1. LE CINÉMA EXISTE-T-IL, ICARE?
(SUR MARCEL HANOUN)
Parler de Marcel Hanoun (auteur de plus de soixante-dix films et de l’âge d’un
peu plus de quatre-vingt ans à ce jour) par une dérivation picturale, un tableau,
La Chute d’Icare de Pieter Bruegel l'ancien, œuvre célèbre datée de 1558, huile
sur bois conservée aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Pourquoi pas ?
Volonté et réjouissance qui tentent de rejoindre en esprit cette physiologie des
hautes altitudes comme l’a si bien formulée Nicole Brenez dans sa très belle
préface à l’ouvrage de Marcel Hanoun, un essai à la fois poétique et pragmatique
intitulé Cinéma cinéaste, notes sur l’image écrite… Et puis grâce à elle encore
et à Bernard Bénoliel, une rétrospective complète de l’œuvre du cinéaste a eu
lieu au printemps de cette année 2010 à la cinémathèque française. À cette
occasion, le dernier film en date de Marcel Hanoun, Cello a été projeté. Or il se
trouve que je joue dans ce film, moi qui ne suis pas comédienne mais chercheuse
en études cinématographiques en France. Je conclurai cette dérive entre deux
films, un de 1977 et celui de 2010 par une autre en guise de conclusion, celle
d’une lettre adressée au cinéaste un certain jour de septembre 2009. Pour mettre
en partage en lumière mes différents « rôles » dans cette histoire de recherche
qui ne connaît que la faim et la soif.
Le Regard (1977) et Cello (2010), film qui à peine fini d’être mixé à ce jour
auquel devrait d’autre part s’enchaîner un autre film (une suite plus exactement
comme on le dirait dans le sens musical, pour une suite au violoncelle) sont tous
les deux liés par ce tableau de Bruegel. L’autre lien, ça serait la parole
définitive de Duras dans son Camion de femme qui passe et parle, déclassée : Que
le monde aille à sa perte, c’est la seule politique ou bien, lorsqu’elle a osé
varier la jouissance de dire encore : Que le cinéma aille à sa perte c’est le
seul cinéma. Icare y croit. Il est le seul. Pourvoyeur d’un rêve illimité qui
matériellement s’est transmué en un dernier plongeon mythique… En tant que
comédienne qui n’en suis pas, Marcel Hanoun me fait dire dans Cello : Le cinéma
n’existe pas. Quant à moi, je ne sais pas bien mais quand même, comme Icare, je
crois (que même si le soleil existe) il peut voler et tenter de s’emparer du pari
de vivre encore sans avoir peur de se perdre et d’y laisser quelques plumes…
Marcel Hanoun a toujours eu une Foi inextinguible, la conviction, voire
l’adoration du cinéma en tant qu’il est ou devrait être une immanence. Cinéaste
mystique. La déréliction dans laquelle il a été maintenu dans le paysage
cinématographique français a toujours été pour lui un dépassement, une assomption
grâce à laquelle ou par laquelle il n’a pu s’arrêter de créer. Et tant pis ou
tant mieux si sa reconnaissance enfin retrouvée arrive bien tard.
Le regard c’est le corps de la chair, l’incarnation d’une physiologie de la
sortie, de l’envol. Naître et mourir se cognent en même temps, en regard de
l’infini. S’envoyer en l’air, voilà la plus belle mort, sans oublier d’envoyer la
purée quand même disait de manière malicieuse Serge Gainsbourg.
Pour Marcel Hanoun, faire du cinéma est un acte amoureux. Icare jouit de sa
grande mort, les personnages du film Le Regard ne cessent de jouir. Dans Cello,
2. il me fait répéter à deux reprises : Jouir.
L’extase dans Le Regard et la parole en acte dans Cello.
La parole, l'écriture n'ont pas besoin d'images pour faire voir, au contraire une
image qui vient souligner ce qui est dit et entendu (comme c'est très souvent le
cas dans le cinéma dit majoritaire) ne sert qu'à bloquer l'imagination du
spectateur, à centrer son expérience sur l'identification et la jouissance face
au spectacle ; même si cette immobilisation n'empêche pas toutes les richesses de
l'analyse ni de l'interprétation, elle colmate malgré tout les brèches ou
échappatoires grâce auxquelles le spectateur pourrait souffler un peu et se
retrouver. Comme la parole lorsqu'elle est portée avec force, le regard peut être
une dimension exploitée de telle manière qu'il échappe à tout comment-taire des
images et qui mène l'exercice du Voir avec une détermination à laquelle est
obligé de prendre part le spectateur pour le forcer à travailler (avec plutôt que
malgré) son propre regard. Voire à délirer. Les forces descriptives sont un outil
d’exploration qui arrache d'abord la narration à sa clôture et repoussent toutes
les frontières (celles des temps, des lieux des êtres). Si le regard n'est jamais
acquis c'est en partie grâce à sa nature qui est mobile et soumise aux aléas de
la sensation, de la réceptivité et des temps. Ces données participent ainsi de
toutes les expérimentations possibles pour un créateur. Le délire qui
étymologiquement signifie (se) mettre hors du sillon (soudain on voit à nouveau
ici la coexistence dans le même plan et le même cadre du laboureur qui trace des
sillons et du délire, de la folie d’Icare). Dans ce film Extase, Le Regard Marcel
Hanoun reprend à son compte une des particularités du peintre Bruegel à savoir la
question de notre regard sur l’image et ce qui le pousse à cheminer entre les
différentes réalités simultanées de la représentation (du laboureur qui creuse
son sillon au noyé sans visage) mais aussi ce qui interroge notre rapport au
monde visible et invite notre regard à une exploration qui défie à la fois
l’exégèse, les temps, les genres et déclenche un soulèvement qui emporte le
tableau bien au delà du cadre. Comment explorer un corps ? Quand et pourquoi
explorer un tableau ? Ces deux actions questions entrelacées sont la matière
composite d’Un Regard comme elles le sont du tableau Paysage avec la chute
d’Icare. Les jambes du laboureur et les jambes d’Icare substituent à notre regard
un monde où toutes les coalescences deviennent possibles. Dans le film, une jeune
femme se rend au musée de Bruxelles pour voir la chute d’Icare de Bruegel pendant
que son amant fait l’amour avec une autre dans une chambre d’hôtel. Deux
expressions du regard s’enroulent, une qui le capture dans la fonction libidinale
de l’érotisme et l’autre qui l’ouvre sans mesure sur le tableau, le dissèque en
toute sa surface et augmente son potentiel narratif. La Chute d’Icare serait
cette tombée du regard dans l’invisible ou le hors-champ, dans ce qu’un œil
sauvage doit trouver, réactualiser, rendre vivace.
Le regard porte au-delà du réel, vers l’invisible : la noyade, l’orgasme tous
deux rendus actifs bien qu’insaisissables.
Le visible n’est pas l’image elle-même et l’invisible atteint l’imaginaire jusqu’à penser
celui qui à la caméra filme, celui qui, contemporain du sujet filmé survit en lui, abrité,
caché, associé au regard de chaque spectateur1.
Ici la caméra va donc déployer les puissances narratives du tableau à l’instar du
très beau film de Claudio Pazienza qui œuvre à partir du même tableau : Tableau
avec chutes, (réalisé en 1997 soit vingt ans après celui de Marcel Hanoun) et le
déchirer littéralement à la pointe des différents cadrages. Dans le film de
Claudio Pazienza, il s’agit aussi de partir d’un tout (le tableau) pour dériver
entre ses fragments (les chutes) mais cela pour inciter chaque personne
rencontrée à Voir réellement ce qu’elle regarde. Une vision qui impose ses
propres métamorphoses pour chacune des personnes interrogées.
3. Pour voir le monde, et l’homme en particulier, il faut s’en approcher : la vision des choses
se fait au milieu des choses, le sujet du regard est nécessairement impliqué. Non cogitât qui
non experitur était la devise des penseurs de ce siècle (celui du peintre) ; Pazienza reprend
à son compte cette « frontalité », ce corps à corps avec le monde, qui caractérise à ses yeux
la peinture flamande, et s’inscrit expressément dans ce qu’il nomme cette école du regard2.
Au « qu’est-ce que vous voyez ? » du film de Claudio Pazienza, Tableau avec
chutes, le film Le Regard de Marcel Hanoun propose en des termes différents à peu
près la même interrogation. Celle là en revanche délit davantage les
métamorphoses de la vision à la pulsion voyeuriste, le désir de voir et de savoir
qui a parti liée avec toute curiosité sexuelle3 ; et à sa possibilité d’être
tranchée à tout moment, par un sexe en érection par exemple (de l’ordre d’une
apparition que le montage se charge de rendre très fugace) mais maintient
également le même souci d’une contemporanéité à l’œuvre via le regard qui garde
toujours la possibilité d’allumer la mèche de l’explosif qui gît dans ce qui a
été4. Or, la même contamination anachronique entre un fragment du tableau et un
coin de chair préfigure l’élévation du regard dans un mode qui n’obéit plus
seulement aux règles mécaniques du mouvement ou de la physique (tel Icare qui
transgresse la loi naturelle en volant de ses artificielles ailes, tel Bruegel
qui ne craint pas le voisinage d’éléments antinomiques : le rêve ou le mythe et
la crue réalité).
Dans une séquence du Regard, le cinéaste va même jusqu’à poser des ailes factices
sur le corps féminin pénétré par son amant tandis que la femme (posture au-
dessus) atteint réellement l'orgasme puisque selon Van Lennep « épée et argent
requièrent mains astucieuses. Ailes qui énoncent littéralement une envolée au-
delà du corps pour rompre avec une vision organique dominatrice. Au spectateur
d’imaginer l’orgasme comme une noyade en haute altitude. S’éreinter à s’envoyer
en l’air. Or, le regard est une stase, un arrêt dans le temps, un œil subitement
tranché au rasoir, une excitation nerveuse qui laisse affluer l’imagination.
Ouvrir l’œil pour en finir avec la représentation stéréotypée d’un ébat amoureux
et sentimental. Marcel Hanoun n'a pas voulu que l’acte sexuel soit simulé. Ce
sexe à l’état dur et pur invente une sorte de taoïsme cinématographique tenu par
la jouissance érectile de l’œil caméra. Il y a répétition, effet de boucle,
l’acte sexuel devient interminable. L’orgasme reste en suspension ou semble
planer en continu dans cette chambre d’hôtel au-dessus des deux corps. L’œil est
en symbiose avec le mécanisme de l’érection, il interagit avec elle comme le flux
sanguin entrainé par la force agissante du cerveau et des muscles. Il est
remarquable que la pellicule, soumise à la ruine du temps, n’ait gardé qu’une
couleur dominante, le rouge ; or cette couleur abîme et baigne ainsi chaque image
qui, comme une éponge, semble se gorger de sang au fur et à mesure du déroulement
du film. L’orgasme contre le simulacre ? La jouissance, la vraie, contre
l’organisation d’un spectacle amoureux, d’un ébat pseudo réaliste. Le regard
comme un événement qui n’est jamais acquis et toujours retourné, remué afin de
garder toute sa fertilité. Un labeur, une production déliée entre l’excitation et
la détermination du Voir absolu. Le Regard croise deux surfaces en
correspondances, le lit et le tableau sont en proie à la levée des apparences.
Dans une séquence on entend le bruit des vagues (celles de la mer dans laquelle
s’effondre Icare) qui suggère aussi la force d’une lame et la fragilité d’un
corps renversé. Un film est fait de chutes. De roseaux dirait le cinéaste Eugène
Green. L’imagination est en érection et l’érection est réelle. Le Regard, des
visions et baisers qui sont non simulés, réels, pas de cinéma pour une
appartenance mêlée au visuel et au libidinal. Un coït qui dure comme la chute
d’Icare tout le temps d’un regard, toute la durée d’un film. Jouer Jouir avec la
vague, nager, voler, se noyer. Le coït est aussi un labeur (souvent représenté
laborieusement au cinéma) tandis que Marcel Hanoun invente ici d’autres modalités
à sa représentation. La déliaison est le concept qui semble le plus simple pour
synthétiser cette approche à la fois très descriptive et imaginaire dont est
porteur ce film Le Regard, œuvre littéralement inclassable puisque elle porte à
déranger et à déstabiliser le regard même du spectateur. Le rapport frontal à la
pornographie est par exemple aussitôt détourné vers la contemplation silencieuse
4. d’un tableau dans une visée à la fois extra corporelle et incarnée dans une forme
et une figure. L’exemplarité de cette mise en relation d’éléments hétérogènes
voire antinomiques est dominante chez le cinéaste. Elle témoigne aussi d’un goût
pour la provocation, c’est-à-dire que le cinéma a le devoir de prolonger toujours
la non indifférence, l’excitation et l’étonnement…
Cette pulsion ou plutôt érotique de la mort par la pensée et la contemplation,
est retrouvée avec Cello. Ce film a pu se tourner très récemment grâce à une
souscription lancée par Nicole Brenez, Morena Campani et Francesca Solari :
Produisez Marcel Hanoun ! Plus de cent trente personnes ont répondu à l'appel...
L’artiste Boris du Boullay en a assuré le suivi de la production avec sa société
Actes & Avril productions. Le film a été monté à plusieurs mains, celles du
cinéaste, de Boris du Boullay, puis des monteurs Stéphane Elmadjian et Agnès
Mouchel.
Or, le 19 septembre, j’écrivais une lettre à Marcel Hanoun à propos de Cello :
Le 5 et 6 septembre 2009, vous m’avez fait vivre une expérience que je n’aurais
jamais pu imaginer au commencement de notre rencontre. Interpréter le rôle de
Catherine dans votre film Cello. Le chemin se fait en marchant, dans votre cas
c’est aussi en filmant et c’est cela même qui vous a donné la vie à chaque film.
Si le personnage Aloïse Osée dans Je meurs de vivre, porte le pain qu’elle a
pétri et cuit comme elle porterait l’enfant qu’elle n’aura jamais avec Jérôme,
j’ai la conviction que vous même portez chacun de vos films comme autant
d’enfants que vous n’avez pas eus.
Ils ont tous grandi et sont devenus beaux (malgré pour certains, les rayures du
temps mais qu’importe, les rides ajoutent un charme au visage comme le fleuve au
paysage...) Votre amour du cinéma n’a jamais été entamé par la vieillesse, plus
vous allez dans l’âge comme on dit et plus vous rajeunissez, ni par l’absence de
moyens financiers ni par les diverses maladies qui, les temps derniers, ne vous
facilitent pas le quotidien, ces séances de dialyse trois fois par semaine et vos
colères récurrentes contre un environnement médical qui n’en finit pas de se
déshumaniser, etc. Vos reins de cinéaste sont détruits, cela aurait pu à quatre-
vingts ans passés vous assigner à résidence. De cette déficience vous avez fait
un film, Insaisissable image, malgré tout. Un pied de nez à l’entropie, une
revanche créatrice, une grimace espiègle et joyeuse rendue à votre destinée.
L’irrévérence avec laquelle vous avez traité cet état de corps et de fait s’est
concrétisée par le choix d’un outil pour le moins pas sérieux (ah non, quand même
pas avec ça !) le choix d’un téléphone portable pour filmer vos aller retours
entre Resson et l’hôpital, vos repas accompagnés de très bons vins avec votre
compagne Estelle Courtois (et tant pis si ce n’est pas raccord, vive le cinéma
libre !) ont eu raison contre la maladie. Chaque jour vous écrivez, chez vous, à
l’hôpital, n’importe où. Il y a quelque temps cette ascèse quotidienne s’est
transformée en un impératif de création, celui d’un autre film, comme vous le
dites dès l’ouverture de Cello, au crépuscule de ma vie, un sentiment mystérieux
frappe à ma porte. Il me passe commande d’un film à livrer dans les délais les
plus proches. J’accepte. Je ne peux encore nommer ce film à faire. Le film a été
tourné à la fin de la première semaine du mois de septembre 2009, pendant les
deux jours où vous n’êtes pas contraint à la dialyse. Avec une équipe de tournage
formidable. Et comme vous ne faites jamais rien comme les autres (cinéastes), ce
5. film-là a été financé grâce au moyen d’une souscription lancée par l’amie fidèle
Nicole Brenez et Francesca Solari et Morena Campani.
Drôle de moyen de production, unique en son genre et qui est lui aussi un pied de
nez lancé à tout corporatisme, hiérarchie de la profession... La dimension
collective de cette production générée par souscription opère un total
renversement des valeurs. Dans les génériques habituels de film, quelques noms
seulement de personnes apparaissent à la production tandis qu’une myriade
d’autres sont liées au tournage du film. Pour Cello, ça sera l’inverse. Dans
l’espace de votre maison atelier à Resson éclairée pour l’occasion par le chef
opérateur David Grinberg, un état de grâce entremêlé à celui de l’urgence, a fait
que le temps était en nous et qu’il obéissait ainsi aux propres exigences du
film. Le temps soudain plié comme un roseau.
La pièce principale de votre maison soudain transformée en chambre noire ou
chambre de lecture est devenue le lieu adéquat de la révélation et de
l’inscription du film.
Je n’ai pas envie que tu me fasses répéter le texte qu’il m’a demandé de jouer,
d’interpréter. Il est beau, forcément beau (en aparté : une expression de Duras)…
Ainsi commence le texte que vous m’avez demandé d’interpréter sans le jouer
puisque je ne suis pas comédienne. Anne (ma mère, interprétée par une comédienne,
Lucienne Deschamps, votre fidèle complice) saura m’indiquer à plusieurs reprises,
face à la caméra, des manières d’expérimenter la lecture. Débarrasser la lecture
de toute intonation, de tout jeu, viser un ton uniforme mais le viser seulement
sans le feindre. Seul le visage doit être maquillé. Avoir le tract, se taire,
lire, accentuer et détacher la prononciation des mots dans chaque phrase,
improviser. Tout cela je n’aurai pu le faire sans votre attention indéfectible ni
le regard bienveillant, discret et consciencieux de votre chef opérateur. Ses
manières d’être et de faire m’ont libérée de la pause pour permettre de me
concentrer tout entière au travail, à la lumière. Parfois des anges passaient.
Vous regarder créer, apprendre qu’il faut se faire l’allié du hasard, le
provoquer, lui trouver sa place adéquate à l’intérieur de tout film. Ne jamais
refaire à nouveau la même prise si elle est bonne d’emblée. À quoi bon refaire en
effet si ce n’est pour montrer que l’on est bourré de bonnes intentions et de
fric et cela vous fait horreur. Si d’aventure il vous arrive de la refaire c’est
uniquement pour jouer avec le temps, c’est à dire de profiter de l’occasion de
cette reprise pour faire advenir une autre inspiration. Vous aimez la provocation
au sens premier du terme, pro vocarer faire naître quelque chose et l’outrage, le
danger ne vous freinent pas.
Pour finir, j’ai repensé souvent à cette scène clef de Shylock du Marchand de
Venise, scène que vous, Cello, lisez ainsi qu’Anne et moi : Je suis juif… Un
enfant juif, un enfant palestinien, n’ont-ils pas des yeux, n’ont-ils pas des
mains, des organes, des proportions, des sens, des émotions, des passions ? Ne
sont-ils pas de même nourriture, blessés des mêmes armes, sujets aux mêmes
maladies, guéris par les mêmes moyens, réchauffés et refroidis par le même été et
le même hiver ?
Il y a quelque temps j’avais écrit un texte, L’Aube avant la nuit, à propos du
dernier film en date de Philippe Garrel, La Frontière de l’aube en soulignant la
séquence où François le personnage principal répète à deux reprises haut et fort,
je suis Juif.
6. J’avais précisé que cette affirmation glorieuse rappelait aussi ce mot de
Marguerite Duras, je suis politisée à vie. J’y repensais parce que Duras est
aussi présente dans le texte de Cello et que vous la connaissiez pour avoir
partagé les mêmes convictions quant à la création cinématographique. Vous
accusiez ensemble au festival de Hyères et ailleurs, le cinéma commercial de
consommation courante : la seule chose qui nous console de nos misères est le
divertissement et c’est pourtant la plus grande de nos misères, cette citation de
Pascal est vivante et maîtrisée dans votre cinéma. Regarder un de vos films ce
n’est pas tant se divertir que se retrouver. Ainsi le spectateur retrouvé ne peut
pas s’oublier, il doit participer à l’élaboration de ce qu’il voit et entend.
Chaque spectateur est un acteur, pas le public mais une force agissante et
participative à laquelle vous avez choisi de croire pour ne jamais renoncer à
faire du cinéma.
Cette foi indéfectible et cette prise de risque permanente vous les transmettez
autour de vous, dans une posture de cinéaste qui n’appartient qu’à vous et qui en
inspire beaucoup d’autres, jusque dans les événements ordinaires de nos vies
matérielles.
Stéphanie Serre
Juin 2010.
1 In Jeune, Dure et Pure : une histoire du cinéma d’avant-garde et expérimental, Nicole
Brenez, Christian Lebrat et collectif, La Cinémathèque française, p. 49 in « Le Cinéma témoin
de lui-même (les frères Lumière) ».
2 Rose-Marie Godier, L’Atelier, ou le Bureau du temps. Tableau avec chutes, de Claudio
Pazienza. In revue « Entrelacs », éditions Téraèdre n°7, mars 2009, p. 24.
3 Selon André Green, in La déliaison. Psychanalyse, anthropologie et littérature, collection
Pluriel, éd. Hachette littératures, 1992, p. 21. Par rapprochement, il est aussi celui de la
curiosité de chaque spectateur de cinéma, un désir de voir qui oblige chaque cinéaste à ne
pas céder ni donner raison à cette attente dévoratrice : Faire voir certes mais surtout
comment le faire…
4 Rose Marie Godier, opus cité, citation d’une phrase de Walter Benjamin in Paris, Capitale
du XIXème siècle, Cerf, Paris, 1994, p. 45.