenue
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
L’eau fuit les hauteurs 35
vulnérable du fait même de l’opération lointaine
qu’il a lancée. Délaissant le plein de l'offensive sur
Zhao, l'attaque de Qi sur la base vidée de ses
meilleures troupes ôte l'initiative des mains de Wei.
De magnifique et superbe qu’il était dans son élan
offensif, Wei doit se conformer à l’option que lui
impose le mouvement stratégique de Qi.
Tout comme l’eau fuit les hauteurs et emplit les
creux, rappelle Sun Tzu, Qi évite la force (plein) de
Wei pour frapper sa faiblesse (vide). Cette logique
du contre stratégique tourne le dos à celle d’un
héroïsme où la force du bon droit et des alliances
est le moteur d’une action aveugle aux
circonstances et à tout principe d’économie de
l’action. Il est difficile, hasardeux et téméraire
d’affronter un adversaire puissant alors qu’il est
engagé dans une offensive déterminée sur le
terrain qu’il a choisi. Mais si ses forces
conventionnelles1
sont dominantes, il est possible
d’en frapper la source.
En menaçant ce que l’autre2
doit défendre à tout
prix, on lui dicte les règles d’un jeu qui lui ôte
l’initiative. De souveraine sa liberté d’action
devient contrainte. Toute force explicite plonge
1 . Nous verrons ultérieurement la différence établie dans la
Chine ancienne entre la force dite conventionnelle (Zheng
ou Cheng) et la force extraordinaire (Ji ou Ch’i).
2 . Tout au long de cet ouvrage la désignation le même renvoie
à l’acteur dont on emprunte le point de vue et les finalités,
alors que celle de l’autre désigne celui qui s’y oppose.
36 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
ses racines dans un ailleurs auquel elle est
intimement liée. L’action directe sur ces
fondements a un effet indirect sur la force qui en
dépend. Face à un acteur au sommet de sa
puissance ou disposant d’un solide avantage, il est
téméraire de le heurter de front. Dans une
situation bloquée, un changement de cadre peut
modifier une donne tactique (locale) par une
redistribution stratégique (globale) des cartes. En
refusant les termes d'une interaction défavorable,
on préserve ses moyens, puis en jouant dans un
vide qui va attirer le plein adverse dans de
mauvaises conditions, on se saisit de l'initiative.
Cette stratégie, dite aussi du joueur en second,
temporise dans un premier temps pour prendre
ensuite les dispositions adverses à contre-pied.
Pour Sun Tzu, qui utilisa tant et tant l’image de
l’eau pour illustrer l’art du management des
ressources en situation de conflit, le flot se règle
sur le relief et il en va de même pour une armée
qui prend ses dispositions par rapport aux
circonstances et à la situation de l'autre. Si celui-ci
est fort, il constitue un obstacle, soit une hauteur.
Il convient alors de rechercher sa faiblesse et
d’user de la déclivité pour la réduire. Mais faire de
cette proposition un dogme serait contraire à
l’esprit même de la stratégie.
La souplesse adaptative et sans forme de l'eau
est à même d’emprunter toutes les configurations
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
L’eau fuit les hauteurs 37
possibles et imaginables. En lieu et place d'une
tentative d’aide directe et hasardeuse qui aurait
renforcé le jeu Wei, la manœuvre indirecte de Qi
retourne la situation en usant du vide, d’une faille
dans le dispositif offensif et en jouant sur la
relation vitale de la force avec son origine.
L'énergie initialement concentrée de Wei (yang) est
détournée selon des itinéraires qui l'affaiblissent, à
l’image de canaux de dérivation qui tempèrent puis
réduisent le tumulte des eaux du fait de la
topologie d’une configuration qui disperse.
Ce stratagème enseigne à ne pas se laisser
conduire par les initiatives tierces et à rechercher la
liberté de l’action avec élégance et économie. Le
contre stratégique peut aussi être utilisé de manière
dissuasive. En désignant ostensiblement une
vulnérabilité adverse, le stratège communique
explicitement à son opposant que le moment est
mal choisi, ou que celui-ci s’expose à de graves
désagréments1
. Pour ce faire, il faut apprendre à
lire et à identifier le potentiel des situations en
termes de pleins et de vides, de topologies qui
accélèrent et dynamisent les flux ou au contraire
qui les ralentissent et les dissipent dans le cadre de
relations d'interdépendance et de transformations
continuelles.
1 . Sur ce point, voir « La dissuasion, une stratégie de
communication », in La Maîtrise de l’interaction. L’information
et la communication dans la stratégie de Pierre Fayard.
38 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
D’une manière générale, le stratagème dans sa
version chinoise procède d’un raisonnement plus
stratégique (global) que tactique (local). On peut
citer l’exemple d’un axe de la stratégie
internationale de la République Nationaliste de
Taïwan. Diplomatiquement, il est malaisé pour elle
de convaincre les grandes puissances de la soutenir
au détriment de la grande Chine continentale
communiste. Outre que les grands de ce monde
commercent et parlent d’abord avec les grands de
ce monde, poursuivre une telle stratégie
l’épuiserait et la transformerait à terme en un fruit
mûr pour son grand voisin. Mais ce qui est rude,
d’un coût élevé, voire hors d’atteinte vis-à-vis des
puissances dominantes, est plus aisé à concrétiser
en s’adressant à des nations faibles qui ont un
besoin essentiel d’aide pour survivre.
C’est ainsi que la République nationaliste de
Taïwan s’est constitué un lobby d’alliés à moindre
coût par son assistance auprès de quelques pays
parmi les plus pauvres de la planète, mais dont les
membres ont tous voix au chapitre à
l’Organisation des Nations unies !
3
LE POTENTIEL DES AUTRES
Si tu veux réaliser quelque chose, fais en sorte que tes
ennemis le fassent pour toi. Proverbe chinois
User de la stratégie des autres comme
d’un potentiel – L’inconscience du
contexte rend manipulable – La
composition stratégique –
Instrumentaliser
Tuer avec un couteau d'emprunt / Faire périr par
la main de quelqu’un d’autre / Kill with a
borrowed knife / Murder with a borrowed
knife / Matar con un cuchillo prestado / Pedir un
arma prestada para matar al verdadero enemigo
Le potentiel des autres 41
Un grand groupe pharmaceutique met sur le
marché un patch contenant une molécule
favorisant le rééquilibrage hormonal des
femmes atteignant la ménopause1
. Le marché
est immense mais la publicité médicamenteuse
est très réglementée dans le pays concerné.
Par ailleurs, ce groupe pharmaceutique veut
éviter d’apparaître au premier plan dans la
promotion de son produit.
La ménopause et ses conséquences
représentent un vrai sujet d’actualité
journalistique de santé publique. Fort de cet
élément, le groupe incite le laboratoire qui a
synthétisé la molécule à produire un efficace
dossier de presse et à le diffuser dans les
rédactions des médias de masse. Ces derniers
s’en emparent et traitent le sujet
journalistiquement, les patients potentiels
consultent leurs médecins, qui, informés
professionnellement par le groupe
pharmaceutique, prescrivent le patch que les
patients achètent !
Lorsque quelque chose est difficile à réaliser ou
à atteindre, faire en sorte que d’autres le fassent
pour soi ! Tel est l’essence de ce troisième
stratagème. L’exemple ci-dessus, tiré de l’actualité,
1 . Il s’agit d’un cas réel présenté dans les années quatre-
vingtdix lors de Journées de la communication médicale à
Barcelone. À cette époque, le traitement hormonal de la
ménopause n’était pas remis en cause dans les mêmes
proportions qu’aujourd’hui.
42 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
développe la spécificité d’une stratégie de
communication indirecte.
Pour de multiples raisons, le groupe
pharmaceutique s’interdit la voie directe de
l’information du public, information qu’il
diffuserait par ses propres soins et en s’exposant
aux premières loges. La publicité est coûteuse en
achat d’espace, mais aussi peu flexible : une fois
qu’une campagne est lancée, elle est difficilement
adaptable. La relation qui existe entre les produits,
objets de promotion, d’une part et les intérêts de
l’annonceur d’autre part étant évidente, le public-
cible peut douter et rechigner à accorder à cette
information un label d’objectivité. En d’autres
termes, il sait et voit à qui profite le crime et en
l’occurrence la vente du patch. En revanche, si des
journalistes couvrent le sujet dans les médias
comme d’un thème de santé publique et d’actualité
scientifique, il en va de l’intérêt général de la
société elle-même et non plus de celui d’un groupe
pharmaceutique en particulier. En quelque sorte, le
traitement par les médias blanchit le sujet et fait
passer au second plan sa relation avec les intérêts
du groupe pharmaceutique.
Peut-on dès lors parler de manipulation ? À
première vue, les journalistes ne font qu’exercer
leur métier en procédant aux vérifications d’usage
de leurs sources et du contenu de leurs
informations. Ils expliquent en recourant à des
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
Le potentiel des autres 43
médecins, voire au témoignage de patientes, ils
détaillent le mode opératoire de la molécule par
rapport au mécanisme de la ménopause… mais, ce
faisant, ils participent objectivement à la
promotion du patch ! Indirectement, le groupe
pharmaceutique utilise le mode de fonctionnement
des médias pour son propre bénéfice et tout le
monde en sort gagnant ! Le laboratoire qui a
synthétisé la molécule développe sa notoriété, les
journalistes, tout comme les médecins, font leur
travail et les femmes ménopausées évitent les
désagréments liés à cette époque de leur vie. Tout
le monde est satisfait au regard de ses propres
préoccupations locales ! La relation entre le
producteur et le destinataire final passe par une
chaîne d’intermédiaires. Chacun y investit sa
compétence et son énergie, et contribue ainsi à
l’efficacité de ce dispositif de communication
indirecte.
Les exemples d’application de ce troisième
stratagème reposent tous sur la connaissance et la
mise à profit de l’articulation des différents
niveaux de la stratégie, notamment entre ceux
relevant de la fin (objectif) et des moyens (stratégie).
On ne fait pas de la stratégie pour la stratégie, pas
plus que l'on communique pour communiquer ou
que l’on s’informe pour s’informer. La stratégie,
tout comme la communication ou l’information,
participe des moyens pour atteindre une fin. Elle
44 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
contribue à défendre un intérêt ou à réaliser un
projet. Tout acteur, collectif ou individuel, met en
œuvre implicitement ou explicitement des
stratégies, car il y va de la permanence de son
existence et, au-delà, de son développement.
Dès lors qu’un stratège avisé saisit avec
intelligence la logique des couples fins/moyens
propres à d’autres acteurs, il est à même de
concevoir une composition stratégique où ces derniers,
tout en servant leurs finalités spécifiques,
contribuent à réaliser celles propres au stratège au
sein d’une configuration englobante. Dans notre
exemple, les chercheurs, les journalistes et les
médecins ne font qu’exercer leur activité, pourtant
ils participent tous à la finalité du groupe
pharmaceutique : la vente effective des patchs. En
conséquence, les stratégies de ces différents
professionnels sont instrumentalisées à un niveau
supérieur qui les intègre, c’est-à-dire à l’intérieur de
la stratégie indirecte du groupe pharmaceutique !
Par souci d’invisibilité et d’économie, l’art
stratagémique chinois considère toute stratégie
d’acteur comme un potentiel ni bon ni mauvais en
soi mais disponible pour qui sait en lire les
logiques et les ressorts sous-jacents. À partir du
moment où les couples fins/moyens sont
correctement identifiés et que des dispositifs
adéquats les agencent et les mettent en œuvre,
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
Le potentiel des autres 45
l’intelligence peut les conduire de manière
implicite sans que leurs porteurs s’en rendent
compte. L’engagement des scientifiques, des
journalistes et des médecins ne résulte pas d’une
action de persuasion frontale, de lobbying ou de
relations publiques, car ils ont tous agi selon leurs
propres logiques professionnelles.
En poussant plus avant le raisonnement, on en
vient à considérer que les moyens d’un ennemi ou
d’un compétiteur ne représentent pas forcément
un obstacle. Ils peuvent être mis à profit par le
savoirfaire englobant d’un stratège créatif qui ne
s’encombre pas d’un rejet absolu de l’autre sous
prétexte qu’il ne fait pas officiellement partie de
son camp ! L'ensemble de ses moyens n'est ni
menaçant ni inoffensif en soi, mais leur insertion
et leur usage dans le cadre d’une stratégie
pertinente et astucieuse leur confèrent une
efficacité spécifiquement orientée. En chef
d’orchestre invisible, le stratège conduit et maîtrise
discrètement l’interaction des volontés dans un concert
dont il est seul à connaître la partition. C’est à
partir de la compréhension de la logique
journalistique et des médias que les hommes
politiques calibrent et cisèlent leurs déclarations
afin qu’images et slogans soient relayés
efficacement vers l’opinion et les électeurs.
Les acteurs les plus manipulables sont toujours
ceux dont le champ de vision se limite au strict
46 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
périmètre local de leur activité. Ceux-ci négligent
de reconnaître et de prendre en compte le point de
vue et la spécificité des projets et des stratégies de
protagonistes qu’ils ignorent et avec qui pourtant
ils sont objectivement en relation. Pour revenir à
l’exemple emblématique de ce stratagème, plus les
scientifiques, les journalistes et les médecins se
comportent exclusivement comme des
scientifiques, des journalistes et des médecins,
moins ils prennent de distance avec leur action et
moins ils contextualisent (global) l’exercice de leur
profession.
Ils deviennent ainsi objectivement
manipulables, sans en être conscients, mais à qui la
faute, si ce n’est à leur déficit de conscience ou
de… citoyenneté ? Dans le registre du conflit,
pourquoi un stratège n’engagerait-il que ses
moyens, si dans son environnement, ou en jouant
sur des relations ou des rivalités, il peut se
procurer des alliés, qui, en s’engageant, vont
contribuer à la réalisation de ses propres objectifs ?
Dans les situations délicates et peu favorables, les
actions directes et frontales renforcent souvent la
cohésion des résistances plus qu’elles ne les
n'affaiblissent, surtout en matière de
communication. À l’inverse, jouer sur la distance
donne de l’espace et de l’oxygène à l’expression
d’activités, voire à d’utiles querelles internes.
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
Le potentiel des autres 47
Les rivalités récurrentes qui, de tout temps,
sourdent dans la relation entre les califes et les
vizirs de n’importe quelle organisation, bien plus
que mésententes à déplorer, constituent aussi un
potentiel d’action. Ces ressources peuvent être
enrôlées dans des opérations où la main discrète
du stratège privilégie l’efficacité aux feux de
l’actualité. Des stratégies tierces sont alors
stimulées et encouragées mais objectivement
instrumentalisées et composées dans la finalité
d’un plan qui les intègre et les dépasse.
Ce jeu complexe des interactions doit être
managé subtilement et avec suffisamment de
discrétion pour que l’on ne distingue pas qu’il y a
anguille sous roche. Si l’intervention extérieure se
fait sensible car trop directe, la révélation au grand
jour de la composition stratégique peut donner
lieu à une dénonciation et à un mécanisme de rejet
qui peut s’avérer foudroyant. La ruse est un art
périlleux où le rapport faible investissement/grand effet
peut jouer autant pour soi que contre soi en cas de
maladresse.
Ce troisième stratagème recommande une
attitude très particulière du stratège par rapport à
un environnement dans lequel il ne voit pas
l’expression de qualités intrinsèques ou
d’appartenances définitives, mais l’expression
évolutive de potentiels disponibles parce que
soumis à l’effet de conditions changeantes. Ce
48 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
faisant, nul ne saurait être blâmé de ne pas
disposer des moyens nécessaires à la conduite
d’une stratégie lui permettant d’atteindre ses fins,
mais il serait coupable de ne savoir comment se les
procurer par son art.
4
LES VASES COMMUNICANTS
Le stratège attire l’ennemi et ne se fait pas attirer par lui.
Sun Tzu
Concentration et dispersion – Jouer la
montre – Attirer et ne pas se faire attirer –
Remplir sa bourse – Épouser le rythme
favorable – Transvaser
Attendre tranquillement un ennemi qui s'épuise /
Utiliser le repos pour fatiguer quelqu’un /
Entretenir ses forces et conserver son énergie en
attendant un acte décisif / Wait at ease for the
fatigued enemy / Relax and wait for the adversary
to tire himself out / Let the enemy make the first
move / Wait leisurely for an exhausted enemy /
Relajarse mientras el enemigo se agota a si
mismo / Afrontar a quienes están cansados
mientras uno mismo está relajando
50 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
Des élections approchent et les candidats se
bousculent. Tous rêvent d’en découdre. Les
arguments affûtés ne demandent qu’à s’étaler
au grand jour. Les militants et les supporters
sont gonflés à bloc dans la proche perspective
de l’instant de vérité où les programmes
entreront en confrontation et où la lumière de
l’évidence s’imposera aux électeurs…
Pourtant, l’élu sortant ne se manifeste pas alors
que tous l’attentent, voire le pressent à se
déclarer. Voulant le faire sortir de sa réserve,
les compétiteurs le provoquent en exposant
leurs atouts, leurs projets et d’acerbes critiques
à l’encontre de la politique conduite jusque-là.
Le temps passe et l’élu sortant temporise. Puis,
au dernier moment et fort du bénéfice d’une
vision globale des argumentaires de ses
opposants, il lance avec calme, détermination
et légitimité ses troupes à l’assaut d’un
électorat fatigué par les arguties et les
programmes concurrents alors que les
partisans adverses n’ont plus l’énergie de leurs
débuts. Et le sortant, tel un sauveur, ramasse la
mise !
Ce stratagème se fonde sur une relation de
vases communicants entre accumulation et
dispersion, renforcement et affaiblissement,
sommet de la montagne et horizontalité réceptive
de la plaine. Pour se consolider par rapport à une
concurrence, il n’est pas toujours nécessaire de
choisir un comportement offensif à tous crins
Les vases communicants 51
surtout si l’autre se situe au faîte de sa
concentration et de sa détermination.
En termes de yin et de yang, l’extrême d’un état
augure du début de son contraire. C’est pourquoi il
est parfois avantageux de temporiser, d’accumuler
des forces, de ne pas les dépenser et d’attendre que
la relation devienne favorable. À l’image de la
plaine qui reçoit les flux de la montagne, celui qui
diffère l’engagement renforce sa position
parallèlement à l’érosion relative de celle de l’autre.
Clausewitz nommait point culminant d’une offensive
le seuil au-delà duquel les qualités s’inversent et où
le défenseur passe à offensive alors que l’attaquant,
qui n’a pas emporté la décision, se retrouve dans
une position défensive de grande vulnérabilité
étant donné l’étirement de ses lignes de
communication.
Ainsi en fut-il des campagnes de Napoléon puis
de Hitler dans la profonde Russie. Leurs armées,
réputées invincibles, se sont délitées au-delà de ce
seuil fatidique. Ce quatrième stratagème
recommande de ne pas agir ou réagir
passionnellement, mécaniquement ou hâtivement,
car cela revient à subir et à se conformer au jeu de
celui qui a choisi le lieu, le moment et les formes
d’une interaction a priori favorable pour lui. Si les
moyens de la sécurité dans le non-engagement
existent, il est préférable d’attendre que se
retourne le rapport des forces sous l’effet de la
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
52 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
durée. Alors seulement, et en connaissance de
cause, le stratège s’emparera de l’initiative.
Le temps qui passe fait tourner le cycle des
transformations qui veut qu'au maximum de la
force corresponde aussi le germe de la faiblesse.
Midi est le début de la nuit, comme minuit celui du
jour. Passée la douzième heure, la lumière au faîte
de son expansion et ne pouvant plus progresser,
enfante en son sein la nuit qui lui succède. En
s’insérant dans cette logique, le stratège n’agit plus
seul mais avec le concours du temps dont il se fait
un allié.
D’ordinaire la force brute cherche à s’imposer à
court terme et à travers une relation frontale. En
effet, pourquoi faire lentement et compliqué
lorsqu’une décision rapide est mathématiquement
à portée de main ? Mais celui qui ne dispose pas de
la supériorité du nombre choisit la souplesse et
l’adaptabilité. Sans espoir d’atteindre une décision
à brève échéance, il investit dans le travail du
temps, il prend du champ, il n’offre pas de point
d’appui à l’offensive adverse et évite toute
confrontation immédiate. Le repos augure de
l’activité et l’activité est suivie de fatigue. Celui qui
se repose accumule des moyens là où l’actif crée
les conditions d’un repos d’autant plus nécessaire
que son énergie se disperse.
Par ailleurs, une tranquillité apparente, doublée
d’une absence de réaction face à une agression
Les vases communicants 53
dont on se tient à distance a un pouvoir de
contagion susceptible d’atténuer la tension de la
détermination adverse. Le point culminant de
l’offensive survient alors que l’autre n’a pas
concrétisé l’objectif qu’il poursuit. Une nouvelle
mobilisation de sa part passe par une phase
préalable de repos. Cela fait le jeu du stratège qui
se saisit de l’avantage du temps et de l’initiative
lors d’une phase de relâchement de son ou de ses
concurrents à l’instant où les qualités sont sur le
point de s’inverser. En Chine, il est dit que
l'homme a l'apparence de la force et de la
supériorité sur la femme mais que celle-ci le
domine en définitive par une docilité extérieure qui
masque une volonté intérieure et à long terme.
La posture rusée de ce quatrième stratagème est
fondée sur la relativité et l'interchangeabilité des
états entre eux. Nous sommes là dans la première
famille, celle dite de la position supérieure dans le
classique des Trente-six Stratagèmes. N'étant pas
acculé, le même temporise en mettant à profit sa
liberté d'action tout en imposant à l'autre la
dépense et l’usure de ses forces. Cette relation
dialectique est pensée dans un tout, au sein d’une
interaction où l’augmentation d’une faiblesse
quelque part signifie l’accroissement d’une force
ailleurs. En observant et en se plaçant avec
intelligence sur une position hors d'atteinte
(globale) on se procure à terme l’avantage (local).
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
54 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
Ce stratagème témoigne d’une caractéristique
majeure dans la culture stratégique chinoise qui,
philosophiquement, évite de jouer force contre
force, yang contre yang, explicite et orthodoxe
contre explicite et orthodoxe… Elle privilégie au
contraire l'alchimie transformatrice de la
complémentarité qui fait circuler l'énergie d'un
pôle à un autre. C'est ainsi que l’on engage le petit
contre le gros, le changeant contre l'immobile, le
stationnaire contre le mobile. La référence n’est
pas l’opposition et la confrontation mais le jeu
rythmique des flux qui rappelle le cycle des saisons
s’enchaînant les unes les autres.
Le stratagème des vases communicants requiert une
attente active et vigilante. L'aïkidoka n'oppose pas
force contre force. L'art dynamique de son
positionnement épouse le mouvement adverse et
le conduit du fait d’une intelligence globale et d’un
sens du rythme qui lui permet d’agir dans les
interstices vides du mouvement de l’autre. En
étant juste dans son anticipation et en
accompagnant le déploiement de la force
offensive, il l’inscrit dans la logique supérieure
d’un cheminement vers les finalités de toute
expression d’une énergie : le repos au moyen d’une
immobilisation ou la projection qui la disperse
dans l’espace. C’est en se conformant, plus qu’en
s’opposant, au mouvement agressif de l’autre, qu’il
Les vases communicants 55
l’oriente et le transforme selon la logique éternelle
du yin et du yang.
L'aïkidoka n'agit pas de manière indépendante
et isolée. En s’élevant au niveau de l'interaction
des deux volontés, il réalise le travail de la nature
en accompagnant une force vers le sommet à
partir duquel elle décline pour renaître ensuite. Il
n'y a pas opposition mais composition !
L'intelligence, le positionnement et l'aptitude au
rythme dominent la possession temporaire de
l'énergie et/ou de la force supérieure. La logique
de ce stratagème, qui reproduit un mécanisme
naturel en jouant sur le temps, est tout aussi
applicable à des situations de conflit qu’à des
relations de collaboration.
5
LE CHAOS FERTILE
La tâche première du général est de se rendre invincible.
Les occasions de victoires sont fournies par les
erreurs adverses.
Sun Tzu
La victoire est le fruit de l’ordre interne qui
règne dans un État.
Jean Levi1
À quelque chose malheur est bon – L’ordre
se délite, opportunité – Le réseau fait
la force – Décadence/construction – Profiter
Piller les maisons qui brûlent / Profiter d'un
incendie pour commettre un vol / Tirer profit du
malheur d’autrui / Loot a burning house /
Saquear una casa en llamas / Observar los
1 . Voir la traduction par Jean Lévi de L’Art de la guerre de Sun
Tzu.
58 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
problemas ajenos desde un punto de observación
seguro
Deux jeunes ambitieux sans convictions
particulières veulent entrer en politique.
Surviennent des élections. Le Parti Bleu en
charge des affaires depuis plus de deux
décennies essuie un raz de marée électoral qui
le chasse du pouvoir au profit d’une écrasante
majorité de députés du Parti Rouge. Voyant
l’opportunité à saisir, le premier des jeunes
ambitieux prend immédiatement contact avec
des responsables du Parti Rouge et fait une
offre de services en arguant de ses grandes
compétences, car la tâche des vainqueurs
promet d’être considérable… Le second, plus
stratège, prend modestement sa carte au Parti
Bleu.
Quelques années plus tard, le premier, qui a
adhéré au Parti Rouge, espère encore être
désigné candidat à la députation en vue des
prochaines législatives quand celui qui a choisi
le Parti Bleu est déjà ministre du fait d’une
alternance ! Qui a misé sur le Parti Rouge a dû
batailler ferme pour s’imposer dans un trop
plein de bonnes volontés et de personnel
politique frustré depuis vingt ans et désireux
d’être payé en retour pour sa fidélité et son
militantisme. En revanche, celui qui épousa la
cause du Parti Bleu lorsqu’il était au plus bas a
été magistralement propulsé au titre de
rénovateur de conviction…
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
Le chaos fertile 59
Le jeune adhérent du Parti Rouge a joué seul
contre une marée de militants. Celui du Parti Bleu
a été porté par un mouvement de fond. Il s’est
placé facilement à la naissance d’une vague
quand son prétentieux collègue a voulu
chevaucher une déferlante sans y avoir été invité !
Pour Sun Tzu, l’invincibilité dépend de soi et les
occasions de victoire résultent des erreurs d’autrui.
C’est pourquoi il recommande au stratège de
s’attacher prioritairement à la solidité de son
organisation en la fondant sur un tissu humain de
relations légitimes, confiantes et ritualisées pour en
faire un tout solidaire et réactif. Cette injonction
rejoint l’application du principe de l’économie des
forces, qui, en articulant dynamiquement des
moyens dans un système souple et communicant,
les fait concourir de manière optimale aux tâches
fixées par le stratège. La concentration en fonction
des besoins devient aisée.
Le même Sun Tzu considérait les armes comme
des instruments de mauvais augure dont l’usage ne
devait être fait qu’en toute dernière extrémité et
parce que les autres procédés, plus nobles et plus
recommandables, avaient préalablement échoué.
L’attention première du stratège ne s’attache donc
point aux armes, mais à la concorde civile interne à
son organisation. Si la culture du stratagème1
recouvre le grand art de la manipulation, elle
apprend aussi à s’en garder et elle représente en
60 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
cela une forme d’enseignement, une voie vers la
sagesse. Construire solidement et ne pas prêter
flanc à la déstabilisation en provenance de
l’extérieur suppose une excellence dans le
management des hommes et dans la lecture de
l’évolution des circonstances.
1. Voir La Maîtrise de l’interaction. L’information et la communication
dans la stratégie de Pierre Fayard.
On n’a que trop tendance à confondre de façon
réductrice stratégie avec destruction et violence, ce
qui, pour les anciens Chinois, ne manifeste que
l’échec de la grande stratégie ! Comme le médecin
chinois était rétribué parce qu’il maintenait en
bonne santé, le stratège est d’autant plus admirable
que son recours à la force est limité.
Une fois un bon fonctionnement relationnel
établi, il est possible de jouer sur les vulnérabilités
des organisations proches, lointaines ou
concurrentes afin d’en tirer avantage. Pour se
procurer des occasions de victoire et de prospérité,
le rôle de l’information, de la surveillance et de
l’intelligence est critique. Mais plutôt que de jouer
contre la force de l'autre, on cherche plutôt à
l’affaiblir en augmentant ses dysfonctionnements
internes. En d'autres termes, le chaos est profitable
pour s'approprier ce qui a de la valeur, si l’on est
prêt et en sécurité. Cette relation d'échange entre
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
Le chaos fertile 61
un lieu de désorganisation et un autre de
croissance obéit à un mécanisme selon lequel une
stabilité grandissante attire et sédimente les
éléments épars en mal de boussole.
La force gravitationnelle d’une organisation
efficace1
, fonctionne tel un aimant, elle fait la
différence par l’excellence. Au besoin, ses
acquisitions résultent de l’application d’une force
minime, comme si les jeux étaient préalablement
faits. Le potentiel accumulé par le stratège et la
libre disposition de ses moyens le rendent à même
de saisir les occasions de telle sorte qu’il gagne
avant de s’engager. Il est possible de rapprocher
l’esprit de ce stratagème de la philosophie de
l’awélé1
, jeu emblématique du continent africain, où
il n'est pas recommandé de s'emparer de l'initiative
d’emblée pour conduire la partie. L’accumulation
d’un potentiel de graines, initialement en partage, a
pour effet de restreindre la part de l’autre, dont la
marge de manœuvre s’amenuise jusqu’à ce qu’il
soit acculé à subir les décisions du même.
Force et faiblesse croissent parallèlement en
sens inverse. Le refus de saisir l’initiative tactique,
c’està-dire à court terme et pour peu de profit, crée
les conditions ultérieures de l’initiative stratégique,
1 . Voir à ce propos les thèses du Maréchal Lyautey sur la
guerre coloniale qui assimilait la conquête à une
administration qui fonctionne (voir Le rôle social de
l’officier).
62 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
dont l’amplitude et les résultats sans commune
mesure. Pour ce faire, on calcule et prévoit afin de
tirer avantage de la pleine disposition de ses
moyens avant un engagement décisionnel
longuement préparé. En Chine, le yin précède le
yang comme la nuit précède le jour, c’est pourquoi
au jeu de go le détenteur des pierres noires entame
la
1. Dit aussi jeu des semailles, voir L’Awélé, jeu de stratégie africain de
François Pingaud, L’Awélé, le jeu des semailles africaines de
François Pingaud & Pascal Reysset et Stratégie des joueurs
d’awélé de Jean Retschitzki.
partie à l’inverse des échecs. Le sans-forme
précède la forme, dont le devenir est sans forme.
La désorganisation de l’autre peut se manifester
dans l’espace mais aussi dans le temps. L’aviateur
nord-américain John Boyd1
, à travers sa théorie de
la paralysie stratégique, montre comment prendre
de vitesse et vaincre au moyen d’un
raccourcissement de la boucle dite OODA2
qui
permet au même de ne pas donner prise à l’autre et
de se procurer des fenêtres temporelles
d’opportunités, manifestées sous la forme de vides
dans la défense.
1 . Voir La paralysie stratégique par la puissance aérienne, John Boyd
et John Warden de David Fadok.
2 . Observer, Orienter, Décider, Agir, voir
www.belisarius.com.
Le chaos fertile 63
John Boyd développe cette théorie à partir de la
référence tactique de la rencontre entre deux
avions de chasse. Celui qui l’emporte est souvent
celui qui bénéficie d’une plus grande mobilité
renseignée par des capacités de perceptions,
d’interprétation, de décision et de mise en œuvre
plus rapides que son adversaire. Qui Observe,
s’Oriente, Décide et Agit plus vite que l’autre
dispose d’une marge de liberté d’action supérieure
et peut profiter de ces gains de temps pour adapter
l’engagement de ses moyens. À partir de la
compréhension du mode de fonctionnement de la
boucle OODA adverse, il est aussi envisageable de
la ralentir en la grippant. Comme la liberté d’action
dans une situation de concurrence ou de conflit, le
gain de temps fait la différence, car si l’un est plus
agile c’est que l’autre est plus lent. La victoire
revient à qui est le plus juste temporellement dans
son adéquation aux circonstances et qui a la libre
disposition de ses moyens1
.
64 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
1. Sur le concept d’agilité stratégique
découlant des travaux de John Boyd, voir
ceux d’Ana-Cristina Fachinelli.
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
6
LA STRATÉGIE ADORE LE VIDE1
Celui qui sait quand s’engager, fait en sorte que l’autre ignore
quand se défendre.
Sun Tzu
Faux plein et faux vide – Jouer des
apparences avec tromperie – Confondre sur
le danger – Dériver
Mener grand bruit à l'est pour attaquer à l'ouest /
Clameur à l'est, attaque à l'ouest / Faire du bruit à
l’est et attaquer à l’ouest / Make a feint to the east
while attacking in the west / Feint to the east,
attack to the west / Make noise in the east and
attack in the west / Fingir ir hacia el este,
mientras se ataca por el oeste
1 . Voir Le Tournoi des dupes de Pierre Fayard.
La stratégie adore le vide 67
Depuis des mois les troupes d’un souverain
s’efforcent de s’emparer d’une cité qui résiste
avec succès à un siège acharné. À l'abri des
hauts murs, les défenseurs observent les
mouvements des assaillants, adaptent leurs
efforts en conséquence et réduisent
systématiquement les assauts. Devant cette
situation bloquée, un conseiller avisé
recommande au souverain de sortir au plus tôt
de cette relation d’équilibre figé sans autre
issue à terme qu’une retraite honteuse et
prochaine. Pour redonner vie à cette relation,
déclare-t-il, il faut dissocier apparence et
réalité, fixer la force ennemie sur un leurre et
concentrer la nôtre sur son lieu de dispersion.
Le temps passe et une inactivité pesante
inquiète les assiégés qui s’interrogent avec une
angoisse croissante sur les intentions non-
manifestes des assiégeants ! Soudain, les
attaquants engagent de grandioses préparatifs
en vue d’une offensive sur les remparts de l’Est
comme s’il s’agissait d’un ultime effort, qui, se
soldant par un échec mettrait un terme au
siège. Au vu des dimensions de la mobilisation,
les assiégés sentent leur anxiété se relâcher
car désormais ils connaissent la direction de
l’assaut et peuvent en conséquence s’y
préparer activement. Leurs efforts ont un point
d’application et une direction.
Au petit matin de l’attaque, les remparts de l’Est
sont garnis de troupes d’élites et tous les
instruments et matériels de défense s’y
massent. Mais au soir, les assiégeants après
avoir brisé les défenses de l’Ouest, sont entrés
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
68 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
dans la cité et ont obtenu la reddition de leurs
adversaires qui attendaient le péril de l’Est
(apparence) alors qu’il est venu de l’Ouest
(réalité) ! En se déterminant sur des apparences
trompeuses, les défenseurs ont eux-mêmes
organisé leur vulnérabilité !
Lorsque deux mouvements s’annulent et qu’une
situation est bloquée, rien ne sert de foncer tête
baissée et de consommer ainsi son potentiel. Yang
contre yang ne donne que destructions stériles
lorsque les forces jetées dans la bataille
s’équilibrent ou que la décision ne peut être
atteinte. Aucun développement nouveau ne
permet à la situation d’évoluer et de se transformer
dans un sens ou dans l’autre. Plein contre plein n’a
d’autre issue que l’épuisement mutuel et au mieux
le statu quo1
.
Dans la culture stratégique de la Chine
ancienne, vaincre au prix d’importantes
destructions est contraire à l’art, et signifie plutôt
absence d’intelligence et de savoir-faire. Il est dès
lors nécessaire de provoquer du mouvement, des
modifications et du flux dans les énergies de sorte
à générer des espaces de liberté d'action tactique et
d’user de rythmes contraires pour prendre
l’adversaire à défaut. Tel fut le cas de la manœuvre
allemande de la Percée des Ardennes en 1940 alors
que l’étatmajor français, confiant dans la solidité et
la
La stratégie adore le vide 69
1. En général, ce sont les protagonistes situés dans
l’environnement des belligérants qui tirent les marrons du
feu.
Voir l’épuisement des puissances européennes au cours des
deux guerres mondiales du XXe
siècle qui a favorisé la
suprématie grandissante des États-Unis d’Amérique et de
l’URSS.
concentration de ses meilleures troupes sur la ligne
Maginot se pensait hors d’atteinte. Cette
présomption l’a aveuglé et la colonne de chars de
Guderian, concentrée sur un axe étroit, appuyée
par une aviation offensive et coordonnée par
radio, désorganisa en quelques jours un pays entier
doté, pensait-on, des meilleures forces armées
terrestres de l’époque ! Mais ce mouvement
offensif n’aurait vraisemblablement pas eu autant
de chances de succès en l’absence de la ligne
Siegfried qui, de l’autre côté du Rhin, donnait le
change à la ligne Maginot et polarisait l’attention
de l’état-major français sur un axe de focalisation
non-décisif des efforts.
Pour André Beaufre1
, le vainqueur d’un conflit
est celui qui sait maîtriser l’interaction des volontés
des protagonistes, c’est-à-dire son jeu, celui de son
adversaire et la confrontation des deux qui
s’adaptent au changement des circonstances. C’est
à partir de cette dynamique évolutive qu’il
conviendrait de concevoir et de conduire toute
stratégie. Dans l’exemple de la ville assiégée, au
1 . Voir son Introduction à la stratégie.
70 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
départ la dynamique est figée, le mouvement de
l’un est annulé par celui de l’autre et il n’est
d’espace pour la vie, pour la transformation. Dans
ce face-à-face tactique, l’action de l'un lie celle de
l'autre, mais le stratège qui le comprend effectue
un premier pas vers la victoire. Dès lors, il peut
maîtriser conceptuellement le jeu du même, celui
de l’autre et leur interaction.
La stratégie adore le vide est d’autant plus aisé à
mettre en œuvre que l'adversaire est en attente
d’une initiative sur laquelle se régler. Plongé dans
une expectative angoissante pour cause
d’incertitude, il se sent soudain libéré par
l’information que lui livre faussement le même. C’est
alors qu’il s’engage dans des dispositions concrètes
et déploie une énergie jusque-là orientée sur la
longueur d’onde angoisse et impossibilité d’action ! Plus
l’attente se prolonge, moins par la suite il est enclin
à la prudence lorsqu’enfin des signes indicateurs
s’accumulent pour indiquer la direction des efforts.
Pour qui choisit de mettre en œuvre un tel
stratagème, temporiser préalablement est
stratégique et participe de la ruse elle-même ! Ce
qui apparaît comme des signes avant coureur du
yang (clameur à l'Est) n'est en fait que
désinformation (yin) et crée les conditions yin yang
favorables à l'assaillant à l’Ouest où sa force
rencontre la faiblesse adverse. Ce stratagème joue
sur la relation complexe qui existe entre vrai et
©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
La stratégie adore le vide 71
faux, réel et apparences… Il modèle et conduit la
perception de l’autre en le fourvoyant quant aux
places respectives du vrai et du faux, du manifesté
et du non-manifesté, du yang et du yin et l’incite à
prendre des dispositions prévisibles et calculables.
Pour conduire la tension de l’adversaire, on se
règle sur les propres attentes de l’autre, sur son
système de valeurs et sur son jugement plutôt que
de s’efforcer à lui en imposer de l’extérieur.
L'efficacité de ce jeu s'évalue à ce que l’autre
pense effectivement de l'action du même. Ce
monitoring de l'esprit adverse est une nécessité
permanente car les protagonistes, unis par
l'interaction de leurs volontés, n'agissent pas
indépendamment l'un de l'autre. Le sage-stratège
s'élève au-dessus de son point de vue particulier, il
prend en compte celui de son opposant pour
penser et gérer la dialectique de l'interaction. Sa
stratégie intègre les trois échiquiers. La nature
d’une attente est potentiellement porteuse de
réponse, il s’agit là d’une situation favorable car le
désordre recherche l'ordre, l’incertitude recherche
la certitude. Dans l’exemple utilisé pour illustrer ce
stratagème, les dispositions défensives à l’Est se
mettent en place sur la foi de signes non-vérifiés.
Cette manipulation qui présente toutes les
apparences d'un ordre sera d'autant plus efficace
qu’une expectative angoissée la précède. Pour Sun
Tzu, le bon général gagne à distance en s'attaquant
72 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE
à la stratégie de son ennemi et en manipulant son
esprit.
En stratégie, l’absence de mouvement est
préjudiciable. L’équilibre statique ne relève pas du
règne de la nature car l’interaction permanente et
transformatrice du yin et du yang préside à ses
rythmes. Vouloir figer un état de fait, sous prétexte
qu’il est satisfaisant pour l’un des protagonistes,
revient à prétendre rester jeune éternellement,
dominer perpétuellement ou croire qu’un empire
est immortel, parce que les contemporains
n’envisagent pas d’alternative et que l’on s’en
contente. Un tel état d’esprit préfigure des chutes
brutales et souvent catastrophiques. À trop vouloir
que rien ne bouge, à répéter que l’éternité d’un état
est de ce monde, on se rend sourd et aveugle au
travail des circonstances. La grande stratégie qui
permit à l’empire Byzantin de durer près d’un
millénaire s’est fondée sur des menées agressives
et dissuasives permanentes sur ses confins. Le
nirvana politique ne s’acquiert pas dans une
pochette surprise, pas plus qu’il ne se fonde sur un
bréviaire de croyances proférées rituellement dans
la chaude protection ouatée d’œillères
confortables, aujourd’hui souvent médiatiques et
incantatoires.
Comprendre et appliquer  sun tzu
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  • 1. Compren dre et appliquer Sun TzuLa pensée stratégique chinoise : une sagesse en action
  • 4. À l’heure de la globalisation et des réseaux planétaires d’information, la question de l’interculturalité revient sans cesse dans les discours et les préoccupations des entreprises. S’implanter en Chine, développer une franchise à Dubaï, ouvrir un bureau à Miami, ou racheter un constructeur automobile japonais n’est pas mince affaire. Et ceux qui l’ont pris à la légère ont connu des échecs retentissants. Mais l’interculturalité n’est pas limitée aux rapports entre les peuples : les mêmes difficultés de communication se posent aujourd’hui entre les spécialités (chercheur, marketing, juriste), entre les secteurs (privé, public), entre les classes sociales (travailleurs, patrons), entre les générations (baby boomers, Nintendo generation)… La Société du Savoir, annoncée par Peter Drucker, sera une société où la division du travail devra faire place à l’intelligence collective comme source de création de valeur et de développement. Une société où les systèmes isolés, cloisonnés et ignorants de l’« autre », feront place à une ouverture à des réalités multidimensionnelles, source d’enrichissement réciproque et d’innovation. Une société où les savoirs fragmentés, compartimentés, engoncés dans l’autosuffisance et l’arrogance des spécialités et des statuts, feront place à la recherche de synergie et de lien, intellectuel et social. Les ouvrages proposés par Polia Éditions ont pour ambition d’aider les hommes et les organisations à comprendre et à construire cette nouvelle société. À partir d’idées, de réflexions et de pratiques « exotiques » (c'est-à-dire différentes des nôtres), nos auteurs, véritables « passeurs de savoirs », tissent un corpus intelligible et appropriable par tous, qui repose sur deux principes : l’ouverture et le lien. À l’image de la Société du Savoir, Polia est un réseau ouvert, de réflexion et d’action, auquel chacun peut participer en fonction de son champ d’expertise, un carrefour où se rencontrent et s’allient les cultures, les générations, les époques et les disciplines.
  • 5. Jean-Yves PRAX Directeur de collection www.polia-editions.com Pierre FAYARD Compren dre et appliquer Sun Tzu
  • 6. La pensée stratégique chinoise : une sagesse en action 2e édition Idéogrammes de couverture réalisés par Madame Loi Dieu, disciple de M. Ma. La traduction littérale de ces idéogrammes est : « La pensée de la stratégie chinoise ». © Dunod, Paris, 2004 pour la première édition
  • 7. À Marc-Aurèle et à Gala et en mémoire d’Antonin.
  • 8. DU MÊME AUTEUR Le Réveil du Samouraï, Dunod, Paris, 2006. Trayectoria en la comunicacion publica de la ciencia, Editorial Divulgacion de la Ciencia, Universum, Mexico, 2005. L’Impossible formation à la communication, (direction conjointe avec Denis Benoît et Jean-Paul Géhin), L'Harmattan, Paris, 2000. O Jogo da interaçao. Informaçao e comunicaçao em estrategia, EDUCS, Caxias do Sul, R.S. Brésil, 2000. La Maîtrise de l'interaction. L'information et la communication dans la stratégie, Zéro Heure Éditions Culturelles, Paris, 2000. Le Tournoi des dupes (roman de stratégie), L’Harmattan, Paris, 1997. Fusion Chaude, sciences, communication et adaptation, (avec Delphine Carbou), Éditions de l'Actualité, Poitiers, 1995. Sciences aux Quotidiens, l'information scientifique dans la presse quotidienne européenne, Z'Éditions, Nice, 1993. La Culture Scientifique, enjeux et moyens, (textes choisis par), La Documentation Française, Paris, 1990. La Communication scientifique publique, de la vulgarisation à la médiatisation, La Chronique Sociale, Lyon, 1988. AVANT-PROPOS À LA 2e ÉDITION
  • 9. e succès de la première édition de ce livre témoigne de l’actualité d’une pensée stratégique, et de son texte de référence1 , dont l’origine remonte à près de vingt-cinq siècles. Plus que jamais aujourd’hui la familiarisation avec cette pensée s’avère nécessaire pour chacun et c’est à sa vulgarisation que cet ouvrage est consacré. Dans l’époque tumultueuse où nous vivons, elle représente un éloge de la fluidité, de la liberté et de l’ouverture d’esprit, en même temps qu’une ode à la créativité astucieuse. L Par définition, la stratégie est contraire à la fatalité. Depuis que le monde est monde, elle n’a de cesse de faire mentir ce que les mécaniques prévisionnelles désignent comme inéluctable. Aux côtés, mais distincte, de la science, elle représente une entreprise des plus humaines et partagées qui soit, des plus spontanément nécessaires aussi. Dans sa version chinoise, elle s’inscrit particulièrement à l’encontre de prétendus modèles fixes et définitifs, assurant qu’il existe des méthodes infaillibles pour parvenir à ses fins. Comme s’il était envisageable d’enchaîner la volonté des autres hommes en leur dictant comment se comporter pour être en cohérence avec les attentes et vues de généralissimes aussi omnipotents que le dieu de l’évangile ! Ces illusions désastreuses oublient un détail, mais de taille, c’est que la réalité n’attend pas les lumières de tel ou tel stratège, si brillant soit-il, pour obtempérer à ses injonctions et obéir à ses définitions. Par bonheur, elle est autrement riche et malléable que ce que la seule linéarité de la raison enferme dans ses interprétations. La voie chinoise de la stratégie est relationnelle, elle se définit toujours en fonction de la gamme des possibles qu’une situation recèle en elle-même. C’est en le révélant, puis en s’associant à ce potentiel qu’elle se manifeste. L’architecte sino- américain Pei, en VIII COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU charge de la réorganisation du Musée du Louvre, commença par ressentir et s’imprégner du lieu avant d’émettre une quelconque idée de plan. Pour lui, la majestueuse pyramide de verre qui le coiffe à présent était comme déjà contenue et portée par l’espace même de la Cour Napoléon. De là à dire que l’harmonie est stratégique, il n’y a qu’un pas, mais cela nous entraînerait audelà de ce simple avant-propos. À l’instar de la 1 . L’Art de la guerre de Sun Tzu.
  • 10. culture stratégique japonaise2 , celle de la Chine ancienne compte sur la sensation pour appréhender des tendances à l’état naissant. En se mettant à l’école de la nature, en l’accueillant avec sensibilité et perspicacité, le stratège devient à même de s’en faire une inspiratrice et une alliée. Se mettre à l’écoute amplifie ses capacités et fait naître des ouvertures et des scénarios que la seule réflexion isolée et coupée du réel ne saurait ni concevoir ni imaginer. De quoi méditer et sans doute appliquer dans les turbulences actuelles dont les fertilités demeurent à révéler ! Par rapport à la première édition, la présente comporte six stratagèmes supplémentaires, choisis parmi ceux des trois dernières familles du classique des trente-six stratagèmes chinois : des situations de chaos (4), d’impasse (5) et désespérées (6). Chacune de ces familles comporte ici deux stratagèmes : « 19. travailler en montagne » et « 20. la confusion opportune » (de chaos), « 29. Enrôler la force adverse » et « 30. Rendre l’inutile indispensable » (d’impasse), et enfin « 31. La faveur fatale » et « 32. La déception paradoxale » (désespérées). Plutôt que de conserver la numérotation originale de l’édition chinoise, nous avons préféré indiquer leur continuité dans ce livre et les regrouper dans une seule partie intitulée « stratagèmes de la dernière extrémité ». Comme dans l’édition précédente, la conclusion demeure le trente-sixième stratagème : la grandeur de la fuite. Pour aider à la mémorisation des stratagèmes, tout en associant leurs intitulés traditionnels à ceux proposés par l’auteur, un tableau synthétique les propose en annexe, en y associant une phrase qui résume leur principe et la mention de l’histoire de référence utilisée dans le texte. Sao Paulo, juillet 2007. TABLE DES MATIÈRES 2 . Fayard Pierre, Le Réveil du samouraï. Culture et stratégie japonaise dans la société de la connaissance, Dunod, Paris, 2006.
  • 11. Introduction 1 PARTIE I STRATAGÈMES DE L’EMPRISE 1 Cacher dans la lumière 25 2 L’eau fuit les hauteurs 31 3 Le potentiel des autres 39 4 Les vases communicants 47 5 Le chaos fertile 55 6 La stratégie adore le vide 63 PARTIE II STRATAGÈMES DU FIL DU RASOIR 7 Créer à partir de rien 73 8 Vaincre dans l’ombre 83 9 Profiter de l’aveuglement 91 10 Le sourire du tigre 97 11 Qui sait perdre gagne 103 12 La chance se construit 111 X COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU PARTIE III STRATAGÈMES D’ATTAQUE 13 La pince des louanges 119
  • 12. 14 Le potentiel du passé 127 15 La victoire par la situation 133 16 Lâcher pour saisir 139 17 Du plomb pour de l’or 145 18 Le poisson pourrit par la tête 151 PARTIE IV STRATAGÈMES DE LA DERNIÈRE EXTRÉMITÉ 19 Travailler en montagne 159 20 La confusion opportune 169 21 (29) Enrôler la force adverse 181 22 (30) Rendre l’inutile indispensable 191 23 (31) La faveur fatale 199 24 (32) La déception paradoxale 207 Conclusion Grandeur de la fuite 215 Tableau synoptique des stratagèmes,de leurs intitulés et des histoires qui y sont associées 219 Bibliographie 225 INTRODUCTION n ne compte plus aujourd’hui les références et les citations tirées du classique de Sun Tzu,O
  • 13. L’Art de la guerre1 , pourtant écrit plus de quatre siècles avant notre ère. En ce début de millénaire et sur tous les continents, un nombre croissant de politiques, d’entrepreneurs, d’administrateurs, de militants, de militaires ou de simples citoyens avouent en avoir fait un livre de chevet. Pourtant, entre la fascination intellectuelle, voire poétique, et l’application de ses principes et recommandations, autant dans l’analyse que dans la mise en œuvre, force est de constater que le pas n’est guère aisé à franchir. Dire que l’art de la guerre est comme l’eau qui fuit les hauteurs et remplit les creux est une chose, l’interpréter comme l’exhortation à éviter les résistances et à se conformer aux contours d’une situation pour progresser inexorablement et insensiblement en est une autre ! Le lecteur occidental, dont la représentation de l’action tend spontanément vers ce qui est direct et 1 . La première édition de l’ouvrage en Europe remonte à 1772 et fut effectuée par un jésuite français, le père Jean Joseph Marie Amiot.
  • 14. 2 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU visible, a besoin de clefs et d’images qui lui soient propres pour percevoir et intégrer les orientations spécifiques de la pensée stratégique chinoise. C’est à cet apprivoisement qu’invite le présent ouvrage, avec pour ambition d’enrichir la manière d’appréhender la réalité dans tout le potentiel1 qu’elle représente et d’exercer la volonté. Cette perspective est d’autant plus d’actualité que le réseau, le flux, l’échange et la transformation progressive sont autant au cœur de la culture chinoise que de la société informationnelle à l’échelle planétaire. La culture stratégique de la Chine traditionnelle est profondément marquée par les caractères physiques et démographiques d’un vaste pays dont l’histoire se compte en millénaires et la population en centaines de millions. Pour survivre et parvenir à ses fins dans la Chine d’hier comme d’aujourd’hui, deux principes clefs s’imposent : l’économie et l’harmonie. La bonne gestion des ressources pour soi et leur ruine éventuelle chez l’autre s’il est un opposant, constituent ici un pivot 1 . Cette notion de potentiel est essentielle dans la pensée stratégique chinoise. Elle recouvre tout l’échantillon des possibles contenus dans une situation donnée du fait même de sa dynamique propre et des ressources qu’elle recèle. L’art du stratège consiste précisément à l’identifier et à en comprendre les mécanismes sous-jacents afin d’en tirer profit en les mettant en œuvre au service de ses projets.
  • 15. Introduction 3 de la relation stratégique et du travail de l’interaction des volontés. Qui sait optimiser l’usage des moyens est considéré comme sage et vertueux. Son efficacité est d’autant plus célébrée qu’elle mobilise des ressources qui lui sont extérieures : celles de collaborateurs, de concurrents, voire d’ennemis par le biais de subterfuges et autres stratagèmes. Toute l’histoire de la Chine tourne autour de la conquête et de la préservation de l’État en tant qu’unité qui fonctionne et qui régule les échanges de manière suffisamment harmonieuse pour assurer la durée. Jusque dans les périodes troublées, dites des Royaumes Combattants, où les seigneurs de la guerre se disputaient l’espace du pays, la référence demeurait l’unité de l’Empire à reconstruire sur de nouvelles bases. L’art de durer est au cœur de cette culture de la stratégie au point que les Chinois soient parvenus à transformer du temps en espace en retournant des défaites temporaires en victoires territoriales par le biais de la sinisation de leurs conquérants mongols puis mandchous. Aujourd’hui, une part de la Mongolie est chinoise et la Mandchourie l’est intégralement. Dans l’Empire du Milieu, la rareté relative des biens contraste avec une grande habilité à utiliser le temps. C’est sur cette dimension temporelle que les Chinois se procurent une liberté de manœuvre et tirent profit du changement des circonstances. ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 16. 4 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU Quand la vertu est stratégique À l’image du jeu d’origine chinoise le wei chi, plus connu sous son appellation japonaise de jeu de go, la maîtrise du territoire est synonyme de vie en Chine. La sécurité de la création, du maintien ou de l’expansion des territoires dépend avant tout de la solidité et de la fiabilité des communications internes entre ses éléments constitutifs. Ici, les relations sont plus importantes que les composantes elles-mêmes. Pour Sun Tzu1 , contemporain du Grec Thucydide, la qualité des liens entre le général et ses troupes, ou entre le prince et ses sujets, est la meilleure des garanties de l’invincibilité. Les intermédiaires jouent un rôle prépondérant dans la culture stratégique chinoise car ils représentent des articulations essentielles, des éléments pivots de la stabilité ou de son contraire, le déséquilibre. Pour s’assurer de l’invincibilité, tâche première selon Sun Tzu, le stratège s’attache à mettre en place un tissu de relations légitimes et ritualisées qui structure en un ensemble cohérent et réactif une armée, une entreprise ou un pays. Pour lui, l’invincibilité ne dépend pas prioritairement de l’accumulation de moyens physiques offensifs et défensifs, mais de la 1 . Auteur du plus vieux traité de stratégie (cinq siècles avant J.-C.) qui est aussi le plus lu aujourd’hui dans le monde entier.
  • 17. ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit Introduction 5 confiance qui unit un pouvoir, reconnu comme juste et légitime, avec ses sujets ou ses administrés. Faute de quoi, qui prétend détenir la force n’est, en définitive selon l’expression de Mao Tse Toung, qu’un tigre en papier1 : il a toutes les apparences de la force du tigre, mais sa réalité est aussi vulnérable que le papier que l’on froisse, déchire ou brûle aisément. C’est pourquoi, le souverain, en partageant véritablement les peines et les joies de son peuple, s’assure de la solidité de son soutien. Une fois l’invincibilité acquise du fait d’une harmonie intérieure et de l’excellence de l’administration, les erreurs adverses offrent des opportunités de gains ou de victoires. Puisque la qualité des communications constitue la force réelle, son contraire engendre la faiblesse et c’est cela que le stratège révèle ou suscite chez ses adversaires ou concurrents. Plus les relations entre les composantes de l’édifice social adverse sont défectueuses, plus celui-ci gaspille ses ressources et en conséquence plus l’avantage du stratège vertueux s’affirme. Car en Chine, la vertu est stratégique ! Harmonie et économie permettent de durer, de se défendre et de conquérir. On les développe pour soi et on les accable chez les autres en cas de conflit ou de concurrence. Sur ce registre, le
  • 18. 6 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU recours aux stratagèmes est l’instrument le plus recommandé, 1. À l’époque du maoïsme triomphant et de la Révolution Culturelle chinoise, cette expression désignait les États-Unis d’Amérique, taxés d’impérialisme. précisément par souci d’économie ! La fluidité des relations et la circulation des énergies font vivre et assurent le maintien et la santé du collectif, qu’il s’agisse d’une famille, d’une entreprise, de la société dans son ensemble ou de son instrument militaire. On retrouve cela dans les mouvements coulants, fluides et continus du Taï chi chuan, art martial emblématique de la Chine, qui se traduisent dans une activité d’ensemble et de chaque partie du corps dans un ballet sans fin. Tout bouge simultanément et évite le blocage, qui est coagulation génératrice de désordre et de maladie. L’énergie circule en permanence et c’est autant le gage d’une bonne santé que de l’invincibilité. Il est dit que la médecine chinoise traditionnelle avait pour objet premier de maintenir en bonne santé (invincibilité) et de soigner uniquement en cas d’échec du médecin à interpréter, à réguler et à réorienter les flux. Sur un autre registre, le mandarin, fonctionnaire lettré, assurait le maintien des équilibres dynamiques, c’est-à-dire des flux, dans le grand tout que constituait l’administration de l’Empire.
  • 19. Introduction 7 La philosophie du yin et du yang, qui voit le monde comme une transformation permanente, forme le soubassement de la culture de la stratégie de la Chine traditionnelle. De l’interaction constante de ces deux principes opposés et complémentaires résulte un changement incessant dont il convient de distinguer les prémices. On s’y adapte pour en tirer profit plutôt que de les subir. Or, ce n’est pas le fort en muscles qui est le plus à même d’interpréter les signes ténus des modifications en cours ou à venir, mais bien plutôt le sage, l’homme de vertu et de connaissance. C’est pourquoi, dans l’antiquité chinoise, les princes et les empereurs ont toujours cherché à s’assurer les services des meilleurs conseillers, de ceux qui étaient riches en sagesse, en prescience et en ruses. L’intelligence du réel, connaissance intime des mutations en cours, permet de gérer et d’agir à bon escient en anticipant et en se laissant porter par les dynamiques transformatrices et pourvoyeuses de vigueur ou de dépérissement. Encore et toujours les notions d’économie et d’harmonie ! Connaissant le sens des flux, c’est en les épousant que, paradoxalement, le stratège les dirige. Il se maintient en synergie avec eux et s’inscrit dans leur logique. En les accompagnant, il se fait accompagner par plus fort que lui, et c’est ainsi que la plus grande des soumissions peut se révéler être une domination paradoxale mais ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 20. 8 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU invisible. La plus grande souplesse se transforme en une force redoutable car insaisissable. On dit que l’océan qui ne peut être saisi, saisit ! Mais si le stratège est homme de vertu, celui qui échoue en revanche n’a aucune excuse car c’est le résultat, si ce n’est la preuve, de son manque de vertu. Il est dès lors légitime et naturel qu’il disparaisse sans que la notion de pardon puisse être invoquée ! C’est toujours ce même souci de l’économie qui fait dire à Sun Tzu que les armes sont des instruments de mauvais augure auxquels on ne doit recourir qu’en toute dernière limite ! L’affrontement est coûteux, hasardeux et destructeur. Une contrée soumise par la force est difficilement contrôlable et le bénéfice de la victoire en est moindre. Surmonter le ressentiment, atténuer le désir de vengeance, effacer les douleurs… tout cela est contraire à l’économie. C’est pourquoi la meilleure des stratégies ne cherche pas l’affrontement direct et ouvert avec les troupes adverses ou l’assaut des places fortes, mais elle s’attaque aux plans de l’adversaire et à son esprit, écrit Sun Tzu ! Le stratège qui parvient à percer les intentions de son adversaire et à en développer la connaissance a déjà presque partie gagnée. On mesure la différence avec le grand classique occidental de la stratégie, De la guerre de Carl von ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 21. Introduction 9 Clausewitz1 , qui recommande d’annihiler en priorité la force majeure de l’adversaire afin de le mettre en situation de ne plus pouvoir se défendre et ainsi lui dicter sa volonté. À l’inverse en Chine, la subtilité, voire la sensibilité, fait la différence pour apprécier qualitativement le mode de fonctionnement de l’esprit adverse. L’accumulation ou l’engagement de moyens matériels n’intervient qu’en second temps. Plutôt que de s’attaquer aux forces opposées par la voie extérieure des armes, il est plus avantageux de les affecter de l’intérieur par la déstabilisation, par exemple en pourrissant les liens qui unissent leurs différentes composantes. Dans cette perspective, la connaissance de l’autre, de la nature de ses communications internes et avec son environnement est stratégique. Le sage-stratège fait jouer ce potentiel à son profit, en l’orientant à partir des courants qui l’animent. Discorde et gaspillage sont les meilleurs vecteurs de la déstabilisation adverse. Passions, égoïsmes, prétentions, fléaux naturels, fractions, jalousies, ambitions… représentent non seulement des 1 . Général prussien, contemporain de la Révolution Française et de l’Empire, qui s’efforça de produire une théorie de la guerre, à partir de l’histoire et de l’observation des batailles et campagnes, notamment celles de Napoléon Bonaparte, mais aussi de Frédéric II de Prusse et d’autres. Clausewitz est considéré comme la référence pour les guerres majeures de la fin du XIXe et du XXe siècle.
  • 22. 10 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU points d’appuis mais des moteurs de déstabilisation que le stratège met en œuvre avec tact, tout en demeurant invisible. La proie tombe alors dans la main du prédateur sans que celui-ci n’apparaisse le moins du monde comme tel. Ce n’est, en apparence, que le simple travail de la nature qui transforme les situations sans que l’on puisse y détecter stratège sous roche ! L’intelligence du changement et la créativité « stratagémique » permettent de vaincre à distance, idéalement sans s’exposer. Plutôt que de se développer dans la sphère du visible, solide et qui résiste, c’est au niveau des prémices qu’il est économique d’agir. Par la suite, les cycles des transformations, de la croissance et de la décroissance, font le reste et il ne s’agit là que du déroulement naturel des choses… Comme le sage, le stratège idéal est sans volonté1 , sans dispositions fixes et ni credo coulé dans le bronze. C’est au contraire sur l’image de l’eau qu’il règle son comportement, si tant est que l’on puisse oser une telle formulation. Parce que l’eau n’a pas de forme déterminée, écrit Sun Tzu, elle emprunte celle de ce qui la contient, elle se conforme à la topologie du terrain ou de la situation où elle se trouve. Dans un vase elle est vase, dans une cuvette elle est cuvette, sur une surface plate elle s’étale, dans la chaleur elle est 1 . Voir à ce propos les livres de François Jullien.
  • 23. Introduction 11 vapeur, dans le froid intense elle est glace, givre ou gelée, sur un relief accidenté ou dans une déclivité elle est farouche… C’est en s’adaptant aux conditions changeantes que l’eau demeure ce qu’elle est. Ainsi doit-il en être de l’art de la guerre ou plus généralement de la stratégie selon Sun Tzu. Clausewitz le rejoint lorsqu’il écrit que la guerre est un véritable caméléon. Mais surtout, l’eau est potentiel du fait de la gravité et l’art du stratège consiste à en tirer le maximum d’effet par un travail de configuration des situations. Sun Tzu recommande au stratège de ne pas attendre la victoire de ses soldats, mais du contexte dans lequel il les dispose. Pour lui, la force ou la faiblesse, le courage ou la couardise ne sont pas des qualités définitives liées à la nature même des soldats. Elles découlent des situations dans lesquelles ils sont plongés car ce sont elles qui rendent les combattants forts, courageux ou l’inverse. Un potentiel d’action se concentre, à l’image d’un barrage où s’accumulent de grandes quantités d’eau et dont on ouvre les vannes au moment opportun. Plus grande est la déclivité, plus puissant sera le courant qui emportera tout sur son passage et viendra naturellement à bout des résistances les plus hautes. C’est de la qualité de ce rapport de situations que découle la décision, bien plus que du simple rapport numérique de forces. L’art stratégique de la Chine ancienne est ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 24. 12 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU manipulateur de situations. Mais cette culture, qui fonde l’existence multimillénaire de ce pays, peut aussi être entendue comme une école de sagesse, une voie ou un do, au sens japonais d’un chemin de perfectionnement pour accéder à la connaissance et à l'harmonie. L’art majeur de la ruse En Occident, ce que l’on qualifie de ruse de guerre relève d'un art mineur, voire complémentaire. En revanche, elle représente en Chine un mode stratégique majeur, économique et adapté à une culture dans laquelle l’usage du temps est une inclination de prédilection. L’esprit de stratagème s’enracine dans des représentations du monde, dans une philosophie, voire dans une véritable cosmogonie. Épouser les voies de la nature, s’y fondre et s’y conformer pour mieux les orienter, la proposition ne manque pas de surprendre un esprit occidental, habitué à distinguer entre des états inaltérables, et porté à appliquer, de l’extérieur, sa volonté au réel pour le transformer. Dans la philosophie du yin et du yang, la plus grande des soumissions est le prélude à la naissance de la plus grande des forces. Cela passe par la pratique d’une sensibilité intelligente qui perçoit, sousjacente aux manifestations tangibles, l'œuvre des contraires-complémentaires (yin et
  • 25. Introduction 13 yang) dont l’interaction permanente préside aux changements. Pour les Chinois, le plus et le moins, le fort et le faible, le vrai et le faux, le plein et le vide, le lumineux et l'obscur… n'existent pas en tant que qualités fixes et indépendantes. Ils sont au contraire fondamentalement relatifs et interdépendants. L'un est aussi la condition de l'autre dans un processus sans fin ne pouvant, par définition, exclure son contraire et le priver d’existence. De fait, il faut faire avec. Si l’un des versants de la montagne est plongé dans l'ombre, l’autre est baigné de lumière… L'homme n'existe pas sans la femme et vice versa, le cycle d’une relation sexuelle inverse les qualités du dur et du mou. La graine porte l'existence de la plante qui, atteignant son apogée, donne naissance à la graine. Modalités momentanées de l’énergie, tout se transforme à terme en son contraire après lui avoir donné naissance. L’art stratagémique dans sa version chinoise ne s’impose pas en s’opposant, mais en épousant pour conduire1 de telle sorte que le je disparaisse apparemment dans le travail de la nature. L’intelligence sensible perçoit les potentiels contenus dans les situations animées par le jeu dynamique des contraires. La voie stratégique chinoise procède du féminin vers le masculin à l'inverse du mode majeur occidental. Au jeu de go, le vide préexiste au plein alors qu’aux échecs
  • 26. ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit 14 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU l’ensemble des pièces (potentiel) occupe l’échiquier dès le début de la partie. À l’inverse aucune pierre ne figure sur le goban2 et c’est le joueur aux pierres noires qui joue le premier en commençant par les bords ! D’essence indirecte, le premier temps de l’attitude stratagémique néglige temporairement les intérêts propres de l’acteur car ils risquent de le troubler et de limiter sa perception en finalisant trop ses attentes. Les signaux faibles annonciateurs du travail de la nature sont délicats et s’appréhendent mal avec de gros sabots, pourrait- on dire. De 1. Sur ce propos, le lecteur pourra se référer aux travaux desinologues comme Cyrille Javary, Ivan Kamenarovic ou encore François Jullien. 2. Tableau ou échiquier sur lequel se joue le go. Il se compose d’un ensemble de dix-neuf lignes verticales croisant dix- neuf lignes horizontales, soit de trois cent soixante et une intersections. préférence à la mise en avant d’intérêts particuliers et immédiats, la réceptivité et la disponibilité face à l’environnement sont hautement recommandées. L’approche initiale est stratégique, ouverte, globale et considère de grandes échelles de temps parce qu’il s’agit d’identifier et de rassembler le plus vaste potentiel sans idées préconçues. Elle se différencie d’une préoccupation d’abord tactique,
  • 27. Introduction 15 fermée, locale et soucieuse d’atteindre ses objectifs à très court terme. Les définitions trop hâtives, tout comme la fermeté des intentions, arrêtent le monde des possibles. Elles sont contraires à l’identification de flux et de potentiels disponibles où s’inscrire en agissant avec l’environnement. Paradoxe, ou pour le moins surprise, toute l’actualité de la pensée stratégique de la Chine traditionnelle se révèle dans le monde global et interdépendant que nous connaissons aujourd’hui. Ceci étant posé, ni la volonté ni la détermination ne sont en reste et l'approche directe peut avoir son moment favorable une fois les conditions réunies, en Chine comme ailleurs. L'art stratégique chinois est rebelle à l'idée d'action individuelle, atomisée, souveraine et coupée du concours de la nature. Parce que le monde est évolution permanente, toute situation n'est qu'un instant particulier dans un cycle. Une position de force est souvent le produit d'une faiblesse antérieure que l'on a transformée. Une vulnérabilité peut résulter d'une trop grande habitude de la force, devenue illusion du fait de la confusion entre la nature relative du moment où l'on est fort, et une prétendue force absolue, intemporelle, incorruptible et indépendante des circonstances et des évolutions. La faiblesse succède à la force selon des rythmes plus ou moins longs.
  • 28. ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit 16 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU Chaque principe, yin ou yang, naît de l'intérieur de son opposé, qui lui est en outre complémentaire. Ils n’existent pas isolément et cela conduit à penser leur interaction et celle des volontés1 comme une source de créativité stratégique sans limite. Si les rythmes longs ne sont pas favorables, le recours à des rythmes courts ou encore à de microrythmes où l'alternance entre force et faiblesse connaît un tempo accéléré, ouvre des possibilités2 . Ce que l'on ne peut réussir tactiquement contre une brute armée jusqu'aux dents, on peut aussi y parvenir si l'on sait lire et tirer parti de l'alternance des rythmes constitués par des couples comme la respiration, le va-et- vient entre attention et relâchement ou encore en recadrant les termes de l’interaction des volontés sur d’autres terrains ou sur des échelles plus vastes. 1. Sur ce sujet, voir Introduction à la stratégie d’André Beaufre et La Maîtrise de l’interaction. L’information et la communication dans la stratégie de Pierre Fayard. 2. L’usage de microrythme est extrêmement développé dans laculture stratégique, du Japon en particulier. L’attitude stratagémique enseigne à voir derrière les manifestations visibles non pas tant une réalité définitive à affronter, mais bien plutôt un état transitoire manifestant le moment d'une transformation d'énergie. L’art stratégique chinois recommande de ne pas chercher à agir localement
  • 29. Introduction 17 au niveau de l’immédiat, mais sur l’évolution globale des flux. Cartographe avisé, le sage-stratège calcule ses positions, accélère ou ralentit sans tomber sous le joug de l'attraction trompeuse et piégeante des formes. Un sabre n'est pas dangereux en soi mais en fonction de l'état et de l'habilité de qui le manipule et de la situation dans laquelle celui-ci se trouve. Le classique des Trente-Six Stratagèmes Pour aborder plus avant la pensée stratégique de la Chine ancienne et l’adapter en des termes que le lecteur de culture occidentale puisse entendre afin de s’en inspirer dans ses pratiques de tous les jours, il existe un traité de référence. Depuis des siècles, le traité dit des Trente-Six Stratagèmes rassemble dans le monde chinois l'interprétation de différents auteurs sur une suite d’items que nous pourrions qualifier de logiciels stratagémiques. Chaque stratagème se présente sous la forme d’une collection de quatre idéogrammes que l’on doit interpréter et adapter aux situations qui les appellent. À la différence de L’Art de la guerre de Sun Tzu, l’ouvrage ne fait pas référence à un auteur exclusif mais à plusieurs qui se succèdent à travers les âges et les implantations diverses de la diaspora chinoise. Le nombre d’interprètes occidentaux de ces logiciels ne cesse aujourd’hui de
  • 30. 18 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU croître. D’une manière générale, ces stratagèmes s’appliquent à toute situation où interagissent des volontés qu’elles soient politiques, militaires ou économiques, mais aussi à la gestion, à la négociation et aux relations interpersonnelles. Dès lors qu’une volonté se manifeste dans un contexte plus ou moins difficile, elle peut s'inspirer de ces logiciels stratagémiques pour parvenir à ses fins. Mais leur connaissance ne garantit pas pour autant la réussite absolue, pas plus qu’un logiciel de traitement de texte ne crée des génies littéraires du simple fait de son usage. L'application de ces stratagèmes à des situations particulières requiert non seulement de l'intelligence, dans le sens d'une compréhension subtile des potentiels, des intentions et des relations, mais aussi de la créativité, de l’astuce et un grand sens du rythme. Pas plus que la stratégie en général, le stratagème ne relève d’une science exacte où des conditions prétendument identiques produiraient des résultats calculables et prévisibles. Les circonstances et surtout les protagonistes ne sont jamais les mêmes. Leurs capacités respectives et leurs niveaux de connaissance demeurent en perpétuel apprentissage et continuelle transformation. Affaire de volontés aux prises dans des environnements changeants et peu maîtrisés, le stratagème relève de l'art plus que de la science. ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 31. Introduction 19 Les versions et commentaires du classique des Trente-Six Stratagèmes sont innombrables et varient selon les auteurs, les époques et les lieux, mais aussi les domaines d’application. C’est ainsi, par exemple, qu’il existerait une variante particulière dévolue au champ de l’action familiale et des relations entre hommes et femmes. Dans le présent ouvrage, on trouvera des références à une dizaine de versions en français, anglais et espagnol. Alors pourquoi donc en rajouter une de plus ? Cela résulte d’un travail de plusieurs années d’étude et d’enseignement, mais aussi, et avant tout, d’un constat qu’il convient d’éclairer. Les lecteurs de L’Art de la guerre de Sun Tzu savent d’expérience que le mode d’expression de la pensée chinoise diffère notablement de ce dont nous avons coutume en Occident. La compréhension d’une culture stratégique asiatique suppose que nos modes de pensée occidentaux s'adaptent à une autre forme de pensée, de conceptualisation, de représentation mais aussi d'expression. Nous en voulons pour preuve la diffusion des arts martiaux japonais. En tant qu’ancien aïkidoka, j’ai personnellement le souvenir de stages avec de véritables maîtres nippons (sensei) où la logique eût voulu qu’au niveau de perfection des enseignants corresponde une progression similaire des pratiquants.
  • 32. ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit 20 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU Quel enchantement devant la maîtrise des sensei pendant que leurs déplacements donnaient à comprendre une technique particulière : tout paraissait fluide, spontané, esthétique, sans effort et d’une efficacité à toute épreuve. À l'issue de la démonstration, le maître lançait le ai dozo caractéristique qui invitait à l’exercice, mais force était alors de constater que la suprême facilité, la justesse et l’économie du geste n’étaient pas au rendez-vous sur le tatami ! Un écart terrible s’interposait entre la perception fascinée que nous ressentions lors de la démonstration d’une part, et nos capacités effectives à traduire l’enseignement en actes d’autre part ! Par chance, des professeurs français prenaient le relais et expliquaient ultérieurement, et au moyen d’une pédagogie tout occidentale, comment enchaîner les phases successives du mouvement. Tout y passait : de la position des pieds à celle des coudes, du niveau des épaules à la direction du bassin… le détail était précis, explicite et séquencé là où l’enseignement à la japonaise livrait une forme globale à reproduire1 . Sans cette occidentalisation, le risque est permanent de passer à côté et de ne pouvoir approcher la saveur et la profondeur 1. Au Japon, la transmission du savoir et de la compétence fonctionne essentiellement sur un mode tacite et silencieux, de hara (centre vital) à hara, dit-on. Le travail de l’apprenant
  • 33. Introduction 21 se fait à partir de l’essence d’un mouvement plus que de son séquençage. Le global l’emporte sur le local. d’un contenu masqué par la force gravitationnelle propre à une culture lointaine. Il est plaisant d’entendre Sun Tzu comparer l’art de la guerre à l’eau qui fuit les hauteurs pour remplir les creux, mais… so what ? Il est frustrant que ce constat glisse sur la toile cirée de nos neurones sans y pénétrer ni les fertiliser ! C’est pour éviter cet effet toile cirée sur laquelle glisse l’eau de la lecture que ce livre se veut un apprivoiseur de culture, un intermédiaire à la fois déconstructeur et bâtisseur de passerelles. Pour comprendre et appliquer Sun Tzu, le choix de cet ouvrage porte sur une sélection de vingtquatre des trente-six stratagèmes, entendue comme un support pour aborder la pensée stratégique de la Chine ancienne. L’ensemble se conclut sur le stratagème des stratagèmes selon les auteurs, celui de la fuite ! Lorsqu’un conflit ne peut trouver d’issue favorable tant la situation est désespérée, le meilleur choix est de s’enfuir car cela signifie préserver son potentiel pour les temps meilleurs qui ne manqueront pas de survenir tôt ou tard. Le lecteur trouvera dans ce livre, la présentation de ces vingt-quatre logiciels stratagémiques, rassemblés en quatre familles et selon une présentation
  • 34. 22 COMPRENDRE ET APPLIQUER SUN TZU identique. Un titre, la plupart du temps original, introduit chacun d’entre eux, agrémenté par une ou deux citations, et par quelques images et expressions indicatives qui donnent l’ambiance et l’esprit du stratagème. À titre de référence, mention est faite des titres habituels tirés de versions publiées en français, en anglais et en espagnol du classique des Trente-Six Stratagèmes. Une histoire, traditionnelle ou originale, rend ensuite compte d’une application exemplaire de chacun de ces stratagèmes. Ces récits servent d’armature au développement d’un aspect particulier de la pensée stratégique chinoise. Souhaitons à présent bonne lecture et découverte de cette culture qui introduit aussi à une forme de sagesse. Notre vœu le plus cher est qu’elle enrichisse et stimule l’intelligence et l’ouverture d’esprit du lecteur ainsi que sa créativité stratégique.
  • 35.
  • 36. 24 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE PARTIE I STRATAGÈMES DE L’EMPRISE Stratagèmes en situation de domination / Stratagems when winning / Stratagèmes des batailles déjà gagnées / Stratagems when in superior position / Estrategias cuando se domina la superioridad 1 Cacher dans la lumière 2 L’eau fuit les hauteurs 3 Le potentiel des autres 4 Les vases communicants 5 Le chaos fertile 6 La stratégie adore le vide Cette première série du classique des Trente-Six Stratagèmes est dite de la position supérieure dans le sens où celui qui y recourt se situe hors d’atteinte des menées adverses. Le stratège considère l’environnement sans trop en subir les contraintes et dispose de la possibilité de prise d’initiatives. En termes stratégiques, il bénéficie d’une liberté d’action dominante par rapport aux
  • 37. autres acteurs et dans sa relation avec la situation proprement dite. Le revers de la médaille réside en ce que ses choix sont exposés en pleine clarté, d’où la nécessité d’user de ruses et de faux-semblants en mêlant subtilement vrai et faux, ombre et lumière, leurre et réalité… afin d’éviter de dérouler un jeu trop prévisible. Cette première série procède d’une approche plutôt directe, bien qu’en matière de stratagèmes les choses ne soient jamais aussi simples, évidentes et unidirectionnelles.
  • 38. 26 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE 1 CACHER DANS LA LUMIÈRE Ce qui est familier n’attire pas l’attention. Proverbe chinois L’habitude sécurise le secret – Un secret en habit de lumière – Aveugler Mener l'Empereur en bateau / Abuser l'Empereur et traverser la mer / Cacher le ciel pour traverser la mer / Cross the sea under camouflage / Cross the sea by deceiving the sky / Crossing the sea by treachery / Cross the sea without heaven's knowledge / Cruzar el mar confundiendo al cielo / Cruzar al mar a simple vista Au cours d'une campagne militaire, l'empereur du Nord, victorieux, campe avec son armée au bord d’un fleuve de l'autre côté duquel les restes des troupes ennemies vaincues sont rassemblés. Le franchissement du fleuve assurerait une victoire totale mais le souverain, craintif, tergiverse en dépit des
  • 39. recommandations offensives pressantes de ses conseillers. Refusant d’argumenter plus avant, l'un d'entre eux fait construire un îlot artificiel suffisamment vaste pour présenter toutes les apparences d’un vrai camp de campagne sur la terre ferme. Arbres, chevaux, tentes… rien ne manque. L’esprit sans inquiétude, l’Empereur s’installe comme à l’ordinaire sur cet îlot, qu'il ne sait pas flottant tant il présente toutes les apparences d’un bivouac sur la terre ferme. Dans la nuit, l’îlot se détache, traverse le fleuve et au petit matin l'armée, qui a franchi l’obstacle dans la suite immédiate de l’Empereur, réduit dans son élan les dernières résistances de l’ennemi dont la déroute finale est consommée. Dans une quiétude totale du fait des apparences sécurisante du camp, le Fils du Ciel1 a traversé l’obstacle pour son plus grand avantage, l’esprit en paix au milieu des dangers qu’il craignait le plus… Comment assurer la sécurité d'un secret quand règne la plus grande des circonspections ? Réponse paradoxale : en supprimant tous les signes et les indicateurs d’une dissimulation volontaire. Dans sa nouvelle intitulée La Lettre volée, Edgar Allan Poe décrit une enquête minutieuse, dans les recoins les plus obscurs, traquant les cachettes les plus improbables pour retrouver ladite lettre, alors qu’elle est Cacher dans la lumière 27 1 . Dénomination traditionnelle donnée à l’empereur de Chine.
  • 40. 28 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE épinglée aux yeux de tous dans le bureau du suspect numéro un ! Retournant l'aphorisme qui veut qu'une anguille (une intention secrète) ait besoin d'une roche (un couvert pour se dissimuler), ce stratagème met à profit la croyance générale selon laquelle l’absence de roches suppose aussi celle des anguilles ! Sans obscurité, pas de secret, pense-t-on habituellement. Dans la nouvelle de Poe, le zèle investigateur se dépense en pure perte car il ne fait aucun cas des apparences quotidiennes. C’est donc en pleine lumière que la pièce à conviction essentielle est le mieux gardée. Une évidence éblouissante provoque son contraire : la cécité ! On s’accorde à penser qu’un dessein occulte, un mystère ou une manigance se sécurise dans l’ombre pour ne pas être éventé ou révélé trop tôt. À la manière de la nuit qui précède le jour, l’intrigue a besoin du couvert de la discrétion avant de pouvoir se manifester sans risque au grand jour. Si de telles intentions secrètes évitent la pleine lumière, alors c'est dans les replis obscurs, dans l'étrange et les ténèbres que se focalise l’attention en vue de les débusquer. Les complots se trament dans le silence de la nuit en dehors des lieux fréquentés. Le non manifesté (yin) a une prédilection pour ce qui lui est similaire. En usant de ces représentations spontanées, ce stratagème procède à l’encontre d’une représentation naturelle des choses. Mettant à profit ce comportement habituel, il recommande de pratiquer le paradoxe, car on ne se méfie pas de ce ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 41. qui est quotidien et ordinaire. C’est donc au sein de la pleine lumière (yang extrême) que l’on cache et sécurise le germe du plus grand secret (yin). C’est aux yeux de tous et sans défense apparente que l’on sème le germe du stratagème. Ce premier stratagème enseigne aussi que le manque de vigilance dans les détails du quotidien peut s’avérer fatal. Le bouddhisme zen recommande de prendre à la légère les grands problèmes et d'appliquer beaucoup de soin et d'attention aux petits. Plus les obstacles ou les enjeux sont grands, plus ils sont défendus et plus il en coûte de s’en emparer ou de s’en affranchir. L’art du stratagème, tout d’esprit et de finesse, investit dans l’insignifiant et le sans importance pour renverser une situation a priori défavorable ou difficilement surmontable. On demeure souvent obnubilé par ce qui est visible et résistant alors que le tissu quotidien des habitudes offre des opportunités inespérées. La conception et l’action stratagémiques n’ont que faire de l’hyperbole d’une fermeté à l’apparence inaltérable. Par nature souples et créatives, leurs maîtres mots sont liberté et mouvement. Leur genèse se situe dans l’esprit même du stratège qui se refuse à figer son raisonnement sous le diktat d’une orthodoxie de pensée, de représentations et d’attitudes communes. La vie est flux, elle ne s’arrête jamais et le grand yang, la force, enfante de son sein même sa propre faiblesse, le petit yin, et Cacher dans la lumière 29
  • 42. 30 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE cela depuis que le monde est monde. Lorsque l'on doit entreprendre une manœuvre dangereuse, le faire aux yeux de tous dans le confort familier des habitudes peut assurer la sécurité de l'opération. En revanche, l’annoncer à grand renfort de mobilisation ne fait qu’accroître la détermination de ceux qui s’y opposent. Telle une citadelle imprenable, la vigilance de l’Empereur est exacerbée (yang) dans sa relation avec ses conseillers qui l’enjoignent à traverser le fleuve, mais elle se relâche (yin) là où il se croit dans la plus grande tranquillité. Plus le conflit aura été tendu et plus la propension de l’Empereur à se détendre sera grande. C’est dans cet état que la manigance le prend à défaut et à moindre coût, car il n’est plus nécessaire de se battre à coup d’arguments pour convaincre. Sun Tzu recommande d’éviter de s’attaquer aux forteresses, mais de préférer mettre les stratégies adverses en péril car elles sont plus malléables. Le simple cache le plus grand secret, et l’invisible (yin) s'habille des apparences de son contraire. Plus la résistance est résolue plus elle sera suivie, tôt ou tard, d’une chute de la vigilance qui ouvrira un espace de manœuvre sans défiance. Une opposition extrême n’a que deux alternatives dans son évolution tant il est peu concevable de maintenir un état de tension permanent : soit elle emporte la décision rapidement, soit elle se rétracte et reflue comme l’océan en marée descendante. En refusant de poursuivre son argumentation devant l’Empereur, le conseiller ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 43. avisé supprime le point d’appui qui permettait au souverain de se cabrer dans son refus et d’imposer ainsi sa volonté. Dès lors, celui-ci se relâche… La plus grande des déterminations est le prélude de son contraire, c’est pourquoi la pensée stratégique chinoise recommande d’éviter les extrêmes, car leur durée de vie en tant que tels est limitée. Ce premier stratagème ne s’oppose pas, mais épouse la polarité adverse. Comme le recommande Sun Tzu, là où l’autre est fort et déterminé, le stratège s’estompe et acquiesce ; là où il est paisible et confiant, le stratège est déterminé et redoutable. La volonté initiale explicite qui incitait à traverser le fleuve structurait la résistance du souverain au sein d’une relation d’où seul le poids de l’autorité pouvait sortir gagnant. Dans ce développement stratagémique, la volonté du conseiller n’a pas disparu, mais une mise en scène trompeuse l’a rendue invisible, a assuré sa sécurité et sa réussite. Parce que le souverain a résisté, la ruse aboutit ! De la succession de ces deux moments (visible puis invisible) résulte son efficacité. Provoquer insensiblement le changement est préférable à l’annoncer. Si l’Empereur, qui traverse le fleuve, tire finalement profit de ce subterfuge, il ne s’agit rien moins que d’une manipulation qui aurait pu aussi le conduire à sa perte. Le stratagème n’est pas une science exacte, mais un art risqué qui joue avec les circonstances et la volonté en acte d’autres acteurs. 2
  • 44. 32 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE L’EAU FUIT LES HAUTEURS Construire sa victoire en se réglant sur les mouvements de l’ennemi. Sun Tzu Le contre stratégique – Se régler sur les contours des situations – La base pour la force – L’empennage pour la flèche – Frapper à la racine – Jouer le vide pour conduire le plein – Déplacer Encercler Wei pour sauver Zhao / Assiéger Wei pour sauver Zhao / Encercler le royaume de Wei pour sauver le royaume de Zhao / Besiege Wei to save Zhao / Besiege Wei to rescue Zhao / Sintiar el reino de Wei para salvar el Reino de Zhao / Sintiar a un país para rescatar a otro Dans les temps anciens de la Chine, trois royaumes voisins coexistent avec difficultés. Qi et Zhao sont alliés mais Wei est le plus puissant. Un jour, Wei lance une attaque en force contre le plus vulnérable Zhao et assiège sa capitale. Acculé, Zhao appelle à la rescousse son allié Qi, mais celui-ci temporise
  • 45. car un affaiblissement relatif des deux autres ne peut que servir à terme sa position personnelle. Lui faudra-t-il cependant envoyer en raison de son engagement, ses troupes là où l'agresseur Wei a massé une redoutable force offensive sous les murailles de Zhao ? Il est un autre choix, moins coûteux et plus efficace. Plutôt que de rencontrer une force armée en plein élan de conquête, Qi délaisse le théâtre principal du conflit et assaille la capitale sans défense de Wei. Devant cette attaque à contre-pied, Wei est contraint de battre en retraite en catastrophe pour voler au secours de la source même de son pouvoir. L’initiative dans le conflit lui échappe et, pris par l'urgence, il emprunte le chemin le plus court, qui est aussi le plus prévisible. Qi a tout loisir de tendre une embuscade aux abords de la capitale de Wei au moment où ses troupes sont au comble de la fatigue et de la désorganisation. Dans la rencontre, Wei en situation dominée est défait. Honorant ses engagements, Qi a sauvé Zhao sans prendre de gros risques, tout en renforçant sa position relative dans ce jeu à trois. Le second stratagème de cette série recommande de ne pas se laisser imposer le jeu et de s’emparer de l’initiative afin de dicter soi-même des règles favorables. Par son offensive initiale à l’intérieur du système relationnel triangulaire qui les unit, Wei
  • 46. 34 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE contraint la liberté de mouvement des deux autres. Les alternatives disponibles pour Qi sont soit de ne rien faire et de trahir ainsi sa parole pour se retrouver à brève échéance en situation très défavorable, soit d’entrer dans une surenchère tactique sous les murailles de Zhao, là où les troupes offensives de Wei sont au plus haut de leur force et de leur organisation. Foncer dans l’urgence au secours de Zhao aurait signifié concentrer la force yang de Qi contre la force yang moralement et physiquement supérieure de Wei alors en plein élan et en situation positive de conquête. Dans un cas comme dans l’autre, Qi aurait réglé son comportement sur l’initiative de Wei. Mais, puisque le siège de la capitale de Zhao ne représente pas un théâtre favorable, la liberté d’action de Qi vient d’un contre, joué stratégiquement sur une dimension plus globale, qui contraint celui qui contraignait. Toute force yang, dans le cas présent mâle et offensive, n’existe que par rapport au yin dont elle tire son origine et son impétuosité. Dans le récit emblématique de ce stratagème, la puissance de Wei se fonde sur sa relation à un centre politique solide, mais temporairement sans défense pour cause d’offensive contre Zhao. La force organisée de Wei est l’expression du potentiel et de la richesse de sa cité d’origine, or celle-ci est devenue ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 47. L’eau fuit les hauteurs 35 vulnérable du fait même de l’opération lointaine qu’il a lancée. Délaissant le plein de l'offensive sur Zhao, l'attaque de Qi sur la base vidée de ses meilleures troupes ôte l'initiative des mains de Wei. De magnifique et superbe qu’il était dans son élan offensif, Wei doit se conformer à l’option que lui impose le mouvement stratégique de Qi. Tout comme l’eau fuit les hauteurs et emplit les creux, rappelle Sun Tzu, Qi évite la force (plein) de Wei pour frapper sa faiblesse (vide). Cette logique du contre stratégique tourne le dos à celle d’un héroïsme où la force du bon droit et des alliances est le moteur d’une action aveugle aux circonstances et à tout principe d’économie de l’action. Il est difficile, hasardeux et téméraire d’affronter un adversaire puissant alors qu’il est engagé dans une offensive déterminée sur le terrain qu’il a choisi. Mais si ses forces conventionnelles1 sont dominantes, il est possible d’en frapper la source. En menaçant ce que l’autre2 doit défendre à tout prix, on lui dicte les règles d’un jeu qui lui ôte l’initiative. De souveraine sa liberté d’action devient contrainte. Toute force explicite plonge 1 . Nous verrons ultérieurement la différence établie dans la Chine ancienne entre la force dite conventionnelle (Zheng ou Cheng) et la force extraordinaire (Ji ou Ch’i). 2 . Tout au long de cet ouvrage la désignation le même renvoie à l’acteur dont on emprunte le point de vue et les finalités, alors que celle de l’autre désigne celui qui s’y oppose.
  • 48. 36 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE ses racines dans un ailleurs auquel elle est intimement liée. L’action directe sur ces fondements a un effet indirect sur la force qui en dépend. Face à un acteur au sommet de sa puissance ou disposant d’un solide avantage, il est téméraire de le heurter de front. Dans une situation bloquée, un changement de cadre peut modifier une donne tactique (locale) par une redistribution stratégique (globale) des cartes. En refusant les termes d'une interaction défavorable, on préserve ses moyens, puis en jouant dans un vide qui va attirer le plein adverse dans de mauvaises conditions, on se saisit de l'initiative. Cette stratégie, dite aussi du joueur en second, temporise dans un premier temps pour prendre ensuite les dispositions adverses à contre-pied. Pour Sun Tzu, qui utilisa tant et tant l’image de l’eau pour illustrer l’art du management des ressources en situation de conflit, le flot se règle sur le relief et il en va de même pour une armée qui prend ses dispositions par rapport aux circonstances et à la situation de l'autre. Si celui-ci est fort, il constitue un obstacle, soit une hauteur. Il convient alors de rechercher sa faiblesse et d’user de la déclivité pour la réduire. Mais faire de cette proposition un dogme serait contraire à l’esprit même de la stratégie. La souplesse adaptative et sans forme de l'eau est à même d’emprunter toutes les configurations ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 49. L’eau fuit les hauteurs 37 possibles et imaginables. En lieu et place d'une tentative d’aide directe et hasardeuse qui aurait renforcé le jeu Wei, la manœuvre indirecte de Qi retourne la situation en usant du vide, d’une faille dans le dispositif offensif et en jouant sur la relation vitale de la force avec son origine. L'énergie initialement concentrée de Wei (yang) est détournée selon des itinéraires qui l'affaiblissent, à l’image de canaux de dérivation qui tempèrent puis réduisent le tumulte des eaux du fait de la topologie d’une configuration qui disperse. Ce stratagème enseigne à ne pas se laisser conduire par les initiatives tierces et à rechercher la liberté de l’action avec élégance et économie. Le contre stratégique peut aussi être utilisé de manière dissuasive. En désignant ostensiblement une vulnérabilité adverse, le stratège communique explicitement à son opposant que le moment est mal choisi, ou que celui-ci s’expose à de graves désagréments1 . Pour ce faire, il faut apprendre à lire et à identifier le potentiel des situations en termes de pleins et de vides, de topologies qui accélèrent et dynamisent les flux ou au contraire qui les ralentissent et les dissipent dans le cadre de relations d'interdépendance et de transformations continuelles. 1 . Sur ce point, voir « La dissuasion, une stratégie de communication », in La Maîtrise de l’interaction. L’information et la communication dans la stratégie de Pierre Fayard.
  • 50. 38 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE D’une manière générale, le stratagème dans sa version chinoise procède d’un raisonnement plus stratégique (global) que tactique (local). On peut citer l’exemple d’un axe de la stratégie internationale de la République Nationaliste de Taïwan. Diplomatiquement, il est malaisé pour elle de convaincre les grandes puissances de la soutenir au détriment de la grande Chine continentale communiste. Outre que les grands de ce monde commercent et parlent d’abord avec les grands de ce monde, poursuivre une telle stratégie l’épuiserait et la transformerait à terme en un fruit mûr pour son grand voisin. Mais ce qui est rude, d’un coût élevé, voire hors d’atteinte vis-à-vis des puissances dominantes, est plus aisé à concrétiser en s’adressant à des nations faibles qui ont un besoin essentiel d’aide pour survivre. C’est ainsi que la République nationaliste de Taïwan s’est constitué un lobby d’alliés à moindre coût par son assistance auprès de quelques pays parmi les plus pauvres de la planète, mais dont les membres ont tous voix au chapitre à l’Organisation des Nations unies !
  • 51.
  • 52. 3 LE POTENTIEL DES AUTRES Si tu veux réaliser quelque chose, fais en sorte que tes ennemis le fassent pour toi. Proverbe chinois User de la stratégie des autres comme d’un potentiel – L’inconscience du contexte rend manipulable – La composition stratégique – Instrumentaliser Tuer avec un couteau d'emprunt / Faire périr par la main de quelqu’un d’autre / Kill with a borrowed knife / Murder with a borrowed knife / Matar con un cuchillo prestado / Pedir un arma prestada para matar al verdadero enemigo
  • 53. Le potentiel des autres 41 Un grand groupe pharmaceutique met sur le marché un patch contenant une molécule favorisant le rééquilibrage hormonal des femmes atteignant la ménopause1 . Le marché est immense mais la publicité médicamenteuse est très réglementée dans le pays concerné. Par ailleurs, ce groupe pharmaceutique veut éviter d’apparaître au premier plan dans la promotion de son produit. La ménopause et ses conséquences représentent un vrai sujet d’actualité journalistique de santé publique. Fort de cet élément, le groupe incite le laboratoire qui a synthétisé la molécule à produire un efficace dossier de presse et à le diffuser dans les rédactions des médias de masse. Ces derniers s’en emparent et traitent le sujet journalistiquement, les patients potentiels consultent leurs médecins, qui, informés professionnellement par le groupe pharmaceutique, prescrivent le patch que les patients achètent ! Lorsque quelque chose est difficile à réaliser ou à atteindre, faire en sorte que d’autres le fassent pour soi ! Tel est l’essence de ce troisième stratagème. L’exemple ci-dessus, tiré de l’actualité, 1 . Il s’agit d’un cas réel présenté dans les années quatre- vingtdix lors de Journées de la communication médicale à Barcelone. À cette époque, le traitement hormonal de la ménopause n’était pas remis en cause dans les mêmes proportions qu’aujourd’hui.
  • 54. 42 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE développe la spécificité d’une stratégie de communication indirecte. Pour de multiples raisons, le groupe pharmaceutique s’interdit la voie directe de l’information du public, information qu’il diffuserait par ses propres soins et en s’exposant aux premières loges. La publicité est coûteuse en achat d’espace, mais aussi peu flexible : une fois qu’une campagne est lancée, elle est difficilement adaptable. La relation qui existe entre les produits, objets de promotion, d’une part et les intérêts de l’annonceur d’autre part étant évidente, le public- cible peut douter et rechigner à accorder à cette information un label d’objectivité. En d’autres termes, il sait et voit à qui profite le crime et en l’occurrence la vente du patch. En revanche, si des journalistes couvrent le sujet dans les médias comme d’un thème de santé publique et d’actualité scientifique, il en va de l’intérêt général de la société elle-même et non plus de celui d’un groupe pharmaceutique en particulier. En quelque sorte, le traitement par les médias blanchit le sujet et fait passer au second plan sa relation avec les intérêts du groupe pharmaceutique. Peut-on dès lors parler de manipulation ? À première vue, les journalistes ne font qu’exercer leur métier en procédant aux vérifications d’usage de leurs sources et du contenu de leurs informations. Ils expliquent en recourant à des ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 55. Le potentiel des autres 43 médecins, voire au témoignage de patientes, ils détaillent le mode opératoire de la molécule par rapport au mécanisme de la ménopause… mais, ce faisant, ils participent objectivement à la promotion du patch ! Indirectement, le groupe pharmaceutique utilise le mode de fonctionnement des médias pour son propre bénéfice et tout le monde en sort gagnant ! Le laboratoire qui a synthétisé la molécule développe sa notoriété, les journalistes, tout comme les médecins, font leur travail et les femmes ménopausées évitent les désagréments liés à cette époque de leur vie. Tout le monde est satisfait au regard de ses propres préoccupations locales ! La relation entre le producteur et le destinataire final passe par une chaîne d’intermédiaires. Chacun y investit sa compétence et son énergie, et contribue ainsi à l’efficacité de ce dispositif de communication indirecte. Les exemples d’application de ce troisième stratagème reposent tous sur la connaissance et la mise à profit de l’articulation des différents niveaux de la stratégie, notamment entre ceux relevant de la fin (objectif) et des moyens (stratégie). On ne fait pas de la stratégie pour la stratégie, pas plus que l'on communique pour communiquer ou que l’on s’informe pour s’informer. La stratégie, tout comme la communication ou l’information, participe des moyens pour atteindre une fin. Elle
  • 56. 44 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE contribue à défendre un intérêt ou à réaliser un projet. Tout acteur, collectif ou individuel, met en œuvre implicitement ou explicitement des stratégies, car il y va de la permanence de son existence et, au-delà, de son développement. Dès lors qu’un stratège avisé saisit avec intelligence la logique des couples fins/moyens propres à d’autres acteurs, il est à même de concevoir une composition stratégique où ces derniers, tout en servant leurs finalités spécifiques, contribuent à réaliser celles propres au stratège au sein d’une configuration englobante. Dans notre exemple, les chercheurs, les journalistes et les médecins ne font qu’exercer leur activité, pourtant ils participent tous à la finalité du groupe pharmaceutique : la vente effective des patchs. En conséquence, les stratégies de ces différents professionnels sont instrumentalisées à un niveau supérieur qui les intègre, c’est-à-dire à l’intérieur de la stratégie indirecte du groupe pharmaceutique ! Par souci d’invisibilité et d’économie, l’art stratagémique chinois considère toute stratégie d’acteur comme un potentiel ni bon ni mauvais en soi mais disponible pour qui sait en lire les logiques et les ressorts sous-jacents. À partir du moment où les couples fins/moyens sont correctement identifiés et que des dispositifs adéquats les agencent et les mettent en œuvre, ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 57. Le potentiel des autres 45 l’intelligence peut les conduire de manière implicite sans que leurs porteurs s’en rendent compte. L’engagement des scientifiques, des journalistes et des médecins ne résulte pas d’une action de persuasion frontale, de lobbying ou de relations publiques, car ils ont tous agi selon leurs propres logiques professionnelles. En poussant plus avant le raisonnement, on en vient à considérer que les moyens d’un ennemi ou d’un compétiteur ne représentent pas forcément un obstacle. Ils peuvent être mis à profit par le savoirfaire englobant d’un stratège créatif qui ne s’encombre pas d’un rejet absolu de l’autre sous prétexte qu’il ne fait pas officiellement partie de son camp ! L'ensemble de ses moyens n'est ni menaçant ni inoffensif en soi, mais leur insertion et leur usage dans le cadre d’une stratégie pertinente et astucieuse leur confèrent une efficacité spécifiquement orientée. En chef d’orchestre invisible, le stratège conduit et maîtrise discrètement l’interaction des volontés dans un concert dont il est seul à connaître la partition. C’est à partir de la compréhension de la logique journalistique et des médias que les hommes politiques calibrent et cisèlent leurs déclarations afin qu’images et slogans soient relayés efficacement vers l’opinion et les électeurs. Les acteurs les plus manipulables sont toujours ceux dont le champ de vision se limite au strict
  • 58. 46 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE périmètre local de leur activité. Ceux-ci négligent de reconnaître et de prendre en compte le point de vue et la spécificité des projets et des stratégies de protagonistes qu’ils ignorent et avec qui pourtant ils sont objectivement en relation. Pour revenir à l’exemple emblématique de ce stratagème, plus les scientifiques, les journalistes et les médecins se comportent exclusivement comme des scientifiques, des journalistes et des médecins, moins ils prennent de distance avec leur action et moins ils contextualisent (global) l’exercice de leur profession. Ils deviennent ainsi objectivement manipulables, sans en être conscients, mais à qui la faute, si ce n’est à leur déficit de conscience ou de… citoyenneté ? Dans le registre du conflit, pourquoi un stratège n’engagerait-il que ses moyens, si dans son environnement, ou en jouant sur des relations ou des rivalités, il peut se procurer des alliés, qui, en s’engageant, vont contribuer à la réalisation de ses propres objectifs ? Dans les situations délicates et peu favorables, les actions directes et frontales renforcent souvent la cohésion des résistances plus qu’elles ne les n'affaiblissent, surtout en matière de communication. À l’inverse, jouer sur la distance donne de l’espace et de l’oxygène à l’expression d’activités, voire à d’utiles querelles internes. ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 59. Le potentiel des autres 47 Les rivalités récurrentes qui, de tout temps, sourdent dans la relation entre les califes et les vizirs de n’importe quelle organisation, bien plus que mésententes à déplorer, constituent aussi un potentiel d’action. Ces ressources peuvent être enrôlées dans des opérations où la main discrète du stratège privilégie l’efficacité aux feux de l’actualité. Des stratégies tierces sont alors stimulées et encouragées mais objectivement instrumentalisées et composées dans la finalité d’un plan qui les intègre et les dépasse. Ce jeu complexe des interactions doit être managé subtilement et avec suffisamment de discrétion pour que l’on ne distingue pas qu’il y a anguille sous roche. Si l’intervention extérieure se fait sensible car trop directe, la révélation au grand jour de la composition stratégique peut donner lieu à une dénonciation et à un mécanisme de rejet qui peut s’avérer foudroyant. La ruse est un art périlleux où le rapport faible investissement/grand effet peut jouer autant pour soi que contre soi en cas de maladresse. Ce troisième stratagème recommande une attitude très particulière du stratège par rapport à un environnement dans lequel il ne voit pas l’expression de qualités intrinsèques ou d’appartenances définitives, mais l’expression évolutive de potentiels disponibles parce que soumis à l’effet de conditions changeantes. Ce
  • 60. 48 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE faisant, nul ne saurait être blâmé de ne pas disposer des moyens nécessaires à la conduite d’une stratégie lui permettant d’atteindre ses fins, mais il serait coupable de ne savoir comment se les procurer par son art.
  • 61. 4 LES VASES COMMUNICANTS Le stratège attire l’ennemi et ne se fait pas attirer par lui. Sun Tzu Concentration et dispersion – Jouer la montre – Attirer et ne pas se faire attirer – Remplir sa bourse – Épouser le rythme favorable – Transvaser Attendre tranquillement un ennemi qui s'épuise / Utiliser le repos pour fatiguer quelqu’un / Entretenir ses forces et conserver son énergie en attendant un acte décisif / Wait at ease for the fatigued enemy / Relax and wait for the adversary to tire himself out / Let the enemy make the first move / Wait leisurely for an exhausted enemy / Relajarse mientras el enemigo se agota a si mismo / Afrontar a quienes están cansados mientras uno mismo está relajando
  • 62. 50 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE Des élections approchent et les candidats se bousculent. Tous rêvent d’en découdre. Les arguments affûtés ne demandent qu’à s’étaler au grand jour. Les militants et les supporters sont gonflés à bloc dans la proche perspective de l’instant de vérité où les programmes entreront en confrontation et où la lumière de l’évidence s’imposera aux électeurs… Pourtant, l’élu sortant ne se manifeste pas alors que tous l’attentent, voire le pressent à se déclarer. Voulant le faire sortir de sa réserve, les compétiteurs le provoquent en exposant leurs atouts, leurs projets et d’acerbes critiques à l’encontre de la politique conduite jusque-là. Le temps passe et l’élu sortant temporise. Puis, au dernier moment et fort du bénéfice d’une vision globale des argumentaires de ses opposants, il lance avec calme, détermination et légitimité ses troupes à l’assaut d’un électorat fatigué par les arguties et les programmes concurrents alors que les partisans adverses n’ont plus l’énergie de leurs débuts. Et le sortant, tel un sauveur, ramasse la mise ! Ce stratagème se fonde sur une relation de vases communicants entre accumulation et dispersion, renforcement et affaiblissement, sommet de la montagne et horizontalité réceptive de la plaine. Pour se consolider par rapport à une concurrence, il n’est pas toujours nécessaire de choisir un comportement offensif à tous crins
  • 63. Les vases communicants 51 surtout si l’autre se situe au faîte de sa concentration et de sa détermination. En termes de yin et de yang, l’extrême d’un état augure du début de son contraire. C’est pourquoi il est parfois avantageux de temporiser, d’accumuler des forces, de ne pas les dépenser et d’attendre que la relation devienne favorable. À l’image de la plaine qui reçoit les flux de la montagne, celui qui diffère l’engagement renforce sa position parallèlement à l’érosion relative de celle de l’autre. Clausewitz nommait point culminant d’une offensive le seuil au-delà duquel les qualités s’inversent et où le défenseur passe à offensive alors que l’attaquant, qui n’a pas emporté la décision, se retrouve dans une position défensive de grande vulnérabilité étant donné l’étirement de ses lignes de communication. Ainsi en fut-il des campagnes de Napoléon puis de Hitler dans la profonde Russie. Leurs armées, réputées invincibles, se sont délitées au-delà de ce seuil fatidique. Ce quatrième stratagème recommande de ne pas agir ou réagir passionnellement, mécaniquement ou hâtivement, car cela revient à subir et à se conformer au jeu de celui qui a choisi le lieu, le moment et les formes d’une interaction a priori favorable pour lui. Si les moyens de la sécurité dans le non-engagement existent, il est préférable d’attendre que se retourne le rapport des forces sous l’effet de la ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 64. 52 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE durée. Alors seulement, et en connaissance de cause, le stratège s’emparera de l’initiative. Le temps qui passe fait tourner le cycle des transformations qui veut qu'au maximum de la force corresponde aussi le germe de la faiblesse. Midi est le début de la nuit, comme minuit celui du jour. Passée la douzième heure, la lumière au faîte de son expansion et ne pouvant plus progresser, enfante en son sein la nuit qui lui succède. En s’insérant dans cette logique, le stratège n’agit plus seul mais avec le concours du temps dont il se fait un allié. D’ordinaire la force brute cherche à s’imposer à court terme et à travers une relation frontale. En effet, pourquoi faire lentement et compliqué lorsqu’une décision rapide est mathématiquement à portée de main ? Mais celui qui ne dispose pas de la supériorité du nombre choisit la souplesse et l’adaptabilité. Sans espoir d’atteindre une décision à brève échéance, il investit dans le travail du temps, il prend du champ, il n’offre pas de point d’appui à l’offensive adverse et évite toute confrontation immédiate. Le repos augure de l’activité et l’activité est suivie de fatigue. Celui qui se repose accumule des moyens là où l’actif crée les conditions d’un repos d’autant plus nécessaire que son énergie se disperse. Par ailleurs, une tranquillité apparente, doublée d’une absence de réaction face à une agression
  • 65. Les vases communicants 53 dont on se tient à distance a un pouvoir de contagion susceptible d’atténuer la tension de la détermination adverse. Le point culminant de l’offensive survient alors que l’autre n’a pas concrétisé l’objectif qu’il poursuit. Une nouvelle mobilisation de sa part passe par une phase préalable de repos. Cela fait le jeu du stratège qui se saisit de l’avantage du temps et de l’initiative lors d’une phase de relâchement de son ou de ses concurrents à l’instant où les qualités sont sur le point de s’inverser. En Chine, il est dit que l'homme a l'apparence de la force et de la supériorité sur la femme mais que celle-ci le domine en définitive par une docilité extérieure qui masque une volonté intérieure et à long terme. La posture rusée de ce quatrième stratagème est fondée sur la relativité et l'interchangeabilité des états entre eux. Nous sommes là dans la première famille, celle dite de la position supérieure dans le classique des Trente-six Stratagèmes. N'étant pas acculé, le même temporise en mettant à profit sa liberté d'action tout en imposant à l'autre la dépense et l’usure de ses forces. Cette relation dialectique est pensée dans un tout, au sein d’une interaction où l’augmentation d’une faiblesse quelque part signifie l’accroissement d’une force ailleurs. En observant et en se plaçant avec intelligence sur une position hors d'atteinte (globale) on se procure à terme l’avantage (local). ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 66. 54 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE Ce stratagème témoigne d’une caractéristique majeure dans la culture stratégique chinoise qui, philosophiquement, évite de jouer force contre force, yang contre yang, explicite et orthodoxe contre explicite et orthodoxe… Elle privilégie au contraire l'alchimie transformatrice de la complémentarité qui fait circuler l'énergie d'un pôle à un autre. C'est ainsi que l’on engage le petit contre le gros, le changeant contre l'immobile, le stationnaire contre le mobile. La référence n’est pas l’opposition et la confrontation mais le jeu rythmique des flux qui rappelle le cycle des saisons s’enchaînant les unes les autres. Le stratagème des vases communicants requiert une attente active et vigilante. L'aïkidoka n'oppose pas force contre force. L'art dynamique de son positionnement épouse le mouvement adverse et le conduit du fait d’une intelligence globale et d’un sens du rythme qui lui permet d’agir dans les interstices vides du mouvement de l’autre. En étant juste dans son anticipation et en accompagnant le déploiement de la force offensive, il l’inscrit dans la logique supérieure d’un cheminement vers les finalités de toute expression d’une énergie : le repos au moyen d’une immobilisation ou la projection qui la disperse dans l’espace. C’est en se conformant, plus qu’en s’opposant, au mouvement agressif de l’autre, qu’il
  • 67. Les vases communicants 55 l’oriente et le transforme selon la logique éternelle du yin et du yang. L'aïkidoka n'agit pas de manière indépendante et isolée. En s’élevant au niveau de l'interaction des deux volontés, il réalise le travail de la nature en accompagnant une force vers le sommet à partir duquel elle décline pour renaître ensuite. Il n'y a pas opposition mais composition ! L'intelligence, le positionnement et l'aptitude au rythme dominent la possession temporaire de l'énergie et/ou de la force supérieure. La logique de ce stratagème, qui reproduit un mécanisme naturel en jouant sur le temps, est tout aussi applicable à des situations de conflit qu’à des relations de collaboration.
  • 68.
  • 69. 5 LE CHAOS FERTILE La tâche première du général est de se rendre invincible. Les occasions de victoires sont fournies par les erreurs adverses. Sun Tzu La victoire est le fruit de l’ordre interne qui règne dans un État. Jean Levi1 À quelque chose malheur est bon – L’ordre se délite, opportunité – Le réseau fait la force – Décadence/construction – Profiter Piller les maisons qui brûlent / Profiter d'un incendie pour commettre un vol / Tirer profit du malheur d’autrui / Loot a burning house / Saquear una casa en llamas / Observar los 1 . Voir la traduction par Jean Lévi de L’Art de la guerre de Sun Tzu.
  • 70. 58 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE problemas ajenos desde un punto de observación seguro Deux jeunes ambitieux sans convictions particulières veulent entrer en politique. Surviennent des élections. Le Parti Bleu en charge des affaires depuis plus de deux décennies essuie un raz de marée électoral qui le chasse du pouvoir au profit d’une écrasante majorité de députés du Parti Rouge. Voyant l’opportunité à saisir, le premier des jeunes ambitieux prend immédiatement contact avec des responsables du Parti Rouge et fait une offre de services en arguant de ses grandes compétences, car la tâche des vainqueurs promet d’être considérable… Le second, plus stratège, prend modestement sa carte au Parti Bleu. Quelques années plus tard, le premier, qui a adhéré au Parti Rouge, espère encore être désigné candidat à la députation en vue des prochaines législatives quand celui qui a choisi le Parti Bleu est déjà ministre du fait d’une alternance ! Qui a misé sur le Parti Rouge a dû batailler ferme pour s’imposer dans un trop plein de bonnes volontés et de personnel politique frustré depuis vingt ans et désireux d’être payé en retour pour sa fidélité et son militantisme. En revanche, celui qui épousa la cause du Parti Bleu lorsqu’il était au plus bas a été magistralement propulsé au titre de rénovateur de conviction…
  • 71. ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit Le chaos fertile 59 Le jeune adhérent du Parti Rouge a joué seul contre une marée de militants. Celui du Parti Bleu a été porté par un mouvement de fond. Il s’est placé facilement à la naissance d’une vague quand son prétentieux collègue a voulu chevaucher une déferlante sans y avoir été invité ! Pour Sun Tzu, l’invincibilité dépend de soi et les occasions de victoire résultent des erreurs d’autrui. C’est pourquoi il recommande au stratège de s’attacher prioritairement à la solidité de son organisation en la fondant sur un tissu humain de relations légitimes, confiantes et ritualisées pour en faire un tout solidaire et réactif. Cette injonction rejoint l’application du principe de l’économie des forces, qui, en articulant dynamiquement des moyens dans un système souple et communicant, les fait concourir de manière optimale aux tâches fixées par le stratège. La concentration en fonction des besoins devient aisée. Le même Sun Tzu considérait les armes comme des instruments de mauvais augure dont l’usage ne devait être fait qu’en toute dernière extrémité et parce que les autres procédés, plus nobles et plus recommandables, avaient préalablement échoué. L’attention première du stratège ne s’attache donc point aux armes, mais à la concorde civile interne à son organisation. Si la culture du stratagème1 recouvre le grand art de la manipulation, elle apprend aussi à s’en garder et elle représente en
  • 72. 60 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE cela une forme d’enseignement, une voie vers la sagesse. Construire solidement et ne pas prêter flanc à la déstabilisation en provenance de l’extérieur suppose une excellence dans le management des hommes et dans la lecture de l’évolution des circonstances. 1. Voir La Maîtrise de l’interaction. L’information et la communication dans la stratégie de Pierre Fayard. On n’a que trop tendance à confondre de façon réductrice stratégie avec destruction et violence, ce qui, pour les anciens Chinois, ne manifeste que l’échec de la grande stratégie ! Comme le médecin chinois était rétribué parce qu’il maintenait en bonne santé, le stratège est d’autant plus admirable que son recours à la force est limité. Une fois un bon fonctionnement relationnel établi, il est possible de jouer sur les vulnérabilités des organisations proches, lointaines ou concurrentes afin d’en tirer avantage. Pour se procurer des occasions de victoire et de prospérité, le rôle de l’information, de la surveillance et de l’intelligence est critique. Mais plutôt que de jouer contre la force de l'autre, on cherche plutôt à l’affaiblir en augmentant ses dysfonctionnements internes. En d'autres termes, le chaos est profitable pour s'approprier ce qui a de la valeur, si l’on est prêt et en sécurité. Cette relation d'échange entre
  • 73. ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit Le chaos fertile 61 un lieu de désorganisation et un autre de croissance obéit à un mécanisme selon lequel une stabilité grandissante attire et sédimente les éléments épars en mal de boussole. La force gravitationnelle d’une organisation efficace1 , fonctionne tel un aimant, elle fait la différence par l’excellence. Au besoin, ses acquisitions résultent de l’application d’une force minime, comme si les jeux étaient préalablement faits. Le potentiel accumulé par le stratège et la libre disposition de ses moyens le rendent à même de saisir les occasions de telle sorte qu’il gagne avant de s’engager. Il est possible de rapprocher l’esprit de ce stratagème de la philosophie de l’awélé1 , jeu emblématique du continent africain, où il n'est pas recommandé de s'emparer de l'initiative d’emblée pour conduire la partie. L’accumulation d’un potentiel de graines, initialement en partage, a pour effet de restreindre la part de l’autre, dont la marge de manœuvre s’amenuise jusqu’à ce qu’il soit acculé à subir les décisions du même. Force et faiblesse croissent parallèlement en sens inverse. Le refus de saisir l’initiative tactique, c’està-dire à court terme et pour peu de profit, crée les conditions ultérieures de l’initiative stratégique, 1 . Voir à ce propos les thèses du Maréchal Lyautey sur la guerre coloniale qui assimilait la conquête à une administration qui fonctionne (voir Le rôle social de l’officier).
  • 74. 62 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE dont l’amplitude et les résultats sans commune mesure. Pour ce faire, on calcule et prévoit afin de tirer avantage de la pleine disposition de ses moyens avant un engagement décisionnel longuement préparé. En Chine, le yin précède le yang comme la nuit précède le jour, c’est pourquoi au jeu de go le détenteur des pierres noires entame la 1. Dit aussi jeu des semailles, voir L’Awélé, jeu de stratégie africain de François Pingaud, L’Awélé, le jeu des semailles africaines de François Pingaud & Pascal Reysset et Stratégie des joueurs d’awélé de Jean Retschitzki. partie à l’inverse des échecs. Le sans-forme précède la forme, dont le devenir est sans forme. La désorganisation de l’autre peut se manifester dans l’espace mais aussi dans le temps. L’aviateur nord-américain John Boyd1 , à travers sa théorie de la paralysie stratégique, montre comment prendre de vitesse et vaincre au moyen d’un raccourcissement de la boucle dite OODA2 qui permet au même de ne pas donner prise à l’autre et de se procurer des fenêtres temporelles d’opportunités, manifestées sous la forme de vides dans la défense. 1 . Voir La paralysie stratégique par la puissance aérienne, John Boyd et John Warden de David Fadok. 2 . Observer, Orienter, Décider, Agir, voir www.belisarius.com.
  • 75. Le chaos fertile 63 John Boyd développe cette théorie à partir de la référence tactique de la rencontre entre deux avions de chasse. Celui qui l’emporte est souvent celui qui bénéficie d’une plus grande mobilité renseignée par des capacités de perceptions, d’interprétation, de décision et de mise en œuvre plus rapides que son adversaire. Qui Observe, s’Oriente, Décide et Agit plus vite que l’autre dispose d’une marge de liberté d’action supérieure et peut profiter de ces gains de temps pour adapter l’engagement de ses moyens. À partir de la compréhension du mode de fonctionnement de la boucle OODA adverse, il est aussi envisageable de la ralentir en la grippant. Comme la liberté d’action dans une situation de concurrence ou de conflit, le gain de temps fait la différence, car si l’un est plus agile c’est que l’autre est plus lent. La victoire revient à qui est le plus juste temporellement dans son adéquation aux circonstances et qui a la libre disposition de ses moyens1 .
  • 76. 64 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE 1. Sur le concept d’agilité stratégique découlant des travaux de John Boyd, voir ceux d’Ana-Cristina Fachinelli. ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 77.
  • 78. 6 LA STRATÉGIE ADORE LE VIDE1 Celui qui sait quand s’engager, fait en sorte que l’autre ignore quand se défendre. Sun Tzu Faux plein et faux vide – Jouer des apparences avec tromperie – Confondre sur le danger – Dériver Mener grand bruit à l'est pour attaquer à l'ouest / Clameur à l'est, attaque à l'ouest / Faire du bruit à l’est et attaquer à l’ouest / Make a feint to the east while attacking in the west / Feint to the east, attack to the west / Make noise in the east and attack in the west / Fingir ir hacia el este, mientras se ataca por el oeste 1 . Voir Le Tournoi des dupes de Pierre Fayard.
  • 79. La stratégie adore le vide 67 Depuis des mois les troupes d’un souverain s’efforcent de s’emparer d’une cité qui résiste avec succès à un siège acharné. À l'abri des hauts murs, les défenseurs observent les mouvements des assaillants, adaptent leurs efforts en conséquence et réduisent systématiquement les assauts. Devant cette situation bloquée, un conseiller avisé recommande au souverain de sortir au plus tôt de cette relation d’équilibre figé sans autre issue à terme qu’une retraite honteuse et prochaine. Pour redonner vie à cette relation, déclare-t-il, il faut dissocier apparence et réalité, fixer la force ennemie sur un leurre et concentrer la nôtre sur son lieu de dispersion. Le temps passe et une inactivité pesante inquiète les assiégés qui s’interrogent avec une angoisse croissante sur les intentions non- manifestes des assiégeants ! Soudain, les attaquants engagent de grandioses préparatifs en vue d’une offensive sur les remparts de l’Est comme s’il s’agissait d’un ultime effort, qui, se soldant par un échec mettrait un terme au siège. Au vu des dimensions de la mobilisation, les assiégés sentent leur anxiété se relâcher car désormais ils connaissent la direction de l’assaut et peuvent en conséquence s’y préparer activement. Leurs efforts ont un point d’application et une direction. Au petit matin de l’attaque, les remparts de l’Est sont garnis de troupes d’élites et tous les instruments et matériels de défense s’y massent. Mais au soir, les assiégeants après avoir brisé les défenses de l’Ouest, sont entrés
  • 80. ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit 68 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE dans la cité et ont obtenu la reddition de leurs adversaires qui attendaient le péril de l’Est (apparence) alors qu’il est venu de l’Ouest (réalité) ! En se déterminant sur des apparences trompeuses, les défenseurs ont eux-mêmes organisé leur vulnérabilité ! Lorsque deux mouvements s’annulent et qu’une situation est bloquée, rien ne sert de foncer tête baissée et de consommer ainsi son potentiel. Yang contre yang ne donne que destructions stériles lorsque les forces jetées dans la bataille s’équilibrent ou que la décision ne peut être atteinte. Aucun développement nouveau ne permet à la situation d’évoluer et de se transformer dans un sens ou dans l’autre. Plein contre plein n’a d’autre issue que l’épuisement mutuel et au mieux le statu quo1 . Dans la culture stratégique de la Chine ancienne, vaincre au prix d’importantes destructions est contraire à l’art, et signifie plutôt absence d’intelligence et de savoir-faire. Il est dès lors nécessaire de provoquer du mouvement, des modifications et du flux dans les énergies de sorte à générer des espaces de liberté d'action tactique et d’user de rythmes contraires pour prendre l’adversaire à défaut. Tel fut le cas de la manœuvre allemande de la Percée des Ardennes en 1940 alors que l’étatmajor français, confiant dans la solidité et la
  • 81. La stratégie adore le vide 69 1. En général, ce sont les protagonistes situés dans l’environnement des belligérants qui tirent les marrons du feu. Voir l’épuisement des puissances européennes au cours des deux guerres mondiales du XXe siècle qui a favorisé la suprématie grandissante des États-Unis d’Amérique et de l’URSS. concentration de ses meilleures troupes sur la ligne Maginot se pensait hors d’atteinte. Cette présomption l’a aveuglé et la colonne de chars de Guderian, concentrée sur un axe étroit, appuyée par une aviation offensive et coordonnée par radio, désorganisa en quelques jours un pays entier doté, pensait-on, des meilleures forces armées terrestres de l’époque ! Mais ce mouvement offensif n’aurait vraisemblablement pas eu autant de chances de succès en l’absence de la ligne Siegfried qui, de l’autre côté du Rhin, donnait le change à la ligne Maginot et polarisait l’attention de l’état-major français sur un axe de focalisation non-décisif des efforts. Pour André Beaufre1 , le vainqueur d’un conflit est celui qui sait maîtriser l’interaction des volontés des protagonistes, c’est-à-dire son jeu, celui de son adversaire et la confrontation des deux qui s’adaptent au changement des circonstances. C’est à partir de cette dynamique évolutive qu’il conviendrait de concevoir et de conduire toute stratégie. Dans l’exemple de la ville assiégée, au 1 . Voir son Introduction à la stratégie.
  • 82. 70 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE départ la dynamique est figée, le mouvement de l’un est annulé par celui de l’autre et il n’est d’espace pour la vie, pour la transformation. Dans ce face-à-face tactique, l’action de l'un lie celle de l'autre, mais le stratège qui le comprend effectue un premier pas vers la victoire. Dès lors, il peut maîtriser conceptuellement le jeu du même, celui de l’autre et leur interaction. La stratégie adore le vide est d’autant plus aisé à mettre en œuvre que l'adversaire est en attente d’une initiative sur laquelle se régler. Plongé dans une expectative angoissante pour cause d’incertitude, il se sent soudain libéré par l’information que lui livre faussement le même. C’est alors qu’il s’engage dans des dispositions concrètes et déploie une énergie jusque-là orientée sur la longueur d’onde angoisse et impossibilité d’action ! Plus l’attente se prolonge, moins par la suite il est enclin à la prudence lorsqu’enfin des signes indicateurs s’accumulent pour indiquer la direction des efforts. Pour qui choisit de mettre en œuvre un tel stratagème, temporiser préalablement est stratégique et participe de la ruse elle-même ! Ce qui apparaît comme des signes avant coureur du yang (clameur à l'Est) n'est en fait que désinformation (yin) et crée les conditions yin yang favorables à l'assaillant à l’Ouest où sa force rencontre la faiblesse adverse. Ce stratagème joue sur la relation complexe qui existe entre vrai et ©Dunod.Laphotocopienonautoriséeestundélit
  • 83. La stratégie adore le vide 71 faux, réel et apparences… Il modèle et conduit la perception de l’autre en le fourvoyant quant aux places respectives du vrai et du faux, du manifesté et du non-manifesté, du yang et du yin et l’incite à prendre des dispositions prévisibles et calculables. Pour conduire la tension de l’adversaire, on se règle sur les propres attentes de l’autre, sur son système de valeurs et sur son jugement plutôt que de s’efforcer à lui en imposer de l’extérieur. L'efficacité de ce jeu s'évalue à ce que l’autre pense effectivement de l'action du même. Ce monitoring de l'esprit adverse est une nécessité permanente car les protagonistes, unis par l'interaction de leurs volontés, n'agissent pas indépendamment l'un de l'autre. Le sage-stratège s'élève au-dessus de son point de vue particulier, il prend en compte celui de son opposant pour penser et gérer la dialectique de l'interaction. Sa stratégie intègre les trois échiquiers. La nature d’une attente est potentiellement porteuse de réponse, il s’agit là d’une situation favorable car le désordre recherche l'ordre, l’incertitude recherche la certitude. Dans l’exemple utilisé pour illustrer ce stratagème, les dispositions défensives à l’Est se mettent en place sur la foi de signes non-vérifiés. Cette manipulation qui présente toutes les apparences d'un ordre sera d'autant plus efficace qu’une expectative angoissée la précède. Pour Sun Tzu, le bon général gagne à distance en s'attaquant
  • 84. 72 STRATAGÈMES DE L’EMPRISE à la stratégie de son ennemi et en manipulant son esprit. En stratégie, l’absence de mouvement est préjudiciable. L’équilibre statique ne relève pas du règne de la nature car l’interaction permanente et transformatrice du yin et du yang préside à ses rythmes. Vouloir figer un état de fait, sous prétexte qu’il est satisfaisant pour l’un des protagonistes, revient à prétendre rester jeune éternellement, dominer perpétuellement ou croire qu’un empire est immortel, parce que les contemporains n’envisagent pas d’alternative et que l’on s’en contente. Un tel état d’esprit préfigure des chutes brutales et souvent catastrophiques. À trop vouloir que rien ne bouge, à répéter que l’éternité d’un état est de ce monde, on se rend sourd et aveugle au travail des circonstances. La grande stratégie qui permit à l’empire Byzantin de durer près d’un millénaire s’est fondée sur des menées agressives et dissuasives permanentes sur ses confins. Le nirvana politique ne s’acquiert pas dans une pochette surprise, pas plus qu’il ne se fonde sur un bréviaire de croyances proférées rituellement dans la chaude protection ouatée d’œillères confortables, aujourd’hui souvent médiatiques et incantatoires.