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Retour sur l'ordre concurrentiel
- 1. RETOUR SUR L'ORDRE CONCURRENTIEL
Fabrice Riem
De Boeck Supérieur | Revue internationale de droit économique
2013/4 - t. XXVII
pages 435 Ă 450
ISSN 1010-8831
Article disponible en ligne Ă l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-internationale-de-droit-economique-2013-4-page-435.htm
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Pour citer cet article :
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Riem Fabrice, « Retour sur l'ordre concurrentiel »,
Revue internationale de droit Ă©conomique, 2013/4 t. XXVII, p. 435-450. DOI : 10.3917/ride.256.0435
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- 2. Revue Internationale de Droit Ăconomique â 2013 â pp. 435-450 â DOI: 10.3917/ride.256.0435
RETOUR SUR LâORDRE CONCURRENTIEL
Fabrice RIEM1
1 DĂ©tours historiques sur la construction de lâordre concurrentiel
1.1 La société de marché
1.2 La concurrence, une « organisation étatique »
2 Lâordre concurrentiel et lâĂ©conomie capitaliste
2.1 LâĂ©viction de la concurrence
2.2 LâĂ©mancipation vis-Ă -vis de lâĂtat
« Je ne crois plus aux concepts ! », avait affirmĂ© Antoine Pirovano lorsque lâidĂ©e
dâorganiser un colloque en son honneur sur lâordre concurrentiel, il y a une dizaine
dâannĂ©es, lui fut prĂ©sentĂ©e2
. Ătonnante affirmation de la part dâun auteur qui, tout
au long de sa carriÚre, aura manipulé, « déconstruit » les concepts juridiques les
plus délicats. Et ce, depuis sa thÚse de doctorat consacrée aux notions de fautes
civile et pénale3
, jusquâĂ la thĂ©orisation du concept dâordre concurrentiel4
, travaux
ayant grandement contribuĂ© au rayonnement de lâĂcole de Nice.
Ă la rĂ©flexion, ce cri du cĆur nâĂ©tait sans doute quâune marque dâhumilitĂ©,
peut-ĂȘtre aussi un pied de nez au monde universitaire tant lâhomme Ă©tait friand de
mots dâesprit. Il y avait sans doute un peu de tout cela chez cet homme dont lâesprit
vif et lâĆil rieur restent dans les mĂ©moires de tous ceux qui lâont rencontrĂ©. Et qui
sâest intĂ©ressĂ© aux questions de droit commercial a nĂ©cessairement Ă©tĂ© interpelĂ© par
1.âMaĂźtre de confĂ©rences Ă la FacultĂ© de Bayonne, CDRE (EA 3004), avec la relecture complice de
René Poésy.
2.âL. Boy, J.-B. Racine, F. Siiriainen, « Lâordre concurrentiel : essai de dĂ©finition dâun concept », in
Lâordre concurrentiel. MĂ©langes en lâhonneur de Antoine Pirovano, Paris, Ăd. Frison-Roche, 2002,
p. 23.
3.âA. Pirovano, Faute civile et faute pĂ©nale. Essai de contribution Ă lâĂ©tude des rapports entre la faute
des articles 1382-1383 du Code civil et la faute des articles 319-320 du Code pénal, Paris, LGDJ,
1966.
4.âA. Pirovano, « Lâexpansion de lâordre concurrentiel dans les pays de lâUnion europĂ©enne », in
R. Charvin et A. Guesmi (dir.), LâAlgĂ©rie en mutation : les instruments du passage Ă lâĂ©conomie de
marchĂ©, Paris, LâHarmattan, 2001.
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- 3. Retour sur lâordre concurrentiel 436
ses travaux5
, mĂȘme si, pour reprendre ses mots, il sây Ă©tait lui-mĂȘme intĂ©ressĂ© « un
peu par hasard et beaucoup par obligation », puisquâil dut enseigner cette matiĂšre
dÚs le début de sa carriÚre.
Antoine Pirovano, qui jugeait « prĂ©occupante » « lâuniversalisation de la phi-
losophie concurrentielle »6
, aurait sans doute eu beaucoup Ă dire sur la crise que
traverse le monde depuis 2007. Celle-ci peut en effet aussi ĂȘtre perçue comme une
crise de la rationalité concurrentielle7
. On ne peut dâailleurs que regretter que ses
cours qui regorgeaient dâidĂ©es stimulantes nâaient pas Ă©tĂ© publiĂ©s. Lorsque nous lui
en avions dâailleurs suggĂ©rĂ© lâidĂ©e, câest lâhomme de montagne8
qui nous répondit :
« Jâen parlerai Ă mes marmottes. » Câest donc vers ses travaux de recherche quâil
faut se tourner pour mesurer ce que le dédicataire de ces lignes aura apporté au
droit Ă©conomique en gĂ©nĂ©ral et Ă lâĂcole de Nice en particulier.
La premiĂšre chose qui frappe lâesprit Ă la lecture de ses travaux, câest quâAntoine
Pirovano était un homme de résistance. Il exhortait la doctrine juridique à « résister
au discours gestionnaire »9
, à « se dresser contre les tentatives de colonisation par
lâimpĂ©rialisme Ă©conomique »10
. Cet appel à la résistance était assez ancien chez
lui puisque, dÚs 1972, dans une étude consacrée à la fonction sociale des droits, il
avait montrĂ© que la thĂ©orie de lâabus de droit devait permettre au juge « dâassouplir
le jeu des relations juridiques »11
. Il appelait en somme à « exploiter les ressources
offertes par la logique juridique en les appliquant aux standards, mais aussi en pui-
sant dans les principes gĂ©nĂ©raux du droit, eux-mĂȘmes renouvelĂ©s par de nouvelles
notions adaptées aux mécanismes concurrentiels »12
. Il avait ainsi vu dans lâabus
de dépendance économique une notion potentiellement « subversive »13
et espéré
quâelle reçût un meilleur accueil dans la jurisprudence, son faible succĂšs sâexpli-
quant peut-ĂȘtre justement par ce caractĂšre. Antoine Pirovano Ă©tait aussi Ă lâaffĂ»t de
la moindre niche textuelle ou judiciaire permettant de sortir quelque peu du guĂȘ-
pier de la logique concurrentielle mathématisée par la science économique. Ainsi
5.âPar ex., A. Pirovano, « La concurrence dĂ©loyale en droit français », RID comp., 1974, p. 467 ;
« Introduction critique au droit commercial contemporain », RTD com., 1985, p. 219 ; « La bous-
sole de la sociĂ©tĂ©. IntĂ©rĂȘt commun, intĂ©rĂȘt social, intĂ©rĂȘt de lâentreprise ? », D. 1997, chron., p. 189.
6.âA. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de lâactivitĂ© Ă©conomique. Un exemple : la rĂ©gulation de
lâordre concurrentiel », Justices 1995, pp. 15 et s.
7.âA. OrlĂ©an, De lâeuphorie Ă la panique : penser la crise financiĂšre, Paris, Ăd. Rue dâUlm/Presses
de lâĂcole normale supĂ©rieure, 2009, p. 27 : « On peut donc dire que le mĂ©canisme de prix nâa pas
rempli son rĂŽle rĂ©gulatoire. Ce sont les forces concurrentielles elles-mĂȘmes qui ont activement
poussĂ© Ă la dĂ©gradation de la qualitĂ© des prĂȘts. »
8.âA. Pirovano et B. Ranc, 3000 sans frontiĂšre Alpes du sud, Ăd. Gap, 1997.
9.âA. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de lâactivitĂ© Ă©conomique », op. cit.
10.âA. Pirovano, « Droit de la concurrence et progrĂšs social (aprĂšs la loi NRE du 15 mai 2001) »,
D. 2002, chron., p. 6.
11.âA. Pirovano, « La fonction sociale des droits : rĂ©flexions sur le destin des thĂ©ories de Josserand »,
D. 1972, chron. p. 67.
12.âA. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de lâactivitĂ© Ă©conomique », op. cit.
13.âA. Pirovano et M. Salah, « Lâabus de dĂ©pendance Ă©conomique : une notion subversive ? », LPA
21 et 24 septembre 1990.
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- 4. Retour sur lâordre concurrentiel 437
voyait-il avec une malice certaine dans lâarticle 102 du TraitĂ© sur le fonctionnement
de lâUnion europĂ©enne â qui dĂ©signe comme pratique abusive le fait dâimposer
« des prix dâachat ou de vente ou dâautres conditions de transaction non Ă©qui-
tables », un « beau sujet de méditation pour économÚtres en mal de formules »14
.
Ces appels Ă la rĂ©sistance seront dâautant plus fĂ©conds quâAntoine Pirovano
a offert une vĂ©ritable grille de lecture de ce « monument de complexité » quâest
devenu le droit de la concurrence15
, en mĂȘme temps quâil en a brossĂ© les traits
dominants et pointé les principales contradictions.
La grille de lecture rĂ©side dans la formulation dâun double triptyque permet-
tant de saisir aisément toutes les difficultés pratiques et théoriques du droit de la
concurrence. Antoine Pirovano a ainsi montré que le droit de la concurrence obli-
geait à « construire des équilibres savants et fragmentaires entre les trois systÚmes
de normes suivants : le principe de la liberté concurrentielle théoriquement porteur
dâefficience Ă©conomique, de gain de productivitĂ© et de rentabilitĂ©Â ; le principe de la
libertĂ© contractuelle, lequel peut ĂȘtre antinomique du principe prĂ©cĂ©dant (ententes,
clauses dâexclusivitĂ©, discriminations) ; le droit de propriĂ©tĂ© qui tend Ă confĂ©rer
une exclusivitĂ© sur une chose, mais surtout, Ă lâheure du virtuel, du capital sym-
bolique dont parle Bourdieu, sur des valeurs immatĂ©rielles, la position extrĂȘme
visant à protéger tout travail intellectuel exploitable à des fins lucratives ». Ce pre-
mier triptyque, dont tous les spécialistes du droit de la concurrence connaissent les
redoutables articulations, doit lui-mĂȘme « ĂȘtre Ă©clairĂ© par un autre impliquant lâar-
ticulation de trois logiques difficilement conciliables : économie de la concurrence
(théorie économique), droit de la concurrence et politique de la concurrence ». En
quelques phrases, lâauteur nous livre un vĂ©ritable instrument de comprĂ©hension et
dâanalyse de lâensemble du droit matĂ©riel de la concurrence.
Antoine Pirovano aura mis en Ă©vidence les principales contradictions du droit
de la concurrence16
, spĂ©cialement la premiĂšre dâentre elles : « LâidĂ©ologie de la
concurrence se trouve entachĂ©e dâune contradiction qui paraĂźt irrĂ©ductible. La
concurrence, en effet, engendre la concentration17
. » Adam Smith, à une époque
oĂč le capitalisme restait pourtant un phĂ©nomĂšne marginal, mettait dĂ©jĂ en garde
contre les monopoles, en montrant que, du point de vue économique, ils dérangent
la distribution naturelle du capital de la société et réduisent ainsi la richesse natio-
nale. Au plan social, ces monopoles portent atteinte Ă lâĂ©galitĂ©Â : « Pour favoriser
les petits intĂ©rĂȘts dâune petite classe dâhommes dans un seul pays, le monopole
blesse les intĂ©rĂȘts de toutes les autres classes dans ce pays-lĂ , et ceux de tous les
14.âA. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de lâactivitĂ© Ă©conomique », op. cit.
15.âA. Pirovano, « Lâexpansion de lâordre concurrentiel dans les pays de lâUnion europĂ©enne »,
op. cit., p. 133 : « On pourrait adresser au droit de la concurrence le cri que Faust adresse Ă
MĂ©phisto : avec toi, je suis toujours dans lâincertain ».
16.âDĂšs son article « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs social (ou les contradictions du droit de la
concurrence) », paru au D. 1980, chron., p. 145.
17.âIdem.
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- 5. Retour sur lâordre concurrentiel 438
hommes dans tous les autres pays18
. » La question apparaissait tellement cruciale Ă
Antoine Pirovano quâil avait Ă©crit que « la soif de âmise en ordreâ que Claude LĂ©vi-
Strauss a magnifiquement décrite dans La pensée sauvage incline à articuler la qua-
si-totalitĂ© des questions sur le couple dialectique âconcentration-concurrenceâ qui
demeure le phénomÚne essentiel de notre temps »19
. Lâantinomie entre concurrence
et concentration est la raison majeure de lâinefficience de la concurrence pure et
parfaite20
 ? Les économistes rejettent alors le modÚle comme irréaliste et « estiment
que la concurrence doit sâĂ©tablir Ă partir de lâoligopole »21
.
Alors mĂȘme que, selon Paul Krugman, « les Ă©conomistes ne disposent pas
de modÚle fiable décrivant les comportements oligopolistiques »22
, lâidĂ©e paraĂźt
désormais admise dans la doctrine juridique et économique que le couple concur-
rence-concentration pourrait fonctionner sans fard, sans artifice. Du mĂȘme coup,
les constructions trÚs élaborées qui tendent à décrire le marché « comme un agré-
gat de concurrence et de monopole »23
ne risquent-elles pas de couvrir un « droit
fantoche »24
qui dĂ©tournerait lâattention de lâadversaire le plus puissant du mar-
ché concurrentiel, le capitalisme ? La mutation que connut le capitalisme à la fin
du XIXe
et au début du XXe
 siÚcle et qui se traduisit par une forte concentration
du capital et une rĂ©gression sensible de lâatomicitĂ© du marchĂ©, apparaĂźt, en effet,
quelque peu antinomique tant avec les lois thĂ©oriques du marchĂ© quâavec ses lois
historiques25
.
Câest dire que « lâun des aspects de lâeffectivitĂ©, trĂšs contestĂ©e, du droit de
la concurrence tiendrait Ă son caractĂšre religieux, tant il est vrai que, pour calmer
les frustrations, lâimportant nâest pas que la bonne concurrence existe, mais quâon
croie quâelle existe »26
. CâĂ©tait une maniĂšre de dire que le marchĂ© relĂšve moins du
monde des choses que de celui des constructions imaginaires27
. Il sâavĂšre plutĂŽt
comme un « répertoire de justifications »28
. Et mĂȘme si ce rĂ©pertoire est « utilisĂ©
par les acteurs dans des sens différents, parfois incompatibles »29
, mĂȘme si « la
violence de lâĂ©conomie produit beaucoup dâincroyants »30
, une forme de vérité
18.âCitĂ© par P. Rosanvallon, Le libĂ©ralisme Ă©conomique. Histoire de lâidĂ©e de marchĂ©, Paris, Seuil,
1979, p. 71.
19.âA. Pirovano, RTD civ. 2005, p. 671.
20.âA. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, âune idĂ©e folleâ ? », D. 2009, p. 2289.
21.âA. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs socialâŠÂ », art. prĂ©c., p. 145.
22.âP. Krugman, La mondialisation nâest pas coupable, Paris, La DĂ©couverte, 2000, p. 208.
23.âA. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs socialâŠÂ », op. cit., p. 145.
24.âA. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, âune idĂ©e folleâ ? », op. cit.
25.âS. Walery, « Capitalisme et marchĂ© Ă la Renaissance », LâĂconomie politique, 2006/2, p. 108.
26.âA. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de lâactivitĂ© Ă©conomiqueâŠÂ », op. cit.
27.âCf. A. Bernard, « La guerre des farines », in F. Collart Dutilleul et F. Riem (dir.), Droits fonda-
mentaux, ordre public et libertés économiques, coll. Colloques et essais, Paris, LGDJ, Fondation
Varenne, 2013, p. 153.
28.âN. Jabko, LâEurope par le marchĂ©. Histoire dâune stratĂ©gie improbable, Paris, Presses de Sciences
Po, 2009, p. 21.
29.âIdem.
30.âA. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de lâactivitĂ© Ă©conomiqueâŠÂ », op. cit.
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- 6. Retour sur lâordre concurrentiel 439
nouvelle â un « catĂ©chisme Ă vocation performative »31
 â a pris corps au fur et Ă
mesure quâelle sâest incarnĂ©e dans des institutions sociales orientĂ©es par ce nou-
veau paradigme.
Lâhommage que nous voudrions rendre Ă Antoine Pirovano prendra la forme
de circonvolutions autour de deux des principales idĂ©es quâil aura essaimĂ©es, tant
dans ses travaux de recherche que dans le cadre de discussions plus intimes :
lâordre concurrentiel est un ordre construit qui entretient des liens sulfureux avec
le phĂ©nomĂšne de la concentration du pouvoir Ă©conomique. Ce retour sur lâordre
concurrentiel imposera quelques détours historiques sur sa construction (1) et sur
ses liens avec lâĂ©conomie capitaliste (2).
1â DĂTOURS HISTORIQUES SUR LA CONSTRUCTION
DE LâORDRE CONCURRENTIEL
Le droit de la concurrence « sâinsĂšre dans un systĂšme de rĂ©gulation sociale plus
vaste que ce droit lui-mĂȘme, lâordre concurrentiel. Cet ordre participe Ă la transfor-
mation de lâĂ©conomie de marchĂ© en sociĂ©tĂ© de marchĂ© puisquâil vise Ă âmarchandi-
serâ la plus grande part des activitĂ©s humaines32
. » Lâobservation de la maniĂšre par
laquelle la société de marché est advenue (1.1), explique pourquoi la concurrence
doit ĂȘtre perçue comme une « organisation Ă©tatique » (1.2).
1.1â La sociĂ©tĂ© de marchĂ©
Hayek lâavait affirmĂ©, « lâordre du marchĂ© est probablement le seul ordre global
qui sâĂ©tende sur le champ entier de la sociĂ©tĂ© humaine ». Y compris le dimanche,
devait ajouter Antoine Pirovano33
. Analyser toute activité humaine à partir du mar-
ché revient à voir ce dernier comme un ordre naturel a-historique. Or, contraire-
ment aux thĂšses libĂ©rales, celle dâHayek par exemple, Karl Polanyi a montrĂ© que le
marchĂ© nâĂ©tait pas un ordre spontanĂ©, mais un ordre construit en Ă©troite symbiose
avec lâordre politique et Ă©tatique. Ainsi, lorsque lâĂtat Ă©tend la ponction fiscale au
monde rural, il impose aux paysans de produire pour le marché afin de disposer
du numéraire nécessaire au paiement de cet impÎt. Sauf à de rares périodes de
lâhistoire, comme en Europe au XIXe
 siĂšcle, il nâexiste pas de « sociĂ©tĂ© de mar-
ché », mais de simples enclaves marchandes34
. Le reste des Ă©changes â lâessentiel
31.âP. Hassenteufel, « De la comparaison internationale Ă la comparaison transnationale. Les dĂ©pla-
cements de la construction dâobjets comparatifs en matiĂšre de politiques publiques », RF sc. pol.
février 2005, vol. 55, n° 1, p. 127.
32.âA. Pirovano, « Lâexpansion de lâordre concurrentiel dans les pays de lâUnion europĂ©enne », op. cit.
33.â« Justice Ă©tatique, support de lâactivitĂ© Ă©conomiqueâŠÂ », op. cit.
34.âCf. M. Henochsberg, La place du marchĂ©, Paris, DenoĂ«l, 2001.
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- 7. Retour sur lâordre concurrentiel 440
en volume de lâĂ©conomie â relĂšve dâautres systĂšmes, le don et le contre-don35
ou la redistribution domestique. En effet, dans toutes les sociétés humaines, sauf
dans la sociĂ©tĂ© de marchĂ©, lâĂ©conomie se trouve « encastrĂ©e » dans les relations
sociales. Autrement dit, les relations entre les hommes lâemportent sur la relation
entre lâhomme et la chose36
. Dans lâĂ©conomie de marchĂ© autorĂ©gulĂ©, cette relation
hiĂ©rarchique sâinverse. LâĂ©conomie avec des marchĂ©s, comme lâĂ©conomie fĂ©odale
par exemple, devient une économie de marché.
Cette mutation suppose que trois catégories de biens deviennent des marchan-
dises : « le travail, la terre et lâargent sont des Ă©lĂ©ments essentiels de lâindustrie ;
ils doivent eux aussi ĂȘtre organisĂ©s en marchĂ©Â ; ces marchĂ©s forment en fait une
partie absolument essentielle du systĂšme Ă©conomique. Mais il est Ă©vident que tra-
vail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le
postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit avoir été produit pour la
vente est carrément faux37
. » Considérer le travail, la terre et la monnaie comme
des marchandises est une fiction puisque ces derniers sont des « conditions » et non
des « produits » de lâactivitĂ© Ă©conomique38
. « Mais câest une fiction nĂ©cessaire Ă
lâavĂšnement du capitalisme » et cette fiction « ne pouvait ĂȘtre instituĂ©e que par le
droit »39
.
Lorsque les Ă©lĂ©ments essentiels Ă la vie humaine, voire la vie elle-mĂȘme, se
transforment en marchandises fictives, alors la société devient une « société de
marché ». LâĂ©conomie nâest plus encastrĂ©e dans la vie sociale. Câest la sociĂ©tĂ© qui
se trouve encastrée dans sa propre économie. DÚs lors, tous les problÚmes sociaux
deviennent des problĂšmes Ă©conomiques.
La loi du 14 juin 2013 sur la sĂ©curisation de lâemploi40
en offre un bon exemple.
LâinefficacitĂ© Ă©conomique du droit antĂ©rieur lâaurait empĂȘchĂ© dâassurer sa mission
protectrice de lâemploi41
. Aussi le texte cherche-t-il Ă supprimer tous les freins Ă
la modification ou au dénouement du contrat de travail, afin de « constituer un
droit, non pas des relations de travail [âŠ] mais un vĂ©ritable droit du marchĂ© du
travail : un droit de lâoffre et de la demande de travail »42
. Câest lâĂšre du « tra-
vailleur mutant », dont parlait Antoine Pirovano, ce travailleur « que lâon tend de
plus en plus à considérer comme un opérateur économique, une micro-entreprise,
une particule Ă©lĂ©mentaire contractante plus exposĂ©, en consĂ©quence, Ă lâapplication
35.â M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de lâĂ©change dans les sociĂ©tĂ©s archaĂŻques, coll. Quadrige
Grands textes, Paris, PUF, 2007.
36.âVoir la prĂ©face de Louis Dumont Ă lâouvrage de Karl Polanyi.
37.âK. Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983, p. 107.
38.âCf. A. Supiot, Le droit du travail, 5e
 éd., Que sais-je ?, Paris, PUF, 2011, p. 12.
39.âIdem.
40.âLoi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative Ă la sĂ©curisation de lâemploi.
41.âT. Sachs, « Vers un droit du marchĂ© du travail », Semaine sociale Lamy, 28 janvier 2013, n° 1659,
p. 11.
42.âIbid., p. 9.
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- 8. Retour sur lâordre concurrentiel 441
dâune pure logique concurrentielle quâil ne lâĂ©tait Ă lâĂ©poque du salariat canonique
relevant dâun certain ordre public social »43
.
K. Polanyi qualifiait dâ« économisme » cette tendance Ă poser que tous les
problÚmes sociaux sont des problÚmes économiques. « Le sophisme sur lequel
repose la science Ă©conomique consiste dans lâaffirmation [âŠ] que le seul moyen
de pourvoir Ă la satisfaction des besoins matĂ©riels est [âŠ] dâidentifier lâĂ©conomie
substantielle [la nécessité sociale de produire et distribuer les moyens matériels
de satisfaire les besoins] Ă lâĂ©conomie formelle, autrement dit au marchĂ©, et de
poser en conséquence que le marché est la seule forme économique concevable44
. »
Mais, dĂšs lors que le marchĂ© autorĂ©gulĂ© devient une institution, quâil sâinscrit dans
les faits et se propage dans les consciences, la confusion devient inévitable45
.
Confusion dâautant plus inĂ©vitable que lâĂtat et son droit font du marchĂ© une poli-
tique publique.
1.2â La concurrence, une « organisation Ă©tatique »
Poursuivons briĂšvement avec lâanalyse de Polanyi : « Le marchĂ© a Ă©tĂ© la consĂ©-
quence dâune intervention consciente et souvent violente de lâĂtat, qui a imposĂ©
lâorganisation du marchĂ© Ă la sociĂ©tĂ© pour des fins non Ă©conomiques46
. » Alexis
de Tocqueville avait bien compris que la « société de commerçants » ne se déve-
loppe quâaccompagnĂ©e dâune croissance bureaucratique et rĂ©glementaire massive
et continue47
. Cette Ă©volution ne se limite pas au secteur public, mais sâĂ©tend au
secteur privĂ© oĂč lâon constate depuis longtemps la montĂ©e de la technocratie48
.
Produire et vendre de plus en plus de marchandises, gérer les effets multiples
de cette logique sur la société supposent un appareil considérable de régulation.
Loin de constituer un recul de la sociĂ©tĂ© de marchĂ©, cette croissance de lâappareil
bureaucratique constitue une condition mĂȘme de lâĂ©conomie de marchĂ© dans une
société développée.
Aussi, « lâidĂ©e la plus fausse des derniers libĂ©raux » Ă©tait-elle de croire en
« lâexistence de sphĂšres dâaction ânaturellesâ, de rĂ©gions sociales de non-droit
43.âA. Pirovano, « Droit de la concurrence et progrĂšs social aprĂšs la loi NRE du 15 mai 2001 »,
op. cit., p. 62.
44.âA. CaillĂ©, « PrĂ©sentation », in Avec Karl Polanyi, contre la sociĂ©tĂ© du tout-marchand, Revue du
Mauss, 2007/1, n° 29, p. 7.
45.âA. CaillĂ© Ă©crit que « dĂšs lors que le marchĂ© se constitue dans la rĂ©alitĂ© comme un systĂšme auto-
nome, autorégulé, apparemment indépendant de toute considération sociale et politique, cette
croyance quâil nâest dâĂ©conomie que marchande devient littĂ©ralement irrĂ©sistible », ibid., p. 13.
46.âK. Polanyi, La grande transformation, op. cit., p. 321.
47.âCh. Laval, « Mort et rĂ©surrection du capitalisme libĂ©ral », in Avec Karl Polanyi, contre la sociĂ©tĂ©
du tout-marchand, op. cit., p. 227.
48.âB. Hibou en fournit une dĂ©monstration Ă©clairante, La bureaucratisation du monde Ă lâĂšre nĂ©olibĂ©-
rale, Paris, La DĂ©couverte, 2012.
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- 9. Retour sur lâordre concurrentiel 442
comme le serait, Ă leurs yeux, lâĂ©conomie de marché »49
. La dogmatique libérale
sâest ainsi progressivement « dĂ©tachĂ©e au XIXe
 siÚcle des pratiques réelles des
gouvernements. Pendant que les libĂ©raux discutaient sentencieusement de lâĂ©ten-
due du laisser-faire et de la liste des droits naturels, la réalité politique était celle de
lâinvention des lois, dâinstitutions, de normes de toutes sortes indispensables Ă la
vie Ă©conomique moderne50
. »
En 1938, les partisans dâun libĂ©ralisme rĂ©novĂ© sâĂ©taient dâailleurs rĂ©unis Ă
Paris51
en réaction non pas seulement contre Keynes et le New Deal, mais aussi
contre le « laisser fairisme » libéral. Ce dernier aurait échoué et provoqué la crise
de 1929. Le néo-libéralisme sera beaucoup plus « organisateur »52
. Le marché ne
se conçoit plus sans lâĂtat. Mais surtout, et dans sa forme allemande, lâordo-libĂ©-
ralisme, il propose dâinstituer une rĂ©alitĂ© la plus conforme au modĂšle formel de
lâordre concurrentiel, dâintervenir pour que la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre se conforme Ă
lâĂ©conomie de marchĂ©. En dâautres termes, il faut dĂ©libĂ©rĂ©ment construire une
société de marché par la voie de la législation.
Il faut insister sur le caractÚre « fonciÚrement antinaturaliste »53
de cette
conception de la concurrence. « Lâordre de concurrence » (Wettbewerbsordnung)
« doit ĂȘtre constituĂ© et rĂ©glĂ© par une politique âordonnatriceâ ou de âmise en ordreâ
(Ordnungspolitik) »54
. La politique ordo-libérale est ainsi « tout entiÚre suspendue
Ă une dĂ©cision constituante : il sâagit littĂ©ralement dâinstitutionnaliser lâĂ©conomie
de marchĂ© dans la forme dâune âconstitution Ă©conomiqueâ, elle-mĂȘme partie intĂ©-
grante du droit constitutionnel positif de lâĂtat »55
. Câest en ce sens que lâordre
concurrentiel était apparu à Antoine Pirovano comme « le droit constitutionnel du
marché » qui « subvertit les ordres constitutionnels nationaux », lesquels ont voca-
tion à « passer Ă la moulinette de lâexigence concurrentielle »56
.
La concurrence devient alors une « organisation étatique »57
et « la rationalité
du marchĂ© pĂ©nĂštre au cĆur mĂȘme de la souverainetĂ© Ă©tatique »58
. « Elle en sape les
49.âP. Dardot et Ch. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la sociĂ©tĂ© nĂ©olibĂ©rale, Paris, La
Découverte, 2010, p. 168.
50.âIdem (nous soulignons).
51.âLe colloque Lippmann, Paris, Librairie de MĂ©dicis, 1939 ; S. Audier, Aux origines du nĂ©o-libĂ©ra-
lisme : le colloque Walter Lippmann, Lormont, Ăditions du Bord de lâeau, 2008.
52.âCf. Ch. Laval, « Mort et rĂ©surrection du capitalisme libĂ©ral », op. cit., p. 393 ; M. Foucault, Nais-
sance de la biopolitique. Cours au CollĂšge de France, 1978-1979, Paris, Seuil/Gallimard, 2004,
pp. 135 et s.
53.âP. Dardot et Ch. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la sociĂ©tĂ© nĂ©olibĂ©rale, op. cit.,
p. 197.
54.âIbid., p. 188.
55.âIbid., p. 198 ; J. Drexl, « La constitution Ă©conomique europĂ©enne â LâactualitĂ© du modĂšle ordo-
libéral », RIDE, 2011, pp. 419 et s.
56.âA. Pirovano, « Lâexpansion de lâordre concurrentiel dans les pays de lâUnion europĂ©enne », op. cit.
57.âLâexpression, que lâon doit Ă L. Miksch, de lâĂcole ordo-libĂ©rale, est rapportĂ©e par Y. Steiner et
B. Walpen, « Lâapport de lâordo-libĂ©ralisme au renouveau libĂ©ral, puis son Ă©clipse », Carnets de
bord, sept. 2006, n° 11, p. 95.
58.âA. Pirovano, « Lâexpansion de lâordre concurrentiel dans les pays de lâUnion europĂ©enne », op. cit.
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- 10. Retour sur lâordre concurrentiel 443
fondements », poursuivait Antoine Pirovano, comme lâillustre la doctrine du New
Public Management selon laquelle les Ătats doivent ĂȘtre soumis aux mĂȘmes rĂšgles
de fonctionnement que les entreprises agissant sur des marchés concurrentiels59
.
Le combat ne porte plus alors sur la lĂ©gitimitĂ© de lâaction Ă©tatique, mais sur ses
objectifs et ses principes. Certains entravent le fonctionnement de la concurrence,
dâautres le favorisent. Lâexemple europĂ©en montre bien que le marchĂ© ne rĂ©sulte
pas dâune spontanĂ©itĂ© naturelle, mais que des dĂ©cisions politiques dĂ©libĂ©rĂ©es en
constituent le fondement.
Le néo-libéralisme allemand occupe toutefois une place spécifique au sein
des courants néolibéraux. Son originalité réside dans la lutte contre les concen-
trations, les cartels étant vus comme un des facteurs de la montée du nazisme.
Wilhelm Röpke, de lâĂcole de Fribourg, Ă©crit par exemple que « lâimprĂ©gnation
capitaliste de toutes les parties de notre vie sociale est une malédiction dont il faut
se délivrer »60
. Walter Eucken concluait de son cĂŽtĂ© aux « bienfaits dâun inter-
ventionnisme consistant Ă organiser des actions systĂ©matiques contre les intĂ©rĂȘts
des groupes qui dĂ©sorganisent lâordre du marché »61
. Câest ainsi que lâAllemagne
dĂ©veloppera un tissu dense de petites et moyennes entreprises et que lâambition
des premiers droits de la concurrence sera de protéger la structure du marché par
la dispersion du pouvoir Ă©conomique62
. Mais si lâordo-libĂ©ralisme est lâune des
sources dâinspiration du droit europĂ©en, « ce dernier aspect de la doctrine passera Ă
la trappe »63
. Les concentrations dâentreprises jouissent dâun traitement favorable.
Avec la concentration du pouvoir Ă©conomique, la logique du marchĂ© nâest plus la
seule Ă lâĆuvre. Elle doit compter avec celle dâun « contre-marché » qui cherche
« à se débarrasser des rÚgles du marché traditionnel »64
.
2â LâORDRE CONCURRENTIEL ET LâĂCONOMIE
CAPITALISTE
LâĂ©conomie de marchĂ© ne rĂšgne pas de façon exclusive65
. Elle est attaquée par
le bas (toute la part Ă©norme de lâĂ©conomie domestique Ă©chappe Ă lâĂ©conomie de
59.âCf. Y. Poirmeur, « ThĂ©ories de la concurrence et conceptions de lâĂtat », Colloque de Tunis du
12 avril 2013, Ă paraĂźtre. Lâauteur Ă©crit que cette doctrine prĂ©conise « la structuration de lâĂtat
en quasi-marchés internes sur lesquels sont mis en concurrence les services et son pilotage par
fixation dâobjectifs, mesures de rĂ©sultats et correction de la politique ». Les rĂ©centes rĂ©formes de
lâUniversitĂ© en fournissent une illustration.
60.âCitĂ© par A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, âune idĂ©e folleâ ? », op. cit.
61.âY. Steiner et B. Walpen, « Lâapport de lâordo-libĂ©ralisme au renouveau libĂ©ral, puis son Ă©clipse »,
op. cit., p. 95.
62.âSherman Act de 1890 aux Ătats-Unis, Antimonopoly Act de 1947 au Japon.
63.âA. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, âune idĂ©e folleâ ? », op. cit.
64.âF. Braudel, La dynamique du capitalisme, Champs histoire, Paris, Flammarion, 2008, p. 56.
65.âF. Braudel, Civilisation matĂ©rielle, Ă©conomie et capitalisme, XVe
-XVIIIe
siĂšcle, Paris, Armand
Colin, 1979, Le Livre de Poche, 1993, particuliĂšrement le tome 2 de lâouvrage, Les jeux de
lâĂ©change, pp. 263 et s. et 441 et s.
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- 11. Retour sur lâordre concurrentiel 444
marchĂ©) et par le haut, car le marchĂ© peut ĂȘtre tournĂ© ou faussĂ© et les prix fixĂ©s
arbitrairement par des monopoles de fait ou de droit. Ăconomie de marchĂ© et Ă©co-
nomie capitaliste se distinguent lâune de lâautre. Si lâĂ©conomie de marchĂ© est « la
condition préalable indispensable »66
de lâĂ©conomie capitaliste, cette derniĂšre la
« manĆuvre dâen haut »67
, les grands groupes parvenant Ă Ă©chapper Ă lâessentiel
de la concurrence (2.1). Un constat analogue peut ĂȘtre fait Ă propos de lâĂtat : câest
lui qui fournit les instruments juridiques du fonctionnement du capitalisme, mais
progressivement, le monde de lâentreprise gigantesque sâen Ă©mancipe (2.2).
2.1â LâĂ©viction de la concurrence
Si lâactivitĂ© commerciale suppose toujours lâusage du capital â ne serait-ce que
la somme nĂ©cessaire Ă lâachat des marchandises â, celle-ci change de nature avec
lâintensitĂ© de la concentration en argent nĂ©cessaire Ă son exercice. LâĂ©conomie Ă
capitalisme rĂ©duit â le boutiquier ou lâartisan, les Ă©changes quotidiens du mar-
chĂ©Â â est une Ă©conomie du tĂȘte-Ă -tĂȘte oĂč sâinsĂšre tout au plus un intermĂ©diaire entre
le producteur et le consommateur, sous le regard du public. Dans lâorganisation
des marchĂ©s hĂ©ritĂ©e de lâexpansion mĂ©diĂ©vale, « lâexercice de la concurrence Ă©tait
étroitement encadré par une multitude de rÚglements administratifs ou corporatifs,
qui reprĂ©sentaient autant de contraintes pesant sur les profits et lâaccumulation »68
.
Cette rĂ©glementation, qui visait Ă garantir lâĂ©galitĂ© des vendeurs, Ă protĂ©ger les
intĂ©rĂȘts des acheteurs et Ă Ă©viter les fraudes, « dĂ©bouchait concrĂštement sur une
concurrence trĂšs organisĂ©e et dâun degrĂ© relativement limité »69
. Les pouvoirs
publics sâefforçaient ainsi « dâassurer le caractĂšre public des transactions commer-
ciales » comme condition de la loyauté de la concurrence70
.
Au-dessus de ce marché « public » (public market) se développe un « contre-
marché » (private market) qui cherche à se débarrasser des rÚgles contraignantes
Ă lâexcĂšs du marchĂ© traditionnel71
. Les transactions se déroulent trÚs différem-
ment. Lâachat des rĂ©coltes sur pied en fournit un bon exemple. Le marchand
rencontre directement le producteur Ă qui il achĂšte toute la production, souvent
Ă lâavance. Dâun marchĂ© collectif, on passe Ă une transaction individuelle dont
les termes dépendent du rapport de force existant entre les parties. Bien sûr, « il
66.âF. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 44.
67.âIbid., p. 45.
68.âS. Walery, « Capitalisme et marchĂ© Ă la Renaissance », op. cit., p. 97.
69.âIdem. Lâauteur observe ainsi (p. 99) que « si les lois historiques du marchĂ© âen vigueurâ Ă la
Renaissance dĂ©finissaient une organisation concrĂšte des marchĂ©s bien peu conforme Ă lâidĂ©al wa-
lrassien » (nous soulignons), « les efforts dĂ©ployĂ©s par les hommes dâaffaires pour sâen affranchir
ne visaient aucunement à promouvoir cet idéal », le respect des lois théoriques de la concurrence
pure et parfaite Ă©tant « tout aussi incompatible avec lâaccumulation que ne lâauraient Ă©tĂ© celui des
lois historiques ».
70.âIdem.
71.âF. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 56.
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- 12. Retour sur lâordre concurrentiel 445
sâagit dâĂ©changes inĂ©gaux oĂč la concurrence â loi essentielle de lâĂ©conomie dite de
marchĂ©Â â a peu de place »72
. Car le marchand dispose de deux avantages par rap-
port au producteur. Dâune part, il coupe la relation entre le producteur et le client et
sâassure le monopole de lâinformation : seul le marchand dispose des informations
fournies par le marchĂ©Â ; dâautre part, il amĂšne lâargent comptant. Information et
capital se renforcent mutuellement. Câest dans lâallongement des chaĂźnes de tran-
saction73
 â qui Ă©chappent aux rĂšgles du marchĂ©, Ă son contrĂŽle â que le processus
capitaliste Ă©merge.
Antoine Pirovano avait soulignĂ© « les impasses auxquelles conduit lâĂ©co-
nomie de marché dans sa phase de concurrence monopolistique »74
. Marché et
contre-marchĂ© obĂ©issent en effet Ă des logiques incompatibles. Les soumettre Ă
des rĂšgles identiques ne peut conduire quâĂ des situations intenables. Lâexemple
des filiÚres agricoles montre bien les conséquences de ces « échanges inégaux »
sur la concurrence et sur le raisonnement des autorités de concurrence. Ces der-
niĂšres ne manifestent pas dâhostilitĂ© de principe Ă lâĂ©gard de la puissance dâachat,
lâanalyse Ă©conomique affirmant quâelle doit, en thĂ©orie, conduire Ă une baisse des
prix75
. Mais lorsque ces mĂȘmes autoritĂ©s sont saisies pour avis sur lâorganisation
dâune filiĂšre particuliĂšre, elles constatent que la concentration de la distribution
produit des effets pervers, non seulement sur les producteurs, mais sur lâefficacitĂ©
Ă©conomique de la filiĂšre tout entiĂšre. Dans un avis relatif Ă lâorganisation de la
filiÚre fruits et légumes76
, le Conseil de la concurrence avait estimé que « la fragili-
sation du secteur amont via le pouvoir de marchĂ© proche de lâoligopsone de lâaval
(Ă©tait) susceptible, Ă moyen terme, dâentraĂźner une rĂ©duction de lâoffre ou de sa
diversitĂ©, nuisible au bien-ĂȘtre collectif »77
. Il ajoutait quâen « sâoctroyant une trĂšs
forte part du profit de la chaßne économique, les distributeurs pourraient réduire
la part de leurs fournisseurs jusquâĂ limiter les investissements amont en deçà du
niveau nécessaire au bon fonctionnement de la filiÚre. Dans ce cadre, équilibrer
les relations commerciales peut contribuer Ă assurer lâefficacitĂ© Ă©conomique et
Ă augmenter le surplus global78
. » Antoine Pirovano avait montré que la logique
concurrentielle ne pouvait, « notamment dans les domaines oĂč les conflits sont
dâune particuliĂšre acuitĂ©, sâabstraire des exigences de lâĂ©quitĂ© contractuelle pour
72.âIbid., p. 57.
73.âCes chaĂźnes commerciales longues et sophistiquĂ©es seront efficaces : elles assurent le ravitaille-
ment nécessaire aux armées et aux villes.
74.âCf. A. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs socialâŠÂ », op. cit., p. 152.
75.âCâest ainsi que la Commission europĂ©enne a pu autoriser la constitution dâun quasi-monopole sur
un marchĂ© amont dâapprovisionnement en contrepartie dâengagements visant Ă Ă©viter tout risque
de forclusion Ă lâaval. Cf. Comm. CE 17 dĂ©cembre 2008, Friesland Foods/Campina, RLC 2-2009,
p. 138, obs. S. Martin.
76.âAvis n° 08-A-07 du 7 mai 2008 relatif Ă lâorganisation Ă©conomique de la filiĂšre fruits et lĂ©gumes.
77.âPoint 43.
78.âPoint 44, soulignĂ© par nous. Le Conseil de la concurrence est parvenu Ă des conclusions analogues
dans un avis n° 09-A-48 du 2 octobre 2009 relatif au fonctionnement du secteur laitier.
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- 13. Retour sur lâordre concurrentiel 446
la raison que le marchĂ© repose sur cet instrument juridique quâest le contrat »79
.
Pour faire face Ă la puissance dâachat, la solution aurait pu consister Ă activer le
concept dâabus de dĂ©pendance Ă©conomique inscrit dans lâarticle L. 420-2 du Code
de commerce. Le Conseil de la concurrence a prĂ©fĂ©rĂ© encourager les producteurs Ă
se regrouper eux-mĂȘmes et Ă Ă©changer certaines informations afin de renforcer leur
pouvoir de négociation. Pour tenter de limiter les effets délétÚres de la concentra-
tion de la grande distribution, le droit de la concurrence prend des allures de « droit
de la non-concurrence »80
.
Quelles sont les causes du succĂšs de cette forme Ă©conomique quâest le proces-
sus capitaliste ? Certaines sont dâordre Ă©conomique. Le grand nĂ©gociant ne sâest
jamais limité à une seule activité81
et le monde constitue son espace de manĆuvre,
ce qui lui permet dâĂ©chapper aux surveillances ordinaires et de gĂ©nĂ©rer de trĂšs
importants bĂ©nĂ©fices ouvrant la voie Ă lâaccumulation du capital. Ensuite, la
concentration et le recours au crĂ©dit (en particulier sous la forme dâachat Ă terme)
permettent « dâatteindre la masse critique nĂ©cessaire pour contrĂŽler lâensemble
dâun domaine dâactivité » et, « par la dĂ©pendance des producteurs, de garantir la
pérennité de ce contrÎle »82
.
Il existe aussi des facteurs dâordre social Ă la rĂ©ussite de lâĂ©conomie capitaliste,
la collaboration de lâĂtat dont, finalement, les entreprises les plus puissantes par-
viennent Ă sâĂ©manciper.
2.2â LâĂ©mancipation vis-Ă -vis de lâĂtat
LâĂtat et lâĂ©conomie « sont indissolublement liĂ©s et ils ne sont que les deux aspects,
les deux faces, dâune seule et mĂȘme Ă©volution historique »83
. La formation de lâĂtat
est en effet « intimement liĂ©e Ă lâapparition et Ă lâessor dâune rationalitĂ© Ă©cono-
mique précise, celle du capitalisme libéral »84
.Aussi, les grands choix Ă©conomiques
restent-ils des choix de lâĂtat : dĂ©rĂ©glementation, libĂ©ralisation, privatisations ou
nationalisations sous diffĂ©rentes formes, crĂ©ation dâune monnaie unique, indĂ©pen-
dance de la banque centrale.
79.âA. Pirovano, « Logique concurrentielle et logique contractuelle. Ă propos du rĂšglement europĂ©en
relatif à la distribution des véhicules automobiles », in G. J. Martin (dir.), Les transformations de
la régulation juridique, Paris, LGDJ, 1998, p. 295.
80.âA. Pirovano, « Justice Ă©tatique, support de lâactivitĂ© Ă©conomique », op. cit.
81.âF. Braudel, La dynamique du capitalisme, op. cit., p. 63 : « Il est marchand, bien sĂ»r, mais jamais
dans une seule branche, et il est tout aussi bien, selon les occasions, armateur, assureur, prĂȘteur,
emprunteur, financier, banquier ou mĂȘme entrepreneur industriel ou exploitant agricole », si bien
que « le capitalisme est dâessence conjoncturelle » (p. 65).
82.âS. Walery, « Capitalisme et marchĂ© Ă la Renaissance », op. cit., p. 100.
83.âO. Hintze, FĂ©odalitĂ©, capitalisme et Ătat moderne, Paris, Ăditions de la Maison des sciences de
lâhomme, 1991, p. 290, citĂ© par A. Bernard, « Le marchĂ© autorĂ©gulĂ©, âune idĂ©e folleâ », op. cit.
84.âM. Salah, « Mondialisation et souverainetĂ© de lâĂtat », JDI 1996, p. 614.
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- 14. Retour sur lâordre concurrentiel 447
Les Ătats continuent Ă lâĂ©vidence Ă jouer un rĂŽle, mais ils le font en « donnant
leur caution à la politique qui les dépossÚde »85
. La « mondialisation » a ainsi été
encouragĂ©e par les Ătats. Mais, en retour, les contraintes de la mondialisation font
que lâĂtat, mĂȘme dans des domaines qui relĂšvent historiquement de sa souverai-
neté, ne peut plus exercer des compétences pleines et exclusives. Son « emprise sur
le réel se relùche » et il doit « renoncer à sa qualité de souverain pour se transformer
en simple agent du processus de mondialisation »86
. Parmi les domaines significa-
tifs du fléchissement de la souveraineté étatique, figurent celui du contrÎle des flux
monĂ©taires et financiers et celui des politiques fiscales, exemples que « lâactualitĂ©
oblige à privilégier », observait déjà Antoine Pirovano en 200187
. Lâauteur voyait
en effet, dans lâabandon de la souverainetĂ© monĂ©taire au profit de la Banque cen-
trale europĂ©enne, une « rĂ©volution en grande partie dictĂ©e par le souci dâĂ©galiser les
conditions de concurrence en se prémunissant contre tous les phénomÚnes de dis-
torsion quâinduisaient dans la pĂ©riode passĂ©e les dĂ©valuations compĂ©titives »88
. Il
constatait ensuite que cet Ă©vĂ©nement marquait « lâamorce dâune course en avant qui
devait conduire Ă remettre en cause dâautres souverainetĂ©s. DĂšs lors quâil nâexiste
plus de possibilité de recourir à la manipulation monétaire pour fausser le jeu de la
concurrence, les pays sâengageront dans une concurrence et des manipulations fis-
cales dont le coût serait plus élevé que celui de la concurrence par les changes89
. »
Reprenons briÚvement ces différents exemples.
ContrĂŽler la monnaie Ă©tait un Ă©lĂ©ment central de la souverainetĂ©. Or lâEurope
interdit tout financement monĂ©taire des dĂ©ficits publics et nâautorise que les finan-
cements obligataires. Les Ătats ne peuvent pas emprunter auprĂšs de la banque
centrale, mais seulement sur le marchĂ©. Par ailleurs, lâarticle 63 du TraitĂ© sur le
fonctionnement de lâUnion europĂ©enne dispose que les restrictions aux mouve-
ments de capitaux sont interdites, non seulement entre les Ătats membres, mais
également vis-à -vis des pays tiers. Alors que le Brésil ou la Corée peuvent se proté-
ger contre les afflux de dollars, lâEurope a gravĂ© son impuissance dans le marbre du
Traité. Enfin, la Banque centrale européenne se voit attribuer une mission unique,
lutter contre lâinflation, et les Ătats sont bridĂ©s dans leur politique budgĂ©taire par un
pacte de stabilitĂ©. Autrement dit, avec lâeuro, nous avons inventĂ© une monnaie sans
souverainetĂ©. Alors mĂȘme que lâEurope aurait Ă©tĂ© indispensable pour protĂ©ger les
pays europĂ©ens dans un monde en guerre Ă©conomique, lâeuro les dĂ©pouille dâune
arme politique majeure, la monnaie.
En cherchant Ă sâoctroyer de nouvelles marges de manĆuvre en se donnant la
libertĂ© dâemprunter Ă bas coĂ»t, les Ătats se sont, en outre, mis sous la dĂ©pendance
85.âP. Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Raisons dâagir, 2001, p. 10.
86.âM. Salah, « Mondialisation et souverainetĂ© de lâĂtat », op. cit., p. 620.
87.â« Lâexpansion de lâordre concurrentiel dans les pays de lâUnion europĂ©enne », op. cit., p. 141.
88.âIdem.
89.âIdem.
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- 15. Retour sur lâordre concurrentiel 448
des fournisseurs internationaux de capitaux90
. Du fait de lâinterdĂ©pendance entre
les différents marchés, tout écart de réglementation entre deux places internatio-
nales engendre immédiatement des mouvements de capitaux. Le rapport du Conseil
dâĂtat pour 2001 note ainsi que « dans un contexte de concurrence internationale
accrue entre places financiÚres, la capacité de définir un corpus de normes accepté
par les acteurs constitue un avantage concurrentiel déterminant pour la crédibi-
litĂ© dâune place boursiĂšre ou dâun marché »91
. Les droits nationaux sont ainsi pris
« dans la dynamique du marché »92
et la formulation de la rĂšgle est abandonnĂ©e Ă
des « experts »93
.
Paradoxalement, la crise financiĂšre sâest traduite par un accroissement du pou-
voir de contrĂŽle du marchĂ© financier sur la politique des Ătats. Du fait de la pres-
sion exercĂ©e sur le crĂ©dit auquel les Ătats doivent recourir et du jeu spĂ©culatif sur
les monnaies qui en rĂ©sulte, câest le marchĂ© financier â et, au premier chef, lâun
de ses principaux acteurs, les agences de notation â qui tend Ă fixer aux Ătats les
orientations de leurs politiques publiques94
.
Dans le domaine des politiques fiscales, la circulation des capitaux, quasiment
libérée de toute entrave, accroßt les moyens de pression des grandes entreprises sur
les autoritĂ©s publiques afin dâobtenir des privilĂšges fiscaux. Les grandes entreprises
Ă©chappent aussi Ă lâĂtat parce quâelles Ă©chappent Ă lâimpĂŽt. En Ă©clatant de façon
habile la géographie de leurs activités95
, les entreprises rendent les politiques fis-
cales nationales de moins en moins opĂ©ratoires. Lâexemple des « prix de transfert »
en atteste.
Les prix de transfert sont les prix quâĂ©tablissent des multinationales pour les
livraisons Ă leurs filiales Ă©trangĂšres. Une sociĂ©tĂ© situĂ©e en France a intĂ©rĂȘt Ă payer
bien au-dessus de sa valeur un bien quâelle achĂšte Ă une filiale situĂ©e dans un pays
peu imposĂ©. « Plus de profits seront localisĂ©s dans cette filiale, ce qui ne gĂȘne pas
le capital dominant »96
, mais peut heurter les intĂ©rĂȘts des actionnaires minoritaires,
posant ainsi la question redoutable de savoir ce qui doit constituer la « boussole
de la société »97
. La multiplication des transactions intra-groupe est telle « que
90.âS. Guex, « La politique des caisses vides. Ătat, finances publiques et mondialisation », Actes de la
recherche en sciences sociales, 1/2003, p. 54, n° 146-147 : « la dette resserre lâemprise du capital
sur lâĂtat et rend celui-ci infĂ©odĂ© politiquement Ă la classe des banquiers, des investisseurs ».
91.âRapport du Conseil dâĂtat pour 2001, p. 268 (nous soulignons).
92.âM. Salah, « La mise en concurrence des systĂšmes juridiques nationaux », RIDE, 2001, p. 251.
93.âCf. A. Bernard et F. Riem, « Les rĂ©gulations financiĂšres », in L. Boy, J.-B. Racine, J.-J. Sueur (dir.),
Pluralisme juridique et effectivité du droit économique, Bruxelles, Larcier, 2011, pp. 121-163.
94.âCf. B. Bernardi, « Ătat, marchĂ© et sociĂ©tĂ© civile », Regards sur lâactualitĂ©, juin-juillet 2010,
n° 362, p. 12.
95.âLe plus souvent avec la complicitĂ© des pouvoirs publics, comme lâillustrent les paradis fiscaux
qui constituent « la forme la plus visible et la plus exacerbée que prend la concurrence fiscale » ;
S. Guex, « La politique des caisses vides. Ătat, finances publiques et mondialisation », op. cit.,
p. 61.
96.âG. Farjat, Pour un droit Ă©conomique, coll. Les voies du droit, Paris, PUF, 2004, p. 90.
97.âA. Pirovano, « La boussole de la sociĂ©tĂ©. IntĂ©rĂȘt commun, intĂ©rĂȘt social, intĂ©rĂȘt de lâentreprise ? », op. cit.
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- 16. Retour sur lâordre concurrentiel 449
lâon peut douter mĂȘme, parfois, de leur rĂ©alitĂ© Ă©conomique »98
. Ces transactions ne
visent dâailleurs pas un objectif exclusivement fiscal. Elles permettent Ă la sociĂ©tĂ©
transnationale de rĂ©duire certains coĂ»ts afin dâen retirer un avantage concurrentiel.
Alors que la moitiĂ© environ du commerce mondial serait aujourdâhui un commerce
intra-groupe99
, il devient difficile de croire que les relations Ă©conomiques mon-
diales sont gouvernées par la concurrence.
On imagine sans peine les difficultĂ©s pratiques qui surgissent lorsquâil sâagit
dâestimer, Ă des fins fiscales, le prix de ces transactions intra-groupes. Lâapproche
adoptĂ©e par les pays de lâOCDE consiste Ă essayer dâinjecter de la concurrence
dans ces organisations. Le procédé repose sur le « principe de pleine concur-
rence ». Il consiste à comparer les prix pratiqués par des sociétés associées et ceux
qui lâauraient Ă©tĂ©, sur le marchĂ©, entre des entreprises indĂ©pendantes. Il est attendu
de ces sociĂ©tĂ©s quâelles se comportent comme si elles agissaient de façon indĂ©pen-
dante sur le marché.
Pourquoi cette mĂ©thode ? En raison, selon lâOCDE, des « difficultĂ©s que
prĂ©senterait lâĂ©laboration dâun accord international » en la matiĂšre100
. Si la tĂąche
sâavĂ©rait effectivement ardue101
, le « principe de pleine concurrence » participe de
lâidĂ©e quâil existerait une valeur objective qui pourrait ĂȘtre dĂ©couverte grĂące au
processus concurrentiel. Cette « rationalité de la valeur » qui prétend « objectiver »
les relations Ă©conomiques102
peine Ă emporter la conviction : lâinterprĂ©tation du
principe de pleine concurrence varie selon les différentes administrations fiscales
et les entreprises retiennent leur propre interprétation, « chacun ayant sa propre
religion concernant la vérité des prix »103
. La plus grande incertitude régnant lors de
la détermination de cette valeur « objective », les prix de transfert sont finalement
négociés avec les administrations fiscales. Cette contradiction entre la recherche
dâune valeur « objective » et la diversitĂ© des interprĂ©tations possibles trouve une
explication dans le fait que « la valeur nâest pas dans les objets ; elle est une pro-
duction collective ; elle a la nature dâune institution »104
.
Lâexemple des flux monĂ©taires et financiers et celui des politiques fiscales sont
rĂ©vĂ©lateurs du passage dâune logique de gouvernement Ă une logique de gouver-
nance. Lâordre public suppose un organe central imposant sa volontĂ©, un gouverne-
ment. Avec lâordre concurrentiel, « systĂšme de rĂ©gulation sociale plus vaste » que
98.âG. Giraud, « LâĂ©pouvantail du protectionnisme », Projet 2011, p. 84, n° 820 : « Pourquoi faut-il,
par exemple, huit transactions commerciales pour importer des bananes dâAmĂ©rique centrale en
Europe ? ».
99.âE. Barthel, Les prix de transfert, thĂšse dactylographiĂ©e Bayonne, 2012.
100.âRapportĂ© par E. Barthel, ibid., p. 106.
101.âIl faudrait un accord sur la composition du groupe que lâon cherche Ă assujettir Ă lâimpĂŽt, la façon
de dĂ©terminer lâassiette taxable, la formule de rĂ©partition des bĂ©nĂ©fices entre les juridictions
fiscales.
102.âA. OrlĂ©an, Lâempire de la valeur. Refonder lâĂ©conomie, Paris, Seuil, 2011, p. 329.
103.âE. Barthel, Les prix de transfert, op. cit., p. 279.
104.âA. OrlĂ©an, Lâempire de la valeur. Refonder lâĂ©conomie, op. cit., p. 329.
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- 17. Retour sur lâordre concurrentiel 450
le droit (dâordre public) de la concurrence105
, câest lâidĂ©e mĂȘme dâordre public qui
se délite. La monnaie et la fiscalité étaient des instruments de souveraineté ; elles
sont devenues des moyens de domination par les acteurs privés. La substitution
insistante du terme « gouvernance » à celui de gouvernement106
« est bien là pour
dire le projet de dĂ©gouvernementalisation du monde, câest-Ă -dire sa dĂ©politisa-
tion »107
. Alors que les mécanismes traditionnels de la politique et du droit sont des
mécanismes exogÚnes et hiérarchiques, ce gouvernement qui ne veut pas dire son
nom produit une norme endogĂšne, immanente108
. Antoine Pirovano lâavait obser-
vĂ©Â : lâĂ©conomie « sâautoproclame science des lois naturelles de la vie en sociĂ©tĂ©,
en mĂȘme temps que garante de lâautorĂ©gulation de la sociĂ©té »109
. Cet univers libre
de toute force politique souveraine offre alors aux entreprises les plus puissantes
la possibilitĂ© dâĂ©chapper Ă lâessentiel de la concurrence et dâĂ©tendre leur emprise
sur lâĂtat110
et sur le droit. « Il se construit une sorte de souveraineté juridique du
capital, qui lui donne une certaine indĂ©pendance Ă lâĂ©gard de la lĂ©gitimation Ă©ta-
tique111
. » Dans ces conditions, lâordre concurrentiel nâentraĂźne-t-il pas avec lui la
« perte de toutes les illusions juridiques »112
 ?
Ces lignes ne prĂ©tendaient pas dĂ©busquer la pensĂ©e dâAntoine Pirovano,
dĂ©marche qui pourrait dâailleurs confiner, comme il lâavait lui-mĂȘme Ă©crit, « à la
trahison lorsquâelle vise un ami »113
. Leur ambition Ă©tait de rendre hommage Ă
un homme qui aura marqué plusieurs générations de chercheurs par ses analyses
stimulantes et dâĂ©tudiants par sa pĂ©dagogie fascinante. Gageons seulement que
lâhomme, qui se disait convaincu « de la mortalitĂ© absolue, ne laissant aucun espoir
de retrouvailles sur un autre rivage »114
, savait les traces quâil a gravĂ©es dans les
consciences et dans les cĆurs « de ceux qui lui survivent »115
.
105.âA. Pirovano, « Lâexpansion de lâordre concurrentiel dans les pays de lâUnion europĂ©enne »,
op. cit., p. 129.
106.âPar ex., Commission europĂ©enne, Livre blanc sur la « gouvernance europĂ©enne », 25 juillet
2001, COM(2001) 428 final.
107.âF. Lordon, « Qui a peur de la dĂ©mondialisation ? », http://blog.mondediplo.net/2011-06-13-Qui-
a-peur-de-la-demondialisation.
108.âDans une littĂ©rature trĂšs abondante, cf., par exemple, M. Miaille (dir.), La rĂ©gulation entre droit
et politique, Paris, LâHarmattan, 1995.
109.â« Lâexpansion de lâordre concurrentiel dans les pays de lâUnion europĂ©enne », op. cit., p. 134.
110.âVoy. J. K. Galbraith, LâĂtat prĂ©dateur. Comment la droite a renoncĂ© au marchĂ© libre et pourquoi
la gauche devrait en faire autant, Paris, Seuil, 2009, pp. 192-193.
111.âU. Beck, Pouvoir et contre-pouvoir Ă lâĂšre de la mondialisation, Paris, Aubier-Flammarion, 2003.
112.âA. Pirovano, « ProgrĂšs Ă©conomique ou progrĂšs socialâŠÂ », op. cit., p. 152.
113.âA. Pirovano, « Le thĂšme du contrat dans le Faust de Goethe », in Ătudes sur le droit de la concur-
rence et quelques thĂšmes fondamentaux. MĂ©langes en lâhonneur dâYves Serra, Paris, Dalloz,
2006, p. 374.
114.âIbid., p. 386.
115.âIbid., p. 385.
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