1. Monsieur le Professeur Père Salim Daccache,
Recteur de l’Université Saint-Joseph,
Monsieur le Professeur Joseph Gemayel, Doyen de
la Faculté de Sciences Economiques,
Merci d’accueillir cet évènement,
J’ai un énorme plaisir à me trouver avec vous, avec
trois intervenants exceptionnels, et avec un public
impressionnant.
Durant les quinze minutes qui me sont imparties
pour parler des implications sur le contexte local
des évolutions financières internationales, je vais
me permettre de redémarrer quand même au
niveau des évolutions globales pour me focaliser
ensuite sur ce microcosme intéressant qu’est le
Liban, tant il parait évident que notre pays présente
un cas d’école au niveau des aboutissements des
déséquilibres financiers, probablement parce que
tout ou presque y est permis, et que les entraves à
l’évolution naturelle provenant des déséquilibres
des flux y sont minimales.
2. Aboutissement d’une tendance longue, les
déséquilibres de paiements entre nations font
aujourd’hui partie du paysage économique mondial.
La taille du déficit de la balance courante
américaine, comme celle des excédents qui, dans le
Golfe arabe ou en Asie, en sont la contrepartie,
justifie l’expression désormais acceptée de «
déséquilibres globaux », lesquels déséquilibres
étaient dans un premier temps voulus dans un
effort de mobilisation exceptionnelle des ressources
(c’était l’époque des Reaganomics), puis comme
conséquence de la mise en circulation du dollar
hors des frontières américaines.
Il y a encore quelque temps, les théoriciens
orthodoxes affirmaient qu’il fallait éviter ces
déséquilibres, alors que les keynésiens les
considéraient comme des instruments transitoires.
Aujourd’hui, nous vivons un paradoxe, puisque les
promoteurs mêmes de la globalisation financière (je
ne les citerai pas, ça ferait mauvais genre)
soulignent la menace que lesdits déséquilibres
représentent, alors qu’en libérant les mouvements
de capitaux entre nations, ils voulaient précisément
3. permettre à l’épargne dégagée en un endroit de la
planète d’aller s’investir en un autre (en
l’occurrence, principalement aux Etats-Unis, qui
sont dotés d’un système financier très développé
d’une part, contrairement au marché chinois,
comme l’expliquait Samir, et qui accordent un
grand intérêt au plein emploi d’autre part, ce qui
fait qu’ils ont naturellement joué le rôle
d’emprunteur en dernier ressort).
Le monde s’est donc installé dans des déséquilibres
structurels qui sont devenus un fait permanent. Les
Etats-Unis, on l’a dit et redit, et l’Europe du Sud
jusque récemment, par exemple, sont en déficit
chronique, alors que la Chine, le Japon et les pays
du Golfe, par exemple aussi, accumulent les
excédents structurels (slide 1 et 2). Dans cette
même logique, la Chine a volontairement joué un
jeu symétrique, en maintenant artificiellement sa
monnaie sous-évaluée afin d’accumuler des
excédents, affichant ainsi sa volonté de puissance.
Quant à l’Allemagne, son épargne excédentaire lui a
permis d’investir en Europe de l’Est avant
l’effondrement de l’Union Soviétique, puis en
4. Allemagne de l’est après la réunification, et dans les
Républiques d’Europe centrale depuis.
Première conclusion à tirer et qui s’étend
clairement à la situation locale: cet état de fait
ouvre la voie à une fonction d’intermédiation sans
cesse croissante, qui s’est directement traduite
dans les tailles de bilans des banques et les volumes
de transactions financières.
Avançons d’un pas : les excédents japonais,
européens, puis chinois, ont aidé les Américains à
acquérir des maisons plus grandes, et à financer
leurs opérations militaires dans cette partie du
monde en particulier, après avoir permis aux Etats-
Unis de gagner la guerre froide. Dans le même
cours, les ratés se sont multipliés : le Japon est
entré en crise depuis près de vingt ans alors que les
émergents d’Amérique Latine et d’Asie du sud-est
ont subi des crises financières à répétition.
Accentuant l’accumulation de l’épargne et son
exportation, on retrouve pêle-mêle des raisons liées
à la faiblesse des structures de protection sociale où
5. l’on manque de confiance à l’égard des filets
sociaux, et des raisons liées aux pratiques
d’oligarchies prédatrices d’autre part.
Reste une question cruciale qui se pose: dans quelle
mesure l’endettement qui résulte de ces déficits
est-il soutenable ? En attendant, le déficit est
assumé et développé.
Deuxième étape de mon propos, ce qui est vrai
entre les nations l’est également à l’intérieur de
l’économie d’une même nation. La contamination
s’est produite selon trois vecteurs qui sont la
politique des doubles déficits qui a été enclenchée
par 1- la baisse volontaire des recettes publiques (et
non pas par l’augmentation des dépenses publiques
domestiques), 2- l’avantage acquis par les capitaux
vis-à-vis du travail à travers l’accroissement de la
mobilité des premiers par rapport à la quasi
immobilité du second, et enfin 3- par la nécessité de
maintenir la rentabilité des circuits financiers en
expansion au détriment de celle des capitaux
productifs. Il s’en est suivi un accroissement
accéléré et persistant des inégalités. Conséquence
6. de cette politique, les capitaux, devenus mobiles
internationalement, devaient être retenus et
rémunérés en conséquence, ce qui a pesé tant sur
le revenu du travail que sur le revenu des capitaux
productifs. Certains en ont conclu que les banquiers
étaient à la source de tous leurs maux, mais dans ce
cas, les nôtres comme les autres ne sont pas à la
source du mal, ils sont simplement naturellement
bien placés dans cette nouvelle donne, et personne
ne peut le leur reprocher.
On observe donc naturellement une augmentation
des inégalités au sein de chaque économie
nationale. Il faut financer une capacité déclinante
de consommation d’une part et soutenir la
rentabilité des capitaux croissants d’autre part, ce
qui induit un gonflement parallèle de l’endettement
des ménages. (slides 3,4,5 epargne libanaise non
domestique). On se retrouve dans une situation
permanente d’excédents de capitaux qu’on est
obligé de rentabiliser. Cette situation dans le cas
libanais se traduit par la croissance simultanée de la
dette publique et de la dette privée (slide 6) qui est
7. essentiellement un financement de la
consommation.
Or lorsqu’on dit qu’il faut rentabiliser cette
accumulation de l’épargne, ce qui est une évidence,
il faut garder à l’esprit que cela se fait à travers des
procédés divers qui s’insèrent tous dans deux
grandes catégories : soit un surplus d’endettement,
soit un surplus de spéculation du type casino, dont
la palette s’étend des produits dérivés sophistiqués
sur les grandes places financières aux
investissements fonciers les plus basiques, comme
dans l’ensemble des pays arabes, dont le Liban fait
partie.
Bien entendu, à travers la gestion de cet état de
fait, il se produit une structuralisation des
déséquilibres à l’intérieur de chaque pays, et en
tout cas, très certainement à l’intérieur du Liban. Je
ne me permettrai pas de m’étaler sur le cas de la
zone Euro en présence de Benoit et après son
brillant exposé, quant à la Chine, et du fait des
tensions sociales et régionales croissantes, elle
8. essaie de corriger les déséquilibres chez elle en
relâchant progressivement sa politique monétaire.
Mais revenons au Liban, et reprenons le
cheminement logique précédent appliqué au cas
libanais. C’est le double endettement, public et
privé, qui permet d’y soutenir la consommation et
de couvrir l’énorme déficit de la balance
commerciale, et par suite de rémunérer les capitaux
et d’en attirer davantage.
C’est à l’ombre de ce système que les banques
libanaises ont réussi à s’adapter à cette double
fonction d’attraction des capitaux extérieurs et
d’irrigation des circuits domestiques. Cette
adaptation a permis d’atténuer l’aggravation du
coût du capital, tout en maintenant une gestion très
raisonnable des risques jusqu'à ce jour. Dans ce
même contexte, la prise de risque peut s’avérer
particulièrement dangereuse si les structures de
gouvernance ne sont pas optimales, et il faut noter
que la réglementation prudentielle, les exigences de
volume de la part des correspondants et de
transparence de la part de tous, ont évidemment un
9. impact certain sur les coûts opérationnels (slide 7,
un aperçu sur l’évolution de la capitalisation des
banques).
On assiste depuis un quart de siècle à une
accumulation d’épargne très importante au Liban
(slides 8,9), quoique principalement et largement
non-domestique. Notons au passage un facteur
auxiliaire : le besoin d’accumulation d’épargne
domestique est lié à la faiblesse des filets sociaux de
sécurité (assurance chômage, sécurité sociale,
éducation et sante publiques), et cette épargne sert
à rassurer en l’absence d’efficience et de fiabilité de
ces derniers. Il reste que le gros de l’épargne
provient des mouvements de capitaux et des
transferts sans contrepartie.
De plus, pour lutter contre les pressions
déflationnistes, on encourage l’endettement,
comme par exemple dans l’immobilier, lorsque le
marché risquait d’entamer une correction,
l’augmentation des crédits à l’habitat a augmenté
très vite (slide 10), et cela est vrai des crédits a la
consommation de manière générale.
10. Si l’endettement privé a atteint des sommets,
l’endettement public est quant à lui beaucoup plus
sous les feux de la rampe (slide 11). Conséquence
de déficits cumulés importants, il provient de
dépenses publiques principalement composées de
salaires et traitements, de subventions (notamment
à la consommation électrique) et de service de la
dette, c’est-à-dire de ce qui permet de maintenir et
le niveau de consommation général et la rente
consentie aux créanciers pour qu’ils continuent à
permettre au système de fonctionner. Il ne reste
pratiquement rien pour l’investissement (slide 12).
J’avais évoqué la fonction permanente de
l’intermédiation qui s’était développée au niveau
global, et bien, le même schéma s’est
naturellement développé localement au Liban.
Comment aurions-nous d’ailleurs rentabilisé cette
masse d’épargne sans un endettement (public et
privé) croissant ?
Face à cette situation où il faut veiller à la stabilité
du système sans toutefois en devenir l’otage, il
faudrait forcer le système, par le biais d’un nouveau
11. partenariat entre l’Etat et le secteur financier, à
acheminer une part conséquente des ressources
existantes vers l’investissement, de sorte que les
capacités d’adaptation exceptionnelles déployées
ne soient pas victimes de leur propre succès.
En résumé, le Liban reproduit le phénomène global,
parfois même avec anticipation parce que presque
tout y est permis. Chez nous aussi, la variable
d’ajustement n’est plus la monnaie depuis 1987,
avec la dollarisation de fait qui s’est produite alors,
relayée ensuite par la politique du taux de change
fixe. Au Liban de ces dernières décennies,
l’ajustement des déséquilibres se fait cependant par
le chômage et par le double flux migratoire :
émigration et immigration. On est d’ailleurs
tellement persuadé de l’inéluctabilité de
l’émigration que les dépenses d’une famille
libanaise sur l’éducation s’assimilent beaucoup plus
à un investissement qu’à une dépense, par
préparation à l’émigration des jeunes (en 2009,
12. 13,1% du PIB libanais dont 9,1% privée et 4,1%
public, alors que la France totalise 6,2% du PIB dont
0,4% dans le privé).
Avec les déséquilibres locaux et les surplus du Golfe
arabe, nous nous retrouvons dans une situation où
environ 60% du pouvoir d’achat est concentré entre
les mains d’environ 3% de la population, ce qui
justifie la tendance à ériger des murs au sein de la
même société.
Cela dit, nous pouvons, au niveau local, poser la
même question précédemment émise au niveau
global : jusqu'à quel niveau l’endettement sera-t-il
soutenable ? Mais nous sommes peu exposés à des
prêteurs institutionnels, contrairement à la Grèce,
par exemple. Notre marge de manœuvre est donc
plus grande, ce qui fait porter une bien plus grande
responsabilité à notre secteur financier (privilège
exorbitant / responsabilité exorbitante, disait
Benoit tout à l’heure), qui a certes déjà prouvé qu’il
était tout-à-fait capable de réagir sous les pressions
précédemment mentionnées. Les réponses à ce
challenge que devrait apporter le Liban contiennent
13. l’augmentation des crédits a l’investissement,
surtout par rapport aux crédits à la consommation,
et une réévaluation des prélèvements dans le sens
d’une meilleure redistribution.
Au-delà des petites mesures qui facilitent le cours
des opérations, et comme le Liban ne fait que
refléter une tendance globale sur laquelle il n’a
pratiquement aucune prise, il devient impératif
pour notre pays d’utiliser, chaque fois que la
situation le permet, une partie de cette masse
financière nominalement énorme dans
l’investissement et dans le renforcement de notre
cycle économique, donc par exemple dans l’énergie,
l’environnement et l’eau, les transports, les
télécommunications, les media, la recherche et le
développement,…). Sinon cette mécanique
d’accumulation infinie n’aurait vraiment plus de
sens, puisqu’on pourrait légitimement se demander
pourquoi nous continuons à gagner du temps à un
prix très élevé.
Quant aux résultats escomptés de cette approche,
ils feraient vibrer de joie le citoyen désabusé: moins
14. d’inégalités au sein de la société, une baisse des
coûts de production (imaginez seulement qu’avec
quatre milliards de dollars perdus en deux ans dans
l’électricité, on pourrait refaire le secteur électrique
entier à partir de zéro), donc, disais-je, une baisse
des coûts de production, une réduction de la trop
grande dépendance par rapport aux flux de
capitaux, une exposition moindre au problème du
déficit de la balance commerciale, et une
revalorisation de la valeur du travail.
Avouez que ça fait rêver.
Merci de votre attention.