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RETOUR SUR L'ORDRE CONCURRENTIEL
Fabrice Riem
De Boeck Supérieur | Revue internationale de droit économique
2013/4 - t. XXVII
pages 435 Ă  450
ISSN 1010-8831
Article disponible en ligne Ă  l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-internationale-de-droit-economique-2013-4-page-435.htm
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Pour citer cet article :
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Riem Fabrice, « Retour sur l'ordre concurrentiel »,
Revue internationale de droit Ă©conomique, 2013/4 t. XXVII, p. 435-450. DOI : 10.3917/ride.256.0435
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Revue Internationale de Droit Économique – 2013 – pp. 435-450 – DOI: 10.3917/ride.256.0435
RETOUR SUR L’ORDRE CONCURRENTIEL
Fabrice RIEM1
1	 DĂ©tours historiques sur la construction de l’ordre concurrentiel
	 1.1	 La société de marché
	 1.2	 La concurrence, une « organisation étatique »
2	 L’ordre concurrentiel et l’économie capitaliste
	 2.1	 L’éviction de la concurrence
	 2.2	 L’émancipation vis-Ă -vis de l’État
« Je ne crois plus aux concepts ! », avait affirmĂ© Antoine Pirovano lorsque l’idĂ©e
d’organiser un colloque en son honneur sur l’ordre concurrentiel, il y a une dizaine
d’annĂ©es, lui fut prĂ©sentĂ©e2
. Étonnante affirmation de la part d’un auteur qui, tout
au long de sa carriÚre, aura manipulé, « déconstruit » les concepts juridiques les
plus délicats. Et ce, depuis sa thÚse de doctorat consacrée aux notions de fautes
civile et pénale3
, jusqu’à la thĂ©orisation du concept d’ordre concurrentiel4
, travaux
ayant grandement contribuĂ© au rayonnement de l’École de Nice.
À la rĂ©flexion, ce cri du cƓur n’était sans doute qu’une marque d’humilitĂ©,
peut-ĂȘtre aussi un pied de nez au monde universitaire tant l’homme Ă©tait friand de
mots d’esprit. Il y avait sans doute un peu de tout cela chez cet homme dont l’esprit
vif et l’Ɠil rieur restent dans les mĂ©moires de tous ceux qui l’ont rencontrĂ©. Et qui
s’est intĂ©ressĂ© aux questions de droit commercial a nĂ©cessairement Ă©tĂ© interpelĂ© par
1. MaĂźtre de confĂ©rences Ă  la FacultĂ© de Bayonne, CDRE (EA 3004), avec la relecture complice de
René Poésy.
2. L. Boy, J.-B. Racine, F. Siiriainen, « L’ordre concurrentiel : essai de dĂ©finition d’un concept », in
L’ordre concurrentiel. MĂ©langes en l’honneur de Antoine Pirovano, Paris, Éd. Frison-Roche, 2002,
p. 23.
3. A. Pirovano, Faute civile et faute pĂ©nale. Essai de contribution Ă  lâ€˜Ă©tude des rapports entre la faute
des articles 1382-1383 du Code civil et la faute des articles 319-320 du Code pénal, Paris, LGDJ,
1966.
4. A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », in
R. Charvin et A. Guesmi (dir.), L’AlgĂ©rie en mutation : les instruments du passage Ă  l’économie de
marchĂ©, Paris, L’Harmattan, 2001.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 436
ses travaux5
, mĂȘme si, pour reprendre ses mots, il s’y Ă©tait lui-mĂȘme intĂ©ressĂ© « un
peu par hasard et beaucoup par obligation », puisqu’il dut enseigner cette matiĂšre
dÚs le début de sa carriÚre.
Antoine Pirovano, qui jugeait « prĂ©occupante » « l’universalisation de la phi-
losophie concurrentielle »6
, aurait sans doute eu beaucoup Ă  dire sur la crise que
traverse le monde depuis 2007. Celle-ci peut en effet aussi ĂȘtre perçue comme une
crise de la rationalité concurrentielle7
. On ne peut d’ailleurs que regretter que ses
cours qui regorgeaient d’idĂ©es stimulantes n’aient pas Ă©tĂ© publiĂ©s. Lorsque nous lui
en avions d’ailleurs suggĂ©rĂ© l’idĂ©e, c’est l’homme de montagne8
qui nous répondit :
« J’en parlerai Ă  mes marmottes. » C’est donc vers ses travaux de recherche qu’il
faut se tourner pour mesurer ce que le dédicataire de ces lignes aura apporté au
droit Ă©conomique en gĂ©nĂ©ral et Ă  l’École de Nice en particulier.
La premiùre chose qui frappe l’esprit à la lecture de ses travaux, c’est qu’Antoine
Pirovano était un homme de résistance. Il exhortait la doctrine juridique à « résister
au discours gestionnaire »9
, à « se dresser contre les tentatives de colonisation par
l’impĂ©rialisme Ă©conomique »10
. Cet appel à la résistance était assez ancien chez
lui puisque, dÚs 1972, dans une étude consacrée à la fonction sociale des droits, il
avait montrĂ© que la thĂ©orie de l’abus de droit devait permettre au juge « d’assouplir
le jeu des relations juridiques »11
. Il appelait en somme à « exploiter les ressources
offertes par la logique juridique en les appliquant aux standards, mais aussi en pui-
sant dans les principes gĂ©nĂ©raux du droit, eux-mĂȘmes renouvelĂ©s par de nouvelles
notions adaptées aux mécanismes concurrentiels »12
. Il avait ainsi vu dans l’abus
de dépendance économique une notion potentiellement « subversive »13
et espéré
qu’elle reçût un meilleur accueil dans la jurisprudence, son faible succĂšs s’expli-
quant peut-ĂȘtre justement par ce caractĂšre. Antoine Pirovano Ă©tait aussi Ă  l’affĂ»t de
la moindre niche textuelle ou judiciaire permettant de sortir quelque peu du guĂȘ-
pier de la logique concurrentielle mathématisée par la science économique. Ainsi
5. Par ex., A. Pirovano, « La concurrence dĂ©loyale en droit français », RID comp., 1974, p. 467 ;
« Introduction critique au droit commercial contemporain », RTD com., 1985, p. 219 ; « La bous-
sole de la sociĂ©tĂ©. IntĂ©rĂȘt commun, intĂ©rĂȘt social, intĂ©rĂȘt de l‘entreprise ? », D. 1997, chron., p. 189.
6. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique. Un exemple : la rĂ©gulation de
l’ordre concurrentiel », Justices 1995, pp. 15 et s.
7. A. OrlĂ©an, De l’euphorie Ă  la panique : penser la crise financiĂšre, Paris, Éd. Rue d’Ulm/Presses
de l’École normale supĂ©rieure, 2009, p. 27 : « On peut donc dire que le mĂ©canisme de prix n’a pas
rempli son rĂŽle rĂ©gulatoire. Ce sont les forces concurrentielles elles-mĂȘmes qui ont activement
poussĂ© Ă  la dĂ©gradation de la qualitĂ© des prĂȘts. »
8. A. Pirovano et B. Ranc, 3000 sans frontiùre Alpes du sud, Éd. Gap, 1997.
9. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique », op. cit.
10. A. Pirovano, « Droit de la concurrence et progrĂšs social (aprĂšs la loi NRE du 15 mai 2001) »,
D. 2002, chron., p. 6.
11. A. Pirovano, « La fonction sociale des droits : rĂ©flexions sur le destin des thĂ©ories de Josserand »,
D. 1972, chron. p. 67.
12. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique », op. cit.
13. A. Pirovano et M. Salah, « L’abus de dĂ©pendance Ă©conomique : une notion subversive ? », LPA
21 et 24 septembre 1990.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 437
voyait-il avec une malice certaine dans l’article 102 du TraitĂ© sur le fonctionnement
de l’Union europĂ©enne – qui dĂ©signe comme pratique abusive le fait d’imposer
« des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction non Ă©qui-
tables », un « beau sujet de méditation pour économÚtres en mal de formules »14
.
Ces appels Ă  la rĂ©sistance seront d’autant plus fĂ©conds qu’Antoine Pirovano
a offert une vĂ©ritable grille de lecture de ce « monument de complexité » qu’est
devenu le droit de la concurrence15
, en mĂȘme temps qu’il en a brossĂ© les traits
dominants et pointé les principales contradictions.
La grille de lecture rĂ©side dans la formulation d’un double triptyque permet-
tant de saisir aisément toutes les difficultés pratiques et théoriques du droit de la
concurrence. Antoine Pirovano a ainsi montré que le droit de la concurrence obli-
geait à « construire des équilibres savants et fragmentaires entre les trois systÚmes
de normes suivants : le principe de la liberté concurrentielle théoriquement porteur
d’efficience Ă©conomique, de gain de productivitĂ© et de rentabilité ; le principe de la
libertĂ© contractuelle, lequel peut ĂȘtre antinomique du principe prĂ©cĂ©dant (ententes,
clauses d’exclusivitĂ©, discriminations) ; le droit de propriĂ©tĂ© qui tend Ă  confĂ©rer
une exclusivitĂ© sur une chose, mais surtout, Ă  l’heure du virtuel, du capital sym-
bolique dont parle Bourdieu, sur des valeurs immatĂ©rielles, la position extrĂȘme
visant à protéger tout travail intellectuel exploitable à des fins lucratives ». Ce pre-
mier triptyque, dont tous les spécialistes du droit de la concurrence connaissent les
redoutables articulations, doit lui-mĂȘme « ĂȘtre Ă©clairĂ© par un autre impliquant l’ar-
ticulation de trois logiques difficilement conciliables : économie de la concurrence
(théorie économique), droit de la concurrence et politique de la concurrence ». En
quelques phrases, l’auteur nous livre un vĂ©ritable instrument de comprĂ©hension et
d’analyse de l’ensemble du droit matĂ©riel de la concurrence.
Antoine Pirovano aura mis en Ă©vidence les principales contradictions du droit
de la concurrence16
, spĂ©cialement la premiĂšre d’entre elles : « L’idĂ©ologie de la
concurrence se trouve entachĂ©e d’une contradiction qui paraĂźt irrĂ©ductible. La
concurrence, en effet, engendre la concentration17
. » Adam Smith, à une époque
oĂč le capitalisme restait pourtant un phĂ©nomĂšne marginal, mettait dĂ©jĂ  en garde
contre les monopoles, en montrant que, du point de vue économique, ils dérangent
la distribution naturelle du capital de la société et réduisent ainsi la richesse natio-
nale. Au plan social, ces monopoles portent atteinte Ă  l’égalité : « Pour favoriser
les petits intĂ©rĂȘts d’une petite classe d’hommes dans un seul pays, le monopole
blesse les intĂ©rĂȘts de toutes les autres classes dans ce pays-lĂ , et ceux de tous les
14. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique », op. cit.
15. A. Pirovano, «  L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne  »,
op. cit., p. 133 : « On pourrait adresser au droit de la concurrence le cri que Faust adresse à
MĂ©phisto : avec toi, je suis toujours dans l’incertain ».
16. DĂšs son article « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs social (ou les contradictions du droit de la
concurrence) », paru au D. 1980, chron., p. 145.
17. Idem.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 438
hommes dans tous les autres pays18
. » La question apparaissait tellement cruciale à
Antoine Pirovano qu’il avait Ă©crit que « la soif de “mise en ordre” que Claude LĂ©vi-
Strauss a magnifiquement décrite dans La pensée sauvage incline à articuler la qua-
si-totalitĂ© des questions sur le couple dialectique “concentration-concurrence” qui
demeure le phénomÚne essentiel de notre temps »19
. L’antinomie entre concurrence
et concentration est la raison majeure de l’inefficience de la concurrence pure et
parfaite20
 ? Les économistes rejettent alors le modÚle comme irréaliste et « estiment
que la concurrence doit s’établir Ă  partir de l’oligopole »21
.
Alors mĂȘme que, selon Paul Krugman, « les Ă©conomistes ne disposent pas
de modÚle fiable décrivant les comportements oligopolistiques »22
, l’idĂ©e paraĂźt
désormais admise dans la doctrine juridique et économique que le couple concur-
rence-concentration pourrait fonctionner sans fard, sans artifice. Du mĂȘme coup,
les constructions trÚs élaborées qui tendent à décrire le marché « comme un agré-
gat de concurrence et de monopole »23
ne risquent-elles pas de couvrir un « droit
fantoche »24
qui dĂ©tournerait l’attention de l’adversaire le plus puissant du mar-
ché concurrentiel, le capitalisme ? La mutation que connut le capitalisme à la fin
du XIXe
et au début du XXe
 siÚcle et qui se traduisit par une forte concentration
du capital et une rĂ©gression sensible de l’atomicitĂ© du marchĂ©, apparaĂźt, en effet,
quelque peu antinomique tant avec les lois thĂ©oriques du marchĂ© qu’avec ses lois
historiques25
.
C’est dire que « l’un des aspects de l’effectivitĂ©, trĂšs contestĂ©e, du droit de
la concurrence tiendrait Ă  son caractĂšre religieux, tant il est vrai que, pour calmer
les frustrations, l’important n’est pas que la bonne concurrence existe, mais qu’on
croie qu’elle existe »26
. C’était une maniĂšre de dire que le marchĂ© relĂšve moins du
monde des choses que de celui des constructions imaginaires27
. Il s’avùre plutît
comme un « répertoire de justifications »28
. Et mĂȘme si ce rĂ©pertoire est « utilisĂ©
par les acteurs dans des sens différents, parfois incompatibles »29
, mĂȘme si « la
violence de l’économie produit beaucoup d’incroyants »30
, une forme de vérité
18. CitĂ© par P. Rosanvallon, Le libĂ©ralisme Ă©conomique. Histoire de l’idĂ©e de marchĂ©, Paris, Seuil,
1979, p. 71.
19. A. Pirovano, RTD civ. 2005, p. 671.
20. A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, “une idĂ©e folle” ? », D. 2009, p. 2289.
21. A. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs social  », art. prĂ©c., p. 145.
22. P. Krugman, La mondialisation n‘est pas coupable, Paris, La DĂ©couverte, 2000, p. 208.
23. A. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs social  », op. cit., p. 145.
24. A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, “une idĂ©e folle” ? », op. cit.
25. S. Walery, « Capitalisme et marchĂ© Ă  la Renaissance », L’Économie politique, 2006/2, p. 108.
26. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique  », op. cit.
27. Cf. A. Bernard, « La guerre des farines », in F. Collart Dutilleul et F. Riem (dir.), Droits fonda-
mentaux, ordre public et libertés économiques, coll. Colloques et essais, Paris, LGDJ, Fondation
Varenne, 2013, p. 153.
28. N. Jabko, L‘Europe par le marchĂ©. Histoire d‘une stratĂ©gie improbable, Paris, Presses de Sciences
Po, 2009, p. 21.
29. Idem.
30. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique  », op. cit.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 439
nouvelle – un « catĂ©chisme Ă  vocation performative »31
 – a pris corps au fur et à
mesure qu’elle s’est incarnĂ©e dans des institutions sociales orientĂ©es par ce nou-
veau paradigme.
L’hommage que nous voudrions rendre à Antoine Pirovano prendra la forme
de circonvolutions autour de deux des principales idĂ©es qu’il aura essaimĂ©es, tant
dans ses travaux de recherche que dans le cadre de discussions plus intimes :
l’ordre concurrentiel est un ordre construit qui entretient des liens sulfureux avec
le phĂ©nomĂšne de la concentration du pouvoir Ă©conomique. Ce retour sur l’ordre
concurrentiel imposera quelques détours historiques sur sa construction (1) et sur
ses liens avec l’économie capitaliste (2).
1  DÉTOURS HISTORIQUES SUR LA CONSTRUCTION
DE L’ORDRE CONCURRENTIEL
Le droit de la concurrence « s’insĂšre dans un systĂšme de rĂ©gulation sociale plus
vaste que ce droit lui-mĂȘme, l’ordre concurrentiel. Cet ordre participe Ă  la transfor-
mation de l’économie de marchĂ© en sociĂ©tĂ© de marchĂ© puisqu’il vise Ă  “marchandi-
ser” la plus grande part des activitĂ©s humaines32
. » L’observation de la maniĂšre par
laquelle la société de marché est advenue (1.1), explique pourquoi la concurrence
doit ĂȘtre perçue comme une « organisation Ă©tatique » (1.2).
1.1  La sociĂ©tĂ© de marchĂ©
Hayek l’avait affirmĂ©, « l’ordre du marchĂ© est probablement le seul ordre global
qui s’étende sur le champ entier de la sociĂ©tĂ© humaine ». Y compris le dimanche,
devait ajouter Antoine Pirovano33
. Analyser toute activité humaine à partir du mar-
ché revient à voir ce dernier comme un ordre naturel a-historique. Or, contraire-
ment aux thĂšses libĂ©rales, celle d’Hayek par exemple, Karl Polanyi a montrĂ© que le
marchĂ© n’était pas un ordre spontanĂ©, mais un ordre construit en Ă©troite symbiose
avec l’ordre politique et Ă©tatique. Ainsi, lorsque l’État Ă©tend la ponction fiscale au
monde rural, il impose aux paysans de produire pour le marché afin de disposer
du numéraire nécessaire au paiement de cet impÎt. Sauf à de rares périodes de
l’histoire, comme en Europe au XIXe
 siĂšcle, il n’existe pas de « sociĂ©tĂ© de mar-
ché », mais de simples enclaves marchandes34
. Le reste des Ă©changes – l’essentiel
31. P. Hassenteufel, « De la comparaison internationale Ă  la comparaison transnationale. Les dĂ©pla-
cements de la construction d’objets comparatifs en matiĂšre de politiques publiques », RF sc. pol.
février 2005, vol. 55, n° 1, p. 127.
32. A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », op. cit.
33. « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique  », op. cit.
34. Cf. M. Henochsberg, La place du marchĂ©, Paris, DenoĂ«l, 2001.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 440
en volume de l’économie – relĂšve d’autres systĂšmes, le don et le contre-don35
ou la redistribution domestique. En effet, dans toutes les sociétés humaines, sauf
dans la sociĂ©tĂ© de marchĂ©, l’économie se trouve « encastrĂ©e » dans les relations
sociales. Autrement dit, les relations entre les hommes l’emportent sur la relation
entre l’homme et la chose36
. Dans l’économie de marchĂ© autorĂ©gulĂ©, cette relation
hiĂ©rarchique s’inverse. L’économie avec des marchĂ©s, comme l’économie fĂ©odale
par exemple, devient une économie de marché.
Cette mutation suppose que trois catégories de biens deviennent des marchan-
dises : « le travail, la terre et l’argent sont des Ă©lĂ©ments essentiels de l’industrie ;
ils doivent eux aussi ĂȘtre organisĂ©s en marché ; ces marchĂ©s forment en fait une
partie absolument essentielle du systĂšme Ă©conomique. Mais il est Ă©vident que tra-
vail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le
postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit avoir été produit pour la
vente est carrément faux37
. » Considérer le travail, la terre et la monnaie comme
des marchandises est une fiction puisque ces derniers sont des « conditions » et non
des « produits » de l’activitĂ© Ă©conomique38
. « Mais c’est une fiction nĂ©cessaire Ă 
l’avĂšnement du capitalisme » et cette fiction « ne pouvait ĂȘtre instituĂ©e que par le
droit »39
.
Lorsque les Ă©lĂ©ments essentiels Ă  la vie humaine, voire la vie elle-mĂȘme, se
transforment en marchandises fictives, alors la société devient une « société de
marché ». L’économie n’est plus encastrĂ©e dans la vie sociale. C’est la sociĂ©tĂ© qui
se trouve encastrée dans sa propre économie. DÚs lors, tous les problÚmes sociaux
deviennent des problĂšmes Ă©conomiques.
La loi du 14 juin 2013 sur la sĂ©curisation de l’emploi40
en offre un bon exemple.
L’inefficacitĂ© Ă©conomique du droit antĂ©rieur l’aurait empĂȘchĂ© d’assurer sa mission
protectrice de l’emploi41
. Aussi le texte cherche-t-il Ă  supprimer tous les freins Ă 
la modification ou au dénouement du contrat de travail, afin de « constituer un
droit, non pas des relations de travail [
] mais un véritable droit du marché du
travail : un droit de l’offre et de la demande de travail »42
. C’est l’ùre du « tra-
vailleur mutant », dont parlait Antoine Pirovano, ce travailleur « que l’on tend de
plus en plus à considérer comme un opérateur économique, une micro-entreprise,
une particule Ă©lĂ©mentaire contractante plus exposĂ©, en consĂ©quence, Ă  l’application
35.  M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de lâ€˜Ă©change dans les sociĂ©tĂ©s archaĂŻques, coll. Quadrige
Grands textes, Paris, PUF, 2007.
36. Voir la prĂ©face de Louis Dumont Ă  l‘ouvrage de Karl Polanyi.
37. K. Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983, p. 107.
38. Cf. A. Supiot, Le droit du travail, 5e
 éd., Que sais-je ?, Paris, PUF, 2011, p. 12.
39. Idem.
40. Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative Ă  la sĂ©curisation de l’emploi.
41. T. Sachs, « Vers un droit du marchĂ© du travail », Semaine sociale Lamy, 28 janvier 2013, n° 1659,
p. 11.
42. Ibid., p. 9.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 441
d’une pure logique concurrentielle qu’il ne l’était Ă  l’époque du salariat canonique
relevant d’un certain ordre public social »43
.
K. Polanyi qualifiait d’« économisme » cette tendance Ă  poser que tous les
problÚmes sociaux sont des problÚmes économiques. « Le sophisme sur lequel
repose la science Ă©conomique consiste dans l’affirmation [
] que le seul moyen
de pourvoir Ă  la satisfaction des besoins matĂ©riels est [
] d’identifier l’économie
substantielle [la nécessité sociale de produire et distribuer les moyens matériels
de satisfaire les besoins] Ă  l’économie formelle, autrement dit au marchĂ©, et de
poser en conséquence que le marché est la seule forme économique concevable44
. »
Mais, dĂšs lors que le marchĂ© autorĂ©gulĂ© devient une institution, qu’il s’inscrit dans
les faits et se propage dans les consciences, la confusion devient inévitable45
.
Confusion d’autant plus inĂ©vitable que l’État et son droit font du marchĂ© une poli-
tique publique.
1.2  La concurrence, une « organisation Ă©tatique »
Poursuivons briĂšvement avec l’analyse de Polanyi : « Le marchĂ© a Ă©tĂ© la consĂ©-
quence d’une intervention consciente et souvent violente de l’État, qui a imposĂ©
l’organisation du marchĂ© Ă  la sociĂ©tĂ© pour des fins non Ă©conomiques46
. » Alexis
de Tocqueville avait bien compris que la « société de commerçants » ne se déve-
loppe qu’accompagnĂ©e d’une croissance bureaucratique et rĂ©glementaire massive
et continue47
. Cette Ă©volution ne se limite pas au secteur public, mais s’étend au
secteur privĂ© oĂč l’on constate depuis longtemps la montĂ©e de la technocratie48
.
Produire et vendre de plus en plus de marchandises, gérer les effets multiples
de cette logique sur la société supposent un appareil considérable de régulation.
Loin de constituer un recul de la sociĂ©tĂ© de marchĂ©, cette croissance de l’appareil
bureaucratique constitue une condition mĂȘme de l’économie de marchĂ© dans une
société développée.
Aussi, « l’idĂ©e la plus fausse des derniers libĂ©raux » Ă©tait-elle de croire en
«  l’existence de sphĂšres d’action “naturelles”, de rĂ©gions sociales de non-droit
43. A. Pirovano, « Droit de la concurrence et progrĂšs social aprĂšs la loi NRE du 15 mai 2001 »,
op. cit., p. 62.
44. A. CaillĂ©, « PrĂ©sentation », in Avec Karl Polanyi, contre la sociĂ©tĂ© du tout-marchand, Revue du
Mauss, 2007/1, n° 29, p. 7.
45. A. CaillĂ© Ă©crit que « dĂšs lors que le marchĂ© se constitue dans la rĂ©alitĂ© comme un systĂšme auto-
nome, autorégulé, apparemment indépendant de toute considération sociale et politique, cette
croyance qu’il n’est d’économie que marchande devient littĂ©ralement irrĂ©sistible », ibid., p. 13.
46. K. Polanyi, La grande transformation, op. cit., p. 321.
47. Ch. Laval, « Mort et rĂ©surrection du capitalisme libĂ©ral », in Avec Karl Polanyi, contre la sociĂ©tĂ©
du tout-marchand, op. cit., p. 227.
48. B. Hibou en fournit une dĂ©monstration Ă©clairante, La bureaucratisation du monde Ă  l’ùre nĂ©olibĂ©-
rale, Paris, La DĂ©couverte, 2012.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 442
comme le serait, Ă  leurs yeux, l’économie de marché »49
. La dogmatique libérale
s’est ainsi progressivement « dĂ©tachĂ©e au XIXe
 siÚcle des pratiques réelles des
gouvernements. Pendant que les libĂ©raux discutaient sentencieusement de l’éten-
due du laisser-faire et de la liste des droits naturels, la réalité politique était celle de
l’invention des lois, d’institutions, de normes de toutes sortes indispensables à la
vie Ă©conomique moderne50
. »
En 1938, les partisans d’un libĂ©ralisme rĂ©novĂ© s’étaient d’ailleurs rĂ©unis Ă 
Paris51
en réaction non pas seulement contre Keynes et le New Deal, mais aussi
contre le « laisser fairisme » libéral. Ce dernier aurait échoué et provoqué la crise
de 1929. Le néo-libéralisme sera beaucoup plus « organisateur »52
. Le marché ne
se conçoit plus sans l’État. Mais surtout, et dans sa forme allemande, l’ordo-libĂ©-
ralisme, il propose d’instituer une rĂ©alitĂ© la plus conforme au modĂšle formel de
l’ordre concurrentiel, d’intervenir pour que la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre se conforme Ă 
l’économie de marchĂ©. En d’autres termes, il faut dĂ©libĂ©rĂ©ment construire une
société de marché par la voie de la législation.
Il faut insister sur le caractÚre « fonciÚrement antinaturaliste »53
de cette
conception de la concurrence. « L’ordre de concurrence » (Wettbewerbsordnung)
« doit ĂȘtre constituĂ© et rĂ©glĂ© par une politique “ordonnatrice” ou de “mise en ordre”
(Ordnungspolitik) »54
. La politique ordo-libérale est ainsi « tout entiÚre suspendue
Ă  une dĂ©cision constituante : il s’agit littĂ©ralement d’institutionnaliser l’économie
de marchĂ© dans la forme d’une “constitution Ă©conomique”, elle-mĂȘme partie intĂ©-
grante du droit constitutionnel positif de l’État »55
. C’est en ce sens que l’ordre
concurrentiel était apparu à Antoine Pirovano comme « le droit constitutionnel du
marché » qui « subvertit les ordres constitutionnels nationaux », lesquels ont voca-
tion Ă  « passer Ă  la moulinette de l’exigence concurrentielle »56
.
La concurrence devient alors une « organisation étatique »57
et « la rationalité
du marchĂ© pĂ©nĂštre au cƓur mĂȘme de la souverainetĂ© Ă©tatique »58
. « Elle en sape les
49. P. Dardot et Ch. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la sociĂ©tĂ© nĂ©olibĂ©rale, Paris, La
Découverte, 2010, p. 168.
50. Idem (nous soulignons).
51. Le colloque Lippmann, Paris, Librairie de MĂ©dicis, 1939 ; S. Audier, Aux origines du nĂ©o-libĂ©ra-
lisme : le colloque Walter Lippmann, Lormont, Éditions du Bord de l’eau, 2008.
52. Cf. Ch. Laval, « Mort et rĂ©surrection du capitalisme libĂ©ral », op. cit., p. 393 ; M. Foucault, Nais-
sance de la biopolitique. Cours au CollĂšge de France, 1978-1979, Paris, Seuil/Gallimard, 2004,
pp. 135 et s.
53. P. Dardot et Ch. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la sociĂ©tĂ© nĂ©olibĂ©rale, op. cit.,
p. 197.
54. Ibid., p. 188.
55. Ibid., p. 198 ; J. Drexl, « La constitution Ă©conomique europĂ©enne – L’actualitĂ© du modĂšle ordo-
libéral », RIDE, 2011, pp. 419 et s.
56. A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », op. cit.
57. L’expression, que l’on doit Ă  L. Miksch, de l’École ordo-libĂ©rale, est rapportĂ©e par Y. Steiner et
B. Walpen, « L’apport de l’ordo-libĂ©ralisme au renouveau libĂ©ral, puis son Ă©clipse », Carnets de
bord, sept. 2006, n° 11, p. 95.
58. A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », op. cit.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 443
fondements », poursuivait Antoine Pirovano, comme l’illustre la doctrine du New
Public Management selon laquelle les États doivent ĂȘtre soumis aux mĂȘmes rĂšgles
de fonctionnement que les entreprises agissant sur des marchés concurrentiels59
.
Le combat ne porte plus alors sur la lĂ©gitimitĂ© de l’action Ă©tatique, mais sur ses
objectifs et ses principes. Certains entravent le fonctionnement de la concurrence,
d’autres le favorisent. L’exemple europĂ©en montre bien que le marchĂ© ne rĂ©sulte
pas d’une spontanĂ©itĂ© naturelle, mais que des dĂ©cisions politiques dĂ©libĂ©rĂ©es en
constituent le fondement.
Le néo-libéralisme allemand occupe toutefois une place spécifique au sein
des courants néolibéraux. Son originalité réside dans la lutte contre les concen-
trations, les cartels étant vus comme un des facteurs de la montée du nazisme.
Wilhelm Röpke, de l’École de Fribourg, Ă©crit par exemple que « l’imprĂ©gnation
capitaliste de toutes les parties de notre vie sociale est une malédiction dont il faut
se délivrer »60
. Walter Eucken concluait de son cĂŽtĂ© aux « bienfaits d’un inter-
ventionnisme consistant Ă  organiser des actions systĂ©matiques contre les intĂ©rĂȘts
des groupes qui dĂ©sorganisent l’ordre du marché »61
. C’est ainsi que l’Allemagne
dĂ©veloppera un tissu dense de petites et moyennes entreprises et que l’ambition
des premiers droits de la concurrence sera de protéger la structure du marché par
la dispersion du pouvoir Ă©conomique62
. Mais si l’ordo-libĂ©ralisme est l’une des
sources d’inspiration du droit europĂ©en, « ce dernier aspect de la doctrine passera Ă 
la trappe »63
. Les concentrations d’entreprises jouissent d’un traitement favorable.
Avec la concentration du pouvoir Ă©conomique, la logique du marchĂ© n’est plus la
seule Ă  l’Ɠuvre. Elle doit compter avec celle d’un « contre-marché » qui cherche
« à se débarrasser des rÚgles du marché traditionnel »64
.
2  L’ORDRE CONCURRENTIEL ET L’ÉCONOMIE
CAPITALISTE
L’économie de marchĂ© ne rĂšgne pas de façon exclusive65
. Elle est attaquée par
le bas (toute la part Ă©norme de l’économie domestique Ă©chappe Ă  l’économie de
59. Cf. Y. Poirmeur, « ThĂ©ories de la concurrence et conceptions de l’État », Colloque de Tunis du
12 avril 2013, Ă  paraĂźtre. L’auteur Ă©crit que cette doctrine prĂ©conise « la structuration de l’État
en quasi-marchés internes sur lesquels sont mis en concurrence les services et son pilotage par
fixation d’objectifs, mesures de rĂ©sultats et correction de la politique ». Les rĂ©centes rĂ©formes de
l’UniversitĂ© en fournissent une illustration.
60. CitĂ© par A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, “une idĂ©e folle” ? », op. cit.
61. Y. Steiner et B. Walpen, « L’apport de l’ordo-libĂ©ralisme au renouveau libĂ©ral, puis son Ă©clipse »,
op. cit., p. 95.
62. Sherman Act de 1890 aux États-Unis, Antimonopoly Act de 1947 au Japon.
63. A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, “une idĂ©e folle” ? », op. cit.
64. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, Champs histoire, Paris, Flammarion, 2008, p. 56.
65. F. Braudel, Civilisation matĂ©rielle, Ă©conomie et capitalisme, XVe
-XVIIIe
siĂšcle, Paris, Armand
Colin, 1979, Le Livre de Poche, 1993, particuliùrement le tome  2 de l‘ouvrage, Les jeux de
lâ€˜Ă©change, pp. 263 et s. et 441 et s.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 444
marchĂ©) et par le haut, car le marchĂ© peut ĂȘtre tournĂ© ou faussĂ© et les prix fixĂ©s
arbitrairement par des monopoles de fait ou de droit. Économie de marchĂ© et Ă©co-
nomie capitaliste se distinguent l’une de l’autre. Si l’économie de marchĂ© est « la
condition préalable indispensable »66
de l’économie capitaliste, cette derniĂšre la
« manƓuvre d’en haut »67
, les grands groupes parvenant Ă  Ă©chapper Ă  l’essentiel
de la concurrence (2.1). Un constat analogue peut ĂȘtre fait Ă  propos de l’État : c’est
lui qui fournit les instruments juridiques du fonctionnement du capitalisme, mais
progressivement, le monde de l’entreprise gigantesque s’en Ă©mancipe (2.2).
2.1  L’éviction de la concurrence
Si l’activitĂ© commerciale suppose toujours l’usage du capital – ne serait-ce que
la somme nĂ©cessaire Ă  l’achat des marchandises –, celle-ci change de nature avec
l’intensitĂ© de la concentration en argent nĂ©cessaire Ă  son exercice. L’économie Ă 
capitalisme rĂ©duit – le boutiquier ou l’artisan, les Ă©changes quotidiens du mar-
ché – est une Ă©conomie du tĂȘte-Ă -tĂȘte oĂč s’insĂšre tout au plus un intermĂ©diaire entre
le producteur et le consommateur, sous le regard du public. Dans l’organisation
des marchĂ©s hĂ©ritĂ©e de l’expansion mĂ©diĂ©vale, « l’exercice de la concurrence Ă©tait
étroitement encadré par une multitude de rÚglements administratifs ou corporatifs,
qui reprĂ©sentaient autant de contraintes pesant sur les profits et l’accumulation »68
.
Cette rĂ©glementation, qui visait Ă  garantir l’égalitĂ© des vendeurs, Ă  protĂ©ger les
intĂ©rĂȘts des acheteurs et Ă  Ă©viter les fraudes, « dĂ©bouchait concrĂštement sur une
concurrence trĂšs organisĂ©e et d’un degrĂ© relativement limité »69
. Les pouvoirs
publics s’efforçaient ainsi « d’assurer le caractĂšre public des transactions commer-
ciales » comme condition de la loyauté de la concurrence70
.
Au-dessus de ce marché « public » (public market) se développe un « contre-
marché » (private market) qui cherche à se débarrasser des rÚgles contraignantes
Ă  l’excĂšs du marchĂ© traditionnel71
. Les transactions se déroulent trÚs différem-
ment. L’achat des rĂ©coltes sur pied en fournit un bon exemple. Le marchand
rencontre directement le producteur Ă  qui il achĂšte toute la production, souvent
Ă  l’avance. D’un marchĂ© collectif, on passe Ă  une transaction individuelle dont
les termes dépendent du rapport de force existant entre les parties. Bien sûr, « il
66. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 44.
67. Ibid., p. 45.
68. S. Walery, « Capitalisme et marchĂ© Ă  la Renaissance », op. cit., p. 97.
69. Idem. L’auteur observe ainsi (p. 99) que « si les lois historiques du marchĂ© “en vigueur” Ă  la
Renaissance dĂ©finissaient une organisation concrĂšte des marchĂ©s bien peu conforme Ă  l’idĂ©al wa-
lrassien » (nous soulignons), « les efforts dĂ©ployĂ©s par les hommes d’affaires pour s’en affranchir
ne visaient aucunement à promouvoir cet idéal », le respect des lois théoriques de la concurrence
pure et parfaite Ă©tant « tout aussi incompatible avec l’accumulation que ne l’auraient Ă©tĂ© celui des
lois historiques ».
70. Idem.
71. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 56.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 445
s’agit d’échanges inĂ©gaux oĂč la concurrence – loi essentielle de l’économie dite de
marché – a peu de place »72
. Car le marchand dispose de deux avantages par rap-
port au producteur. D’une part, il coupe la relation entre le producteur et le client et
s’assure le monopole de l’information : seul le marchand dispose des informations
fournies par le marché ; d’autre part, il amĂšne l’argent comptant. Information et
capital se renforcent mutuellement. C’est dans l’allongement des chaünes de tran-
saction73
 – qui Ă©chappent aux rĂšgles du marchĂ©, Ă  son contrĂŽle – que le processus
capitaliste Ă©merge.
Antoine Pirovano avait soulignĂ© «  les impasses auxquelles conduit l’éco-
nomie de marché dans sa phase de concurrence monopolistique »74
. Marché et
contre-marché obéissent en effet à des logiques incompatibles. Les soumettre à
des rùgles identiques ne peut conduire qu’à des situations intenables. L’exemple
des filiÚres agricoles montre bien les conséquences de ces « échanges inégaux »
sur la concurrence et sur le raisonnement des autorités de concurrence. Ces der-
niĂšres ne manifestent pas d’hostilitĂ© de principe Ă  l’égard de la puissance d’achat,
l’analyse Ă©conomique affirmant qu’elle doit, en thĂ©orie, conduire Ă  une baisse des
prix75
. Mais lorsque ces mĂȘmes autoritĂ©s sont saisies pour avis sur l’organisation
d’une filiùre particuliùre, elles constatent que la concentration de la distribution
produit des effets pervers, non seulement sur les producteurs, mais sur l’efficacitĂ©
Ă©conomique de la filiĂšre tout entiĂšre. Dans un avis relatif Ă  l’organisation de la
filiÚre fruits et légumes76
, le Conseil de la concurrence avait estimé que « la fragili-
sation du secteur amont via le pouvoir de marchĂ© proche de l’oligopsone de l’aval
(Ă©tait) susceptible, Ă  moyen terme, d’entraĂźner une rĂ©duction de l’offre ou de sa
diversitĂ©, nuisible au bien-ĂȘtre collectif »77
. Il ajoutait qu’en « s’octroyant une trĂšs
forte part du profit de la chaßne économique, les distributeurs pourraient réduire
la part de leurs fournisseurs jusqu’à limiter les investissements amont en deçà du
niveau nécessaire au bon fonctionnement de la filiÚre. Dans ce cadre, équilibrer
les relations commerciales peut contribuer Ă  assurer l’efficacitĂ© Ă©conomique et
Ă  augmenter le surplus global78
. » Antoine Pirovano avait montré que la logique
concurrentielle ne pouvait, « notamment dans les domaines oĂč les conflits sont
d’une particuliĂšre acuitĂ©, s’abstraire des exigences de l’équitĂ© contractuelle pour
72. Ibid., p. 57.
73. Ces chaĂźnes commerciales longues et sophistiquĂ©es seront efficaces : elles assurent le ravitaille-
ment nécessaire aux armées et aux villes.
74. Cf. A. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs social  », op. cit., p. 152.
75. C’est ainsi que la Commission europĂ©enne a pu autoriser la constitution d’un quasi-monopole sur
un marchĂ© amont d’approvisionnement en contrepartie d’engagements visant Ă  Ă©viter tout risque
de forclusion Ă  l’aval. Cf. Comm. CE 17 dĂ©cembre 2008, Friesland Foods/Campina, RLC 2-2009,
p. 138, obs. S. Martin.
76. Avis n° 08-A-07 du 7 mai 2008 relatif Ă  l’organisation Ă©conomique de la filiĂšre fruits et lĂ©gumes.
77. Point 43.
78. Point 44, soulignĂ© par nous. Le Conseil de la concurrence est parvenu Ă  des conclusions analogues
dans un avis n° 09-A-48 du 2 octobre 2009 relatif au fonctionnement du secteur laitier.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 446
la raison que le marchĂ© repose sur cet instrument juridique qu’est le contrat »79
.
Pour faire face à la puissance d’achat, la solution aurait pu consister à activer le
concept d’abus de dĂ©pendance Ă©conomique inscrit dans l’article L. 420-2 du Code
de commerce. Le Conseil de la concurrence a préféré encourager les producteurs à
se regrouper eux-mĂȘmes et Ă  Ă©changer certaines informations afin de renforcer leur
pouvoir de négociation. Pour tenter de limiter les effets délétÚres de la concentra-
tion de la grande distribution, le droit de la concurrence prend des allures de « droit
de la non-concurrence »80
.
Quelles sont les causes du succĂšs de cette forme Ă©conomique qu’est le proces-
sus capitaliste ? Certaines sont d’ordre Ă©conomique. Le grand nĂ©gociant ne s’est
jamais limité à une seule activité81
et le monde constitue son espace de manƓuvre,
ce qui lui permet d’échapper aux surveillances ordinaires et de gĂ©nĂ©rer de trĂšs
importants bĂ©nĂ©fices ouvrant la voie Ă  l’accumulation du capital. Ensuite, la
concentration et le recours au crĂ©dit (en particulier sous la forme d’achat Ă  terme)
permettent « d’atteindre la masse critique nĂ©cessaire pour contrĂŽler l’ensemble
d’un domaine d’activité » et, « par la dĂ©pendance des producteurs, de garantir la
pérennité de ce contrÎle »82
.
Il existe aussi des facteurs d’ordre social Ă  la rĂ©ussite de l’économie capitaliste,
la collaboration de l’État dont, finalement, les entreprises les plus puissantes par-
viennent Ă  s’émanciper.
2.2  L’émancipation vis-Ă -vis de l’État
L’État et l’économie « sont indissolublement liĂ©s et ils ne sont que les deux aspects,
les deux faces, d’une seule et mĂȘme Ă©volution historique »83
. La formation de l’État
est en effet « intimement liĂ©e Ă  l’apparition et Ă  l’essor d’une rationalitĂ© Ă©cono-
mique précise, celle du capitalisme libéral »84
.Aussi, les grands choix Ă©conomiques
restent-ils des choix de l’État : dĂ©rĂ©glementation, libĂ©ralisation, privatisations ou
nationalisations sous diffĂ©rentes formes, crĂ©ation d’une monnaie unique, indĂ©pen-
dance de la banque centrale.
79. A. Pirovano, « Logique concurrentielle et logique contractuelle. À propos du rĂšglement europĂ©en
relatif à la distribution des véhicules automobiles », in G. J. Martin (dir.), Les transformations de
la régulation juridique, Paris, LGDJ, 1998, p. 295.
80. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique », op. cit.
81. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 63 : « Il est marchand, bien sĂ»r, mais jamais
dans une seule branche, et il est tout aussi bien, selon les occasions, armateur, assureur, prĂȘteur,
emprunteur, financier, banquier ou mĂȘme entrepreneur industriel ou exploitant agricole », si bien
que « le capitalisme est d’essence conjoncturelle » (p. 65).
82. S. Walery, « Capitalisme et marchĂ© Ă  la Renaissance », op. cit., p. 100.
83. O. Hintze, FĂ©odalitĂ©, capitalisme et État moderne, Paris, Éditions de la Maison des sciences de
l‘homme, 1991, p. 290, citĂ© par A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, “une idĂ©e folle” », op. cit.
84. M. Salah, « Mondialisation et souverainetĂ© de l’État », JDI 1996, p. 614.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 447
Les États continuent Ă  l’évidence Ă  jouer un rĂŽle, mais ils le font en « donnant
leur caution à la politique qui les dépossÚde »85
. La « mondialisation » a ainsi été
encouragĂ©e par les États. Mais, en retour, les contraintes de la mondialisation font
que l’État, mĂȘme dans des domaines qui relĂšvent historiquement de sa souverai-
neté, ne peut plus exercer des compétences pleines et exclusives. Son « emprise sur
le réel se relùche » et il doit « renoncer à sa qualité de souverain pour se transformer
en simple agent du processus de mondialisation »86
. Parmi les domaines significa-
tifs du fléchissement de la souveraineté étatique, figurent celui du contrÎle des flux
monĂ©taires et financiers et celui des politiques fiscales, exemples que « l’actualitĂ©
oblige à privilégier », observait déjà Antoine Pirovano en 200187
. L’auteur voyait
en effet, dans l’abandon de la souverainetĂ© monĂ©taire au profit de la Banque cen-
trale europĂ©enne, une « rĂ©volution en grande partie dictĂ©e par le souci d’égaliser les
conditions de concurrence en se prémunissant contre tous les phénomÚnes de dis-
torsion qu’induisaient dans la pĂ©riode passĂ©e les dĂ©valuations compĂ©titives »88
. Il
constatait ensuite que cet Ă©vĂ©nement marquait « l’amorce d’une course en avant qui
devait conduire Ă  remettre en cause d’autres souverainetĂ©s. DĂšs lors qu’il n’existe
plus de possibilité de recourir à la manipulation monétaire pour fausser le jeu de la
concurrence, les pays s’engageront dans une concurrence et des manipulations fis-
cales dont le coût serait plus élevé que celui de la concurrence par les changes89
. »
Reprenons briÚvement ces différents exemples.
ContrĂŽler la monnaie Ă©tait un Ă©lĂ©ment central de la souverainetĂ©. Or l’Europe
interdit tout financement monĂ©taire des dĂ©ficits publics et n’autorise que les finan-
cements obligataires. Les États ne peuvent pas emprunter auprùs de la banque
centrale, mais seulement sur le marchĂ©. Par ailleurs, l’article 63 du TraitĂ© sur le
fonctionnement de l’Union europĂ©enne dispose que les restrictions aux mouve-
ments de capitaux sont interdites, non seulement entre les États membres, mais
également vis-à-vis des pays tiers. Alors que le Brésil ou la Corée peuvent se proté-
ger contre les afflux de dollars, l’Europe a gravĂ© son impuissance dans le marbre du
Traité. Enfin, la Banque centrale européenne se voit attribuer une mission unique,
lutter contre l’inflation, et les États sont bridĂ©s dans leur politique budgĂ©taire par un
pacte de stabilitĂ©. Autrement dit, avec l’euro, nous avons inventĂ© une monnaie sans
souverainetĂ©. Alors mĂȘme que l’Europe aurait Ă©tĂ© indispensable pour protĂ©ger les
pays europĂ©ens dans un monde en guerre Ă©conomique, l’euro les dĂ©pouille d’une
arme politique majeure, la monnaie.
En cherchant à s’octroyer de nouvelles marges de manƓuvre en se donnant la
libertĂ© d’emprunter Ă  bas coĂ»t, les États se sont, en outre, mis sous la dĂ©pendance
85. P. Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 10.
86. M. Salah, « Mondialisation et souverainetĂ© de l’État », op. cit., p. 620.
87. « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », op. cit., p. 141.
88. Idem.
89. Idem.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 448
des fournisseurs internationaux de capitaux90
. Du fait de l’interdĂ©pendance entre
les différents marchés, tout écart de réglementation entre deux places internatio-
nales engendre immédiatement des mouvements de capitaux. Le rapport du Conseil
d’État pour 2001 note ainsi que « dans un contexte de concurrence internationale
accrue entre places financiÚres, la capacité de définir un corpus de normes accepté
par les acteurs constitue un avantage concurrentiel déterminant pour la crédibi-
litĂ© d’une place boursiĂšre ou d’un marché »91
. Les droits nationaux sont ainsi pris
« dans la dynamique du marché »92
et la formulation de la rÚgle est abandonnée à
des « experts »93
.
Paradoxalement, la crise financiùre s’est traduite par un accroissement du pou-
voir de contrĂŽle du marchĂ© financier sur la politique des États. Du fait de la pres-
sion exercĂ©e sur le crĂ©dit auquel les États doivent recourir et du jeu spĂ©culatif sur
les monnaies qui en rĂ©sulte, c’est le marchĂ© financier – et, au premier chef, l’un
de ses principaux acteurs, les agences de notation – qui tend à fixer aux États les
orientations de leurs politiques publiques94
.
Dans le domaine des politiques fiscales, la circulation des capitaux, quasiment
libérée de toute entrave, accroßt les moyens de pression des grandes entreprises sur
les autoritĂ©s publiques afin d’obtenir des privilĂšges fiscaux. Les grandes entreprises
Ă©chappent aussi Ă  l’État parce qu’elles Ă©chappent Ă  l’impĂŽt. En Ă©clatant de façon
habile la géographie de leurs activités95
, les entreprises rendent les politiques fis-
cales nationales de moins en moins opĂ©ratoires. L’exemple des « prix de transfert »
en atteste.
Les prix de transfert sont les prix qu’établissent des multinationales pour les
livraisons Ă  leurs filiales Ă©trangĂšres. Une sociĂ©tĂ© situĂ©e en France a intĂ©rĂȘt Ă  payer
bien au-dessus de sa valeur un bien qu’elle achĂšte Ă  une filiale situĂ©e dans un pays
peu imposĂ©. « Plus de profits seront localisĂ©s dans cette filiale, ce qui ne gĂȘne pas
le capital dominant »96
, mais peut heurter les intĂ©rĂȘts des actionnaires minoritaires,
posant ainsi la question redoutable de savoir ce qui doit constituer la « boussole
de la société »97
. La multiplication des transactions intra-groupe est telle « que
90. S. Guex, « La politique des caisses vides. État, finances publiques et mondialisation », Actes de la
recherche en sciences sociales, 1/2003, p. 54, n° 146-147 : « la dette resserre l’emprise du capital
sur l’État et rend celui-ci infĂ©odĂ© politiquement Ă  la classe des banquiers, des investisseurs ».
91. Rapport du Conseil d’État pour 2001, p. 268 (nous soulignons).
92. M. Salah, « La mise en concurrence des systĂšmes juridiques nationaux », RIDE, 2001, p. 251.
93. Cf. A. Bernard et F. Riem, « Les rĂ©gulations financiĂšres », in L. Boy, J.-B. Racine, J.-J. Sueur (dir.),
Pluralisme juridique et effectivité du droit économique, Bruxelles, Larcier, 2011, pp. 121-163.
94. Cf. B. Bernardi, « État, marchĂ© et sociĂ©tĂ© civile », Regards sur l’actualitĂ©, juin-juillet 2010,
n° 362, p. 12.
95. Le plus souvent avec la complicitĂ© des pouvoirs publics, comme l’illustrent les paradis fiscaux
qui constituent « la forme la plus visible et la plus exacerbée que prend la concurrence fiscale » ;
S. Guex, « La politique des caisses vides. État, finances publiques et mondialisation », op. cit.,
p. 61.
96. G. Farjat, Pour un droit Ă©conomique, coll. Les voies du droit, Paris, PUF, 2004, p. 90.
97. A. Pirovano, « La boussole de la sociĂ©tĂ©. IntĂ©rĂȘt commun, intĂ©rĂȘt social, intĂ©rĂȘt de l’entreprise ? », op. cit.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 449
l’on peut douter mĂȘme, parfois, de leur rĂ©alitĂ© Ă©conomique »98
. Ces transactions ne
visent d’ailleurs pas un objectif exclusivement fiscal. Elles permettent Ă  la sociĂ©tĂ©
transnationale de rĂ©duire certains coĂ»ts afin d’en retirer un avantage concurrentiel.
Alors que la moitiĂ© environ du commerce mondial serait aujourd’hui un commerce
intra-groupe99
, il devient difficile de croire que les relations Ă©conomiques mon-
diales sont gouvernées par la concurrence.
On imagine sans peine les difficultĂ©s pratiques qui surgissent lorsqu’il s’agit
d’estimer, à des fins fiscales, le prix de ces transactions intra-groupes. L’approche
adoptĂ©e par les pays de l’OCDE consiste Ă  essayer d’injecter de la concurrence
dans ces organisations. Le procédé repose sur le « principe de pleine concur-
rence ». Il consiste à comparer les prix pratiqués par des sociétés associées et ceux
qui l’auraient Ă©tĂ©, sur le marchĂ©, entre des entreprises indĂ©pendantes. Il est attendu
de ces sociĂ©tĂ©s qu’elles se comportent comme si elles agissaient de façon indĂ©pen-
dante sur le marché.
Pourquoi cette mĂ©thode  ? En raison, selon l’OCDE, des «  difficultĂ©s que
prĂ©senterait l’élaboration d’un accord international » en la matiĂšre100
. Si la tĂąche
s’avĂ©rait effectivement ardue101
, le « principe de pleine concurrence » participe de
l’idĂ©e qu’il existerait une valeur objective qui pourrait ĂȘtre dĂ©couverte grĂące au
processus concurrentiel. Cette « rationalité de la valeur » qui prétend « objectiver »
les relations Ă©conomiques102
peine Ă  emporter la conviction : l’interprĂ©tation du
principe de pleine concurrence varie selon les différentes administrations fiscales
et les entreprises retiennent leur propre interprétation, « chacun ayant sa propre
religion concernant la vérité des prix »103
. La plus grande incertitude régnant lors de
la détermination de cette valeur « objective », les prix de transfert sont finalement
négociés avec les administrations fiscales. Cette contradiction entre la recherche
d’une valeur « objective » et la diversitĂ© des interprĂ©tations possibles trouve une
explication dans le fait que « la valeur n’est pas dans les objets ; elle est une pro-
duction collective ; elle a la nature d’une institution »104
.
L’exemple des flux monĂ©taires et financiers et celui des politiques fiscales sont
rĂ©vĂ©lateurs du passage d’une logique de gouvernement Ă  une logique de gouver-
nance. L’ordre public suppose un organe central imposant sa volontĂ©, un gouverne-
ment. Avec l’ordre concurrentiel, « systĂšme de rĂ©gulation sociale plus vaste » que
98. G. Giraud, « L’épouvantail du protectionnisme », Projet 2011, p. 84, n° 820 : « Pourquoi faut-il,
par exemple, huit transactions commerciales pour importer des bananes d’AmĂ©rique centrale en
Europe ? ».
99. E. Barthel, Les prix de transfert, thĂšse dactylographiĂ©e Bayonne, 2012.
100. RapportĂ© par E. Barthel, ibid., p. 106.
101. Il faudrait un accord sur la composition du groupe que l’on cherche à assujettir à l’impît, la façon
de dĂ©terminer l’assiette taxable, la formule de rĂ©partition des bĂ©nĂ©fices entre les juridictions
fiscales.
102. A. OrlĂ©an, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011, p. 329.
103. E. Barthel, Les prix de transfert, op. cit., p. 279.
104. A. OrlĂ©an, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, op. cit., p. 329.
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Retour sur l’ordre concurrentiel 450
le droit (d’ordre public) de la concurrence105
, c’est l’idĂ©e mĂȘme d’ordre public qui
se délite. La monnaie et la fiscalité étaient des instruments de souveraineté ; elles
sont devenues des moyens de domination par les acteurs privés. La substitution
insistante du terme « gouvernance » à celui de gouvernement106
« est bien là pour
dire le projet de dĂ©gouvernementalisation du monde, c’est-Ă -dire sa dĂ©politisa-
tion »107
. Alors que les mécanismes traditionnels de la politique et du droit sont des
mécanismes exogÚnes et hiérarchiques, ce gouvernement qui ne veut pas dire son
nom produit une norme endogĂšne, immanente108
. Antoine Pirovano l’avait obser-
vé : l’économie « s’autoproclame science des lois naturelles de la vie en sociĂ©tĂ©,
en mĂȘme temps que garante de l’autorĂ©gulation de la sociĂ©té »109
. Cet univers libre
de toute force politique souveraine offre alors aux entreprises les plus puissantes
la possibilitĂ© d’échapper Ă  l’essentiel de la concurrence et d’étendre leur emprise
sur l’État110
et sur le droit. « Il se construit une sorte de souveraineté juridique du
capital, qui lui donne une certaine indĂ©pendance Ă  l’égard de la lĂ©gitimation Ă©ta-
tique111
. » Dans ces conditions, l’ordre concurrentiel n’entraĂźne-t-il pas avec lui la
« perte de toutes les illusions juridiques »112
 ?
Ces lignes ne prĂ©tendaient pas dĂ©busquer la pensĂ©e d’Antoine Pirovano,
dĂ©marche qui pourrait d’ailleurs confiner, comme il l’avait lui-mĂȘme Ă©crit, « à la
trahison lorsqu’elle vise un ami »113
. Leur ambition Ă©tait de rendre hommage Ă 
un homme qui aura marqué plusieurs générations de chercheurs par ses analyses
stimulantes et d’étudiants par sa pĂ©dagogie fascinante. Gageons seulement que
l’homme, qui se disait convaincu « de la mortalitĂ© absolue, ne laissant aucun espoir
de retrouvailles sur un autre rivage »114
, savait les traces qu’il a gravĂ©es dans les
consciences et dans les cƓurs « de ceux qui lui survivent »115
.
105. A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne »,
op. cit., p. 129.
106. Par ex., Commission europĂ©enne, Livre blanc sur la « gouvernance europĂ©enne », 25 juillet
2001, COM(2001) 428 final.
107. F. Lordon, « Qui a peur de la dĂ©mondialisation ? », http://blog.mondediplo.net/2011-06-13-Qui-
a-peur-de-la-demondialisation.
108. Dans une littĂ©rature trĂšs abondante, cf., par exemple, M. Miaille (dir.), La rĂ©gulation entre droit
et politique, Paris, L’Harmattan, 1995.
109. « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », op. cit., p. 134.
110. Voy. J. K. Galbraith, L’État prĂ©dateur. Comment la droite a renoncĂ© au marchĂ© libre et pourquoi
la gauche devrait en faire autant, Paris, Seuil, 2009, pp. 192-193.
111. U. Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ùre de la mondialisation, Paris, Aubier-Flammarion, 2003.
112. A. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs social  », op. cit., p. 152.
113. A. Pirovano, « Le thĂšme du contrat dans le Faust de Goethe », in Études sur le droit de la concur-
rence et quelques thĂšmes fondamentaux. MĂ©langes en l’honneur d’Yves Serra, Paris, Dalloz,
2006, p. 374.
114. Ibid., p. 386.
115. Ibid., p. 385.
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  • 1. RETOUR SUR L'ORDRE CONCURRENTIEL Fabrice Riem De Boeck SupĂ©rieur | Revue internationale de droit Ă©conomique 2013/4 - t. XXVII pages 435 Ă  450 ISSN 1010-8831 Article disponible en ligne Ă  l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-internationale-de-droit-economique-2013-4-page-435.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Riem Fabrice, « Retour sur l'ordre concurrentiel », Revue internationale de droit Ă©conomique, 2013/4 t. XXVII, p. 435-450. DOI : 10.3917/ride.256.0435 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution Ă©lectronique Cairn.info pour De Boeck SupĂ©rieur. © De Boeck SupĂ©rieur. Tous droits rĂ©servĂ©s pour tous pays. La reproduction ou reprĂ©sentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisĂ©e que dans les limites des conditions gĂ©nĂ©rales d'utilisation du site ou, le cas Ă©chĂ©ant, des conditions gĂ©nĂ©rales de la licence souscrite par votre Ă©tablissement. Toute autre reproduction ou reprĂ©sentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque maniĂšre que ce soit, est interdite sauf accord prĂ©alable et Ă©crit de l'Ă©diteur, en dehors des cas prĂ©vus par la lĂ©gislation en vigueur en France. Il est prĂ©cisĂ© que son stockage dans une base de donnĂ©es est Ă©galement interdit. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 2. Revue Internationale de Droit Économique – 2013 – pp. 435-450 – DOI: 10.3917/ride.256.0435 RETOUR SUR L’ORDRE CONCURRENTIEL Fabrice RIEM1 1 DĂ©tours historiques sur la construction de l’ordre concurrentiel 1.1 La sociĂ©tĂ© de marchĂ© 1.2 La concurrence, une « organisation Ă©tatique » 2 L’ordre concurrentiel et l’économie capitaliste 2.1 L’éviction de la concurrence 2.2 L’émancipation vis-Ă -vis de l’État « Je ne crois plus aux concepts ! », avait affirmĂ© Antoine Pirovano lorsque l’idĂ©e d’organiser un colloque en son honneur sur l’ordre concurrentiel, il y a une dizaine d’annĂ©es, lui fut prĂ©sentĂ©e2 . Étonnante affirmation de la part d’un auteur qui, tout au long de sa carriĂšre, aura manipulĂ©, « dĂ©construit » les concepts juridiques les plus dĂ©licats. Et ce, depuis sa thĂšse de doctorat consacrĂ©e aux notions de fautes civile et pĂ©nale3 , jusqu’à la thĂ©orisation du concept d’ordre concurrentiel4 , travaux ayant grandement contribuĂ© au rayonnement de l’École de Nice. À la rĂ©flexion, ce cri du cƓur n’était sans doute qu’une marque d’humilitĂ©, peut-ĂȘtre aussi un pied de nez au monde universitaire tant l’homme Ă©tait friand de mots d’esprit. Il y avait sans doute un peu de tout cela chez cet homme dont l’esprit vif et l’Ɠil rieur restent dans les mĂ©moires de tous ceux qui l’ont rencontrĂ©. Et qui s’est intĂ©ressĂ© aux questions de droit commercial a nĂ©cessairement Ă©tĂ© interpelĂ© par 1. MaĂźtre de confĂ©rences Ă  la FacultĂ© de Bayonne, CDRE (EA 3004), avec la relecture complice de RenĂ© PoĂ©sy. 2. L. Boy, J.-B. Racine, F. Siiriainen, « L’ordre concurrentiel : essai de dĂ©finition d’un concept », in L’ordre concurrentiel. MĂ©langes en l’honneur de Antoine Pirovano, Paris, Éd. Frison-Roche, 2002, p. 23. 3. A. Pirovano, Faute civile et faute pĂ©nale. Essai de contribution Ă  lâ€˜Ă©tude des rapports entre la faute des articles 1382-1383 du Code civil et la faute des articles 319-320 du Code pĂ©nal, Paris, LGDJ, 1966. 4. A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », in R. Charvin et A. Guesmi (dir.), L’AlgĂ©rie en mutation : les instruments du passage Ă  l’économie de marchĂ©, Paris, L’Harmattan, 2001. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 3. Retour sur l’ordre concurrentiel 436 ses travaux5 , mĂȘme si, pour reprendre ses mots, il s’y Ă©tait lui-mĂȘme intĂ©ressĂ© « un peu par hasard et beaucoup par obligation », puisqu’il dut enseigner cette matiĂšre dĂšs le dĂ©but de sa carriĂšre. Antoine Pirovano, qui jugeait « prĂ©occupante » « l’universalisation de la phi- losophie concurrentielle »6 , aurait sans doute eu beaucoup Ă  dire sur la crise que traverse le monde depuis 2007. Celle-ci peut en effet aussi ĂȘtre perçue comme une crise de la rationalitĂ© concurrentielle7 . On ne peut d’ailleurs que regretter que ses cours qui regorgeaient d’idĂ©es stimulantes n’aient pas Ă©tĂ© publiĂ©s. Lorsque nous lui en avions d’ailleurs suggĂ©rĂ© l’idĂ©e, c’est l’homme de montagne8 qui nous rĂ©pondit : « J’en parlerai Ă  mes marmottes. » C’est donc vers ses travaux de recherche qu’il faut se tourner pour mesurer ce que le dĂ©dicataire de ces lignes aura apportĂ© au droit Ă©conomique en gĂ©nĂ©ral et Ă  l’École de Nice en particulier. La premiĂšre chose qui frappe l’esprit Ă  la lecture de ses travaux, c’est qu’Antoine Pirovano Ă©tait un homme de rĂ©sistance. Il exhortait la doctrine juridique Ă  « rĂ©sister au discours gestionnaire »9 , Ă  « se dresser contre les tentatives de colonisation par l’impĂ©rialisme Ă©conomique »10 . Cet appel Ă  la rĂ©sistance Ă©tait assez ancien chez lui puisque, dĂšs 1972, dans une Ă©tude consacrĂ©e Ă  la fonction sociale des droits, il avait montrĂ© que la thĂ©orie de l’abus de droit devait permettre au juge « d’assouplir le jeu des relations juridiques »11 . Il appelait en somme Ă  « exploiter les ressources offertes par la logique juridique en les appliquant aux standards, mais aussi en pui- sant dans les principes gĂ©nĂ©raux du droit, eux-mĂȘmes renouvelĂ©s par de nouvelles notions adaptĂ©es aux mĂ©canismes concurrentiels »12 . Il avait ainsi vu dans l’abus de dĂ©pendance Ă©conomique une notion potentiellement « subversive »13 et espĂ©rĂ© qu’elle reçût un meilleur accueil dans la jurisprudence, son faible succĂšs s’expli- quant peut-ĂȘtre justement par ce caractĂšre. Antoine Pirovano Ă©tait aussi Ă  l’affĂ»t de la moindre niche textuelle ou judiciaire permettant de sortir quelque peu du guĂȘ- pier de la logique concurrentielle mathĂ©matisĂ©e par la science Ă©conomique. Ainsi 5. Par ex., A. Pirovano, « La concurrence dĂ©loyale en droit français », RID comp., 1974, p. 467 ; « Introduction critique au droit commercial contemporain », RTD com., 1985, p. 219 ; « La bous- sole de la sociĂ©tĂ©. IntĂ©rĂȘt commun, intĂ©rĂȘt social, intĂ©rĂȘt de l‘entreprise ? », D. 1997, chron., p. 189. 6. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique. Un exemple : la rĂ©gulation de l’ordre concurrentiel », Justices 1995, pp. 15 et s. 7. A. OrlĂ©an, De l’euphorie Ă  la panique : penser la crise financiĂšre, Paris, Éd. Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supĂ©rieure, 2009, p. 27 : « On peut donc dire que le mĂ©canisme de prix n’a pas rempli son rĂŽle rĂ©gulatoire. Ce sont les forces concurrentielles elles-mĂȘmes qui ont activement poussĂ© Ă  la dĂ©gradation de la qualitĂ© des prĂȘts. » 8. A. Pirovano et B. Ranc, 3000 sans frontiĂšre Alpes du sud, Éd. Gap, 1997. 9. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique », op. cit. 10. A. Pirovano, « Droit de la concurrence et progrĂšs social (aprĂšs la loi NRE du 15 mai 2001) », D. 2002, chron., p. 6. 11. A. Pirovano, « La fonction sociale des droits : rĂ©flexions sur le destin des thĂ©ories de Josserand », D. 1972, chron. p. 67. 12. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique », op. cit. 13. A. Pirovano et M. Salah, « L’abus de dĂ©pendance Ă©conomique : une notion subversive ? », LPA 21 et 24 septembre 1990. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 4. Retour sur l’ordre concurrentiel 437 voyait-il avec une malice certaine dans l’article 102 du TraitĂ© sur le fonctionnement de l’Union europĂ©enne – qui dĂ©signe comme pratique abusive le fait d’imposer « des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction non Ă©qui- tables », un « beau sujet de mĂ©ditation pour Ă©conomĂštres en mal de formules »14 . Ces appels Ă  la rĂ©sistance seront d’autant plus fĂ©conds qu’Antoine Pirovano a offert une vĂ©ritable grille de lecture de ce « monument de complexité » qu’est devenu le droit de la concurrence15 , en mĂȘme temps qu’il en a brossĂ© les traits dominants et pointĂ© les principales contradictions. La grille de lecture rĂ©side dans la formulation d’un double triptyque permet- tant de saisir aisĂ©ment toutes les difficultĂ©s pratiques et thĂ©oriques du droit de la concurrence. Antoine Pirovano a ainsi montrĂ© que le droit de la concurrence obli- geait Ă  « construire des Ă©quilibres savants et fragmentaires entre les trois systĂšmes de normes suivants : le principe de la libertĂ© concurrentielle thĂ©oriquement porteur d’efficience Ă©conomique, de gain de productivitĂ© et de rentabilité ; le principe de la libertĂ© contractuelle, lequel peut ĂȘtre antinomique du principe prĂ©cĂ©dant (ententes, clauses d’exclusivitĂ©, discriminations) ; le droit de propriĂ©tĂ© qui tend Ă  confĂ©rer une exclusivitĂ© sur une chose, mais surtout, Ă  l’heure du virtuel, du capital sym- bolique dont parle Bourdieu, sur des valeurs immatĂ©rielles, la position extrĂȘme visant Ă  protĂ©ger tout travail intellectuel exploitable Ă  des fins lucratives ». Ce pre- mier triptyque, dont tous les spĂ©cialistes du droit de la concurrence connaissent les redoutables articulations, doit lui-mĂȘme « ĂȘtre Ă©clairĂ© par un autre impliquant l’ar- ticulation de trois logiques difficilement conciliables : Ă©conomie de la concurrence (thĂ©orie Ă©conomique), droit de la concurrence et politique de la concurrence ». En quelques phrases, l’auteur nous livre un vĂ©ritable instrument de comprĂ©hension et d’analyse de l’ensemble du droit matĂ©riel de la concurrence. Antoine Pirovano aura mis en Ă©vidence les principales contradictions du droit de la concurrence16 , spĂ©cialement la premiĂšre d’entre elles : « L’idĂ©ologie de la concurrence se trouve entachĂ©e d’une contradiction qui paraĂźt irrĂ©ductible. La concurrence, en effet, engendre la concentration17 . » Adam Smith, Ă  une Ă©poque oĂč le capitalisme restait pourtant un phĂ©nomĂšne marginal, mettait dĂ©jĂ  en garde contre les monopoles, en montrant que, du point de vue Ă©conomique, ils dĂ©rangent la distribution naturelle du capital de la sociĂ©tĂ© et rĂ©duisent ainsi la richesse natio- nale. Au plan social, ces monopoles portent atteinte Ă  l’égalité : « Pour favoriser les petits intĂ©rĂȘts d’une petite classe d’hommes dans un seul pays, le monopole blesse les intĂ©rĂȘts de toutes les autres classes dans ce pays-lĂ , et ceux de tous les 14. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique », op. cit. 15. A. Pirovano, «  L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne  », op. cit., p. 133 : « On pourrait adresser au droit de la concurrence le cri que Faust adresse Ă  MĂ©phisto : avec toi, je suis toujours dans l’incertain ». 16. DĂšs son article « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs social (ou les contradictions du droit de la concurrence) », paru au D. 1980, chron., p. 145. 17. Idem. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 5. Retour sur l’ordre concurrentiel 438 hommes dans tous les autres pays18 . » La question apparaissait tellement cruciale Ă  Antoine Pirovano qu’il avait Ă©crit que « la soif de “mise en ordre” que Claude LĂ©vi- Strauss a magnifiquement dĂ©crite dans La pensĂ©e sauvage incline Ă  articuler la qua- si-totalitĂ© des questions sur le couple dialectique “concentration-concurrence” qui demeure le phĂ©nomĂšne essentiel de notre temps »19 . L’antinomie entre concurrence et concentration est la raison majeure de l’inefficience de la concurrence pure et parfaite20  ? Les Ă©conomistes rejettent alors le modĂšle comme irrĂ©aliste et « estiment que la concurrence doit s’établir Ă  partir de l’oligopole »21 . Alors mĂȘme que, selon Paul Krugman, « les Ă©conomistes ne disposent pas de modĂšle fiable dĂ©crivant les comportements oligopolistiques »22 , l’idĂ©e paraĂźt dĂ©sormais admise dans la doctrine juridique et Ă©conomique que le couple concur- rence-concentration pourrait fonctionner sans fard, sans artifice. Du mĂȘme coup, les constructions trĂšs Ă©laborĂ©es qui tendent Ă  dĂ©crire le marchĂ© « comme un agrĂ©- gat de concurrence et de monopole »23 ne risquent-elles pas de couvrir un « droit fantoche »24 qui dĂ©tournerait l’attention de l’adversaire le plus puissant du mar- chĂ© concurrentiel, le capitalisme ? La mutation que connut le capitalisme Ă  la fin du XIXe et au dĂ©but du XXe  siĂšcle et qui se traduisit par une forte concentration du capital et une rĂ©gression sensible de l’atomicitĂ© du marchĂ©, apparaĂźt, en effet, quelque peu antinomique tant avec les lois thĂ©oriques du marchĂ© qu’avec ses lois historiques25 . C’est dire que « l’un des aspects de l’effectivitĂ©, trĂšs contestĂ©e, du droit de la concurrence tiendrait Ă  son caractĂšre religieux, tant il est vrai que, pour calmer les frustrations, l’important n’est pas que la bonne concurrence existe, mais qu’on croie qu’elle existe »26 . C’était une maniĂšre de dire que le marchĂ© relĂšve moins du monde des choses que de celui des constructions imaginaires27 . Il s’avĂšre plutĂŽt comme un « rĂ©pertoire de justifications »28 . Et mĂȘme si ce rĂ©pertoire est « utilisĂ© par les acteurs dans des sens diffĂ©rents, parfois incompatibles »29 , mĂȘme si « la violence de l’économie produit beaucoup d’incroyants »30 , une forme de vĂ©ritĂ© 18. CitĂ© par P. Rosanvallon, Le libĂ©ralisme Ă©conomique. Histoire de l’idĂ©e de marchĂ©, Paris, Seuil, 1979, p. 71. 19. A. Pirovano, RTD civ. 2005, p. 671. 20. A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, “une idĂ©e folle” ? », D. 2009, p. 2289. 21. A. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs social  », art. prĂ©c., p. 145. 22. P. Krugman, La mondialisation n‘est pas coupable, Paris, La DĂ©couverte, 2000, p. 208. 23. A. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs social  », op. cit., p. 145. 24. A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, “une idĂ©e folle” ? », op. cit. 25. S. Walery, « Capitalisme et marchĂ© Ă  la Renaissance », L’Économie politique, 2006/2, p. 108. 26. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique  », op. cit. 27. Cf. A. Bernard, « La guerre des farines », in F. Collart Dutilleul et F. Riem (dir.), Droits fonda- mentaux, ordre public et libertĂ©s Ă©conomiques, coll. Colloques et essais, Paris, LGDJ, Fondation Varenne, 2013, p. 153. 28. N. Jabko, L‘Europe par le marchĂ©. Histoire d‘une stratĂ©gie improbable, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 21. 29. Idem. 30. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique  », op. cit. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 6. Retour sur l’ordre concurrentiel 439 nouvelle – un « catĂ©chisme Ă  vocation performative »31  – a pris corps au fur et Ă  mesure qu’elle s’est incarnĂ©e dans des institutions sociales orientĂ©es par ce nou- veau paradigme. L’hommage que nous voudrions rendre Ă  Antoine Pirovano prendra la forme de circonvolutions autour de deux des principales idĂ©es qu’il aura essaimĂ©es, tant dans ses travaux de recherche que dans le cadre de discussions plus intimes : l’ordre concurrentiel est un ordre construit qui entretient des liens sulfureux avec le phĂ©nomĂšne de la concentration du pouvoir Ă©conomique. Ce retour sur l’ordre concurrentiel imposera quelques dĂ©tours historiques sur sa construction (1) et sur ses liens avec l’économie capitaliste (2). 1  DÉTOURS HISTORIQUES SUR LA CONSTRUCTION DE L’ORDRE CONCURRENTIEL Le droit de la concurrence « s’insĂšre dans un systĂšme de rĂ©gulation sociale plus vaste que ce droit lui-mĂȘme, l’ordre concurrentiel. Cet ordre participe Ă  la transfor- mation de l’économie de marchĂ© en sociĂ©tĂ© de marchĂ© puisqu’il vise Ă  “marchandi- ser” la plus grande part des activitĂ©s humaines32 . » L’observation de la maniĂšre par laquelle la sociĂ©tĂ© de marchĂ© est advenue (1.1), explique pourquoi la concurrence doit ĂȘtre perçue comme une « organisation Ă©tatique » (1.2). 1.1  La sociĂ©tĂ© de marchĂ© Hayek l’avait affirmĂ©, « l’ordre du marchĂ© est probablement le seul ordre global qui s’étende sur le champ entier de la sociĂ©tĂ© humaine ». Y compris le dimanche, devait ajouter Antoine Pirovano33 . Analyser toute activitĂ© humaine Ă  partir du mar- chĂ© revient Ă  voir ce dernier comme un ordre naturel a-historique. Or, contraire- ment aux thĂšses libĂ©rales, celle d’Hayek par exemple, Karl Polanyi a montrĂ© que le marchĂ© n’était pas un ordre spontanĂ©, mais un ordre construit en Ă©troite symbiose avec l’ordre politique et Ă©tatique. Ainsi, lorsque l’État Ă©tend la ponction fiscale au monde rural, il impose aux paysans de produire pour le marchĂ© afin de disposer du numĂ©raire nĂ©cessaire au paiement de cet impĂŽt. Sauf Ă  de rares pĂ©riodes de l’histoire, comme en Europe au XIXe  siĂšcle, il n’existe pas de « sociĂ©tĂ© de mar- ché », mais de simples enclaves marchandes34 . Le reste des Ă©changes – l’essentiel 31. P. Hassenteufel, « De la comparaison internationale Ă  la comparaison transnationale. Les dĂ©pla- cements de la construction d’objets comparatifs en matiĂšre de politiques publiques », RF sc. pol. fĂ©vrier 2005, vol. 55, n° 1, p. 127. 32. A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », op. cit. 33. « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique  », op. cit. 34. Cf. M. Henochsberg, La place du marchĂ©, Paris, DenoĂ«l, 2001. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 7. Retour sur l’ordre concurrentiel 440 en volume de l’économie – relĂšve d’autres systĂšmes, le don et le contre-don35 ou la redistribution domestique. En effet, dans toutes les sociĂ©tĂ©s humaines, sauf dans la sociĂ©tĂ© de marchĂ©, l’économie se trouve « encastrĂ©e » dans les relations sociales. Autrement dit, les relations entre les hommes l’emportent sur la relation entre l’homme et la chose36 . Dans l’économie de marchĂ© autorĂ©gulĂ©, cette relation hiĂ©rarchique s’inverse. L’économie avec des marchĂ©s, comme l’économie fĂ©odale par exemple, devient une Ă©conomie de marchĂ©. Cette mutation suppose que trois catĂ©gories de biens deviennent des marchan- dises : « le travail, la terre et l’argent sont des Ă©lĂ©ments essentiels de l’industrie ; ils doivent eux aussi ĂȘtre organisĂ©s en marché ; ces marchĂ©s forment en fait une partie absolument essentielle du systĂšme Ă©conomique. Mais il est Ă©vident que tra- vail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est achetĂ© et vendu doit avoir Ă©tĂ© produit pour la vente est carrĂ©ment faux37 . » ConsidĂ©rer le travail, la terre et la monnaie comme des marchandises est une fiction puisque ces derniers sont des « conditions » et non des « produits » de l’activitĂ© Ă©conomique38 . « Mais c’est une fiction nĂ©cessaire Ă  l’avĂšnement du capitalisme » et cette fiction « ne pouvait ĂȘtre instituĂ©e que par le droit »39 . Lorsque les Ă©lĂ©ments essentiels Ă  la vie humaine, voire la vie elle-mĂȘme, se transforment en marchandises fictives, alors la sociĂ©tĂ© devient une « sociĂ©tĂ© de marché ». L’économie n’est plus encastrĂ©e dans la vie sociale. C’est la sociĂ©tĂ© qui se trouve encastrĂ©e dans sa propre Ă©conomie. DĂšs lors, tous les problĂšmes sociaux deviennent des problĂšmes Ă©conomiques. La loi du 14 juin 2013 sur la sĂ©curisation de l’emploi40 en offre un bon exemple. L’inefficacitĂ© Ă©conomique du droit antĂ©rieur l’aurait empĂȘchĂ© d’assurer sa mission protectrice de l’emploi41 . Aussi le texte cherche-t-il Ă  supprimer tous les freins Ă  la modification ou au dĂ©nouement du contrat de travail, afin de « constituer un droit, non pas des relations de travail [
] mais un vĂ©ritable droit du marchĂ© du travail : un droit de l’offre et de la demande de travail »42 . C’est l’ùre du « tra- vailleur mutant », dont parlait Antoine Pirovano, ce travailleur « que l’on tend de plus en plus Ă  considĂ©rer comme un opĂ©rateur Ă©conomique, une micro-entreprise, une particule Ă©lĂ©mentaire contractante plus exposĂ©, en consĂ©quence, Ă  l’application 35.  M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de lâ€˜Ă©change dans les sociĂ©tĂ©s archaĂŻques, coll. Quadrige Grands textes, Paris, PUF, 2007. 36. Voir la prĂ©face de Louis Dumont Ă  l‘ouvrage de Karl Polanyi. 37. K. Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983, p. 107. 38. Cf. A. Supiot, Le droit du travail, 5e  éd., Que sais-je ?, Paris, PUF, 2011, p. 12. 39. Idem. 40. Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative Ă  la sĂ©curisation de l’emploi. 41. T. Sachs, « Vers un droit du marchĂ© du travail », Semaine sociale Lamy, 28 janvier 2013, n° 1659, p. 11. 42. Ibid., p. 9. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 8. Retour sur l’ordre concurrentiel 441 d’une pure logique concurrentielle qu’il ne l’était Ă  l’époque du salariat canonique relevant d’un certain ordre public social »43 . K. Polanyi qualifiait d’« économisme » cette tendance Ă  poser que tous les problĂšmes sociaux sont des problĂšmes Ă©conomiques. « Le sophisme sur lequel repose la science Ă©conomique consiste dans l’affirmation [
] que le seul moyen de pourvoir Ă  la satisfaction des besoins matĂ©riels est [
] d’identifier l’économie substantielle [la nĂ©cessitĂ© sociale de produire et distribuer les moyens matĂ©riels de satisfaire les besoins] Ă  l’économie formelle, autrement dit au marchĂ©, et de poser en consĂ©quence que le marchĂ© est la seule forme Ă©conomique concevable44 . » Mais, dĂšs lors que le marchĂ© autorĂ©gulĂ© devient une institution, qu’il s’inscrit dans les faits et se propage dans les consciences, la confusion devient inĂ©vitable45 . Confusion d’autant plus inĂ©vitable que l’État et son droit font du marchĂ© une poli- tique publique. 1.2  La concurrence, une « organisation Ă©tatique » Poursuivons briĂšvement avec l’analyse de Polanyi : « Le marchĂ© a Ă©tĂ© la consĂ©- quence d’une intervention consciente et souvent violente de l’État, qui a imposĂ© l’organisation du marchĂ© Ă  la sociĂ©tĂ© pour des fins non Ă©conomiques46 . » Alexis de Tocqueville avait bien compris que la « sociĂ©tĂ© de commerçants » ne se dĂ©ve- loppe qu’accompagnĂ©e d’une croissance bureaucratique et rĂ©glementaire massive et continue47 . Cette Ă©volution ne se limite pas au secteur public, mais s’étend au secteur privĂ© oĂč l’on constate depuis longtemps la montĂ©e de la technocratie48 . Produire et vendre de plus en plus de marchandises, gĂ©rer les effets multiples de cette logique sur la sociĂ©tĂ© supposent un appareil considĂ©rable de rĂ©gulation. Loin de constituer un recul de la sociĂ©tĂ© de marchĂ©, cette croissance de l’appareil bureaucratique constitue une condition mĂȘme de l’économie de marchĂ© dans une sociĂ©tĂ© dĂ©veloppĂ©e. Aussi, « l’idĂ©e la plus fausse des derniers libĂ©raux » Ă©tait-elle de croire en «  l’existence de sphĂšres d’action “naturelles”, de rĂ©gions sociales de non-droit 43. A. Pirovano, « Droit de la concurrence et progrĂšs social aprĂšs la loi NRE du 15 mai 2001 », op. cit., p. 62. 44. A. CaillĂ©, « PrĂ©sentation », in Avec Karl Polanyi, contre la sociĂ©tĂ© du tout-marchand, Revue du Mauss, 2007/1, n° 29, p. 7. 45. A. CaillĂ© Ă©crit que « dĂšs lors que le marchĂ© se constitue dans la rĂ©alitĂ© comme un systĂšme auto- nome, autorĂ©gulĂ©, apparemment indĂ©pendant de toute considĂ©ration sociale et politique, cette croyance qu’il n’est d’économie que marchande devient littĂ©ralement irrĂ©sistible », ibid., p. 13. 46. K. Polanyi, La grande transformation, op. cit., p. 321. 47. Ch. Laval, « Mort et rĂ©surrection du capitalisme libĂ©ral », in Avec Karl Polanyi, contre la sociĂ©tĂ© du tout-marchand, op. cit., p. 227. 48. B. Hibou en fournit une dĂ©monstration Ă©clairante, La bureaucratisation du monde Ă  l’ùre nĂ©olibĂ©- rale, Paris, La DĂ©couverte, 2012. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 9. Retour sur l’ordre concurrentiel 442 comme le serait, Ă  leurs yeux, l’économie de marché »49 . La dogmatique libĂ©rale s’est ainsi progressivement « dĂ©tachĂ©e au XIXe  siĂšcle des pratiques rĂ©elles des gouvernements. Pendant que les libĂ©raux discutaient sentencieusement de l’éten- due du laisser-faire et de la liste des droits naturels, la rĂ©alitĂ© politique Ă©tait celle de l’invention des lois, d’institutions, de normes de toutes sortes indispensables Ă  la vie Ă©conomique moderne50 . » En 1938, les partisans d’un libĂ©ralisme rĂ©novĂ© s’étaient d’ailleurs rĂ©unis Ă  Paris51 en rĂ©action non pas seulement contre Keynes et le New Deal, mais aussi contre le « laisser fairisme » libĂ©ral. Ce dernier aurait Ă©chouĂ© et provoquĂ© la crise de 1929. Le nĂ©o-libĂ©ralisme sera beaucoup plus « organisateur »52 . Le marchĂ© ne se conçoit plus sans l’État. Mais surtout, et dans sa forme allemande, l’ordo-libĂ©- ralisme, il propose d’instituer une rĂ©alitĂ© la plus conforme au modĂšle formel de l’ordre concurrentiel, d’intervenir pour que la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre se conforme Ă  l’économie de marchĂ©. En d’autres termes, il faut dĂ©libĂ©rĂ©ment construire une sociĂ©tĂ© de marchĂ© par la voie de la lĂ©gislation. Il faut insister sur le caractĂšre « fonciĂšrement antinaturaliste »53 de cette conception de la concurrence. « L’ordre de concurrence » (Wettbewerbsordnung) « doit ĂȘtre constituĂ© et rĂ©glĂ© par une politique “ordonnatrice” ou de “mise en ordre” (Ordnungspolitik) »54 . La politique ordo-libĂ©rale est ainsi « tout entiĂšre suspendue Ă  une dĂ©cision constituante : il s’agit littĂ©ralement d’institutionnaliser l’économie de marchĂ© dans la forme d’une “constitution Ă©conomique”, elle-mĂȘme partie intĂ©- grante du droit constitutionnel positif de l’État »55 . C’est en ce sens que l’ordre concurrentiel Ă©tait apparu Ă  Antoine Pirovano comme « le droit constitutionnel du marché » qui « subvertit les ordres constitutionnels nationaux », lesquels ont voca- tion Ă  « passer Ă  la moulinette de l’exigence concurrentielle »56 . La concurrence devient alors une « organisation Ă©tatique »57 et « la rationalitĂ© du marchĂ© pĂ©nĂštre au cƓur mĂȘme de la souverainetĂ© Ă©tatique »58 . « Elle en sape les 49. P. Dardot et Ch. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la sociĂ©tĂ© nĂ©olibĂ©rale, Paris, La DĂ©couverte, 2010, p. 168. 50. Idem (nous soulignons). 51. Le colloque Lippmann, Paris, Librairie de MĂ©dicis, 1939 ; S. Audier, Aux origines du nĂ©o-libĂ©ra- lisme : le colloque Walter Lippmann, Lormont, Éditions du Bord de l’eau, 2008. 52. Cf. Ch. Laval, « Mort et rĂ©surrection du capitalisme libĂ©ral », op. cit., p. 393 ; M. Foucault, Nais- sance de la biopolitique. Cours au CollĂšge de France, 1978-1979, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, pp. 135 et s. 53. P. Dardot et Ch. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la sociĂ©tĂ© nĂ©olibĂ©rale, op. cit., p. 197. 54. Ibid., p. 188. 55. Ibid., p. 198 ; J. Drexl, « La constitution Ă©conomique europĂ©enne – L’actualitĂ© du modĂšle ordo- libĂ©ral », RIDE, 2011, pp. 419 et s. 56. A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », op. cit. 57. L’expression, que l’on doit Ă  L. Miksch, de l’École ordo-libĂ©rale, est rapportĂ©e par Y. Steiner et B. Walpen, « L’apport de l’ordo-libĂ©ralisme au renouveau libĂ©ral, puis son Ă©clipse », Carnets de bord, sept. 2006, n° 11, p. 95. 58. A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », op. cit. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 10. Retour sur l’ordre concurrentiel 443 fondements », poursuivait Antoine Pirovano, comme l’illustre la doctrine du New Public Management selon laquelle les États doivent ĂȘtre soumis aux mĂȘmes rĂšgles de fonctionnement que les entreprises agissant sur des marchĂ©s concurrentiels59 . Le combat ne porte plus alors sur la lĂ©gitimitĂ© de l’action Ă©tatique, mais sur ses objectifs et ses principes. Certains entravent le fonctionnement de la concurrence, d’autres le favorisent. L’exemple europĂ©en montre bien que le marchĂ© ne rĂ©sulte pas d’une spontanĂ©itĂ© naturelle, mais que des dĂ©cisions politiques dĂ©libĂ©rĂ©es en constituent le fondement. Le nĂ©o-libĂ©ralisme allemand occupe toutefois une place spĂ©cifique au sein des courants nĂ©olibĂ©raux. Son originalitĂ© rĂ©side dans la lutte contre les concen- trations, les cartels Ă©tant vus comme un des facteurs de la montĂ©e du nazisme. Wilhelm Röpke, de l’École de Fribourg, Ă©crit par exemple que « l’imprĂ©gnation capitaliste de toutes les parties de notre vie sociale est une malĂ©diction dont il faut se dĂ©livrer »60 . Walter Eucken concluait de son cĂŽtĂ© aux « bienfaits d’un inter- ventionnisme consistant Ă  organiser des actions systĂ©matiques contre les intĂ©rĂȘts des groupes qui dĂ©sorganisent l’ordre du marché »61 . C’est ainsi que l’Allemagne dĂ©veloppera un tissu dense de petites et moyennes entreprises et que l’ambition des premiers droits de la concurrence sera de protĂ©ger la structure du marchĂ© par la dispersion du pouvoir Ă©conomique62 . Mais si l’ordo-libĂ©ralisme est l’une des sources d’inspiration du droit europĂ©en, « ce dernier aspect de la doctrine passera Ă  la trappe »63 . Les concentrations d’entreprises jouissent d’un traitement favorable. Avec la concentration du pouvoir Ă©conomique, la logique du marchĂ© n’est plus la seule Ă  l’Ɠuvre. Elle doit compter avec celle d’un « contre-marché » qui cherche « à se dĂ©barrasser des rĂšgles du marchĂ© traditionnel »64 . 2  L’ORDRE CONCURRENTIEL ET L’ÉCONOMIE CAPITALISTE L’économie de marchĂ© ne rĂšgne pas de façon exclusive65 . Elle est attaquĂ©e par le bas (toute la part Ă©norme de l’économie domestique Ă©chappe Ă  l’économie de 59. Cf. Y. Poirmeur, « ThĂ©ories de la concurrence et conceptions de l’État », Colloque de Tunis du 12 avril 2013, Ă  paraĂźtre. L’auteur Ă©crit que cette doctrine prĂ©conise « la structuration de l’État en quasi-marchĂ©s internes sur lesquels sont mis en concurrence les services et son pilotage par fixation d’objectifs, mesures de rĂ©sultats et correction de la politique ». Les rĂ©centes rĂ©formes de l’UniversitĂ© en fournissent une illustration. 60. CitĂ© par A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, “une idĂ©e folle” ? », op. cit. 61. Y. Steiner et B. Walpen, « L’apport de l’ordo-libĂ©ralisme au renouveau libĂ©ral, puis son Ă©clipse », op. cit., p. 95. 62. Sherman Act de 1890 aux États-Unis, Antimonopoly Act de 1947 au Japon. 63. A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, “une idĂ©e folle” ? », op. cit. 64. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, Champs histoire, Paris, Flammarion, 2008, p. 56. 65. F. Braudel, Civilisation matĂ©rielle, Ă©conomie et capitalisme, XVe -XVIIIe siĂšcle, Paris, Armand Colin, 1979, Le Livre de Poche, 1993, particuliĂšrement le tome  2 de l‘ouvrage, Les jeux de lâ€˜Ă©change, pp. 263 et s. et 441 et s. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 11. Retour sur l’ordre concurrentiel 444 marchĂ©) et par le haut, car le marchĂ© peut ĂȘtre tournĂ© ou faussĂ© et les prix fixĂ©s arbitrairement par des monopoles de fait ou de droit. Économie de marchĂ© et Ă©co- nomie capitaliste se distinguent l’une de l’autre. Si l’économie de marchĂ© est « la condition prĂ©alable indispensable »66 de l’économie capitaliste, cette derniĂšre la « manƓuvre d’en haut »67 , les grands groupes parvenant Ă  Ă©chapper Ă  l’essentiel de la concurrence (2.1). Un constat analogue peut ĂȘtre fait Ă  propos de l’État : c’est lui qui fournit les instruments juridiques du fonctionnement du capitalisme, mais progressivement, le monde de l’entreprise gigantesque s’en Ă©mancipe (2.2). 2.1  L’éviction de la concurrence Si l’activitĂ© commerciale suppose toujours l’usage du capital – ne serait-ce que la somme nĂ©cessaire Ă  l’achat des marchandises –, celle-ci change de nature avec l’intensitĂ© de la concentration en argent nĂ©cessaire Ă  son exercice. L’économie Ă  capitalisme rĂ©duit – le boutiquier ou l’artisan, les Ă©changes quotidiens du mar- ché – est une Ă©conomie du tĂȘte-Ă -tĂȘte oĂč s’insĂšre tout au plus un intermĂ©diaire entre le producteur et le consommateur, sous le regard du public. Dans l’organisation des marchĂ©s hĂ©ritĂ©e de l’expansion mĂ©diĂ©vale, « l’exercice de la concurrence Ă©tait Ă©troitement encadrĂ© par une multitude de rĂšglements administratifs ou corporatifs, qui reprĂ©sentaient autant de contraintes pesant sur les profits et l’accumulation »68 . Cette rĂ©glementation, qui visait Ă  garantir l’égalitĂ© des vendeurs, Ă  protĂ©ger les intĂ©rĂȘts des acheteurs et Ă  Ă©viter les fraudes, « dĂ©bouchait concrĂštement sur une concurrence trĂšs organisĂ©e et d’un degrĂ© relativement limité »69 . Les pouvoirs publics s’efforçaient ainsi « d’assurer le caractĂšre public des transactions commer- ciales » comme condition de la loyautĂ© de la concurrence70 . Au-dessus de ce marchĂ© « public » (public market) se dĂ©veloppe un « contre- marché » (private market) qui cherche Ă  se dĂ©barrasser des rĂšgles contraignantes Ă  l’excĂšs du marchĂ© traditionnel71 . Les transactions se dĂ©roulent trĂšs diffĂ©rem- ment. L’achat des rĂ©coltes sur pied en fournit un bon exemple. Le marchand rencontre directement le producteur Ă  qui il achĂšte toute la production, souvent Ă  l’avance. D’un marchĂ© collectif, on passe Ă  une transaction individuelle dont les termes dĂ©pendent du rapport de force existant entre les parties. Bien sĂ»r, « il 66. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 44. 67. Ibid., p. 45. 68. S. Walery, « Capitalisme et marchĂ© Ă  la Renaissance », op. cit., p. 97. 69. Idem. L’auteur observe ainsi (p. 99) que « si les lois historiques du marchĂ© “en vigueur” Ă  la Renaissance dĂ©finissaient une organisation concrĂšte des marchĂ©s bien peu conforme Ă  l’idĂ©al wa- lrassien » (nous soulignons), « les efforts dĂ©ployĂ©s par les hommes d’affaires pour s’en affranchir ne visaient aucunement Ă  promouvoir cet idĂ©al », le respect des lois thĂ©oriques de la concurrence pure et parfaite Ă©tant « tout aussi incompatible avec l’accumulation que ne l’auraient Ă©tĂ© celui des lois historiques ». 70. Idem. 71. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 56. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 12. Retour sur l’ordre concurrentiel 445 s’agit d’échanges inĂ©gaux oĂč la concurrence – loi essentielle de l’économie dite de marché – a peu de place »72 . Car le marchand dispose de deux avantages par rap- port au producteur. D’une part, il coupe la relation entre le producteur et le client et s’assure le monopole de l’information : seul le marchand dispose des informations fournies par le marché ; d’autre part, il amĂšne l’argent comptant. Information et capital se renforcent mutuellement. C’est dans l’allongement des chaĂźnes de tran- saction73  – qui Ă©chappent aux rĂšgles du marchĂ©, Ă  son contrĂŽle – que le processus capitaliste Ă©merge. Antoine Pirovano avait soulignĂ© «  les impasses auxquelles conduit l’éco- nomie de marchĂ© dans sa phase de concurrence monopolistique »74 . MarchĂ© et contre-marchĂ© obĂ©issent en effet Ă  des logiques incompatibles. Les soumettre Ă  des rĂšgles identiques ne peut conduire qu’à des situations intenables. L’exemple des filiĂšres agricoles montre bien les consĂ©quences de ces « échanges inĂ©gaux » sur la concurrence et sur le raisonnement des autoritĂ©s de concurrence. Ces der- niĂšres ne manifestent pas d’hostilitĂ© de principe Ă  l’égard de la puissance d’achat, l’analyse Ă©conomique affirmant qu’elle doit, en thĂ©orie, conduire Ă  une baisse des prix75 . Mais lorsque ces mĂȘmes autoritĂ©s sont saisies pour avis sur l’organisation d’une filiĂšre particuliĂšre, elles constatent que la concentration de la distribution produit des effets pervers, non seulement sur les producteurs, mais sur l’efficacitĂ© Ă©conomique de la filiĂšre tout entiĂšre. Dans un avis relatif Ă  l’organisation de la filiĂšre fruits et lĂ©gumes76 , le Conseil de la concurrence avait estimĂ© que « la fragili- sation du secteur amont via le pouvoir de marchĂ© proche de l’oligopsone de l’aval (Ă©tait) susceptible, Ă  moyen terme, d’entraĂźner une rĂ©duction de l’offre ou de sa diversitĂ©, nuisible au bien-ĂȘtre collectif »77 . Il ajoutait qu’en « s’octroyant une trĂšs forte part du profit de la chaĂźne Ă©conomique, les distributeurs pourraient rĂ©duire la part de leurs fournisseurs jusqu’à limiter les investissements amont en deçà du niveau nĂ©cessaire au bon fonctionnement de la filiĂšre. Dans ce cadre, Ă©quilibrer les relations commerciales peut contribuer Ă  assurer l’efficacitĂ© Ă©conomique et Ă  augmenter le surplus global78 . » Antoine Pirovano avait montrĂ© que la logique concurrentielle ne pouvait, « notamment dans les domaines oĂč les conflits sont d’une particuliĂšre acuitĂ©, s’abstraire des exigences de l’équitĂ© contractuelle pour 72. Ibid., p. 57. 73. Ces chaĂźnes commerciales longues et sophistiquĂ©es seront efficaces : elles assurent le ravitaille- ment nĂ©cessaire aux armĂ©es et aux villes. 74. Cf. A. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs social  », op. cit., p. 152. 75. C’est ainsi que la Commission europĂ©enne a pu autoriser la constitution d’un quasi-monopole sur un marchĂ© amont d’approvisionnement en contrepartie d’engagements visant Ă  Ă©viter tout risque de forclusion Ă  l’aval. Cf. Comm. CE 17 dĂ©cembre 2008, Friesland Foods/Campina, RLC 2-2009, p. 138, obs. S. Martin. 76. Avis n° 08-A-07 du 7 mai 2008 relatif Ă  l’organisation Ă©conomique de la filiĂšre fruits et lĂ©gumes. 77. Point 43. 78. Point 44, soulignĂ© par nous. Le Conseil de la concurrence est parvenu Ă  des conclusions analogues dans un avis n° 09-A-48 du 2 octobre 2009 relatif au fonctionnement du secteur laitier. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 13. Retour sur l’ordre concurrentiel 446 la raison que le marchĂ© repose sur cet instrument juridique qu’est le contrat »79 . Pour faire face Ă  la puissance d’achat, la solution aurait pu consister Ă  activer le concept d’abus de dĂ©pendance Ă©conomique inscrit dans l’article L. 420-2 du Code de commerce. Le Conseil de la concurrence a prĂ©fĂ©rĂ© encourager les producteurs Ă  se regrouper eux-mĂȘmes et Ă  Ă©changer certaines informations afin de renforcer leur pouvoir de nĂ©gociation. Pour tenter de limiter les effets dĂ©lĂ©tĂšres de la concentra- tion de la grande distribution, le droit de la concurrence prend des allures de « droit de la non-concurrence »80 . Quelles sont les causes du succĂšs de cette forme Ă©conomique qu’est le proces- sus capitaliste ? Certaines sont d’ordre Ă©conomique. Le grand nĂ©gociant ne s’est jamais limitĂ© Ă  une seule activitĂ©81 et le monde constitue son espace de manƓuvre, ce qui lui permet d’échapper aux surveillances ordinaires et de gĂ©nĂ©rer de trĂšs importants bĂ©nĂ©fices ouvrant la voie Ă  l’accumulation du capital. Ensuite, la concentration et le recours au crĂ©dit (en particulier sous la forme d’achat Ă  terme) permettent « d’atteindre la masse critique nĂ©cessaire pour contrĂŽler l’ensemble d’un domaine d’activité » et, « par la dĂ©pendance des producteurs, de garantir la pĂ©rennitĂ© de ce contrĂŽle »82 . Il existe aussi des facteurs d’ordre social Ă  la rĂ©ussite de l’économie capitaliste, la collaboration de l’État dont, finalement, les entreprises les plus puissantes par- viennent Ă  s’émanciper. 2.2  L’émancipation vis-Ă -vis de l’État L’État et l’économie « sont indissolublement liĂ©s et ils ne sont que les deux aspects, les deux faces, d’une seule et mĂȘme Ă©volution historique »83 . La formation de l’État est en effet « intimement liĂ©e Ă  l’apparition et Ă  l’essor d’une rationalitĂ© Ă©cono- mique prĂ©cise, celle du capitalisme libĂ©ral »84 .Aussi, les grands choix Ă©conomiques restent-ils des choix de l’État : dĂ©rĂ©glementation, libĂ©ralisation, privatisations ou nationalisations sous diffĂ©rentes formes, crĂ©ation d’une monnaie unique, indĂ©pen- dance de la banque centrale. 79. A. Pirovano, « Logique concurrentielle et logique contractuelle. À propos du rĂšglement europĂ©en relatif Ă  la distribution des vĂ©hicules automobiles », in G. J. Martin (dir.), Les transformations de la rĂ©gulation juridique, Paris, LGDJ, 1998, p. 295. 80. A. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de l’activitĂ© Ă©conomique », op. cit. 81. F. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 63 : « Il est marchand, bien sĂ»r, mais jamais dans une seule branche, et il est tout aussi bien, selon les occasions, armateur, assureur, prĂȘteur, emprunteur, financier, banquier ou mĂȘme entrepreneur industriel ou exploitant agricole », si bien que « le capitalisme est d’essence conjoncturelle » (p. 65). 82. S. Walery, « Capitalisme et marchĂ© Ă  la Renaissance », op. cit., p. 100. 83. O. Hintze, FĂ©odalitĂ©, capitalisme et État moderne, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l‘homme, 1991, p. 290, citĂ© par A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, “une idĂ©e folle” », op. cit. 84. M. Salah, « Mondialisation et souverainetĂ© de l’État », JDI 1996, p. 614. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 14. Retour sur l’ordre concurrentiel 447 Les États continuent Ă  l’évidence Ă  jouer un rĂŽle, mais ils le font en « donnant leur caution Ă  la politique qui les dĂ©possĂšde »85 . La « mondialisation » a ainsi Ă©tĂ© encouragĂ©e par les États. Mais, en retour, les contraintes de la mondialisation font que l’État, mĂȘme dans des domaines qui relĂšvent historiquement de sa souverai- netĂ©, ne peut plus exercer des compĂ©tences pleines et exclusives. Son « emprise sur le rĂ©el se relĂąche » et il doit « renoncer Ă  sa qualitĂ© de souverain pour se transformer en simple agent du processus de mondialisation »86 . Parmi les domaines significa- tifs du flĂ©chissement de la souverainetĂ© Ă©tatique, figurent celui du contrĂŽle des flux monĂ©taires et financiers et celui des politiques fiscales, exemples que « l’actualitĂ© oblige Ă  privilĂ©gier », observait dĂ©jĂ  Antoine Pirovano en 200187 . L’auteur voyait en effet, dans l’abandon de la souverainetĂ© monĂ©taire au profit de la Banque cen- trale europĂ©enne, une « rĂ©volution en grande partie dictĂ©e par le souci d’égaliser les conditions de concurrence en se prĂ©munissant contre tous les phĂ©nomĂšnes de dis- torsion qu’induisaient dans la pĂ©riode passĂ©e les dĂ©valuations compĂ©titives »88 . Il constatait ensuite que cet Ă©vĂ©nement marquait « l’amorce d’une course en avant qui devait conduire Ă  remettre en cause d’autres souverainetĂ©s. DĂšs lors qu’il n’existe plus de possibilitĂ© de recourir Ă  la manipulation monĂ©taire pour fausser le jeu de la concurrence, les pays s’engageront dans une concurrence et des manipulations fis- cales dont le coĂ»t serait plus Ă©levĂ© que celui de la concurrence par les changes89 . » Reprenons briĂšvement ces diffĂ©rents exemples. ContrĂŽler la monnaie Ă©tait un Ă©lĂ©ment central de la souverainetĂ©. Or l’Europe interdit tout financement monĂ©taire des dĂ©ficits publics et n’autorise que les finan- cements obligataires. Les États ne peuvent pas emprunter auprĂšs de la banque centrale, mais seulement sur le marchĂ©. Par ailleurs, l’article 63 du TraitĂ© sur le fonctionnement de l’Union europĂ©enne dispose que les restrictions aux mouve- ments de capitaux sont interdites, non seulement entre les États membres, mais Ă©galement vis-Ă -vis des pays tiers. Alors que le BrĂ©sil ou la CorĂ©e peuvent se protĂ©- ger contre les afflux de dollars, l’Europe a gravĂ© son impuissance dans le marbre du TraitĂ©. Enfin, la Banque centrale europĂ©enne se voit attribuer une mission unique, lutter contre l’inflation, et les États sont bridĂ©s dans leur politique budgĂ©taire par un pacte de stabilitĂ©. Autrement dit, avec l’euro, nous avons inventĂ© une monnaie sans souverainetĂ©. Alors mĂȘme que l’Europe aurait Ă©tĂ© indispensable pour protĂ©ger les pays europĂ©ens dans un monde en guerre Ă©conomique, l’euro les dĂ©pouille d’une arme politique majeure, la monnaie. En cherchant Ă  s’octroyer de nouvelles marges de manƓuvre en se donnant la libertĂ© d’emprunter Ă  bas coĂ»t, les États se sont, en outre, mis sous la dĂ©pendance 85. P. Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 10. 86. M. Salah, « Mondialisation et souverainetĂ© de l’État », op. cit., p. 620. 87. « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », op. cit., p. 141. 88. Idem. 89. Idem. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 15. Retour sur l’ordre concurrentiel 448 des fournisseurs internationaux de capitaux90 . Du fait de l’interdĂ©pendance entre les diffĂ©rents marchĂ©s, tout Ă©cart de rĂ©glementation entre deux places internatio- nales engendre immĂ©diatement des mouvements de capitaux. Le rapport du Conseil d’État pour 2001 note ainsi que « dans un contexte de concurrence internationale accrue entre places financiĂšres, la capacitĂ© de dĂ©finir un corpus de normes acceptĂ© par les acteurs constitue un avantage concurrentiel dĂ©terminant pour la crĂ©dibi- litĂ© d’une place boursiĂšre ou d’un marché »91 . Les droits nationaux sont ainsi pris « dans la dynamique du marché »92 et la formulation de la rĂšgle est abandonnĂ©e Ă  des « experts »93 . Paradoxalement, la crise financiĂšre s’est traduite par un accroissement du pou- voir de contrĂŽle du marchĂ© financier sur la politique des États. Du fait de la pres- sion exercĂ©e sur le crĂ©dit auquel les États doivent recourir et du jeu spĂ©culatif sur les monnaies qui en rĂ©sulte, c’est le marchĂ© financier – et, au premier chef, l’un de ses principaux acteurs, les agences de notation – qui tend Ă  fixer aux États les orientations de leurs politiques publiques94 . Dans le domaine des politiques fiscales, la circulation des capitaux, quasiment libĂ©rĂ©e de toute entrave, accroĂźt les moyens de pression des grandes entreprises sur les autoritĂ©s publiques afin d’obtenir des privilĂšges fiscaux. Les grandes entreprises Ă©chappent aussi Ă  l’État parce qu’elles Ă©chappent Ă  l’impĂŽt. En Ă©clatant de façon habile la gĂ©ographie de leurs activitĂ©s95 , les entreprises rendent les politiques fis- cales nationales de moins en moins opĂ©ratoires. L’exemple des « prix de transfert » en atteste. Les prix de transfert sont les prix qu’établissent des multinationales pour les livraisons Ă  leurs filiales Ă©trangĂšres. Une sociĂ©tĂ© situĂ©e en France a intĂ©rĂȘt Ă  payer bien au-dessus de sa valeur un bien qu’elle achĂšte Ă  une filiale situĂ©e dans un pays peu imposĂ©. « Plus de profits seront localisĂ©s dans cette filiale, ce qui ne gĂȘne pas le capital dominant »96 , mais peut heurter les intĂ©rĂȘts des actionnaires minoritaires, posant ainsi la question redoutable de savoir ce qui doit constituer la « boussole de la sociĂ©té »97 . La multiplication des transactions intra-groupe est telle « que 90. S. Guex, « La politique des caisses vides. État, finances publiques et mondialisation », Actes de la recherche en sciences sociales, 1/2003, p. 54, n° 146-147 : « la dette resserre l’emprise du capital sur l’État et rend celui-ci infĂ©odĂ© politiquement Ă  la classe des banquiers, des investisseurs ». 91. Rapport du Conseil d’État pour 2001, p. 268 (nous soulignons). 92. M. Salah, « La mise en concurrence des systĂšmes juridiques nationaux », RIDE, 2001, p. 251. 93. Cf. A. Bernard et F. Riem, « Les rĂ©gulations financiĂšres », in L. Boy, J.-B. Racine, J.-J. Sueur (dir.), Pluralisme juridique et effectivitĂ© du droit Ă©conomique, Bruxelles, Larcier, 2011, pp. 121-163. 94. Cf. B. Bernardi, « État, marchĂ© et sociĂ©tĂ© civile », Regards sur l’actualitĂ©, juin-juillet 2010, n° 362, p. 12. 95. Le plus souvent avec la complicitĂ© des pouvoirs publics, comme l’illustrent les paradis fiscaux qui constituent « la forme la plus visible et la plus exacerbĂ©e que prend la concurrence fiscale » ; S. Guex, « La politique des caisses vides. État, finances publiques et mondialisation », op. cit., p. 61. 96. G. Farjat, Pour un droit Ă©conomique, coll. Les voies du droit, Paris, PUF, 2004, p. 90. 97. A. Pirovano, « La boussole de la sociĂ©tĂ©. IntĂ©rĂȘt commun, intĂ©rĂȘt social, intĂ©rĂȘt de l’entreprise ? », op. cit. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 16. Retour sur l’ordre concurrentiel 449 l’on peut douter mĂȘme, parfois, de leur rĂ©alitĂ© Ă©conomique »98 . Ces transactions ne visent d’ailleurs pas un objectif exclusivement fiscal. Elles permettent Ă  la sociĂ©tĂ© transnationale de rĂ©duire certains coĂ»ts afin d’en retirer un avantage concurrentiel. Alors que la moitiĂ© environ du commerce mondial serait aujourd’hui un commerce intra-groupe99 , il devient difficile de croire que les relations Ă©conomiques mon- diales sont gouvernĂ©es par la concurrence. On imagine sans peine les difficultĂ©s pratiques qui surgissent lorsqu’il s’agit d’estimer, Ă  des fins fiscales, le prix de ces transactions intra-groupes. L’approche adoptĂ©e par les pays de l’OCDE consiste Ă  essayer d’injecter de la concurrence dans ces organisations. Le procĂ©dĂ© repose sur le « principe de pleine concur- rence ». Il consiste Ă  comparer les prix pratiquĂ©s par des sociĂ©tĂ©s associĂ©es et ceux qui l’auraient Ă©tĂ©, sur le marchĂ©, entre des entreprises indĂ©pendantes. Il est attendu de ces sociĂ©tĂ©s qu’elles se comportent comme si elles agissaient de façon indĂ©pen- dante sur le marchĂ©. Pourquoi cette mĂ©thode  ? En raison, selon l’OCDE, des «  difficultĂ©s que prĂ©senterait l’élaboration d’un accord international » en la matiĂšre100 . Si la tĂąche s’avĂ©rait effectivement ardue101 , le « principe de pleine concurrence » participe de l’idĂ©e qu’il existerait une valeur objective qui pourrait ĂȘtre dĂ©couverte grĂące au processus concurrentiel. Cette « rationalitĂ© de la valeur » qui prĂ©tend « objectiver » les relations Ă©conomiques102 peine Ă  emporter la conviction : l’interprĂ©tation du principe de pleine concurrence varie selon les diffĂ©rentes administrations fiscales et les entreprises retiennent leur propre interprĂ©tation, « chacun ayant sa propre religion concernant la vĂ©ritĂ© des prix »103 . La plus grande incertitude rĂ©gnant lors de la dĂ©termination de cette valeur « objective », les prix de transfert sont finalement nĂ©gociĂ©s avec les administrations fiscales. Cette contradiction entre la recherche d’une valeur « objective » et la diversitĂ© des interprĂ©tations possibles trouve une explication dans le fait que « la valeur n’est pas dans les objets ; elle est une pro- duction collective ; elle a la nature d’une institution »104 . L’exemple des flux monĂ©taires et financiers et celui des politiques fiscales sont rĂ©vĂ©lateurs du passage d’une logique de gouvernement Ă  une logique de gouver- nance. L’ordre public suppose un organe central imposant sa volontĂ©, un gouverne- ment. Avec l’ordre concurrentiel, « systĂšme de rĂ©gulation sociale plus vaste » que 98. G. Giraud, « L’épouvantail du protectionnisme », Projet 2011, p. 84, n° 820 : « Pourquoi faut-il, par exemple, huit transactions commerciales pour importer des bananes d’AmĂ©rique centrale en Europe ? ». 99. E. Barthel, Les prix de transfert, thĂšse dactylographiĂ©e Bayonne, 2012. 100. RapportĂ© par E. Barthel, ibid., p. 106. 101. Il faudrait un accord sur la composition du groupe que l’on cherche Ă  assujettir Ă  l’impĂŽt, la façon de dĂ©terminer l’assiette taxable, la formule de rĂ©partition des bĂ©nĂ©fices entre les juridictions fiscales. 102. A. OrlĂ©an, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011, p. 329. 103. E. Barthel, Les prix de transfert, op. cit., p. 279. 104. A. OrlĂ©an, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, op. cit., p. 329. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur
  • 17. Retour sur l’ordre concurrentiel 450 le droit (d’ordre public) de la concurrence105 , c’est l’idĂ©e mĂȘme d’ordre public qui se dĂ©lite. La monnaie et la fiscalitĂ© Ă©taient des instruments de souveraineté ; elles sont devenues des moyens de domination par les acteurs privĂ©s. La substitution insistante du terme « gouvernance » Ă  celui de gouvernement106 « est bien lĂ  pour dire le projet de dĂ©gouvernementalisation du monde, c’est-Ă -dire sa dĂ©politisa- tion »107 . Alors que les mĂ©canismes traditionnels de la politique et du droit sont des mĂ©canismes exogĂšnes et hiĂ©rarchiques, ce gouvernement qui ne veut pas dire son nom produit une norme endogĂšne, immanente108 . Antoine Pirovano l’avait obser- vé : l’économie « s’autoproclame science des lois naturelles de la vie en sociĂ©tĂ©, en mĂȘme temps que garante de l’autorĂ©gulation de la sociĂ©té »109 . Cet univers libre de toute force politique souveraine offre alors aux entreprises les plus puissantes la possibilitĂ© d’échapper Ă  l’essentiel de la concurrence et d’étendre leur emprise sur l’État110 et sur le droit. « Il se construit une sorte de souverainetĂ© juridique du capital, qui lui donne une certaine indĂ©pendance Ă  l’égard de la lĂ©gitimation Ă©ta- tique111 . » Dans ces conditions, l’ordre concurrentiel n’entraĂźne-t-il pas avec lui la « perte de toutes les illusions juridiques »112  ? Ces lignes ne prĂ©tendaient pas dĂ©busquer la pensĂ©e d’Antoine Pirovano, dĂ©marche qui pourrait d’ailleurs confiner, comme il l’avait lui-mĂȘme Ă©crit, « à la trahison lorsqu’elle vise un ami »113 . Leur ambition Ă©tait de rendre hommage Ă  un homme qui aura marquĂ© plusieurs gĂ©nĂ©rations de chercheurs par ses analyses stimulantes et d’étudiants par sa pĂ©dagogie fascinante. Gageons seulement que l’homme, qui se disait convaincu « de la mortalitĂ© absolue, ne laissant aucun espoir de retrouvailles sur un autre rivage »114 , savait les traces qu’il a gravĂ©es dans les consciences et dans les cƓurs « de ceux qui lui survivent »115 . 105. A. Pirovano, « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », op. cit., p. 129. 106. Par ex., Commission europĂ©enne, Livre blanc sur la « gouvernance europĂ©enne », 25 juillet 2001, COM(2001) 428 final. 107. F. Lordon, « Qui a peur de la dĂ©mondialisation ? », http://blog.mondediplo.net/2011-06-13-Qui- a-peur-de-la-demondialisation. 108. Dans une littĂ©rature trĂšs abondante, cf., par exemple, M. Miaille (dir.), La rĂ©gulation entre droit et politique, Paris, L’Harmattan, 1995. 109. « L’expansion de l’ordre concurrentiel dans les pays de l’Union europĂ©enne », op. cit., p. 134. 110. Voy. J. K. Galbraith, L’État prĂ©dateur. Comment la droite a renoncĂ© au marchĂ© libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, Paris, Seuil, 2009, pp. 192-193. 111. U. Beck, Pouvoir et contre-pouvoir Ă  l’ùre de la mondialisation, Paris, Aubier-Flammarion, 2003. 112. A. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs social  », op. cit., p. 152. 113. A. Pirovano, « Le thĂšme du contrat dans le Faust de Goethe », in Études sur le droit de la concur- rence et quelques thĂšmes fondamentaux. MĂ©langes en l’honneur d’Yves Serra, Paris, Dalloz, 2006, p. 374. 114. Ibid., p. 386. 115. Ibid., p. 385. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-UniversitĂ©CheikhAntaDiopdeDakar--196.1.95.248-25/04/201410h06.©DeBoeckSupĂ©rieur