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ÉCOLE DE POLITIQUE APPLIQUÉE
Faculté des lettres et sciences humaines
Université de Sherbrooke
LES CAPABILITÉS : UNE NOUVELLE APPROCHE EN JUSTICE CLIMATIQUE?
par
Esther Girard-Godin
Présenté à
M. Jonathan Lorange-Millette (codirecteur),
M. Serge Granger (codirecteur) et
M. Jean-Herman Guay (lecteur)
Dans le cadre de l’activité
GEP 831
Essai
Sherbrooke
Hiver 2015
i
Composition du jury
Les capabilités : une nouvelle approche en justice climatique?
Esther Girard-Godin
Cet essai a été évalué par un jury composé des personnes suivantes :
Jonathan Lorange-Millette, codirecteur de recherche (École de politique appliquée, Faculté des
lettres et sciences humaines)
Serge Granger, codirecteur de recherche (École de politique appliquée, Faculté des lettres et
sciences humaines)
Jean-Herman Guay, lecteur (École de politique appliquée, Faculté des lettres et sciences
humaines)
ii
Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier mon codirecteur Jonathan Lorange-Millette pour sa supervision
et son soutien tout au long de mon processus de rédaction. Son savoir, sa générosité, son
humanisme ainsi que sa grande disponibilité m’ont permis de trouver la discipline et le plaisir
d’écrire. Je veux aussi le remercier ainsi que Catherine Côté, Eugénie Dostie-Goulet et Karine
Prémont de m’avoir fait confiance comme auxiliaire d’enseignement. Je remercie aussi mon
codirecteur Serge Granger ainsi que le corps professoral de l’École de politique appliquée qui a
contribué à rendre mes années à l’Université de Sherbrooke intéressantes et stimulantes. Je tiens à
remercier plus particulièrement Eugénie Dostie-Goulet pour sa grande disponibilité et son soutien
tout au long de ma maîtrise. J’ai aussi une pensée spéciale pour mes collègues du département,
ainsi que ceux et celles du SAREUS, du RECSEP et du REMDUS avec qui j’ai développé, dans
plusieurs cas, une grande amitié.
Je ne saurais passer sous silence l’appui quotidien et inconditionnel de ma mère, Pascale, dont
l’ouverture d’esprit et la curiosité sont sans limites; ainsi que celui de mon père, Yvan, qui
continue de nourrir ma quête intellectuelle et avec qui j’ai partagé le défi des études supérieures.
Les discussions et les débats que nous avons lors des nombreux soupers familiaux sont la source
de mon épanouissement intellectuel.
Un merci tout spécial aussi à Jacques, Renée, Catherine, Roger et Émilie qui ont toujours
démontré un intérêt pour mes projets et avec qui je ressens un plaisir immense à discuter. Leur
présence ainsi que leur générosité ont assurément contribué à mon cheminement.
Enfin, je ne remercierai jamais assez mon compagnon de vie, Xavier, à qui je dois une grande
partie de mes réalisations et qui m’amène à me surpasser toujours un peu plus chaque jour. Son
soutien, ses conseils ainsi que nos discussions constituent la base de l’évolution de ma réflexion.
iii
Table des matières
Résumé.............................................................................................................................................v
Liste des abréviations......................................................................................................................vi
Introduction ......................................................................................................................................1
Première partie - L’approche des capabilités .................................................................................10
1.1 L’idée de justice d’Amartya Sen..............................................................................................11
1.1.1 La valeur de la liberté ....................................................................................................11
1.1.2 La base d’informations ..................................................................................................13
1.1.3 L’égalité et la qualité de vie...........................................................................................14
1.2 La réflexion de Martha Nussbaum...........................................................................................17
1.2.1 La dignité humaine ........................................................................................................18
1.2.2 Les capabilités centrales à la vie humaine .....................................................................19
1.2.3 Le rôle de l’État .............................................................................................................21
1.3 Application de l’approche des capabilités................................................................................22
1.3.1 Défis dans l’application de l’approche des capabilités..................................................25
1.3.2 Quelle place pour les capabilités en environnement ?...................................................27
Deuxième partie - Penser la justice climatique ..............................................................................30
2.1 Les changements climatiques posés comme problème moral..................................................32
2.2 Perspectives théoriques ............................................................................................................35
2.2.1 L’approche distributive..................................................................................................35
2.2.2 Inégalités climatiques et équité......................................................................................37
2.2.3 Justice intergénérationnelle............................................................................................40
2.2.4 Principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD)............................43
2.3 De la théorie à la pratique ........................................................................................................45
2.3.1 Convergence entre la pensée et l’action.........................................................................46
2.3.2 Revendications des mouvements issus de la société civile............................................48
2.3.3 Quelle place pour l’approche distributive dans les luttes écologiques ? .......................52
2.3.4 Les capabilités comme fondements à une justice climatique ........................................55
iv
Troisième partie -
L’approche des capabilités appliquée aux impacts humains des changements climatiques..........57
3.1 L’environnement dans l’approche des capabilités ...................................................................58
3.1.1 La dimension environnementale chez Amartya Sen......................................................58
3.1.2 La dimension environnementale chez Martha Nussbaum .............................................61
3.1.3 L’environnement comme métacapabilité.......................................................................63
3.2 Changements climatiques et capabilités humaines ..................................................................65
3.2.1 Conséquences des changements climatiques sur les capabilités....................................66
3.2.2 Prise en compte des capabilités dans la lutte aux changements climatiques .................69
Conclusion......................................................................................................................................73
Bibliographie..................................................................................................................................80
v
Résumé
Cet essai a pour objectif d’explorer la façon dont une approche fondée sur les capabilités
humaines pourrait constituer une base normative au développement d’une justice climatique qui
demeurerait cohérente avec le paradigme libéral dominant dans nos sociétés et institutions
modernes. Il s’agira d’étudier certains principes de justice écologique et d’observer dans quelle
mesure les capabilités, initialement conçues dans le champ du développement humain, peuvent
s’y intégrer. Il sera aussi question d’explorer la façon dont cette approche peut être considérée
dans l’élaboration des politiques publiques en matière de lutte aux impacts humains des
changements climatiques. Il sera démontré que les capabilités, bien qu’elles comportent certaines
limites, peuvent contribuer au renforcement théorique d’une justice écologique, mais que leur
prise en compte dans les politiques publiques constitue un réel défi malgré leur fondement
idéologique libéral. Pour illustrer notre propos, une attention particulière sera accordée à
l’approche distributive, l’une des plus répandues dans nos institutions en matière de gestion des
impacts humains des changements climatiques, mais aussi l’une des plus critiquées par les
mouvements issus de la société civile. Pour ce faire, nous analyserons certaines des
revendications des organisations non gouvernementales œuvrant en environnement afin
d’illustrer la cohérence qu’elles peuvent entretenir avec l’approche des capabilités.
vi
Liste des abréviations
CAN Climate Action Network
GDI Gender Developement Index
GEM Gender Empowerment Measure
GES Gaz à effet de serre
HDCA Human Development & Capability Association
IDH Indice de développement humain
IIG Indice d’inégalités de genre
OBNL Organisation à but non lucratif
ONG Organisation non gouvernementale
PNUD Programme des Nations unies pour le développement
RCMD Responsabilités communes mais différenciées
1
Introduction
La fin du 20e
ainsi que le début du 21e
siècle auront été caractérisés par une prise de conscience
générale ainsi que par l’essor de la connaissance scientifique concernant la dégradation
environnementale mondiale. Il s’agit aussi de la période où l’on recense un nombre grandissant
d’effets liés à la dégradation de l'environnement : bouleversements climatiques, pollution et
baisse des ressources en eau douce, destruction des écosystèmes et perte de biodiversité,
déforestation, désertification, inondation, consommation de masse générant un nombre
grandissant de déchets, pollution atmosphérique, pression démographique et étalement urbain,
surexploitation des sols cultivables et élevage de masse, entre autres. La problématique du
réchauffement climatique mondial, des rapides changements qu’il engendre sur l’évolution du
climat ainsi que la responsabilité humaine à l’origine de ces bouleversements ont amené, à partir
de 1992, les pays à se rencontrer annuellement pour tenter de trouver une solution à ce
problème1
. Plus de 20 ans plus tard, les cibles que s’étaient fixées plusieurs pays n’ont pas été
atteintes et la communauté internationale tarde à donner les résultats escomptés2
.
L’échec apparent des négociations internationales sur le climat et, par conséquent,
l’accroissement des impacts humains liés aux changements climatiques font en sorte que l’on voit
émerger plusieurs inégalités dans la façon dont se manifestent ces bouleversements climatiques,
mais aussi dans les capacités d’adaptation des différentes communautés face à ces impacts. Ce
constat amène ainsi l’humanité à repenser quelques-uns des principes de justice en ce qui
concerne la reconnaissance des droits des individus et des communautés à vivre dans un
1
Avec l’adoption de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), le Sommet
de la Terre qui s’est tenu à Rio de Janeiro en 1992 a été le coup d’envoi aux négociations internationales sur le
climat. Pour plus de détails : UNFCCC, United Nations Framework Convention on Climate Change, Historique,
2014, [En ligne], http://unfccc.int/portal_francophone/historique/items/3293.php, (Page consultée le 12 janvier
2015).
2
Les cibles fixées par le Protocole de Kyoto, adopté en 1997, n’ont mondialement pas été atteintes lors de son
échéance à la fin de l’année 2012. L’accord a toutefois été prolongé jusqu’en 2020. Pour plus de détails : Q.
SCHIERMEIER. « The Kyoto Protocol : Hot Air », Nature Journal, Vol. 491, pp. 656-658, [En ligne],
http://www.nature.com/news/the-kyoto-protocol-hot-air-1.11882, (Page consultée le 12 janvier 2015).
2
environnement sain, en regard des effets des changements climatiques d’origine anthropique3
.
Dès lors, une réflexion s’impose sur la façon dont l’humanité peut prendre en charge les
inégalités résultant de la crise climatique.
Ce phénomène amène aussi de plus en plus de chercheurs à se questionner sur les causes de
l’échec des négociations internationales sur le climat, mais aussi sur les alternatives qui peuvent
être proposées4
. Cette impasse est cependant généralement attribuée à des problèmes politiques
classiques. Plusieurs analyses politiques5
portant sur les enjeux climatiques mondiaux abordent
ce problème sous l’angle des relations interétatiques, des ententes économiques, de la sécurité
énergétique ou encore des questions juridiques. Par conséquent, l’importance accordée aux
perspectives idéologiques ainsi qu’aux idées politiques dans les analyses politiques des
changements climatiques est rarement considérée.
Or, notre prétention est qu’en se distinguant des préoccupations politiques et économiques
généralement répandues, une réflexion philosophique approfondie, fondée sur une analyse des
paradigmes idéologiques dominants dans nos sociétés, doit occuper un plus grand espace dans
l’analyse des politiques environnementales mondiales. Quels pourraient être les facteurs
d’influence conceptuels ou idéels pouvant expliquer les limites de l’action publique dans la lutte
aux changements climatiques? Nous croyons qu’ils ne sont pas seulement d’ordre structurel,
diplomatique ou économique, mais qu’ils représentent plutôt le symptôme d’une incohérence
3
L’influence de l’activité humaine à l’origine du réchauffement climatique mondial a été confirmée par le GIEC.
Pour plus de détails : GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, Changements
climatiques 2013 – Les éléments scientifiques, Contribution du groupe de travail I au cinquième rapport d’évaluation,
Résumé à l’intention des décideurs, 2013, p. 15, [En ligne] : http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-
report/ar5/wg1/WG1AR5_SPM_brochure_fr.pdf, (Page consultée le 12 janvier 2015).
4
Voir entre autres l’article suivant : F. GEMENNE. « Les négociations internationales sur le climat - Une histoire
sans fin? », Négociations internationales, Presses de Sciences Po, 2013, pp. 395-422, [En ligne],
www.cairn.info/negociations-internationales--9782724612813-page-395.htm, (Page consultée le 12 janvier 2015).
5
Voir, entre autres, les travaux de Simon Maxwell sur le développement et les changements climatiques, ceux de
Lawrence H. Goulder et William A. Pizer sur l’économie des changements climatiques, ou encore l’ouvrage
d’Anthony Giddens, un des plus connu en ce qui concerne l’analyse politique des changements climatiques : A.
GIDDENS. The Politics of Climate Change, Cambridge, Polity Press, 2011, 272 p.
3
idéologique entre le modèle politico-économique préconisé dans nos sociétés modernes et les
actions que nécessite la problématique du bouleversement climatique mondial6
.
Immanuel Wallerstein explique que sur le plan de l’histoire des idées politiques, l’époque
contemporaine est marquée par trois principales idéologies : le libéralisme, le conservatisme et le
socialisme.7
Il mentionne toutefois que les différentes alliances entre ces idéologies ont amené le
conservatisme et le socialisme à se définir comme des variantes du libéralisme puisqu’elles se
sont inscrites dans sa logique qui apparaît comme permanente8
. Ainsi, le 20e
siècle serait marqué
par « l’apothéose du libéralisme à l’échelle mondiale »9
, ce qui ferait de ses valeurs les plus
répandues dans nos sociétés modernes.
Considérant que le libéralisme est devenu, au cours des derniers siècles, l’idéologie dominante
dans nos institutions politiques, nous pourrions être portés à croire qu’elle est une des causes de
l’impasse actuelle dans la lutte aux changements climatiques. Les alternatives critiques au
paradigme libéral, proposées entre autres par certains acteurs de la société civile10
, ne semblent
cependant pas être prises en compte par les décideurs. Ainsi, sur la question climatique, force est
de constater que le libéralisme a échoué à offrir l’accès à un environnement sain à tous les êtres
humains. Nous pouvons donc en déduire que le paradigme politico-économique actuellement
dominant semble ne pas être en mesure de résoudre cet état d’urgence. Le 5e
et dernier rapport du
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) note que les
changements climatiques d’origine anthropique accroissent, entre autres, les problèmes de santé
chronique, modifient négativement les pratiques agricoles et augmentent le risque de sécheresses
6
Par exemple, la journaliste et auteure Naomi Klein a publié récemment un ouvrage portant sur les raisons pour
lesquelles le modèle économique mondial basé sur l’idéologie du libre-marché est à l’origine de la crise climatique :
N. KLEIN. This Changes Everything : Capitalism vs. Climate, New York, Simon and Schuster, 2014, 576 p.
7
I. WALLERSTEIN. Trois idéologies ou une seule? La problématique de la modernité, Revue Genèses, No. 9,
1992, pp. 7-24, [En ligne], http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-
3219_1992_num_9_1_1134, (Page consultée le 11 janvier 2015).
8
Ibid, p. 22.
9
Ibid, p. 23.
10
Les revendications de certaines organisations issues de la société civile sont abordées dans la deuxième partie du
présent essai.
4
et d’inondations importantes11
. Plusieurs milliards d’individus continuent de voir les impacts des
changements climatiques modifier leurs conditions de vie, leurs primary goods12
, leur bien-être13
et même leurs capabilités fondamentales14
.
Dans cet ordre d’idées, existerait-il une approche qui saurait contribuer au renforcement d’une
justice climatique tout en demeurant compatible au paradigme idéologique dominant?
Il existe aujourd’hui une multitude d’approches qui tentent de résoudre la crise climatique.
Certains croient que l’humanité doit changer radicalement sa façon de concevoir sa relation avec
la nature et retrouver un respect pour la vie des écosystèmes et des autres animaux non humains
vivant sur la planète. Cette approche écocentrée15
issue de l’écologie profonde ne sera toutefois
pas retenue dans la présente analyse. Cette décision n’est toutefois pas due à un désintéressement
de cette approche, car il s’agit d’une des réflexions qui aurait le potentiel non seulement de
changer de paradigme, mais de lutter mondialement et durablement contre les impacts des
changements climatiques sur tous les organismes vivant sur la planète. L’objectif de la présente
analyse est toutefois de cibler une approche qui serait en mesure de répondre à la pensée
11
IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and
Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, p. 12,
[En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultée le 12 janvier
2015).
12
Les primary goods (ou biens premiers) sont un concept développé par le philosophe américain John Rawls. Il
s’agit de ce que tout citoyen libre, égalitaire, rationnel et raisonnable devrait avoir pour s’assurer une bonne vie. Les
primary goods représentent une base commune pour la sélection unanime des principes de justice dans la position
originelle. John Rawls définie les primary goods dans : J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re
édition : 1971) 2009, p. 93.
13
Amartya Sen développe sa propre économie du bien-être qui se place en opposition à la conception de bonheur
chez les utilitaristes et celle du « welfarisme ». Pour Sen, les capabilités peuvent servir d’indication au bien-être d’un
individu. Nous y revenons dans la première partie du présent essai.
14
Dans son approche, Martha Nussbaum définie dix capabilités centrales à la vie humaine. Ces capabilités se
présentent comme des possibilités que les individus décident d’exercer ou non. Ces fonctions sont universelles par
leurs seuils et priorités relatifs à chaque contexte culturel, social, politique et économique. Les idées de Martha
Nussbaum sont expliquées plus en détails dans la première partie du présent essai.
15
L’approche écocentrée (ou écologie profonde) estime que tous les éléments vivants (humains et non-humains)
doivent être protégés de par leur valeur unique, extérieure à l’utilité humaine. Elle place au centre de sa réflexion le
rapport qu’entretient l’humain avec la nature et critique la façon dont l’anthropocentrisme place l’humain à la fois au
centre et au sommet de la nature. Pour plus de détails sur cette approche : G. HOTTOIS et J-N. MISSA. Nouvelle
encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, DeBoeck Université, 2001, pp. 337-339.
5
contemporaine dominante en matière d’environnement et aussi celle que l’on observe dans les
négociations internationales sur le climat, soit l’approche anthropocentrée16
.
Or, le libéralisme est la doctrine la plus influente depuis plus d’un siècle et la plus appliquée dans
nos sociétés occidentales. Considérant que les pays de l’Occident ont une grande part d’influence
dans les décisions qui concernent la gestion des impacts humains des changements climatiques et
qu’il y a urgence d’agir, analyser l’efficience d’une approche libérale de la justice pour résoudre
la crise humaine liée aux changements climatiques devient pertinent.
L’idéologie libérale qui a été étudiée et alimentée par plusieurs penseurs depuis le 17e
siècle a
été, dans sa forme contemporaine, fortement influencée par la philosophie politique de John
Rawls. Pour ce dernier, les libertés individuelles ne doivent pas freiner la justice sociale, car
celle-ci doit être conçue comme équité (fairness)17
. L’égalité des chances est donc nécessaire
pour réaliser cette équité. Depuis la publication de Théorie de la justice, plusieurs auteurs ont
répondu et ont apporté une critique aux idées de Rawls et parmi eux, l’on compte le philosophe
économique indien Amartya Sen.
Dans ses travaux, Sen a entre autres développé son approche des capabilités18
dans l’objectif
d’offrir une alternative aux estimations quantitatives du revenu national, particulièrement
répandues dans les études économiques sur le développement 19
. Selon lui, les indicateurs
d’évaluation telle le Produit national brut (PNB) ou le Produit intérieur brut (PIB), de par leur
orientation sur les moyens et la « croissance d’objets de confort »20
, négligent certains aspects
16
L’approche anthropocentrée, dans la lutte aux changements climatiques, place au centre de sa réflexion et de ses
actions les besoins humains. Les éléments de la nature sont donc généralement considérés comme ressources devant
être exploitées de manière durable pour satisfaire les besoins humains. Pour plus de détails sur cette approche : G.
HOTTOIS. et J-N. MISSA. Nouvelle encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, DeBoeck Université, 2001, pp. 61-66.
17
J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re
édition : 1971) 2009, pp. 138-144.
18
Le néologisme « capabilité » (fusion de « capacité » et « capable ») réfère à sa distinction avec le terme
« capacité » et est reconnu dans les versions traduites de l’anglais au français des ouvrages de Martha Nussbaum et
Amartya Sen. Il contient aussi à lui seul l’essentiel de la théorie de la justice sociale d’Amartya Sen. Plusieurs
auteurs francophones (ex. : Fabrice Flipo, Éric Monnet, Fabienne Brugère) ayant traité de cette approche utilisent et
reconnaissent cet emprunt lexical.
19
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 277-279.
20
Ibid, p.277.
6
fondamentaux de la vie humaine comme la qualité de vie, le bien-être et les libertés21
. En faisant
le pont entre la prospérité économique et la qualité des vies humaines, l’approche des capabilités
d’Amartya Sen s’intéresse non seulement à la vie qu’une personne parvient à mener, mais aussi à
la liberté réelle que cette personne a de choisir entre différentes façons de vivre22
.
Ainsi, en s'inscrivant dans une approche libérale de la justice, l’approche des capabilités peut
s’intégrer au paradigme dominant dans les négociations internationales sur le climat, tout en se
démarquant des trois principales théories libérales de la justice, soit l’utilitarisme, le
libertarianisme et l’approche rawlsienne23
. En effet, en se concentrant sur la « dimension de
possibilité de la liberté vue sous un angle "global" »24
, l’approche de Sen se distingue de
l’attention portée au résultat dans les approches conséquentialistes. En ce sens, les capabilités
auraient le potentiel de servir de cadre normatif dans la lutte aux changements climatiques.
L’objectif principal de la présente analyse est donc d’explorer la façon dont une approche basée
sur les capabilités saurait pallier les carences exprimées en ce qui concerne le paradigme politico-
idéologique dominant, dans la recherche de solutions durables aux enjeux humains des
changements climatiques. Les objectifs spécifiques concernent dans un premier temps une
explication claire et concise de l’approche des capabilités. Il sera en effet nécessaire de bien
définir les différentes notions caractérisant cette approche pour faciliter son utilisation par la
suite. Il sera alors important de marquer les différences dans l’interprétation et l’utilisation de
l’approche par nos deux principaux auteurs, Amartya Sen et Martha Nussbaum. Un deuxième
objectif spécifique consiste à rendre compte de la pertinence de l’application de l’approche des
capabilités dans le champ de l’environnement. Nous verrons que son utilisation dans ce domaine
demeure très marginale malgré son grand potentiel dans l’analyse des inégalités
environnementales. Il sera toutefois aussi question d’établir les limites de l’approche des
capabilités, tant au plan théorique qu’en ce qui concerne sa prise en compte dans l’action
publique. Notre quatrième objectif spécifique sera de définir le principe de justice climatique et
de mettre en lumière son caractère hétérogène dans les politiques mondiales en matière de lutte
21
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 278.
22
Ibid, p. 279.
23
Ibid, p. 284.
24
Ibid, p. 285.
7
aux changements climatiques. Finalement, notre dernier objectif spécifique sera de présenter les
enjeux humains des changements climatiques dans sa dimension morale, c’est-à-dire d’exprimer
les problèmes éthiques reliés à ce phénomène.
Cet essai ne se concentrera donc pas sur un cas particulier, mais tentera plutôt d’explorer la
pertinence d’une approche dans un champ précis. Un des obstacles à l’application de l’approche
des capabilités aux impacts humains des changements climatiques est le peu d’attention portée
par Amartya Sen aux enjeux environnementaux dans l’ensemble de sa théorie. Comme le
mentionne Fabrice Flipo, pour Sen, « [l]a biosphère et l’écologie n’apparaissent que de manière
marginale, au détour d’une phrase, sans analyse approfondie. Les personnes et les sociétés ne
participent pas de la nature. Si nature il y a, elle est située en périphérie, composée de stocks
monofonctionnels et inépuisables. »25
Néanmoins, la crise écologique mondiale nous oblige à
reconsidérer le rapport qu’entretient l’humain avec la nature, mais aussi la façon dont cette crise
exacerbe les inégalités sociales. Ce constat nous permet d’ouvrir et d’élargir la théorie d’Amartya
Sen dans d’autres perspectives du développement humain. Par conséquent, nous développons une
recherche davantage exploratoire que confirmatoire. À l’aide de la recherche documentaire,
l’objectif sera d’identifier un problème pour ensuite conduire notre étude à partir des idées des
auteurs préconisés. Cet essai prendra ainsi la forme d’une revue de littérature analytique.
La première partie présentera donc les éléments essentiels à la compréhension de cet essai, soit
les principales notions constituant l’approche des capabilités. Il sera premièrement question de
définir la philosophie économique d’Amartya Sen et des trois principales notions qui se
retrouvent au cœur de sa théorie de la justice, soit la valeur de la liberté, la base d’informations
ainsi que l’égalité et la qualité de vie. Ayant aussi contribué au développement de l’approche des
capabilités, nous aborderons ensuite les idées de Martha Nussbaum sous trois angles : la dignité
humaine, les capabilités centrales à la vie humaine et le rôle de l’État. Nous présenterons dans
quelle mesure les deux auteurs se rejoignent sur la méthode et les éléments fondamentaux des
capabilités, mais aussi en quoi Nussbaum se distingue de Sen entre autres sur le plan de
25
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée
le 7 janvier 2015).
8
l’application de l’approche. Après avoir défini l’approche des capabilités, nous verrons dans
quels champs elle a été appliquée ainsi que les défis que pose son passage dans l’action publique.
Nous amorcerons ensuite notre réflexion sur son application dans le domaine de l’environnement.
Cette section nous permettra de saisir le contexte d’émergence de l’approche des capabilités, en
plus de fournir d’importantes notions à notre analyse.
Nous exposerons ensuite, dans la deuxième partie, la question des inégalités résultant des
conséquences des changements climatiques, et plus particulièrement celle du développement
d’une justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps la dimension éthique relative
aux impacts humains des changements climatiques, lorsque posés comme problème moral. Cela
nous amènera ensuite à définir quelques-unes des perspectives théoriques sous les thèmes de
l’approche distributive, des inégalités climatiques et de l’équité, de la justice intergénérationnelle
et du principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD), pour ensuite faire le
pont entre la théorie et la pratique. C’est alors que nous présenterons la façon dont certains
chercheurs ont travaillé à faire converger la théorie avec la pratique en ce qui concerne la justice
écologique. Nous verrons ensuite qu’il existe une multitude de conceptions de la justice
écologique au sein des luttes sociales menées par certaines organisations non gouvernementales
(ONG). Nous tenterons donc de cibler quelques éléments de consensus entre ces différentes
conceptions pour ensuite arriver à démontrer dans quelles mesures l’approche des capabilités
peut être utilisée comme fondement et base normative au développement d’une justice
climatique.
Finalement, la troisième partie présentera la façon dont l’approche des capabilités peut être
appliquée aux impacts humains des changements climatiques. Il sera alors question de présenter
la dimension environnementale telle qu’exposée dans les travaux d’Amartya Sen et Martha
Nussbaum, pour ensuite élargir la réflexion à partir des idées de Breena Holland sur le sujet.
Nous aborderons les éléments qui ont amené cette dernière à concevoir l’environnement comme
une « métacapabilité ». Nous verrons que cette approche permet non seulement de mesurer
l’ampleur de l’influence des changements climatiques sur les vies humaines, mais qu’elle offre
aussi une perspective nouvelle dans la façon de concevoir l’approche des capabilités.
9
Nous tenterons ensuite de démontrer en quoi les capabilités humaines sont affectées par les
changements climatiques et aussi de quelle manière elles peuvent être prises en compte dans la
lutte aux changements climatiques.
En conclusion, nous ferons un retour sur les principaux éléments abordés dans la recherche, en
plus de faire un bilan de l’analyse. Nous terminerons avec une réflexion critique sur la place que
peuvent occuper les capabilités dans lutte au réchauffement climatique.
10
Première partie
L’approche des capabilités
Les travaux d’Amartya Sen sont d’abord inspirés de la Théorie du choix social à laquelle Sen a
aussi fortement contribué. Celle-ci se résume à l’étude de la relation entre les préférences
individuelles et les choix collectifs que l’on fait en société26
. L’interprétation moderne de la
Théorie du choix social trouve ses racines dans les travaux de Kenneth J. Arrow27
et, entre autres,
dans son « théorème d’impossibilité » démontrant que la simple agrégation des préférences
individuelles ne permet pas de cibler les préférences d’une collectivité28
. Sen a par la suite
soulevé l’existence d’un risque de déduire des généralités excessives dans cette procédure
d’agrégation. Il proposait donc de classifier les problèmes individuels en un certain nombre de
catégories et d’ensuite étudier la structure adéquate pour chacune de ces catégories29
. C’est dans
ce même ordre d’idées qu’il a développé sa propre conception de la justice qui tente, dans une
certaine mesure, de réconcilier les valeurs et les intérêts individuels avec les décisions collectives.
Lorsqu’il a développé son approche des capabilités dans les années 198030
, Amartya Sen s’est
alors inscrit dans une réflexion beaucoup plus globale en ce qui concerne les fondements du
libéralisme. Au-delà de la primauté des libertés, des responsabilités et du droit individuels
comme valeurs fondamentales dans nos sociétés, qu’en est-il de la qualité de vie des individus?
Sen propose de s’y attarder et de définir en quoi consiste le bien-être humain. Cette partie
explorera donc l’origine et le contexte d’émergence de l’approche des capabilités développée par
Amartya Sen ainsi que l’apport significatif de Martha Nussbaum à cette approche. Nous verrons
que leur conception de l’approche des capabilités se rejoint sur la majorité des points, notamment
en ce qui concerne l’évaluation qualitative du bien-être individuel, la liberté substantielle que
26
A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol. 45, No. 1,
1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultée le 5 mai 2015).
27
K. J. ARROW. Social Choice and Individual Values, Londres, Yale University Press, (1re
edition : 1951) 2012,
192 p.
28
M. MORREAU. « Arrow's Theorem », The Stanford Encyclopaedia of Philosophy, 2014, [En ligne],
http://plato.stanford.edu/archives/win2014/entries/arrows-theorem, (page consultée le 5 mai 2015).
29
A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol.45, No.1,
1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultée le 5 mai 2015).
30
T. WELLS. « Sen’s Capability Approach », Internet Encyclopaedia of Philosophy (IEP), [En ligne],
http://www.iep.utm.edu/sen-cap/, (Page consultée le 6 mai 2015).
11
représentent les capabilités ou encore l’importance de l’empowerment31
dans le développement
humain. Nous constaterons toutefois qu’elle se distancie lorsqu’il est question du rôle de l’État,
des capabilités fondamentales et de la notion de dignité. L’objectif de cette première partie est de
bien comprendre le développement de l’approche des capabilités pour faciliter la manipulation
que nous en ferons dans les parties subséquentes. Nous souhaitons donc exposer les principales
notions qui serviront à notre démonstration. Nous conclurons cette partie en introduisant
d’emblée l’objet sur lequel nous nous concentrerons dans cet essai, soit l’application de
l’approche des capabilités aux impacts humains des changements climatiques.
1.1 L’idée de justice d’Amartya Sen
Paru en 2009, L’idée de justice d’Amartya Sen se situe comme suite et critique à Théorie de la
justice de John Rawls. Une des principales critiques adressées à la théorie rawlsienne concerne
son approche distributive des primary goods. Autrement dit, Sen se questionne sur la variation
d’aptitudes qu’ont les humains à transformer ces primary goods en vie satisfaisante32
. Son livre
propose essentiellement de revoir la nature de la justice ainsi que les objectifs du développement
humain. Le but de l’ouvrage réside aussi davantage dans la prise de conscience des situations
d’injustice comme moyen d’établir les meilleures conditions pour combattre ces injustices que
dans l’élaboration d’un idéal de justice suivant une procédure bien définie. Dans ce qui suit, nous
proposons de résumer trois éléments centraux menant au développement de l’approche des
capabilités que propose Amartya Sen dans L’idée de justice.
1.1.1 La valeur de la liberté
Le libéralisme classique a placé au centre de sa théorie la primauté de la valeur de la liberté
individuelle. Également issu de la tradition libérale, Amartya Sen ne fait pas exception à cet
usage. Selon lui, pour qu’un humain devienne concrètement libre, il importe, d’une part,
d’accroître les revenus, mais aussi de renforcer le pouvoir des individus de choisir et de mener la
31
Difficilement traduisible en français, le concept d’empowerment vise à augmenter l’autonomisation des individus
ainsi que leur pouvoir d’agir sur leurs conditions sociales, économiques, environnementales et autres.
32
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 94-95.
12
vie à laquelle ils aspirent. Cet ancrage empirique ainsi que l’attention portée par Sen à la qualité
de vie, à l’équité, au bien-être individuel ainsi qu’aux réelles possibilités individuelles le
démarque de ses prédécesseurs.
Pour lui, une des principales raisons pour laquelle la liberté est si précieuse est parce qu’elle
« nous offre la possibilité d’accomplir ce que nous valorisons, quelle que soit la façon dont cela
se produit. »33
En d’autres termes, la liberté nous permet de décider de vivre comme nous
l’entendons et d’œuvrer à atteindre nos objectifs. Ce contexte de liberté favorise ainsi le libre
arbitre et la prise de décision individuelle. Sen propose toutefois une distinction pragmatique
entre la notion de liberté et celle de liberté réelle, soit la véritable possibilité qu’ont les individus
d’accomplir la vie qu’ils souhaitent accomplir dans un « mode d’organisation sociale »34
. Il attire
l’attention sur la distinction entre les notions « d’accomplissement » et de « liberté
d’accomplissement »35
. L’accomplissement, c’est « ce que nous faisons en sorte de réaliser »,
alors que la liberté d’accomplir est la possibilité réelle que nous avons de faire ce que nous
valorisons. Cette subtile nuance représente justement l’écart entre la liberté que l’on pourrait dire
proposée à un individu et la liberté réelle dont il dispose. Il est essentiel pour Sen de construire
un pont entre la façon dont nous concevons théoriquement la liberté et la façon dont elle
s’applique et se pratique dans la vie des gens.
Il y a donc un problème lorsque l’on juge « les possibilités dont disposent les gens en se
demandant uniquement si, en fin de compte, ils font bien ce que, hors de toute contrainte, ils
auraient choisi de faire. »36
Pour Sen, affirmer qu’un individu est libre par le seul constat qu’il se
trouve dans la même situation que celle où il se serait retrouvé par choix est une conclusion qui
dénature le concept même de « possibilité ». Plus précisément, ce constat révèle un schisme
entre la possibilité de choisir librement de réaliser une action et la simple possibilité de
réalisation d’une action. En effet, la conception de la liberté réelle s’évalue davantage dans
l’analyse globale d’un résultat, c’est-à-dire en considérant le processus ou encore la façon dont
33
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 281.
34
Par « mode d’organisation sociale », Amartya Sen entend toute structure socialisée, soit une société donnée, une
nation, un État, une communauté ou encore une organisation.
35
A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re
édition 1992) 2000, p. 63.
36
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283.
13
une personne parvient à une situation finale, que dans celle d’un résultat purement final qui nous
amènerait à omettre certaines contraintes dans la prise de décision.
D’un point de vue collectif, l’analyse des libertés individuelles implique de considérer la pluralité
dans les conditions de vie des individus au sein d’une société. C’est ce qui nous permettrait de
mesurer en quelque sorte l’écart de possibilités entre les individus, mais aussi d’évaluer les
capabilités d’une personne de mener le type de vie qu’elle valorise au-delà de la seule option qui
s’est finalement concrétisée. L’attention portée sur les possibilités permet au contraire une
approche plus large qui tient compte de la procédure de choix, en particulier « des autres
solutions [qu’une personne peut] choisir, dans les limites de sa capacité réelle à le faire. »37
1.1.2 La base d’informations
Une autre question essentielle qu’Amartya Sen pose dans L’idée de justice est celle de la base
informationnelle. Sur quelles bases juge-t-on de ce qui est juste ou injuste dans nos sociétés?
Toute théorie concrète de la philosophie politique doit choisir une base d’informations, c’est-à-
dire l’ensemble des informations (ou critères) dont il est nécessaire de disposer pour formuler un
jugement, mais aussi l’ensemble des informations exclues de cette évaluation.38
Cette base repose
sur des valeurs et permet d’évaluer selon les critères retenus l’avantage global d’un individu par
rapport à un autre. Ainsi, les priorités, souvent implicites, peuvent être isolées et analysées en
identifiant la base d’informations sur laquelle se fonde le jugement d’évaluation dans telle ou
telle théorie. En conséquence, cette base informationnelle se situe au cœur des différences entre
les conceptions de la justice. Par exemple, la théorie rawlsienne accorde une priorité à l’équité
dans sa base informationnelle, alors que chez les utilitaristes, ce sera plutôt la somme totale de
l’utilité (mesure selon le plaisir et le bonheur, donc le bien-être) qui constituera le moteur du
jugement. D’autres méthodes, employées dans plusieurs évaluations économiques, évalueront
l’avantage d’un individu d’un point de vue financier, c’est-à-dire à partir de son niveau de
revenu, de capital ou de ressources39
.
37
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283.
38
A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re
édition : 1999) 2003, p. 83.
39
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 284.
14
Pour illustrer cette incapacité à créer un consensus en matière de justice ainsi que l’existence
d’une pluralité des conceptions de la justice et donc de l’inefficacité d’une approche procédurale
de la justice, Sen propose d’illustrer trois enfants et une flûte40
. Anne affirme que la flûte lui
revient parce qu’elle est la seule qui sache en jouer, Bob parce qu’il est pauvre au point de
n’avoir aucun jouet et Carla parce qu’elle a passé des mois à la fabriquer. Comment trancher
entre ces trois revendications, toutes aussi légitimes? Selon Sen, aucune institution ni procédure
ne permettront de résoudre ce différend d’une manière qui serait universellement acceptée
comme juste. Au contraire, la pluralité dans l’existence des conceptions de la justice fait en sorte
qu’il n’est pas possible de concevoir un seul système de valeurs et de critères pour penser la
justice. Ainsi, le choix que l’on fera pour trancher à qui revient la flûte s’arrêtera sur le cas qui
nous semble le plus juste selon les valeurs en cause et la base informationnelle que l’on
préconise.
L’approche de la justice de Sen prend pour base d’informations les capabilités par l’entremise des
libertés individuelles, qu’il distingue des utilités, même s’il prend aussi en considération leurs
conséquences.41
Nous verrons toutefois que l’approche des capabilités ne propose pas de recette
particulière ni de procédure sur la façon d’utiliser cette information. Elle est en fait une méthode
d’ordre général qui oriente l’attention vers l’information sur les avantages individuels, jugés,
comme nous l’avons vu, en termes de possibilités et non en fonction d’un « projet » spécifique
sur la bonne façon d’organiser une société.42
En ce sens, les capabilités permettent de franchir le
caractère téléologique souvent présent dans les approches procédurales de la justice.
1.1.3 L’égalité et la qualité de vie
Au même titre que John Rawls, une des principales préoccupations d’Amartya Sen est celle de
l’égalité. Toutefois, plusieurs théories libérales acceptent certaines formes d’inégalités fondées,
par exemple, sur des incitatifs43
. C’est un peu ce que Rawls défend dans son principe de
40
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 38.
41
A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re
édition : 1999) 2003, p. 85.
42
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 285.
43
Ibid, pp. 91-92.
15
différence. Certaines inégalités peuvent exister tant et aussi longtemps qu’elles avantagent les
plus démunis ou qu’elles engendrent une motivation44
. Or, l’importance de la notion d’égalité
depuis les Lumières ne fait plus débat selon Sen. La présence de la notion d’égalité dans toutes
les théories normatives et contemporaines de la justice sociale démontre bien le consensus global
en ce qui concerne sa valeur. En effet, ces théories exigent toutes l’égalité de quelque chose;
quelque chose que la théorie en question juge « particulièrement crucial »45
.
Or, deux grandes questions se posent pour une analyse éthique de l’égalité : (1) Pourquoi
l’égalité? et (2) L’égalité de quoi? Pour Sen, ces deux questions sont non seulement
interdépendantes, mais elles sont nécessaires à la compréhension de la force de la valeur de
l’égalité. Une théorie de l’égalité ne doit pas être abstraite. Si, toutefois, nous arrivons à répondre
à la deuxième question, demeure-t-il nécessaire de répondre à la première? Sen démontre que,
logiquement, si nous arrivons à développer un raisonnement en faveur de l’égalité de x (quel que
soit x – revenus, fortunes, chances, accomplissements réels, libertés, droits, etc.), nous nous
prononçons déjà en faveur de l’égalité sous cette forme46
. Dans ce cas, la réponse à la première
question existe par défaut. Toutefois, même si la majorité des théories normatives traitent de
l’égalité de quelque chose, cela ne suffit pas à dire qu’elles favorisent un traitement égal à tous
les humains. L’utilitarisme, par exemple, insiste sur « la maximisation de la somme totale des
utilités de tous les individus pris ensemble […] »47
Les utilitaristes ne préconisent pas, en
général, l’égalité du total des utilités dont jouissent des individus différents. En ce sens,
l’utilitarisme n’est pas particulièrement égalitaire et sa conception de la justice n’est pas
transcendantale48
. Cela constitue d’ailleurs une des principales critiques de Sen à l’endroit des
théories utilitaristes.
Deux des éléments sur lesquels Sen se concentre dans sa réflexion sur l’égalité et qui l’amènent,
par le fait même, à développer son approche des capabilités sont les problèmes de l’égalité de
base et de la diversité humaine. Comme nous l’avons mentionné plus tôt, Sen se préoccupe de la
44
J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re
édition : 1971) 2009, pp. 315-323.
45
Ibid, p. 351.
46
A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re
édition 1992) 2000, p. 35.
47
Ibid, p. 37.
48
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 91-92.
16
considération de la pluralité des conditions humaines au sein de la société. C’est d’un point de
vue comparatif que les notions de liberté et d’égalité deviennent problématiques : « Les sociétés
et les communautés auxquelles nous appartenons déterminent très différemment ce que nous
pouvons faire ou non. »49
Non seulement les différences dans notre environnement affectent nos
possibilités, mais chaque individu vient aussi au monde avec des traits et des caractéristiques
personnelles (sexe, handicap, aptitudes physiques et mentales, etc.). Ces dernières sont
principalement importantes, car elles exercent une influence notoire sur la façon que se
manifestera la liberté d’un individu. Elles doivent donc se retrouver au cœur de l’évaluation des
inégalités. Une personne handicapée, par exemple, pourra faire beaucoup moins avec le même
niveau de revenu qu’une personne n’ayant pas de handicap. Si, dans une société, les individus
étaient parfaitement semblables, l’égalité de l’un – par exemple, sur les revenus – tendrait à
converger vers celle des autres. Au contraire, l’ampleur de la diversité humaine fait en sorte que
l’égalité des revenus ou même celui d’un environnement naturel et social peut laisser subsister de
fortes inégalités dans la capacité des individus à faire ce qu’ils valorisent50
.
Sen critique donc le fait que nous ayons autant de difficulté à faire entrer ces différences
individuelles dans le cadre usuel d’évaluation qui sert à mesurer l’inégalité51
. Il constate en fait
que les indicateurs utilisés pour lutter contre les injustices sont essentiellement basés sur
l’évaluation de la richesse des individus et de l’écart entre leur revenu. Sa réflexion est, qu’au-
delà de ces indicateurs économiques, la qualité de vie des individus doit devenir un critère de
prospérité pour un pays52
. Ainsi, l’évaluation de la qualité des vies humaines implique de
s’intéresser non seulement à celles que l’on parvient à mener, mais aussi à la liberté réelle que
l’on a de choisir entre différentes façons de vivre (ou combinaisons de fonctionnement). C’est
précisément à travers cette réflexion qu’émerge la perspective des capabilités qui, elle, insiste sur
« la faculté qu’ont les gens de vivre la vie qu’ils souhaitent et qu’ils ont raison de souhaiter et
l’amélioration des choix à leur disposition, pour y parvenir. »53
49
A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re
édition 1992) 2000, p. 47.
50
Idem.
51
Ibid, p. 58.
52
Amartya Sen a d’ailleurs développé l’Indice de développement humain (IDH) dans cet ordre d’idées. Nous en
discutons plus en détail dans la partie 1.3 Application de l’approche des capabilités.
53
A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re
édition : 1999) 2003, p. 369.
17
La question est donc de définir quels peuvent être les obstacles au plein épanouissement de cette
faculté. Si des soins de santé ainsi qu’une éducation de qualité peuvent favoriser cette faculté,
qu’en est-il de de la qualité de l’air et de l’accès à l’eau potable, par exemple? Les conditions
environnementales exercent une influence notoire sur la qualité de vie des personnes, non
seulement en ce qui concerne les besoins de base à leur survie, mais aussi sur leurs conditions
économiques. Nous y reviendrons en troisième partie.
1.2 La réflexion de Martha Nussbaum
La façon de concevoir la liberté par les capabilités est aussi soutenue, étudiée et alimentée par les
travaux de Martha Nussbaum qui a travaillé étroitement avec Amartya Sen dans les années 1980
sur les enjeux de développement et d’éthique. Leur collaboration a mené à la publication en 1993
de l’ouvrage The Quality of Life et à la fondation en 2003 de la Human Development &
Capability Association (HDCA).
La réflexion de Nussbaum concernant le développement humain et sa méthode rejoint en grande
partie celle de Sen. Tous deux soutiennent que, combinés à une réflexion abstraite, les formes de
vie et les exemples issus de la réalité sont essentiels pour « construire un discours philosophique
enraciné dans un diagnostic du présent mondialisé. » 54
Dans les prochaines lignes, nous
survolerons certains des thèmes majeurs présents dans la réflexion de Martha Nussbaum en ce
qui concerne l’approche des capabilités, soit la dignité et les capabilités centrales à la vie
humaine ainsi que le rôle de l’État dans le soutien des capabilités. Nous verrons aussi ce qui l’a
amenée à contribuer au développement de cette approche ainsi que la portée de cette
contribution.
54
F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des
idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7
janvier 2015).
18
1.2.1 La dignité humaine
La qualité de vie ainsi que la dignité humaine sont des critères aussi importants pour Nussbaum
que pour Sen. Cela suppose donc de considérer les opportunités qui s’offrent aux personnes ainsi
que le sens qu’ils attachent à leur existence. Ainsi, trois critères55
sont à retenir pour évaluer la
qualité de vie d’un individu : (1) la recherche du bien-être, (2) la liberté de l’agent à choisir ce
qu’il accomplit et (3) une conception du bien qui ne repose sur aucune objectivité préconstituée
(du type des primary goods chez Rawls ou du revenu réel dans les analyses du PIB), mais plutôt
sur les choix et les décisions des sujets.
Cette conception émerge d’une réflexion basée sur les conditions sociales de la justice. Au même
titre que Sen, Nussbaum nous amène à explorer les limites des débats relatifs à la justice sociale
et à en étendre les frontières au-delà de ce que permet une approche purement procédurale de la
justice. Elle explique que la théorie sociale du contrat repose essentiellement sur l’indépendance
des contractants et ne permet donc pas d’instituer un traitement égal de tous les êtres humains.
Une des principales critiques que Nussbaum adresse au libéralisme repose sur l’idée que le culte
de l’individu autonome et responsable autour duquel s’est articulée cette idéologie considère,
fictivement, que tout le monde a les mêmes moyens d’être actif et libre alors que l’humain est
fondamentalement vulnérable. Comme l’a exprimé le sociologue Richard Sennett, « la dignité de
la dépendance n’est jamais apparue au libéralisme comme un projet politique valable. »56
Nussbaum propose donc de renouveler la perspective de la liberté humaine à travers la liberté
d’accomplissement, ce qui, dans son essence, concorde avec la réflexion d’Amartya Sen.
Toutefois, les problématiques modernes liées à l’internationalisme et aux impacts d’une
économie mondialisée sur le libéralisme imposent à Nussbaum de porter une attention
particulière à la dignité humaine. Même s’il reconnaît son importance, Sen ne fait pas un usage
théorique central du concept de dignité humaine. Or, Nussbaum y accorde une place importante
dans sa philosophie politique. Elle fait remarquer que le respect de la dignité humaine passe
55
F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des
idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7
janvier 2015).
56
R. SENNETT. Respect - De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalités, Paris, Hachette, (1re
édition :
1982), 2005, p. 144.
19
habituellement par une remise en question des rapports de pouvoir entre les individus – pauvres
et riches, ruraux et urbains, femmes et hommes, sud et nord, etc. –, mais aussi par le respect de la
valeur d’égalité entre les personnes. Dans son analyse des travaux de Martha Nussbaum,
Fabienne Brugère propose que la question principale soit formulée comme suit : « Qu’est-ce que
chaque personne dans son contexte de vie est capable de faire et d’être ? »57
La notion de dignité
humaine implique un humanisme capable de cibler la possibilité réelle de disposer des choix les
plus larges possible. L’objectif est donc de trouver les moyens de donner du pouvoir d’être et
d’agir à ceux dont la liberté est restreinte par toutes sortes d’obstacles.
Pour Nussbaum, l’égalité se pense à travers l’égale dignité des êtres humains58
. Ainsi, les lois et
les institutions ont un rôle majeur à jouer pour assurer un traitement égal des individus, ce qui ne
garantit pas que chacun arrivera nécessairement à la même condition. Toutefois, le déploiement
des talents et des efforts offrant la capacité à un individu de construire une vie en accord avec ses
projets et ses désirs ne doit pas être empêché ou réservé à quelques-uns. Au contraire, la dignité
humaine est liée à la possibilité pour tous les humains d’être actifs dans leurs ambitions.
1.2.2 Les capabilités centrales à la vie humaine
L’approche des capabilités représente l’espace le plus adapté pour comparer les qualités de vie
selon Nussbaum. Cette approche est préférable aux perspectives utilitaristes ou de tendance
rawlsienne, car elle ne s’intéresse pas seulement au bien-être total ou moyen, mais aux
possibilités offertes à chaque personne. Elle considère « chaque personne comme une fin »59
.
Alors qu’Amartya Sen utilise ce cadre uniquement pour l’analyse de la qualité des vies
humaines, Martha Nussbaum s’intéresse aussi aux capabilités des animaux non humains.60
C’est
toutefois sa réflexion sur les conditions de vie humaine qui nous intéressera dans le présent essai.
57
F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des
idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 6
mai 2015).
58
M. NUSSBAUM. Frontiers of Justice, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2009, pp. 292-293.
59
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 37.
60
Ibid, p. 36.
20
Nussbaum rappelle que l’objectif principal de Sen dans son développement de l’approche des
capabilités était de la présenter comme l’espace de comparaison le plus pertinent pour évaluer les
qualités de vie et d’ainsi modifier l’orientation du débat sur le développement61
. Elle note
toutefois que sa version ne propose pas de description précise de la justice de base. Il n’existe
donc pas de seuil ni de liste qui permettrait de hiérarchiser en quelque sorte les capabilités, même
si Sen reconnaît une plus grande importance à certaines d’entre elles (par exemple la santé et
l’éducation).
C’est dans cet ordre d’idées que Nussbaum élabore les dix « capabilités centrales »62
à la vie
humaine, soit (1) la vie, (2) la santé du corps, (3) l’intégrité du corps, (4) les sens, l’imagination
et la pensée, (5) les émotions, (6) la raison pratique, (7) l’affiliation, (8) les autres espèces, (9) le
jeu et (10) le contrôle sur son environnement. Une vie à laquelle il manquerait une seule de
ces capabilités ne saurait être une vie pleine, malgré tout ce dont elle disposerait par
ailleurs. Si Nussbaum reproche à Sen de ne pas proposer de seuil des capabilités, il ne
semble pourtant pas exister de hiérarchie dans la garantie de ces capabilités si ce n’est
qu’elles démarquent des autres qui n’apparaissent pas dans sa liste. En effet, un seuil
minimal est exigé pour chacune de ces dix capabilités. La définition de ces capabilités
fondamentales émerge de la question suivante : « Qu’est-ce qu’une vie humainement digne
exige? » La question, par exemple, ne concerne donc pas tant l’accès ou le droit au logement pour
tous que le fait que tout humain puisse vivre dans un logement décent. Cela implique donc de
définir en quoi consiste un logement convenable.
Bien que le développement des capabilités se fait de manière individuelle, il doit tout de même
être placé sous la responsabilité de la société et cet objectif passe principalement par des
politiques publiques. Alors que Sen insiste sur la liberté du bien-être, soit la liberté de choisir
comment on fonctionne, Nussbaum insiste sur la responsabilité du gouvernement de garantir à
tous les citoyennes et citoyens au moins un seuil de ces dix capabilités centrales.
61
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 38.
62
Ibid, pp. 55-57.
21
1.2.3 Le rôle de l’État
Lorsque Sen discute de la responsabilité individuelle, il explique que certains chefs d’État
accordent parfois une si grande importance à l’autonomie individuelle que la seule idée que
certains individus puissent dépendre des autres est une négation d’estime de soi et est
condamnable63
. Bien qu’il ne s’oppose pas à cette idée, Sen exprime que la responsabilité
individuelle demeure sujette à discussion. Selon lui, l’affirmation même de cette responsabilité
individuelle dépend d’un ensemble de circonstances personnelles, sociales et environnementales.
Une personne n’ayant pas accès à une éducation ou à des soins de santé de base, par exemple, se
voit privée de la faculté de mener sa vie de façon autonome et ne peut donc pas être totalement
tenue responsable de sa situation. En effet, Sen considère que le sens de la responsabilité est
inférieur à la notion de capabilité, car elle exige la liberté.64
Et il ne voit pas là une solution
binaire entre, d’une part, la responsabilité individuelle et d’autre part « l’État nourrice ».
L’acceptation étroite de la responsabilité individuelle doit donc non seulement être élargie au
rôle de l’État, mais aussi en identifiant les fonctions d’autres institutions et ONG entre autres.
Pour Nussbaum, le gouvernement a un rôle définitif à jouer pour garantir aux individus une vie
digne et minimalement épanouie. Ainsi, le respect de la dignité humaine passe par les lois et les
institutions. Cela fait en sorte que les pays ne sont pas seulement un point de départ théorique
pour la construction d’une justice sociale, mais que leur gouvernement est aussi responsable de
soutenir les capabilités centrales de chaque individu65
. Nussbaum part toutefois du principe que
seules les sociétés « raisonnablement » démocratiques sont en mesure d’assurer une autonomie
individuelle, car elles puisent – en théorie – la source de leurs lois directement auprès de la
population. Les individus seraient donc, en principe, supportés par des lois qu’ils ont eux-mêmes
choisies. Dans cet ordre d’idée, le pays se trouve ainsi doté d’un rôle moral enraciné dans le
soutien des capabilités individuelles. Les inégalités mondiales qui perdurent et que nous
continuons d’observer aujourd’hui sont les conséquences d’une justice constamment violée selon
Nussbaum. Car les pays riches ont non seulement les moyens d’assurer à leurs citoyennes et
63
A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re
édition : 1999) 2003, pp. 43-48.
64
Ibid, p. 377.
65
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 155.
22
citoyens les capabilités centrales, mais ils ont aussi le devoir d’assister les efforts des pays
pauvres66
. Ce raisonnement est principalement basé sur les arguments voulant que les nombreux
problèmes des pays pauvres trouvent leur origine dans l’exploitation coloniale ou encore que les
inégalités observées dans les pays pauvres soient la cause des habitudes de vie et de
consommation observées dans les pays riches.
L’ambition idéaliste de Nussbaum repose donc sur un renforcement de la légitimité des traités et
accords internationaux dans le but d’imposer certaines normes à la « communauté des nations ».
La justice internationale passe ainsi par un respect du droit international de la part de chaque
pays.
1.3 Application de l’approche des capabilités
L’application la plus marquante de l’approche des capabilités est probablement la création en
1990 de l’Indice de développement humain (IDH). Développé en majeure partie par Amartya
Sen, l’IDH est calculé par la moyenne de trois principales dimensions: une vie longue et saine,
l'acquisition de connaissances et un niveau de vie décent. L’IDH est aujourd’hui un indice
reconnu et utilisé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans
l’évaluation du développement humain à travers tous les pays67
.
La pertinence de l’application de l’approche classique des capabilités comme le propose Amartya
Sen a aussi fait l’objet de certaines études. Par exemple, en 2011, une étude commune germano-
autrichienne s’est basée sur les projets en cours au sein des pays de l’OCDE ayant été
commandés par les gouvernements allemands et britanniques. Les auteurs ont observé entre
66
M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 158.
67
Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’IDH été créé « pour souligner que les
personnes et leurs capacités devraient constituer le critère ultime pour évaluer le développement d'un pays, pas
seulement la croissance économique. L'IDH peut également être utilisé pour remettre en question des choix
politiques nationaux, en se demandant comment deux pays ayant les mêmes niveaux de revenu national brut (RNB)
par habitant peuvent obtenir des résultats différents en termes de développement humain. Ces contrastes peuvent
susciter le débat sur les priorités politiques des gouvernements. » Pour plus de détails : PNUD, Programme des
Nations unies pour le développement, Indice de développement humain (IDH), Human Developement Reports, [En
ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/indice-de-d%C3%A9veloppement-humain-idh, (Page consultée le 7 janvier
2015).
23
autres une augmentation considérable des applications basées sur l’approche des capabilités dans
les pays à revenus élevés de l’OCDE. Une des principales conclusions de leur étude explique que
leurs observations basées sur le développement humain et l’approche des capabilités ont confirmé
que le caractère multidimensionnel de cette approche peut produire une valeur ajoutée
considérable pour l’évaluation du bien-être, celui-ci ne pouvant pas être saisi que par les seules
mesures du revenu68
. Ce caractère multidimensionnel se retrouve effectivement dans plusieurs
études où l’on a appliqué l’approche des capabilités. Or, son application dans le champ de
l’environnement reste très limitée et sous-estimée. Très peu d’études se sont intéressées à
l’utilisation de l’approche des capabilités comme cadre d’évaluation des problèmes écologiques
ou encore sur la façon dont la dégradation de l’environnement influence l’épanouissement des
capabilités humaines. Le domaine dans lequel cette approche demeure la plus appliquée est celui
de la lutte à la pauvreté et plus particulièrement dans la comparaison entre les mesures
traditionnelles d’évaluation de la pauvreté basées sur le revenu et d’autres mesures dites
multidimensionnelles dans lesquelles s’intègre l’approche des capabilités.
Déjà en 1999, le Groupe d'économie du développement de l'Université Montesquieu Bordeaux
IV se penche sur le différentiel spatial de pauvreté au Burkina Faso et évalue la pauvreté
régionale de manière multidimensionnelle en comparant la « pauvreté monétaire » et la pauvreté
« en terme de capabilités »69
. Le chercheur conclue que « l’approche en termes de "capabilities"
met en évidence des différences sensibles selon le sexe et le statut professionnel du chef de
ménage, et suggère des actions différenciées en matière de lutte contre la pauvreté, modulées
selon les zones, tant en ce qui concerne l’accès aux biens privés qu’aux services collectifs. »70
Plus récemment, en 2013, l’International Journal of Social Economics publie une étude réalisée
par trois chercheurs provenant des universités de Cape Town et du Nigéria qui démontre la
pertinence de l’application de l’approche des capabilités dans la compréhension de la pauvreté au
68
J. VOLKERT et F. SCHNEIDER. The Application of the Capability Approach to High-Income OECD Countries:
A Preliminary Survey, CESifo Working Papers, 2011, p. 29.
69
J-P. LACHAUD. « Le différentiel spatial de pauvreté au Burkina Faso : “capabilities” versus dépenses », Pessac
(France), Groupe d'économie du développement de l'Université Montesquieu Bordeaux IV, 1999, [En ligne],
http://www.researchgate.net/publication/5178561_Le_diffrentiel_spatial_de_pauvret_au_Burkina_Faso___capabiliti
es__versus_dpenses, (Page consultée le 7 janvier 2015).
70
Ibid, Résumé.
24
Nigéria71
. Les chercheurs notent que les capabilités représentent en fait la dimension manquante
dans l’analyse et l’explication de la pauvreté. Il s’agit d’une nouvelle méthodologie qui doit être
directement appliquée dans l’évaluation de l’appauvrissement et de la privation.
Les capabilités ont aussi fait l’objet d’études sur le genre et plus précisément sur la condition et le
développement des femmes. En 2008, l’école de travail social de l’Université Tulane en
Nouvelle-Orléans a utilisé comme cadre d’analyse l’approche des capabilités pour étudier la
violence faite aux femmes dans un contexte de pauvreté72
. Plusieurs indices servant à évaluer les
inégalités des genres ont aussi été développés sur la base théorique de l’approche des capabilités
et sont aujourd’hui régulièrement utilisés par les Nations unies : l’Indice d’inégalités de genre
(IIG)73
, le Gender Empowerment Measure (GEM)74
et le Gender Development Index (GDI)75
.
Au Québec, on s’intéresse aussi à l’application de l’approche des capabilités dans le champ de la
santé mentale. Paul Morin, professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke,
croit que « le pouvoir d’être et de faire des personnes usagères comme par exemple
l’établissement de liens effectifs entre la participation citoyenne et l’inclusion sociale sont mis en
valeur par l’approche par les capabilités. » 76
M. Morin a d’ailleurs participé en 2009 à
71
J. E-O. ATAGUBA, H. EME ICHOKU et W. M. FONTA. « Multidimensional Poverty Assessment: Applying the
Capability Approach », International Journal of Social Economics, Vol. 40, No. 4, 2013, pp. 331-354, [En ligne],
http://www.emeraldinsight.com/doi/full/10.1108/03068291311305017, (Page consultée le 7 janvier 2015).
72
L. PYLES. The Capabilities Approach and Violence Against Women: Implications for Social Development,
International social work, 2008, pp. 25-36, [En ligne], http://isw.sagepub.com/content/51/1/25.short, (Page consultée
le 7 janvier 2015).
73
Pour plus de détails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le développement, L’indice
d’inégalités de genre (IIG), Human Developement Reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/lindice-
din%C3%A9galit%C3%A9s-de-genre-iig, (Page consultée le 7 janvier 2015).
74
Quoiqu’il soit difficile de traduire précisément en français le concept d’empowerment, le GEM pourrait être traduit
par « Indice d’autonomisation des genres (ou des femmes) ». Pour plus de détails sur cet indice : NATION
MASTER. Gender Empowerment : Countries Compared, Country Info – Stats, 2014, [En ligne],
http://www.nationmaster.com/country-info/stats/People/Gender-empowerment, (Page consultée le 7 janvier 2015).
75
Pour plus de détails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le développement, Gender
Developement Index (GDI), Human developement reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/en/content/gender-
development-index-gdi, (Page consultée le 7 janvier 2015).
76
P. MORIN. L'approche par les capabilités et son apport théorique et pratique dans le champ de la santé mentale,
Résumé de présentation, 80e
Congrès de l’ACFAS, 2012, [En ligne],
http://www.acfas.ca/evenements/congres/programme/80/400/467/c, (Page consultée le 7 janvier 2015).
25
l’élaboration d’un rapport de recherche sur le développement des capabilités des jeunes à
l’attention de l’organisme Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke77
.
1.3.1 Défis dans l’application de l’approche des capabilités
En constatant les nombreuses applications de l’approche des capabilités dans divers champs
sociaux, on pourrait croire que sa prise en compte dans nos politiques publiques ne représente pas
un défi majeur. Néanmoins, malgré son attrait pour les ONG, l’approche des capabilités demeure
relativement absente des politiques élaborées par les dirigeants. Cela peut s’expliquer par les
nombreux défis que représente la prise en compte des capabilités dans nos institutions publiques
en ce qui concerne, par exemple, une modification des positions idéologiques, la complexité de
son application ou encore les obstacles liés à la prise de décisions et au régime politique.
Commençons toutefois par observer dans quelles sphères Amartya Sen constate lui-même les
défis que peut poser l’application de son approche des capabilités.
Comme nous l’avons vu plus tôt, la notion d’égalité est au cœur de la philosophie politique de
Sen. Ainsi, si l’égalité est importante et que les capabilités sont un élément central à la vie
humaine, ne serait-il pas juste d’exiger l’égalité des capabilités? Dans L’idée de justice, Sen pose
cette question pour illustrer en quelque sorte une des limites de son approche78
. Il fait remarquer
que si l’égalité des capabilités est souhaitable dans certaines circonstances, son impératif pourrait
devenir dangereux lorsqu’il entre en conflit avec d’autres considérations morales. Sen donne un
exemple en partant de la prémisse qu’il est bien établi que les femmes vivent plus longtemps que
les hommes de manière générale. Si l’on réfléchit seulement en termes de capabilités et que l’on
souhaite égaliser la « capabilité de longévité », on pourrait tendre à soutenir davantage de soins
médicaux aux hommes qu’aux femmes pour compenser leur déficit de capabilité. Mais cela pose
un sérieux problème sur le plan moral, car comme l’explique Sen, « […] moins soigner les
77
P. MORIN et S. TURCOTTE. Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke et le développement des capabilités des jeunes,
Groupe régional d’activités partenariales de l’Estrie Université de Sherbrooke/Centre de santé et de services sociaux
– Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke (CSSS-IUGS), Rapport de recherche, 2009, [En ligne],
http://www.csss-iugs.ca/c3s/data/files/Tremplin%2016-30_corr2011.pdf, (Page consultée le 7 janvier 2015).
78
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 356.
26
femmes que les hommes pour les mêmes problèmes de santé serait une violation flagrante d’un
impératif important de l’équité procédurale (soit celui de traiter tout le monde de la même façon
devant les questions de vie et de mort) […] »79
En ce sens, l’approche des capabilités peut donc
s’avérer importante pour évaluer les possibilités réelles des gens ainsi que leur qualité de vie,
mais il faut demeurer attentif à la dimension procédurale de la liberté dans l’évaluation de ce qui
est juste. S’il est important d’accorder une valeur à l’égalité des capabilités, on ne doit pas
nécessairement l’exiger lorsqu’elle est en contradiction avec d’autres préoccupations. Cette façon
de faire placerait la capabilité dans un statut « d’atout maître », alors qu’elle doit davantage être
considérée comme « un des aspects de la liberté lié aux possibilités concrètes »80
.
Un autre défi que peut poser l’application de l’approche des capabilités est l’opposition entre les
concepts de liberté positive et de liberté négative81
. Si l’on conçoit la liberté réelle en termes de
capabilités, nous avons vu qu’il est essentiel de se concentrer sur la façon dont une personne peut
agir ainsi que sur ce qu’elle est capable de faire dans le plus de sphères possible; cela dans l’idée
que chaque individu puisse être libre d’accomplir ce qu’il désire. On accepte ainsi que la liberté
d’un individu dépende de quelque chose ou d’une structure qui le dépasse. Mais cette dépendance
ne limite-t-elle pas la liberté réelle de cette personne? Être libre de faire quelque chose
indépendamment des autres donne à la liberté d’un individu une force qui lui manque lorsque sa
liberté d’agir dépend d’une aide extérieure. Cette compréhension de la liberté négative rencontre
toutefois ses limites devant les contraintes réelles qui pèsent sur les individus. Lorsque Sen
affirme qu’avant de penser la justice, il faut prendre conscience des situations d’injustice et
établir les meilleures conditions pour combattre ces injustices, c’est justement dans l’idée qu’une
conception de la justice ne peut pas reposer que sur des principes, mais doit plutôt être ancrée
dans le réel : « Ce clivage entre pouvoir et ne pas pouvoir faire quelque chose est capital, car ce
qu’une personne est concrètement capable de faire compte vraiment. »82
Dans le même ordre
79
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 357.
80
Ibid, p. 356.
81
À titre de rappel, la liberté négative peut se définir par l’absence de contrainte et la possibilité qu’une personne a
d’agir sans empêchement ni ingérence. Une des valeurs sous-jacentes à cette conception de la liberté est la
responsabilité individuelle. La liberté positive se définit davantage dans le droit qu’une personne a d’agir selon ses
convictions, soit la possibilité qu’elle a d’atteindre ses buts. Cela implique donc une certaine intervention sociale
dans la garantie des droits individuels. Une des valeurs sous-jacentes à cette conception de la liberté peut être
l’égalité des chances.
82
A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 368.
27
d’idées, il est important de rappeler que l’absence de contrainte dans les agissements d’une
personne peut effectivement affecter ceux d’une ou plusieurs autres. Les problématiques
environnementale et climatique en sont de parfaits exemples et nous nous y attarderons plus en
détail dans la 3e
partie.
Ainsi, jusqu’à présent, l’application de l’approche des capabilités passe essentiellement par des
initiatives communautaires dans des milieux ciblés. Son développement au sein de l’appareil
étatique tarde à s’observer. L’attention portée aux capabilités dans les politiques publiques
implique non seulement une réflexion profonde sur la nature des mesures d’évaluation de la
qualité de vie, mais aussi des investissements durables de la part de l’État. La réflexion doit aussi
se faire à travers une remise en question de la façon dont nos programmes sociaux exacerbent la
notion de responsabilité individuelle. Si l’on conçoit la pauvreté par un manque de capabilités et
pas simplement par l’absence de certains biens ou revenus, cela implique d’accepter l’existence
d’une interdépendance entre les individus et par le fait même une plus grande intervention
collective sur le développement des libertés individuelles.
1.3.2 Quelle place pour les capabilités en environnement ?
Les problèmes environnementaux et ses conséquences humaines sont définitivement les grands
oubliés dans l’application de l’approche des capabilités. Sa réussite dans plusieurs autres champs
offre pourtant une bonne base et une confiance dans l’analyse des impacts humains des
changements climatiques et plus précisément dans ce que l’on nomme la « justice écologique »83
.
Peu de chercheurs se sont jusqu’à aujourd’hui intéressés à une application de l’approche des
capabilités aux enjeux environnementaux. Fabrice Flipo s’est penché en 2005 sur ce qu’il nomme
une « écologisation du concept de capabilité »84
. Pour lui, la pertinence de cette approche dans le
domaine de l’environnement ne fait pas de doute : « Le concept, qui a permis de sortir du
83
La définition ainsi que les raisons qui justifient le choix de privilégier le terme « justice écologique » dans le
présent essai seront présentées dans la partie 2.1.2 Inégalités climatiques et équité.
84
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page
consultée le 7 janvier 2015).
28
réductionnisme marchand, permettra-il aussi de sortir du réductionnisme économique, qui se
contente d’envisager la nature comme un entrepôt de matériaux inépuisables ou pour le moins
substituables entre eux ? »85
Il en vient à répondre qu’effectivement, l’approche des capabilités se
révèle bien adaptée à la problématique écologique, en ce qu’elle permet de saisir la crise
écologique sous un nouveau jour : celui des droits de la personne.
Tout récemment, en octobre 2014, un groupe français de chercheurs en économie a étudié les
pistes que peut fournir l’approche des capabilités à la « justice environnementale » sous l’angle
de la justice comparative. Les chercheurs ont conclu que les personnes défavorisées vivaient
souvent dans des environnements de faible qualité comparativement aux personnes mieux
nanties86
. Ils mentionnent aussi que l’approche permettrait de constituer une mesure adéquate
pour évaluer la situation de ces individus.
L’objectif, dans les prochaines pages, sera donc de revoir les différentes conceptions de la justice
écologique et de définir plus précisément la notion de justice climatique, pour ensuite évaluer la
pertinence de la pensée politico-économique d’Amartya Sen basée sur l’approche des capabilités
appliquée aux impacts humains des changements climatiques. Le caractère riche et
multidimensionnel de la théorie de Sen nous a démontré que ses implications peuvent être
multiples. Toutefois, comme le mentionne Fabrice Flipo, « Amartya Sen reste un théoricien ancré
dans le paradigme économiste classique de la nature. »87
Et puisque la crise écologique nous
oblige à revoir le concept même de la nature, l’approche des capabilités conservera-t-elle son
intérêt dans ce domaine? C’est effectivement possible si elle est utilisée comme cadre d’analyse
et non pas comme mesure de référence absolue. L’approche des capabilités demeure très
malléable et nous verrons que sa complexité ainsi que son caractère pluridisciplinaire offrent un
85
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée
le 7 janvier 2015).
86
J. BALLET, D. BAZIN et J. PELENC. Justice environnementale et approche par les capabilités, HAL archive
ouverte, R2D 2, 2014, [En ligne], http://dumas.ccsd.cnrs.fr/UNIV-BORDEAUX4/halshs-01071203v1 (Page
consultée le 7 janvier 2015).
87
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page
consultée le 7 janvier 2015).
29
certain atout lorsqu’il est question de traiter des problèmes humains liés à la dégradation de
l’environnement.
30
Deuxième partie
Penser la justice climatique
Les conséquences de la dégradation de l’environnement amènent les chercheurs à observer la
façon dont ces conséquences se font sentir sur les humains à travers le monde. Les sécheresses et
les inondations récurrentes ainsi que la pollution atmosphérique, par exemple, ont des impacts
dévastateurs sur les populations et l’économie de plusieurs pays du Sud, alors que d’autres pays
du Nord réussissent jusqu’à présent à s’en tirer sans trop de dommages. C’est généralement
l’absence de ressources financières et technologiques ainsi que l’insécurité alimentaire qui fait en
sorte que les communautés des pays du Sud, qui tirent la quasi-totalité de leurs moyens
d’existence des ressources naturelles locales, se retrouvent plus vulnérables à l’instabilité
climatique88
.
Il existe en effet de grandes inégalités dans la façon dont les humains vivent les bouleversements
climatiques. Le principe de justice écologique 89
émerge du constat de l’existence d’une
concordance pernicieuse entre les inégalités sociales ou économiques et les inégalités
écologiques. Pourquoi les moins nantis et les plus vulnérables sont-ils aussi ceux qui subissent les
impacts écologiques les plus importants? Autour des années 1980, on a vu émerger un des
premiers mouvements pour une « justice environnementale » aux États-Unis, soit celle de la lutte
contre le racisme environnemental, qui a entre autres été menée par le chercheur Robert D.
Bullard90
. À cette époque, on dénonçait que les lieux d’enfouissement des stocks de déchets ou
encore ceux du rejet des eaux usées ou des produits toxiques, par exemple, concordaient trop
souvent avec l’endroit où vivaient les minorités raciales. Aujourd’hui, la dynamique des
injustices écologiques concerne autant l’élimination des déchets que la qualité de l’air et de l’eau
ou encore les catastrophes climatiques. Elle peut s’observer à travers le monde et constitue l’un
des enjeux les plus importants de notre siècle.
88
IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and
Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, pp. 6-
7, [En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultée le 12 janvier
2015).
89
Il est possible d’observer un certain consensus dans la littérature en ce qui concerne l’utilisation du terme justice
écologique. Cette terminologie est expliquée dans la section 2.1.2 Inégalités climatiques et équité.
90
Robert D. Bullard est reconnu comme étant un des piliers de la « justice environnementale » grâce, entre autres, à
ses nombreux travaux sur le racisme environnemental aux États-Unis.
31
La réflexion en ce qui concerne la justice climatique implique de considérer les causes et les
effets des changements climatiques d’un point de vue éthique, mais aussi d’examiner les enjeux
des droits de la personne et de la responsabilité collective vis-à-vis des conditions de vie de tous
les humains ainsi que celles des générations futures. Les définitions de la justice climatique
demeurent néanmoins très nombreuses et le consensus en ce qui concerne son application est
encore loin d’être atteint. Pour Christopher Foreman, la multiplicité des conceptions de la justice
écologique et la difficulté de mettre une limite à sa définition rendent la notion « très efficace
comme rhétorique à usage politique », mais la rendent moins « opérationnelle » dans l’action
publique91
.
Étudier les différentes perspectives de la justice écologique, et plus particulièrement de la justice
climatique, peut permettre de cibler certains éléments de consensus. Or, nous avons vu que
l’approche des capabilités telle que développée par Amartya Sen et Martha Nussbaum implique
de se préoccuper non seulement de la qualité de vie des individus ainsi que de leur bien-être, mais
aussi de la liberté et des possibilités réelles qu’ils possèdent pour mener à bien la vie qu’ils
souhaitent mener. D’autre part, il est possible d’affirmer que les impacts humains des
changements climatiques modifient de façon importante les capabilités de certains individus,
particulièrement les plus pauvres de nos sociétés. Les capabilités pourraient-elles alors servir de
base dans l’application d’une justice climatique? Dans les prochaines sections, nous verrons tout
d’abord dans quelle mesure la problématique des changements climatiques peut être interprétée
comme une problématique d’ordre moral. Nous tenterons ensuite de bien définir quelques-unes
des perspectives théoriques de la justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps les
principales notions associées à l’approche distributive puisque son utilisation est assurément la
plus répandue dans les politiques de gestion des impacts environnementaux. C’est aussi une des
théories qui fait à la fois l’objet de plusieurs critiques. Le concept récent des inégalités
écologiques sera aussi discuté, car son existence ne fait plus de doute. Nous verrons qu’il existe
effectivement une forte relation entre les inégalités écologiques, sociales et économiques et que le
développement d’une justice climatique doit aussi passer par la considération de ce phénomène.
Nous aborderons aussi la question de la justice intergénérationnelle en nous posant la question
91
C. H. FOREMAN JR. The Promise and Peril of Environmental Justice, Washington, DC, Brookings Institution
Press, 1998, p. 12.
32
suivante : où se situe la responsabilité de l’humanité en ce qui concerne les générations futures?
En effet, les décisions prises aujourd’hui en ce qui concerne la lutte aux changements climatiques
auront un impact majeur sur les conditions de vie de nos descendants. Finalement, le principe de
RCMD nous rappellera qu’une justice écologique mondiale doit aussi considérer une variation
dans la contribution des pays à la concentration de GES dans l’atmosphère ainsi que leur
responsabilité actuelle à la lutte aux changements climatiques. Après avoir défini ces approches
théoriques, nous étudierons la façon dont certains groupes revendiquent l’application d’une
justice climatique. L’objectif sera ensuite de découvrir si les capabilités peuvent effectivement se
forger une place dans l’élaboration d’une justice climatique.
2.1 Les changements climatiques posés comme problème moral
L’étude des changements climatiques est pluridisciplinaire. Elle exige un dialogue entre les
sciences naturelles, le droit, l’économie, la science politique, la philosophie, etc. Si, dans cet
essai, nous abordons la problématique des changements climatiques sous un angle politico-
philosophique, c’est qu’il s’agit d’un enjeu dont les questionnements moraux et éthiques sont
nombreux. Toutefois, comme le mentionne Pierre-Yves Néron, il ne faudrait pas considérer que
toutes les questions morales relatives aux changements climatiques relèvent du domaine de
l’éthique environnementale 92
. Certaines questions portant, par exemple, sur la pratique du
commerce, sur la responsabilité des entreprises ou encore sur la légitimité d’un marché de
carbone relèvent davantage de l’éthique des affaires. L’éthique des relations internationales peut
aussi apporter plusieurs idées en ce qui concerne les fondements du système international comme
l’importance de la souveraineté des États face aux changements climatiques.
Or, la problématique des changements climatiques au niveau mondial a dans une certaine mesure
été prise en charge par le droit international. Plusieurs textes internationaux93
ont été signés par
92
P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique
publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 2, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 24 avril
2015).
93
En voici quelques-uns : Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques – 1992, Convention
des Nations unies sur la diversité biologique – 1992, Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement –
1992, Déclaration de l’UNESCO sur les responsabilités des générations présentes envers les générations futures –
1997, Protocole de Kyoto – 1997, Déclaration universelle des droits de l’homme – 1948, etc.
33
une majorité de pays et peuvent être utilisés dans l’intention de diminuer les impacts des
changements climatiques ou pour préserver certains droits acquis. Toutefois, un des principaux
obstacles auquel fait face la communauté internationale, et plus particulièrement les
communautés vulnérables, est l’absence de mécanismes juridiquement contraignants dans
l’application de ces textes. Il n’existe donc jusqu’à maintenant aucune instance internationale
pouvant assurer une réglementation mondiale obligatoire visant à limiter les émissions de GES et
ainsi minimiser les impacts des changements climatiques94
. La problématique de la lutte aux
changements climatiques est donc reléguée à la volonté morale des acteurs en cause.
Développer une justice climatique comportant les arguments moraux ayant le potentiel de
convaincre les décideurs d’agir constitue en soi un grand défi. Pour Néron, c’est principalement
parce que ces arguments ne concordent pas avec l’ensemble des « conceptions "classiques" de la
justice distributive, qui de manière générale, semblent échouer à nous proposer des outils pour
saisir toute cette complexité. » 95
. La nature internationale et intergénérationnelle de la
problématique des changements climatiques exige de repenser les fondements des conceptions les
plus répandues de la justice.
Pour John Broome, il faut ajouter une réflexion morale à la dimension économique pour régler la
problématique du changement climatique et cette morale se divise entre une morale privée et une
morale publique 96
. Chacune d’elle est dirigée par ses propres principes. Ainsi, la morale
individuelle en ce qui concerne les changements climatiques est guidée par le « devoir de justice
de ne pas nuire »97
davantage que dans le but de changer le monde. Cela relève de la morale
privée. On peut donc affirmer que puisqu’il contribue de façon significative au réchauffement
climatique et que sa contribution engendre des impacts à d’autres personnes, chaque individu a le
devoir de réduire son empreinte écologique. Or, la morale publique, quant à elle, concerne les
94
UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications éthiques du
changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et
des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 23.
95
P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique
publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 4, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 24 avril
2015).
96
J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, pp. 73-
81.
97
Ibid, p. 14.
34
devoirs du gouvernement. Ceux-ci doivent faire la promotion du bien et rendre le monde
meilleur98
. Ce devoir incarne toutefois un problème : il est difficile, voire impossible, de cibler ce
qui rend le monde meilleur. Et cela rejoint en grande partie le problème qu’avait relevé Amartya
Sen lorsqu’il notait notre incapacité à créer un consensus en matière de justice. Pour un
utilitariste comme John Broome, c’est la maximisation du bien-être99
qui constitue la base
informationnelle qui devrait guider les décisions gouvernementales en matière de lutte aux
changements climatiques.
Peu importe de quelle façon elle est abordée, la problématique des changements climatiques
demeure un défi moral et éthique d’une grande importance. Et cela ne concerne pas seulement ses
effets, mais aussi ses causes et ses fondements. Dans un rapport intitulé Les implications éthiques
du changement climatique mondial publié par la Commission mondiale d’éthique des
connaissances scientifiques et des technologies (COMEST), l’on conclue que l’enjeu éthique du
changement climatique s’énonce en quatre points100
que nous synthétiserons ici: (1) la nature
anthropique du changement climatique, (2) les préjudices causés aux populations humaines et
non-humaines et qui s’aggraveront, (3) l’existence d’une possibilité d’atténuer, interrompre, voire
inverser le changement climatique si des mécanismes optimaux sont fixés et appliqués et (4) les
émissions passées de GES exigent de porter un effort sur l’adaptation immédiate et à long terme
aux effets des changements climatiques. Ainsi, tout exercice de compréhension, d’étude ou de
prise en charge du phénomène du réchauffement climatique nécessite une réflexion éthique
approfondie : « L’éthique ne vient pas s’ajouter à la somme des problèmes soulevés par le
changement climatique mondial : elle représente la part constitutive de toute réponse justifiée, en
raison, aux défis posés par le changement climatique. »101
98
J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, p. 188.
99
Ibid, p. 126.
100
UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications éthiques du
changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et
des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 39.
101
Ibid, p. 42.
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  • 1. ÉCOLE DE POLITIQUE APPLIQUÉE Faculté des lettres et sciences humaines Université de Sherbrooke LES CAPABILITÉS : UNE NOUVELLE APPROCHE EN JUSTICE CLIMATIQUE? par Esther Girard-Godin Présenté à M. Jonathan Lorange-Millette (codirecteur), M. Serge Granger (codirecteur) et M. Jean-Herman Guay (lecteur) Dans le cadre de l’activité GEP 831 Essai Sherbrooke Hiver 2015
  • 2. i Composition du jury Les capabilités : une nouvelle approche en justice climatique? Esther Girard-Godin Cet essai a été évalué par un jury composé des personnes suivantes : Jonathan Lorange-Millette, codirecteur de recherche (École de politique appliquée, Faculté des lettres et sciences humaines) Serge Granger, codirecteur de recherche (École de politique appliquée, Faculté des lettres et sciences humaines) Jean-Herman Guay, lecteur (École de politique appliquée, Faculté des lettres et sciences humaines)
  • 3. ii Remerciements Je tiens tout d’abord à remercier mon codirecteur Jonathan Lorange-Millette pour sa supervision et son soutien tout au long de mon processus de rédaction. Son savoir, sa générosité, son humanisme ainsi que sa grande disponibilité m’ont permis de trouver la discipline et le plaisir d’écrire. Je veux aussi le remercier ainsi que Catherine Côté, Eugénie Dostie-Goulet et Karine Prémont de m’avoir fait confiance comme auxiliaire d’enseignement. Je remercie aussi mon codirecteur Serge Granger ainsi que le corps professoral de l’École de politique appliquée qui a contribué à rendre mes années à l’Université de Sherbrooke intéressantes et stimulantes. Je tiens à remercier plus particulièrement Eugénie Dostie-Goulet pour sa grande disponibilité et son soutien tout au long de ma maîtrise. J’ai aussi une pensée spéciale pour mes collègues du département, ainsi que ceux et celles du SAREUS, du RECSEP et du REMDUS avec qui j’ai développé, dans plusieurs cas, une grande amitié. Je ne saurais passer sous silence l’appui quotidien et inconditionnel de ma mère, Pascale, dont l’ouverture d’esprit et la curiosité sont sans limites; ainsi que celui de mon père, Yvan, qui continue de nourrir ma quête intellectuelle et avec qui j’ai partagé le défi des études supérieures. Les discussions et les débats que nous avons lors des nombreux soupers familiaux sont la source de mon épanouissement intellectuel. Un merci tout spécial aussi à Jacques, Renée, Catherine, Roger et Émilie qui ont toujours démontré un intérêt pour mes projets et avec qui je ressens un plaisir immense à discuter. Leur présence ainsi que leur générosité ont assurément contribué à mon cheminement. Enfin, je ne remercierai jamais assez mon compagnon de vie, Xavier, à qui je dois une grande partie de mes réalisations et qui m’amène à me surpasser toujours un peu plus chaque jour. Son soutien, ses conseils ainsi que nos discussions constituent la base de l’évolution de ma réflexion.
  • 4. iii Table des matières Résumé.............................................................................................................................................v Liste des abréviations......................................................................................................................vi Introduction ......................................................................................................................................1 Première partie - L’approche des capabilités .................................................................................10 1.1 L’idée de justice d’Amartya Sen..............................................................................................11 1.1.1 La valeur de la liberté ....................................................................................................11 1.1.2 La base d’informations ..................................................................................................13 1.1.3 L’égalité et la qualité de vie...........................................................................................14 1.2 La réflexion de Martha Nussbaum...........................................................................................17 1.2.1 La dignité humaine ........................................................................................................18 1.2.2 Les capabilités centrales à la vie humaine .....................................................................19 1.2.3 Le rôle de l’État .............................................................................................................21 1.3 Application de l’approche des capabilités................................................................................22 1.3.1 Défis dans l’application de l’approche des capabilités..................................................25 1.3.2 Quelle place pour les capabilités en environnement ?...................................................27 Deuxième partie - Penser la justice climatique ..............................................................................30 2.1 Les changements climatiques posés comme problème moral..................................................32 2.2 Perspectives théoriques ............................................................................................................35 2.2.1 L’approche distributive..................................................................................................35 2.2.2 Inégalités climatiques et équité......................................................................................37 2.2.3 Justice intergénérationnelle............................................................................................40 2.2.4 Principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD)............................43 2.3 De la théorie à la pratique ........................................................................................................45 2.3.1 Convergence entre la pensée et l’action.........................................................................46 2.3.2 Revendications des mouvements issus de la société civile............................................48 2.3.3 Quelle place pour l’approche distributive dans les luttes écologiques ? .......................52 2.3.4 Les capabilités comme fondements à une justice climatique ........................................55
  • 5. iv Troisième partie - L’approche des capabilités appliquée aux impacts humains des changements climatiques..........57 3.1 L’environnement dans l’approche des capabilités ...................................................................58 3.1.1 La dimension environnementale chez Amartya Sen......................................................58 3.1.2 La dimension environnementale chez Martha Nussbaum .............................................61 3.1.3 L’environnement comme métacapabilité.......................................................................63 3.2 Changements climatiques et capabilités humaines ..................................................................65 3.2.1 Conséquences des changements climatiques sur les capabilités....................................66 3.2.2 Prise en compte des capabilités dans la lutte aux changements climatiques .................69 Conclusion......................................................................................................................................73 Bibliographie..................................................................................................................................80
  • 6. v Résumé Cet essai a pour objectif d’explorer la façon dont une approche fondée sur les capabilités humaines pourrait constituer une base normative au développement d’une justice climatique qui demeurerait cohérente avec le paradigme libéral dominant dans nos sociétés et institutions modernes. Il s’agira d’étudier certains principes de justice écologique et d’observer dans quelle mesure les capabilités, initialement conçues dans le champ du développement humain, peuvent s’y intégrer. Il sera aussi question d’explorer la façon dont cette approche peut être considérée dans l’élaboration des politiques publiques en matière de lutte aux impacts humains des changements climatiques. Il sera démontré que les capabilités, bien qu’elles comportent certaines limites, peuvent contribuer au renforcement théorique d’une justice écologique, mais que leur prise en compte dans les politiques publiques constitue un réel défi malgré leur fondement idéologique libéral. Pour illustrer notre propos, une attention particulière sera accordée à l’approche distributive, l’une des plus répandues dans nos institutions en matière de gestion des impacts humains des changements climatiques, mais aussi l’une des plus critiquées par les mouvements issus de la société civile. Pour ce faire, nous analyserons certaines des revendications des organisations non gouvernementales œuvrant en environnement afin d’illustrer la cohérence qu’elles peuvent entretenir avec l’approche des capabilités.
  • 7. vi Liste des abréviations CAN Climate Action Network GDI Gender Developement Index GEM Gender Empowerment Measure GES Gaz à effet de serre HDCA Human Development & Capability Association IDH Indice de développement humain IIG Indice d’inégalités de genre OBNL Organisation à but non lucratif ONG Organisation non gouvernementale PNUD Programme des Nations unies pour le développement RCMD Responsabilités communes mais différenciées
  • 8. 1 Introduction La fin du 20e ainsi que le début du 21e siècle auront été caractérisés par une prise de conscience générale ainsi que par l’essor de la connaissance scientifique concernant la dégradation environnementale mondiale. Il s’agit aussi de la période où l’on recense un nombre grandissant d’effets liés à la dégradation de l'environnement : bouleversements climatiques, pollution et baisse des ressources en eau douce, destruction des écosystèmes et perte de biodiversité, déforestation, désertification, inondation, consommation de masse générant un nombre grandissant de déchets, pollution atmosphérique, pression démographique et étalement urbain, surexploitation des sols cultivables et élevage de masse, entre autres. La problématique du réchauffement climatique mondial, des rapides changements qu’il engendre sur l’évolution du climat ainsi que la responsabilité humaine à l’origine de ces bouleversements ont amené, à partir de 1992, les pays à se rencontrer annuellement pour tenter de trouver une solution à ce problème1 . Plus de 20 ans plus tard, les cibles que s’étaient fixées plusieurs pays n’ont pas été atteintes et la communauté internationale tarde à donner les résultats escomptés2 . L’échec apparent des négociations internationales sur le climat et, par conséquent, l’accroissement des impacts humains liés aux changements climatiques font en sorte que l’on voit émerger plusieurs inégalités dans la façon dont se manifestent ces bouleversements climatiques, mais aussi dans les capacités d’adaptation des différentes communautés face à ces impacts. Ce constat amène ainsi l’humanité à repenser quelques-uns des principes de justice en ce qui concerne la reconnaissance des droits des individus et des communautés à vivre dans un 1 Avec l’adoption de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), le Sommet de la Terre qui s’est tenu à Rio de Janeiro en 1992 a été le coup d’envoi aux négociations internationales sur le climat. Pour plus de détails : UNFCCC, United Nations Framework Convention on Climate Change, Historique, 2014, [En ligne], http://unfccc.int/portal_francophone/historique/items/3293.php, (Page consultée le 12 janvier 2015). 2 Les cibles fixées par le Protocole de Kyoto, adopté en 1997, n’ont mondialement pas été atteintes lors de son échéance à la fin de l’année 2012. L’accord a toutefois été prolongé jusqu’en 2020. Pour plus de détails : Q. SCHIERMEIER. « The Kyoto Protocol : Hot Air », Nature Journal, Vol. 491, pp. 656-658, [En ligne], http://www.nature.com/news/the-kyoto-protocol-hot-air-1.11882, (Page consultée le 12 janvier 2015).
  • 9. 2 environnement sain, en regard des effets des changements climatiques d’origine anthropique3 . Dès lors, une réflexion s’impose sur la façon dont l’humanité peut prendre en charge les inégalités résultant de la crise climatique. Ce phénomène amène aussi de plus en plus de chercheurs à se questionner sur les causes de l’échec des négociations internationales sur le climat, mais aussi sur les alternatives qui peuvent être proposées4 . Cette impasse est cependant généralement attribuée à des problèmes politiques classiques. Plusieurs analyses politiques5 portant sur les enjeux climatiques mondiaux abordent ce problème sous l’angle des relations interétatiques, des ententes économiques, de la sécurité énergétique ou encore des questions juridiques. Par conséquent, l’importance accordée aux perspectives idéologiques ainsi qu’aux idées politiques dans les analyses politiques des changements climatiques est rarement considérée. Or, notre prétention est qu’en se distinguant des préoccupations politiques et économiques généralement répandues, une réflexion philosophique approfondie, fondée sur une analyse des paradigmes idéologiques dominants dans nos sociétés, doit occuper un plus grand espace dans l’analyse des politiques environnementales mondiales. Quels pourraient être les facteurs d’influence conceptuels ou idéels pouvant expliquer les limites de l’action publique dans la lutte aux changements climatiques? Nous croyons qu’ils ne sont pas seulement d’ordre structurel, diplomatique ou économique, mais qu’ils représentent plutôt le symptôme d’une incohérence 3 L’influence de l’activité humaine à l’origine du réchauffement climatique mondial a été confirmée par le GIEC. Pour plus de détails : GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, Changements climatiques 2013 – Les éléments scientifiques, Contribution du groupe de travail I au cinquième rapport d’évaluation, Résumé à l’intention des décideurs, 2013, p. 15, [En ligne] : http://www.ipcc.ch/pdf/assessment- report/ar5/wg1/WG1AR5_SPM_brochure_fr.pdf, (Page consultée le 12 janvier 2015). 4 Voir entre autres l’article suivant : F. GEMENNE. « Les négociations internationales sur le climat - Une histoire sans fin? », Négociations internationales, Presses de Sciences Po, 2013, pp. 395-422, [En ligne], www.cairn.info/negociations-internationales--9782724612813-page-395.htm, (Page consultée le 12 janvier 2015). 5 Voir, entre autres, les travaux de Simon Maxwell sur le développement et les changements climatiques, ceux de Lawrence H. Goulder et William A. Pizer sur l’économie des changements climatiques, ou encore l’ouvrage d’Anthony Giddens, un des plus connu en ce qui concerne l’analyse politique des changements climatiques : A. GIDDENS. The Politics of Climate Change, Cambridge, Polity Press, 2011, 272 p.
  • 10. 3 idéologique entre le modèle politico-économique préconisé dans nos sociétés modernes et les actions que nécessite la problématique du bouleversement climatique mondial6 . Immanuel Wallerstein explique que sur le plan de l’histoire des idées politiques, l’époque contemporaine est marquée par trois principales idéologies : le libéralisme, le conservatisme et le socialisme.7 Il mentionne toutefois que les différentes alliances entre ces idéologies ont amené le conservatisme et le socialisme à se définir comme des variantes du libéralisme puisqu’elles se sont inscrites dans sa logique qui apparaît comme permanente8 . Ainsi, le 20e siècle serait marqué par « l’apothéose du libéralisme à l’échelle mondiale »9 , ce qui ferait de ses valeurs les plus répandues dans nos sociétés modernes. Considérant que le libéralisme est devenu, au cours des derniers siècles, l’idéologie dominante dans nos institutions politiques, nous pourrions être portés à croire qu’elle est une des causes de l’impasse actuelle dans la lutte aux changements climatiques. Les alternatives critiques au paradigme libéral, proposées entre autres par certains acteurs de la société civile10 , ne semblent cependant pas être prises en compte par les décideurs. Ainsi, sur la question climatique, force est de constater que le libéralisme a échoué à offrir l’accès à un environnement sain à tous les êtres humains. Nous pouvons donc en déduire que le paradigme politico-économique actuellement dominant semble ne pas être en mesure de résoudre cet état d’urgence. Le 5e et dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) note que les changements climatiques d’origine anthropique accroissent, entre autres, les problèmes de santé chronique, modifient négativement les pratiques agricoles et augmentent le risque de sécheresses 6 Par exemple, la journaliste et auteure Naomi Klein a publié récemment un ouvrage portant sur les raisons pour lesquelles le modèle économique mondial basé sur l’idéologie du libre-marché est à l’origine de la crise climatique : N. KLEIN. This Changes Everything : Capitalism vs. Climate, New York, Simon and Schuster, 2014, 576 p. 7 I. WALLERSTEIN. Trois idéologies ou une seule? La problématique de la modernité, Revue Genèses, No. 9, 1992, pp. 7-24, [En ligne], http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155- 3219_1992_num_9_1_1134, (Page consultée le 11 janvier 2015). 8 Ibid, p. 22. 9 Ibid, p. 23. 10 Les revendications de certaines organisations issues de la société civile sont abordées dans la deuxième partie du présent essai.
  • 11. 4 et d’inondations importantes11 . Plusieurs milliards d’individus continuent de voir les impacts des changements climatiques modifier leurs conditions de vie, leurs primary goods12 , leur bien-être13 et même leurs capabilités fondamentales14 . Dans cet ordre d’idées, existerait-il une approche qui saurait contribuer au renforcement d’une justice climatique tout en demeurant compatible au paradigme idéologique dominant? Il existe aujourd’hui une multitude d’approches qui tentent de résoudre la crise climatique. Certains croient que l’humanité doit changer radicalement sa façon de concevoir sa relation avec la nature et retrouver un respect pour la vie des écosystèmes et des autres animaux non humains vivant sur la planète. Cette approche écocentrée15 issue de l’écologie profonde ne sera toutefois pas retenue dans la présente analyse. Cette décision n’est toutefois pas due à un désintéressement de cette approche, car il s’agit d’une des réflexions qui aurait le potentiel non seulement de changer de paradigme, mais de lutter mondialement et durablement contre les impacts des changements climatiques sur tous les organismes vivant sur la planète. L’objectif de la présente analyse est toutefois de cibler une approche qui serait en mesure de répondre à la pensée 11 IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, p. 12, [En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultée le 12 janvier 2015). 12 Les primary goods (ou biens premiers) sont un concept développé par le philosophe américain John Rawls. Il s’agit de ce que tout citoyen libre, égalitaire, rationnel et raisonnable devrait avoir pour s’assurer une bonne vie. Les primary goods représentent une base commune pour la sélection unanime des principes de justice dans la position originelle. John Rawls définie les primary goods dans : J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re édition : 1971) 2009, p. 93. 13 Amartya Sen développe sa propre économie du bien-être qui se place en opposition à la conception de bonheur chez les utilitaristes et celle du « welfarisme ». Pour Sen, les capabilités peuvent servir d’indication au bien-être d’un individu. Nous y revenons dans la première partie du présent essai. 14 Dans son approche, Martha Nussbaum définie dix capabilités centrales à la vie humaine. Ces capabilités se présentent comme des possibilités que les individus décident d’exercer ou non. Ces fonctions sont universelles par leurs seuils et priorités relatifs à chaque contexte culturel, social, politique et économique. Les idées de Martha Nussbaum sont expliquées plus en détails dans la première partie du présent essai. 15 L’approche écocentrée (ou écologie profonde) estime que tous les éléments vivants (humains et non-humains) doivent être protégés de par leur valeur unique, extérieure à l’utilité humaine. Elle place au centre de sa réflexion le rapport qu’entretient l’humain avec la nature et critique la façon dont l’anthropocentrisme place l’humain à la fois au centre et au sommet de la nature. Pour plus de détails sur cette approche : G. HOTTOIS et J-N. MISSA. Nouvelle encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, DeBoeck Université, 2001, pp. 337-339.
  • 12. 5 contemporaine dominante en matière d’environnement et aussi celle que l’on observe dans les négociations internationales sur le climat, soit l’approche anthropocentrée16 . Or, le libéralisme est la doctrine la plus influente depuis plus d’un siècle et la plus appliquée dans nos sociétés occidentales. Considérant que les pays de l’Occident ont une grande part d’influence dans les décisions qui concernent la gestion des impacts humains des changements climatiques et qu’il y a urgence d’agir, analyser l’efficience d’une approche libérale de la justice pour résoudre la crise humaine liée aux changements climatiques devient pertinent. L’idéologie libérale qui a été étudiée et alimentée par plusieurs penseurs depuis le 17e siècle a été, dans sa forme contemporaine, fortement influencée par la philosophie politique de John Rawls. Pour ce dernier, les libertés individuelles ne doivent pas freiner la justice sociale, car celle-ci doit être conçue comme équité (fairness)17 . L’égalité des chances est donc nécessaire pour réaliser cette équité. Depuis la publication de Théorie de la justice, plusieurs auteurs ont répondu et ont apporté une critique aux idées de Rawls et parmi eux, l’on compte le philosophe économique indien Amartya Sen. Dans ses travaux, Sen a entre autres développé son approche des capabilités18 dans l’objectif d’offrir une alternative aux estimations quantitatives du revenu national, particulièrement répandues dans les études économiques sur le développement 19 . Selon lui, les indicateurs d’évaluation telle le Produit national brut (PNB) ou le Produit intérieur brut (PIB), de par leur orientation sur les moyens et la « croissance d’objets de confort »20 , négligent certains aspects 16 L’approche anthropocentrée, dans la lutte aux changements climatiques, place au centre de sa réflexion et de ses actions les besoins humains. Les éléments de la nature sont donc généralement considérés comme ressources devant être exploitées de manière durable pour satisfaire les besoins humains. Pour plus de détails sur cette approche : G. HOTTOIS. et J-N. MISSA. Nouvelle encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, DeBoeck Université, 2001, pp. 61-66. 17 J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re édition : 1971) 2009, pp. 138-144. 18 Le néologisme « capabilité » (fusion de « capacité » et « capable ») réfère à sa distinction avec le terme « capacité » et est reconnu dans les versions traduites de l’anglais au français des ouvrages de Martha Nussbaum et Amartya Sen. Il contient aussi à lui seul l’essentiel de la théorie de la justice sociale d’Amartya Sen. Plusieurs auteurs francophones (ex. : Fabrice Flipo, Éric Monnet, Fabienne Brugère) ayant traité de cette approche utilisent et reconnaissent cet emprunt lexical. 19 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 277-279. 20 Ibid, p.277.
  • 13. 6 fondamentaux de la vie humaine comme la qualité de vie, le bien-être et les libertés21 . En faisant le pont entre la prospérité économique et la qualité des vies humaines, l’approche des capabilités d’Amartya Sen s’intéresse non seulement à la vie qu’une personne parvient à mener, mais aussi à la liberté réelle que cette personne a de choisir entre différentes façons de vivre22 . Ainsi, en s'inscrivant dans une approche libérale de la justice, l’approche des capabilités peut s’intégrer au paradigme dominant dans les négociations internationales sur le climat, tout en se démarquant des trois principales théories libérales de la justice, soit l’utilitarisme, le libertarianisme et l’approche rawlsienne23 . En effet, en se concentrant sur la « dimension de possibilité de la liberté vue sous un angle "global" »24 , l’approche de Sen se distingue de l’attention portée au résultat dans les approches conséquentialistes. En ce sens, les capabilités auraient le potentiel de servir de cadre normatif dans la lutte aux changements climatiques. L’objectif principal de la présente analyse est donc d’explorer la façon dont une approche basée sur les capabilités saurait pallier les carences exprimées en ce qui concerne le paradigme politico- idéologique dominant, dans la recherche de solutions durables aux enjeux humains des changements climatiques. Les objectifs spécifiques concernent dans un premier temps une explication claire et concise de l’approche des capabilités. Il sera en effet nécessaire de bien définir les différentes notions caractérisant cette approche pour faciliter son utilisation par la suite. Il sera alors important de marquer les différences dans l’interprétation et l’utilisation de l’approche par nos deux principaux auteurs, Amartya Sen et Martha Nussbaum. Un deuxième objectif spécifique consiste à rendre compte de la pertinence de l’application de l’approche des capabilités dans le champ de l’environnement. Nous verrons que son utilisation dans ce domaine demeure très marginale malgré son grand potentiel dans l’analyse des inégalités environnementales. Il sera toutefois aussi question d’établir les limites de l’approche des capabilités, tant au plan théorique qu’en ce qui concerne sa prise en compte dans l’action publique. Notre quatrième objectif spécifique sera de définir le principe de justice climatique et de mettre en lumière son caractère hétérogène dans les politiques mondiales en matière de lutte 21 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 278. 22 Ibid, p. 279. 23 Ibid, p. 284. 24 Ibid, p. 285.
  • 14. 7 aux changements climatiques. Finalement, notre dernier objectif spécifique sera de présenter les enjeux humains des changements climatiques dans sa dimension morale, c’est-à-dire d’exprimer les problèmes éthiques reliés à ce phénomène. Cet essai ne se concentrera donc pas sur un cas particulier, mais tentera plutôt d’explorer la pertinence d’une approche dans un champ précis. Un des obstacles à l’application de l’approche des capabilités aux impacts humains des changements climatiques est le peu d’attention portée par Amartya Sen aux enjeux environnementaux dans l’ensemble de sa théorie. Comme le mentionne Fabrice Flipo, pour Sen, « [l]a biosphère et l’écologie n’apparaissent que de manière marginale, au détour d’une phrase, sans analyse approfondie. Les personnes et les sociétés ne participent pas de la nature. Si nature il y a, elle est située en périphérie, composée de stocks monofonctionnels et inépuisables. »25 Néanmoins, la crise écologique mondiale nous oblige à reconsidérer le rapport qu’entretient l’humain avec la nature, mais aussi la façon dont cette crise exacerbe les inégalités sociales. Ce constat nous permet d’ouvrir et d’élargir la théorie d’Amartya Sen dans d’autres perspectives du développement humain. Par conséquent, nous développons une recherche davantage exploratoire que confirmatoire. À l’aide de la recherche documentaire, l’objectif sera d’identifier un problème pour ensuite conduire notre étude à partir des idées des auteurs préconisés. Cet essai prendra ainsi la forme d’une revue de littérature analytique. La première partie présentera donc les éléments essentiels à la compréhension de cet essai, soit les principales notions constituant l’approche des capabilités. Il sera premièrement question de définir la philosophie économique d’Amartya Sen et des trois principales notions qui se retrouvent au cœur de sa théorie de la justice, soit la valeur de la liberté, la base d’informations ainsi que l’égalité et la qualité de vie. Ayant aussi contribué au développement de l’approche des capabilités, nous aborderons ensuite les idées de Martha Nussbaum sous trois angles : la dignité humaine, les capabilités centrales à la vie humaine et le rôle de l’État. Nous présenterons dans quelle mesure les deux auteurs se rejoignent sur la méthode et les éléments fondamentaux des capabilités, mais aussi en quoi Nussbaum se distingue de Sen entre autres sur le plan de 25 F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13, 2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée le 7 janvier 2015).
  • 15. 8 l’application de l’approche. Après avoir défini l’approche des capabilités, nous verrons dans quels champs elle a été appliquée ainsi que les défis que pose son passage dans l’action publique. Nous amorcerons ensuite notre réflexion sur son application dans le domaine de l’environnement. Cette section nous permettra de saisir le contexte d’émergence de l’approche des capabilités, en plus de fournir d’importantes notions à notre analyse. Nous exposerons ensuite, dans la deuxième partie, la question des inégalités résultant des conséquences des changements climatiques, et plus particulièrement celle du développement d’une justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps la dimension éthique relative aux impacts humains des changements climatiques, lorsque posés comme problème moral. Cela nous amènera ensuite à définir quelques-unes des perspectives théoriques sous les thèmes de l’approche distributive, des inégalités climatiques et de l’équité, de la justice intergénérationnelle et du principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD), pour ensuite faire le pont entre la théorie et la pratique. C’est alors que nous présenterons la façon dont certains chercheurs ont travaillé à faire converger la théorie avec la pratique en ce qui concerne la justice écologique. Nous verrons ensuite qu’il existe une multitude de conceptions de la justice écologique au sein des luttes sociales menées par certaines organisations non gouvernementales (ONG). Nous tenterons donc de cibler quelques éléments de consensus entre ces différentes conceptions pour ensuite arriver à démontrer dans quelles mesures l’approche des capabilités peut être utilisée comme fondement et base normative au développement d’une justice climatique. Finalement, la troisième partie présentera la façon dont l’approche des capabilités peut être appliquée aux impacts humains des changements climatiques. Il sera alors question de présenter la dimension environnementale telle qu’exposée dans les travaux d’Amartya Sen et Martha Nussbaum, pour ensuite élargir la réflexion à partir des idées de Breena Holland sur le sujet. Nous aborderons les éléments qui ont amené cette dernière à concevoir l’environnement comme une « métacapabilité ». Nous verrons que cette approche permet non seulement de mesurer l’ampleur de l’influence des changements climatiques sur les vies humaines, mais qu’elle offre aussi une perspective nouvelle dans la façon de concevoir l’approche des capabilités.
  • 16. 9 Nous tenterons ensuite de démontrer en quoi les capabilités humaines sont affectées par les changements climatiques et aussi de quelle manière elles peuvent être prises en compte dans la lutte aux changements climatiques. En conclusion, nous ferons un retour sur les principaux éléments abordés dans la recherche, en plus de faire un bilan de l’analyse. Nous terminerons avec une réflexion critique sur la place que peuvent occuper les capabilités dans lutte au réchauffement climatique.
  • 17. 10 Première partie L’approche des capabilités Les travaux d’Amartya Sen sont d’abord inspirés de la Théorie du choix social à laquelle Sen a aussi fortement contribué. Celle-ci se résume à l’étude de la relation entre les préférences individuelles et les choix collectifs que l’on fait en société26 . L’interprétation moderne de la Théorie du choix social trouve ses racines dans les travaux de Kenneth J. Arrow27 et, entre autres, dans son « théorème d’impossibilité » démontrant que la simple agrégation des préférences individuelles ne permet pas de cibler les préférences d’une collectivité28 . Sen a par la suite soulevé l’existence d’un risque de déduire des généralités excessives dans cette procédure d’agrégation. Il proposait donc de classifier les problèmes individuels en un certain nombre de catégories et d’ensuite étudier la structure adéquate pour chacune de ces catégories29 . C’est dans ce même ordre d’idées qu’il a développé sa propre conception de la justice qui tente, dans une certaine mesure, de réconcilier les valeurs et les intérêts individuels avec les décisions collectives. Lorsqu’il a développé son approche des capabilités dans les années 198030 , Amartya Sen s’est alors inscrit dans une réflexion beaucoup plus globale en ce qui concerne les fondements du libéralisme. Au-delà de la primauté des libertés, des responsabilités et du droit individuels comme valeurs fondamentales dans nos sociétés, qu’en est-il de la qualité de vie des individus? Sen propose de s’y attarder et de définir en quoi consiste le bien-être humain. Cette partie explorera donc l’origine et le contexte d’émergence de l’approche des capabilités développée par Amartya Sen ainsi que l’apport significatif de Martha Nussbaum à cette approche. Nous verrons que leur conception de l’approche des capabilités se rejoint sur la majorité des points, notamment en ce qui concerne l’évaluation qualitative du bien-être individuel, la liberté substantielle que 26 A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol. 45, No. 1, 1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultée le 5 mai 2015). 27 K. J. ARROW. Social Choice and Individual Values, Londres, Yale University Press, (1re edition : 1951) 2012, 192 p. 28 M. MORREAU. « Arrow's Theorem », The Stanford Encyclopaedia of Philosophy, 2014, [En ligne], http://plato.stanford.edu/archives/win2014/entries/arrows-theorem, (page consultée le 5 mai 2015). 29 A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol.45, No.1, 1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultée le 5 mai 2015). 30 T. WELLS. « Sen’s Capability Approach », Internet Encyclopaedia of Philosophy (IEP), [En ligne], http://www.iep.utm.edu/sen-cap/, (Page consultée le 6 mai 2015).
  • 18. 11 représentent les capabilités ou encore l’importance de l’empowerment31 dans le développement humain. Nous constaterons toutefois qu’elle se distancie lorsqu’il est question du rôle de l’État, des capabilités fondamentales et de la notion de dignité. L’objectif de cette première partie est de bien comprendre le développement de l’approche des capabilités pour faciliter la manipulation que nous en ferons dans les parties subséquentes. Nous souhaitons donc exposer les principales notions qui serviront à notre démonstration. Nous conclurons cette partie en introduisant d’emblée l’objet sur lequel nous nous concentrerons dans cet essai, soit l’application de l’approche des capabilités aux impacts humains des changements climatiques. 1.1 L’idée de justice d’Amartya Sen Paru en 2009, L’idée de justice d’Amartya Sen se situe comme suite et critique à Théorie de la justice de John Rawls. Une des principales critiques adressées à la théorie rawlsienne concerne son approche distributive des primary goods. Autrement dit, Sen se questionne sur la variation d’aptitudes qu’ont les humains à transformer ces primary goods en vie satisfaisante32 . Son livre propose essentiellement de revoir la nature de la justice ainsi que les objectifs du développement humain. Le but de l’ouvrage réside aussi davantage dans la prise de conscience des situations d’injustice comme moyen d’établir les meilleures conditions pour combattre ces injustices que dans l’élaboration d’un idéal de justice suivant une procédure bien définie. Dans ce qui suit, nous proposons de résumer trois éléments centraux menant au développement de l’approche des capabilités que propose Amartya Sen dans L’idée de justice. 1.1.1 La valeur de la liberté Le libéralisme classique a placé au centre de sa théorie la primauté de la valeur de la liberté individuelle. Également issu de la tradition libérale, Amartya Sen ne fait pas exception à cet usage. Selon lui, pour qu’un humain devienne concrètement libre, il importe, d’une part, d’accroître les revenus, mais aussi de renforcer le pouvoir des individus de choisir et de mener la 31 Difficilement traduisible en français, le concept d’empowerment vise à augmenter l’autonomisation des individus ainsi que leur pouvoir d’agir sur leurs conditions sociales, économiques, environnementales et autres. 32 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 94-95.
  • 19. 12 vie à laquelle ils aspirent. Cet ancrage empirique ainsi que l’attention portée par Sen à la qualité de vie, à l’équité, au bien-être individuel ainsi qu’aux réelles possibilités individuelles le démarque de ses prédécesseurs. Pour lui, une des principales raisons pour laquelle la liberté est si précieuse est parce qu’elle « nous offre la possibilité d’accomplir ce que nous valorisons, quelle que soit la façon dont cela se produit. »33 En d’autres termes, la liberté nous permet de décider de vivre comme nous l’entendons et d’œuvrer à atteindre nos objectifs. Ce contexte de liberté favorise ainsi le libre arbitre et la prise de décision individuelle. Sen propose toutefois une distinction pragmatique entre la notion de liberté et celle de liberté réelle, soit la véritable possibilité qu’ont les individus d’accomplir la vie qu’ils souhaitent accomplir dans un « mode d’organisation sociale »34 . Il attire l’attention sur la distinction entre les notions « d’accomplissement » et de « liberté d’accomplissement »35 . L’accomplissement, c’est « ce que nous faisons en sorte de réaliser », alors que la liberté d’accomplir est la possibilité réelle que nous avons de faire ce que nous valorisons. Cette subtile nuance représente justement l’écart entre la liberté que l’on pourrait dire proposée à un individu et la liberté réelle dont il dispose. Il est essentiel pour Sen de construire un pont entre la façon dont nous concevons théoriquement la liberté et la façon dont elle s’applique et se pratique dans la vie des gens. Il y a donc un problème lorsque l’on juge « les possibilités dont disposent les gens en se demandant uniquement si, en fin de compte, ils font bien ce que, hors de toute contrainte, ils auraient choisi de faire. »36 Pour Sen, affirmer qu’un individu est libre par le seul constat qu’il se trouve dans la même situation que celle où il se serait retrouvé par choix est une conclusion qui dénature le concept même de « possibilité ». Plus précisément, ce constat révèle un schisme entre la possibilité de choisir librement de réaliser une action et la simple possibilité de réalisation d’une action. En effet, la conception de la liberté réelle s’évalue davantage dans l’analyse globale d’un résultat, c’est-à-dire en considérant le processus ou encore la façon dont 33 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 281. 34 Par « mode d’organisation sociale », Amartya Sen entend toute structure socialisée, soit une société donnée, une nation, un État, une communauté ou encore une organisation. 35 A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re édition 1992) 2000, p. 63. 36 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283.
  • 20. 13 une personne parvient à une situation finale, que dans celle d’un résultat purement final qui nous amènerait à omettre certaines contraintes dans la prise de décision. D’un point de vue collectif, l’analyse des libertés individuelles implique de considérer la pluralité dans les conditions de vie des individus au sein d’une société. C’est ce qui nous permettrait de mesurer en quelque sorte l’écart de possibilités entre les individus, mais aussi d’évaluer les capabilités d’une personne de mener le type de vie qu’elle valorise au-delà de la seule option qui s’est finalement concrétisée. L’attention portée sur les possibilités permet au contraire une approche plus large qui tient compte de la procédure de choix, en particulier « des autres solutions [qu’une personne peut] choisir, dans les limites de sa capacité réelle à le faire. »37 1.1.2 La base d’informations Une autre question essentielle qu’Amartya Sen pose dans L’idée de justice est celle de la base informationnelle. Sur quelles bases juge-t-on de ce qui est juste ou injuste dans nos sociétés? Toute théorie concrète de la philosophie politique doit choisir une base d’informations, c’est-à- dire l’ensemble des informations (ou critères) dont il est nécessaire de disposer pour formuler un jugement, mais aussi l’ensemble des informations exclues de cette évaluation.38 Cette base repose sur des valeurs et permet d’évaluer selon les critères retenus l’avantage global d’un individu par rapport à un autre. Ainsi, les priorités, souvent implicites, peuvent être isolées et analysées en identifiant la base d’informations sur laquelle se fonde le jugement d’évaluation dans telle ou telle théorie. En conséquence, cette base informationnelle se situe au cœur des différences entre les conceptions de la justice. Par exemple, la théorie rawlsienne accorde une priorité à l’équité dans sa base informationnelle, alors que chez les utilitaristes, ce sera plutôt la somme totale de l’utilité (mesure selon le plaisir et le bonheur, donc le bien-être) qui constituera le moteur du jugement. D’autres méthodes, employées dans plusieurs évaluations économiques, évalueront l’avantage d’un individu d’un point de vue financier, c’est-à-dire à partir de son niveau de revenu, de capital ou de ressources39 . 37 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283. 38 A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re édition : 1999) 2003, p. 83. 39 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 284.
  • 21. 14 Pour illustrer cette incapacité à créer un consensus en matière de justice ainsi que l’existence d’une pluralité des conceptions de la justice et donc de l’inefficacité d’une approche procédurale de la justice, Sen propose d’illustrer trois enfants et une flûte40 . Anne affirme que la flûte lui revient parce qu’elle est la seule qui sache en jouer, Bob parce qu’il est pauvre au point de n’avoir aucun jouet et Carla parce qu’elle a passé des mois à la fabriquer. Comment trancher entre ces trois revendications, toutes aussi légitimes? Selon Sen, aucune institution ni procédure ne permettront de résoudre ce différend d’une manière qui serait universellement acceptée comme juste. Au contraire, la pluralité dans l’existence des conceptions de la justice fait en sorte qu’il n’est pas possible de concevoir un seul système de valeurs et de critères pour penser la justice. Ainsi, le choix que l’on fera pour trancher à qui revient la flûte s’arrêtera sur le cas qui nous semble le plus juste selon les valeurs en cause et la base informationnelle que l’on préconise. L’approche de la justice de Sen prend pour base d’informations les capabilités par l’entremise des libertés individuelles, qu’il distingue des utilités, même s’il prend aussi en considération leurs conséquences.41 Nous verrons toutefois que l’approche des capabilités ne propose pas de recette particulière ni de procédure sur la façon d’utiliser cette information. Elle est en fait une méthode d’ordre général qui oriente l’attention vers l’information sur les avantages individuels, jugés, comme nous l’avons vu, en termes de possibilités et non en fonction d’un « projet » spécifique sur la bonne façon d’organiser une société.42 En ce sens, les capabilités permettent de franchir le caractère téléologique souvent présent dans les approches procédurales de la justice. 1.1.3 L’égalité et la qualité de vie Au même titre que John Rawls, une des principales préoccupations d’Amartya Sen est celle de l’égalité. Toutefois, plusieurs théories libérales acceptent certaines formes d’inégalités fondées, par exemple, sur des incitatifs43 . C’est un peu ce que Rawls défend dans son principe de 40 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 38. 41 A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re édition : 1999) 2003, p. 85. 42 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 285. 43 Ibid, pp. 91-92.
  • 22. 15 différence. Certaines inégalités peuvent exister tant et aussi longtemps qu’elles avantagent les plus démunis ou qu’elles engendrent une motivation44 . Or, l’importance de la notion d’égalité depuis les Lumières ne fait plus débat selon Sen. La présence de la notion d’égalité dans toutes les théories normatives et contemporaines de la justice sociale démontre bien le consensus global en ce qui concerne sa valeur. En effet, ces théories exigent toutes l’égalité de quelque chose; quelque chose que la théorie en question juge « particulièrement crucial »45 . Or, deux grandes questions se posent pour une analyse éthique de l’égalité : (1) Pourquoi l’égalité? et (2) L’égalité de quoi? Pour Sen, ces deux questions sont non seulement interdépendantes, mais elles sont nécessaires à la compréhension de la force de la valeur de l’égalité. Une théorie de l’égalité ne doit pas être abstraite. Si, toutefois, nous arrivons à répondre à la deuxième question, demeure-t-il nécessaire de répondre à la première? Sen démontre que, logiquement, si nous arrivons à développer un raisonnement en faveur de l’égalité de x (quel que soit x – revenus, fortunes, chances, accomplissements réels, libertés, droits, etc.), nous nous prononçons déjà en faveur de l’égalité sous cette forme46 . Dans ce cas, la réponse à la première question existe par défaut. Toutefois, même si la majorité des théories normatives traitent de l’égalité de quelque chose, cela ne suffit pas à dire qu’elles favorisent un traitement égal à tous les humains. L’utilitarisme, par exemple, insiste sur « la maximisation de la somme totale des utilités de tous les individus pris ensemble […] »47 Les utilitaristes ne préconisent pas, en général, l’égalité du total des utilités dont jouissent des individus différents. En ce sens, l’utilitarisme n’est pas particulièrement égalitaire et sa conception de la justice n’est pas transcendantale48 . Cela constitue d’ailleurs une des principales critiques de Sen à l’endroit des théories utilitaristes. Deux des éléments sur lesquels Sen se concentre dans sa réflexion sur l’égalité et qui l’amènent, par le fait même, à développer son approche des capabilités sont les problèmes de l’égalité de base et de la diversité humaine. Comme nous l’avons mentionné plus tôt, Sen se préoccupe de la 44 J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re édition : 1971) 2009, pp. 315-323. 45 Ibid, p. 351. 46 A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re édition 1992) 2000, p. 35. 47 Ibid, p. 37. 48 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 91-92.
  • 23. 16 considération de la pluralité des conditions humaines au sein de la société. C’est d’un point de vue comparatif que les notions de liberté et d’égalité deviennent problématiques : « Les sociétés et les communautés auxquelles nous appartenons déterminent très différemment ce que nous pouvons faire ou non. »49 Non seulement les différences dans notre environnement affectent nos possibilités, mais chaque individu vient aussi au monde avec des traits et des caractéristiques personnelles (sexe, handicap, aptitudes physiques et mentales, etc.). Ces dernières sont principalement importantes, car elles exercent une influence notoire sur la façon que se manifestera la liberté d’un individu. Elles doivent donc se retrouver au cœur de l’évaluation des inégalités. Une personne handicapée, par exemple, pourra faire beaucoup moins avec le même niveau de revenu qu’une personne n’ayant pas de handicap. Si, dans une société, les individus étaient parfaitement semblables, l’égalité de l’un – par exemple, sur les revenus – tendrait à converger vers celle des autres. Au contraire, l’ampleur de la diversité humaine fait en sorte que l’égalité des revenus ou même celui d’un environnement naturel et social peut laisser subsister de fortes inégalités dans la capacité des individus à faire ce qu’ils valorisent50 . Sen critique donc le fait que nous ayons autant de difficulté à faire entrer ces différences individuelles dans le cadre usuel d’évaluation qui sert à mesurer l’inégalité51 . Il constate en fait que les indicateurs utilisés pour lutter contre les injustices sont essentiellement basés sur l’évaluation de la richesse des individus et de l’écart entre leur revenu. Sa réflexion est, qu’au- delà de ces indicateurs économiques, la qualité de vie des individus doit devenir un critère de prospérité pour un pays52 . Ainsi, l’évaluation de la qualité des vies humaines implique de s’intéresser non seulement à celles que l’on parvient à mener, mais aussi à la liberté réelle que l’on a de choisir entre différentes façons de vivre (ou combinaisons de fonctionnement). C’est précisément à travers cette réflexion qu’émerge la perspective des capabilités qui, elle, insiste sur « la faculté qu’ont les gens de vivre la vie qu’ils souhaitent et qu’ils ont raison de souhaiter et l’amélioration des choix à leur disposition, pour y parvenir. »53 49 A. SEN. Repenser l’inégalité, Paris, Points Économie, (1re édition 1992) 2000, p. 47. 50 Idem. 51 Ibid, p. 58. 52 Amartya Sen a d’ailleurs développé l’Indice de développement humain (IDH) dans cet ordre d’idées. Nous en discutons plus en détail dans la partie 1.3 Application de l’approche des capabilités. 53 A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re édition : 1999) 2003, p. 369.
  • 24. 17 La question est donc de définir quels peuvent être les obstacles au plein épanouissement de cette faculté. Si des soins de santé ainsi qu’une éducation de qualité peuvent favoriser cette faculté, qu’en est-il de de la qualité de l’air et de l’accès à l’eau potable, par exemple? Les conditions environnementales exercent une influence notoire sur la qualité de vie des personnes, non seulement en ce qui concerne les besoins de base à leur survie, mais aussi sur leurs conditions économiques. Nous y reviendrons en troisième partie. 1.2 La réflexion de Martha Nussbaum La façon de concevoir la liberté par les capabilités est aussi soutenue, étudiée et alimentée par les travaux de Martha Nussbaum qui a travaillé étroitement avec Amartya Sen dans les années 1980 sur les enjeux de développement et d’éthique. Leur collaboration a mené à la publication en 1993 de l’ouvrage The Quality of Life et à la fondation en 2003 de la Human Development & Capability Association (HDCA). La réflexion de Nussbaum concernant le développement humain et sa méthode rejoint en grande partie celle de Sen. Tous deux soutiennent que, combinés à une réflexion abstraite, les formes de vie et les exemples issus de la réalité sont essentiels pour « construire un discours philosophique enraciné dans un diagnostic du présent mondialisé. » 54 Dans les prochaines lignes, nous survolerons certains des thèmes majeurs présents dans la réflexion de Martha Nussbaum en ce qui concerne l’approche des capabilités, soit la dignité et les capabilités centrales à la vie humaine ainsi que le rôle de l’État dans le soutien des capabilités. Nous verrons aussi ce qui l’a amenée à contribuer au développement de cette approche ainsi que la portée de cette contribution. 54 F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7 janvier 2015).
  • 25. 18 1.2.1 La dignité humaine La qualité de vie ainsi que la dignité humaine sont des critères aussi importants pour Nussbaum que pour Sen. Cela suppose donc de considérer les opportunités qui s’offrent aux personnes ainsi que le sens qu’ils attachent à leur existence. Ainsi, trois critères55 sont à retenir pour évaluer la qualité de vie d’un individu : (1) la recherche du bien-être, (2) la liberté de l’agent à choisir ce qu’il accomplit et (3) une conception du bien qui ne repose sur aucune objectivité préconstituée (du type des primary goods chez Rawls ou du revenu réel dans les analyses du PIB), mais plutôt sur les choix et les décisions des sujets. Cette conception émerge d’une réflexion basée sur les conditions sociales de la justice. Au même titre que Sen, Nussbaum nous amène à explorer les limites des débats relatifs à la justice sociale et à en étendre les frontières au-delà de ce que permet une approche purement procédurale de la justice. Elle explique que la théorie sociale du contrat repose essentiellement sur l’indépendance des contractants et ne permet donc pas d’instituer un traitement égal de tous les êtres humains. Une des principales critiques que Nussbaum adresse au libéralisme repose sur l’idée que le culte de l’individu autonome et responsable autour duquel s’est articulée cette idéologie considère, fictivement, que tout le monde a les mêmes moyens d’être actif et libre alors que l’humain est fondamentalement vulnérable. Comme l’a exprimé le sociologue Richard Sennett, « la dignité de la dépendance n’est jamais apparue au libéralisme comme un projet politique valable. »56 Nussbaum propose donc de renouveler la perspective de la liberté humaine à travers la liberté d’accomplissement, ce qui, dans son essence, concorde avec la réflexion d’Amartya Sen. Toutefois, les problématiques modernes liées à l’internationalisme et aux impacts d’une économie mondialisée sur le libéralisme imposent à Nussbaum de porter une attention particulière à la dignité humaine. Même s’il reconnaît son importance, Sen ne fait pas un usage théorique central du concept de dignité humaine. Or, Nussbaum y accorde une place importante dans sa philosophie politique. Elle fait remarquer que le respect de la dignité humaine passe 55 F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7 janvier 2015). 56 R. SENNETT. Respect - De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalités, Paris, Hachette, (1re édition : 1982), 2005, p. 144.
  • 26. 19 habituellement par une remise en question des rapports de pouvoir entre les individus – pauvres et riches, ruraux et urbains, femmes et hommes, sud et nord, etc. –, mais aussi par le respect de la valeur d’égalité entre les personnes. Dans son analyse des travaux de Martha Nussbaum, Fabienne Brugère propose que la question principale soit formulée comme suit : « Qu’est-ce que chaque personne dans son contexte de vie est capable de faire et d’être ? »57 La notion de dignité humaine implique un humanisme capable de cibler la possibilité réelle de disposer des choix les plus larges possible. L’objectif est donc de trouver les moyens de donner du pouvoir d’être et d’agir à ceux dont la liberté est restreinte par toutes sortes d’obstacles. Pour Nussbaum, l’égalité se pense à travers l’égale dignité des êtres humains58 . Ainsi, les lois et les institutions ont un rôle majeur à jouer pour assurer un traitement égal des individus, ce qui ne garantit pas que chacun arrivera nécessairement à la même condition. Toutefois, le déploiement des talents et des efforts offrant la capacité à un individu de construire une vie en accord avec ses projets et ses désirs ne doit pas être empêché ou réservé à quelques-uns. Au contraire, la dignité humaine est liée à la possibilité pour tous les humains d’être actifs dans leurs ambitions. 1.2.2 Les capabilités centrales à la vie humaine L’approche des capabilités représente l’espace le plus adapté pour comparer les qualités de vie selon Nussbaum. Cette approche est préférable aux perspectives utilitaristes ou de tendance rawlsienne, car elle ne s’intéresse pas seulement au bien-être total ou moyen, mais aux possibilités offertes à chaque personne. Elle considère « chaque personne comme une fin »59 . Alors qu’Amartya Sen utilise ce cadre uniquement pour l’analyse de la qualité des vies humaines, Martha Nussbaum s’intéresse aussi aux capabilités des animaux non humains.60 C’est toutefois sa réflexion sur les conditions de vie humaine qui nous intéressera dans le présent essai. 57 F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 6 mai 2015). 58 M. NUSSBAUM. Frontiers of Justice, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2009, pp. 292-293. 59 M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 37. 60 Ibid, p. 36.
  • 27. 20 Nussbaum rappelle que l’objectif principal de Sen dans son développement de l’approche des capabilités était de la présenter comme l’espace de comparaison le plus pertinent pour évaluer les qualités de vie et d’ainsi modifier l’orientation du débat sur le développement61 . Elle note toutefois que sa version ne propose pas de description précise de la justice de base. Il n’existe donc pas de seuil ni de liste qui permettrait de hiérarchiser en quelque sorte les capabilités, même si Sen reconnaît une plus grande importance à certaines d’entre elles (par exemple la santé et l’éducation). C’est dans cet ordre d’idées que Nussbaum élabore les dix « capabilités centrales »62 à la vie humaine, soit (1) la vie, (2) la santé du corps, (3) l’intégrité du corps, (4) les sens, l’imagination et la pensée, (5) les émotions, (6) la raison pratique, (7) l’affiliation, (8) les autres espèces, (9) le jeu et (10) le contrôle sur son environnement. Une vie à laquelle il manquerait une seule de ces capabilités ne saurait être une vie pleine, malgré tout ce dont elle disposerait par ailleurs. Si Nussbaum reproche à Sen de ne pas proposer de seuil des capabilités, il ne semble pourtant pas exister de hiérarchie dans la garantie de ces capabilités si ce n’est qu’elles démarquent des autres qui n’apparaissent pas dans sa liste. En effet, un seuil minimal est exigé pour chacune de ces dix capabilités. La définition de ces capabilités fondamentales émerge de la question suivante : « Qu’est-ce qu’une vie humainement digne exige? » La question, par exemple, ne concerne donc pas tant l’accès ou le droit au logement pour tous que le fait que tout humain puisse vivre dans un logement décent. Cela implique donc de définir en quoi consiste un logement convenable. Bien que le développement des capabilités se fait de manière individuelle, il doit tout de même être placé sous la responsabilité de la société et cet objectif passe principalement par des politiques publiques. Alors que Sen insiste sur la liberté du bien-être, soit la liberté de choisir comment on fonctionne, Nussbaum insiste sur la responsabilité du gouvernement de garantir à tous les citoyennes et citoyens au moins un seuil de ces dix capabilités centrales. 61 M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 38. 62 Ibid, pp. 55-57.
  • 28. 21 1.2.3 Le rôle de l’État Lorsque Sen discute de la responsabilité individuelle, il explique que certains chefs d’État accordent parfois une si grande importance à l’autonomie individuelle que la seule idée que certains individus puissent dépendre des autres est une négation d’estime de soi et est condamnable63 . Bien qu’il ne s’oppose pas à cette idée, Sen exprime que la responsabilité individuelle demeure sujette à discussion. Selon lui, l’affirmation même de cette responsabilité individuelle dépend d’un ensemble de circonstances personnelles, sociales et environnementales. Une personne n’ayant pas accès à une éducation ou à des soins de santé de base, par exemple, se voit privée de la faculté de mener sa vie de façon autonome et ne peut donc pas être totalement tenue responsable de sa situation. En effet, Sen considère que le sens de la responsabilité est inférieur à la notion de capabilité, car elle exige la liberté.64 Et il ne voit pas là une solution binaire entre, d’une part, la responsabilité individuelle et d’autre part « l’État nourrice ». L’acceptation étroite de la responsabilité individuelle doit donc non seulement être élargie au rôle de l’État, mais aussi en identifiant les fonctions d’autres institutions et ONG entre autres. Pour Nussbaum, le gouvernement a un rôle définitif à jouer pour garantir aux individus une vie digne et minimalement épanouie. Ainsi, le respect de la dignité humaine passe par les lois et les institutions. Cela fait en sorte que les pays ne sont pas seulement un point de départ théorique pour la construction d’une justice sociale, mais que leur gouvernement est aussi responsable de soutenir les capabilités centrales de chaque individu65 . Nussbaum part toutefois du principe que seules les sociétés « raisonnablement » démocratiques sont en mesure d’assurer une autonomie individuelle, car elles puisent – en théorie – la source de leurs lois directement auprès de la population. Les individus seraient donc, en principe, supportés par des lois qu’ils ont eux-mêmes choisies. Dans cet ordre d’idée, le pays se trouve ainsi doté d’un rôle moral enraciné dans le soutien des capabilités individuelles. Les inégalités mondiales qui perdurent et que nous continuons d’observer aujourd’hui sont les conséquences d’une justice constamment violée selon Nussbaum. Car les pays riches ont non seulement les moyens d’assurer à leurs citoyennes et 63 A. SEN. Un nouveau modèle économique, Paris, Odile Jacob, (1re édition : 1999) 2003, pp. 43-48. 64 Ibid, p. 377. 65 M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 155.
  • 29. 22 citoyens les capabilités centrales, mais ils ont aussi le devoir d’assister les efforts des pays pauvres66 . Ce raisonnement est principalement basé sur les arguments voulant que les nombreux problèmes des pays pauvres trouvent leur origine dans l’exploitation coloniale ou encore que les inégalités observées dans les pays pauvres soient la cause des habitudes de vie et de consommation observées dans les pays riches. L’ambition idéaliste de Nussbaum repose donc sur un renforcement de la légitimité des traités et accords internationaux dans le but d’imposer certaines normes à la « communauté des nations ». La justice internationale passe ainsi par un respect du droit international de la part de chaque pays. 1.3 Application de l’approche des capabilités L’application la plus marquante de l’approche des capabilités est probablement la création en 1990 de l’Indice de développement humain (IDH). Développé en majeure partie par Amartya Sen, l’IDH est calculé par la moyenne de trois principales dimensions: une vie longue et saine, l'acquisition de connaissances et un niveau de vie décent. L’IDH est aujourd’hui un indice reconnu et utilisé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans l’évaluation du développement humain à travers tous les pays67 . La pertinence de l’application de l’approche classique des capabilités comme le propose Amartya Sen a aussi fait l’objet de certaines études. Par exemple, en 2011, une étude commune germano- autrichienne s’est basée sur les projets en cours au sein des pays de l’OCDE ayant été commandés par les gouvernements allemands et britanniques. Les auteurs ont observé entre 66 M. NUSSBAUM. Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 158. 67 Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’IDH été créé « pour souligner que les personnes et leurs capacités devraient constituer le critère ultime pour évaluer le développement d'un pays, pas seulement la croissance économique. L'IDH peut également être utilisé pour remettre en question des choix politiques nationaux, en se demandant comment deux pays ayant les mêmes niveaux de revenu national brut (RNB) par habitant peuvent obtenir des résultats différents en termes de développement humain. Ces contrastes peuvent susciter le débat sur les priorités politiques des gouvernements. » Pour plus de détails : PNUD, Programme des Nations unies pour le développement, Indice de développement humain (IDH), Human Developement Reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/indice-de-d%C3%A9veloppement-humain-idh, (Page consultée le 7 janvier 2015).
  • 30. 23 autres une augmentation considérable des applications basées sur l’approche des capabilités dans les pays à revenus élevés de l’OCDE. Une des principales conclusions de leur étude explique que leurs observations basées sur le développement humain et l’approche des capabilités ont confirmé que le caractère multidimensionnel de cette approche peut produire une valeur ajoutée considérable pour l’évaluation du bien-être, celui-ci ne pouvant pas être saisi que par les seules mesures du revenu68 . Ce caractère multidimensionnel se retrouve effectivement dans plusieurs études où l’on a appliqué l’approche des capabilités. Or, son application dans le champ de l’environnement reste très limitée et sous-estimée. Très peu d’études se sont intéressées à l’utilisation de l’approche des capabilités comme cadre d’évaluation des problèmes écologiques ou encore sur la façon dont la dégradation de l’environnement influence l’épanouissement des capabilités humaines. Le domaine dans lequel cette approche demeure la plus appliquée est celui de la lutte à la pauvreté et plus particulièrement dans la comparaison entre les mesures traditionnelles d’évaluation de la pauvreté basées sur le revenu et d’autres mesures dites multidimensionnelles dans lesquelles s’intègre l’approche des capabilités. Déjà en 1999, le Groupe d'économie du développement de l'Université Montesquieu Bordeaux IV se penche sur le différentiel spatial de pauvreté au Burkina Faso et évalue la pauvreté régionale de manière multidimensionnelle en comparant la « pauvreté monétaire » et la pauvreté « en terme de capabilités »69 . Le chercheur conclue que « l’approche en termes de "capabilities" met en évidence des différences sensibles selon le sexe et le statut professionnel du chef de ménage, et suggère des actions différenciées en matière de lutte contre la pauvreté, modulées selon les zones, tant en ce qui concerne l’accès aux biens privés qu’aux services collectifs. »70 Plus récemment, en 2013, l’International Journal of Social Economics publie une étude réalisée par trois chercheurs provenant des universités de Cape Town et du Nigéria qui démontre la pertinence de l’application de l’approche des capabilités dans la compréhension de la pauvreté au 68 J. VOLKERT et F. SCHNEIDER. The Application of the Capability Approach to High-Income OECD Countries: A Preliminary Survey, CESifo Working Papers, 2011, p. 29. 69 J-P. LACHAUD. « Le différentiel spatial de pauvreté au Burkina Faso : “capabilities” versus dépenses », Pessac (France), Groupe d'économie du développement de l'Université Montesquieu Bordeaux IV, 1999, [En ligne], http://www.researchgate.net/publication/5178561_Le_diffrentiel_spatial_de_pauvret_au_Burkina_Faso___capabiliti es__versus_dpenses, (Page consultée le 7 janvier 2015). 70 Ibid, Résumé.
  • 31. 24 Nigéria71 . Les chercheurs notent que les capabilités représentent en fait la dimension manquante dans l’analyse et l’explication de la pauvreté. Il s’agit d’une nouvelle méthodologie qui doit être directement appliquée dans l’évaluation de l’appauvrissement et de la privation. Les capabilités ont aussi fait l’objet d’études sur le genre et plus précisément sur la condition et le développement des femmes. En 2008, l’école de travail social de l’Université Tulane en Nouvelle-Orléans a utilisé comme cadre d’analyse l’approche des capabilités pour étudier la violence faite aux femmes dans un contexte de pauvreté72 . Plusieurs indices servant à évaluer les inégalités des genres ont aussi été développés sur la base théorique de l’approche des capabilités et sont aujourd’hui régulièrement utilisés par les Nations unies : l’Indice d’inégalités de genre (IIG)73 , le Gender Empowerment Measure (GEM)74 et le Gender Development Index (GDI)75 . Au Québec, on s’intéresse aussi à l’application de l’approche des capabilités dans le champ de la santé mentale. Paul Morin, professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke, croit que « le pouvoir d’être et de faire des personnes usagères comme par exemple l’établissement de liens effectifs entre la participation citoyenne et l’inclusion sociale sont mis en valeur par l’approche par les capabilités. » 76 M. Morin a d’ailleurs participé en 2009 à 71 J. E-O. ATAGUBA, H. EME ICHOKU et W. M. FONTA. « Multidimensional Poverty Assessment: Applying the Capability Approach », International Journal of Social Economics, Vol. 40, No. 4, 2013, pp. 331-354, [En ligne], http://www.emeraldinsight.com/doi/full/10.1108/03068291311305017, (Page consultée le 7 janvier 2015). 72 L. PYLES. The Capabilities Approach and Violence Against Women: Implications for Social Development, International social work, 2008, pp. 25-36, [En ligne], http://isw.sagepub.com/content/51/1/25.short, (Page consultée le 7 janvier 2015). 73 Pour plus de détails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le développement, L’indice d’inégalités de genre (IIG), Human Developement Reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/lindice- din%C3%A9galit%C3%A9s-de-genre-iig, (Page consultée le 7 janvier 2015). 74 Quoiqu’il soit difficile de traduire précisément en français le concept d’empowerment, le GEM pourrait être traduit par « Indice d’autonomisation des genres (ou des femmes) ». Pour plus de détails sur cet indice : NATION MASTER. Gender Empowerment : Countries Compared, Country Info – Stats, 2014, [En ligne], http://www.nationmaster.com/country-info/stats/People/Gender-empowerment, (Page consultée le 7 janvier 2015). 75 Pour plus de détails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le développement, Gender Developement Index (GDI), Human developement reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/en/content/gender- development-index-gdi, (Page consultée le 7 janvier 2015). 76 P. MORIN. L'approche par les capabilités et son apport théorique et pratique dans le champ de la santé mentale, Résumé de présentation, 80e Congrès de l’ACFAS, 2012, [En ligne], http://www.acfas.ca/evenements/congres/programme/80/400/467/c, (Page consultée le 7 janvier 2015).
  • 32. 25 l’élaboration d’un rapport de recherche sur le développement des capabilités des jeunes à l’attention de l’organisme Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke77 . 1.3.1 Défis dans l’application de l’approche des capabilités En constatant les nombreuses applications de l’approche des capabilités dans divers champs sociaux, on pourrait croire que sa prise en compte dans nos politiques publiques ne représente pas un défi majeur. Néanmoins, malgré son attrait pour les ONG, l’approche des capabilités demeure relativement absente des politiques élaborées par les dirigeants. Cela peut s’expliquer par les nombreux défis que représente la prise en compte des capabilités dans nos institutions publiques en ce qui concerne, par exemple, une modification des positions idéologiques, la complexité de son application ou encore les obstacles liés à la prise de décisions et au régime politique. Commençons toutefois par observer dans quelles sphères Amartya Sen constate lui-même les défis que peut poser l’application de son approche des capabilités. Comme nous l’avons vu plus tôt, la notion d’égalité est au cœur de la philosophie politique de Sen. Ainsi, si l’égalité est importante et que les capabilités sont un élément central à la vie humaine, ne serait-il pas juste d’exiger l’égalité des capabilités? Dans L’idée de justice, Sen pose cette question pour illustrer en quelque sorte une des limites de son approche78 . Il fait remarquer que si l’égalité des capabilités est souhaitable dans certaines circonstances, son impératif pourrait devenir dangereux lorsqu’il entre en conflit avec d’autres considérations morales. Sen donne un exemple en partant de la prémisse qu’il est bien établi que les femmes vivent plus longtemps que les hommes de manière générale. Si l’on réfléchit seulement en termes de capabilités et que l’on souhaite égaliser la « capabilité de longévité », on pourrait tendre à soutenir davantage de soins médicaux aux hommes qu’aux femmes pour compenser leur déficit de capabilité. Mais cela pose un sérieux problème sur le plan moral, car comme l’explique Sen, « […] moins soigner les 77 P. MORIN et S. TURCOTTE. Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke et le développement des capabilités des jeunes, Groupe régional d’activités partenariales de l’Estrie Université de Sherbrooke/Centre de santé et de services sociaux – Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke (CSSS-IUGS), Rapport de recherche, 2009, [En ligne], http://www.csss-iugs.ca/c3s/data/files/Tremplin%2016-30_corr2011.pdf, (Page consultée le 7 janvier 2015). 78 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 356.
  • 33. 26 femmes que les hommes pour les mêmes problèmes de santé serait une violation flagrante d’un impératif important de l’équité procédurale (soit celui de traiter tout le monde de la même façon devant les questions de vie et de mort) […] »79 En ce sens, l’approche des capabilités peut donc s’avérer importante pour évaluer les possibilités réelles des gens ainsi que leur qualité de vie, mais il faut demeurer attentif à la dimension procédurale de la liberté dans l’évaluation de ce qui est juste. S’il est important d’accorder une valeur à l’égalité des capabilités, on ne doit pas nécessairement l’exiger lorsqu’elle est en contradiction avec d’autres préoccupations. Cette façon de faire placerait la capabilité dans un statut « d’atout maître », alors qu’elle doit davantage être considérée comme « un des aspects de la liberté lié aux possibilités concrètes »80 . Un autre défi que peut poser l’application de l’approche des capabilités est l’opposition entre les concepts de liberté positive et de liberté négative81 . Si l’on conçoit la liberté réelle en termes de capabilités, nous avons vu qu’il est essentiel de se concentrer sur la façon dont une personne peut agir ainsi que sur ce qu’elle est capable de faire dans le plus de sphères possible; cela dans l’idée que chaque individu puisse être libre d’accomplir ce qu’il désire. On accepte ainsi que la liberté d’un individu dépende de quelque chose ou d’une structure qui le dépasse. Mais cette dépendance ne limite-t-elle pas la liberté réelle de cette personne? Être libre de faire quelque chose indépendamment des autres donne à la liberté d’un individu une force qui lui manque lorsque sa liberté d’agir dépend d’une aide extérieure. Cette compréhension de la liberté négative rencontre toutefois ses limites devant les contraintes réelles qui pèsent sur les individus. Lorsque Sen affirme qu’avant de penser la justice, il faut prendre conscience des situations d’injustice et établir les meilleures conditions pour combattre ces injustices, c’est justement dans l’idée qu’une conception de la justice ne peut pas reposer que sur des principes, mais doit plutôt être ancrée dans le réel : « Ce clivage entre pouvoir et ne pas pouvoir faire quelque chose est capital, car ce qu’une personne est concrètement capable de faire compte vraiment. »82 Dans le même ordre 79 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 357. 80 Ibid, p. 356. 81 À titre de rappel, la liberté négative peut se définir par l’absence de contrainte et la possibilité qu’une personne a d’agir sans empêchement ni ingérence. Une des valeurs sous-jacentes à cette conception de la liberté est la responsabilité individuelle. La liberté positive se définit davantage dans le droit qu’une personne a d’agir selon ses convictions, soit la possibilité qu’elle a d’atteindre ses buts. Cela implique donc une certaine intervention sociale dans la garantie des droits individuels. Une des valeurs sous-jacentes à cette conception de la liberté peut être l’égalité des chances. 82 A. SEN. L’idée de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 368.
  • 34. 27 d’idées, il est important de rappeler que l’absence de contrainte dans les agissements d’une personne peut effectivement affecter ceux d’une ou plusieurs autres. Les problématiques environnementale et climatique en sont de parfaits exemples et nous nous y attarderons plus en détail dans la 3e partie. Ainsi, jusqu’à présent, l’application de l’approche des capabilités passe essentiellement par des initiatives communautaires dans des milieux ciblés. Son développement au sein de l’appareil étatique tarde à s’observer. L’attention portée aux capabilités dans les politiques publiques implique non seulement une réflexion profonde sur la nature des mesures d’évaluation de la qualité de vie, mais aussi des investissements durables de la part de l’État. La réflexion doit aussi se faire à travers une remise en question de la façon dont nos programmes sociaux exacerbent la notion de responsabilité individuelle. Si l’on conçoit la pauvreté par un manque de capabilités et pas simplement par l’absence de certains biens ou revenus, cela implique d’accepter l’existence d’une interdépendance entre les individus et par le fait même une plus grande intervention collective sur le développement des libertés individuelles. 1.3.2 Quelle place pour les capabilités en environnement ? Les problèmes environnementaux et ses conséquences humaines sont définitivement les grands oubliés dans l’application de l’approche des capabilités. Sa réussite dans plusieurs autres champs offre pourtant une bonne base et une confiance dans l’analyse des impacts humains des changements climatiques et plus précisément dans ce que l’on nomme la « justice écologique »83 . Peu de chercheurs se sont jusqu’à aujourd’hui intéressés à une application de l’approche des capabilités aux enjeux environnementaux. Fabrice Flipo s’est penché en 2005 sur ce qu’il nomme une « écologisation du concept de capabilité »84 . Pour lui, la pertinence de cette approche dans le domaine de l’environnement ne fait pas de doute : « Le concept, qui a permis de sortir du 83 La définition ainsi que les raisons qui justifient le choix de privilégier le terme « justice écologique » dans le présent essai seront présentées dans la partie 2.1.2 Inégalités climatiques et équité. 84 F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13, 2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée le 7 janvier 2015).
  • 35. 28 réductionnisme marchand, permettra-il aussi de sortir du réductionnisme économique, qui se contente d’envisager la nature comme un entrepôt de matériaux inépuisables ou pour le moins substituables entre eux ? »85 Il en vient à répondre qu’effectivement, l’approche des capabilités se révèle bien adaptée à la problématique écologique, en ce qu’elle permet de saisir la crise écologique sous un nouveau jour : celui des droits de la personne. Tout récemment, en octobre 2014, un groupe français de chercheurs en économie a étudié les pistes que peut fournir l’approche des capabilités à la « justice environnementale » sous l’angle de la justice comparative. Les chercheurs ont conclu que les personnes défavorisées vivaient souvent dans des environnements de faible qualité comparativement aux personnes mieux nanties86 . Ils mentionnent aussi que l’approche permettrait de constituer une mesure adéquate pour évaluer la situation de ces individus. L’objectif, dans les prochaines pages, sera donc de revoir les différentes conceptions de la justice écologique et de définir plus précisément la notion de justice climatique, pour ensuite évaluer la pertinence de la pensée politico-économique d’Amartya Sen basée sur l’approche des capabilités appliquée aux impacts humains des changements climatiques. Le caractère riche et multidimensionnel de la théorie de Sen nous a démontré que ses implications peuvent être multiples. Toutefois, comme le mentionne Fabrice Flipo, « Amartya Sen reste un théoricien ancré dans le paradigme économiste classique de la nature. »87 Et puisque la crise écologique nous oblige à revoir le concept même de la nature, l’approche des capabilités conservera-t-elle son intérêt dans ce domaine? C’est effectivement possible si elle est utilisée comme cadre d’analyse et non pas comme mesure de référence absolue. L’approche des capabilités demeure très malléable et nous verrons que sa complexité ainsi que son caractère pluridisciplinaire offrent un 85 F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13, 2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée le 7 janvier 2015). 86 J. BALLET, D. BAZIN et J. PELENC. Justice environnementale et approche par les capabilités, HAL archive ouverte, R2D 2, 2014, [En ligne], http://dumas.ccsd.cnrs.fr/UNIV-BORDEAUX4/halshs-01071203v1 (Page consultée le 7 janvier 2015). 87 F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13, 2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée le 7 janvier 2015).
  • 36. 29 certain atout lorsqu’il est question de traiter des problèmes humains liés à la dégradation de l’environnement.
  • 37. 30 Deuxième partie Penser la justice climatique Les conséquences de la dégradation de l’environnement amènent les chercheurs à observer la façon dont ces conséquences se font sentir sur les humains à travers le monde. Les sécheresses et les inondations récurrentes ainsi que la pollution atmosphérique, par exemple, ont des impacts dévastateurs sur les populations et l’économie de plusieurs pays du Sud, alors que d’autres pays du Nord réussissent jusqu’à présent à s’en tirer sans trop de dommages. C’est généralement l’absence de ressources financières et technologiques ainsi que l’insécurité alimentaire qui fait en sorte que les communautés des pays du Sud, qui tirent la quasi-totalité de leurs moyens d’existence des ressources naturelles locales, se retrouvent plus vulnérables à l’instabilité climatique88 . Il existe en effet de grandes inégalités dans la façon dont les humains vivent les bouleversements climatiques. Le principe de justice écologique 89 émerge du constat de l’existence d’une concordance pernicieuse entre les inégalités sociales ou économiques et les inégalités écologiques. Pourquoi les moins nantis et les plus vulnérables sont-ils aussi ceux qui subissent les impacts écologiques les plus importants? Autour des années 1980, on a vu émerger un des premiers mouvements pour une « justice environnementale » aux États-Unis, soit celle de la lutte contre le racisme environnemental, qui a entre autres été menée par le chercheur Robert D. Bullard90 . À cette époque, on dénonçait que les lieux d’enfouissement des stocks de déchets ou encore ceux du rejet des eaux usées ou des produits toxiques, par exemple, concordaient trop souvent avec l’endroit où vivaient les minorités raciales. Aujourd’hui, la dynamique des injustices écologiques concerne autant l’élimination des déchets que la qualité de l’air et de l’eau ou encore les catastrophes climatiques. Elle peut s’observer à travers le monde et constitue l’un des enjeux les plus importants de notre siècle. 88 IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, pp. 6- 7, [En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultée le 12 janvier 2015). 89 Il est possible d’observer un certain consensus dans la littérature en ce qui concerne l’utilisation du terme justice écologique. Cette terminologie est expliquée dans la section 2.1.2 Inégalités climatiques et équité. 90 Robert D. Bullard est reconnu comme étant un des piliers de la « justice environnementale » grâce, entre autres, à ses nombreux travaux sur le racisme environnemental aux États-Unis.
  • 38. 31 La réflexion en ce qui concerne la justice climatique implique de considérer les causes et les effets des changements climatiques d’un point de vue éthique, mais aussi d’examiner les enjeux des droits de la personne et de la responsabilité collective vis-à-vis des conditions de vie de tous les humains ainsi que celles des générations futures. Les définitions de la justice climatique demeurent néanmoins très nombreuses et le consensus en ce qui concerne son application est encore loin d’être atteint. Pour Christopher Foreman, la multiplicité des conceptions de la justice écologique et la difficulté de mettre une limite à sa définition rendent la notion « très efficace comme rhétorique à usage politique », mais la rendent moins « opérationnelle » dans l’action publique91 . Étudier les différentes perspectives de la justice écologique, et plus particulièrement de la justice climatique, peut permettre de cibler certains éléments de consensus. Or, nous avons vu que l’approche des capabilités telle que développée par Amartya Sen et Martha Nussbaum implique de se préoccuper non seulement de la qualité de vie des individus ainsi que de leur bien-être, mais aussi de la liberté et des possibilités réelles qu’ils possèdent pour mener à bien la vie qu’ils souhaitent mener. D’autre part, il est possible d’affirmer que les impacts humains des changements climatiques modifient de façon importante les capabilités de certains individus, particulièrement les plus pauvres de nos sociétés. Les capabilités pourraient-elles alors servir de base dans l’application d’une justice climatique? Dans les prochaines sections, nous verrons tout d’abord dans quelle mesure la problématique des changements climatiques peut être interprétée comme une problématique d’ordre moral. Nous tenterons ensuite de bien définir quelques-unes des perspectives théoriques de la justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps les principales notions associées à l’approche distributive puisque son utilisation est assurément la plus répandue dans les politiques de gestion des impacts environnementaux. C’est aussi une des théories qui fait à la fois l’objet de plusieurs critiques. Le concept récent des inégalités écologiques sera aussi discuté, car son existence ne fait plus de doute. Nous verrons qu’il existe effectivement une forte relation entre les inégalités écologiques, sociales et économiques et que le développement d’une justice climatique doit aussi passer par la considération de ce phénomène. Nous aborderons aussi la question de la justice intergénérationnelle en nous posant la question 91 C. H. FOREMAN JR. The Promise and Peril of Environmental Justice, Washington, DC, Brookings Institution Press, 1998, p. 12.
  • 39. 32 suivante : où se situe la responsabilité de l’humanité en ce qui concerne les générations futures? En effet, les décisions prises aujourd’hui en ce qui concerne la lutte aux changements climatiques auront un impact majeur sur les conditions de vie de nos descendants. Finalement, le principe de RCMD nous rappellera qu’une justice écologique mondiale doit aussi considérer une variation dans la contribution des pays à la concentration de GES dans l’atmosphère ainsi que leur responsabilité actuelle à la lutte aux changements climatiques. Après avoir défini ces approches théoriques, nous étudierons la façon dont certains groupes revendiquent l’application d’une justice climatique. L’objectif sera ensuite de découvrir si les capabilités peuvent effectivement se forger une place dans l’élaboration d’une justice climatique. 2.1 Les changements climatiques posés comme problème moral L’étude des changements climatiques est pluridisciplinaire. Elle exige un dialogue entre les sciences naturelles, le droit, l’économie, la science politique, la philosophie, etc. Si, dans cet essai, nous abordons la problématique des changements climatiques sous un angle politico- philosophique, c’est qu’il s’agit d’un enjeu dont les questionnements moraux et éthiques sont nombreux. Toutefois, comme le mentionne Pierre-Yves Néron, il ne faudrait pas considérer que toutes les questions morales relatives aux changements climatiques relèvent du domaine de l’éthique environnementale 92 . Certaines questions portant, par exemple, sur la pratique du commerce, sur la responsabilité des entreprises ou encore sur la légitimité d’un marché de carbone relèvent davantage de l’éthique des affaires. L’éthique des relations internationales peut aussi apporter plusieurs idées en ce qui concerne les fondements du système international comme l’importance de la souveraineté des États face aux changements climatiques. Or, la problématique des changements climatiques au niveau mondial a dans une certaine mesure été prise en charge par le droit international. Plusieurs textes internationaux93 ont été signés par 92 P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 2, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 24 avril 2015). 93 En voici quelques-uns : Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques – 1992, Convention des Nations unies sur la diversité biologique – 1992, Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement – 1992, Déclaration de l’UNESCO sur les responsabilités des générations présentes envers les générations futures – 1997, Protocole de Kyoto – 1997, Déclaration universelle des droits de l’homme – 1948, etc.
  • 40. 33 une majorité de pays et peuvent être utilisés dans l’intention de diminuer les impacts des changements climatiques ou pour préserver certains droits acquis. Toutefois, un des principaux obstacles auquel fait face la communauté internationale, et plus particulièrement les communautés vulnérables, est l’absence de mécanismes juridiquement contraignants dans l’application de ces textes. Il n’existe donc jusqu’à maintenant aucune instance internationale pouvant assurer une réglementation mondiale obligatoire visant à limiter les émissions de GES et ainsi minimiser les impacts des changements climatiques94 . La problématique de la lutte aux changements climatiques est donc reléguée à la volonté morale des acteurs en cause. Développer une justice climatique comportant les arguments moraux ayant le potentiel de convaincre les décideurs d’agir constitue en soi un grand défi. Pour Néron, c’est principalement parce que ces arguments ne concordent pas avec l’ensemble des « conceptions "classiques" de la justice distributive, qui de manière générale, semblent échouer à nous proposer des outils pour saisir toute cette complexité. » 95 . La nature internationale et intergénérationnelle de la problématique des changements climatiques exige de repenser les fondements des conceptions les plus répandues de la justice. Pour John Broome, il faut ajouter une réflexion morale à la dimension économique pour régler la problématique du changement climatique et cette morale se divise entre une morale privée et une morale publique 96 . Chacune d’elle est dirigée par ses propres principes. Ainsi, la morale individuelle en ce qui concerne les changements climatiques est guidée par le « devoir de justice de ne pas nuire »97 davantage que dans le but de changer le monde. Cela relève de la morale privée. On peut donc affirmer que puisqu’il contribue de façon significative au réchauffement climatique et que sa contribution engendre des impacts à d’autres personnes, chaque individu a le devoir de réduire son empreinte écologique. Or, la morale publique, quant à elle, concerne les 94 UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications éthiques du changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 23. 95 P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 4, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 24 avril 2015). 96 J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, pp. 73- 81. 97 Ibid, p. 14.
  • 41. 34 devoirs du gouvernement. Ceux-ci doivent faire la promotion du bien et rendre le monde meilleur98 . Ce devoir incarne toutefois un problème : il est difficile, voire impossible, de cibler ce qui rend le monde meilleur. Et cela rejoint en grande partie le problème qu’avait relevé Amartya Sen lorsqu’il notait notre incapacité à créer un consensus en matière de justice. Pour un utilitariste comme John Broome, c’est la maximisation du bien-être99 qui constitue la base informationnelle qui devrait guider les décisions gouvernementales en matière de lutte aux changements climatiques. Peu importe de quelle façon elle est abordée, la problématique des changements climatiques demeure un défi moral et éthique d’une grande importance. Et cela ne concerne pas seulement ses effets, mais aussi ses causes et ses fondements. Dans un rapport intitulé Les implications éthiques du changement climatique mondial publié par la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (COMEST), l’on conclue que l’enjeu éthique du changement climatique s’énonce en quatre points100 que nous synthétiserons ici: (1) la nature anthropique du changement climatique, (2) les préjudices causés aux populations humaines et non-humaines et qui s’aggraveront, (3) l’existence d’une possibilité d’atténuer, interrompre, voire inverser le changement climatique si des mécanismes optimaux sont fixés et appliqués et (4) les émissions passées de GES exigent de porter un effort sur l’adaptation immédiate et à long terme aux effets des changements climatiques. Ainsi, tout exercice de compréhension, d’étude ou de prise en charge du phénomène du réchauffement climatique nécessite une réflexion éthique approfondie : « L’éthique ne vient pas s’ajouter à la somme des problèmes soulevés par le changement climatique mondial : elle représente la part constitutive de toute réponse justifiée, en raison, aux défis posés par le changement climatique. »101 98 J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, p. 188. 99 Ibid, p. 126. 100 UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications éthiques du changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 39. 101 Ibid, p. 42.