Magazine socio-culturel, Ride On ("continuer sa route") est un bimestriel n'obéissant à aucune actualité. À partir de paroles de chansons de la musique reggae il décortique et explique des périodes de notre histoire commune.
3. C’‘est vrai que les chiens sont les complices des colons
et que les femmes qui s’envolent peuvent compter sur les chats.
C’est vrai que la faim, le rêve et la peur sont la Sainte Trinité des Nègres d’Amérique.
Ce n’est pas vrai qu’on peut soulever une montagne avec des mains.
Ou alors il faut être au moins deux.
C ‘est vrai que le mensonge, dans le langage et dans l‘histoire,
peut donner des fleurs, mais jamais de fruits.
C ‘est vrai qu’il faut accepter de perdre pied dans la mer.
C ‘est vrai qu’il faut se charger de parole ainsi que de silence.
C ‘est vrai que le soleil en a marre de faire chaque jour tout seul sa révolution.
Ce n’est pas vrai que l ‘œil est un miroir.
C ‘est vrai que l ‘eau nous facilite le destin, car elle relie l’aval et l‘amont.
C ‘est vrai qu’aux Antilles il y a une rivière souterraine que les Nègres ont appelée : bonheur.
C ‘est vrai que tu as peur de raconter notre histoire.
C ‘est vrai que tu as peur de notre histoire.
C ‘est vrai que ton île pèse sur ton aile.
C ‘est vrai qu’il nous faut parler créole :
le créole des tambouyeurs
le créole des tambours-ka
C ‘est vrai que la géographie a défait notre histoire.
C ‘est vrai aussi que l‘œuvre vient toujours seulement de commencer
tant que nous somes debout.
Daniel Maximin, L’isolé soleil, éditions du Seuil, 1981
Il marche, court, se cache, franchit cette ligne pointillée.passage pour un ailleurs
où tout lui semble à reconstruire, reste à vivre. déracinement. apprendre. créer. lutter.
diaspora.
éditorial[ours]
Documentation
et rédaction de textes
Florence Louis
Jean Jover
Conception graphique
et maquette
Jean Jover
Coordination générale
Xavier Simacourbe
édition 2005
united reggae
édition 2013
on the corner
[Sources]
Stéphane Dufoix
Les diasporas
Que Sais-Je ? PUF
2003
Didier Lassalle,
Les Minorités ethniques
en Grande-Bretagne
L’Harmattan
2002
Paul Gilroy,
L’Atlantique noir.
Modernité et double
conscience
Kargo
2003
Elikia M’Bokolo
Afrique Noire.
Histoire et Civilisations
Hatier
1992
Walter Rodney
Et l’Europe sous-dévelopa
l’Afrique
éditions Caribéennes
1986.
Neil Lazarus (sous la
direction)
Penser le postcolonial -
Une introduction critique
PUF
1984.
T. G. Tété-Adjalogo,
Marcus Garvey - Père
de l’unité africaine des
peuples Tome 1
L’Harmattan
1995
Denis Constant,
Aux Sources du Regga
Parenthèses
1982
4. introduction
6 les pionners de la colonisation
what’s up
8 teach them to be british
construction d'un empire entre idéologies,
colonisation et émancipation
économie et philosophie / abolitionnisme et colonialisme / noirs et
abolitionnisme / disparition de la traite négrière / pénétration anglaise
en afrique / administration coloniale / enseignement / émancipation
24 break down
diaspora(s)
la diaspora noire / une communauté ?
34 cut
sound &culture
36 don't call us immigrants
une histoire du reggae britannique
le reggae made in london / dread in a uk / notting hill carnival, modèle
d’une Grande-Bretagne multiculturelle ? / l'africa centre, au coeur de londres
46 linton kwesi johnson
mi revalushanary fren
51 black literature
migrant & poetry style
les afro-caribéens / « inglan is a bitch » / une identité culturelle noire
sommaire
5. reggae militancy
56 histoire d'une diaspora
l'immigration caraïbeenne / l'immigration africaine anglophone / le débat racial
étude démographique / étude sociologique / identité
72 chronique
Brixton talk
saturday, april 11th
, 1981, 6:30pm
76 parole
Jah Blue
Un vol de colibris s’est posé en pleine
mer pour soigner ses ailes brisées au rythme
du tambour-Ka : Marie-Galante et Désirade,
Karukéra, Madina… îles de liberté brisées à
double tour, la clé de l’une entre les mains de
l’autre. Antilles de soleil brisées, d’eaux soufrées,
de flamboyants saignées, mais sans une seule
page blanche dans le feuilleton des arbres.
Et sur chaque morne, des ruines de moulins
en sentinelles attendent le prochain cyclone
pour balayer les souvenirs de peurs et de sueurs
sur l’écorce de nos rêves, comme s’ils savaient
que le désir est à l’histoire ce que les ailes sont
au moulin.
à la clarté des lucioles commence la nuit une
éruption de cris de misère et de joie, de chants et
de poèmes d’amour et de révolte, détenus dans
la gorge d’hommes et de femmes qui s’écrivent
d’île en île, déshabillés d’angoisse, une histoire
d’archipel, attentive à nos quatre races, nos sept
langues et nos douzaines de sangs.
Les mots ne sont pas du vent. Les mots sont
des feuilles envolées au risque de leurs racines,
vers les récoltes camouflées au fond du silence
et de la mer.
Daniel Maximin, L’isolé soleil, éditions du Seuil,
1981.
6. A
u XVIe siècle, l’essor commercial, phé-
nomène commun à toute l’Europe, fut
directementliéàl’affluxdesmétauxpré-
cieuxvenusd’Amérique.L’augmentation
de la circulation monétaire et la hausse des prix qui
en fut la conséquence stimulèrent l’activité des
échanges et donnèrent naissance à une forme nou-
velle de capitalisme, celle des moneyed men. Sans
avoir la puissance et l’influence qu’ils acquerront par
lasuite,ilsn’enfurentpasmoinsdéjàl’undesfacteurs
essentiels d’orientation de l’Angleterre vers la poli-
tique maritime. Individuellement parfois, le plus sou-
vent rassemblés en associations occasionnelles ou
durables (la première société par actions de l’histoire
anglaise estlaMuscovyCompagnycréée en1553), ils
cherchèrent le moyen d’atteindre au-delà des mers
les pays dont la richesse prodigieuse hante les ima-
ginations. En ces temps de guerre, les problèmes
transocéaniques entrèrent alors pourla première fois
en jeu dans les combinaisons politiques de l’Angle-
terre, avec parexemple, la proposition d’implanterun
établissement sur la côte américaine que venaient
d’explorer les navires de Walter Raleigh. Fortement
armé, ilpourrait servirde base d’attaque et d’occupa-
tion des îles espagnoles des Caraïbes dont les pro-
duits étaient fortement convoités par les marchands
anglais. Mais surtout, on yvoyait le premier noyau de
l’expansion commerciale et humaine de l’Angleterre.
Les premiers essais furent des échecs. S’il ne réalisa
pas l’expansion, le règne d’Élisabeth n’en n’eut pas
moins une action décisive sur les esprits. Les Anglais
les pionniers de la colonisation
par Jean Jover
7. tournèrent d’autant plus leurs regards vers la mer
que les navires du roi d’Espagne en avaient disparu
en 1588, après le désastre de l’Armada. Homme d’af-
fairesethistorien,RichardHackluytdémontra,dansun
ouvrage qui connut un brillant succès (The principal
Navigations, Voyages, Traffiques and Discoveries of
theEnglishNation,1585),touslesavantagesquel’An-
gleterre trouverait à s’engager dans la voie coloniale.
Sans disparaître complètement, les utopies sur la
recherchedel’oretlespratiquesdecommerce« sau-
vage » s’estompèrent lorsque la paix fut rétablie en
Europe en 1604.Au trafic quelque peu anarchique se
substituaunsystèmecohérentde« plantations »dans
les territoires nouvellement conquis, où des sujets
anglais eurent pour mission d’alimenter régulière-
ment en produits commercialisables les navires mar-
chands. Les premières compagnies à charte, nanties
d’unmonopolecommercialpourunerégiondétermi-
née, adoptèrent ces conceptions mercantiles. Leurs
fondateurs, personnages de l’aristocratie et riches
marchands, recherchaient des dividendes en ame-
nant sur les rivages lointains quelques centaines de
pionniers, employés des compagnie. L’autorité admi-
nistrative aussi bien que la propriété foncière appar-
tenaientexclusivementauxactionnairesdeLondres.
Au cours du XVIIe siècle, le courant d’émigration qui
conduisit des milliers d’Anglais à s’installer définitive-
ment au-delà de l’Océan eut d’autres stimulants que
l’intérêt mercantile. Ce phénomène a eu une impor-
tancetellesurledestinimpérialdel’Angleterrequ’ilest
utilepourcettepérioded’enanalyserlesraisonsprinci-
pales.Toutd’abord,commencédefaçonnégligeable
dans la première décennie, le mouvement d’émigra-
tion devient quantitativement très important à partir
de1625.Entre1620et1642,onestimeàplusde80000
(soit 2 % de la population) le nombre de ceux qui quit-
tent le pays. Parmi eux, 58 000 traversent l’Atlantique
pourgagnerlespayscôtiersducontinentaméricainou
certaines des îles des Caraïbes. Ce mouvement s’ins-
crit dans la conjonction d’un ensemble de contextes
quiagissentsurlaviedupeupleanglais :économique,
politique, religieux et morale. L’Europe connaît pen-
dant de longues années un état de crise due à des
conditions naturelles (série de mauvaises récoltes)
et à une situation politique troublée (guerre deTrente
Ans). La fermeture des marchés continentaux et la
baisse des flux monétaires affectèrent particulière-
ment enAngleterre les marchands et les artisans ; les
travailleurs du sol, évincés de leurs exploitations par
les enclosures,vivèrnt dans une grande pauvreté, un
quart dans l’indigence. Dans un telcontexte et face à
une population qui ne cessa de croître (la population
fut estimée à 4,2 millions à la fin du règne d’Élisabeth,
5,4 millions en 1642), les classes populaires n’eurent
d’autres remèdes à leur misère que l’exode. Cela
contribua à alimenteret à entretenirle courant d’émi-
gration. L’insécurité matérielle et morale n’aurait pas
suffi à créer le choc qui conduisit les Anglais à quitter
massivement leur pays, si n’avaient pas joué de puis-
santesattractingforces.WilliamShakespearefaitdire
àClaudio :« Themiserablehavenoothermedecine,but
only hope ». L’espoir fut le catalyseur des énergies de
ces hommes et leur donna le courage d’affronter les
conditions effroyables et les dangers d’une traversée
au cours de laquelle on avait une chance surdeux de
périr. A cela il faut ajouter la mise en place d’une pro-
pagande qui atteignit rapidement le peuple : tracts,
factums, chansons réflexions et sermons vantèrent
l’attraction du Nouveau Monde. On y jouait de la rai-
son et de la sensibilité, des sentiments intéressés et
delapiété,del’égoïsmeetdelaphilanthropie.Dieun’a
t-t-il pas dit à Abraham : « Get thee out of the countrie,
and from thykindred and form thyfathers house unto a
landthatIwillshewthee ;andIwillmakeoftheeagreat
nation » genèse, XII, 1-2. On estime qu’en 1629 un
bateauparjourquittaitlesportsdel’Angleterre ;beau-
coupplusparlasuite.Onmouraitbeaucoupenmerou
à peine arrivés, mais le flot des nouveauxvenus com-
blait largement les vides, créant ainsi les éléments
encoreéparsd’unenouvellenation.■
7
ride on
introduction
9. teach them to be British
construction d’un empire entre idéologies,
colonisation et émancipation
par Jean Jover
C
elaestnécessairepourcomprendreàpartirl’histoiredelacolonisationanglo-
phone la pensée postcoloniale et les diasporas noires qui en découlent. En
Grande-Bretagne, le tournant majeur fut l’affaire James Somerset, du nom
de cet esclave noir emmené de Virginie à Londres par son maître en 1769,
rattrapéparcelui-ciaprèsunetentativedefuiteetrevenduàunplanteurenpartancepour
la Jamaïque. En 1772, à la suite d’un procès qui faisait la une de la presse britannique, le
procureur généralJames Mansfield rendit la liberté à J. Somerset en se référant au droit
naturel et au constat qu’aucune loi ni coutume n’autorisait l’esclavage en Angleterre. Si
pour Lord Mansfield, « le jugement s’est contenté d’établir que le maître n’avait pas le
droit d’obliger l’esclave à partir pour un pays étranger », le procès Somerset devint pour
les abolitionnistes un événement fondateur, et le verdit fut érigé en mythe mobilisateur
d’aprèslequel« l’airdel’Angleterreesttroppurpourêtrerespiréparunesclave :touthomme
qui vient en Angleterre a droit à la protection de la loi anglaise, quelle que soit l’oppression
dont il peut avoir souffert auparavant, quelle que puisse être la couleur de sa peau ». Des
hommesauxtalentsdivers,journalistes,écrivains,chansonniers,avocats,diffusèrentdans
l’opinionpubliquel’idéequelesolbritanniqueétaitsacré,etquetoutesclavequilefoulait
devenaitautomatiquement libreetquel’Angleterre,« génieirrésistibledel’Emancipation
Universelle » (Philpot Curran, 1794), avait une sorte devocation à guiderles peuples dans
la croisade contre la traite négrière et l’esclavage.
Onnepeutréduiretoutefoisl’abolitionnismeàunecomposanteunique.Lemouvementaembrassédesgroupes
sociauxtropvariés,mobilisédespersonnalitéstropcontrastéesettraverséesdesconjoncturestropdifférentes
pour obéir à une cause unique et répondre à un seul type de considération. En lui se mêlaient, à des degrés
variables, l’humanitarisme d’inspiration religieuse, la philosophie rationaliste des Lumières, les démonstrations
de l’économie politique libérale et les stratégies du capitalisme industriel naissant. Ce fut en Angleterre que
s’épanouit un humanitarisme fortement chargé de références religieuses. Presque toutes les personnalités
10. de l’abolitionnisme britannique avait des attaches
religieuses. La vieille tradition anti-esclavagiste des
Quakers, qui s’était manifestée à Philadelphie (Etats-
Unisd’Amérique)dès1688,serépanditenAngleterre
au XVIIIe siècle, grâce surtout à Anthony Benezet,
huguenot français émigré en Amérique : publié à
Londres,sonprincipalouvrage,Descriptionhistorique
de la Guinée… avec une enquête sur le peuplement et
la croissance du commerce des esclaves, sa nature et
ses lamentables effets, connut, avec quatre éditions
de 1762 à 1788, un énorme succès.
En 1787, un Committee for the Abolition of the Slave
Trade(appeléégalementAbolitionSociety)futconsti-
tué : neuf des douze membres fondateurs étaient
Quakers ; l’un des plus actifs, Thomas Clarkson, était
issu d’un milieu ecclésiastique. Le porte-parole du
mouvement à la Chambre des Communes, William
Wilberforce, se fit connaître parsa ferveurreligieuse.
Aucun de ses hommes n’ayant une expérience per-
sonnelledel’AfriqueoudesAmériques,leurinforma-
tionprovenaitdeJamesRamsay,ancienchirurgiende
la marine et témoin oculaire des atrocités de la traite
négrière, qui se fit ordonner pasteur, dont l’Essai sur
le traitement et la conversion des esclaves africains
danslescoloniessucrièresbritanniques(1784)eutun
impactcertain.Maiscetteferveurtouchaitégalement
les classes populaires que l’industrie naissante avait
attiréeshâtivementdanslescentresurbains,oùelles
vivaient dans des conditions misérables, et que de
nombreux pasteurs craignaient de voir revenir à une
sorte de paganisme. JohnWesley, artisan du renou-
veau religieux connu sous le nom de méthodiste, fut
luiaussi,aprèsunséjourenAmérique,unardentabo-
litionniste et se fit remarquer par un essai émouvant,
Pensée surl’esclavage (1774), dans lequelildécrivait
l’esclavage comme « la somme exécrable de tout
ce que les hommes peuvent commettre comme
infamies » et en appelait à la charité chrétienne pour
mettre un terme eu trafic odieux.
économieetphilosophie
En Grande-Bretagne, l’abolitionnisme joua le rôle de
ciment idéologique unissant des classes différentes
de la société et de croisade nationale dans laquelle
se retrouvaient des groupes sociaux aux intérêts par
ailleurscontradictoires.SienAngleterre,labourgeoi-
sie capitaliste industrielle adhéra aux arguments
abolitionnistesetypuisadesraisonssuffisantespour
se distinguer de la classe des planteurs coloniaux,
et pour, en définitive, rompre avec elle, c’est que les
intérêts de l’industrie naissante rejoignaient l’idéa-
lisme généreux des humanitaristes. La condamna-
tion de l’esclavage parAdam Smith, le fondateur de
l’économiepolitiquemoderne,apparutcommesans
appel.SesRecherchessurlanatureetlescausesdela
richesse des nations (1776) établissaient que « le tra-
vail accompli par les esclaves, bien qu’il ne paraisse
coûter que leur subsistance, est en définitive le plus
cher de tous. Un être qui ne peut acquérir de biens
propres ne peut avoird’autre intérêt que celui de man-
ger le plus possible et de travailler le moins possible ».
« L’esclaveestparesseuxparcequelaparesseestson
unique jouissance, et le seul moyen de reprendre en
détail à son maître une partie de sa personne que le
maître à volée en gros. L’esclave est inepte, parce que
qu’iln’aaucunintérêtdeperfectionnersonintelligence.
L’esclave est mal, intentionné, parce qu’il est dans un
véritable état de guerre toujours subsistant avec son
maître. »(Pierre-SamuelDupont deNemours, article
paru dans les Ephémérides, 1771). Ces idées rejoi-
gnent les analyses des administrateurs coloniaux
« éclairés ». Unprojetderéformedelamain-d’œuvre
coloniale élaboré en 1774 s’appuyait sur l’hypothèse
que« destravailleurslibres,mieuxentretenusetmieux
traités que des esclaves, seraient plus dispos, plus
vigoureux. Ils joindraient à la force mécanique l’intel-
ligence et la bonnevolonté qui manquent à la plupart
desesclaves ».
Comme les abolitionnistes avaient su puiser dans
unelecturenouvelleduchristianismelesarguments
10
ride on
what’s up
11. religieux et moraux pour condamner la traite et l’es-
clavage des Africains, de même les philosophes
réussirent à rattacher leur anti-esclavagisme à la
critique d’ensemble du système économique et
politique et à faire de l’anti-esclavagisme non pas un
combat singulier, spécifique au contexte colonial et
africain, mais un aspect particulier de la lutte univer-
sellepourlesdroitsdel’Hommeetunprolongement
immédiat et concret de la guerre qu’ils menaient
contreleservageetledespotisme.Voyagesd’unphi-
losophe(1768)-écritparPierrePoivre,administrateur
de l’île de France (Maurice) et philosophe – fut un
ouvrage de référence pour les abolitionniste igno-
rant les réalités d’outre-mer, apparaissant comme
l’un des écrits les plus significatifs de cette volonté
de rattacher la cause des Nègres aux aspirations de
la bourgeoisie et des classes populaires d’Europe :
« Je ne puis douter que des cultivateurs libres à qui
on aurait partagé sans réserve les terres de l’Amé-
rique ne leureussent fait rapporterle double du pro-
duit qu’en tirent les esclaves. […] La loi de l’esclavage
aétéaussicontraireauxintérêtsdel’Europequ’àlaloi
naturelleetàsonhonneur.[…]Lalibertéetlapropriété
sont les fondements de l’abondance et de la bonne
agriculture : je ne l’aivu florissante que dans les pays
où ces deux droits de l’homme étaient bien établis. »
abolitionnismeetcolonialisme
C’estdiretouteslesambiguïtésdel’abolitionnismeet
suggérersadériveenquelquesorteinévitableversle
colonialismemoderne.Danssathèsedésormaisclas-
sique,quoiquetoujourscontroversée,Capitalismeet
esclavage (1944), l’historien trinidadien Eric Williams
a bien souligné que « pendant longtemps les abo-
litionnistes britanniques évitèrent et même désap-
prouvèrent toute idée d’émancipation » des esclaves.
«Touslestextessurlesquelsons’estfondépourpar-
lerdel’anticolonialismeetdel’anti-esclavagismedes
philosophes doivent être en fait considérés comme
l’expression d’une politique néo-colonialiste, qui
sert les intérêts de la bourgeoisie métropolitaine ,
et qui trouve dans la fraction « éclairée » de l’opi-
nion un appui immédiat ». Ily a lieu de distinguer les
stratégies élaborées spécifiquement pour les « îles
sucrières»etlesprojetsserapportantàl’Afrique.Les
« îles sucrières » étaient déjà des colonies. Le mar-
ronnage y avait pris des proportions inquiétantes
pour les planteurs. La figure de l’esclave noir révolté
devenuefamilièredanslesmétropolescoloniales.La
stratégiedesabolitionnistes,rejetéecommesubver-
sive par les planteurs, n’envisageait en réalité que le
réforme (abolition de la traite des Noirs conduisant à
l’amélioration de la condition servile et, à plus long
terme,abolitionéventuelledel’esclavage) :ellereje-
tait absolument ce qui aurait été la suppression du
lien colonial. La situation de l’Afrique était tout à fait
différente. La présence européenne se limitait, à la
finduXVIIIesiècle,àquelquesfortssurlescôtes.Les
abolitionnistes montrèrent que la suppression du
commercenégriernebouleverseraitpasl’ordreéco-
nomiqueinternational.Enmaintenant,parlasuppres-
sion du trafic des esclaves, les Africains en Afrique,
on pourrait leur faire produire, à moindre coût et en
évitant les risques d’explosion sociale et politiques
inhérent à l’esclavage, le sucre et les anciens pro-
duitsd’Amériqueauxquelslesconsommateurseuro-
péens étaient accoutumés, mais aussi les nouvelles
matièrespremièresdontl’industrieavaitbesoin. Ainsi
se construirait une division du travail dans laquelle
l’Afrique serait un véritable partenaire de l’Europe.
Mais religieux, philosophes, économistes, intellec-
tuels croyant au « progrès » et à l’inégal développe-
ment des pays et des civilisations malgré l’égalité
entreleshommes,lesabolitionnistesétaientenoutre
persuadésquel’Europeétaitaussiplusavancéedans
les Lumières et les arts que l’Afrique. D’où une sorte
de condescendance et un paternalisme qui devin-
rent rapidement les premiers éléments et la matrice
durable de l’idéologie coloniale.
Par ailleurs devant la résistance des négriers et le
11
ride on
what’s up
12. développement trop lent du «commerce licite», ces
idéesseretrouvèrentsousuneformeplusréalisable,
dans les projets de Sir Thomas F. Buxton, succes-
seur de William Wilberforce à la tête de l’Abolition
Society : « Il n’y a pas d’autre moyen efficace pour
arrêterlaprogressiondecemalprofondémentenra-
ciné que d’apprendre aux Nègres les connaissances
utiles et les arts et techniques de la vie civilisée. » Il
fallait signer avec les chefs africains des traités pro-
hibant la vente des esclaves, enseigner l’agriculture
par l’établissement des fermes modèles, créer des
factoreries pour stimuler le « commerce légitime »,
encouragerl’œuvredesmissionschrétiennes,« civi-
liser » l’Afrique, par le « commerce » et le « christia-
nisme » : cette alliance allait conduire de manière
insidieuse à la colonisation du continent africain.
noirsetabolitionnisme
La participation et le rôle des Noirs dans le débat
abolitionniste restent très mal connus. Ce débat de
caractère intellectuel, idéologique et politique est
à distinguer des multiples formes de résistance à la
mise en servitude, individuelles ou collectives, en
Afrique même et aux Amériques, désormais bien
connues. Si ce rôle n’a pas été déterminant, ilne faut
pas le sous-estimer car la contribution des Noirs au
mouvement des idées abolitionnistes a pu locale-
ment exercerdes effets difficiles à mesurer.
Pourcelailfautsetournerd’abordversl’Europeocci-
dentale et en particuliervers l’Angleterre. Ilyavait eu
tout au long du XVIIIe siècle une immigration, rela-
tivement importante pour les normes de l’époque,
de Noirs et « hommes de couleur » en provenance
des colonies d’Amérique. Certains accompagnaient
leurs maîtres en Europe ; d’autres étaient, surtout
parmi les mulâtres, des hommes libres mal à l’aise
danslessociétésduNouveauMondeoùl’esclavage
avait généré la confusion entre le statut et la couleur
des individus ; d’autres enfin étaient des esclaves en
fuite qui avaient réussi à gagnerla sympathie de cer-
tains navigateurs. Il semble bien que cette dernière
catégorie se soit le plus accrue au cours du XVIIIe
siècle. Vers1780,lesNoirset« hommesdecouleur »
vivant en France étaient estimés à plusieurs mil-
liers ; en Grande-Bretagne, le chiffre habituellement
retenu est de 14 000 à 15 000. Le nombre croissant
des procès pour refus du maintien en Europe de la
condition servile est révélateur de l’état d’esprit de
ces hommes. La publicité faite autour du procès
Somerset a laissé des témoignages instructifs sur
l’intérêt manifesté à ce procès par les Noirs vivant à
Londres en 1772. A chaque session du tribunal, une
nombreuse délégation se faisait remarquer et le 22
juin, jour du verdict , de nombreux Noirs présents
au tribunal manifestèrent bruyamment leur joie :
quelques jours plus tard, « environ 200 Noirs accom-
pagnésdeleursépouses »prirentpartàunemanifes-
tationpubliquesuivied’unesoiréedansante,d’après
The London Packet (26-29 juin), pour « célébrer le
triomphe que leur frère Sommerset avait obtenu de
son maître Stewart ».
Sur le plan des idées, la deuxième moitié du XVIIIe
siècle vit apparaître, à côté d’une littérature négro-
phileetsouventromanesquerelativementancienne,
une littérature militante produite par des Noirs. Ces
livres se présentaient à la fois comme des témoi-
gnages personnels et comme une dénonciation du
trafic négrier.Ainsi, en 1787, Ottobah Cuguano publia
à Londres les Pensées et sentiments sur l’inique et
funeste traite des Noirs. Suspecté dès sa publication
par certains critiques d’être apocryphe, l’ouvrage
connu de ce fait un certain succès dans l’opinion bri-
tannique. Ottobah Cuguano avait vu le jour en pays
fanti (Ghana) et avait été vendu aux Antilles, avant
d’accompagnersonmaîtreenAngleterre :ilfutlepre-
mier à proposer, ce qui parut alors irréalisable et qui
s’accomplit néanmoins à partirde 1808, que l’Angle-
terreenvoyâtunecroisièresurlescôtesoccidentales
d’Afrique pour combattre l’exportation des Africains.
12
ride on
what’s up
13. En 1789, parut sous la plume d’Olaudah Equiano ou
Gustave Vassa, natif du pays ibo (Nigeria), l’un des
« best-sellers »delalittératureabolitionniste,lavéri-
dique histoire d’Olaudah Equiano, Africain, esclave
aux Caraïbes, homme libre par lui-même (note :
La première édition française date seulement de
1987, presque deux siècles après sa parution (Paris,
Editions Caribéennes)). Remplie de détails qui en
attestent l’authenticité, l’autobiographie se terminait
par un long plaidoyer en faveur de l’abolition qui eut
l’habileté,aprèsl’émotionsuscitéechezlelecteurpar
le récit de ses aventures, de sollicitersa raison et son
sens de l’intérêt : « La population, les entrailles et le
sol de l’Afrique regorgent de ressources précieuses
et utiles ; les trésors dissimulés pendant des siècles
seront exhumés et mis en circulation. Les indus-
tries, les entreprises, les mines prendront leur véri-
table développement en fonction de la marche de
la civilisation. En un mot, un champ infini s’ouvre au
commercedufabricantetdunégociantbritanniques
qui oseront. L’intérêt des fabriques et l’intérêt géné-
ral sont synonymes. L’abolition de l’esclavage sera
véritablementunbienfaituniversel.[…]J’avancecette
théorie en m’appuyant sur des faits, c’est pourquoi
elleestinfaillible.Sil’onpermettaitauxNoirsderester
dansleurproprepays,leurnombredoubleraittousles
quinzeans.C’estenproportiondecetaccroissement
que se feraient les demandes en objets manufactu-
rés. Le coton et l’indigo poussent à l’état spontané
presque partout en Afrique ; considération qui n’est
pas sans avoir de grandes conséquences pour les
villes industrielles de Grande-Bretagne.Ceci ouvre
des perspectives infinies, à la fois glorieuses et heu-
reuses,-pourl’habillement,etc.,àuncontinentdedix
millemilesdecirconférencedontlesproductionsde
toutes sortes, d’une richesse considérable, peuvent
s’échangercontre des objets manufacturés. »
Olaudah Equiano parcourut toute la Grande-
Bretagne pour animer des conférences contre la
traite et l’esclavage des Noirs, et assurer la vente de
son livre. De 1789 à 1797, année de sa mort, l’auto-
biographie connut huit éditions britanniques et une
américaine ; de 1797 à 1837, ily eut encore dix autres
éditions, dont des traductions aux Pays-Bas et dans
les Etats allemands, eux aussi impliqués dans le
commercetriangulaire.IlnesemblepasquelesEtats
continentaux d’Europe, la France en particulier, où
se développa une littérature négrophile florissante,
aientconnudephénomèneslittérairescomparables
au succès de librairie d’Ottobah Cuguano et d’Olau-
dah Equiano.
disparitiondelatraitenégrière
Ce fut la Grande-Bretagne, naguère championne de
la traite négrière, désormais championne du capi-
talisme industriel et de l’abolitionnisme, qui montra
le plus de constance dans la lutte contre le trafic
ride on
what’s up
15. esclavagiste. Plus encore, loin de se contenterd’agir
pour elle-même et dans ses seules possessions,
elle voulut persuader, voire contraindre, les autres
puissances à faire comme elle, convaincue que « le
devoir » et « la mission » lui incombaient d’ « utiliser
l’influenceetlapuissancequ’ilapluàDieudeluidon-
ner pour sortir l’Afrique de la poussière et la mettre à
même d’abattre parsespropres moyensl’esclavage
et le commerce d’esclaves » (Thomas F. Buxton). La
pression abolitionniste de l’opinion publique y resta
permanente et conserva la même force jusqu’au
milieu du XIXe siècle, comme l’attestent a contrario
lessarcasmesdeCharlesDickensdansBleakHouse
(La Maison d’Apre-Vent, 1852-1853) contre ceux qui
« se consacraient […] spécialement à la cause de
l’Afrique avec l’objectif d’y développer la culture
générale du café et des indigènes et d’y installer,
pour son bonheur, la population surabondante de
l’Angleterre ».
Après l’abolition de l’esclavage dans les colonies
britanniques en 1833, les planteurs crièrent à la
« famine » de main d’œuvre. L’Angleterre résolut de
satisfaireceux-cienrecrutantenAfrique,surleslieux
mêmes où se déroulait la traite esclavagiste, des
« travailleurs sous contrat » : le procédé consistait à
racheterdesesclaves,qu’ons’empressaitdeprocla-
mer libres et qui n’avaient aucun moyen de refuser
leur consentement au contrat d’émigration. D’après
les sources connues, les Antilles britanniques reçu-
rent dans ces conditions plus de 36 000 travailleurs
entre 1841 et 1847. Les « colons libres » recrutés par
les Britanniques provenaient surtout d’Afrique occi-
dentale (43% de la Sierra Leone et de la côte kru au
Libéria) et des saisies de négriers clandestins, et
furentexpédiéspourl’essentielenGuyane(14000),à
laJamaïque (10 000) et àTrinidad (8 500).
Les raisons de la pénétration européenne furent
avant tout économiques. Les commerçants l’encou-
rageaient, en s’appuyant sur les richesses réelles ou
supposées de l’Afrique et sur la croissance spec-
taculaire du volume du « commerce licite » depuis
1810 environ. La lutte contre la traite négrière et la
volonté d’établir enAfrique même les esclaves libé-
rés des bateaux négriers et les Noirs libres,vivant en
Amérique du Nord et en Europe, et jugés encom-
brants,tropnombreuxetdangereux,poussèrentàla
création de la Sierra Leone (1787), du Libéria (1822) et
de Libreville (1849). Ces territoires allaient servir de
têtes de pont à la pénétration européenne.Même
la générosité humanitaire et l’élan missionnaire
n’étaient pas dépourvus de retombées territoriales
: ainsi, l’Universities Mission to CentralAfrica, fondée
en 1857 sous le patronage de David Livingstone, se
donna aussitôt pour mission l’établissement de «
centres de chrétienté et de civilisation par la promo-
tion de la vraie religion, de l’agriculture et du com-
merce légitime » ; lors de l’expédition du Zambèze
(1858) et de l’exploration des Grands Lacs (1865), D.
Livingstone, tout en se proclamant « missionnaire
indépendant », accepta le titre et les pouvoirs de «
consul de S.M. Britannique » dans les territoires qu’il
ouvrirait au christianisme. La poussée européenne
prit cependant une ampleur et des formes variables
selon de grands ensembles régionaux.
pénétrationanglaiseenafrique
Bien qu’en Afrique occidentale les Anglais eussent
manifestéjusqu’auderniermomentleursréticences,
l’annexion eut lieu à peu près en même temps. En
1865, à la suite de la descente des Ashanti sur la
côte, un Select Committee envoyé en inspection par
le Parlement avait conclu à la nécessité deralentir le
processus de politique d’inter-vention. En opposant
la prospérité des Rivières de l’Huile, pourtant indé-
pendantes, au marasme de la Gold Coast, il s’ap-
puyait sur la liberté du commerce pour défendre le
principe de remettre partout, sauf au Sierra Leone,
l’exercice du pouvoir aux Africains. C’était faire peu
de cas d’une évolution désormais irréversible. Car
15
ride on
what’s up
16. lesFantieux-mêmes,inquietsdeladéfectionbritan-
nique, s’efforcèrent alors de renforcer et de moder-
niser leur système politique en lançant l’idée d’une
Confédération Fanti (1867-1873) regroupée autour
d’une constitution, avec une Assemblée nationale
des chefs et un Parlement exécutif chargé de pro-
mulguer les lois et de lever les impôts. Ce fut préci-
sémentcetteremarquabletentativepourharmoniser
lesvuesdelavieillearistocratieetdelanouvelleélite
qui accéléra l’intervention. Sans saisir l’intérêt du
projet, le gouverneur jeta en prison les délégués qui
venaientseplacertoutnaturellementsouslaprotec-
tion britannique. L’annexion fut décidée, tandis qu’il
ne restait plus à l’élite ulcérée qu’à cultiver les fer-
ments du futur nationalisme ghanéen. A la suite de
l’occupationdeLagos(1851)érigéeencoloniedixans
plus tard, l’annexion du Nigeria ne tarda pas à suivre.
La pénétration britannique, très active en Gambie,
en Sierra Leone, en Gold Coast et au Nigeria, béné-
ficia de l’action conjointe et parfois concurrente des
compagnies privées, des missionnaires et des fonc-
tionnairesdelaCouronne,etdel’interpénétrationdes
intérêts britanniques et des calculs des Africains de
la côte. Un aspect originalde la mainmise étrangère
en Afrique occidentale fut le rôle des Noirs anglo-
phones de Sierra Leone. La colonie avait vu le jour
avec quelque 400 Noirs pauvres, revenus, bon gré,
mal gré, de Grande-Bretagne, auxquels s’ajoutèrent
successivementlesNovaScotians(Noirsd’Amérique
qui avaient combattu du côté des Britanniques pen-
dant la guerre d’Indépendance des Etats-Unis et qui
avaient été repliés en Nouvelle-Ecosse, au Canada) ;
des Nègres marrons de la Jamaïque, reconquise
par les Britanniques en 1796, déportés en Nouvelle-
Ecosse ; enfin, un nombre croissant de recaptives,
Noirs arrachés par les croiseurs de la marine bri-
tannique aux bateaux négriers de contrebande. De
2 000 habitants en 1807, la population passa à 11 000
en 1825 et à 40 000 en 1850. Véritable melting pot, la
Sierra Leone brassait des Noirs venant de sociétés
et de cultures les plus diverses d’Afrique, et ceux
que l’esclavage dans le Nouveau Monde et la vie
britannique avaient contraints à assimiler d’autres
modes de vie et de pensée. Formés dans les écoles
chrétiennes, ces « créoles » ont donné naissance à
une bourgeoisie de fonctionnaires et de professions
libérales très brillante, ainsi qu’à une classe entre-
prenante de commerçants, enseignants, agents des
missions, travailleurs manuels. Ainsi se forma une
classe de lettrés à Freetown, qui fournit les premiers
agents locaux de l’expansion britannique, mais aussi
les premiers nationalistes modernes.
En Afrique centrale, les Britanniques jouissaient,
comme du reste en Afrique orientale, d’un « empire
informel » étendu, expression commode pour dis-
tinguer les territoires que l’avance de leur industrie
leurpermettaitdecontrôlercommercialement,mais
qu’ils n’éprouvaient pas le besoin d’annexer ou de
dominer politiquement. Les commerçants britan-
niques de Bristol et de Liverpool, tels que Hatton &
Cookson, s’assuraient l’essentiel des échanges du
Gabon, du Congo et de l’Angola. L’adhésion fut loin
d’êtreunanime:acquérirdescoloniesétaitunechose
,yinvestirétaituneautreaffaire.LaGrande-Bretagne
était animée du désir identique de mettre le pays en
valeur aux moindres frais. On crut trouver la solution
en ressuscitant le vieux système des compagnies
à charte, vastes entreprises à dessein politique et
patriotique, dotées de privilèges commerciaux et
miniers et de droits souverains les autorisant à lever
les impôts et à entretenir une force armée qui, dans
lesquinzedernièresannéesdusiècle,agirentdavan-
tage comme des machines de guerre que comme
des entreprises économiques. L’Angleterre, la pre-
mière, mit à profit les initiatives de ses nationaux
pourleurabandonnerlacharged’assurerlecontrôle
politique des territoires à exploiter. Avec la prise en
charge du commerce intérieur, l’action des mission-
nairespréparait,enfait,lesconditionsdel’expansion.
Celle-ci finit par apparaître comme l’aboutissement
16
ride on
what’s up
18. légitime du mouvement humanitaire : puisque ni la
diplomatie,nil’évangélisationneparvenaientàtriom-
pherdes échanges ni des croyances traditionnels, la
convictionserépanditdu«devoirdel’hommeblanc»
chargé,fût-ceparlaforce,dedélivrerlespeuplesdu
jougdeleurspotentatsetdeleurenseigneràexploi-
terleurspropresrichesses.(note:L’idéefutexprimée
dès 1821 par James McQueen, A Geographical and
Commercial View of Northern and CentralAfrica) Ce
n’estpasunhasardsil’onvitsemultiplier,dansleder-
nier tiers du siècle, les réquisitoires contre le « trafic
honteux » ou le ritueldes sacrifices humains, et c’est
tout récemment que les chercheurs ont commencé
de montrer le faible poids de cette motivation offi-
cielle. Dans toute l’Afrique, l’ébauche des empires
coloniaux fut bien antérieure à la période dite «
impérialiste ». Le processus fut partout analogue :
tôt ou tard, les négociants se heurtaient aux struc-
tures préexistantes. Ils appelaient à la rescousse les
forces de l’état, qui finissait par s’emparer des points
stratégiques nécessaires à la protection des intérêts
locaux.
administrationcoloniale
La période de l’entre-deux-guerres est celle de la
véritable mise en place des systèmes d’adminis-
tration dans les colonies. Au fur et à mesure de la
conquête et de la pacification, les puissances colo-
niales avaient pris les dispositions nécessaires pour
organiser les territoires et les maintenir, autant que
possible, sous leur domination.Pour la Grande-
Bretagne, Lord Frederick Lugard (1858-1945) fut le
granddéfenseurdel’administrationindirecte(indirect
rule) ; son livre publié en 1922, The Dual Mandate in
BritishTropicalAfrica,eutunsuccèsretentissantdans
les milieux coloniaux. Ancien officier de l’Armée des
Indes devenu administrateur en Ouganda puis au
Nigeria,ilavaitacquisaucontactdecesculturesune
certaine admiration et surtout un respect, fondé sur
uncertainpragmatisme,decescivilisationsetdubon
fonctionnement de leur mode d’organisation tradi-
tionnelle.Apartirdelà,ilmitaupointlathéoriedel’In-
directRule et la testa, dès avant la guerre, au Nigeria.
L’Indirect Rule se fondait sur quelques principes :
les peuples colonisés ne sont pas désorganisés ;
ils ont leurs propres modes d’administration, leurs
institutions et leurs chefs ; leur organisation, origi-
nale, est adaptée, à leur culture et surtout elle a le
mérite d’être déjà en place. Le colonisateur a donc
tout intérêt à s’appuyer sur ces fonctionnements et
sur les chefs traditionnels reconnus, au lieu de cher-
cher à se substituer à eux, et à servir ainsi de guide
pour permettre à ces structures d’évoluer vers une
plus grande efficacité et s’adapter au changement,
notamment économique. Les administrateurs
coloniaux accompagnent les chefs, gouvernent à
travers eux. En théorie, ils ne peuvent apporter que
de légères modifications au fonctionnement qu’ils
trouvent, soit pour supprimer des éléments jugés
néfastes,soitpourintroduirelesélémentsqu’ilsesti-
ment nécessaires à l’évolution souhaitée. Pour les
partisans de l’Indirect Rule, le système présentait de
nombreux avantages : il demandait peu d’hommes,
puisqu’il utilisait les chefs en place, et coûtait donc
peu cher ; il ne perturbait pas la vie politique, éco-
nomique et sociale des populations colonisées ; le
passage par les circuits traditionnels rodés laissait
espérerunegrandeefficacité;enfin,selonSirDonald
Cameron, autre théoricien et praticien de l’Indirect
Rule, ilpermettait auxAfricains d’avoir un bon entraî-
nement à une administration performante. Mais les
détracteurs étaient virulents : dans son principe, ils
lui reprochaient de s’appuyer sur des structures «
qui avaient prouvé leur incapacité à extraire l’Afrique
de son immense retard ». Certains pensaient que ces
organisationsétaientarchaïques,inadaptéesaupro-
jetcolonialetsurtouttropdiversifiées:ilsemblaitplus
simple de tout réorganiser, rationnellement.
18
ride on
what’s up
19. Ce fut souvent la façon dont le principe fut appliqué
quilefitcritiquer:LordLugardvoyaitdanscettepoli-
tiquecommeunedynamiquequidevaitporterversle
changement, mais certains administrateurs, emplis
d’idées libérales et non interventionnistes, la tradui-
sirent en inactivité, restant de simples observateurs,
laissant des territoires entiers accumuler un grand
«retard»parrapportàleursvoisins,notammentsurle
plandesinfrastructures,delasantéetdel’éducation.
enseignement
Les Européens ignoraient ou méprisaient les sys-
tèmes éducatifs africains : fondés sur l’oralité, sou-
vent organisés en stages initiatiques et marqués par
desritesdepassage,ilspermettaientauxadultesde
socialiser les plus jeunes et de leur transmettre les
savoirsnécessaires àlaviequotidienne, lescompor-
tements sociaux et les sciences traditionnelles ou
les connaissances religieuses. Seuls les musulmans
avaient un enseignement fondé sur l’apprentissage
de la lecture et de l’écriture, assez proche de l’ensei-
gnement de type occidental. Pourles colonisateurs,
laméthodeeuropéennedescolarisationétaitl’unique
moyend’accéderàlacivilisation.Jusqu’àlaPremière
Guerre mondiale, l’enseignement en Afrique était
exclusivement diffusé par les missionnaires ; mais
à partir de cette date, les Etats coloniaux se préoc-
cupèrent d’être les moteurs du mouvement afin de
contrôler l’outil et de mettre en place un véritable
système éducatif. Celui-ci avait pour objet principal,
voire unique, le maintien et le développement du
systèmecolonial.L’enseignementdevaitpermettraà
l’«indigène»d’assimilerlesfondementsdelaculture
occidentale, de les respecter et d’en reconnaître la
supériorité.Ildevaitégalementpermettredefournirà
l’économieleshommesdontelleavaitbesoin :tech-
niciens, employés, auxiliaires, contremaîtres…
Au-delà d’une simple croyance en une incapacité
desAfricainsàapprendreàs’instruire, lesEuropéens
craignaientsurtoutquel’enseignementnedevienne
un outil « pervers », permettant aux noirs de s’éle-
ver dans la hiérarchie sociale et éventuellement de
devenirla source d’une contestation de l’ordre établi
etdeladominationblanche.Partantdecettebase,le
systèmeéducatifdescoloniesreposaitsurquelques
grands principes : part prépondérante accordée à
l’emploi du temps dans les travaux agricoles ou aux
travauxmanuels;importancedesfilièrestechniques
et professionnelles ; sélection rigoureuse voire bar-
rage dans les filières générales ; séparation souvent
totaleentrel’enseignementpourlesEuropéens,l’en-
seignement pour les Africains ; inégalité de recon-
naissanceantreles«degrés»métropolitainsetceux
des colonies.
Un autre chantier fut celui de la langue d’enseigne-
ment. La langue de la puissance coloniale fut préfé-
rée à toute autre pourdiverses raisons : implantation
politique, acculturation, homogénéité, caractère
scientifique,facilitépourlesenseignantseuropéens,
contrôle possible, préférence nationale. Surce point
la Grande-Bretagne se démarqua des autres Etats
européens : en 1925, le Comité Consultatifsu l’Ensei-
gnementdanslesColoniesdéclaraque«l’enseigne-
ment doit être adapté à la mentalité et aux traditions
des différents peuples, en conservant autant que pos-
sible tous les éléments sains dans la mise en place de
leur vie sociale ». Forte de ce principe, l’instruction
danslescoloniesbritanniquesfutplusrespectueuse
des spécificités africaines mais aussi plus porteuse
dans la constitution d’une élite. À partir de 1927, l’en-
seignementsefitdanslalanguematernellependant
les deux premières années, puis en Anglais pour la
suite de la scolarisation.
Dans l’ensemble, ces systèmes scolaires, en parti-
culier celui des colonies britanniques, performant
et efficace, allaient jouerun grand rôle dans l’histoire
de l’Afrique : c’est par eux qu’une nouvelle élite put
émerger, élite de lettrés mais aussi d’intellectuels,
19
ride on
what’s up
21. lesquels allaient devenir les promoteurs de l’idée
d’indépendance. Le fait que lesystème mis enplace
pour sociabiliser « à l’européenne » les Africains les
assimilaitàl’Occidenttoutenleurdonnantlesarmes
pour le combattre et devenir les leaders (mais pas
les acteurs uniques) du mouvement qui mènerait la
colonisation à sa disparition constitue un paradoxe.
Celui-ci symbolise on ne peut mieux la colonisation
entre les deux guerres : colonisation qui achève de
semettreenplace,drainelesrichessesducontinent
africain, impose ses langues et sa culture, sa vision
du monde ; colonisation qui façonne le monde à son
image ; époque dans laquelle être Blanc en terre
africaine est presque un passeport pour accéder à
des privilèges disparus en Europe, période que l’on
a donc pu appeler, à raison, « âge d’or ». Mais dans
le même temps, cette colonisation ignore totale-
ment qu’elle est en train de dresserle lit même dans
lequelelleseracouchée.L’exploitationsystématique
qu’elle suppose ne peut que préparerles hommes à
comprendre et utiliser ses propres armes ; son igno-
rance, volontaire ou inconsciente, des réalités pro-
fondes de l’Afrique la rend étrangement fragile face
auxcolonisés,qui,dansl’ombreetsouslemasquede
la soumission, ont largement le temps et le loisir de
découvrirleuradversaireetdedécelersesfaiblesses.
Ainsi, la colonisation se trouvait gangrenée, au sein
même de son âge d’or.
émancipation
Pendant longtemps, les historiens de la période
coloniale se sont principalement intéressés au sys-
tème administratif, économique et social mis en
place par les Européens et, éventuellement, à ses
conséquences sur les Africains. Néanmoins ethno-
logues, anthropologues, politologues, économistes
et sociologues ont attiré l’attention sur la nécessité
deprendreencompte,commel’undesfaitsmajeurs
de cette période, non seulement les réactions des
Africains face à ce système ou les transformations
intervenues dans les sociétés africaines, mais aussi
leur aptitude à se constituer ou se reconstituer en
sujets historiques à part entière. Ainsi, leur capacité
d’invention des moyens les plus appropriés pour
conserver la maîtrise de leur destin a également pu
être mise en valeur, que ces moyens relèvent des
systèmes d’interprétation du monde, des stratégies
d’évitement, d’utilisation ou de captation des nou-
veaux rapports de domination ou des philosophies
dont les européens prétendaient tirerleurlégitimité.
L’histoire de l’Afrique coloniale est d’abord celle
de la remarquable continuité d’une tradition : celle
de la résistance des peuples aux empiétements et
aux logiques étatiques d’invasion, de domination et
d’exploitation, qui se répétaient depuis des siècles
mais que la colonisation a multipliés à une échelle
sans précédent et qui se sont poursuivis après les
indépendances. Cependant, dans la mesure où de
nombreuxAfricains reprirent à leur compte et adap-
tèrent à leur condition particulière, pour négocier au
mieux avec le colonisateur ou, au contraire, pour le
combattre, les principes philosophiques et idéolo-
giques ainsi que les formes de mobilisation et d’ac-
tion caractéristiques des sociétés européennes,
cette histoire est aussi celle d’une « occidentalisa-
tion » et d’une « acculturation » séculaires, dont la
colo-nisationnefutendéfinitivequ’unephase.Enfin,
et peut-être surtout, l’occupation de la quasi-tota-
lité du continent africain par des étrangers ayant été
un défi qui mettait en cause l’essence même et le
devenir de l’africanité, cette histoire fut celle d’une
invention de langages, de solidarités, de cultures et
de pratiques qui conduisirent l’Afrique aux indépen-
dances et qui, continuant d’être à l’œuvre dans les
sociétés d’aujourd’hui, constituent le facteur déter-
minantetlemoteuressentieldesévolutionsduconti-
nent noir. Si la résistance à la conquête coloniale fut
importante, celle qui suivit et s’opposa au système
implanté n’en fut pas moins remarquable, par son
caractère perpétuel, ininterrompu, cessant ici pour
21
ride on
what’s up
22. reprendre ailleurs, renaissant toujours, laissant des
zones entières presque indomptables et mettant le
colonisateur dans une perpétuelle insécurité. Il est
également remarquable de voir l’ingéniosité dont
lesAfricainsfirentpreuvepourcontestercesystème,
du refus individuelà l’émeute au niveau régional, de
la réaction immédiate à l’un des effets de la coloni-
sation jusqu’à la volonté profonde de changer les
choses. La résistance était passive ou active, locale
ou étendue, en milieu rural ou urbain, prenant des
formes anciennes ou modernes, se plaçant sur le
terrain économique, politique, social, voire religieux.
Elleimpliquaittantôtlespopulations,tantôtlesélites
traditionnelles,tantôtlesélitesmodernes,initiaitdes
alliancesentrecesdifférentescouchesdelasociété,
faisait naître ou renaître des consciences de classe
oud’appartenanceethnique,letoutavecdesfonde-
ments idéologiques plus ou moins clairs, des objec-
tifs plus ou moins élevés.
De 1945 à 1965, la politique coloniale britannique,
menée alternativement par les travaillistes puis les
conservateurs, fut marquée par un fort pragma-
tisme. Assez rapidement, les Britanniques prirent
consciencequeleurintérêtnepassaitpasexclusive-
ment parle maintien de l’empire : le Commonwealth
était également un champ d’action possible et les
Britanniques considéraient qu’ilpourrait représenter
une troisième super-puissance aux côtés des Etats-
Unis et de l’URSS. Les préoccupations anglaises
étaient essentiellement stratégiques : le pays vou-
lait conserver un rôle important dans le commerce
mondial et créer ainsi une vaste « zone sterling » ;
il cherchait à assurer la permanence de ses appro-
visionnements en matières premières ; il souhaitait
enfin se garantir des relais militaires. Dès lors, ses
concessions furent dictées plus par souci de sauve-
garderses intérêts que parl’humanisme bienveillant
que l’on a bienvoulu lui accorderparla suite.
Portée par un climat international favorable et par
une croissance économique spectaculaire, nourrie
par la pensée féconde du panafricanisme, de l’afro-
asiatismeetdesnationalismesengénéral,attiséepar
les sacrifices et les déceptions de la guerre, pous-
sée par la nécessité d’enrichir la lutte contre la colo-
nisation, l’Afrique connut, durant le conflit et surtout
pendant les quinze ou vingt années suivantes, un
bouillonnement des esprits d’une rare intensité.Très
bienconnuepourlescatégoriesintellectuelles,cette
effervescence a fourni peu de documents et reste,
bien sûr, difficile à interpréter pour les classes popu-
laires. Pour les intellectuels, les années 1945-1965
furent une phase d’intense créativité et de bouillon-
nements idéologiques qui prolongeait directement
les interrogations et les acquis des années 1930.
Le temps était venu de donner un contenu précis
à la revendication d’autonomie et de répondre aux
questions brûlantes : quelle indépendance ? l’indé-
pendancepourquoifaire?l’indépendanceetaprès ?
Si cette effervescence demeura grande dans la
diaspora, le fait nouveau fut la percée d’une série de
réflexionsoriginalesetfécondesunpeupartoutsurle
continent.Ladiaspora,eneffet,manifestaunebonne
capacité d’innovations. Depuis les années 1920, les
intellectuels noirs et afro-américains de toutes ori-
gines avaient su confronter de manière incessante
leurs idées. L’accélération des luttes politiques pour
l’indépendanceencourageaitlesintellectuelsanglo-
phones, encore nombreux en Angleterre en 1945, à
regagnerrapidement le terrain des luttes. ■
22
ride on
what's up
25. diaspora(s)
d’après L’Atlantique noir, Modernité et double conscience de Paul Gilroy
par Jean Jover
L
e mot « diaspora » est un mot grec.
Ilest construit à partirduverbe dias-
peirô dont l’usage est attesté au
Ve siècle av. J.-C. chez Sophocle,
Hérodote ou Thucydide. Il associe les mots
speiro [semer] et dia [à travers]. Pour les
anciens Grecs, souligne Robin Cohen, la
« diaspora » était considérée « comme
migration et comme colonisation » ; dans
sa réalité historique, en revanche, surtout
si l’on fait référence à l’exemple du peuple
juif, le mot diaspora « acquit une significa-
tion plus noire et plus violente. Il devint syno-
nyme de traumatisme collectif, d’une situation
de bannissement où l’on rêve d’un foyer alors qu’on vit
dans l’exil ». L’usage veut que le terme soit utilisé pour
évoquer la dispersion des peuples juifs dans la période
qui suivit la destruction de Jérusalem, en 586 avant
notre ère, leur déplacement forcé à Babylone, puis
la présence ultérieure de populations juives hors de
Palestine (la Bible des Septante (IIIe siècle av. J.-C.). Le
mot diaspora suggère donc l’existence d’un lien qui s’af-
firme dans l’exil hors du pays d’origine et d’une unité
qui se perpétue dans les circonstances diverses aux-
quelles est confrontée une population contrainte à la
dispersion. Un tel concept fait aussi référence, par
extension, à d’autres peuples dispersés, comme
25
26. ces exilés arméniens qui s’établirent dans une large
partie de l’Europe et de l’Asie à partir du XIe siècle et
sous l’empire ottoman. S’il ne nous est guère pos-
sible d’évoquer la notion de diaspora sans l’associer
à l’histoire juive, nous devons éviterde faire de celle-
ci la norme à partir de laquelle penser le concept.
R. Cohen parle de la nécessité à la fois d’interpréter
etde«remplacerleconceptjuifdediaspora».Cette
définitionestcapitalesurplusieurspoints:1)ellepré-
sente les différents niveaux de compréhension du
mot : un processus, un espace, une population et un
état. 2) elle nous rappelle que, déjà en 1961, le terme
s’applique à d’autres populations que le seulpeuple
juif. 3) elle signale ce qui n’apparaît jamais dans les
dictionnaires français, à savoir la très forte connota-
tion religieuse au sens large, au-delà du seulpeuple
juif, du terme. « Diaspora » a une histoire. C’est un
mot daté, auquel pourtant la plupart des auteurs
n’accordent pas d’historicité. Après 1968, une autre
définition, beaucoup plus ouverte, que Khachig
Tölölyan emprunte à Walter Connor - « la fraction
d’un peuplevivant en dehors du pays d’origine (home-
land)1
» - et qui ne nécessite plus d’interrogation sur
l’existence,réelleounon,d’unsujetcollectif,puisque
l’accent est plus mis sur la représentation que sur
l’action. Cette définition pourrait englober toutes les
« dispersions » devenues des « diasporas » depuis
la fin des années 1960.2
En 1998, l’historien allemand
des religions Martin Baumann propose une analyse
historique de l’adoption du terme « diaspora » dans
différentes disciplines telles que les African studies
où « diaspora » est utilisé dès les années 1950 mais
n’acquiert de l’importance qu’à partir du milieu des
années19603
.Alamêmeépoque,danslespaysfran-
cophonesetanglo-saxons,l’usagedutermededias-
poraestbeaucouppluslargeetapparaîtdansletitre
d’ouvragestraitantdelaprésencehorsdeleursfron-
tières de populations dont on a souvent considéré
ride on
break down
27. soitqu’ellesn’avaientjamaisétéconsidéréescomme
des diasporas, soit qu’elles ne l’étaient que depuis
peu4
.
Par aileurs, il est pertinent d’analyser l’évolution de
l’usage du terme selon une échelle sémantique.
« Diaspora » peut alors être un nom propre, un semi-
nom propre ou un nom commun. Le nom propre,
c’est la Diaspora majuscule, généralement pen-
sée comme juive. Le nom commun, c’est la dias-
pora tel que nous pouvons lire le mot couramment
aujourd’hui, la plupart du temps sans précaution de
définition. Le semi-nom propre, c’est « diaspora »
entendu « dans un sens catégoriel, où la référence
à un genre est complétée parl’énumération de phé-
noménalités historiques ».5
La construction d’un
semi-nom propre nécessite une définition et la mise
en évidence de types. Ces tentatives se sont mul-
tipliées depuis les années 1970 avec entre autres
John Armstrong, Gabriel Sheffer, William Safran,
Stuart Hall, James Clifford, Paul Gilroy et Robin
Cohen. En 1976,J.Armstrong se réfère au sens com-
mun pour faire de la diaspora juive l’archétype de
toutes les autres, « parce que l’on considère généra-
lement que les Juifs sont le modèle de toutes les dias-
poras »6
. En 1986, dans son introduction à Modern
Diasporas in International Politics , G. Sheffer cite
J. Armstrong, mais propose un modèle à la fois plus
large et plus ouvert : « Les diasporas modernes sont
des groupes ethniques minoritaires, issus de la migra-
tion, qui résident et agissent dans des pays d’accueil
tout en maintenant de forts liens affectifs et maté-
riels avec leurs pays d’origine - leurs patries (home-
lands). »7
En un sens, la première véritable tentative
pour construire un modèle « conceptuel fermé »,
fonctionnant sur critères, de la diaspora, serait celle
de W. Safran au début des années 1990. S’appuyant
sur une bibliographie conséquente, il propose, « de
crainte que le terme ne perde toute signification »,
de l’appliquer aux communautés expatriées mino-
ritaires dont les membres partagent plusieurs des
six caractéristiques suivantes : leur dispersion, ou
celle de leurs ancêtres, à partir d’un « centre », vers
au moins deux régions périphériques étrangères ; le
maintiend’unemémoirecollectiveconcernantlelieu
d’origine (homeland) ; la certitude de leurimpossible
acceptation par la société d’accueil ; le maintien du
lieu d’origine, souvent idéalisé, comme objectif de
retour ; la croyance dans l’obligation collective de
s’engager pour la perpétuation, la restauration ou la
sécuritédeleurpaysd’origine;etlemaintienderela-
tions, à titre individuelou collectif, avec le pays d’ori-
gine.8
à cela on peut ajouter la migration volontaire
(commerce, travail, colonisation), une conscience
ethniqueentretenuesurunelonguepériode,l’émer-
gence d’une créativité nouvelle, et un sentiment
d’empathieetdesolidaritéavecles«co-ethniques »
présents dans d’autres pays.
Parallèlement à ces conceptions positivistes se
développent au début des années 1990, dans le
domaine des études postcoloniales, des visions
culturalistes deladiaspora. «Auconfluent desthéo-
riesdupost-modernismeetdelaglobalisation,elles
insistent sur l’errance plus que sur la localisation, sur
l’espace plus que sur le temps, sur l’hybridité plus
que sur la continuité, sur l’identification plus que sur
l’identité. »Trois auteurs ont principalement tenté de
lier de cette façon diaspora et culture dans un pro-
jet de déconstruction de l’identité et de l’essence.
S. Hall utilise le terme sous une forme « métapho-
rique et non littérale » : « la diaspora ne nous renvoie
pas à ces tribus dispersées dont l’identité ne peut
être assurée qu’en relation avec un pays d’origine
sacré où elles doivent à tout prix revenir, y compris
si cela signifie pousser les autres à la mer. Telle est
l’ancienne forme, impérialiste et hégémonique, de
l’«ethnicité».[...]L’expériencedeladiasporaquej’en-
visageicinesedéfinitniparl’essenceniparlapureté,
maisparlareconnaissanced’unenécessairehétéro-
généité et diversité ; par une conception de « l’iden-
tité » qui vit par et à travers la différence, non malgré
27
ride on
break down
28. elle.9
»Telle est le but de P. Gilroydans l’ouvrage qu’il
consacreàl’identiténoire10
.Lebateauetl’océanfigu-
rent la spatialité d’une diaspora fondée sur l’expé-
rience de la traite transatlantique et de l’esclavage.
« Les diasporas ont rarement fondé des Etats-
nations : Israel en est le tout premier exemple. Et de
tels « retours » (homecomings) sont par définition
la négation de la diaspora. »11
The Black Atlantic de
P.Gilroyapparaîtcommeuneanalyseexemplairedes
frontières puisque dans les diasporas de son étude,
l’« ici » et le « là-bas » sont en coprésence. La rup-
ture et la perte dues à l’exilengendrent de nouvelles
visions,hybridisées,delacommunauté.«Cequiétait
à l’origine perçu comme une malédiction – la malé-
diction d’être privé d’un foyer ou d’être contraint à
l’exil – fait l’objet d’une réappropriation en tant que
pointdevueprivilégiéàpartirduquelilserapluspro-
bable de voir naître certaines perceptions utiles et
critiques du monde moderne ». Quelques mois plus
tard, dans un court texte où il mentionne J. Clifford,
P. Gilroy insiste lui aussi sur le « statut pluriel » visible
dans l’histoire du terme, où diaspora-dispersion
cohabite avec diaspora-identification, où le premier
tend vers la fin de la dispersion tandis que le second
n’ytend pas et s’inscrit dans une mémoirevivante.12
Aujourd’huilesensdumot«diaspora»estapeuprès
lesuivant:«communauténationale,ethniqueoureli-
gieusevivant loin de sa terre natale – ou d’origine, ou
de référence – sur plusieurs territoires étrangers ».
Dans le contexte du phénomène migratoire glo-
bal, les idées de diaspora et de culture diasporique
ont acquis une importance, sans cesser de se fon-
dersurl’affirmation d’une unité afin qu’ilsoit possible
desurmonterlaséparationgéographique.L’unitéde
peuples dispersés peut aussi s’affirmer sur la base
d’une communauté de projets religieux, de liens du
sangouderécitsdedépossession.Ilfautserappeler
en effet que toute diaspora est aussi un réseau dont
les connexions peuvent être de nature économique.
LesmigrantsqualifiésauRoyaume-Uni,parexemple,
envoient à leurs familles restées au pays 11% de leur
revenu annuel en moyenne (Département du com-
merce et de l’industrie, 2002).
Le paradoxe de la diaspora réside en cela qu’il s‘agit
d’un concept intimement lié au sentiment du terri-
toire,àlapertedupaysd’origine,àl’espoirdelanation
retrouvée. Pourtant, parce que les formations dias-
poriques traversent les frontières nationales, elles
révèlent en même temps le fait que les pratiques
culturellesnesontpasliéesàunlieu.Ellesreprésen-
tent en d’autres termes la culture comme déterrito-
rialisée.Ilvautlapeinedeserappelerquelecontexte
historique est ici celui d’un profond sentiment de
désillusion vis-à-vis de la réalité politique de nom-
breux Etats postcoloniaux et vis-à-vis de projets qui,
à l’instar du panafricanisme, firent naufrage. Pour de
nombreux auteurs ou adeptes du postcolonialisme,
c’estprécisémentcettemobilitéetcettefluiditédela
culturediasporiquemontrequel’identitén’estpasun
donné, mais quelque chose qui est toujours en train
d’être affirmé. Les pratiques spécifiques, les modes
de construction du sens, d’allocation de lavaleur, de
définition des statuts, etc. – c’est-à-dire tout ce sur
quoi repose l’identité – peuvent parfaitement être
amendés et reproduits dans les conditions de l’exil
ou de la dispersion. L’utilisation actuelle de ce mot,
toute contradictoire qu’elle puisse être, pose des
questions liées à la migration volontaire ou involon-
taire des peuples, au maintien ou à la recomposition
d’identificationsavecunpaysouuneterred’origine,à
l’existencedecommunautésrevendiquantleuratta-
chement à un lieu ou, au contraire, que l’histoire de
certains peuples semble plaider en faveur de leur
singularité parrapport à d’autres.
ladiasporanoire
L’un des effets de l’expansion totale du capitalisme
futladispersionparfoisvolontaire,maisplussouvent
contrainte, d’un nombre croissant de personnes, et
28
ride on
break down
29. c’est en relation avec cette dissémination forcée,
caractéristiquedel’histoiremoderne,queleconcept
de diaspora a fini par se rapporter plus largement à
des populations déplacées s’efforçant, face à la dis-
persionetàl’aliénation,d’écrirel’histoiredecequiles
unissait.Parallèlement,l’émergencedunationalisme
entantqueformeprincipaled’organisationcollective
moderne donna à la notion de « pays d’origine » une
connotation qui l’associait à la fois à l’Etat et à l’idée
d’autodétermination des citoyens et des peuples.
Du point de vue de l’histoire impériale, le modèle de
dispersion forcée le plus visible et le plus violent est
celui sur lequel écrit O. Equiano : la dissémination
des Africains, aux Amériques et ailleurs, qui résulta
de la traite des esclaves. C’est principalement dans
ce contexte, où la population exilée sevit déniertout
pouvoir et toute représentation culturelle dans l’uni-
vers nouveau où elle était projetée, que l’affirmation
del’unitédetouslesdépossédésdevintunvéritable
acte politique. Le concept d’unité noire, avancé par
certainsintellectuelsafro-américains,commelepas-
teur Alexander Crummell, par ailleurs militant pour
l’abolitionnisme, au XIXe siècle, mettait particulière-
mentenavantlesliensderaceetdetraditionexistant
au sein de la diaspora africaine. Si l’esclavage existe
dans les sociétés de l’Antiquité, il atteint une systé-
maticité et des proportions sans précédent dans le
monde musulman et les sociétés européennes et
leurscolonies:lesNoirssontcapturés,achetés,ven-
dus, déplacés et mis au travail. Dans le cadre de son
expansion vers l’Ouest à partir du VIIe siècle, la civili-
sation musulmane pratique la traite transsaharienne
surunepopulationestimée,entre650et1900,àprès
de7,5millionsd’individus,chiffreauquelilfautajouter
le nombre d’esclaves achetés ou razziés aux XIXe et
XXe siècles sur les côtes orientales de l’Afrique puis
acheminés vers le nord (environ 3,5 millions), pour
un totalproche des 11 millions. 11 millions, c’est aussi
l’estimation communémentadmisedunombretotal
d’esclaves transportés vers les Amériques au cours
du commerce transatlantique, entre le XVIe et le
XIXe siècle : 4 millions vers le Brésil, 2,5 millions vers
les terres espagnoles, 2 millions vers lesAntilles bri-
tanniques, 1,6 million vers les Antilles françaises et
la Guyane, 500 000 vers l’Amérique du Nord (colo-
nies britanniques puis Etats-Unis), 500 000 vers les
Antilles néerlandaises et le Surinam.
Séparéslesunsdesautrespendantplusieurssiècles,
privé d’institutions, condamnés à une existence
que l’historien Orlando Patterson qualifie de « mort
sociale », ces hommes et ces femmes arrachés au
sol africain et leurs descendants sont-ils encore,
ont-ils jamais été, unis dans une identification ? Si
oui, laquelle ? Leur provenance d’Afrique ? La cou-
leur de leur peau ? La transmission par-delà l’océan
et les générations de pratiques et de croyances ?
L’expérience de l’esclavage elle-même ?Telles sont
les questions autour desquelles s’est concentré le
débat sur la/les communauté(s) noire/africaine(s),
avec pour axe principal l’interrogation du lien avec
l’Afrique:continuité/ruptureavecl’origineoubien,au
contraire,absenced’origineetdéveloppementd’une
29
ride on
break down
30. culturecommuneprécisémentfondéesurl’hybridité,
« diaspora » donnant sens à l’un comme à l’autre. Il
n’est pas anodin que « diaspora » soit appliqué à la
situationdesdescendantsd’Africainsvivantsurlesol
d’autrescontinents.Eneffet,avantmêmequecemot
soit utilisé, le parallèle est établi entre la dispersion
juive et la dispersion noire dans les écrits des pre-
mierspenseursdelacause«panafricaniste»auXIXe
siècle :W.E.B.Du BoisetEdward Blyden. Résonne en
particulierl’épisode biblique de l’Exode comme sor-
tie de l’esclavage et arrivée sur la Terre promise. Les
Juifs et les Noirs sont liés parle rôle de l’Afrique dans
l’histoire juive. E. Blyden considère que la question
juive est la « question des questions » et il admire le
sionisme qui entreprend et organise le retour vers
la terre. Lui-même est « rentré » en Afrique en 1850
danslecadreduprogrammed’installationd’anciens
esclaves lancé dans les années 1820 et débouchant
sur la création du Libéria. Ces aspirations au retour
versl’AfriqueàpartirdesEtats-Unisoudel’Angleterre
prennent corps dès 1787, quand le gouvernement
britannique soutient l’installation en Sierra Leone, et
se poursuivent jusqu’au XXe siècle. Dans les années
1920, Marcus Garvey, à la tête de l’Universal Negro
Improvment Association, prône la fondation d’une
nation noire en Afrique. La « Déclaration des droits
des peuples noirs du monde » de 1920 proclame le
droit à l’autodétermination pour la race noire et fait
durouge,duvertetdunoirlescouleursdela«nation
africaine ». Le projet de retours’appuie surune com-
pagniemaritime,laBlackStarLine,dontlesdifficultés
financières précipitent la chute de M.Garvey, empri-
sonné puis expulsé des Etats-Unis, et de l’UNIA. Les
plans « Back-to-Africa » ontvécu (cf. Ride On #3).
En dépit du lien établi, par le retour à la terre, entre
peuple juif et peuple noir, aucun des penseurs mili-
tants n’utilise le mot « diaspora ». « Diaspora noire »
ou«diasporaafricaine»-lesdeuxtermessontgéné-
ralement interchangeables – apparaissent dans le
langage académique de façon presque simultanée
en1965,respectivementdansunarticled’AbiolaIrele
intitulé«NégritudeorBlackculturalnationalism»(The
Journal of Modern African Studies, octobre 1965) et
dans une communication de George Shepperson,
« The African Abroad or the African Diaspora », au
Congrès international d’histoire africaine tenu à Dar
es Salaam. Cependant, ilressort de ces lectures que
les termes en question ne sont pas des inventions,
mais qu’ils circulent déjà dans les milieux intellec-
tuels depuis le milieu des années 1950. Mais c’est à
partirdu milieu des années 1970 que commencent à
semultiplierlestravauxutilisant«diaspora»àpropos
d’unepopulationdeplusenplusvasteincluant,outre
la traite transatlantique, la mise en esclavage par les
musulmans vers le Moyen-Orient ou l’Asie, ainsi que
les migrations volontaires. La définition la plus large
est ainsi celle que fournit l’historienJoseph Harris en
1982 : « Le concept de diaspora africaine englobe tout
ce qui suit : la dispersion globale, volontaire comme
involontaire,desAfricainsaucoursdel’histoire;l’émer-
gence d’une identité culturelle à l’étranger fondée sur
l’origine et la condition sociale ; et le retour psycholo-
gique ou physique à la terre natale, l’Afrique. » Global
Dimensions of the African Diaspora. La référence à
l’Afrique fonctionne à plusieurs niveaux : l’héritage,
la revendication de la couleur de la peau, l’afrocen-
trisme… Toujours se joue le lien à une origine afri-
caine pensée au travers des dimensions culturelles,
raciales ou historiques pour répondre à la question
: Qu’est-ce qui est africain dans la « diaspora afri-
caine » ?
L’anthropologue Christine Chivallon montre que les
débats académiques, mais aussi militants, sur l’afri-
canitédecertainespratiquescommunautaires(aussi
bien familiales que religieuses) dans les Antilles ou
dans les Amériques oscillent le long de trois axes :
la continuité parfaite et pure ; la créolisation comme
rencontre entre deux univers et formation d’un nou-
vel univers culturellement complexe ; et l’aliénation.
Cette dernière situation, surtout présente dans les
30
ride on
break down
31. travaux sur les Antilles françaises, insiste sur l’inté-
riorisation des structures coloniales et l’impossibi-
litépourlesAntillaisdes’approprierleurhistoiredans
un cadre républicain qui empêche la revendication
des origines. Car, isolés etdiscriminés enraison dela
couleurdeleurpeau,lesNoirsrenversentlestigmate
pour en faire un drapeau d’unité. Mais être « natio-
naliste » noir a plusieurs sens. Si des mouvements
comme celui de la négritude avec Aimé Césaire et
LéopoldSédarSenghorcélèbrentaumoyendelalit-
tératurel’idéed’uneentitéafricaineune,rassemblant
lespersonnesd’origineafricainevivantauxCaraïbes,
en Europe, en Amérique ou sur le continent africain
lui-même, le panafricanisme insiste sur l’autodéter-
mination politique desAfricains d’Afrique tandis que
l’afrocentrismerenversel’ethnocentrismeoccidental
pourfaire de l’Egypte et/ou de l’Ethiopie la première
civilisation.L’ambiguïtéduretour,réelousymbolique,
enAfrique,estnetdanslemouvementjamaïcainras-
tafari. Né dans les années 1930, ilvoit en l’empereur
éthiopien Hailé Sélassié le dieu noirvivant et fait du
Blanc l’inférieur du Noir. Pour autant, le retour n’est
qu’unefiction,unefaçondefairevivreetderéinventer
uneAfriquedontleterritoireestlesouvenirmêmede
ladispersion,encoreplusvivantdansl’éparpillement
qu ‘ilne le serait dans la réunion.
unecommunauté?
Une « diaspora » n’est pas un construit social, elle
est une somme : celle des membres dispersés de la
population considérée. Cela signifie que, selon les
cas et selon des modalités qui ne sont que rarement
précisées, peuvent être comptabilisés les migrants
encorevivants,nationauxounon,maisaussileursdes-
cendants.Ecrirelenombredeceuxquicomposentla
« diaspora » est une façon de la rendre réelle. Car
cette addition vaut pour communautarisation,
selon une logique qui est celle de l’agrégation,
comme si une situation commune suffisait à créer
une conscience commune, comme si les relations
ethniques,nationales,religieusesentrelesdispersés
fondaient du lien effectif, comme si partager l’en-soi
impliquait nécessairement le pour-soi faisant de la
«diaspora»unacteurcapabledepenséeetd’action.
Qu’est-ce qu’une communauté ? En sociologie, la
notion de communauté s’oppose à celle de société.
Dans son ouvrage Communauté et société (1887),
Ferdinand Tönnies définit la première comme natu-
relle tandis que la seconde repose sur l’artifice :
« Tout ce qui est confiant, intime,vivant exclusivement
ensemble est compris comme la vie en communauté
(…).Lasociétéestcequiestpublic;elleestlemonde;on
se trouve au contraire en communauté avec les siens
depuislanaissance,liéàeuxdanslebiencommedans
le mal. On entre dans la société comme en terre étran-
gère. » Communauté et société peuvent cohabiter
maisl’èredelasociétéremplacecelledelacommu-
nauté quand les relations contractuelles priment sur
lesrelationsdesangetdelocalité:c’estlamodernité.
Pourtant, malgré son appui sur des caractéristiques
« naturelles » telles que le sang, l’ethnie, la couleur
delapeau,lacaste,leclan,quisontautantd’identités
dontonnepeutsedétacheretdontl’accèsestdifficile
si ce n’est impossible, la communauté n’existe pas
ensoi.CommeleprécisaientémileDurkheimetMax
Weber au début du XXe siècle à propos du facteur
racial, la seule appartenance objective à un groupe
« naturel » n’en fait pas la cause de phénomènes
sociaux ou d’actions socialement significatives,
car le social ne peut s’expliquer par le naturel. Pour
M. Weber, la communautarisation est une relation
sociale fondée sur le sentiment subjectif d’apparte-
nir à une même communauté. On peut ajouter que
cette croyance est soutenue par l’existence d’une
communauté objective, socialement construite et
symbolisée par des institutions, des porte-parole,
desemblèmesetdesmythes.L’émergencedel’Etat-
nation s’est faite en conjuguant les attributs de la
sociétéetdelacommunauté.Al’Etatrevientlaforme
artificielle veillant aux intérêts de ceux qui en font
31
ride on
break down
32. partie, à la nation revient l’imaginaire de l’unité par
la mise en forme d’un passé commun. Les migrants,
dontlesstructuresmentalesontétéfaçonnéesdans
d’autres cadre que ceux de la société d’accueil, ten-
tent, quand ils le peuvent, de les reconstituer afin de
se sentir moins étrangers à eux-mêmes.Mais cette
éventualitédépendducaractèreplusoumoinsmas-
sifde la migration, de la liberté d’organisation laissée
par l’Etat d’accueil ainsi que de la dispersion ou de
la concentration des migrants. Quand les conditions
ne sont pas réunies pour la mise en place de struc-
tures communautaires, cela ne signifie pas qu’il ne
peutexisterunsentimentd’appartenancequitrouve
laforcedesemaintenirdansl’entretien–ouladécou-
verte – au niveau familial, de traditions religieuses,
culinaires,vestimentaires,musicales,littéraires,dans
la pratique courante de la langue, dans le choix des
prénoms pour les enfants… Ce sentiment entretenu
ou découvert ne signifie pas l’appartenance à une
communauté au sens objectif.
Evidemment,laconcentrationdesarrivantsdansune
mêmevillefavoriseceprocessusde(re)construction
de l’entre-soi. Le local devient alors le lieu de pro-
duction d’identités communautaires sur le modèle
de celles qui prévalaient au pays, par l’intermédiaire
d’institutions ou de pratiques assurant la pertinence
actuelle des cadres d’hier dans leurs formes d’ici et
maintenant, et ce si possible par-delà les généra-
tions. Selon les formes d’organisation sociale dans
le pays d’origine émergent des structures dites
« modernes », assurant un regroupement sur une
basenationaleou«prémodernes»,fonctionnantsur
la base du clan, de la caste, de la religion, de la lan-
gueoudelarégiond’origine.L’entre-soipeutencore
êtrefavoriséparlaconcentrationspatialeàl’intérieur
d’une ville. Il se peut alors que la logique insulaire
s’actualise dans la formation d’un véritable « quar-
tier », « un chez-soi loin de chez soi ». Aucune com-
munauté n’existe par elle-même. Elle est la forme
organisée, structurée, objectivement visible, des
points communs les plus intimes en termes d’ori-
gine. Pour ce faire, elle a besoin de structures qui
lui donnent corps. Elle n’est en aucun cas la simple
somme de tous ceux qui viennent du même pays.
Son unité repose sur des signes, des valeurs et des
règlesdontlecontrôlerevientàdesautorités.Siceux
qui les incarnent détiennent, parleurrang naturelou
acquis, une parole autorisée et donc capable d’ef-
fets, ils sont tout autant créés par la communauté
par la communauté qui les reconnaît que créateurs
de la communauté qu’ils représentent. Cette dialec-
tique se transforme avec la nécessité croissante, au
cours du XXe siècle, pour ces communautés étran-
gères localisées, d’unir leurs efforts afin d’obtenir
une meilleure visibilité auprès de l’Etat d’accueil. Le
particularisme s’efface encore plus et laisse place
à une identité commune présentée comme natio-
nale. Alors, plus que jamais, les représentants font
de cette « communauté nationale » une réalité en
la nommant et en lui donnant unvisage. La commu-
nauté inscrite dans les pratiques réelles disparaît au
profit d’une communauté imaginée dont l’étendue
utile est plus large que celle des interactions indivi-
duelles ou collectives. Plus la population ethnique
est nombreuse, concentrée organisée, plus la com-
munauté ainsi (re)formée peut assurer efficacement
le maintien de marqueurs culturels qui fonctionnent
enmêmetempscommedesrepèresinternesetdes
signes externes.. ■
32
ride on
break down
33. [notes]
1 WalterConnor, TheImpactofHomelandsUpon
Diasporas,inGabrielSheffered., Modern Diasporas in
InternationalPolitics,Croom Helm, Londres, 1986.
2 KhachigTölölyan, Rethinkingdiaspora(s):statelesspower
inthetransnationalmoment, Diaspora, 1996. Ilénumère une
sériededouzefacteursexplicatifs de l’adoption du terme par
desmembresdegroupes ethnoculturels (artistes, intellec-
tuels,journalistes...):1)l’accroissement de l’immigrationvers les
paysindustrialisésdansles années 1960 en raison du dévelop-
pementdesmoyensdetransport. 2) l’émergence ou non de
politiquespermettantune meilleure intégration des immigrés.
3)ledegréd’organisation dans le pays d’origine. 4) la proportion
d’immigrantsparrapport à la population indigène. 5) la « diffé-
renceraciale».6)l’incompatibilité religieuse - réelle ou suppo-
sée.7)l’affirmationd’unsujet collectif. 8) le succès d’Israëlet de
sadiasporadanslapréservation de son existence après 1967.
9)l’acceptationprogressive des lobbys communautaires aux
Etats-Unis.10)ledéveloppement d’entités tant supranationales
qu’infranationales(décentralisées). 11) le rôle de certaines élites
communautairesdansla pénétration devaleurs occidentales
dansleurpays.12)lerôlede l’Université et notamment l’émer-
gencedenouvellesthéories de l’ethnicité ne prédisant pas la
nécessaireassimilation.
3 Plusexactementde la conférence des historiens afri-
cainstenueàDaresSalaam en 1965, où George Shepperson
intervientsurcepoint.
4 JeanZiegler, Lepouvoirafricain,élémentsd’unesociolo-
giepolitiquedel’AfriquenoireetdesadiasporaauxAmériques,
éd.duSeuil,Paris,1971.
GhislainGouraige, Ladiasporad’Haïtietd’Afrique, Naaman,
Sherbrooke(Québec),1974.
IbrahimaBabaKaké, LesNoirsdeladiaspora, Lion, Libreville,
1978.
Histoiredeladiasporanoire:témoignages (essais réunis et pré-
sentésparLorraineA.Williams), sans indication d’éditeur, Paris,
1980.
Colonsblancs,diasporanoire:éveiletdéveloppementd’une
identitécaraïbe,thèsed’étudesanglaises, Université Paris-III,
1979.
GeorgeShepperson, TheAfricanAbroadortheAfrican
Diaspora,AfricanForum.AQuarterlyJournalofContemporary
Affairs,1966.
5 MaxWeberen1905utilisel’expression«diasporacalvi-
niste»,cequitendraitàmontrerunusagecatégorieldumot.
MaxWeber, L’éthiqueprotestanteetl’espritducapitalisme,Plon,
Paris,1964.
6 JohnA.Armstrong, MobilizedandProletarianDiasporas,
AmericanPoliticalScienceReview,juin1976.
7 GabrielSheffer, ANewFieldofStudy:ModernDiasporasin
InternationalPolitics,inGabrielSheffered.,ModernDiasporasin
InternationalPolitics,1986.
8 WilliamSafran, DiasporasinModernSocieties : Mythsof
HomelandandReturn,Diaspora,1991.
9 StuartHall, Culturalidentityanddiaspora,inRutherford
ed.,Identity.Community,culture,difference,Lawrence&
Wishart,Londres,1990.
10 PaulGilroy, TheBlackAtlantic.ModernityandDouble
Consciousness,Verso,Londres-NewYork,1993.
11 JamesClifford, Diasporas,CurrentAnthropology,1994.
12 PaulGilroy, Diaspora,Paragraph,mars1994.
33
ride on
break down
37. don’t call us immigrants
histoire du reggae britannique
par Jean Jover
L
’histoire de la musique anglaise, depuis les mods jusqu’à la jungle et au dubstep, en passant par le
punk,estintimementmêléeàcelledesdifférentesimmigrationsafricaineetafro-cubainequidébar-
quèrent enAngleterre après la seconde guerre mondiale. Elles arrivaient, encouragées par le gou-
vernementbritannique,quiyvoyaitunmoyendecomblerlemanquedemaind’œuvrequisévissaità
cetteépoque.Lepremiercontingentd’immigrésdébarquaàTilburyle21juin1948,ilavaitembarquéàKingston,
enJamaïque,surl‘EmpireWindrush,etparmiles492passagerssetrouvaientdenombreuxmusiciens,quiemme-
naientaveceuxlesmusiquesantillaises,dontlecalypso.OriginairesdesCaraïbes,deTrinidad,desBarbades,des
Antilles,àcetteépoqueencoreterritoiresbritanniques,cescitoyensduCommonwealthallaientrapidementse
retrouverconfrontésàl’intoléranceetauracismed’unepartiedelapopulationanglaise.Le« racismeordinaire »
freinera longtemps toute possibilité d’ascension sociale pour la diaspora noire, lui rendant difficile l’accès au
logementetàl’emploi.Beaucoupd’immigréschoisirontnéanmoinsderesterpluslongtempsquelesquelques
années prévues à l’origine,voire même de s’installerdéfinitivement.
lereggaemadeinlondon
don’tcallusimmigrants,certainementlapremièreetlaplusimportantecompilationdereggaebritanniqueàce
jour, cet album comporte des pépites telles que lepremiersingle deMistyinRoots etdeSteelPulse, l’étonnant
etfabuleux« Sticksman »deBlackSlate,« HardTimes »dePabloGad... Undisqueessentielpourceuxquiveulent
connaîtrelapartiereggaedel’étonnantetmerveilleuxfoisonnementmusicaldelaGrande-Bretagnedesannées
1970.Ellereprésenteencoreaujourd’huisourced’inspirationpermanenteetessentielle.L’apparitiondes
premiers labels remonte à la premièrevague d’immigration caribéenne à la fin des années 1950 -
début des années 60. La demande pourla musiquevenant du pays d’origine est ainsi com-
blée par des labels nouvellement créés comme Island Records de Chris Blackwell,
R&B Records (qui propose de la musique jamaïcaine et irlandaise), Blue Beat et
plus tard Pama etTrojan Records.Àla fin des années 60, Pama etTrojan ont tous
deux des chaînes de magasins de disques qui couvrent la capitale - Soundville
(Pama) et Music City (Trojan). Les deux labels se spécialisent (en même temps
37
38. qued’autreslabelspluspetits)etsortentdesproduc-
tions d’artistes jamaïcains. Bientôt, les compagnies
britanniquescommencentàfinancerleurproprepro-
duction. Desartistes commeJuniorEnglish,Winston
Groovyetd’autrestravaillentalorsenstudioetsepro-
duisentparallèlementsurscène.LaurelAitken,Owen
GrayetRoyShirleyfontpartiedeceuxquis’établirent
en Grande-Bretagne. En même temps, une sorte de
circuit de cabaret reggae est alors créé. Beaucoup
de concerts sont fréquentés par des gens de toutes
les générations.Au cours de cette période, les enre-
gistrements arrivant de Jamaïque reflètent le climat
des changements politiques et sociaux au sein de la
jamaïque. Le reggae, appelé « la musique de ceux
qui souffrent », commence à délivrer des chansons
avec un message et une spiritualité hors du com-
mun. La prise de conscience de la condition noire et
lafiertéquiendécouleconnaîtalorsungrandsuccès
aux Etats-Unis et s’étend ensuite aux Caraïbes et en
Grande-Bretagne.
Pour la plupart des fans puristes, le reggae appelé
rootssedoitd’êtreoriginairedeJamaïque.Lesondes
Britanniquesestperçucommetroplégerparrapport
àcelui,caractéristique,del’île.Despionnierscomme
The Cimarrons qui ont commencé comme backing
band pour des artistes jamaïcains venus jouer en
Grande-Bretagne commencent cependant à forger
un son distinct. Un mouvement se construit alors et
lentement les choses commencent à changer. Au
début des années 70 on assiste à l’explosion de la
popularité des sound systems. Sir Coxsone, Duke
Reid, Neville The Music Enchanter, Count Shelley,
Fatman, et beaucoup d’autres sounds dans le pays
attirent l’attention d’une certaine jeunesse. Une
branche très distincte de musique roots est alors en
train d’émerger. Dennis Bovell a démarré le Suffers
Hi-fi Sound System dans le nord de Londres. Dennis,
qui est certainement le plus grand catalyseur solo
du reggae britannique est né à St Pierre dans les
Barbades en 1953 et son histoire est à de nombreux
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sound &culture
39. égards intéressante. Ses parents s’établirent au sud
de Londres en 1959 et furent rejoints par Dennis en
1965. Il fondera ensuite Matumbi en 1970 (désignant
un mot Yoruba pour renaissance). Ils devinrent alors
rapidement un groupe populaire fournissant aussi
bienlebackingd’artistesjamaïcainsenvisitecomme
Pat Kelly, Ken Boothe, I Roy que tournant pour leur
proprecompte.Ilsenregistrent« wipeThemOut»sur
le thème de l’invasion italienne en Ethiopie. La chan-
son « The Man in Me » a été écrite parBob Dylan et la
versiondeMatumbiaétéenregistréejusteavantque
Dennis Bovell n’aille en prison en 1976. Les circons-
tancesdesonincarcérationdonnentuneidéeducli-
mat à ce moment : Suffers Hi-fi était engagé pour un
clashcontreSirLordKoosauCaribClubdanslaban-
lieue nord-ouest de Londres. Lee Perry venait d’ar-
river de Jamaïque avec une sélection brûlante de
dubplatespourSuffersHi-fi.Lapolice,àlarecherche
d’un prétexte pour effectuer un raid sur l’établisse-
ment,cernaleclubetbeaucoupdegensfurentfrap-
pésàleursortieduclub.12personnesfurentécroués
au nom d’une ancienne loi sur les émeutes et les
rixes.Ilsfurentconnussouslenomdes«Carib12»et
devinrent rapidement un emblème. Le procès dura
deux ans et Dennis fut condamné à trois ans au titre
de responsable des émeutes. Il fut incarcéré 6 mois
avantd’êtrerejugéetrelâchéàl’issuedecenouveau
procès.
Au milieu des années 70, le climat musical en
Grande-Bretagne devient à proprement parler des
plus excitants. Le reggae jamaïcain entame alors sa
plus intense phase créative. De brillantes mélodies
arrivent alors de Jamaïque chaque semaine. C’est
aussi le moment où émerge le mouvement punk
rock. Un vrai sentiment de rébellion apparaît alors.
Pourlapremièrefoisdepuislesannées60,laGrande-
Bretagnedevientunendroitoùilfaitbongrandir.The
ClashetlesSexPistolsseformentalorsetétablissent
clairement l’influence énorme que le reggae pos-
sède surleurmusique et leurperspective. Se rendre
aux concerts reggae, fréquenter les sound systems
devient un passe-temps populaire pour la jeunesse
blanche.LaReggaePunkyPartypeutalorscommen-
cer.DanslenorddeLondres,BlackSlatesefondeen
1974. Jouant alors avec des artistes tels que Delroy
Wilson et Ken Boothe, leur titre le plus source d’in-
fluence est « Sticksman ». À l’origine conçu pour le
Sir George sound system comme une dub plate, ce
morceau devient ensuite une entité à part entière et
unclassiqueunderground,culminantdanslescharts
locaux et rencontrant un grand succès en Belgique
etauxPays-Bas.«Sticskman»étaitalorsl’expression
utiliséepourdésignerunvoleurdepetitacabit.Black
Slate devient alors un des plus populaires groupes
en Grande-Bretagne et est constamment en tour-
née. Dans l’ensemble du royaume, de plus en plus
de groupes reggae se forment. Non pas constitués
par des musiciens de session comme en Jamaïque,
mais pardes groupes d’amis et de musiciens locaux.
Au sud de Londres, les Reggae Regular se forment
autour du talentueux clavier George Fleah Clarke. «
Where is Jah ? » sera la seconde production du tout
nouveau label Greensleeves Records et devient un
hit important. Le groupe qui ensuite signa un accord
majeur avec CBS records est Aswad (mot arabe
pour noir), lequel fut formé à l’ouest de Londres par
Brinsley Forde, George Oban, Courtney Hemmings,
Donald Benjamin et Angus Gaye. Chaque instant
de leur spectacle est aussi bon que leurs enregis-
trements. Ce n’est pas un hasard s’ils backent le
concert Burning Spear au Finsbury Park Rainbow,
qui est toujours considéré comme un des meilleurs
concerts reggae de tous les temps. Comme section
rythmique seule, ils sont capables d’offrir le meilleur
pourlesartistesqu’ilsaccompagnent,etconcernant
leur propre carrière deviennent un groupe tout à fait
unique. Ils ont atteint les sommets des charts sur
de longues périodes aussi bien avec des morceaux
roots, que des instrumentaux ou des versions live et
eurent un hit n°1 dans le classement national britan-
niqueavec«It’snotyourWish»sortien1977.Première
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40. sortie du nouveau label Grove Music, ce morceau
enregistré à TMC studios (un des studios favoris de
beaucoup d’artistes à ce moment) est pressé sur un
vinyldecouleurverte.ÀBirmingham,SteelPulses’est
formé dans la région de Handsworth. Ils gagnent le
premier prix d’un concours de jeunes talents orga-
nisé dans un club : une session studio avec Dennis
Bovell (qui est aussi un des juges du concours). Ils
sortent alors le titre « Nyah Love » produit parDennis
sur le labelTempus. À ce même concours, Gladwin
Wright et Tabby « Cat » Kelly finissent respective-
ment à la 2ème
et 3ème
position. Dennis va jusqu’à pro-
duire les morceaux de ces deux artistes. « Don’t Call
us Immigrants » est le résultat de cette collaboration
entreDennisetTabby«Cat»Kelly.Cesparoles,intel-
ligentes et chargées d’émotion offrent un parallèle
saisissant avec ce que connaissent beaucoup de
jeunes noirs britanniques à l’époque. Un nouveau
circuit reggae apparaît alors, tournant aussi bien en
Grande-Bretagne qu’à l’étranger, et principalement
aux Pays-Bas. Tous les jeudis, Ran et Nanda orga-
nisent Reggae Night. Les mardis, Ron Watts fait la
promotion de la Punk Night. Iln’est donc pas surpre-
nant qu’une certaine collaboration prenne place. Le
mouvement Rock Against Racism commence alors.
Ily a aussi la Legalize Cannabis Campaign au même
moment. Groupes reggae et punks partagent alors
la même scène et la croyance existe que tout peut
arriver. A Southall, Misty In Roots a initié son label
People Unite. Ils sortent des disques de l’excellent
groupe de rock progressifThe Ruts. Progressistes et
indépendants, les Misty in Roots refusent de signer
pourlesmajorsdusecteur,etleursconcertsdevien-
nentpresqueuneaffairespirituelle.«SixOnePenny»
est sorti en tant que 45 tours gratuit et était distribué
durant les concerts. Il s’agit de leur premier enregis-
trement studio, réalisés par trois musiciens seule-
ment du groupe : « Puck », « Chops » etTony Henry.
Il s’agit d’un véritable disque de collection. Moins de
500 exemplaires furent pressés. Clarence Williams
aka. LionYouth est né en Grande-Bretagne et passa
son enfance en Jamaïque avant de retourner en
Grande-Bretagne pour son adolescence. Musicien
autodidacte aux multiples talents, il fait équipe avec
le producteur John Rubie qui le décrit comme un
grand artiste et un grand parolier. Lion Youth enre-
gistre alors l’album « Love Come and Goes » pour
Rubie ainsi qu’un autre 33t composé de titres inédits.
« Rat a Cut Bottle » est à l’origine un morceau instru-
mental enregistré par Rubie au TMC studio trois ans
avantqueLionYouthneposesavoixdessus.Cemor-
ceauestjouéparZabandis,undesmeilleursgroupes
britanniquesdel’époque,etl’undesplusdemandés.
Une autre excellente collaboration avec John Rubie
seralachanson«3MillionontheDole »en1981.Néen
Jamaïque,PabloGadestunamid’AugustusPabloet
de son frère Douggie Swaby. Il suivit leur sound sys-
tem, El Rockers, et fut aussi énormément influencé
par King Tubby et son Emperor Faith Sounds. Pablo
vint s’établir an Grande-Bretagne en 1974 et rega-
gnalaJamaïquepourunevisiteen1979.Deretouren
Angleterre, il fut frappé de la manière dont tous les
gens se plaignaient de la difficulté de leur existence.
Ayantvuunesouffranced’unetouteautreampleuren
Jamaïque, il écrivit « Hard Times » afin de permettre
auxgensderéaliserqueleurvieenGrande-Bretagne
n’étaitpasaussimauvaisequ’ilslepensaient.«Ilsont
au moins leurs loyers payés et reçoivent leur chèque
de l’Etat toutes les semaines » écrit-il. Sorti en 1979,
« Hard Times » gagna 2 disques d’or : meilleurvoca-
liste masculin et meilleur album. Les premières sor-
ties de Pablo Gad furent « International Dread » et «
Kunte Kinte » sur le label Lighning Records. À travers
les années 70, tous les artistes représentés sur cet
album ont enregistré des chansons qui ont apporté
une touche unique. Chaque groupe et artiste pos-
sède un son authentique et aisément identifiable
et tous décrivent les conditions de vie des Noirs en
Grande-Bretagne.
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41. misty in roots
People Unite Publications Ltd.
dreadin auk
àtravers l’homme aux racines, le culte desAncêtres
retrouvés, les évocations du rapatriement et de
l’Afrique promise, le reggae se posait déjà comme
une conscience de la diaspora noire. il évolue en ce
domaine entre les mythes nourris de rastafarisme
et les réalités auxquelles le confrontent sans cesse
les moyens d’information, voire l’expérience vécue
de ses chantres. Deuxième patrie du reggae la
Grande-Bretagne fournit aux groupes qui y sont nés
le modèle d’une Babylone dont l’incarnation jamaï-
caineparaîtfinalementlointaine;d’autantmieuxqu’à
Londres ou à Birmingham les hésitations, les ambi-
guitésd’unesituationd’indépendancepolitiquesont
inconnues. Lepouvoirestblanc :trinité patron / poli-
cier / juge flanquée des partisans du front National
(organisation d’extrême-droite auracisme militant et
physiquementviolent).lereggaeanglaisatransporté
en Europe la vocation contestataire de la musique
populairejamaïcaineenluidonnantuntourplusbru-
taletplussophistiquéàlafois.LintonKwesiJohnson,
poète, animateur, militant, cinéaste et, à l’occasion,
chanteur en est le meilleur exemple dont les textes
refusant la rhétorique du rastafarisme disent sim-
plement ce qui est (le manque de logement, le chô-
mage, les brutalités policières, les raids du Front
National, les problèmes de l’enseignement, le blo-
cage du système politique britannique) et incitent à
se battre. Peu vont aussi loin ; peu sont aussi clairs.
Aswad proclame son identité émigrée et en signifie
le refus par un jeu subtil associant les couleurs gar-
veyistesetlelionéthiopien(surlapochette)àlaphoto
d’émigrants antillais débarquant au Royaume Uni
danslesannées50(surlapochetteintérieure).Aswad
utilise les codes rastafariens, comme SteelPulse qui
apparaît toutefois plus directement politique dans
son hymne à la révolution :
«Weoncebeggarsarenowchoosers/Nointention
tobe losers/Strivingforwardwithambition
Andifittakesammunition/WerebelinHandsworth
revolution»