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Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme ©
Frédérique F. Berger
Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes
Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016.
frederiquefberger@gmail.com
1
CONFÉRENCE - DÉBAT
Frédérique F. Berger
SYMPTÔME DE L’ENFANT
ENFANT SYMPTÔME
Alef : Ateliers de lectures et d'études freudiennes
École régionale de l’Association Lacanienne
Internationale
Musée des Beaux-Arts d’Orléans
25 juin 2016
Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme ©
Frédérique F. Berger
Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes
Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016.
frederiquefberger@gmail.com
2
SYMPTÔME DE L’ENFANT
ENFANT SYMPTÔME
Frédérique F. BERGER *
Avant de commencer cette présentation, j’aimerais vous dire quelques mots sur les
éléments qui précédent ma venue à Orléans. Au mois d'août 2015, à l'Aéroport de
Paris Charles de Gaulle, en partance pour l'Asie pour quelques semaines de
vacances, je recevais un mail de la part d'Hubert de la Rochemacé, le nouveau
président des Ateliers de lectures et d’études freudiennes (ALEF), qui m'invitait à
Orléans pour présenter mon livre Symptôme de l'enfant / Enfant symptôme1
. J’ai été
très sensible au style littéraire de son mail et spontanément ma réponse a été
positive. Depuis, nous avons échangé et affiné, avec les membres du CA de
l'association, les modalités de cette rencontre.
Je suis vraiment ravie de pouvoir travailler avec vous cet après-midi.
Je vais donc vous parler du contexte de l’écriture de ce livre et d’un certain nombre
d’éléments théoriques et cliniques concernant le symptôme de l’enfant en
m'appuyant sur deux cas cliniques concernant Dan et Dao des jumeaux âgés de six
ans et demi et Viêt un garçon de onze ans.
*
Frédérique F. Berger, psychanalyste à Montferrier sur Lez (Montpellier
Méditerranée Métropole), docteur en psychologie (HDR), chercheur associé au
Centre de Recherches Interdisciplinaires en Sciences Humaines et Sociales de
Montpellier - CRISES (EA 4424) de l’université Paul Valéry – Montpellier 3, membre
du Séminaire Inter-Universitaire Européen d’Enseignement et de Recherche de la
Psychanalyse et de la Psychopathologie (SIUEERPP),de l’Association de
Psychanalyse Jacques Lacan (APJL) et de l’Association Lacanienne Internationale
(ALI).
1
Berger F. F., Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme, Préface du professeur Marie-Jean
Sauret, Paris, L’Harmattan, coll. « Études psychanalytiques », 2014.
Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme ©
Frédérique F. Berger
Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes
Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016.
frederiquefberger@gmail.com
3
Symptôme de l'enfant / Enfant symptôme est paru aux éditions l’Harmattan en 2014.
J’aimerais dire quelques mot sur ce signifiant : « l’Harmattan »… L’idée de cet alizé
sec et chaud, originaire du Sahara, qui souffle en Afrique et charrie de fines
particules de sable susceptibles de former d’épaisses « brumes de sable », me plait
tout particulièrement. Tout d’abord, parce que ce vent-là soufflait au Maroc, durant
mon enfance et mon adolescence. Ensuite, parce que la langue charrie aussi ces
fines particules que sont les mots : ces mots qui vous prennent parfois, comme cela,
dans des « brumes de signifiants », ceux de lalangue2
, de la langue maternelle et
des langues des pays d’accueil, ceux de l’histoire familiale, sociale et culturelle de
laquelle il faudra bien advenir comme sujet. Car il me semble que « nous pouvons
nommer culture ce bain de langage dans lequel tout sujet vient à tomber, pour en
être imprégné, instillé ou submergé. Le sujet en garde une empreinte indélébile et ne
fait qu’emprunter à son tour le langage dans une parole3
. »
Parole qui peut se faire poème, je vais donc vous lire celui que j’ai choisi pour ouvrir
ce travail, vous le trouverez au début du livre.
Naguère en ces retrouvailles des nuits exilées
S’élevait cette langue aux sonorités voilées
À la poésie oubliée de l’errance inexpliquée.
Langue du Jadis de larmes et de sangs mêlés
De déchirements cachés d’une mort annoncée
De l’Avent originel refoulé.
Langue de l’enfance à d’autres langues tissée
Entendues au-delà et en deçà des mots
L’histoire qui succède y est tressée4
.
2
« Lalangue » est un terme inventé par Lacan dans « L’étourdit ».
Lacan J., « L’étourdit » (1973), dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 490.
C’est un terme qu’il pose dans la proximité du mot lallation, en le différenciant des langues
que nous parlons. « Lalangue » est un intégral d’équivoque habité par l’inconscient : « C’est
comme l’autre scène freudienne que le langage occupe de par sa structure ; et cette
structure, c’est la structure élémentaire qui se résume dans celle de la parenté. »
Lacan J., « La Conférence à Genève sur “Le symptôme” » (1975), Le Bloc-notes de la
psychanalyse, 1985, n° 5, p. 12.
3
Berger F. F., Symptôme et structure dans la pratique clinique. De la particularité du
symptôme à l’universel de la structure du sujet, Préface du professeur Claude-Guy, Bruère-
Dawson, Paris, L’Harmattan, coll. « Psychanalyse et civilisations », 2005, p. 210.
4
Berger F. F., Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme, op. cit., p. 5.
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Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016.
frederiquefberger@gmail.com
4
Je dois vous dire aussi que ce livre participe au mouvement de transmission qui
caractérise mon engagement dans les différents pays où j’ai travaillé comme
analyste, enseigné à l’université, tenu des séminaires de psychanalyse et même
participé à l’aventure éditoriale de la publication d’ouvrages de Freud en langue
vietnamienne 5
. En effet, tant à l’étranger qu’en France, c’est à la croisée des
chemins de la praxis, dans le nouage de la théorie et de la pratique, que le
symptôme et la structure ont orienté mon travail d’enseignement et de recherche.
L’écriture de cet ouvrage s’est donc réalisée à partir de mon désir de témoigner de
cette expérience et de transmettre un certain nombre d’éléments théoriques et
cliniques qui me paraissent essentiels dans cette clinique du sujet qui a vu le jour en
Asie du Sud-Est depuis plus de vingt ans6
, tandis qu’en Europe et en Amérique du
Nord et du Sud elle souffre de profonds changements depuis la vague de la
neuropsychologie et des psychothérapies cognitives et comportementales (TCC) qui
lui sont le plus souvent associées 7
. Au point que depuis quelques années déjà
cliniciens, enseignants et chercheurs se posent des questions majeures concernant
l’avenir du sujet et du lien social ainsi que l’avenir de la psychanalyse8
.
5
Freud S., Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) (1909),
traduction Lư Huy Khán, Hanoï, Éditions Thế Giới, 2002.
Berger F. F., « Perspectives vietnamiennes de la psychanalyse », Essaim, 2005/1, n° 14, pp.
177-186.
Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), traduction Nguyễn Hạc Đạm
Thư, Hanoï, Éditions Thế Giới, 2006.
Freud S., Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) (1909),
traduction Lư Huy Khán, Éditions Thế Giới, 2007, 2ème édition.
Berger F. F., « Traduire et publier Freud en langue vietnamienne », Che vuoi ?, 2006, n° 26,
pp. 209-218.
Berger F. F., Nguyễn Hạc Đ.-T., « La psychanalyse au Vietnam », Psychanalyse, 2007/2, n°
9, pp. 113-126.
Freud S., Malaise dans la culture (1929), traduction Lê Thị Kim Tuyến, Hanoï, Éditions Thế
Giới, 2009.
Berger F. F., Lê Thị K.-T., « Malaise dans la culture », Études Vietnamiennes, 2012/1, n°
183, pp. 28-46.
6
Essaim., Formation des analystes – Transmission de la psychanalyse, 2003/1, n° 11,
Toulouse, Érès.
Essaim., Horizons asiatiques de la psychanalyse, 2004/2, n° 13, Toulouse, Érès.
Essaim., Autres scènes de la psychanalyse, 2005/1, n° 14, Toulouse, Érès.
7
Marie P., Psychanalyse et psychothérapie : quelles différences ?, Paris, Aubier, 2004.
8
Lebrun J.-P., Un monde sans limite. Essai pour une clinique psychanalytique du lien social,
Toulouse, Érès, coll. « Psychanalyse », 1997.
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Frédérique F. Berger
Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes
Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016.
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Afin d’aborder la théorie et la clinique du symptôme de l’enfant, j’ai donc choisi de
poser les éléments fondateurs de la clinique du sujet issus des enseignements de la
psychanalyse parce qu’ils prennent appui sur le corps et le langage, sur la fonction
du langage, de la parole et du désir, sur le symptôme et son lien avec les structures
sous-jacentes à la clinique (névrose, psychose, perversion).
Dans un premier temps, je situe l’origine gréco-latine du symptôme9
, son histoire, sa
théorie et sa clinique dans le champ de la médecine, avant de me centrer sur ses
moments fondateurs dans l’œuvre de Freud et de Lacan et la clinique du sujet qui en
découle.
Terme hérité de la médecine, en psychanalyse le « symptôme » est soutenu par un
corpus théorique et une pratique clinique qui lui donne un statut particulier, celui
d’une parole. Une parole adressée à un Autre et cela n’est pas sans conséquences
pour l’analysant et pour l’analyste. J’organise donc ma démarche à partir de ce point
Lebrun J.-P., Les désarrois nouveaux du sujet. Prolongements théorico-cliniques au Monde
sans limite, Toulouse, Érès, coll. « Point Hors Ligne », 2001.
Melman C., Lebrun J.-P., L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, Paris, Denoël, coll. « Folio
Essais », 2002.
Porge É., Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan aujourd’hui, Toulouse, Érès,
coll. « Point Hors Ligne », 2005.
9
« Tout d’abord, repérons quelques antécédents étymologiques, signalant que le mot
“symptôme” v sumptoma venant
pipto sun, pipto, signifie
“tomber”, “succomber” ou encore “mourir”, “faire une faute”. La succession signifiante est la
suivante : tomber, succomber, mourir, faire une faute ou une erreur. La signification de
sumptoma, est l’affaissement ou plus précisément ce qui tombe en même
temps, ce qui nous arrive, une coïncidence, ce qui nous tombe dessus, par exemple une
rencontre. Nous retrouvons cette connotation de malheur, de quelque chose survenant de
façon inopinée et imprévisible. Événement heureux ou malheureux, nous touchons alors à la
ptoma, dont la connotation est la chute, le fruit qui tombe de l’arbre.
Autrement dit, c’est aussi ce qui pourrit au pied de l’arbre, le déchet, le corps mort, le
cadavre. En latin, pipto est traduit par cado qui dans ses déclinaisons appelle au cas, à
l’accident, à trancher et à massacrer. Nous retrouvons ce qui nous tombe dessus et cela
désigne bien un évènement malheureux. Voici donc la tonalité signifiante marquant l’origine
du terme “symptôme”. N’est-ce pas avec cette tonalité-là que nous avons affaire
quotidiennement dans la clinique du sujet ? »
Berger F. F., Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme, op. cit., p. 27-28.
Bailly A., Dictionnaire Grec-Français, Le Grand Bailly (1963), Paris, Hachette, 26e
édition,
2000.
Gaffiot F., Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 1934.
Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme ©
Frédérique F. Berger
Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes
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conceptuel et épistémologique qui permet de situer le nouveau statut du symptôme
surgissant avec la découverte freudienne de l’inconscient et du refoulement. Et, je
parle des éléments de la clinique auxquels le symptôme est structurellement lié :
d’une part, du côté de la névrose, structure paradigmatique du symptôme définie à
partir de l’hystérie et de l’obsession ; d’autre part, dans la cure à partir de la solution
trouvée par l’analysant comme nouvelle façon de faire avec son symptôme. Il
convient de souligner que le concept de « symptôme » se constitue à un moment
particulier de l’histoire de la clinique qui a entraîné des modifications théoriques
ayant ouvert de nouvelles perspectives de réflexions concernant le lien symbolique et
social. Et, aujourd’hui plus que jamais, l’approche du symptôme, telle que la propose
la psychanalyse freudienne et lacanienne, permet de se démarquer du discours
commun de ce siècle et de ses versions de discours du maître. En effet, la
psychanalyse soutient que même s’il fait souffrir, le symptôme n’est pas toujours un
échec et qu’il est sans doute une première manifestation de la vérité dans la vie du
sujet. Vérité liée au symptôme et à la jouissance paradoxale qu’il procure tout en
dévoilant ce que le sujet possède de plus singulier, qu’il soit enfant, adolescent ou
adulte.
Dans un deuxième temps, je développe la problématique du symptôme de l’enfant
qui n’est pas sans lien avec la constellation familiale et ses effets sur le sujet de
l’inconscient. Pour cela, je construis mon approche à partir d’un certain nombre de
références théoriques et cliniques essentielles concernant : l’enfant et la
psychanalyse ; le corps et le langage ; l’Autre et la relation d’objet ; la famille et le
sujet ; le symptôme et la vérité. Puis, j’approche le symptôme de l’enfant et l’enfant
symptôme à partir de quelques morceaux choisis issus de ma pratique clinique dans
des institutions vietnamiennes avec des familles et des enfants, des équipes
soignantes et des interprètes qui sont aussi des cliniciens : pédiatres, psychiatres ou
psychologues. Parmi ces enfants, aujourd’hui j’ai choisi de vous parler de « Dan et
Dao : les jumeaux10
» et de « Việt : l’enfant du tonnerre11
». Au détour des éléments
10
Berger F. F., « Dan et Dao : les jumeaux », dans Symptôme de l’enfant / Enfant
symptôme, op. cit., p. 110-114.
Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme ©
Frédérique F. Berger
Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes
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signifiants qui concernent l’histoire de chaque sujet, je vais essayer d’approcher la
valeur symbolique ou réelle du symptôme de l’enfant, son statut et sa fonction dans
la structure sous-jacente à la clinique.
Pour entrer dans le vif de la clinique, je vais donc vous emmener dans un hôpital de
Hanoï, dans l’ambiance d’une salle de consultation où selon les saisons, la chaleur,
le froid et l’humidité sont très présents, où parfois, sur les coursives, courent
quelques rats de villes... où, en compagnie de mon interprète, j’accueille en
consultation des familles et des enfants. Parfois même, c’est toute une famille qui se
déplace et c’est ainsi que le père et la mère arrivent avec l’enfant, les grands-
parents, etc.
Ce jour-là, c’est une mère et sa sœur qui viennent avec Dan et Dao, des jumeaux12
.
Ils sont âgés de six ans et demi, Dan est un garçon dont le prénom signifie « tigre »
et Dao est une fille dont le prénom signifie « fleur de pêcher ». Ils ont une apparence
physique toute en contrastes. Dan est aussi grand et costaud que Dao est petite et
fluette. Dan est très expansif tandis que Dao est calme et réservée. Ils font donc leur
entrée dans la salle de consultations : entrée fracassante pour Dan qui envahit
l’espace en un clin d’œil en grimpant sur la table puis les chaises. Entrée toute en
douceur pour Dao qui nous regarde, intriguée, puis s’installe tranquillement près de
moi sur une petite chaise et commence spontanément à dessiner tandis que sa mère
parle… et que son frère s’agite. La mère est venue consulter car depuis quelque
temps elle est très préoccupée par les résultats scolaires de ses enfants et les
commentaires de l’institutrice [qui dit que] : « Dan est impossible [qu’]il ne tient pas
en place […],[qu’]il prend toute la place […], ce qui rend les apprentissages scolaires
et les relations avec ses camarades très difficiles. Dao [quant à elle] est gentille, trop
gentille même, elle semble apprendre mais elle a du mal à prendre la parole, à
11
Berger F. F., « Việt l’enfant du tonnerre », dans Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme,
op. cit., p. 97-101.
Les premiers éléments de ce cas clinique ont été publiés dans Berger F. F., Lemouzy-Sauret
B., Sauret M.-J., « Clinique du sujet et du lien social contemporain », Cliniques
méditerranéennes, 2008/2, n° 78, pp. 83-98.
12
Berger F. F., « Dan et Dao : les jumeaux », dans Symptôme de l’enfant / Enfant
symptôme, op. cit., p. 110-114.
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s’exprimer quand je l’interroge, parfois j’ai l’impression qu’elle n’est pas là, qu’elle est
ailleurs, qu’elle rêve, elle s’isole beaucoup et a peu de relations avec les autres. » La
mère retrace sa grossesse et la naissance de ses deux enfants qui ont fait la joie des
deux familles. Elle a décidé de rester vivre dans sa famille d’origine et pas dans celle
de son époux comme c’est la coutume au Vietnam. Elle souligne que depuis que son
mari est parti à l’étranger pour travailler, juste après la naissance des enfants, ils
reçoivent de ses nouvelles seulement de temps en temps et il leur rend visite une
fois par an, pour les fêtes du Têt, le nouvel an vietnamien. Pendant qu’elle parle, Dan
s’est lancé dans une nouvelle activité frénétique qui semble représenter une bagarre
entre différents personnages. Il les mime et imite les bruits qu’ils font avec leurs
armes… Des onomatopées de toutes sortes fusent et il ne s’arrête que lorsqu’il est
littéralement épuisé. Il rejoint alors le giron maternel et s’y blottit comme enfin calmé.
Sa mère nous dit alors qu’il est extraordinaire et qu’il s’agit de personnages de
dessins animés japonais. D’ailleurs, « Il connaît les horaires des programmes de
télévision par cœur et il est capable d’imiter à la perfection ses héros favoris : le
Manga Dragon Ball13
et les autres Mangas : Sangoku, Bulma, Yamcha, Krilin et les
autres. » Elle est toute à son plaisir de nous raconter cela et prête très peu
d’attention à ce que fait sa fille. Elle semble subjuguée par le spectacle que nous a
offert son fils puis nous dit qu’il a parlé très tôt grâce à la télévision. Il connaît les
noms de tous les héros des dessins animés et lorsqu’il les voit sur des albums, c’est
pareil, il dit leurs noms et les imite à grand renfort de bruits, de cris et de
gestes… « Puisqu’il les reconnaît [dit-elle], il sait lire ». Puis, elle […] remarque qu’il
ne lui parle pas vraiment, qu’elle doit toujours deviner ce qu’il veut mais que tout de
même, elle le comprend très bien. [Donc] « Il n’y a peut-être pas de problèmes ! ».
Mais elle rajoute […] que « tout a commencé à aller mal quand il est allé à l’école
pour la première fois, cette année, personne ne le comprenait et il ne progressait
13
Toriyama A., Dragon Ball, Weekly Shōnen Jump, Tokyo, Shūeisha, 3 décembre 1984 – 5
juin 1995.
Dragon Ball est un Manga dessiné par Akira Toriyama, créé en 1984, son aventure s’étale
sur de nombreux volumes.
Le Studio Toei en a fait une adaptation animée sous le nom de Dragon Ball, Dragon Ball Z.
et Dragon Ball GT., ainsi que de nombreux films. Dragon Ball est l’un des Mangas le plus
connu et les plus apprécié des années 1990 ; il est considéré comme le plus célèbre en Asie
et ailleurs.
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pas… » C’est pour cela qu’elle a décidé de venir nous voir, [car] elle aimerait bien
« comprendre ce qui se passe avec Dan ». […] Pendant tout ce temps, Dao dessine
sagement comme absorbée par sa réalisation picturale. Elle représente des
personnages, des filles et des garçons qui jouent ensemble. Elle ne prête que très
peu d’attention à son frère et lorsqu’il vient la taquiner, elle rit et lui dit « Laisse-moi
Dan, va donc jouer ! ». Puis, pendant que sa mère sort précipitamment à la suite de
son frère parti subitement dans les couloirs de l’hôpital, Dao nous parle de son
dessin : « Ce sont des garçons et des filles qui jouent. Ils sont à l’école dans la cours
de récréation. L’école c’est dur mais j’aime bien, j’ai un peu peur parfois, je les
regarde, ils sont différents de mon frère. » Puis, elle reprend une feuille et dessine
[…] une maison et six personnages et nous dit en souriant : « Voilà ma mère, ma
petite tante, mon frère, mon grand-père, ma grand-mère et moi. C’est ma famille, ce
n’est pas facile ! » Un bon moment après, de retour avec son fils fermement tenu par
la main, la mère interrompt ce moment privilégié de notre rencontre avec Dao en
disant : « Il est bien tard, il me faut partir parce que Dan a faim. » Nous lui proposons
[…] de revenir la semaine suivante […] [et que] ses enfants seront reçus séparément
par des psychologues cliniciens.
Lors de la discussion qui a suivi cette première consultation, des hypothèses bien
différentes ont été posées car Dan semblait pris dans une identification à l’objet du
fantasme maternel révélant sa position d’enfant symptôme, tandis que Dao semblait
être dans une identification au symptôme représentant la vérité du couple familial.
La mère reviendra effectivement avec ses deux enfants et le travail aura lieu
régulièrement pour l’un et l’autre, avec une prise en compte différente de leurs
singularités et la perspective de nouvelles possibilités d’évolution au sein de la
famille et de la société.
Lorsque l’enfant est aux prises avec un symptôme, une angoisse ou une inhibition
invalidante, la rencontre avec un analyste peut permettre l’ouverture à un autre type
de discours. Et, c’est lors des entretiens préliminaires avec la famille et l’enfant que
se formalise ce moment où chacun arrive avec une plainte et une souffrance qui est
souvent très différente. Souffrance qui se donne à voir et à entendre dans cet espace
Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme ©
Frédérique F. Berger
Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes
Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016.
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10
transférentiel privilégié permettant la rencontre entre un sujet et un analyste, dans
cette mise en jeu à chaque fois inédite du corps et de la parole, dans cette façon
radicalement différente d’accueillir et d’entendre un enfant, d’être le partenaire de sa
souffrance tout en la recevant et se constituer ainsi en lieu d’adresse afin qu’il puisse
enfin en dire quelque chose. Lors des entretiens préliminaires chaque sujet père,
mère ou enfant peut ainsi amorcer un questionnement subjectif où il s’implique
personnellement et peut-être ouvrir le chemin d’une psychanalyse... Ce n’est pas
toujours le cas mais quand cela arrive l’enfant peut alors emprunter autrement les
chemins du langage, de la parole et du désir. Et pour l’analyste, il s’agit d’accueillir la
parole de l’enfant et de la porter tel un interprète14
, tel un passeur afin de la faire
traverser d’une rive à l’autre, de la faire traverser depuis sa dimension consciente
vers sa dimension inconsciente, dans ce mouvement d’anticipation et d’après-coup
qui caractérise la clinique sous transfert qu’est la pratique analytique. Cette pratique
permet peu à peu d’explorer la dialectique à l’œuvre entre l’enfant, le symptôme et la
vérité. Elle permet aussi de repérer comment le symptôme de l’enfant ou l’enfant
symptôme présentifient la souffrance du sujet et de voir comment l’Autre n’apparaît
pas seulement comme discours mais aussi comme jouissance. Avec les Deux notes
sur l’enfant15
, Lacan nous permet justement de faire le lien entre le symptôme de
l’enfant et la vérité, de repérer la différence capitale entre l’identification de l’enfant
au symptôme et l’identification de l’enfant à l’objet. En effet, dans le cas de la
névrose, l’enfant représente la vérité du couple familial et occupe la position de
symptôme, alors que dans le cas de la psychose ou de la perversion, l’enfant réalise
la vérité de l’objet a du fantasme de la mère et occupe alors la position de l’objet qui
révèle ou réalise cette vérité.
Ainsi, au sein de l’analyse, les associations de l’enfant, qu’elles soient des paroles,
des rêves, des dessins ou des jeux, témoignent de cette vérité. Les dires de l’enfant
prennent place dans la structure du discours, il s’agit alors de prendre à la lettre le
14
Dans le travail analytique avec un interprète comme ça a été parfois le cas au Vietnam,
l’interprète est justement situé à cette place si subtile de passeur des paroles et des mots
(maux) de l’enfant et de sa famille.
15
Lacan J., « Deux notes sur l’enfant » (1969), Ornicar ?, 1986, n° 37, avril-juin 1986, pp. 13-
14.
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fait que la jouissance est dans le déchiffrage, le savoir à la place de la vérité et la
vérité liée à la jouissance.
Donner la parole au sujet, c’est ce que j’essaie de faire comme tant d’autres
analystes dans cette écoute du symptôme présenté par chaque enfant afin
d’entendre ce qui se joue pour celui qui a fait le choix de la parole comme c’est le cas
de l’enfant névrosé ou pour celui qui reste en dehors ou au seuil de la parole, comme
c’est le cas de l’enfant psychotique ou autiste. Parce que le symptôme est une parole
dont la pertinence ou l’impertinence16
vient comme un message que le sujet nous
apporte à la manière d’une énigme. Le symptôme se manifeste dans la vie du sujet à
un moment précis et malgré son caractère souffrant, tout en voilant quelque chose, il
entrouvre pour chaque sujet des perspectives d’historisation inédites. Et, comme le
dit si justement Lacan dans sa conférence à Columbia en 1975 : « L’analysant (si
l’analyse, ça fonctionne, ça avance) en vient à parler d’une façon de plus en plus
centrée, centrée sur quelque chose qui depuis toujours s’oppose à la polis (au sens
de cité), c’est à savoir sur la famille particulière. L’inertie qui fait qu’un sujet ne parle
que de papa et maman est quand même une curieuse affaire. À dire n’importe quoi, il
est curieux que cette pente se suive, que ça fasse, ça finisse par faire comme l’eau,
par faire rivière, rivière de retour à ce par quoi on tient à sa famille, c’est-à-dire par
l’enfance. On peut dire que là s’explique le fait que l’analyste n’intervient que d’une
vérité particulière, parce qu’un enfant n’est pas un enfant abstrait. Il a eu une histoire
et une histoire qui se spécifie de cette particularité : ce n’est pas la même chose
d’avoir eu sa maman et pas la maman du voisin, de même pour le papa. Ce n’est
pas du tout ce qu’on croit un papa. Ce n’est pas du tout forcément celui qui, à une
femme, a fait cet enfant-là. Dans beaucoup de cas, il n’y a pas de garantie étant
donné que la femme après tout, il peut lui arriver bien des choses surtout si elle
traîne un peu. C’est pour ça que papa, ce n’est pas du tout forcément, celui qui est –
c’est le cas de le dire – le père au sens réel, au sens de l’animalité. Le père, c’est
une fonction qui se réfère au réel, et ce n’est pas forcément le vrai du réel. Ça
n’empêche que le réel du père, c’est absolument fondamental dans l’analyse. Le
16
Dans le sens de sa non-conformité aux règles du langage et de la bienséance, d’une
réponse impertinente de l’enfant, d’une objection au savoir.
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mode d’existence du père tient au réel. C’est le seul cas où le réel est plus fort que le
vrai. Disons que le réel, lui aussi, peut être mythique. Il n’empêche que, pour la
structure, c’est aussi important que tout dire vrai. Dans cette direction est le réel.
C’est fort inquiétant. C’est fort inquiétant qu’il y ait un réel qui soit mythique, et c’est
bien pour ça que Freud a maintenu si fortement dans sa doctrine la fonction du
père17
. »
Alors, vous voyez comment le symptôme de l’enfant réside précisément dans sa
pertinence ou son impertinence car il apparaît justement à un moment précis comme
l’élément, le point d’achoppement, la ligne de faille (pour reprendre au singulier le
titre d’un ouvrage de Nancy Huston18
) qui suscite le questionnement de la famille et
de l’enfant. C’est ce qui peut permettre d’ouvrir la voie du savoir inconscient comme
j’ai pu le voir à l’œuvre lors de certaines analyses avec des enfants. Ce savoir est le
plus souvent situé à l’articulation du sujet et de l’Autre, autour d’un impossible à dire
qui concerne la constellation familiale et son histoire, au-delà des relations entre le
père et la mère. Et, dans le travail d’énonciation permis par l’analyse, à travers les
dessins, les rêves et le jeu, l’enfant peut s’éprouver dans sa propre parole et éclairer
le symptôme sous un jour nouveau. Le symptôme apparait alors comme la réponse
particulière de l’enfant par rapport à ce qui ne marche pas dans le réel, tout en
organisant et en pacifiant son rapport avec ce qui lui est inconciliable à ce moment-
là. Le symptôme surgit donc au bon moment et par delà la souffrance qu’il provoque,
il révèle le désir du sujet. C’est au-delà de toute volonté que s’organise la répétition
du symptôme signalant que l’infortune du sujet vient parfois de son propre désir.
C’est le moment où le sujet commence à se préoccuper du déroulement des
évènements de sa vie et de l’ordre de la répétition. Tous ces éléments m’amènent à
pointer l’inconscient comme une structure, celle du sujet mais aussi celle du
symptôme et de l’expérience analytique. Aussi, prendre la souffrance du symptôme
sous l’angle de la cause revient à faire de lui un signe, par contre, reconnaître cette
disgrâce comme quelque chose de propice et d’imposé par un savoir que le sujet
17
Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Columbia
University Auditorium School of International Affairs, (01/12/1975), Scilicet, 1975, n° 6/7, p.
44-45.
18
Huston N., Lignes de faille, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2007.
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ignore, c’est reconnaître son versant réel. De plus, la jouissance du symptôme est
quelque chose qui résiste et, paradoxalement souffrir s’impose au sujet, car dans le
même temps une satisfaction est présente. Le symptôme est une tentative de
solution plus qu’un problème, il exerce une fonction de restitution de la réalité, il est
parfois une suppléance ou une satisfaction substitutive 19
.
Le symptôme est une réponse particulière du sujet par rapport à ce qui ne marche
pas dans le réel. En effet, le symptôme n’est pas une erreur ou un échec dans le
fonctionnement subjectif et du monde comme le soutient une certaine clinique
contemporaine pensée depuis le discours du maître et les psychothérapies qui se
sont mises à son service. Face au réel du symptôme et à la jouissance qui le
soutient, le discours du maître ne se fait-il pas chaque fois plus sourd et plus violent
dans cet acharnement à éradiquer le symptôme ?
C’est ce que révèle Việt : l’enfant du tonnerre 20
. Il s’agit d’un garçon psychotique âgé
de onze ans dont le cas m’est présenté au cours d’une séance de supervision en
institution21
. La psychologue, se trouvant démunie face aux réactions de l’enfant et
aux progrès du nouveau traitement qu’elle a mis en place depuis son arrivée dans
l’institution, a souhaité en parler. Parce qu’il présentait « une peur panique du
tonnerre », elle avait sans plus attendre, exposé Viêt à un « programme de
désensibilisation » issu des psychothérapies cognitives et comportementales (TCC)
22
. Au cours de ce « programme », Viêt était progressivement et de façon de plus en
plus intense exposé à des bruits enregistrés de tonnerre. Exposition, confrontation
répétitive, individuelle ou collective, dont nous ne savons guère si les autres enfants
participant à ce « programme » souffraient des mêmes symptômes. Et quand bien
19
Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse (1926), Paris, PUF, 6e
édition, 1978, p. 7.
20
Berger F. F., « Việt : l’enfant du tonnerre », dans Symptôme de l’enfant / Enfant
symptôme, op. cit., p. 96-101.
Việt est un prénom qui signifie « vietnamien ».
21
Mes vifs remerciements vont à Geneviève Harrand-Gilbert qui m’a confié les notes qu’elle
avait prises lors de cette rencontre.
22
Les TCC ne sont pas de nouvelles psychothérapies, elles existent depuis Burrhus-Frederic
Skinner et Ivan Pavlov. Elles orientent leur action selon trois points : les causes actuelles du
comportement, le changement durable qui est le critère majeur de leur évaluation, et la
reproductibilité des traitements par n’importe quel thérapeute auprès de n’importe quel
patient pourvu qu’il manifeste le trouble identifiable de façon objective.
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même, la dimension singulière du symptôme était complètement évacuée au profit
d’un but évident, celui de l’éradication de ce « trouble » présenté par la psychologue
comme « une peur panique du tonnerre », « une phobie du tonnerre ».
À aucun moment ce symptôme n’a été référé à l’histoire individuelle et familiale de ce
jeune sujet, à ce qui s’est passé pour lui depuis son arrivée dans l’institution il y a six
ans, à ses difficultés passées et présentes et à son évolution par rapport à celles-ci.
À aucun moment, n’ont été entrevues la fonction de ce symptôme si singulier ni sa
place dans l’économie subjective de ce petit garçon et de sa mère.
Après quelques échanges avec les autres professionnels s’occupant de lui
quotidiennement, des propos sur son histoire, sa vie en famille et en institution
révélèrent que ce tonnerre n’était pas sans lien avec la violence des cris et des
gronderies de sa mère – laquelle se trouve être aussi psychotique. En effet, il lui
arrive parfois, quand « elle n’est pas bien », de crier après son fils, son mari ou ses
voisins : « Elle crie très fort après tout le monde, sans raison. » « D’ailleurs, ne dit-on
pas que “les gens qui se fâchent sont comme le tonnerre”. » remarque
judicieusement l’institutrice spécialisée qui s’occupe de Việt depuis qu’il a cinq ans,
moment où les parents avaient demandé son entrée dans l’institution car aucune
école ne voulait plus l’accueillir : « Parce qu’il avait trop peur, qu’il ne parlait pas et
passait beaucoup de temps à se balancer en se bouchant les oreilles. »
Toutes ces paroles à propos de ce petit garçon sont enfin prononcées dans une
dimension historique, clinique et culturelle m’amenant à proposer prudemment
quelques pistes de réflexions. En effet, dans la vie de chaque petit enfant, le tonnerre
n’est pas sans susciter peur et angoisse s’il n’est pas relayé par le corps et la parole
de l’Autre. Tonnerre qui, au temps de la Mousson asiatique, n’est pas sans solliciter
le réel dans sa dimension auditive et visuelle la plus terrible et la plus spectaculaire.
Alors, si « la mère se fâche comme le tonnerre », c’est en se bouchant les oreilles et
en se réfugiant dans un coin que Việt se protège de la voix et de la parole de l’Autre
devenu très menaçant. Au-delà du tonnerre, c’est bien de la parole et de la voix, en
tant qu’objet pulsionnel qui la supporte, qu’il se protège. Ce qui signifie que Việt a un
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rapport au verbe de l’Autre23
et que c’est de ce rapport on ne plus angoissant et
terrifiant qu’il se protège comme il peut en se réfugiant dans un coin et en se
bouchant les oreilles. Il s’agit sans doute, telle est notre nouvelle hypothèse, d’une
« super-audition » de l’Autre qui revêt un caractère insupportable pour l’enfant !
Mais ce réel du tonnerre est-il seulement lié aux cris et aux hurlements irraisonnés
de la mère ? Sans entrer dans le détail des chaînes signifiantes auquel renvoie ce
tonnerre et que seuls la mère ou l’enfant seraient à même de livrer, insistons
justement sur ce qu’il représente d’insensé, d’incompréhensible et que nous avons
découvert associé à la voix. Comment, au Vietnam, la psychologue le confirmera, ne
pas associer ces bruits, aux transmissions d’allures transgénérationnelles et
sociales, aux évènements survenus dans chaque famille et communauté lors des
expériences traumatiques de la guerre et portées de ce fait par le discours qui fait
lien social ? Le collectif (le discours commun) et le singulier se rejoignent autour d’un
psychisme marqué par le vécu et le récit des cris, des hurlements, des sifflements et
des explosions des B52, des avions et des bombes de toutes sortes. Cette
articulation du singulier et du commun peut être d’une complexité douloureuse,
« l’orage de la mère » donnant chair aux récits des bruits, des fureurs et des
abjections de la guerre… D’autant qu’il semble que c’est peut-être cela aussi que
cette mère hurle dans sa douleur et que cet enfant, entend encore, inlassablement,
sans pouvoir s’en protéger efficacement, ce lieu du corps, l’oreille étant par
excellence toujours ouvert. Il faudrait alors supposer un lien entre les bruits et la mort
– avec le risque, pour le sujet qui est confronté à cette association, de rester en vie
au prix de la folie.
Ce fragment clinique dévoile comment les traitements modernes du symptôme font
subir au sujet, au nom de la techno-science, toute sorte de violences et
d’objectivations, empêchant ainsi son appropriation de l’histoire à laquelle il participe.
Et comment, cette « médicalisation de l’existence 24
», tendance actuelle de
23
Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », (1967), dans Autres écrits, Paris,
Seuil, 2001, p. 367.
24
Gori R., Del Volgo M.-J., La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence,
Paris, Denoël, 2004.
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l’orientation des systèmes de santé en France, vivement dénoncée par Roland Gori
et Marie-José Del Volgo, n’est pas sans effets sur les plus démunis, en l’occurrence
les jeunes enfants autistes ou psychotiques. Et, comme l’écrit si justement Hannah
Arendt en 1958 : « ce qu’il y a de fâcheux dans les théories modernes du
comportement, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir
vraies, c’est qu’elles sont, en fait, la meilleure mise en concepts possible de certaines
tendances évidentes de la société moderne 25
. »
En 1969, dans une critique virulente, Winnicott souligne que « La Thérapie
Comportementale (avec des majuscules pour en faire une Chose qui peut être tuée)
est une porte de sortie commode. Il faut juste s’accorder sur les principes moraux.
Quand on suce son pouce, on est méchant ; quand on mouille son lit, on est
méchant ; quand on met du désordre, quand on vole, qu’on casse un carreau, on est
méchant. C’est méchant de mettre les parents au défi, de critiquer les règlements de
l’école, de voir les défauts des cursus universitaires, de haïr la perspective d’une vie
qui tourne comme une courroie de transmission. C’est méchant de rechigner devant
une vie réglée par des ordinateurs. Chacun est libre d’établir sa propre liste de “bon”
et “méchant” ou “mauvais” ; et une volée de comportementalistes partageant plus ou
moins des systèmes moraux identiques est libre de se rassembler et de mettre en
place des cures de symptômes26
. »
La supervision a soutenu un long travail autour de la question du symptôme de ce
petit garçon, confirmant sa capture manifeste dans les rets de la subjectivité
maternelle depuis bien longtemps déjà. Enfant symptôme, il n’avait que peu de
moyen pour se défendre contre la violence qui lui était faite, cette fois au nom de la
science et dans l’irrespect le plus total de sa singularité.
C’est une clinique du sujet dont j’ai souligné la dimension éthique qui a été au centre
des débats qui ont permis cette supervision. Celle-ci mérite assurément le terme que
Gori R., Del Volgo M.-J., Les exilés de l’intime. Médecine et psychiatrie au service du nouvel
ordre économique, Paris, Denoël, 2008.
25
Arendt H., Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 400-401.
26
Winnicott D.-W., « La Thérapie Comportementale », Lettre de juin 1969 adressée par D.-
W. Winnicott, au rédacteur de Child Care News », in Psycho-Analytic Explorations, London,
Kamac, 1989, p. 125-128
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17
Lacan se plaisait à lui donner : celui de « super-audition27
», révélant cette dimension
de la parole à écouter aussi, au-delà et en deçà de ce qui se donne à voir et à
entendre. Sans doute le terme de « super » est-il à entendre dans son équivoque :
quel réel au-delà du père de l’Œdipe – qui seul peut rendre compte du fait que le
clinicien ou le « superviseur » n’est pas condamné à n’observer que ce à quoi le
mènerait ses propres associations libres ?
Charge au clinicien de se faire l’auditeur attentif de ce qui se dit ou ne peut pas se
dire, en particulier quand l’objet voix de la pulsion invocante est ainsi mis en jeu dans
ses liens les plus étroits avec l’histoire familiale et collective. On mesura plus tard
l’enjeu de la pacification dont témoigne Việt désormais engagé dans un travail de
« reconstruction », bien loin des « programmes de désensibilisation » des TCC,
travail certes pas facile mais qui inaugure pour lui de nouvelles possibilités de
respect de son symptôme et d’accompagnement de sa souffrance.
Depuis de nombreuses années, mes rencontres avec les enfants, les familles et les
adultes réactualisent sans cesse mes questions sur le nouage de la théorie et de la
pratique analytique.
Je vous en livre quelques unes que nous pourrons reprendre lors des échanges qui
vont suivre :
Qu’en est-il de la légitimité, de la validité et de la place de la psychanalyse avec les
enfants, en particulier avec les tout-petits, ceux qui ne parlent pas encore ?
Y a-t-il chez l’enfant un nouage névrotique particulier ou en devenir ?
Y a-t-il chez l’enfant un nouage psychotique ou autistique déjà installé ou en passe
de le devenir ?
Si nous partons de l’idée que le symptôme signe la structure du sujet et que pour un
enfant le processus de structuration du moi est en cours, nous pouvons nous
demander à partir de quel moment un enfant présente une structure névrotique ou
psychotique ?
27
« Il arrive que je fasse ce qu’on appelle des supervisions. Je ne sais pas pourquoi on a
appelé ça supervision. C’est une super-audition. » Lacan J., « Conférences et entretiens
dans des universités nord-américaines », Columbia University Auditorium School of
International Affairs, (01/12/1975), Scilicet, 1975, n° 6/7, p. 42.
Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme ©
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18
Ce travail de réflexion sur le symptôme de l’enfant et l’enfant symptôme n’est pas
terminé, il y a encore d’autres pistes à découvrir et à parcourir, d’autres familles et
d’autres enfants à rencontrer ici et ailleurs pour se laisser enseigner 28
.
Pour l’heure, je voudrais rappeler qu’en 1975, lors de ses Conférences et entretiens
dans des universités nord-américaines, Lacan affirme que « Le symptôme, c’est ce
que beaucoup de personnes ont de plus réel ; pour certaines personnes on pourrait
dire : le symbolique, l’imaginaire et le symptôme29
. » Qu’il entrelace dans ce nœud
borroméen qui caractérise chaque sujet, un par un. Les dernières productions
théoriques concernant le symptôme soulignent que dans la clinique, il ne s’agit pas
de résoudre à n’importe quel prix un conflit mais d’obtenir un nouvel arrangement du
sujet avec sa jouissance. Lacan souligne également que « Le symptôme, c’est la
note propre de la dimension humaine30
. » C’est notre note singulière, celle qui nous
permet d’écrire et de jouer notre partition dans le lien social contemporain. Et,
lorsqu’il parle de la nécessité de représenter le nouage du Symbolique, du Réel et de
l’Imaginaire avec la structure même du symptôme, il souligne que c’est le quatrième
terme de ce nouage borroméen qui assure la solidité du lien 31
. Dans cette
perspective, il n’est question ni de réduire le symptôme au silence, ni de le faire
disparaître car sa fonction est structurante pour le sujet. Le symptôme c’est l’être du
sujet, ce qu’il a de plus particulier, sa manière d’être au monde, son style à nul autre
pareil, sa signature originale. Dans le meilleurs des cas, une analyse peut permettre
au sujet de s’inscrire grâce à son symptôme dans un nouveau type de discours, dans
ce mouvement qui permet d’inventer un nouveau lien social où il peut loger sa
28
« Aux lecteurs n’ayant pas eux-mêmes pratiqué l’analyse, je ne puis que donner le conseil
de ne pas tout vouloir comprendre sur-le-champ, mais d’accorder une sorte d’attention
impartiale à tout ce qui se présente et d’attendre la suite. » Freud S., (1909). « Analyse d’une
phobie chez un petit garçon de 5 ans, (Le petit Hans) », dans Cinq psychanalyses, Paris,
PUF, 20e
édition, 1997, p. 137.
29
Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Yale
University, Law School Auditorium, (25/11/1975), Silicet, 1975, n° 6/7, p. 41.
30
Lacan J., « Conférences dans les universités nord-américaines », Massachusetts Institute
of Technology, (02/12/1975), Scilicet, 1975, n° 6/7, p. 56.
31
« C’est bien pour ça qu’il doit y avoir un quatrième terme. Symptôme et inconscient : vis
sans fin, ronde. Et on n’arrive jamais à ce que tout soit défoulé. Urverdrangung : il y a un
trou. C’est parce qu’il y a un nœud et quelque réel qui reste là dans le trou. » Ibid., p. 59.
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singularité, son symptôme et le réel qui le caractérise, dans l’habitat langagier qui est
le sien.
Enfin, approchant le moment conclure ma conférence et de poursuivre nos
échanges, je ne résiste pas au plaisir de vous lire ces quelques vers que Freud
emprunte à une traduction du second Makame32
par le poète orientaliste Friedrich
Rückert pour conclure son texte Au-delà du principe du plaisir 33
.
Ce qu’on ne peut obtenir d’un coup d’aile,
Il faut l’atteindre en boitillant :
L’écriture dit que boiter n’est pas péché.
Lucien Israël34
souligne d’ailleurs ce choix singulier : celui du poète qui précède
toujours l’analyste, celui de la langue et de son pouvoir de communiquer la joie afin
de faire naître, bien au-delà des mots écrits, des idées et des sens nouveaux ; ceux
qui caractérisent aussi l’expérience analytique à travers l’association libre lorsqu’elle
prend le chemin de la parole et avec les enfants celui du dessin, du jeu ou du rêve.
32
Qāsim (al) A-M Ibn Hariri (al), Rückert F., Die Verwandlungen des Abu Seid von Serug,
oder die Makamen, in freier Nachbildung von Friedrich Rückert, 2. Aufl., Stuttgart (usw.),
Cotta, 1837.
33
Freud S., « Au-delà du principe du plaisir » (1920), dans Essais de psychanalyse, dans
Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 13-20.
34
Was man nicht erfliegen, muss man erhinken
Die Schift sagt: Es ist Sünde zu hinken.
Lucien Israël complète les vers cités par Freud et les commente dans son ouvrage : Israël L.,
Boiter n’est pas pécher, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1989, p. 7-9.

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Conférence Frédérique F. Berger

  • 1. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 1 CONFÉRENCE - DÉBAT Frédérique F. Berger SYMPTÔME DE L’ENFANT ENFANT SYMPTÔME Alef : Ateliers de lectures et d'études freudiennes École régionale de l’Association Lacanienne Internationale Musée des Beaux-Arts d’Orléans 25 juin 2016
  • 2. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 2 SYMPTÔME DE L’ENFANT ENFANT SYMPTÔME Frédérique F. BERGER * Avant de commencer cette présentation, j’aimerais vous dire quelques mots sur les éléments qui précédent ma venue à Orléans. Au mois d'août 2015, à l'Aéroport de Paris Charles de Gaulle, en partance pour l'Asie pour quelques semaines de vacances, je recevais un mail de la part d'Hubert de la Rochemacé, le nouveau président des Ateliers de lectures et d’études freudiennes (ALEF), qui m'invitait à Orléans pour présenter mon livre Symptôme de l'enfant / Enfant symptôme1 . J’ai été très sensible au style littéraire de son mail et spontanément ma réponse a été positive. Depuis, nous avons échangé et affiné, avec les membres du CA de l'association, les modalités de cette rencontre. Je suis vraiment ravie de pouvoir travailler avec vous cet après-midi. Je vais donc vous parler du contexte de l’écriture de ce livre et d’un certain nombre d’éléments théoriques et cliniques concernant le symptôme de l’enfant en m'appuyant sur deux cas cliniques concernant Dan et Dao des jumeaux âgés de six ans et demi et Viêt un garçon de onze ans. * Frédérique F. Berger, psychanalyste à Montferrier sur Lez (Montpellier Méditerranée Métropole), docteur en psychologie (HDR), chercheur associé au Centre de Recherches Interdisciplinaires en Sciences Humaines et Sociales de Montpellier - CRISES (EA 4424) de l’université Paul Valéry – Montpellier 3, membre du Séminaire Inter-Universitaire Européen d’Enseignement et de Recherche de la Psychanalyse et de la Psychopathologie (SIUEERPP),de l’Association de Psychanalyse Jacques Lacan (APJL) et de l’Association Lacanienne Internationale (ALI). 1 Berger F. F., Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme, Préface du professeur Marie-Jean Sauret, Paris, L’Harmattan, coll. « Études psychanalytiques », 2014.
  • 3. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 3 Symptôme de l'enfant / Enfant symptôme est paru aux éditions l’Harmattan en 2014. J’aimerais dire quelques mot sur ce signifiant : « l’Harmattan »… L’idée de cet alizé sec et chaud, originaire du Sahara, qui souffle en Afrique et charrie de fines particules de sable susceptibles de former d’épaisses « brumes de sable », me plait tout particulièrement. Tout d’abord, parce que ce vent-là soufflait au Maroc, durant mon enfance et mon adolescence. Ensuite, parce que la langue charrie aussi ces fines particules que sont les mots : ces mots qui vous prennent parfois, comme cela, dans des « brumes de signifiants », ceux de lalangue2 , de la langue maternelle et des langues des pays d’accueil, ceux de l’histoire familiale, sociale et culturelle de laquelle il faudra bien advenir comme sujet. Car il me semble que « nous pouvons nommer culture ce bain de langage dans lequel tout sujet vient à tomber, pour en être imprégné, instillé ou submergé. Le sujet en garde une empreinte indélébile et ne fait qu’emprunter à son tour le langage dans une parole3 . » Parole qui peut se faire poème, je vais donc vous lire celui que j’ai choisi pour ouvrir ce travail, vous le trouverez au début du livre. Naguère en ces retrouvailles des nuits exilées S’élevait cette langue aux sonorités voilées À la poésie oubliée de l’errance inexpliquée. Langue du Jadis de larmes et de sangs mêlés De déchirements cachés d’une mort annoncée De l’Avent originel refoulé. Langue de l’enfance à d’autres langues tissée Entendues au-delà et en deçà des mots L’histoire qui succède y est tressée4 . 2 « Lalangue » est un terme inventé par Lacan dans « L’étourdit ». Lacan J., « L’étourdit » (1973), dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 490. C’est un terme qu’il pose dans la proximité du mot lallation, en le différenciant des langues que nous parlons. « Lalangue » est un intégral d’équivoque habité par l’inconscient : « C’est comme l’autre scène freudienne que le langage occupe de par sa structure ; et cette structure, c’est la structure élémentaire qui se résume dans celle de la parenté. » Lacan J., « La Conférence à Genève sur “Le symptôme” » (1975), Le Bloc-notes de la psychanalyse, 1985, n° 5, p. 12. 3 Berger F. F., Symptôme et structure dans la pratique clinique. De la particularité du symptôme à l’universel de la structure du sujet, Préface du professeur Claude-Guy, Bruère- Dawson, Paris, L’Harmattan, coll. « Psychanalyse et civilisations », 2005, p. 210. 4 Berger F. F., Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme, op. cit., p. 5.
  • 4. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 4 Je dois vous dire aussi que ce livre participe au mouvement de transmission qui caractérise mon engagement dans les différents pays où j’ai travaillé comme analyste, enseigné à l’université, tenu des séminaires de psychanalyse et même participé à l’aventure éditoriale de la publication d’ouvrages de Freud en langue vietnamienne 5 . En effet, tant à l’étranger qu’en France, c’est à la croisée des chemins de la praxis, dans le nouage de la théorie et de la pratique, que le symptôme et la structure ont orienté mon travail d’enseignement et de recherche. L’écriture de cet ouvrage s’est donc réalisée à partir de mon désir de témoigner de cette expérience et de transmettre un certain nombre d’éléments théoriques et cliniques qui me paraissent essentiels dans cette clinique du sujet qui a vu le jour en Asie du Sud-Est depuis plus de vingt ans6 , tandis qu’en Europe et en Amérique du Nord et du Sud elle souffre de profonds changements depuis la vague de la neuropsychologie et des psychothérapies cognitives et comportementales (TCC) qui lui sont le plus souvent associées 7 . Au point que depuis quelques années déjà cliniciens, enseignants et chercheurs se posent des questions majeures concernant l’avenir du sujet et du lien social ainsi que l’avenir de la psychanalyse8 . 5 Freud S., Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) (1909), traduction Lư Huy Khán, Hanoï, Éditions Thế Giới, 2002. Berger F. F., « Perspectives vietnamiennes de la psychanalyse », Essaim, 2005/1, n° 14, pp. 177-186. Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), traduction Nguyễn Hạc Đạm Thư, Hanoï, Éditions Thế Giới, 2006. Freud S., Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) (1909), traduction Lư Huy Khán, Éditions Thế Giới, 2007, 2ème édition. Berger F. F., « Traduire et publier Freud en langue vietnamienne », Che vuoi ?, 2006, n° 26, pp. 209-218. Berger F. F., Nguyễn Hạc Đ.-T., « La psychanalyse au Vietnam », Psychanalyse, 2007/2, n° 9, pp. 113-126. Freud S., Malaise dans la culture (1929), traduction Lê Thị Kim Tuyến, Hanoï, Éditions Thế Giới, 2009. Berger F. F., Lê Thị K.-T., « Malaise dans la culture », Études Vietnamiennes, 2012/1, n° 183, pp. 28-46. 6 Essaim., Formation des analystes – Transmission de la psychanalyse, 2003/1, n° 11, Toulouse, Érès. Essaim., Horizons asiatiques de la psychanalyse, 2004/2, n° 13, Toulouse, Érès. Essaim., Autres scènes de la psychanalyse, 2005/1, n° 14, Toulouse, Érès. 7 Marie P., Psychanalyse et psychothérapie : quelles différences ?, Paris, Aubier, 2004. 8 Lebrun J.-P., Un monde sans limite. Essai pour une clinique psychanalytique du lien social, Toulouse, Érès, coll. « Psychanalyse », 1997.
  • 5. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 5 Afin d’aborder la théorie et la clinique du symptôme de l’enfant, j’ai donc choisi de poser les éléments fondateurs de la clinique du sujet issus des enseignements de la psychanalyse parce qu’ils prennent appui sur le corps et le langage, sur la fonction du langage, de la parole et du désir, sur le symptôme et son lien avec les structures sous-jacentes à la clinique (névrose, psychose, perversion). Dans un premier temps, je situe l’origine gréco-latine du symptôme9 , son histoire, sa théorie et sa clinique dans le champ de la médecine, avant de me centrer sur ses moments fondateurs dans l’œuvre de Freud et de Lacan et la clinique du sujet qui en découle. Terme hérité de la médecine, en psychanalyse le « symptôme » est soutenu par un corpus théorique et une pratique clinique qui lui donne un statut particulier, celui d’une parole. Une parole adressée à un Autre et cela n’est pas sans conséquences pour l’analysant et pour l’analyste. J’organise donc ma démarche à partir de ce point Lebrun J.-P., Les désarrois nouveaux du sujet. Prolongements théorico-cliniques au Monde sans limite, Toulouse, Érès, coll. « Point Hors Ligne », 2001. Melman C., Lebrun J.-P., L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, Paris, Denoël, coll. « Folio Essais », 2002. Porge É., Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan aujourd’hui, Toulouse, Érès, coll. « Point Hors Ligne », 2005. 9 « Tout d’abord, repérons quelques antécédents étymologiques, signalant que le mot “symptôme” v sumptoma venant pipto sun, pipto, signifie “tomber”, “succomber” ou encore “mourir”, “faire une faute”. La succession signifiante est la suivante : tomber, succomber, mourir, faire une faute ou une erreur. La signification de sumptoma, est l’affaissement ou plus précisément ce qui tombe en même temps, ce qui nous arrive, une coïncidence, ce qui nous tombe dessus, par exemple une rencontre. Nous retrouvons cette connotation de malheur, de quelque chose survenant de façon inopinée et imprévisible. Événement heureux ou malheureux, nous touchons alors à la ptoma, dont la connotation est la chute, le fruit qui tombe de l’arbre. Autrement dit, c’est aussi ce qui pourrit au pied de l’arbre, le déchet, le corps mort, le cadavre. En latin, pipto est traduit par cado qui dans ses déclinaisons appelle au cas, à l’accident, à trancher et à massacrer. Nous retrouvons ce qui nous tombe dessus et cela désigne bien un évènement malheureux. Voici donc la tonalité signifiante marquant l’origine du terme “symptôme”. N’est-ce pas avec cette tonalité-là que nous avons affaire quotidiennement dans la clinique du sujet ? » Berger F. F., Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme, op. cit., p. 27-28. Bailly A., Dictionnaire Grec-Français, Le Grand Bailly (1963), Paris, Hachette, 26e édition, 2000. Gaffiot F., Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 1934.
  • 6. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 6 conceptuel et épistémologique qui permet de situer le nouveau statut du symptôme surgissant avec la découverte freudienne de l’inconscient et du refoulement. Et, je parle des éléments de la clinique auxquels le symptôme est structurellement lié : d’une part, du côté de la névrose, structure paradigmatique du symptôme définie à partir de l’hystérie et de l’obsession ; d’autre part, dans la cure à partir de la solution trouvée par l’analysant comme nouvelle façon de faire avec son symptôme. Il convient de souligner que le concept de « symptôme » se constitue à un moment particulier de l’histoire de la clinique qui a entraîné des modifications théoriques ayant ouvert de nouvelles perspectives de réflexions concernant le lien symbolique et social. Et, aujourd’hui plus que jamais, l’approche du symptôme, telle que la propose la psychanalyse freudienne et lacanienne, permet de se démarquer du discours commun de ce siècle et de ses versions de discours du maître. En effet, la psychanalyse soutient que même s’il fait souffrir, le symptôme n’est pas toujours un échec et qu’il est sans doute une première manifestation de la vérité dans la vie du sujet. Vérité liée au symptôme et à la jouissance paradoxale qu’il procure tout en dévoilant ce que le sujet possède de plus singulier, qu’il soit enfant, adolescent ou adulte. Dans un deuxième temps, je développe la problématique du symptôme de l’enfant qui n’est pas sans lien avec la constellation familiale et ses effets sur le sujet de l’inconscient. Pour cela, je construis mon approche à partir d’un certain nombre de références théoriques et cliniques essentielles concernant : l’enfant et la psychanalyse ; le corps et le langage ; l’Autre et la relation d’objet ; la famille et le sujet ; le symptôme et la vérité. Puis, j’approche le symptôme de l’enfant et l’enfant symptôme à partir de quelques morceaux choisis issus de ma pratique clinique dans des institutions vietnamiennes avec des familles et des enfants, des équipes soignantes et des interprètes qui sont aussi des cliniciens : pédiatres, psychiatres ou psychologues. Parmi ces enfants, aujourd’hui j’ai choisi de vous parler de « Dan et Dao : les jumeaux10 » et de « Việt : l’enfant du tonnerre11 ». Au détour des éléments 10 Berger F. F., « Dan et Dao : les jumeaux », dans Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme, op. cit., p. 110-114.
  • 7. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 7 signifiants qui concernent l’histoire de chaque sujet, je vais essayer d’approcher la valeur symbolique ou réelle du symptôme de l’enfant, son statut et sa fonction dans la structure sous-jacente à la clinique. Pour entrer dans le vif de la clinique, je vais donc vous emmener dans un hôpital de Hanoï, dans l’ambiance d’une salle de consultation où selon les saisons, la chaleur, le froid et l’humidité sont très présents, où parfois, sur les coursives, courent quelques rats de villes... où, en compagnie de mon interprète, j’accueille en consultation des familles et des enfants. Parfois même, c’est toute une famille qui se déplace et c’est ainsi que le père et la mère arrivent avec l’enfant, les grands- parents, etc. Ce jour-là, c’est une mère et sa sœur qui viennent avec Dan et Dao, des jumeaux12 . Ils sont âgés de six ans et demi, Dan est un garçon dont le prénom signifie « tigre » et Dao est une fille dont le prénom signifie « fleur de pêcher ». Ils ont une apparence physique toute en contrastes. Dan est aussi grand et costaud que Dao est petite et fluette. Dan est très expansif tandis que Dao est calme et réservée. Ils font donc leur entrée dans la salle de consultations : entrée fracassante pour Dan qui envahit l’espace en un clin d’œil en grimpant sur la table puis les chaises. Entrée toute en douceur pour Dao qui nous regarde, intriguée, puis s’installe tranquillement près de moi sur une petite chaise et commence spontanément à dessiner tandis que sa mère parle… et que son frère s’agite. La mère est venue consulter car depuis quelque temps elle est très préoccupée par les résultats scolaires de ses enfants et les commentaires de l’institutrice [qui dit que] : « Dan est impossible [qu’]il ne tient pas en place […],[qu’]il prend toute la place […], ce qui rend les apprentissages scolaires et les relations avec ses camarades très difficiles. Dao [quant à elle] est gentille, trop gentille même, elle semble apprendre mais elle a du mal à prendre la parole, à 11 Berger F. F., « Việt l’enfant du tonnerre », dans Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme, op. cit., p. 97-101. Les premiers éléments de ce cas clinique ont été publiés dans Berger F. F., Lemouzy-Sauret B., Sauret M.-J., « Clinique du sujet et du lien social contemporain », Cliniques méditerranéennes, 2008/2, n° 78, pp. 83-98. 12 Berger F. F., « Dan et Dao : les jumeaux », dans Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme, op. cit., p. 110-114.
  • 8. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 8 s’exprimer quand je l’interroge, parfois j’ai l’impression qu’elle n’est pas là, qu’elle est ailleurs, qu’elle rêve, elle s’isole beaucoup et a peu de relations avec les autres. » La mère retrace sa grossesse et la naissance de ses deux enfants qui ont fait la joie des deux familles. Elle a décidé de rester vivre dans sa famille d’origine et pas dans celle de son époux comme c’est la coutume au Vietnam. Elle souligne que depuis que son mari est parti à l’étranger pour travailler, juste après la naissance des enfants, ils reçoivent de ses nouvelles seulement de temps en temps et il leur rend visite une fois par an, pour les fêtes du Têt, le nouvel an vietnamien. Pendant qu’elle parle, Dan s’est lancé dans une nouvelle activité frénétique qui semble représenter une bagarre entre différents personnages. Il les mime et imite les bruits qu’ils font avec leurs armes… Des onomatopées de toutes sortes fusent et il ne s’arrête que lorsqu’il est littéralement épuisé. Il rejoint alors le giron maternel et s’y blottit comme enfin calmé. Sa mère nous dit alors qu’il est extraordinaire et qu’il s’agit de personnages de dessins animés japonais. D’ailleurs, « Il connaît les horaires des programmes de télévision par cœur et il est capable d’imiter à la perfection ses héros favoris : le Manga Dragon Ball13 et les autres Mangas : Sangoku, Bulma, Yamcha, Krilin et les autres. » Elle est toute à son plaisir de nous raconter cela et prête très peu d’attention à ce que fait sa fille. Elle semble subjuguée par le spectacle que nous a offert son fils puis nous dit qu’il a parlé très tôt grâce à la télévision. Il connaît les noms de tous les héros des dessins animés et lorsqu’il les voit sur des albums, c’est pareil, il dit leurs noms et les imite à grand renfort de bruits, de cris et de gestes… « Puisqu’il les reconnaît [dit-elle], il sait lire ». Puis, elle […] remarque qu’il ne lui parle pas vraiment, qu’elle doit toujours deviner ce qu’il veut mais que tout de même, elle le comprend très bien. [Donc] « Il n’y a peut-être pas de problèmes ! ». Mais elle rajoute […] que « tout a commencé à aller mal quand il est allé à l’école pour la première fois, cette année, personne ne le comprenait et il ne progressait 13 Toriyama A., Dragon Ball, Weekly Shōnen Jump, Tokyo, Shūeisha, 3 décembre 1984 – 5 juin 1995. Dragon Ball est un Manga dessiné par Akira Toriyama, créé en 1984, son aventure s’étale sur de nombreux volumes. Le Studio Toei en a fait une adaptation animée sous le nom de Dragon Ball, Dragon Ball Z. et Dragon Ball GT., ainsi que de nombreux films. Dragon Ball est l’un des Mangas le plus connu et les plus apprécié des années 1990 ; il est considéré comme le plus célèbre en Asie et ailleurs.
  • 9. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 9 pas… » C’est pour cela qu’elle a décidé de venir nous voir, [car] elle aimerait bien « comprendre ce qui se passe avec Dan ». […] Pendant tout ce temps, Dao dessine sagement comme absorbée par sa réalisation picturale. Elle représente des personnages, des filles et des garçons qui jouent ensemble. Elle ne prête que très peu d’attention à son frère et lorsqu’il vient la taquiner, elle rit et lui dit « Laisse-moi Dan, va donc jouer ! ». Puis, pendant que sa mère sort précipitamment à la suite de son frère parti subitement dans les couloirs de l’hôpital, Dao nous parle de son dessin : « Ce sont des garçons et des filles qui jouent. Ils sont à l’école dans la cours de récréation. L’école c’est dur mais j’aime bien, j’ai un peu peur parfois, je les regarde, ils sont différents de mon frère. » Puis, elle reprend une feuille et dessine […] une maison et six personnages et nous dit en souriant : « Voilà ma mère, ma petite tante, mon frère, mon grand-père, ma grand-mère et moi. C’est ma famille, ce n’est pas facile ! » Un bon moment après, de retour avec son fils fermement tenu par la main, la mère interrompt ce moment privilégié de notre rencontre avec Dao en disant : « Il est bien tard, il me faut partir parce que Dan a faim. » Nous lui proposons […] de revenir la semaine suivante […] [et que] ses enfants seront reçus séparément par des psychologues cliniciens. Lors de la discussion qui a suivi cette première consultation, des hypothèses bien différentes ont été posées car Dan semblait pris dans une identification à l’objet du fantasme maternel révélant sa position d’enfant symptôme, tandis que Dao semblait être dans une identification au symptôme représentant la vérité du couple familial. La mère reviendra effectivement avec ses deux enfants et le travail aura lieu régulièrement pour l’un et l’autre, avec une prise en compte différente de leurs singularités et la perspective de nouvelles possibilités d’évolution au sein de la famille et de la société. Lorsque l’enfant est aux prises avec un symptôme, une angoisse ou une inhibition invalidante, la rencontre avec un analyste peut permettre l’ouverture à un autre type de discours. Et, c’est lors des entretiens préliminaires avec la famille et l’enfant que se formalise ce moment où chacun arrive avec une plainte et une souffrance qui est souvent très différente. Souffrance qui se donne à voir et à entendre dans cet espace
  • 10. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 10 transférentiel privilégié permettant la rencontre entre un sujet et un analyste, dans cette mise en jeu à chaque fois inédite du corps et de la parole, dans cette façon radicalement différente d’accueillir et d’entendre un enfant, d’être le partenaire de sa souffrance tout en la recevant et se constituer ainsi en lieu d’adresse afin qu’il puisse enfin en dire quelque chose. Lors des entretiens préliminaires chaque sujet père, mère ou enfant peut ainsi amorcer un questionnement subjectif où il s’implique personnellement et peut-être ouvrir le chemin d’une psychanalyse... Ce n’est pas toujours le cas mais quand cela arrive l’enfant peut alors emprunter autrement les chemins du langage, de la parole et du désir. Et pour l’analyste, il s’agit d’accueillir la parole de l’enfant et de la porter tel un interprète14 , tel un passeur afin de la faire traverser d’une rive à l’autre, de la faire traverser depuis sa dimension consciente vers sa dimension inconsciente, dans ce mouvement d’anticipation et d’après-coup qui caractérise la clinique sous transfert qu’est la pratique analytique. Cette pratique permet peu à peu d’explorer la dialectique à l’œuvre entre l’enfant, le symptôme et la vérité. Elle permet aussi de repérer comment le symptôme de l’enfant ou l’enfant symptôme présentifient la souffrance du sujet et de voir comment l’Autre n’apparaît pas seulement comme discours mais aussi comme jouissance. Avec les Deux notes sur l’enfant15 , Lacan nous permet justement de faire le lien entre le symptôme de l’enfant et la vérité, de repérer la différence capitale entre l’identification de l’enfant au symptôme et l’identification de l’enfant à l’objet. En effet, dans le cas de la névrose, l’enfant représente la vérité du couple familial et occupe la position de symptôme, alors que dans le cas de la psychose ou de la perversion, l’enfant réalise la vérité de l’objet a du fantasme de la mère et occupe alors la position de l’objet qui révèle ou réalise cette vérité. Ainsi, au sein de l’analyse, les associations de l’enfant, qu’elles soient des paroles, des rêves, des dessins ou des jeux, témoignent de cette vérité. Les dires de l’enfant prennent place dans la structure du discours, il s’agit alors de prendre à la lettre le 14 Dans le travail analytique avec un interprète comme ça a été parfois le cas au Vietnam, l’interprète est justement situé à cette place si subtile de passeur des paroles et des mots (maux) de l’enfant et de sa famille. 15 Lacan J., « Deux notes sur l’enfant » (1969), Ornicar ?, 1986, n° 37, avril-juin 1986, pp. 13- 14.
  • 11. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 11 fait que la jouissance est dans le déchiffrage, le savoir à la place de la vérité et la vérité liée à la jouissance. Donner la parole au sujet, c’est ce que j’essaie de faire comme tant d’autres analystes dans cette écoute du symptôme présenté par chaque enfant afin d’entendre ce qui se joue pour celui qui a fait le choix de la parole comme c’est le cas de l’enfant névrosé ou pour celui qui reste en dehors ou au seuil de la parole, comme c’est le cas de l’enfant psychotique ou autiste. Parce que le symptôme est une parole dont la pertinence ou l’impertinence16 vient comme un message que le sujet nous apporte à la manière d’une énigme. Le symptôme se manifeste dans la vie du sujet à un moment précis et malgré son caractère souffrant, tout en voilant quelque chose, il entrouvre pour chaque sujet des perspectives d’historisation inédites. Et, comme le dit si justement Lacan dans sa conférence à Columbia en 1975 : « L’analysant (si l’analyse, ça fonctionne, ça avance) en vient à parler d’une façon de plus en plus centrée, centrée sur quelque chose qui depuis toujours s’oppose à la polis (au sens de cité), c’est à savoir sur la famille particulière. L’inertie qui fait qu’un sujet ne parle que de papa et maman est quand même une curieuse affaire. À dire n’importe quoi, il est curieux que cette pente se suive, que ça fasse, ça finisse par faire comme l’eau, par faire rivière, rivière de retour à ce par quoi on tient à sa famille, c’est-à-dire par l’enfance. On peut dire que là s’explique le fait que l’analyste n’intervient que d’une vérité particulière, parce qu’un enfant n’est pas un enfant abstrait. Il a eu une histoire et une histoire qui se spécifie de cette particularité : ce n’est pas la même chose d’avoir eu sa maman et pas la maman du voisin, de même pour le papa. Ce n’est pas du tout ce qu’on croit un papa. Ce n’est pas du tout forcément celui qui, à une femme, a fait cet enfant-là. Dans beaucoup de cas, il n’y a pas de garantie étant donné que la femme après tout, il peut lui arriver bien des choses surtout si elle traîne un peu. C’est pour ça que papa, ce n’est pas du tout forcément, celui qui est – c’est le cas de le dire – le père au sens réel, au sens de l’animalité. Le père, c’est une fonction qui se réfère au réel, et ce n’est pas forcément le vrai du réel. Ça n’empêche que le réel du père, c’est absolument fondamental dans l’analyse. Le 16 Dans le sens de sa non-conformité aux règles du langage et de la bienséance, d’une réponse impertinente de l’enfant, d’une objection au savoir.
  • 12. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 12 mode d’existence du père tient au réel. C’est le seul cas où le réel est plus fort que le vrai. Disons que le réel, lui aussi, peut être mythique. Il n’empêche que, pour la structure, c’est aussi important que tout dire vrai. Dans cette direction est le réel. C’est fort inquiétant. C’est fort inquiétant qu’il y ait un réel qui soit mythique, et c’est bien pour ça que Freud a maintenu si fortement dans sa doctrine la fonction du père17 . » Alors, vous voyez comment le symptôme de l’enfant réside précisément dans sa pertinence ou son impertinence car il apparaît justement à un moment précis comme l’élément, le point d’achoppement, la ligne de faille (pour reprendre au singulier le titre d’un ouvrage de Nancy Huston18 ) qui suscite le questionnement de la famille et de l’enfant. C’est ce qui peut permettre d’ouvrir la voie du savoir inconscient comme j’ai pu le voir à l’œuvre lors de certaines analyses avec des enfants. Ce savoir est le plus souvent situé à l’articulation du sujet et de l’Autre, autour d’un impossible à dire qui concerne la constellation familiale et son histoire, au-delà des relations entre le père et la mère. Et, dans le travail d’énonciation permis par l’analyse, à travers les dessins, les rêves et le jeu, l’enfant peut s’éprouver dans sa propre parole et éclairer le symptôme sous un jour nouveau. Le symptôme apparait alors comme la réponse particulière de l’enfant par rapport à ce qui ne marche pas dans le réel, tout en organisant et en pacifiant son rapport avec ce qui lui est inconciliable à ce moment- là. Le symptôme surgit donc au bon moment et par delà la souffrance qu’il provoque, il révèle le désir du sujet. C’est au-delà de toute volonté que s’organise la répétition du symptôme signalant que l’infortune du sujet vient parfois de son propre désir. C’est le moment où le sujet commence à se préoccuper du déroulement des évènements de sa vie et de l’ordre de la répétition. Tous ces éléments m’amènent à pointer l’inconscient comme une structure, celle du sujet mais aussi celle du symptôme et de l’expérience analytique. Aussi, prendre la souffrance du symptôme sous l’angle de la cause revient à faire de lui un signe, par contre, reconnaître cette disgrâce comme quelque chose de propice et d’imposé par un savoir que le sujet 17 Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Columbia University Auditorium School of International Affairs, (01/12/1975), Scilicet, 1975, n° 6/7, p. 44-45. 18 Huston N., Lignes de faille, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2007.
  • 13. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 13 ignore, c’est reconnaître son versant réel. De plus, la jouissance du symptôme est quelque chose qui résiste et, paradoxalement souffrir s’impose au sujet, car dans le même temps une satisfaction est présente. Le symptôme est une tentative de solution plus qu’un problème, il exerce une fonction de restitution de la réalité, il est parfois une suppléance ou une satisfaction substitutive 19 . Le symptôme est une réponse particulière du sujet par rapport à ce qui ne marche pas dans le réel. En effet, le symptôme n’est pas une erreur ou un échec dans le fonctionnement subjectif et du monde comme le soutient une certaine clinique contemporaine pensée depuis le discours du maître et les psychothérapies qui se sont mises à son service. Face au réel du symptôme et à la jouissance qui le soutient, le discours du maître ne se fait-il pas chaque fois plus sourd et plus violent dans cet acharnement à éradiquer le symptôme ? C’est ce que révèle Việt : l’enfant du tonnerre 20 . Il s’agit d’un garçon psychotique âgé de onze ans dont le cas m’est présenté au cours d’une séance de supervision en institution21 . La psychologue, se trouvant démunie face aux réactions de l’enfant et aux progrès du nouveau traitement qu’elle a mis en place depuis son arrivée dans l’institution, a souhaité en parler. Parce qu’il présentait « une peur panique du tonnerre », elle avait sans plus attendre, exposé Viêt à un « programme de désensibilisation » issu des psychothérapies cognitives et comportementales (TCC) 22 . Au cours de ce « programme », Viêt était progressivement et de façon de plus en plus intense exposé à des bruits enregistrés de tonnerre. Exposition, confrontation répétitive, individuelle ou collective, dont nous ne savons guère si les autres enfants participant à ce « programme » souffraient des mêmes symptômes. Et quand bien 19 Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse (1926), Paris, PUF, 6e édition, 1978, p. 7. 20 Berger F. F., « Việt : l’enfant du tonnerre », dans Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme, op. cit., p. 96-101. Việt est un prénom qui signifie « vietnamien ». 21 Mes vifs remerciements vont à Geneviève Harrand-Gilbert qui m’a confié les notes qu’elle avait prises lors de cette rencontre. 22 Les TCC ne sont pas de nouvelles psychothérapies, elles existent depuis Burrhus-Frederic Skinner et Ivan Pavlov. Elles orientent leur action selon trois points : les causes actuelles du comportement, le changement durable qui est le critère majeur de leur évaluation, et la reproductibilité des traitements par n’importe quel thérapeute auprès de n’importe quel patient pourvu qu’il manifeste le trouble identifiable de façon objective.
  • 14. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 14 même, la dimension singulière du symptôme était complètement évacuée au profit d’un but évident, celui de l’éradication de ce « trouble » présenté par la psychologue comme « une peur panique du tonnerre », « une phobie du tonnerre ». À aucun moment ce symptôme n’a été référé à l’histoire individuelle et familiale de ce jeune sujet, à ce qui s’est passé pour lui depuis son arrivée dans l’institution il y a six ans, à ses difficultés passées et présentes et à son évolution par rapport à celles-ci. À aucun moment, n’ont été entrevues la fonction de ce symptôme si singulier ni sa place dans l’économie subjective de ce petit garçon et de sa mère. Après quelques échanges avec les autres professionnels s’occupant de lui quotidiennement, des propos sur son histoire, sa vie en famille et en institution révélèrent que ce tonnerre n’était pas sans lien avec la violence des cris et des gronderies de sa mère – laquelle se trouve être aussi psychotique. En effet, il lui arrive parfois, quand « elle n’est pas bien », de crier après son fils, son mari ou ses voisins : « Elle crie très fort après tout le monde, sans raison. » « D’ailleurs, ne dit-on pas que “les gens qui se fâchent sont comme le tonnerre”. » remarque judicieusement l’institutrice spécialisée qui s’occupe de Việt depuis qu’il a cinq ans, moment où les parents avaient demandé son entrée dans l’institution car aucune école ne voulait plus l’accueillir : « Parce qu’il avait trop peur, qu’il ne parlait pas et passait beaucoup de temps à se balancer en se bouchant les oreilles. » Toutes ces paroles à propos de ce petit garçon sont enfin prononcées dans une dimension historique, clinique et culturelle m’amenant à proposer prudemment quelques pistes de réflexions. En effet, dans la vie de chaque petit enfant, le tonnerre n’est pas sans susciter peur et angoisse s’il n’est pas relayé par le corps et la parole de l’Autre. Tonnerre qui, au temps de la Mousson asiatique, n’est pas sans solliciter le réel dans sa dimension auditive et visuelle la plus terrible et la plus spectaculaire. Alors, si « la mère se fâche comme le tonnerre », c’est en se bouchant les oreilles et en se réfugiant dans un coin que Việt se protège de la voix et de la parole de l’Autre devenu très menaçant. Au-delà du tonnerre, c’est bien de la parole et de la voix, en tant qu’objet pulsionnel qui la supporte, qu’il se protège. Ce qui signifie que Việt a un
  • 15. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 15 rapport au verbe de l’Autre23 et que c’est de ce rapport on ne plus angoissant et terrifiant qu’il se protège comme il peut en se réfugiant dans un coin et en se bouchant les oreilles. Il s’agit sans doute, telle est notre nouvelle hypothèse, d’une « super-audition » de l’Autre qui revêt un caractère insupportable pour l’enfant ! Mais ce réel du tonnerre est-il seulement lié aux cris et aux hurlements irraisonnés de la mère ? Sans entrer dans le détail des chaînes signifiantes auquel renvoie ce tonnerre et que seuls la mère ou l’enfant seraient à même de livrer, insistons justement sur ce qu’il représente d’insensé, d’incompréhensible et que nous avons découvert associé à la voix. Comment, au Vietnam, la psychologue le confirmera, ne pas associer ces bruits, aux transmissions d’allures transgénérationnelles et sociales, aux évènements survenus dans chaque famille et communauté lors des expériences traumatiques de la guerre et portées de ce fait par le discours qui fait lien social ? Le collectif (le discours commun) et le singulier se rejoignent autour d’un psychisme marqué par le vécu et le récit des cris, des hurlements, des sifflements et des explosions des B52, des avions et des bombes de toutes sortes. Cette articulation du singulier et du commun peut être d’une complexité douloureuse, « l’orage de la mère » donnant chair aux récits des bruits, des fureurs et des abjections de la guerre… D’autant qu’il semble que c’est peut-être cela aussi que cette mère hurle dans sa douleur et que cet enfant, entend encore, inlassablement, sans pouvoir s’en protéger efficacement, ce lieu du corps, l’oreille étant par excellence toujours ouvert. Il faudrait alors supposer un lien entre les bruits et la mort – avec le risque, pour le sujet qui est confronté à cette association, de rester en vie au prix de la folie. Ce fragment clinique dévoile comment les traitements modernes du symptôme font subir au sujet, au nom de la techno-science, toute sorte de violences et d’objectivations, empêchant ainsi son appropriation de l’histoire à laquelle il participe. Et comment, cette « médicalisation de l’existence 24 », tendance actuelle de 23 Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », (1967), dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 367. 24 Gori R., Del Volgo M.-J., La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, 2004.
  • 16. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 16 l’orientation des systèmes de santé en France, vivement dénoncée par Roland Gori et Marie-José Del Volgo, n’est pas sans effets sur les plus démunis, en l’occurrence les jeunes enfants autistes ou psychotiques. Et, comme l’écrit si justement Hannah Arendt en 1958 : « ce qu’il y a de fâcheux dans les théories modernes du comportement, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir vraies, c’est qu’elles sont, en fait, la meilleure mise en concepts possible de certaines tendances évidentes de la société moderne 25 . » En 1969, dans une critique virulente, Winnicott souligne que « La Thérapie Comportementale (avec des majuscules pour en faire une Chose qui peut être tuée) est une porte de sortie commode. Il faut juste s’accorder sur les principes moraux. Quand on suce son pouce, on est méchant ; quand on mouille son lit, on est méchant ; quand on met du désordre, quand on vole, qu’on casse un carreau, on est méchant. C’est méchant de mettre les parents au défi, de critiquer les règlements de l’école, de voir les défauts des cursus universitaires, de haïr la perspective d’une vie qui tourne comme une courroie de transmission. C’est méchant de rechigner devant une vie réglée par des ordinateurs. Chacun est libre d’établir sa propre liste de “bon” et “méchant” ou “mauvais” ; et une volée de comportementalistes partageant plus ou moins des systèmes moraux identiques est libre de se rassembler et de mettre en place des cures de symptômes26 . » La supervision a soutenu un long travail autour de la question du symptôme de ce petit garçon, confirmant sa capture manifeste dans les rets de la subjectivité maternelle depuis bien longtemps déjà. Enfant symptôme, il n’avait que peu de moyen pour se défendre contre la violence qui lui était faite, cette fois au nom de la science et dans l’irrespect le plus total de sa singularité. C’est une clinique du sujet dont j’ai souligné la dimension éthique qui a été au centre des débats qui ont permis cette supervision. Celle-ci mérite assurément le terme que Gori R., Del Volgo M.-J., Les exilés de l’intime. Médecine et psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 2008. 25 Arendt H., Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 400-401. 26 Winnicott D.-W., « La Thérapie Comportementale », Lettre de juin 1969 adressée par D.- W. Winnicott, au rédacteur de Child Care News », in Psycho-Analytic Explorations, London, Kamac, 1989, p. 125-128
  • 17. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 17 Lacan se plaisait à lui donner : celui de « super-audition27 », révélant cette dimension de la parole à écouter aussi, au-delà et en deçà de ce qui se donne à voir et à entendre. Sans doute le terme de « super » est-il à entendre dans son équivoque : quel réel au-delà du père de l’Œdipe – qui seul peut rendre compte du fait que le clinicien ou le « superviseur » n’est pas condamné à n’observer que ce à quoi le mènerait ses propres associations libres ? Charge au clinicien de se faire l’auditeur attentif de ce qui se dit ou ne peut pas se dire, en particulier quand l’objet voix de la pulsion invocante est ainsi mis en jeu dans ses liens les plus étroits avec l’histoire familiale et collective. On mesura plus tard l’enjeu de la pacification dont témoigne Việt désormais engagé dans un travail de « reconstruction », bien loin des « programmes de désensibilisation » des TCC, travail certes pas facile mais qui inaugure pour lui de nouvelles possibilités de respect de son symptôme et d’accompagnement de sa souffrance. Depuis de nombreuses années, mes rencontres avec les enfants, les familles et les adultes réactualisent sans cesse mes questions sur le nouage de la théorie et de la pratique analytique. Je vous en livre quelques unes que nous pourrons reprendre lors des échanges qui vont suivre : Qu’en est-il de la légitimité, de la validité et de la place de la psychanalyse avec les enfants, en particulier avec les tout-petits, ceux qui ne parlent pas encore ? Y a-t-il chez l’enfant un nouage névrotique particulier ou en devenir ? Y a-t-il chez l’enfant un nouage psychotique ou autistique déjà installé ou en passe de le devenir ? Si nous partons de l’idée que le symptôme signe la structure du sujet et que pour un enfant le processus de structuration du moi est en cours, nous pouvons nous demander à partir de quel moment un enfant présente une structure névrotique ou psychotique ? 27 « Il arrive que je fasse ce qu’on appelle des supervisions. Je ne sais pas pourquoi on a appelé ça supervision. C’est une super-audition. » Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Columbia University Auditorium School of International Affairs, (01/12/1975), Scilicet, 1975, n° 6/7, p. 42.
  • 18. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 18 Ce travail de réflexion sur le symptôme de l’enfant et l’enfant symptôme n’est pas terminé, il y a encore d’autres pistes à découvrir et à parcourir, d’autres familles et d’autres enfants à rencontrer ici et ailleurs pour se laisser enseigner 28 . Pour l’heure, je voudrais rappeler qu’en 1975, lors de ses Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines, Lacan affirme que « Le symptôme, c’est ce que beaucoup de personnes ont de plus réel ; pour certaines personnes on pourrait dire : le symbolique, l’imaginaire et le symptôme29 . » Qu’il entrelace dans ce nœud borroméen qui caractérise chaque sujet, un par un. Les dernières productions théoriques concernant le symptôme soulignent que dans la clinique, il ne s’agit pas de résoudre à n’importe quel prix un conflit mais d’obtenir un nouvel arrangement du sujet avec sa jouissance. Lacan souligne également que « Le symptôme, c’est la note propre de la dimension humaine30 . » C’est notre note singulière, celle qui nous permet d’écrire et de jouer notre partition dans le lien social contemporain. Et, lorsqu’il parle de la nécessité de représenter le nouage du Symbolique, du Réel et de l’Imaginaire avec la structure même du symptôme, il souligne que c’est le quatrième terme de ce nouage borroméen qui assure la solidité du lien 31 . Dans cette perspective, il n’est question ni de réduire le symptôme au silence, ni de le faire disparaître car sa fonction est structurante pour le sujet. Le symptôme c’est l’être du sujet, ce qu’il a de plus particulier, sa manière d’être au monde, son style à nul autre pareil, sa signature originale. Dans le meilleurs des cas, une analyse peut permettre au sujet de s’inscrire grâce à son symptôme dans un nouveau type de discours, dans ce mouvement qui permet d’inventer un nouveau lien social où il peut loger sa 28 « Aux lecteurs n’ayant pas eux-mêmes pratiqué l’analyse, je ne puis que donner le conseil de ne pas tout vouloir comprendre sur-le-champ, mais d’accorder une sorte d’attention impartiale à tout ce qui se présente et d’attendre la suite. » Freud S., (1909). « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans, (Le petit Hans) », dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 20e édition, 1997, p. 137. 29 Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Yale University, Law School Auditorium, (25/11/1975), Silicet, 1975, n° 6/7, p. 41. 30 Lacan J., « Conférences dans les universités nord-américaines », Massachusetts Institute of Technology, (02/12/1975), Scilicet, 1975, n° 6/7, p. 56. 31 « C’est bien pour ça qu’il doit y avoir un quatrième terme. Symptôme et inconscient : vis sans fin, ronde. Et on n’arrive jamais à ce que tout soit défoulé. Urverdrangung : il y a un trou. C’est parce qu’il y a un nœud et quelque réel qui reste là dans le trou. » Ibid., p. 59.
  • 19. Symptôme de l’enfant / Enfant symptôme © Frédérique F. Berger Conférence à l’Alef : Ateliers de lectures et d’études freudiennes Musée de Beaux-Arts d’Orléans, le 25 juin 2016. frederiquefberger@gmail.com 19 singularité, son symptôme et le réel qui le caractérise, dans l’habitat langagier qui est le sien. Enfin, approchant le moment conclure ma conférence et de poursuivre nos échanges, je ne résiste pas au plaisir de vous lire ces quelques vers que Freud emprunte à une traduction du second Makame32 par le poète orientaliste Friedrich Rückert pour conclure son texte Au-delà du principe du plaisir 33 . Ce qu’on ne peut obtenir d’un coup d’aile, Il faut l’atteindre en boitillant : L’écriture dit que boiter n’est pas péché. Lucien Israël34 souligne d’ailleurs ce choix singulier : celui du poète qui précède toujours l’analyste, celui de la langue et de son pouvoir de communiquer la joie afin de faire naître, bien au-delà des mots écrits, des idées et des sens nouveaux ; ceux qui caractérisent aussi l’expérience analytique à travers l’association libre lorsqu’elle prend le chemin de la parole et avec les enfants celui du dessin, du jeu ou du rêve. 32 Qāsim (al) A-M Ibn Hariri (al), Rückert F., Die Verwandlungen des Abu Seid von Serug, oder die Makamen, in freier Nachbildung von Friedrich Rückert, 2. Aufl., Stuttgart (usw.), Cotta, 1837. 33 Freud S., « Au-delà du principe du plaisir » (1920), dans Essais de psychanalyse, dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 13-20. 34 Was man nicht erfliegen, muss man erhinken Die Schift sagt: Es ist Sünde zu hinken. Lucien Israël complète les vers cités par Freud et les commente dans son ouvrage : Israël L., Boiter n’est pas pécher, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1989, p. 7-9.