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Interfaces
Expériences sensibles au
sein de l’espace numérique
Interfaces
Expériences sensibles au
sein de l’espace numérique
sommaire
4	Avant-propos
Ontologie du numérique
8	 Virtuel, réel, possible et actuel
		 D’où vient le virtuel ?
		 Qu’est ce que le virtuel ?
		 La dynamique du virtuel
11	 L’objet technique, objet de langage
		 La technique est une production 			
		 exclusivement humaine
		 Le numérique est une révolution du signe
		 Le numérique est avant tout du langage
15	 Le numérique comme milieu perceptif
		 La technique comme médiation
		 de notre perception
		 Culture et technique
		 Une révolution phénoménologique
Nouveaux usages : la dimension gestuelle
22	 Usages et symbolique
		 Lire le geste
		 Architecture de l’usage et de l’expérience
		 Créer du sens
26	 Le geste appareillé
		 Ergonomie et rapports IHM
		 Le geste interfacé, appareillé
		 Liaison «imaginaire» entre
		 deux espaces
33	 Le geste tactile
		 Quel apport du tactile ?
		 Du partage du «sensible»
		 Image «acté»
L’expérience immersive du numérique
40	 Simulation et interactivité
		 La notion de « spectacteur »
		 Jeu et « ludicisation »
		 Le corps et ses dimensions :
		 corps perceptif/corps projectif
45	 Le temps malléable
		 Temps immédiat et temps «réel»
		Fragments
		 Vers l’ubiquité
49	Spatialités
		 Espaces hybrides : porosité
		 entre réel et virtuel
		 Parcours: le monde mis en forme
		 L’immersivité du numérique
59	Bilan
62	Annexes
63	Bibliographie
70 	 Remerciements
Avant-propos
Au début des années 1990 le monde découvrait Internet, deux décennies
plus tard nous utilisons couramment ce réseau au travers de supports
mobiles tels que nos téléphones, ordinateurs ou encore tablettes tactiles.
Cette technologie qui existait déjà en tant qu’expérience des réseaux
interconnectés au sein des laboratoires d’ingénierie s’est soudainement
retrouvée à la disposition du grand public et s’est répandue de façon
exponentielle. Cette « révolution Internet » nous l’appelons aujourd’hui
« révolution numérique » et elle vient couvrir de nombreux aspects de
notre vie. Ces décennies ont vu naître de nombreux usages nouveaux et
notre mode de vie s’en est trouvé bouleversé. Désormais nous ne vivons
plus « seuls » car nos corps se sont vus augmentés d’objets
technologiques auxquels nous dévouons une grande part de notre
attention et qui nous accompagnent désormais dans notre vie
quotidienne. Mais plus que notre quotidien cette révolution numérique
nous confronte à un réel nouveau.
	 Ainsi notre réel s’est vu doublé d’un autre que nous qualifions de
virtuel, un monde crée de toute pièce par la technique. Pour s’en saisir
nous avons dû produire tout un rang d’objets interactifs qui nous
permettent de naviguer d’un monde à un autre, d’être en interaction avec
une machine. Ce mouvement interactif continue de s’étendre au sein de
notre environnement et c’est tout un nouveau régime d’expériences du
monde qui vient se mettre en place. Néanmoins la transition d’un monde à
un autre ne s’est pas fait sans mal et l’irruption soudaine d’objets aussi
clairement techniques est venue bouleverser notre appréhension du
monde. L’hybridation technique du fait de l’interaction homme-machine
en vient à être considérée comme un assujettissement de l’homme à
l’objet. Pourtant l’usage de ces objets a permis de construire une
approche sensible de nos images et des contenus virtualisés. Voir et
percevoir, appréhender les formes de notre culture, ne se fait plus avec
les même usages, à notre regard s’est joint le geste, et cela ouvre à une
ontophanie nouvelle.
	 De fait j’entends questionner les usages mis en place par l’arrivée du
numérique et notamment du tactile. Il faut comprendre ici, que notre
façon d’appréhender les contenus iconographiques et textuels, se trouve
profondément remise en question de part la médiation d’interfaces entre
nous et les documents déposés dans le virtuel. De plus les gestes
nouveaux qui nous permettent de nous confronter à ces interfaces posent
les conditions d’une expérience phénoménologique et ontophanique
nouvelle qui viennent dans un même temps se confronter à des
problématiques qui sont miennes, en tant que designer graphique. 		
	 Comment se saisir de ces expériences nouvelles dont la captation
passe par l’action de notre corps et son immersion dans un espace donné
qui relève autant du réel que virtuel. Comment questionner le
développement d’une expérience qui puisse être aussi bien sensible que
technologique.
	 Pour satisfaire à ces questionnements il sera nécessaire en premier
lieu de porter à notre compréhension un certain nombre de notions clés
qui viennent définir la nature de cette révolution numérique. Dans un
second temps il s’agira de comprendre les implications d’un tel
rapprochement avec la technique notamment avec l’émergence des
interfaces tactiles et des usages qui y sont associés. Enfin dans un dernier
temps il s’agira de saisir les enjeux de cette révolution du numérique et
de nos usages futurs qui semblent se dessiner à travers elle.
Ontologie
dunumérique
A.
6
Virtuel, réel, possible et actuel
A.1
Lévy dans son écrit Sur les chemins du virtuel [1], note
que l’usage habituel de ce terme signifie souvent « la
pure et simple absence d’existence ». Le réel étant
supposé physique, tangible, le virtuel tiendrait donc de
l’état inverse. Il serait du domaine de l’irréel, du faux
ou de l’illusion. Ce sens se retrouve aussi chez Platon
avec la question des simulacres produisant des images
représentant la réalité. Certains penseurs semblent
l’entendre en ce sens. Pierre Lévy cite par exemple la
pensée de Jean Baudrillard qui prophétise « une sorte
de disparition universelle », tout comme Paul Virilio
annonce « l’implosion de l’espace temps ». D’autre
part, Stéphane Vial dans son ouvrage L’Être et L’Écran
[2], souligne le fait que le terme de virtuel se retrouve
dans plusieurs champs lexicaux et que son sens à varié
avec les époques. Une de nos acceptions probables de
ce mot viendrait des sciences de l’optique au XIXe
siècle qui utilisaient le terme d’image virtuelle pour
qualifier l’image rétinienne en opposition à l’objet
regardé. Les scientifiques de l’époque faisaient ainsi la
distinction entre l’objet réel et physique et l’image
virtuelle oculaire. Par la suite, ce sens fut repris pour
l’informatique pour exprimer le principe de simulation
présent dans les modalités de génération de contenus,
où l’on simule des images de synthèses.
	 Mais il faut aussi noter que cette association
entre virtuel et irréel est régulièrement alimentée par
les réfractaires et autres « dénonciateurs » de la
technologie et du numérique. Ils rapprochent d’autant
plus facilement ces termes et idées qu’ils servent leur
mise en garde de notre future « décorporéisation ».
Cette association perdure encore aujourd’hui car elle
correspond, selon Stéphane Vial, à une peur
provoquée par cette « fracture du numérique ».
Comme si le virtuel avait la capacité de faire changer
d’état ce à quoi il touche, une sorte de sublimation
partant du tangible vers le nébuleux. Ces idées, bien
que porteuses de préjugés, recèlent tout de même un
point de vue intéressant, celui de donner à voir deux
états distincts.
		 D’où vient le virtuel ?
Avec l’arrivée du numérique nous avons observé une
véritable révolution de nos usages, aussi bien sociaux
qu’économiques ou encore cognitifs. Depuis les
premiers systèmes électroniques des années soixante,
une large gamme de dispositifs digitaux, du téléphone
à l’ordinateur, vient désormais nous accompagner de
façon permanente dans notre vie de tous les jours. Ils
agrémentent et accompagnent notre quotidien, des
actions usuelles comme communiquer, travailler, se
divertir ou apprendre ne se font plus sans leur
médiation ou présence proche. Ces évolutions rapides
et parfois déstabilisantes de nos modes de vie et de
nos pratiques sociales ont aussi impactées notre
vocabulaire. De nouvelles notions comme « monde
virtuel », « réalité augmentée », « digital », « I.R.L »,
« gamefication », sont venues qualifier ces nouvelles
expériences propre aux outils numériques connectés
ou non aux réseaux informatiques. Ces mots et
expressions, parfois néologismes ou anglicismes, sont
les termes de cette culture du numérique qui se
développe pleinement depuis les années deux mille.
Avec la démocratisation des ordinateurs et autres
dispositifs connectés, ces notions sont devenues
courantes et très largement usitées. Néanmoins si les
termes de « numérique » ou de « digital » sont les
derniers à témoigner de l’évolution de la sphère web ;
une des idées clés de cette révolution reste le terme
de virtuel.
	 Le virtuel est très souvent employé pour
désigner ce qui est issu des mondes numériques, que
ce soit sur Internet ou dans les applications pour
ordinateur. Il qualifie dans un même temps la nature
des expériences possibles sur Internet et compose
certaines expressions comme « réalité virtuelle »,
« monde virtuel ». On le retrouve souvent
accompagnant un nom et permettant de le distinguer
du régime premier, réel et normal, que nous avons
précédemment connu : « musée virtuel », 
« dictionnaire virtuel », « image virtuelle »,
« communautés virtuelles », etc. Il semble signifier,
mieux que « numérique », ce mouvement de
virtualisation, qui affecte nos modalités d’être aussi
bien sur un plan temporel que spatial.
	 Toutefois le virtuel est très souvent mêlé à tout
un champ lexical du réel, et de son contraire l’irréel,
parfois au faux et à l’imaginaire. Cette opposition
entre réel et virtuel vient de son usage courant. Pierre
8ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE
		 Qu’est ce que le virtuel ?
L’étymologie du mot virtuel nous éclaire sur son sens,
le terme est issu du latin médiéval « virtualis »
lui-même dérivé de « virtus » : force, puissance. Il
désigne en philosophie scolastique « ce qui existe en
9 ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE
puissance et non en acte » et vient de la pensée
aristotélicienne. Le virtuel est donc potentiel, dans un
sens il est présent dans une infinité de perspectives.
Qui plus est le réel est défini par son existence
autonome, indépendante du sujet, là où les objets
possèdent des limites physiques. Et comme le précise
Stéphane Vial dans L’Être et L’Écran, « la notion de
virtuel n’a aucun sens si opposée au réel ». De plus si
on se fie à la pensée de Pierre Lévy le virtuel est bien
doté d’existence puisqu’il est un état qui produit des
effets. En cela il n’est pas contraire au réel mais plutôt
à l’actuel. Le virtuel c’est un état qui tend vers son
actualisation.
	 Néanmoins cette qualification d’irréel repose
aussi sur la dimension inassignable du virtuel. Dans les
faits il n’est pas là, le virtuel semble tenir d’un état
évanescent, semblable aux noumènes de physique
quantique et dont Stéphane Vial rappelle l’exemple de
Gaston Bachelard : « les phénomènes quantiques
existent de façon implacables car mathématiquement
démontrés, toutefois ils ne nous sont pas accessibles
avec nos sens premiers ». Pierre Lévy, évoque lui aussi
cette dimension fuyante et floue du virtuel par sa
sortie de l’espace temporel, de l’ici et du maintenant.
« Le virtuel c’est le hors-là » selon la définition
donnée par le philosophe Michel Serres dans Atlas [3],
inassignable à un temps et un lieu. Il est à la fois
présent tout en étant absent.
	 Par ailleurs il est important de préciser que le
virtuel n’est en rien similaire au possible. Gilles Deleuze
dans Différence et répétition I [4], distingue bien ces
deux notions. Le possible est déjà là mais sous un état
latent qui se réalisera selon sa détermination, sa
nature, il possède déjà sa forme en quelque sorte. Le
possible est un réel mais sans existence. Or Pierre
Lévy parle du virtuel comme « un complexe
problématique, un noeud de tendances ou de forces
qui accompagne une situation, un évènement, […] qui
appelle un processus de résolution : l’actualisation ».
L’actualisation tient donc de la création dans son sens
plein, dont il faut concevoir jusqu’à la forme même de
ce passage en acte. Cette dimension créatrice n’existe
pas aussi pleinement dans le possible.
		 La dynamique du virtuel
Mais le virtuel n’est pas que cet état potentiel, ce
noeud de tendances. Il contient une dynamique
porteuse de sens et méliorative. Le mouvement qui
naît de l’actualisation d’un objet virtuel ne se fait pas
uniquement dans la dotation d’une forme, il fonctionne
aussi dans le sens inverse, c’est-à-dire dans la
virtualisation d’un objet.
	 Dès lors on peut considérer que les rapports
entre actuel et virtuel tiennent plus de la dialectique
que d’une opposition formelle. Si l’actualisation
apparaît comme la solution du problème selon Pierre
Lévy, elle est aussi la force qui met en mouvement et
formalise ce virtuel. Le terme actuel est avéré dans
son usage à partir du XIVe siècle en français, et serait
emprunté au latin actualis « attesté au sens », « ce
qui se fait au moment présent » et de la forme latine
acte « pousser », « mouvoir ». L’actualisation est ce
qui transforme l’état de puissance (virtuel) en acte.
Virtualisation et actualisation sont deux manières
d’être différentes, qui se répondent plus qu’elles ne
s’opposent.
	 La virtualisation part d’une solution donnée, pour
la requalifier. Cette relation dialectisante entre
actualisation et virtualisation « est un des principaux
vecteurs de la création de réalité » selon Pierre Lévy.
L’actualisation solutionne un problème, la virtualisation
questionne de nouveau ce problème. Cette dynamique
montre la part créative de ce rapport entre ces deux
notions. Pour Pierre Lévy l’actualisation « est
création, invention d’une forme à partir d’une
configuration dynamique de forces et de finalités ». Il
n’y a donc rien de « déréalisant » dans le virtuel, mais
plutôt un déplacement de la nature première du
principe, voir même une hétérogenèse comme le
propose Pierre Lévy. L’objet n’est plus qualifiable par la
solution donnée mais par sa problématique, ses
potentialités ouvertes.
	 Néanmoins à ce terme de virtuel, Stéphane
Vial préfère celui de virtualité, plus proche de son
sens actuel et de son utilisation par l’informatique.
Rappelons que cette notion est apparue dans notre
vocabulaire durant les années 90 et que le
développement du numérique nous la fait envisager
sous un angle nouveau. Mais encore faut-il pouvoir
se saisir de cette virtualité.
10ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE
Notes
[3] Michel Serres, Atlas
édition Flammarion,
1997
[4] Gilles Deleuze
Différence et répétition I
édition PUF, 1968
[2] Stéphane Vial,
L’Être et l’Écran,
Édition PUF, 2013
[1] Pierre Lévy,
Sur les chemins du virtuel,
document numérique
L’objet technique, objet de langage
B.1
Renaissance succèdent les puissantes machines du
XIXe siècle et de la Révolution industrielle. Pour lui
l’arrivée du numérique correspond à la troisième
évolution technique de l’humanité. Ainsi la technique
devient « du geste humain fixé et cristallisé en des
structures qui fonctionnent ». Par ailleurs Michel Volle
explique que si aux XVIIIe et XIXe siècles la machine
prend en charge l’effort physique, au XXe siècle
l’informatique et ses réseaux spécifient l’effort mental
associé à la production.
	 En cela la technique reste dépositaire de ce que
nous sommes. Elle s’appuie sur nos mécanismes et
vient les augmenter. Autrement dit elle est à l’image
de l’homme, mais notre corps n’est pas le seul domaine
que le numérique et la technique viennent questionner.
		 La technique est une production 			
		 exclusivement humaine
Le virtuel s’actualise donc dans la technique. Nos
objets numériques sont nos supports de dialogues
avec ce nouvel environnement, la technique vient
délimiter systématiquement notre usage du
numérique, sans elle pas d’accès à ces espaces
virtuels, pas de possibilités de dialoguer avec la
machine et de créer des mondes de synthèses. Avec le
développement des réseaux informatiques, les objets
connectés deviennent omniprésents et médiatisent le
moindre aspect de notre quotidien. Mais nos rapports
actuels à ces objets numériques nous rappellent à nous
même ce que nous savions déjà : c’est-à-dire la
nécessité de la médiation technique.
	 Les mythes grecs relatent depuis longtemps ce
rapport humain à la technique à travers le mythe de
Prométhée et d’Épiméthée. Épiméthée devant doter
de qualités et de défauts toutes les créatures vivantes
les distribua si bien qu’il ne resta rien pour les
hommes. Le feu leur fut alors donné pour réparer
l’oubli originel dont ils avaient été victimes. Sans
capacités physiques équivalentes aux espèces
animales les hommes devront produire leurs propres
outils afin de subsister dans ce monde. Le feu
symbolisant la technique, ce mythe montre qu’elle est
donc intrinsèquement humaine, elle est une part
constituante de notre humanité, de notre nature.
Mais au-delà des grands mythes, la technique est avant
tout notre action sur le monde, notre vecteur de
création de ce même réel. Milad Doueihi dans son livre
Pour un Humanisme numérique [5] qualifie la technique
d’ « agent civilisateur qui a le don de modifier le
vivant ». La technique permet à l’homme de façonner
le monde. C’est notre modalité d’action sur le réel,
notre façon d’appréhender et de nous confronter à
nos espaces de vies. De tout temps l’homme s’est
appuyé sur la technique pour adapter le lieu où il vivait
à ses besoins. François Dagognet considère même
l’objet technique comme « ce sans quoi nous sommes
sans pouvoir » dans son livre Éloge de l’objet / de la
technique [6]. La technique est le moteur civilisationnel
de l’homme, dans l’action directe qu’elle lui permet
sur son environnement direct.
	 Stéphane Vial s’appuyant sur les écrits de
l’économiste Michel Volle, évoque les grandes étapes
des évolutions techniques de l’humanité. Aux
techniques motrices de forces et contrepoids de la
11 ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE
		 Le numérique est une
		 révolution du signe
Si Stéphane Vial parle de troisième révolution
technique, Martin Legros quant à lui considère
l’arrivée du numérique comme une révolution du signe.
Dans un article de Philosophie magazine portant sur
« Apprendre à l’heure d’internet » [7] il explique qu’en
deçà de ses applications matérielles, le numérique est
surtout une révolution intellectuelle. C’est-à-dire que
le numérique ne vient pas uniquement questionner
notre rapport à la technique mais qu’il questionne
aussi notre langage. L’évolution technologique que
nous vivons actuellement pose les bases d’une nouvelle
lecture du monde.
	 Le langage humain est basé sur des systèmes de
signes, évoquant des idées et des concepts que l’on
assemble pour communiquer. Le philosophe C.S.
Pierce définit trois types de signes : indices, icônes et
symboles. L’indice part d’un rapport immédiat au réel,
alors que l’icône est un signe intermédiaire qui se
détache peu à peu des formes du réel, le symbole
quant à lui est à la fois abstrait dans sa forme et son
sens. Le monde des signes est infini, leur vie
sémiotique illimitée mais ils conditionnent notre
rapport à la réalité et notre lecture du monde car tout
peut faire signe pour l’homme. Par ailleurs si le
symbole, signe le plus abstrait et conceptuel, reste
particulièrement valorisé dans la culture occidentale,
l’indice existe toujours dans nos rapports de
communication. De prime abord le numérique relève
12ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE
		 Les images numériques sont
		 avant tout du langage
Construit à partir de lignes de codes, dialoguant avec
le système binaire de l’ordinateur les éléments visuels
qui apparaissent à l’écran sont des signes traduits. Nos
images, icônes et autres contenus numériques sont
nés de modèles mathématiques abstraits où les signes
alphanumériques coexistent avec les signes
numériques. Tout ce que nous percevons du
numérique, tout ce qui apparaît sur nos tablettes, que
ce soit de l’image, du texte, du son ou de la vidéo est
des formes de langages.
	 Le terme de numérique vient lui-même de
« numerus », qui est relatif aux nombres. Des
systèmes d’écritures algorithmiques ont donné
naissance aux langages informatiques comme le Html,
le Java où encore le Php. Ces ensembles de signes
codifiés permettent de construire de véritables
langages de commandes informatisés constituant le
rapport de stimuli-réponse que l’on retrouve dans les
objets numériques. De même les premiers systèmes
de commandes de l’ordinateur passaient par la saisie
de lignes de code avant d’évoluer vers des interfaces
telles que la souris et les icônes. Ainsi tout ce qui
apparait à nos yeux, de nos écrans, ne sont que des
traductions visuelles et sensibles de ces langages
informatiques tout d’abord programmés.
	 Les informaticiens à l’origine de ces écritures
permettant de simuler des images de synthèse se sont
inspirés du modèle platonicien des idéalités
mathématiques. Platon pensait que le monde était
constitué d’idéalités mathématiques : c’est-à-dire qu’il
était basé sur des systèmes de formes géométriques
comme les polygones. Les images virtuelles reposent
sur cette base géométrique algorithmique. En ce sens
la réalité numérique serait idéelle et scripturale,
composée d’écritures et donc d’idées et de symboles.
Mais si ces langages rendent possible la création de
modèles informatiques, ils restent difficilement
du symbole car l’ordinateur est un concentré de signes
mathématiques qui donneront les langages
informatiques. Mais ce n’est pas le seul système de
signe à entrer en jeu puisque les applications tactiles
font aussi appel à une communication plus indicielle et
icônique. De fait ces nouveaux objets numérique
permettent des situations où interviennent l’haptique
et des rapports de stimuli-réponse encore primaires
mais où l’abstraction pure vient rencontrer le sensible.
Notre façon de communiquer n’est donc plus la même.
Et plus qu’une question de supports le numérique
remet en question autant le mode de transmission, la
fonction et la nature de ces signes.
	 Qui plus est cette « révolution du signe » modifie
aussi notre rapport au savoir. Il devient comme
extériorisé, il se transforme en « un stock
d’informations et d’opérations manipulables ». Il ne
s’agit plus tant de mémoriser des connaissances que
de connaître l’accès à ce savoir. Pour Michel Serres le
savoir est désormais « jeté là, objectif, collecté,
collectif et connecté ». Cette modification des formes
de notre savoir renvoie à ce qu’est le numérique,
c’est-à-dire l’association entre informatique, réseaux
et principes virtuels, et que le système du « Cloud »
induit pleinement.
	 Mais le numérique est aussi abstrait et
sémantique comme le précise Stéphane Vial. Sous la
forme d’un langage informatique, il possède une
certaine grammaire car il assemble des groupes de
signes. En ce sens notre environnement, avec les
possibilités et la présence du numérique, devient selon
le philosophe américain Jamer Hunt « de plus en plus
symbolique et rationnel », c’est le monde de la pensée
technique humaine. Un monde créé pour nous, par nos
capacités de conceptualisation et d’action sur le réel.
	 Nous confions à ces objets numériques aussi bien
notre intelligence gestuelle que conceptuelle. Notre
connaissance se digitalise et tout devient un stock
d’informations et d’opérations manipulables. En
déposant nos savoirs dans l’espace numérique on
permet à tous de s’en saisir et de les porter à des
questionnements nouveaux. L’accès libre aux
informations, et d’autant plus leur présentation
remettent en question notre lecture du monde et
notre rapport à celui-ci. Les limites autrefois établies
évoluent : public et privé se mélangent, la sécurité et
la circulation des informations se confrontent à un
souhait de transparence, les règles économiques sont
aussi remise en question. L’information n’est pas plus
riche ou plus pertinente elle est juste différemment
présentée et médiatisée par la technique. Cet
assemblage ouvert de fragments de textes ou
d’images permet de les mettre en interaction et ouvre
ainsi de nouveaux horizons à notre compréhension et
perception du réel.
13 ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE
perceptibles à nos sens. La technique apparait alors
comme le seul moyen de les rendre saisissables et
compréhensibles à tous. Ainsi le principe d’interface
est devenu primordial dans nos expériences
numériques car il permet d’y accéder de façon plus
intuitive.
14ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE
[5] Milad Doueihi,
Pour un humanisme numérique
édition du Seuil, 2011
[6] François Dagognet
Éloge de l’objet : pour une philosophie de la
marchandise
édition Vrin, 1989
[7] Philosophie Magazine n°62
Dossier"Pourquoi nous n'apprendrons plus
comme avant"
Article de Martin Legros p.40
Septembre 2012
Notes
15 ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE
le numérique comme milieu perceptif
C.1
		 La technique comme médiation
		 de notre perception
Le numérique, constitué du virtuel, possède certaines
des caractéristiques issues de la mise en réseaux des
systèmes informatiques on ne l’éprouve que grâce à la
médiation technique. Elle nous permet de nous en
saisir et de l’amener à notre perception, sans
interfaces pas de possibilité d’éprouver ce virtuel, de
parcourir ses potentialités.
	 Le numérique est un produit de la technique. De
cette affirmation Stéphane Vial développe un lien entre
technique et perception, pour lui « la technique est
une forme où se coule la perception ». Notre
perception se formerait à travers la production
technique. Mais cette incidence sur nos capacités
perceptives concerne donc les objets avec lesquels
nous interagissons de façon permanente, ainsi ils
conditionnent notre perception du réel. En ce sens, ce
que nous percevons, nous ne le recevons plus
seulement avec nos sens mais aussi à travers le cadre
des écrans. Mais ce rapport entre technique et
perception n’est en vérité pas si nouveau.
	 Voir le monde c’est le percevoir mais pour
comprendre le réel il faut l’éprouver. Ainsi même les
plus primaires de nos objets sont les conditions de
notre rapport au réel, à nos possibilités d’agir sur le
monde dans lequel on vit. La technique structure notre
perception. L’homme s’appuie sur cette
caractéristique de production d’objet, d’invention,
pour se projeter et agir dans son milieu.
	 La technique a toujours médiatisée notre rapport
au monde, selon Stéphane Vial « chaque système
technique crée des conditions ontophaniques
différentes ». Ces systèmes sont ainsi propres à
chaque époque donnée et forment des
« environnements perceptifs » particuliers. L’homme
ne peut voir le monde qu’à travers ce que lui renvoie la
technique existante à son époque. Ainsi elle façonne le
monde autant qu’elle nous façonne.
		 Culture et technique
Depuis toujours la perception est associée aux sens,
on perçoit grâce à nos organes sensoriels, notre
corps, mais ce processus n’est pas uniquement
physiologique. Il est aussi d’ordre culturel et
technique. Sur ce point Stéphane Vial cite en exemple
Kant « l’objet est en partie construit par le sujet et
que notre connaissance du monde est moins le reflet
de celui-ci que le résultat combiné de ce que nous
recevons de la perception et de ce que nous
construisons par la raison ». Ainsi percevoir c’est
construire mentalement une idée autour d’un objet, le
qualifier avec ce que nous en comprenons de façon
raisonnée. La perception est une chose construite,
nous ne sommes pas les réceptacles de sensations
éparses et incontrôlées qui arrivent à nos sens. « La
perception brute n’existe pas; elle est contaminée par
la mémoire », affirmait le philosophe américain William
James, l’un des fondateurs du pragmatisme.
Autrement dit, la quantité de données emmagasinées
dans notre mémoire intervient souvent pour
compléter, anticiper, ou carrément se substituer à ce
que l’on voit.
	 De même la technique permet l’apparition de
changements sociaux, le philosophe Milad Doueihi
évoque le travail de l’ethnologue Français Marcel
Mauss, qui avait remarqué comment la technique
transmet des comportements et des habitudes. Quand
un objet technique se généralise, les attitudes sociales
et les valeurs qui l’accompagnaient ou qui existaient
jusque là se modifient de même. L’arrivée du
numérique relève de cette idée dans la mesure où
l’objet numérique et ses usages multiples se sont
répandus de façon généralisée et sont venus modifier
nos usages et nos perceptions dans un même temps.
Mais si la technique était jusque là placée à côté de
l’homme, entendue comme le prolongement de l’outil
et comme une aide dans l’accomplissement de tâches,
la technologie vient brouiller ce rapport préalable. La
technologie actuelle conditionne le regard de l’homme
sur son réel. Elle s’interpose désormais entre l’homme
et la nature, comme l’introduit Claire Richard dans
l’article de Philosophie magazine « Bienvenue dans la
réalité 2.0 » [8]. Ainsi « l’homme ne perçoit plus le
monde par ses sens comme une entité non rationnelle
et indépendante de lui mais bel et bien à l’aide d’outils
et de capteurs qui chargent cette réalité
d’informations inédites ». On peut dire que nous
agissons avec un environnement de moins en moins
sensible mais beaucoup plus « symbolique et
rationnel » selon les termes de Jamer Hunt. Qui plus
est la technologie ne vient plus seulement modeler un
environnement extérieur naturel mais vient faire le
lien avec un monde déjà construit par l’homme. Elle
16ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE
		 Une « révolution phénoménologique »
Ainsi l’arrivée de ces appareils numériques changent
nos systèmes perceptifs établis jusque là. Mais si les
machines de la Renaissance étaient la reprise de la
force musculaire, nos appareils numériques dupliquent
nos processus cognitifs et perceptifs. Bernard Stiegler
et Michel Serres s’accordent sur ce point dans une
interview pour Philosophie magazine [10], il s’agit
d’autant plus d’une révolution phénoménologique
doublée d’une révolution technique.
	 Selon Michel Serres et Bernard Stiegler nos
processus intra-psychiques s’extériorisent dans nos
appareils, ils passent hors de nous. De ce fait on ne
duplique plus seulement l’acte, le geste mais aussi nos
processus de perceptions et nos facultés
intellectuelles. Ce nouveau rapport extériorisé nous
amène donc à renégocier l’acte même de la
perception selon Stéphane Vial. On apprend le monde à
travers ces appareils et objets technologiques et ils
encadrent notre vision du monde. Leur adoption
généralisée par toute une partie de la société et leur
utilisation quotidienne font qu’on peut dès lors parler
de « révolution phénoménologique ». Autrement dit
l’action même de percevoir s’est déjà modifiée.
	 Par ailleurs c’est aussi l’essence de la réalité qui
s’en trouve altérée car à chaque système technique
nous permet d’interagir avec des environnements déjà
structurés par l’ingéniosité humaine.
	 Par ailleurs l’évolution technique permet de
créer des appareils ouvrant à des perceptions
inédites, ne serait-ce qu’avec un microscope ou un
appareil photo. Le philosophe Pierre Damien Huygues
[9] distingue l’outil de l’appareil car « l’appareil recèle
en lui des modalités techniques qui le distinguent de
l’outil et de la machine ». Ces appareils dépassent nos
sens et nous rendent visibles tout un champ de
perceptions que nous n’avions pas avec nos simples
capacités humaines. Ils améliorent et projettent nos
sens au loin.
	 Milad Doueihi précise ainsi que « les pratiques
culturelles deviennent homogènes en vertu des formes
qui les accueillent au sein de l’environnement
numérique ». Le contenu vient donc modifier notre
comportement culturel, faisant de la technique le
réceptacle de nos usages en devenir.
correspond une « matrice ontophanique du réel »
selon l’expression de Stéphane Vial. À chaque
renouvellement de ces systèmes techniques c’est
toute une façon de voir, de construire, et
d’appréhender le réel qui se modifie. Stéphane Vial le
qualifie de « changement d’ontophanie », ainsi le fait
d’apparaître et d’exister à nos yeux ne procède plus
de la même manière. Ce que nous percevons par nos
sens nous le comprenons différemment. La technique
fonctionne comme le filtre de ce que nous percevons
où voulons percevoir et conditionne l’essence, la
substance même du réel. Qui plus est Milad Doueihi
rappelle que notre lecture du vécu est soumise à
l’impératif des informations que nous pouvons
percevoir. « L’expérience, le vécu sont soumis à un
impératif : celui de l’existence et surtout la fiabilité des
informations disponibles ». Ces évolutions de nos
perceptions viennent enrichir et élargir notre
appréhension du réel, nous voyons déjà notre
environnement différemment et cela s’accompagne
d’un changement dans la substance de ce réel.
	 Ainsi avec le numérique c’est le réel et l’acception
de ce que nous entendions comme réel qui s’est trouvé
questionné. L’évolution technique est venue modifier
nos capacités perceptives, notre environnement nous
apparaît différemment et cette transformation de nos
capacités perceptives en vient à élargir la substance
même de notre réel. Autrement dit ces révolutions
phénoménologique et ontophanique sont constituantes
des évolutions techniques humaines
17 ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE
[8] Philosophie Magazine n°59,
Dossier «Bienvenue dans la réalité 2.0»
Claire Richard, Mai 2012
[9] Pierre Damien Huyghe
Art et Industrie
édition Circée, 2002
[10] Philosophie Magazine n°62
Dossier «Pourquoi nous n'apprendrons plus
comme avant»
Interview de Bernard Stiegler et Michel Serres
p.55
Septembre 2012
Notes
Nouveauxusages:
ladimensiongestuelle
2.
20
22NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
Usages et symbolique
A.1
		 Lire le geste
Le virtuel et le numérique, de part leur nature
technique semblent exister hors de nous néanmoins
nous les éprouvons au travers de nos sens puisqu’ils
font appels à nos capacités sensorielles. Notre
interaction première avec les supports de cette
révolution technique, s’est tout d’abord tournée vers
la vue. Naviguer dans les mondes de synthèses se
faisait jusque alors par le biais de notre regard, le
numérique était un monde d’écrans « à voir ».
	 L’usage informatique et par la suite, numérique,
s’est principalement constitué autour d’un sens
principal qui était la vue puis le toucher comme
déclencheur de ce qui sera à voir : l’usage de la souris
par exemple. Nos interactions passaient de façons
distanciées par la médiation des écrans. Néanmoins
avec l’évolution de ces supports technologiques nos
autre sens ont été peu à peu investis de cette
révolution technique notamment avec l’apparition du
tactile. Après la vue, le toucher est le second sens qui
prime dans notre usage du numérique, en témoigne le
développement des supports tactiles et d’expériences
mettant en jeu notre toucher, tel que le propose le
designer Raphaël Pluvinage avec le projet Noisy Jelly
[11]: l’utilisateur est invité à produire une série de sons
grâce à des formes en gelée colorée suivant l’intensité
de son toucher, leurs formes, et différents
paramètres pour laisser libre cours à sa fantaisie. Nous
investissons de plus en plus ce sens, autrefois très
secondaire dans notre culture occidentale. Jean Louis
Weissberg, maître de conférence en sciences de
l’information et de la communication, évoque d’ailleurs
cette idée dans un article avec Etienne Armand Amato,
chercheur et enseignant en sciences de l’information
et de la communication, pour la revue Anomalie [12],
« l’observation qualifiait la part noble de l’intellection
et tendait vers l’élévation au sublime ». La vue était un
sens qui que l’on considérait comme tourné vers le
concept et la compréhension par la raison. Mais le
nouveau rapport introduit par le numérique
questionne l’usage de nos sens et les valeurs que nous
leurs associons. De fait le numérique amène la
dimension tactile et sensible au même niveau perceptif
que notre regard, au sein de notre échelle de valeurs.
Dès lors nous voyons le monde virtuel mais, à présent,
nous le sentons aussi à travers nos gestes et nos
doigts. Ainsi l’apparition du tactile dans les
technologies numériques est venu révolutionner
		 Architecture de l’usage
		 et de l’expérience
Ces nouvelles pratiques ancrées dans notre quotidien
renforcent les interactions entre nous et ces objets
numériques. Nos rapports se font même de façons
quasi permanentes et prolongées, nous passons du
téléphone portable à l’écran de l’ordinateur, nous
l’approche culturelle dont nous faisions usage jusque
là. De fait les informations ne passent plus simplement
par le regard mais aussi par le geste associé dans leur
consultation. Naviguer ce n’est plus simplement voir et
cliquer sur des signes, c’est dérouler toute une
grammaire de gestes, un vocabulaire permettant
d’interagir avec l’appareil à travers une lecture pluri
sensorielle affranchie d’une prothèse telle que la
souris.
	 Qui plus est, ces gestes développés pour un usage
spécifique du numérique constituent un inédit
sémiologique dans le sens où ils sont à la fois naturels
et symbolique selon le chercheur Jean Louis
Weissberg. Ils constituent tout un nouveau vocabulaire
gestuel accompagnant notre exploration des mondes
virtuels. Et si leur création s’est faite de manière
artificielle toute l’intelligence de ces gestes vient de
leur apparente « naturalité », pour les natifs du web
« pinch », « drag », « slide »… sont des gestes
parfaitement limpides et adéquats pour les objets
tactiles. La main devient un organe capable de créer
du sens et non plus uniquement un vecteur de nos
actions. Avec le numérique nous effectuons des séries
de signes gestuels parfaitement lus et compris par les
programmes informatiques et permettant la mise en
place d’une interaction entre l’homme et l’objet sous
la forme d’un presque « dialogue »
	 Ainsi l’interface devient le milieu transducteur de
tout un univers sémiotique. Les gestes que nous
développons afin de mettre en place cette situation
d’interaction sont des gestes totalement nouveaux
mais dont les caractéristiques principales sont leur
« artificialité » et le fait qu’ils soient « porteur de
sens ». Ils viennent accompagner notre expérience
visuelle du numérique en se joignant à notre regard,
ils viennent doubler l’observation et la lecture d’une
dimension sensible extrêmement directe pour
l’utilisateur.
23 NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
		 Créer du sens
Mais la confrontation à ces expériences nécessite
qu’elles soient porteuses de sens, c’est-à-dire qu’elles
portent en elles les qualités mélioratives d’une
phénoménologie de notre environnement. La
conception centrée autour de l’usager devient une
règle en matière de bonne conception. En ce sens le
design porte en lui une dimension politique non
négligeable.
	 La nécessité de produire des expériences et du
design « porteur de sens » ou de donner du sens à ces
objets existe depuis longtemps dans la discipline du
design, et si Raymond Loewy avait défini le design à sa
dimension esthétique pour les produits de l’industrie,
William Morris avait déjà bien avant formulé une
critique du nivellement par le bas qu’avait induit la
production industrielle au cours du XIXe siècle. Le
design tel qu’on le connait aujourd’hui est né de la
Révolution industrielle du XIXe siècle, elle a marqué la
discutons avec nos proches tout en naviguant sur
Internet par exemple. Ces objets techniques sont
devenus des auxiliaires dans notre vie quotidienne
permettant de vivre l’expérience numérique à chaque
instant.
	 Le numérique relève donc d’une expérience, et
pas seulement du fait de sa récente apparition ou de
ses formes innovantes. Bien que son orientation,
résolument tournée vers le futur du fait de sa
conception technologique, lui confère la qualité
d’« expérience », on ne peut s’arrêter uniquement à
sa dimension événementielle, nouvelle, voir ludique
comme on l’entend parfois. C’est cette impression
particulière d’aller dans un « ailleurs » qui met en
lumière une partie de sa qualité d’expérience. Nous
« traversons » le numérique. Et bien que l’on puisse
croire qu’il soit devenu une pratique usuelle, chaque
plongeon dans le monde virtuel nous happe de façon
surprenante. Cette expérience se produit devant les
caractéristiques immersives propres au virtuel mais
surtout dans la durée et la séduction irrésolue que
peut éprouver l’utilisateur face à ces espaces virtuels.
Comme le propose la philosophe Marianne Massin [13]
pour définir cette notion d’expérience, elle « peut
être celle du passé accumulé […] elle ouvre aussi a un
avenir risqué ». L’expérience se vit sous différentes
modalités, à la fois passive et active, tout comme le
numérique où l’usager vit dans un même temps les
actions qu’il déclenche. Qui plus est on y mobilise aussi
tout un protocole, que ce soit les gestes ou encore les
objets nécessaires à cette pratique.
	 Il a donc fallu construire cette expérience et en
qualifier tous les aspects et usages nécessaires. Ainsi
nos expériences numériques sont structurées autour
de ce que l’on appelle une « architecture ». Cette
idée d’architecture de l’expérience fait qu’elle est
conçue avant même que nous la vivions. De l’avis du
philosophe Stéphane Vial, ce que nous expérimentons
actuellement a été prévu auparavant par un designer,
ayant la capacité de se projeter dans ce qui n’existe
pas encore et de planifier nos gestes et besoins.
L’utilisation du bureau et d’icônes tels que nous les
connaissons nous permettent de comprendre
facilement comment interagir et utiliser les fonctions
prévues pour l’usage d’un ordinateur. Stéphane Vial
cite en exemple Tim Motts, créateur d’icônes
d’applications informatiques lorsqu’il travaillait chez
Xerox. Et il en va de même pour toutes nos
applications et programmes informatiques. Lorsque
Siri, application issue de la firme Apple, répond à nos
questions à la manière d’un être doté de réflexion,
c’est le principe du « et si » propre à la
programmation des jeux vidéos qui est utilisé. De fait
ce que nous vivons dans les mondes virtuels a été
pensé et planifié bien avant que nous en ayons l’usage.
Ainsi la place du designer, ou du concepteur, devient
primordiale car pour que celle-ci soit bénéfique pour
l’usager elle doit être construite de façon intelligente.
En témoigne l’arrivée de nouveaux métiers avec
l’émergence d’une économie du web et notamment à
l’architecture de contenus et d’expérience du fait de
la complexification des expériences possibles. Ces
professionnels interviennent donc lors de la création
d’expériences numériques afin que l’utilisateur
bénéficie au mieux du projet.
	 Le numérique se transforme donc en une
expérience complète. À la fois spatialement et
temporellement, du fait de la tendance ubiquitaire et
d’une hybridation au réel avec le web 3.0, mais aussi à
travers les perceptions sensorielles nouvelles que
permet le numérique. Néanmoins la qualité de cette
expérience se doit d’être pleinement pensée en
amont par un designer capable de mettre en place des
expériences porteuses de sens pour l’utilisateur futur.
24NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
fin de l’artisanat et l’apparition du statut de designer
afin de qualifier ce que produisait les machines. Le
développement d’une dimension politique dans la
qualité des productions du design et dans ce qu’il
pouvait offrir à l’utilisateur s’est rapidement mis en
place. Une première fois avec la vision socialiste,
teinté d’utopie de William Morris, précurseur du
design, puis quelques décennies plus tard avec le
Bauhaus et la tentative de produire une création
capable d’utiliser l’industrie au mieux. Le philosophe
Pierre Damien Huygue rappelle à ce propos la position
prise par Walter Gropius, alors dirigeant du Bauhaus,
de lier technique et art, après 1922. Il abandonnait de
ce fait la pensée artisanale qui prédominait jusque là
au sein du Bauhaus de Weimar.
	 Ce sont ces différentes positions autour de
l’articulation entre l’art et de la technique qui ont
permis de penser le design comme ayant la capacité à
qualifier les problèmes posés par l’industrie. Car cette
nécessité du sens, nécessité humaine, vient de notre
« capacité à tordre le réel » comme l’exprime Pierre
Lévy. Autrement dit il s’agit de la possibilité humaine
d’interpréter ou de donner du sens à des choses qui
en sont initialement dépourvues. Cette capacité à
construire du sens se retrouve aussi mise en oeuvre
par le langage et la technique de par la création de
signes et d’objets auxquels on attribue de nombreuses
valeurs. Il s’agit là de ce que Pierre Lévy nomme
« hétérogenèse du réel ».
	 Nous sommes ainsi capables de nous projeter
dans un objet, de l’envisager sous une dimension
nouvelle, avec des possibilités autres que celles
perçues de prime abord. La capacité à transcender
l’usage premier des choses, Pierre Lévy la nomme
« hétérogenèse ». Cette capacité nous amène à
donner du sens à ce que l’on produit, à adopter une
vision méliorative. Et si d’une branche on peut
fabriquer un arc comme le donne en exemple Pierre
Lévy, alors de ces appareils qui nous accompagnent
tous les jours que pouvons nous faire naître ? Ainsi
l’expérience doit être porteuse de sens pour amener
l’homme vers un ailleurs autre que celui d’une
technique aliénante.
[13] Marianne Massin
Expérience esthétique et art contemporain,
Presses Universitaires de Rennes, 2013
[11] Raphaël Pluvinage
Noisy Jelly
ENSCI, 2012
[12] Le Corps à l’épreuve de l’interactivité :
interface, narrativité et gestualité,
Etienne Armand Amato et Jean-Louis Weissberg,
OMNSH, 2003
Notes
[11]
26NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
Le geste appareillé
B.2
		 Ergonomie et Interactions
		Homme-Machine
La nécessaire structuration de ces expériences
numériques et le rapport très proche que nous
entretenons désormais avec ces appareils obligent à
une adaptation autant dans notre comportement
humain que dans la conception de ces appareils. De fait
les formes et les réponses de ces objets en viennent à
se moduler selon nos attitudes et notre
fonctionnement comme nous développons, grâce à la
plasticité de notre cerveau, des usages nouveaux
induits par leurs utilisations.
	 Ainsi nous n’interagissons plus uniquement entre
et envers des êtres humains mais aussi avec des
appareils dotés d’intelligence artificielle de plus en
plus à même de comprendre nos intentions de façon
subtile. Ces rapports théorisés dès les années 50 dans
le domaine des sciences et de l’ingénierie
informatique sont dénommées Interactions Homme-
Machine ou IHM. Elles étudient et questionnent très
spécifiquement ces situations de « dialogues »
possibles entre l’homme et la machine par le biais des
moyens et d’outils mis en oeuvre afin qu’un humain
puisse « communiquer » avec un de ces dispositifs.
Ainsi les ingénieurs de ce domaine étudient la façon
dont les humains interagissent avec les ordinateurs ou
entre eux par l’intermédiaire d’un d’ordinateur. Ils se
penchent aussi sur la qualité de conception de ces
systèmes, leur ergonomie, leur efficacité, leur facilité
d’appréhension et plus généralement l’adéquation à
leur contexte d’utilisation : autrement dit ces
situations où l’homme se retrouve confronté avec ce
qu’on peut appeler une intelligence artificielle. Ces
questionnements autour de la justesse des
interactions possibles avec ces objets numériques
sont d’autant plus actuels que la miniaturisation des
composants permet de transporter constamment de
ces objets avec nous.
	 Ces rapports d’ « interacte », comme le définit
le chercheur et enseignant Etienne Armand Amato,
constituent les opérations développées entre
intelligence biologique humaine et machine à logique
algorithmique. La confrontation entre deux types
d’entités ouvre un tournant cognitif pour l’homme.
À l’heure actuelle, même si il existe de nombreuses
manières d’entrer en interaction avec des systèmes
d’intelligence algorithmique, la plupart d’entre eux
restent externes : écrans, tablettes, téléphones
viennent graviter autour de nous. Un des premiers
dispositifs « d’interacte » a été la souris, dont le
prototype a été crée par l’ingénieur américain
Douglas Engelbart. Il s’est imposé comme un outil
incontournable, après qu’Apple ait livré un modèle
amélioré, dans l’utilisation d’un ordinateur. Mais à
l’heure actuelle on peut déjà constater une « épure »
dans les outils structurant ces situations
d’interactions, entre nous et le coeur intelligent de la
machine il tend à n’exister plus qu’une surface sensible
sur laquelle nous appliquons des gestes porteurs de
sens pour ces appareils digitaux. De fait le tactile est
la dernière évolution dans ces rapports Interactions
Homme-Machine, ici le clavier et la souris
disparaissent au profit de nos mains et de nos gestes
qui deviennent un moyen de médiation direct dans ces
rapports Interactions Homme-Machine. Néanmoins nos
systèmes actuels dérivent de la recherche déjà mise
en place dans les années 50 et 60 aux États-Unis. Des
chercheurs tel que Douglas Engelbart ou encore Ivan
Sutherland avaient posé les bases de ce que nous
expérimentons actuellement. Les principes de
« manipulations directes », de « réalité augmentée »
par exemple, étaient déjà en germe à cette époque.
Ces chercheurs et groupes de recherches ont
formulés les caractéristiques de nos expériences
numériques actuelles. Ainsi la plupart de ces
expériences ont menées vers des systèmes de
captations très directs et simplifiés où les rapports
d’Interactions Homme-Machine créeraient une
dialectique fluide entre l’homme et la machine.
Ainsi la plupart des rapports IHM, rendus possibles
aujourd’hui par les avancées technologiques, ont été
développés durant les années 60 par des chercheurs
tel que Ivan Sutherland ou Douglas Engelbart. Les
évolutions techniques ont permis d’améliorer et
affiner les systèmes d’Interactions Homme-Machine
conceptualisés par ces chercheurs tout en
questionnant les qualités ergonomiques,
ontophaniques et phénoménologiques des rapports
d’interactions que nous éprouvons avec ces machines.
	 Le geste interfacé
L’apparition et la généralisation des dispositifs tactiles
marquent une avancée dans nos interactions
numériques. Mais ce type de manipulation faisait déjà
27 NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
partie des recherches développées par Ivan
Sutherland avec le logiciel SketchPad [14] en 1963. Bien
que le dispositif de Sutherland fût conçu avec la
médiation d’un stylet, il a mené vers ce que l’on a
appelé dans les années 80 « la manipulation directe »
en permettant la conceptualisation d’une interaction
directe avec des objets graphiques représentés à
l’écran, à l’inverse des commandes issues des langages
de programmation qui existaient déjà.
	 Ainsi nos rapports avec ces objets
technologiques tendent vers des formes épurées et
des systèmes de commandes simplifiées où l’interface
graphique permet d’ouvrir des rapports directs et
plus rapidement compréhensibles. Dans un même
temps ces dispositifs intègrent une dimension
sensorielle dans la mesure où nous tendons de plus en
plus vers une interaction directe où seule une
interface réduite, une surface mince de l’écran,
viendrait nous permettre de construire des
interactions avec le système algorithmique de la
machine.
	 Par ailleurs la démocratisation de ces systèmes
tactiles a non seulement amené à questionner les
qualités ergonomiques des objets numériques mais a
permis de développer pleinement les usages gestuels
de ces nouveaux supports. De fait l’usage numérique
ne s’apprend plus simplement à travers la lecture des
signes visibles à l’écran mais aussi dans l’exécution de
gestes adéquats à ces rapports Interactions Homme-
Machine comme en témoigne le projet Multi-Touch
Gestures de Gabriele Meldaikyte [15]. Ainsi nous
développons un vocabulaire de gestes formés
spécifiquement pour le numérique et n’ayant aucune
application en dehors. Personne ne « double touche »
son journal pour agrandir le contenu ou fait un geste
de « déplacement lent »pour ouvrir sa voiture. En cela
la particularité des gestes tactiles issus de l’ergonomie
et de la recherche en captation est qu’ils sont à la fois
formés par l’usage technique mais qu’ils intègrent une
exécution très naturelle. Nous créons des gestes
spécifiques au numérique et ils en deviennent
« naturalisés » par l’usage, comme l’explique Etienne
Armand Amato dans son interview pour la revue
numérique OMNSH [16], le « pinch » [17] où le
« tap [18]» sont l’expression d’un nouveau vocabulaire
gestuel mais aussi culturel. Ce sont des gestes
porteurs d’un sens, qui ouvrent à des actions précises
lorsque nous somme en situation d’Interactions
Homme-Machine. Qui plus est certains de ces gestes
sont d’ailleurs brevetés, preuve de leur création toute
artificielle.
Ainsi nos gestes s’hybrident et se couplent à des
dispositifs techniques, tout en provoquant dans un
même temps des changements sociaux et culturels.
Mais outre les gestes développés pour l’usage du
téléphone mobile ou de la tablette ces objets
produisent de nouveaux comportements non prévus
par les « ergonomes » et initiés par notre relation
avec ces objets. Ainsi l’on peut observer en deçà des
gestes « artificiels » tout un développement
d’attitudes et de comportements spontanés adoptés
par les usagers. Il s’agit de nos rituels produit par
cette interaction continue dans le monde digital. Notre
rapport devient d’autant plus naturel et proche que
nous pouvons les manipuler aisément du fait d’un
allégement et d’une épure de leurs formes. La plupart
des dispositifs numériques sont aujourd’hui mobiles et
totalement désolidarisés d’un bureau ou d’un
branchement par exemple. Ainsi nous naviguons sur
nos tablettes ou nos ordinateurs aussi bien allongé
dans le canapé, qu’en marchant dans la rue. La
recherche « Curious Rituals [19] » menée par des
étudiants de l’Art Center College of Design de
Pasadena en Californie pointe ces usages inattendus.
Cette étude référence ces attitudes inédites qui se
développent au sein de plusieurs populations, comme
la consultation d’Internet allongé dans son lit où les
divers habitudes et mimiques que nous font adopter
téléphones mobiles, ordinateurs ou encore tablettes
tactiles.
	 Avec le développement des interfaces tactiles
nous avons non seulement constitués un nouveau
vocabulaire de gestes spécifiques à ces objets mais
dotés ces gestes d’une qualité sémantique. Ces gestes
porteurs de sens ont par ailleurs pu s’imposer grâce
leur exécution très naturelle, de fait ils inaugurent
toute une gamme de gestes inscrit dans notre
quotidien mais dont l’application reste uniquement
numérique et artificielle. L’appropriation et le
détournement de ces usages devenus quotidiens et
usuels ont permis d’enrichir ce vocabulaire et montre
dans un même temps l’évolution culturelle et
sociologique inédite induite par ces changements
technologiques.
[14]
[14]
Liaison « imaginaire » entre
		 deux espaces
La possibilité d’interagir par médiation tactile avec
ces objets ouvre une dimension nouvelle aux rapports
déjà permis entre homme et machine. En premier lieu
la qualité sémantique de ces gestes liés au numérique
est inédite, qui plus est ils recèlent une dimension
projective nouvelle, ils sont le lien entre nous et le
support numérique et nous permettent de passer d’un
espace à un autre, de « dialoguer » avec la machine.
En cela ils développent une part de cette hybridation
entre réel et virtuel souvent évoquée par Milad Doueihi
et de plus en plus répandue aujourd’hui.
	 En premier lieu la qualité sémantique de ces
gestes liés au numérique est inédite, qui plus est ils
recèlent une dimension projective nouvelle, ils sont le
lien entre nous et le support numérique et nous
permettent de passer d’un espace à un autre, de
« dialoguer » avec la machine. En cela ils développent
une part de cette hybridation entre réel et virtuel
souvent évoquée par Milad Doueihi et de plus en plus
répandue aujourd’hui.
	 Le maître de conférence Jean Louis Weissberg
vient qualifier les caractéristique de ces gestes
formés pour la technique, en effet ils matérialisent la
présence de l’utilisateur bien plus qu’avec la souris.
Pour Jean Louis Weissberg il s’agit d’une forme de
présence corporelle au sein de l’espace virtuel, de ce
fait ce geste permettant de « dialoguer » avec la
machine devient un geste « interfacé », un « organe
sémiotique » selon ces mêmes termes. Autrement dit
ces gestes tactiles contiennent une part symbolique
dans leur essence même et, de l’avis d’Etienne Armand
Amato, l’utilisateur oscille entre le visible (l’écran) et la
dimension symbolique (le geste). De plus l’utilisateur
éprouve l’impression d’un vrai déplacement physique
ce qui confère à ces dispositifs une qualité à la fois
plus sensible ainsi qu’une phénoménologie inédite de
l’objet technique.
	 Pour Milad Doueihi le geste tactile devient « le
lieu d’un passage », « le site d’une transmission » vers
le numérique où le toucher ouvre « un nouveau réseau
dans la réalité de notre corps ». Le virtuel n’est plus
existant seulement dans nos appareils il vient prendre
naissance au sein de notre propre corps. De fait ce
rapprochement entre espace sensible et espace
virtuel montre à quel point les Interfaces Homme-
Machine viennent hybrider sensible et virtuel, l’individu
30NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
devient partie prenante dans le système des réseaux
numériques. À l’inverse Milad Doueihi explique aussi
que le virtuel vient s’identifier et s’incarner dans nos
corps, de même que ce corps se transforme en un
outil propre à éprouver ce virtuel. Ainsi le tactile
permet le premier pas d’une identification de nos
corps à l’objet technique et donc a une hybridation
entre sensible et technique. Et cela vient modeler un
nouveau corps social, nous n’existons plus seulement
comme être de chair et de sang mais comme un
corps capable d’éprouver aussi bien le réel que de
vivre dans une relation projective avec ces espaces
virtuels. Le projet No Man’s Land du studio Apelab
[20] joue sur cette relation pour faire interagir réel
et virtuel. Les données virtuelles venant influencer
notre rapport avec notre environnement direct.
Nous sommes à la fois dans et hors de la technique
avec l’hybridation réel/virtuel.
Le geste devient le lieu d’un passage entre réel et
virtuel, il marque la naissance d’un nouveau rang de
gestes définis spécialement pour l’usage technique
et dont l’originalité de sens et de formes ouvre à des
rapports inédits avec le virtuel. Notre corps et nos
gestes nous amènent à nous projeter au sein de ces
objets, ainsi déclencher une action par le geste ce
n’est plus seulement activer une fonction mais c’est
aussi se projeter dans l’espace virtuel, le parcourir
physiquement en quelque sorte. Et cela vient
conférer à nos corps une dimension inédite en tant
qu’élément de ces réseaux numériques et comme
outil de dialogue sensible avec les interfaces
numériques.
[15]
32NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
[14] SketchPad,
Ivan Sutherland, programme informatique,
MIT, 1963
[16] Le Corps à l’épreuve de l’interactivité : inter-
face, narrativité et gestualité,
Etienne Armand Amato et Jean-Louis Weissberg,
OMNSH, 2003
[15] Multi-Touch Gestures
Gabriele Meldaikyte, 2013
[19] Curious Rituals,
Art Center College of Pasadena,
Californie, 2013
[17] Pinch : action de saisir en pincant
ses doigts sur un écran tactile.
[18] Tap : action de tapoter avec son
doigt sur un écran tactile.
[20] No Man’s Land, jeu interactif,
studio Apelab 2014
Notes
33
Le geste tactile
C.2
		 Quel apport du tactile ?
Si le tactile est rapidement devenu la panacée en
matière de nouveauté technologique et d’Interactions
Homme-Machine c’est qu’il propose une expérience
dont la profondeur dépasse le stade du simple gadget
et offre une ontophanie virtuelle inédite que l’on
commence à peine à comprendre. Par ailleurs la liaison
entre sensorialité et expérience virtuelle est une des
étapes clés dans les modalités possibles d’hybridation
réel/virtuel.
	 Le tournant que marque l’arrivée du tactile au
sein de nos Interfaces Homme-Machine spécifie de
l’émergence du sensible au sein de nos objets
technologiques. Cette « réintroduction du sensible »
dans la dimension virtuelle vient questionner à la fois
nos principes perceptifs et notre appréhension des
objets culturels et techniques. Sans en avoir l’air
tapoter sur sa tablette ou sur son téléphone marque
un profond changement dans notre rapport aux objets
et dans notre perception à la fois sensorielle et
culturelle des contenus. Et ce déplacement dans la
phénoménologie des objets techniques nous amène à
d’autres modalités perceptives.
Dès lors nous envisageons le monde sous une nouvelle
hiérarchie de sensations, la vue, autrefois organe
dominant dans l’appréhension du virtuel, se trouve
soudainement couplée à la sensation directe du
toucher. Le philosophe Milad Doueihi évoque une
« incarnation de nos sens dans le virtuel » et en effet
nous conférons à ces appareils numériques les mêmes
capacités perceptives que celles des humains. Ils
voient comme nous voyons, et ils sentent comme nous
sentons car ils sont construits sur la même logique
physiologique que les hommes. Qui plus est la
recherche en matière d’Interactions Homme-Machine
tend à se développer sur tous nos sens comme pour
l’odorat par exemple, ainsi nous hybridons nos sens à la
technique. En suite de cette évolution, Milad Doueihi
parle aussi « d’humanisation du virtuel » dans le sens
où la technique se modèle selon des principes
anthropomorphiques.
	 Mais la technique ne fait pas que prendre forme
selon des principes anthropomorphiques et
physiologiques, elle vient s’hybrider à nos corps. Ainsi
le tactile vient lier sensible et virtuel et Milad Doueihi
le définit comme « un nouveau réseau qui a ses
origines dans la réalité du corps comme interface et
site physiologique de communication ». Le virtuel n’est
		 Du « partage du sensible »
Ces nouveaux sites physiologiques de la perception,
investis par le virtuel à travers les appareils
numériques, ouvrent de nouvelles modalités de
partage sensoriel. L’inscription du corps en tant
qu’élément du réseau virtuel du numérique nous
confère la possibilité d’offrir nos ressentis à tous, dans
un « partage du sensible ».
	 Nos sens ne nous sont plus strictement
personnels, nous les mettons en œuvre dans nos
rapports de communication avec les autres ainsi ils
ouvrent un espace commun, une zone de partage du
sensible. Milad Doueihi rappelle que « le toucher est un
plus enfermé dans l’objet technique, il vient naître au
sein de notre corps. Ainsi le développement du tactile
vient alimenter cette réinsertion du corps dans la
technique. Milad Doueihi constate que cette nouvelle
pratique issue de l’évolution du numérique a
radicalement changé notre culture des écrans. «  Au
regard du lecteur se joignent le toucher et la
manipulation tactile ». Autrement dit les objets que
nous percevions uniquement dans un rapport de raison
et de façon distanciée viennent soudainement se livrer
à nos sens dans une lecture sensible du geste qui les
questionne très différemment. Le philosophe Milad
Doueihi précise encore que «  la fonction de lecteur
et spectateur sont ainsi soumises à une nouvelle
réalité qui permet, à travers le corps, de concrétiser
désirs et volonté », notre sens du toucher devient à la
fois le lieu d’un rapport intime entre nous et nos objets
culturels numériques.
	 Le développement anthropomorphique des
dispositifs tactiles montre à quel point les interactions
numériques se modèlent suivant une dialectique
homme-machine. Le tactile sous sa forme
technologique reprend nos processus perceptifs dans
le sens où il est modelé selon le même principe. De ce
fait l’apparition d’un rapport plus sensible aux objets
issus du progrès technologique provoque et
questionne de nouveaux usages culturels dans notre
appréhension des appareils numériques et du contenu
qu’ils affichent. Qui plus est la technique, se lie à
nous et nous nous lions à elle, cette hybridation
confère une redéfinition de notre rapport au virtuel
puisqu’il vient l’inscrire au sein même de notre corps.
NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
34
		
		 Image « actée »
Ces nouveaux régimes sensibles amènent dans un
même temps de nouvelles conditions d’appropriation
des biens culturels circulant dans les réseaux
numériques. Nos interfaces, avec les évolutions du
tactile, deviennent donc principalement graphiques et
ouvrent à de nouveaux régimes d’images et dont leur
compréhension ne provient plus uniquement d’un
processus de l’esprit mais aussi d’une manipulation
tactile. En lieu et place du texte, et de fait du livre,
l’image devient l’élément central de la culture
numérique. Elle est le média incontournable de nos
interfaces graphiques, la primauté de ces images
simulées marque le changement de régime sensible
produit par le numérique en tant que révolution
phénoménologique. Selon l’expression du philosophe
Milad Doueihi nous sommes entrés dans un nouveau
régime visuel qu’il décrit comme « l’économie de
l’image numérique » où « l’image est l’agent
transformateur de l’identité numérique », c’est-à-dire
que l’image est désormais le vecteur par lequel nous
échangeons nos informations, nous dialoguons et nous
éprouvons le numérique. Ainsi les derniers modèles de
supports informatiques proposent des designs
toujours plus fins où les organes de commandes se
trouvent au sein de l’objet. Le clavier apparait
uniquement dans des situations de saisie de texte,
comme la souris disparaît au profit d’une manipulation
directe des éléments sur la surface de l’écran. Les
grandes firmes comme Samsung, Windows et Apple
produisent aujourd’hui ces nouveaux objets.
	 De ce fait cette nouvelle relation à l’image et aux
supports visuels provoquent l’apparition d’un nouveau
type d’image. Le chercheur et enseignant Etienne
Armand Amato les qualifie « d’image actée » car elles
impliquent une action de l’utilisateur dans
l’appréhension de leur contenus, autrement dit, elles
appellent au geste. Qui plus est l’apparition du geste
dans l’image est pour Jean Louis Weissberg l’un des
aspects essentiel de la révolution numérique, «  la
deuxième extension fondamentale qui ouvre à des
formes stylistiques inédites et exige un vocabulaire
adapté », ces « images actées » qualifient en cela
notre manière de recevoir les informations
numériques. Ces images qui suscitent des actes, des
gestes puisque nous sommes dans l’ère du tactile,
viennent questionner dans un même temps notre
culture de l’image jusqu’alors très distanciée, une
« culture de l’image non-interventionniste » pour
reprendre le terme de Jean Louis Weissberg. Ainsi on
voit apparaître ce type d’expérience tel que
l’application g-speak [21] développée en 2008 par la
société Oblong Industries et qui explore l’intelligence
sensorielle. Plus de clavier mais des gants munis de
capteurs et une manipulation directe des contenus sur
l’écran par de simples mouvements de mains. Ce
lieu de passage et le site d’une transmission
physiologique » selon les termes du philosophe
Merleau-Ponty. À cela Stéphane Vial opère une autre
distinction, il envisage la perception comme une
« co-construction » autrement dit l’existence d’un
lieu de partage entre nos communications pour
pouvoir construire ces régimes d’expériences entre
l’homme et les objets technologiques, « il existe une
constructivité partagée entre nos capacités
perceptives et les opérations créatives de nos
dispositifs techniques ». Pour que l’expérience
sensible que nous vivons dans le numérique puisse se
construire il faut que le processus s’appuient sur les
différents acteurs qui la compose. Qui plus est
Stéphane Vial ajoute que «  à chaque nouvelle
apparition d’un appareil c’est tout une façon de
partager le sensible qui risque de se déséquilibrer »,
en ce sens chaque changement de système
technologique vient redéfinir notre espace de partage
commun de nos intériorités sensibles. Voir et sentir le
monde sont des notions qui nous sont personnelles
mais elles permettent dans un même temps de définir
un espace commun, de construire des expériences
que nous pourrons partager avec tous. L’objet
technique en nous mettant face au même régime
sensible vient à la fois questionner notre intériorité
mais permet l’ouverture d’un espace de « co-
construction » d’un « sensible » commun à tous.
	 Le tactile vient donc questionner notre
perception sensible en la confrontant à l’espace
virtuel, le toucher devient une part de l’expérience
sensible du numérique et pose les bases d’un nouvel
espace sensible commun à tous. Cette « sensibilité »
du monde partagée au travers de la médiation
technique permet la naissance d’un site de « co-
construction » entre moi, les autres et l’objet
technologique.
NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
nouveau rapport phénoménologique de la perception
nous pousse à voir le monde à travers le prisme d’une
action directe sur le contenu que nous consultons.
Mais cette transition vers une économie de l’image
remet en question nos usages culturels, ainsi le
passage vers le numérique marque le pas vers un
changement culturel majeur. Les sociétés occidentales
basées sur une culture du livre, c’est-à-dire une
culture linéaire et narrative se retrouve soudainement
confrontée à une culture de l’écran possédant une
dimension spatiale inédite. Serge Tisseron [22],
psychiatre et psychanalyste questionne cette
révolution culturelle, ce nouveau régime d’images
prend le pas sur notre ancienne culture du livre et
ouvre à des temporalités et des spatialités très
différentes. De même le fragment en tant que format
numérique vient trouver une place très importante au
sein de cette révolution numérique et avec l’arrivée
du web 3.0 c’est notre approche spatiale du monde qui
n’est plus la même.
	 Ainsi ce nouveau régime d’image s’inscrit au
travers du geste et la présence corporelle de
l’utilisateur dans le virtuel. Ces gestes « interfacés » à
un objet technologique ouvrent à une nouvelle
intelligence sensorielle et une phénoménologie de
notre environnement tout à fait différent. Qui plus est
notre rapport culturel est dans un même temps
bouleversé puisque nous n’appréhendons plus nos
contenus par le simple regard et l’intellect, statique et
distancié, mais par le geste couplé à ce même regard.
Cette synchronisation geste-regard, initiée avec la
souris et son déplacement agissant sur le curseur suivi
par le regard, combine vision et action pour mieux
s’approprier les objets de notre culture. On voit et on
agit sur ces objets culturels pour mieux se les
approprier. Ainsi la dimension active que nous mettons
en oeuvre ouvre non seulement à une culture des
écrans en parallèle de celle du livre mais amène
surtout une spatialité inédite au sein de ces contenus
numériques.
35 NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
[22] Serge Tisseron,
Culture du Livre, Culture des Ecrans,
Place de la toile, émission du 23 Mars 2013
[21] Oblong Industries,
g-speak, plateforme permettant la
manipulation de données à distance.
Notes
[21]
L’expérience
immersive
dunumérique
3.
38
40L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE
Simulation et interactivité
A.3
		 La notion de « spectacteur »
Le développement de ce nouveau rapport culturel
induit par la généralisation des pratiques du numérique
convoque dans un même temps un autre régime
d’expérience, non plus lié au sensible comme évoqué
dans la partie précédente, mais à des principes
immersifs. Ces nouveaux rapports spatiaux et
temporels viennent questionner encore une fois notre
lecture du monde et nous projettent au sein d’espaces
virtuels à parcourir.
	 Ces rapports, à des régimes d’expériences
encore neufs à nos habitudes culturelles et nés de nos
interactions avec les Interfaces Homme-Machine,
ouvrent à des positions nouvelles pour l’utilisateur de
ces dispositifs numériques. Une des spécificités de ces
mondes virtuels provoque la réunion de deux positions
jusqu’alors antithétiques : la possibilité d’être actif
tout en étant passif. Ces relations IHM impliquent donc
l’utilisateur dans une position double et dans laquelle il
vient endosser dans un même temps la position de
spectateur tout en étant lui-même acteur. L’article
« Le corps à l’épreuve de l’interactivité : interface,
narrativité et gestualité », des chercheurs Jean Louis
Weissberg et Etienne Armand Amato, explicite ce
nouveau principe produit par le numérique.
L’utilisateur est donc mis à une place particulière, il
devient l’élément pivot de cette expérience et vient
articuler dans un même temps réception et action.
L’expérience qui se forme ici vient faire naître un jeu
entre les limites où l’usager oscille entre le visible et la
portée symboliques de ses actes. Mais bien que cette
place de « spectacteur » comme le propose Amato et
Weissberg soit un enjeu techno-culturel, il réside
néanmoins une frustration pour l’utilisateur dans les
limites de ce qu’il peut éprouver, le régime
d’expérience reste soumis à ce que permet la
technique ou le programme.
	 Mais ce statut de « spectacteur » que permet
l’arrivée du numérique met en lumière notre
fonctionnement perceptif. L’artiste et enseignant-
chercheur Samuel Bianchini [23] analyse la perception
comme un mouvement réfléchissant. C’est à dire que
l’utilisateur et la machine se confrontent en une
dialectique où chacun réfléchit l’autre, « ce
mouvement associe voir et recevoir puis action
réaction » précise Samuel Bianchini. Ainsi la
perception réfléchissante de ce genre de situation
vient lier l’usager à l’appareil, dans ce que Samuel
		 Jeu et « ludicisation »
Cette nouvelle position de « spectacteur » met en
lumière une autre caractéristique du numérique : sa
dimension ludique. Ainsi l’arrivée du numérique
coïncide avec une tendance au développement
d’expériences ludiques et de principe du « gameplay »
[24] dans toutes sortes de secteurs et pour différents
buts.
	 Pour le philosophe Stéphane Vial « le numérique
est un phénomène ludique » dans le sens où
l’interactivité met l’utilisateur dans une position de
joueur de façon très immédiate. Stéphane Vial suggère
de même que la transition entre interfaces textuelles
vers les interfaces graphiques serait similaire à « un
Bianchini appelle une « interface-conscience »,
l’observateur est lié à l’objet mais s’en distingue dans
un même temps. Ainsi « le système réfléchit son sujet
qui se réfléchit lui-même et qui réfléchit et
conscientise le système », cette ouverture amène
donc un double point de vue et un système dynamique
où le sujet est la fois objet et décisionnaire de ce qu’il
vit en terme d’expérience. Qui plus est ces régimes
d’expériences « convoquent le corps du spectacteur
au sein de l’espace simulé » selon les termes de
Philippe Quéau. De même, Stéphane Vial ajoute que ce
régime interactif de l’expérience immersive est
intrinsèque à ces objets et vient spécifier l’ontophanie
numérique. Ainsi c’est une relation potentiellement
infinie qui se met en place car basée sur les
algorithmes, la matière calculée est pleinement
réactive à l’usage interfacé des appareils numériques.
Sur ce point là Stéphane Vial précise bien que
l’interactivité est bien ce qui est engendré par la
relation entre moi et un objet situé hors de moi.
En cela le numérique induit, par ses qualités
interactives, un nouveau régime d’expérience où le
spectateur devient « spectacteur », c’est-à-dire que
nous devenons à la fois acteur et spectateur de ce qui
se déroule sur nos écrans. À la fois passif et actif
notre corps se retrouve à jouer avec nos limites
perceptives et ouvre à un jeu d’hybridation avec
l’espace simulé. L’interactivité numérique permet ainsi
une dialectique projective avec le système numérique
où cette position antithétique de « spectacteur » me
permet pleinement d’être objet et sujet de cette
interaction.
41 L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE
immense processus de ludicisation » où l’on passe de
machines « programmables » à des machines
« jouables » car plus aisément appréhendable pour
tout à chacun dans cette configuration imagée. Le
Xerox Star produit par Xerox vers 1970 fut le premier
ordinateur à développer cet usage d’éléments
graphiques à travers la métaphore du « bureau ».
Néanmoins Stéphane Vial précise que le comportement
joueur, c’est-à-dire le fait de prendre plaisir face à
une activité qu’elle quelle soit, débute dès que nous
entrons en contact avec notre environnement dans un
but plaisant. Il rappelle par ailleurs la pensée de Hegel
pour qui il s’agit de « ce plaisir de l’interaction avec le
monde extérieur qui est aux fondements de l’activité
ludique ». Ainsi Hegel dans un passage de l’Esthétique
[25] décrit un jeune garçon jouant dans le torrent et
prenant plaisir à admirer les ronds qu’il produit par le
jet de cailloux dans le cours de l’eau. Hegel précise
que le plaisir de cette situation vient du fait de
contempler le « spectacle de sa propre activité ». De
même Stéphane Vial rapproche l’exemple Hégélien à
ce que nous pouvons vivre avec le numérique, « le
même phénomène se produit devant une interface
numérique, qu’elle quelle soit ». Le numérique est
donc spontanément ludique d’une part par
l’interaction très directe et visuelle que permet le
numérique mais par les réponses qu’il nous renvoie. La
qualité ludique de ces dispositifs vient de ce contact
que nous pouvons établir avec notre environnement et
nous nous plaisons, comme le donne en exemple
Stéphane Vial, à passer la souris sur les différentes
entrées pour voir ce que l’on va déclencher sur le site.
De plus Etienne Armand Amato et Jean Louis
Weissberg précisent que la position double de
spectateur-acteur relève aussi de l’apprentissage et
que ce même principe se retrouve pleinement
exprimé dans les activités de jeu des enfants. Ces
activités, qui outre leur qualité première
d’amusement, leurs permettent de construire une
appréhension du monde et de concepts plus
« adultes » à travers une reproduction par le jeu.
Stéphane Vial dégage deux caractéristiques que l’on
retrouve dans l’expérience numérique, à la fois le
plaisir du jeu « player » qui correspond à sa dimension
ludique et dans un autre temps « le gameplay » ou
système de règles permettant le jeu. En cela les
pratiques du numérique développent de fait une
expérience de jeu car on y retrouve autant le plaisir
ludique que le système réglementé du jeu. À titre
		 Le corps et ses dimensions :
		 corps perceptif/corps projectif
Par ailleurs cette expérience du numérique dans la
position du spectacteur et de l’apprentissage par le
geste permet aux penseurs Jean Louis Weissberg et
Etienne Armand Amato de développer l’idée d’une
projection de notre propre corps au sein de l’espace
virtuel.
	 La ludicisation et l’immersion que l’on peut vivre
en tant qu’expérience numérique viennent ajouter une
dimension supplémentaire à notre propre corps. La
possibilité de pouvoir se projeter hors de notre corps
au sein de l’espace virtuel vient redéfinir les limites de
notre corps réel et physique. Ainsi nous pouvons avec
d’exemple la tendance du serious game exploite
pleinement les caractéristiques ludiques des
interfaces numériques de même que la dimension
éducative produite par le fait de jouer. Les serious
games reprennent donc ce plaisir du jeu afin de
permettre l’acquisition de compétences ou de savoirs
précis issus des domaines professionnels comme le
monde hospitalier ou encore l’apprentissage de
compétences comme le code informatique avec
CodeCombat par exemple. Ainsi l’utilisation
d’interfaces graphiques tactiles vient encore
renforcer cette forme d’apprentissage et de ludicité
et Jean Louis Weissberg rappelle l’observation faite
par Henri Bergson « dans le geste et la réalisation du
geste se mélangent la rétention mémorielle et
l’anticipation ». Autrement dit l’union du couple
action/observation du spectacteur relève pleinement
de la question de l’apprentissage, de même que la
dimension ludique vient renforcer cette possibilité.
Ainsi on peut qualifier le numérique de « phénomène
ludique » selon les mêmes termes de Stéphane Vial,
non seulement on y retrouve ce plaisir de l’observation
et de l’action directe sur notre environnement, mais
l’interactivité numérique vient amplifier ce plaisir
ludique, la matière algorithmique permet la mise en
place d’un dialogue quasi infini à ce niveau là.
Néanmoins il ne s’agit pas uniquement d’une question
de plaisir ludique, le système du jeu présent dans
l’expérience numérique nous met dans une situation
d’apprentissage que la position de spectacteur vient
renforcer, j’agis et je me vois agir et cela vient
s’inscrire en moi par l’exécution du geste.
[25]
les avancées technologiques nous « incarner » dans le
virtuel. Des expériences tenues par des laboratoires
de recherches et d’ingénierie du Massachusetts
Institute of Technology (MIT) comme celui mené par le
Tangible Media Group, dirigé par Hiroshi Ishii,
développent ce type de possibilités. Le projet inFORM
[26] permet ainsi à un usager de déplacer un objet
physique par simple interaction numérique tout en
transcrivant la position de ses bras agissant sur un
« tapis » digitalisé. Ainsi notre corps physique pourra
ce trouver à un endroit tandis que nous pourrions agir
à distance sur des objets physiques placés dans un
autre lieu.
	 Par ailleurs Weissberg et Amato parlent de
« corps agissant », dans cette situation la perception
que nous avons de notre corps se dédouble en quelque
sorte. Jean Louis Weissberg, accompagné d’Etienne
Armand Amato, définissent ainsi un « corps perceptif »
et un « corps projectif » ; notre « corps perceptif »
est celui du « plaisir esthétique », autrement dit
appartenant au sensible tandis que notre « corps
projectif » est celui qui nous « incarne » dans
l’espace virtuel. Il est une représentation de notre
corps et c’est celui là que nous voyons agir, notre
corps de spectateur sensible voit et observe ce corps
projectif agissant mais virtuel. C’est aussi ce que nous
expérimentions déjà avec les jeux vidéos : notre corps
de spectateur dirige un autre corps qui agit au sein de
l’univers simulé mais les sensations n’en reste pas
moins physiquement réelles pour le joueur.
L’articulation entre « corps perceptif » et corps
projectif » vient construire cette expérience
immersive numérique.
	 De même Milad Doueihi vient rappeler que notre
corps s’intègre en tant qu’élément de cette
expérience numérique, il est partie prenante de cette
chaine de communication et vient s’ancrer pleinement
dans ces réseaux numériques, ici « le corps, inscrit
dans la chaîne de communication, devient une partie
intégrante de notre interface avec l’environnent
numérique ». Notre corps devient donc un lieu où le
virtuel peut exister de même que nous pouvons nous
projeter au sein de ces espaces simulés.
	 En cela le numérique vient développer la
perception de notre corps en tant que lieu assujetti à
un espace physique et temporel. Au sein de
l’environnement numérique nous existons sur
différents plans, à la fois « incarnés » dans le virtuel
tout en étant un corps physique. Cette situation fait
43 L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE
que nous accordons dans un même temps ces deux
corps possibles, « corps perceptif » et « corps
projectif qui entrent pleinement en interaction avec la
machine. Ces deux corps mis en exergue au travers de
l’expérience numérique nous permettent de
construire cette dialectique immersive présente avec
les Interfaces Homme-Machine numériques.
[26] Tangible Media Group,
projet InFORM, 2013
[23] Samuel Bianchini
«L’interface-conscience comme modéle»,
Essai, 1997
[24] « gameplay »
terme anglais exprimant les
régles consitutant le jeu
[25] Hegel
L’Esthétique,
1834
44L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE
Notes
45
Le temps malléable
B.3
		 Temps immédiat et « temps réel »
Outre une nouvelle perception de notre corps,
l’émergence du numérique nous amène à concevoir
sous un nouveau jour l’expérience même du temps
et si le temps était jusque là une notion où passé,
présent et futur suivaient un flux continu. L’usage du
numérique et des nouvelles technologies a bouleversé
et remis en question notre vécu de ce temps qui
s’écoule. Des expressions nouvelles sont venues
qualifier cette temporalité autre qui se déroule au
sein de l’espace numérique.
	 Cela nous amène donc à considérer l’écoulement
du temps comme différent entre le réel et l’espace
virtuel. Le temps se fragmente en autant d’expérience
possible à travers le numérique et il en devient
« malléable », au point que faire l’expérience du
temps numérique, du temps simulé, semble se faire en
décalé du temps physique. Certaines productions
numériques comme le clip SPRAWL2 [27] du groupe
canadien Arcade Fire est très représentatif de cette
expérience temporelle malléable. La vidéo du clip
musical s’accorde ainsi avec la danse de l’utilisateur et
suivant les gestes et leur rapidité le clip est plus ou
moins rapide. Par ailleurs la possibilité d’avoir accès à
des contenus très divers sur des durées très longues
comme le propose France Culture, laissant la
possibilité aux auditeurs de réécouter des émissions
passés.
	 De même certaines applications permettent
l’accès à des contenus en différés, la télévision
connectée permet de faire « pause » durant un
programme diffusé en direct à la télévision pour le
reprendre plus tard. Cette temporalité nouvelle nous
amène à définir les différentes qualités temporelles
possibles, ainsi certains événements de la vie du
numérique sont qualifiés de « temps réel » mais
l’expression évoque en vérité la simple présence de
l’utilisateur devant son ordinateur. Autrement dit la
conception du temps numérique se construit avec la
présence ou non de la personne concernée par
l’activité en cours. Il peut s’agir d’une interview par
exemple et l’on dira qu’elle est en « temps réel » si les
utilisateurs sont présents physiquement derrière leurs
ordinateurs ou autres supports. Mais cette interview
sera entendue sous une temporalité « normale » si
l’écoute se fait après-coup. Milad Doueihi définit cette
expérience du « temps réel » comme « un moment de
co-présence des utilisateurs ».
		Fragments
Ainsi le temps est devenu une donnée malléable, le
numérique vient affranchir l’utilisateur de cette
contrainte et la possibilité de vivre sous différentes
modalités temporelles rend l’expérience numérique
fragmentaire. Ainsi le fragment vient témoigner de
la multiplicité des expériences virtuelles possibles en
les délimitant à un temps et un lieu précis.
	 L’expérience numérique est venue fragmenter
notre perception du flux temporel, nos expériences
deviennent morcelées et mises côte à côte elles
ouvrent à différents espaces virtuels pour l’utilisateur,
de ce fait le fragment devient le format de référence
à tout support numérique. Mais c’est aussi une
condition permise par l’évolution technique et cette
nouvelle phénoménologie du temps fragmenté en est
le résultat direct car nombres de contenus tendent
eux aussi vers ce format selon Milad Doueihi. De
même temps et objets tendent à s’hybrider, le temps
se vit désormais à travers le contenu et le support qui
le renferme. Milad Doueihi ajoute même que la
convergence vers différents types de fragments
repose en grande partie « sur la dimension
sémantique ou ontologique de l’environnement
numérique », autrement dit notre expérience du vécu
temporel numérique se lie à l’objet, au support.
Stéphane Vial, quant à lui, définit même le temps
comme devenu « annulable ». Notre manière de
naviguer dans les mondes simulés permet de vivre un
instant et de revenir en arrière ou de recommencer. À
titre d’exemple cette dimension « contingente » du
temps était déjà développée dans les jeux vidéo ou
perdre ne signifiait que recommencer au dernier point
Le flux du temps numérique ne coïncide plus avec le
temps normal physique, l’utilisateur peut se détacher
de l’instant de diffusion d’un contenu et venir le vivre
en direct ou bien après. L’expérience numérique
affranchi l’utilisateur de sa présence dans un flux
temporel linéaire irrémédiable. Être là, être présent
dans l’instant n’est plus nécessaire car le web nous
permet de vivre en décalé et voir même « modifier »
l’écoulement du temps. Je peux ainsi accéder à un
contenu, le lire et l’arrêter, le reprendre de suite ou
plus tard, être là ou non mais avoir quand même vécu
l’expérience.
L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE
46
		 Vers l’ubiquité
Cette nouvelle temporalité née de l’usage que nous
faisons de nos objets numériques s’articule donc
désormais autour du fragment et de sa propre
temporalité qu’il impose à l’utilisateur. Ce nouveau
format contingent à un espace et un lieu propre,
fermé sur lui-même permet néanmoins l’articulation
infinie de contenus divers à des échelles de valeurs
très différentes. C’est un nouveau paradigme
numérique qui se met en place et où temps, spatialité
et réseaux s’interconnectent.
	 Ce nouveau paradigme numérique renvoi
directement aux nouvelles évolutions du web tel que
nous les définissons aujourd’hui, le web 3.0 ou le web
de l’ubiquité. Le Web 2.0 était celui des réseaux
sociaux, le web 3.0 sera celui de l’ubiquité et de
l’hybridation entre réel et virtuel, et mettant en
lumière le « paradigme du nuage » ou « Cloud
computing ». Dans ce nouveau système qui se base sur
le fragment, le réseau ou encore la spatialité, un léger
renversement s’effectue. En effet l’utilisateur ne vient
plus à son contenu, c’est ce même contenu qui reste
accessible constamment et cela que je sois chez moi
ou en extérieur. Les évolutions technologiques et le
enregistré. Le jeu pouvant être repris dans tous les
cas, réussir l’action n’était plus vraiment déterminant.
De ce fait notre acception du temps devient
contingente, rien n’est plus définitif à l’inverse de la
pensée stoïcienne où tout était déterminé et
irréversible. Le temps est donc devenu un espace
malléable, fragmenté, que nous pouvons parcourir
presque selon nos souhaits. Nos actes dans le monde
numérique ne sont plus soumis à l’écoulement
inexorable d’un temps linéaire.
	 Ainsi dans l’espace numérique le temps est
devenu une donnée manipulable et malléable. La
fragmentation de nos contenus, permise par
l’évolution technologique, est venue modifier notre
acception de l’écoulement du temps. Et ce sont
désormais les contenus qui viennent imposer et
assujettir l’utilisateur à leur propre temporalité au
sein de l’expérience virtuelle. Passé, présent et futur
sont mêlés dans l’expérience que peut faire
l’utilisateur du numérique car le temps est devenu
contingent, il n’est plus ce flux irréversible.
développement de toute une large gamme de supports
et de terminaux d’accès numériques en est par ailleurs
la preuve : la tablette, le téléphone et l’ordinateur ne
détiennent plus les contenus ils en sont les point
d’accès. Ce nouveau paradigme vient donc pleinement
exploiter les possibilités du réseau et Milad Doueihi
rajoute par ailleurs que ce dernier « inaugure aussi le
passage vers une nouvelle économie d’interfaces,
multiples et interchangeables, dont un des premiers
effets est une interopérabilité généralisée animée par
une double mutation, celle des formats et celle des
modalités d’accès et de la présence numérique ».
Cette nouvelle accessibilité de nos données témoigne
de la « fragmentation spécifique à l’anthologisation de
la culture numérique ». À titre d’exemple le
développement des systèmes d’applications comme le
fait par exemple la firme Apple, premier à qualifier son
réseau comme un « Cloud », permet une mobilité des
données, ce que je télécharge à un endroit précis et à
un moment donné va se retrouver mis à jour dans mes
divers autres applications et supports, ainsi le réseau
accompagne désormais l’utilisateur dans son
quotidien.
	 Ce développement de l’expérience du web en
tant que réseaux interconnectables fait dire à Serge
Tisseron, que nous allons vers une méta-culture, une
culture qui serait accessible partout mais dont
l’essence serait métaphysique car les contenus
resteraient simulés au sein de l’espace virtuel. Une
culture dont la médiation technologique serait
incontournable afin de la faire apparaître à nos sens.
Qui plus est ce nouveau paradigme annonce l’évolution
sociologique que met en place le numérique, la
fragmentation de nos contenus, une nouvelle
temporalité et une possibilité de mobilité permanente
avec nos contenus est selon l’avis de Serge Tisseron,
l’expression d’une évolution sociologique qui nous
amène à sortir de la culture classique du livre pour
aller vers une culture des écrans. Une culture de
l’interface et du fragment et dont l’essence serait
spatiale et immersive.
	 L’évolution technologique conditionne donc nos
évolutions sociologiques, à travers cela c’est un
nouveau paradigme qui nous amène à éprouver sous
des régimes inédits certains concepts tel que le temps
ou l’espace. Par ailleurs le fragment s’inscrit au sein de
ce nouveau paradigme culturel car il articule autour
de lui de nouveaux usages. Dans un même mouvement
le temps et l’espace deviennent inhérents au contenu
L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE
47 L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE
et au support de ce contenu. Ces évolutions ouvrent à
la naissance d’un nouveau paradigme virtuel, celui du
« nuage », expression menant à une forme de culture
spatiale nouvelle.
[27] Arcade Fire,
SPRAWL2, clip, décembre 2011
40L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE
Notes
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  • 1. Interfaces Expériences sensibles au sein de l’espace numérique
  • 2.
  • 3. Interfaces Expériences sensibles au sein de l’espace numérique
  • 4.
  • 5. sommaire 4 Avant-propos Ontologie du numérique 8 Virtuel, réel, possible et actuel D’où vient le virtuel ? Qu’est ce que le virtuel ? La dynamique du virtuel 11 L’objet technique, objet de langage La technique est une production exclusivement humaine Le numérique est une révolution du signe Le numérique est avant tout du langage 15 Le numérique comme milieu perceptif La technique comme médiation de notre perception Culture et technique Une révolution phénoménologique Nouveaux usages : la dimension gestuelle 22 Usages et symbolique Lire le geste Architecture de l’usage et de l’expérience Créer du sens 26 Le geste appareillé Ergonomie et rapports IHM Le geste interfacé, appareillé Liaison «imaginaire» entre deux espaces 33 Le geste tactile Quel apport du tactile ? Du partage du «sensible» Image «acté» L’expérience immersive du numérique 40 Simulation et interactivité La notion de « spectacteur » Jeu et « ludicisation » Le corps et ses dimensions : corps perceptif/corps projectif 45 Le temps malléable Temps immédiat et temps «réel» Fragments Vers l’ubiquité 49 Spatialités Espaces hybrides : porosité entre réel et virtuel Parcours: le monde mis en forme L’immersivité du numérique 59 Bilan 62 Annexes 63 Bibliographie 70 Remerciements
  • 6.
  • 7. Avant-propos Au début des années 1990 le monde découvrait Internet, deux décennies plus tard nous utilisons couramment ce réseau au travers de supports mobiles tels que nos téléphones, ordinateurs ou encore tablettes tactiles. Cette technologie qui existait déjà en tant qu’expérience des réseaux interconnectés au sein des laboratoires d’ingénierie s’est soudainement retrouvée à la disposition du grand public et s’est répandue de façon exponentielle. Cette « révolution Internet » nous l’appelons aujourd’hui « révolution numérique » et elle vient couvrir de nombreux aspects de notre vie. Ces décennies ont vu naître de nombreux usages nouveaux et notre mode de vie s’en est trouvé bouleversé. Désormais nous ne vivons plus « seuls » car nos corps se sont vus augmentés d’objets technologiques auxquels nous dévouons une grande part de notre attention et qui nous accompagnent désormais dans notre vie quotidienne. Mais plus que notre quotidien cette révolution numérique nous confronte à un réel nouveau. Ainsi notre réel s’est vu doublé d’un autre que nous qualifions de virtuel, un monde crée de toute pièce par la technique. Pour s’en saisir nous avons dû produire tout un rang d’objets interactifs qui nous permettent de naviguer d’un monde à un autre, d’être en interaction avec une machine. Ce mouvement interactif continue de s’étendre au sein de notre environnement et c’est tout un nouveau régime d’expériences du monde qui vient se mettre en place. Néanmoins la transition d’un monde à un autre ne s’est pas fait sans mal et l’irruption soudaine d’objets aussi clairement techniques est venue bouleverser notre appréhension du monde. L’hybridation technique du fait de l’interaction homme-machine en vient à être considérée comme un assujettissement de l’homme à l’objet. Pourtant l’usage de ces objets a permis de construire une approche sensible de nos images et des contenus virtualisés. Voir et percevoir, appréhender les formes de notre culture, ne se fait plus avec les même usages, à notre regard s’est joint le geste, et cela ouvre à une ontophanie nouvelle. De fait j’entends questionner les usages mis en place par l’arrivée du numérique et notamment du tactile. Il faut comprendre ici, que notre façon d’appréhender les contenus iconographiques et textuels, se trouve profondément remise en question de part la médiation d’interfaces entre nous et les documents déposés dans le virtuel. De plus les gestes nouveaux qui nous permettent de nous confronter à ces interfaces posent les conditions d’une expérience phénoménologique et ontophanique nouvelle qui viennent dans un même temps se confronter à des problématiques qui sont miennes, en tant que designer graphique. Comment se saisir de ces expériences nouvelles dont la captation passe par l’action de notre corps et son immersion dans un espace donné qui relève autant du réel que virtuel. Comment questionner le développement d’une expérience qui puisse être aussi bien sensible que technologique. Pour satisfaire à ces questionnements il sera nécessaire en premier lieu de porter à notre compréhension un certain nombre de notions clés qui viennent définir la nature de cette révolution numérique. Dans un second temps il s’agira de comprendre les implications d’un tel rapprochement avec la technique notamment avec l’émergence des interfaces tactiles et des usages qui y sont associés. Enfin dans un dernier temps il s’agira de saisir les enjeux de cette révolution du numérique et de nos usages futurs qui semblent se dessiner à travers elle.
  • 8.
  • 10.
  • 11. Virtuel, réel, possible et actuel A.1 Lévy dans son écrit Sur les chemins du virtuel [1], note que l’usage habituel de ce terme signifie souvent « la pure et simple absence d’existence ». Le réel étant supposé physique, tangible, le virtuel tiendrait donc de l’état inverse. Il serait du domaine de l’irréel, du faux ou de l’illusion. Ce sens se retrouve aussi chez Platon avec la question des simulacres produisant des images représentant la réalité. Certains penseurs semblent l’entendre en ce sens. Pierre Lévy cite par exemple la pensée de Jean Baudrillard qui prophétise « une sorte de disparition universelle », tout comme Paul Virilio annonce « l’implosion de l’espace temps ». D’autre part, Stéphane Vial dans son ouvrage L’Être et L’Écran [2], souligne le fait que le terme de virtuel se retrouve dans plusieurs champs lexicaux et que son sens à varié avec les époques. Une de nos acceptions probables de ce mot viendrait des sciences de l’optique au XIXe siècle qui utilisaient le terme d’image virtuelle pour qualifier l’image rétinienne en opposition à l’objet regardé. Les scientifiques de l’époque faisaient ainsi la distinction entre l’objet réel et physique et l’image virtuelle oculaire. Par la suite, ce sens fut repris pour l’informatique pour exprimer le principe de simulation présent dans les modalités de génération de contenus, où l’on simule des images de synthèses. Mais il faut aussi noter que cette association entre virtuel et irréel est régulièrement alimentée par les réfractaires et autres « dénonciateurs » de la technologie et du numérique. Ils rapprochent d’autant plus facilement ces termes et idées qu’ils servent leur mise en garde de notre future « décorporéisation ». Cette association perdure encore aujourd’hui car elle correspond, selon Stéphane Vial, à une peur provoquée par cette « fracture du numérique ». Comme si le virtuel avait la capacité de faire changer d’état ce à quoi il touche, une sorte de sublimation partant du tangible vers le nébuleux. Ces idées, bien que porteuses de préjugés, recèlent tout de même un point de vue intéressant, celui de donner à voir deux états distincts. D’où vient le virtuel ? Avec l’arrivée du numérique nous avons observé une véritable révolution de nos usages, aussi bien sociaux qu’économiques ou encore cognitifs. Depuis les premiers systèmes électroniques des années soixante, une large gamme de dispositifs digitaux, du téléphone à l’ordinateur, vient désormais nous accompagner de façon permanente dans notre vie de tous les jours. Ils agrémentent et accompagnent notre quotidien, des actions usuelles comme communiquer, travailler, se divertir ou apprendre ne se font plus sans leur médiation ou présence proche. Ces évolutions rapides et parfois déstabilisantes de nos modes de vie et de nos pratiques sociales ont aussi impactées notre vocabulaire. De nouvelles notions comme « monde virtuel », « réalité augmentée », « digital », « I.R.L », « gamefication », sont venues qualifier ces nouvelles expériences propre aux outils numériques connectés ou non aux réseaux informatiques. Ces mots et expressions, parfois néologismes ou anglicismes, sont les termes de cette culture du numérique qui se développe pleinement depuis les années deux mille. Avec la démocratisation des ordinateurs et autres dispositifs connectés, ces notions sont devenues courantes et très largement usitées. Néanmoins si les termes de « numérique » ou de « digital » sont les derniers à témoigner de l’évolution de la sphère web ; une des idées clés de cette révolution reste le terme de virtuel. Le virtuel est très souvent employé pour désigner ce qui est issu des mondes numériques, que ce soit sur Internet ou dans les applications pour ordinateur. Il qualifie dans un même temps la nature des expériences possibles sur Internet et compose certaines expressions comme « réalité virtuelle », « monde virtuel ». On le retrouve souvent accompagnant un nom et permettant de le distinguer du régime premier, réel et normal, que nous avons précédemment connu : « musée virtuel »,  « dictionnaire virtuel », « image virtuelle », « communautés virtuelles », etc. Il semble signifier, mieux que « numérique », ce mouvement de virtualisation, qui affecte nos modalités d’être aussi bien sur un plan temporel que spatial. Toutefois le virtuel est très souvent mêlé à tout un champ lexical du réel, et de son contraire l’irréel, parfois au faux et à l’imaginaire. Cette opposition entre réel et virtuel vient de son usage courant. Pierre 8ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE Qu’est ce que le virtuel ? L’étymologie du mot virtuel nous éclaire sur son sens, le terme est issu du latin médiéval « virtualis » lui-même dérivé de « virtus » : force, puissance. Il désigne en philosophie scolastique « ce qui existe en
  • 12. 9 ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE puissance et non en acte » et vient de la pensée aristotélicienne. Le virtuel est donc potentiel, dans un sens il est présent dans une infinité de perspectives. Qui plus est le réel est défini par son existence autonome, indépendante du sujet, là où les objets possèdent des limites physiques. Et comme le précise Stéphane Vial dans L’Être et L’Écran, « la notion de virtuel n’a aucun sens si opposée au réel ». De plus si on se fie à la pensée de Pierre Lévy le virtuel est bien doté d’existence puisqu’il est un état qui produit des effets. En cela il n’est pas contraire au réel mais plutôt à l’actuel. Le virtuel c’est un état qui tend vers son actualisation. Néanmoins cette qualification d’irréel repose aussi sur la dimension inassignable du virtuel. Dans les faits il n’est pas là, le virtuel semble tenir d’un état évanescent, semblable aux noumènes de physique quantique et dont Stéphane Vial rappelle l’exemple de Gaston Bachelard : « les phénomènes quantiques existent de façon implacables car mathématiquement démontrés, toutefois ils ne nous sont pas accessibles avec nos sens premiers ». Pierre Lévy, évoque lui aussi cette dimension fuyante et floue du virtuel par sa sortie de l’espace temporel, de l’ici et du maintenant. « Le virtuel c’est le hors-là » selon la définition donnée par le philosophe Michel Serres dans Atlas [3], inassignable à un temps et un lieu. Il est à la fois présent tout en étant absent. Par ailleurs il est important de préciser que le virtuel n’est en rien similaire au possible. Gilles Deleuze dans Différence et répétition I [4], distingue bien ces deux notions. Le possible est déjà là mais sous un état latent qui se réalisera selon sa détermination, sa nature, il possède déjà sa forme en quelque sorte. Le possible est un réel mais sans existence. Or Pierre Lévy parle du virtuel comme « un complexe problématique, un noeud de tendances ou de forces qui accompagne une situation, un évènement, […] qui appelle un processus de résolution : l’actualisation ». L’actualisation tient donc de la création dans son sens plein, dont il faut concevoir jusqu’à la forme même de ce passage en acte. Cette dimension créatrice n’existe pas aussi pleinement dans le possible. La dynamique du virtuel Mais le virtuel n’est pas que cet état potentiel, ce noeud de tendances. Il contient une dynamique porteuse de sens et méliorative. Le mouvement qui naît de l’actualisation d’un objet virtuel ne se fait pas uniquement dans la dotation d’une forme, il fonctionne aussi dans le sens inverse, c’est-à-dire dans la virtualisation d’un objet. Dès lors on peut considérer que les rapports entre actuel et virtuel tiennent plus de la dialectique que d’une opposition formelle. Si l’actualisation apparaît comme la solution du problème selon Pierre Lévy, elle est aussi la force qui met en mouvement et formalise ce virtuel. Le terme actuel est avéré dans son usage à partir du XIVe siècle en français, et serait emprunté au latin actualis « attesté au sens », « ce qui se fait au moment présent » et de la forme latine acte « pousser », « mouvoir ». L’actualisation est ce qui transforme l’état de puissance (virtuel) en acte. Virtualisation et actualisation sont deux manières d’être différentes, qui se répondent plus qu’elles ne s’opposent. La virtualisation part d’une solution donnée, pour la requalifier. Cette relation dialectisante entre actualisation et virtualisation « est un des principaux vecteurs de la création de réalité » selon Pierre Lévy. L’actualisation solutionne un problème, la virtualisation questionne de nouveau ce problème. Cette dynamique montre la part créative de ce rapport entre ces deux notions. Pour Pierre Lévy l’actualisation « est création, invention d’une forme à partir d’une configuration dynamique de forces et de finalités ». Il n’y a donc rien de « déréalisant » dans le virtuel, mais plutôt un déplacement de la nature première du principe, voir même une hétérogenèse comme le propose Pierre Lévy. L’objet n’est plus qualifiable par la solution donnée mais par sa problématique, ses potentialités ouvertes. Néanmoins à ce terme de virtuel, Stéphane Vial préfère celui de virtualité, plus proche de son sens actuel et de son utilisation par l’informatique. Rappelons que cette notion est apparue dans notre vocabulaire durant les années 90 et que le développement du numérique nous la fait envisager sous un angle nouveau. Mais encore faut-il pouvoir se saisir de cette virtualité.
  • 13. 10ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE Notes [3] Michel Serres, Atlas édition Flammarion, 1997 [4] Gilles Deleuze Différence et répétition I édition PUF, 1968 [2] Stéphane Vial, L’Être et l’Écran, Édition PUF, 2013 [1] Pierre Lévy, Sur les chemins du virtuel, document numérique
  • 14. L’objet technique, objet de langage B.1 Renaissance succèdent les puissantes machines du XIXe siècle et de la Révolution industrielle. Pour lui l’arrivée du numérique correspond à la troisième évolution technique de l’humanité. Ainsi la technique devient « du geste humain fixé et cristallisé en des structures qui fonctionnent ». Par ailleurs Michel Volle explique que si aux XVIIIe et XIXe siècles la machine prend en charge l’effort physique, au XXe siècle l’informatique et ses réseaux spécifient l’effort mental associé à la production. En cela la technique reste dépositaire de ce que nous sommes. Elle s’appuie sur nos mécanismes et vient les augmenter. Autrement dit elle est à l’image de l’homme, mais notre corps n’est pas le seul domaine que le numérique et la technique viennent questionner. La technique est une production exclusivement humaine Le virtuel s’actualise donc dans la technique. Nos objets numériques sont nos supports de dialogues avec ce nouvel environnement, la technique vient délimiter systématiquement notre usage du numérique, sans elle pas d’accès à ces espaces virtuels, pas de possibilités de dialoguer avec la machine et de créer des mondes de synthèses. Avec le développement des réseaux informatiques, les objets connectés deviennent omniprésents et médiatisent le moindre aspect de notre quotidien. Mais nos rapports actuels à ces objets numériques nous rappellent à nous même ce que nous savions déjà : c’est-à-dire la nécessité de la médiation technique. Les mythes grecs relatent depuis longtemps ce rapport humain à la technique à travers le mythe de Prométhée et d’Épiméthée. Épiméthée devant doter de qualités et de défauts toutes les créatures vivantes les distribua si bien qu’il ne resta rien pour les hommes. Le feu leur fut alors donné pour réparer l’oubli originel dont ils avaient été victimes. Sans capacités physiques équivalentes aux espèces animales les hommes devront produire leurs propres outils afin de subsister dans ce monde. Le feu symbolisant la technique, ce mythe montre qu’elle est donc intrinsèquement humaine, elle est une part constituante de notre humanité, de notre nature. Mais au-delà des grands mythes, la technique est avant tout notre action sur le monde, notre vecteur de création de ce même réel. Milad Doueihi dans son livre Pour un Humanisme numérique [5] qualifie la technique d’ « agent civilisateur qui a le don de modifier le vivant ». La technique permet à l’homme de façonner le monde. C’est notre modalité d’action sur le réel, notre façon d’appréhender et de nous confronter à nos espaces de vies. De tout temps l’homme s’est appuyé sur la technique pour adapter le lieu où il vivait à ses besoins. François Dagognet considère même l’objet technique comme « ce sans quoi nous sommes sans pouvoir » dans son livre Éloge de l’objet / de la technique [6]. La technique est le moteur civilisationnel de l’homme, dans l’action directe qu’elle lui permet sur son environnement direct. Stéphane Vial s’appuyant sur les écrits de l’économiste Michel Volle, évoque les grandes étapes des évolutions techniques de l’humanité. Aux techniques motrices de forces et contrepoids de la 11 ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE Le numérique est une révolution du signe Si Stéphane Vial parle de troisième révolution technique, Martin Legros quant à lui considère l’arrivée du numérique comme une révolution du signe. Dans un article de Philosophie magazine portant sur « Apprendre à l’heure d’internet » [7] il explique qu’en deçà de ses applications matérielles, le numérique est surtout une révolution intellectuelle. C’est-à-dire que le numérique ne vient pas uniquement questionner notre rapport à la technique mais qu’il questionne aussi notre langage. L’évolution technologique que nous vivons actuellement pose les bases d’une nouvelle lecture du monde. Le langage humain est basé sur des systèmes de signes, évoquant des idées et des concepts que l’on assemble pour communiquer. Le philosophe C.S. Pierce définit trois types de signes : indices, icônes et symboles. L’indice part d’un rapport immédiat au réel, alors que l’icône est un signe intermédiaire qui se détache peu à peu des formes du réel, le symbole quant à lui est à la fois abstrait dans sa forme et son sens. Le monde des signes est infini, leur vie sémiotique illimitée mais ils conditionnent notre rapport à la réalité et notre lecture du monde car tout peut faire signe pour l’homme. Par ailleurs si le symbole, signe le plus abstrait et conceptuel, reste particulièrement valorisé dans la culture occidentale, l’indice existe toujours dans nos rapports de communication. De prime abord le numérique relève
  • 15. 12ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE Les images numériques sont avant tout du langage Construit à partir de lignes de codes, dialoguant avec le système binaire de l’ordinateur les éléments visuels qui apparaissent à l’écran sont des signes traduits. Nos images, icônes et autres contenus numériques sont nés de modèles mathématiques abstraits où les signes alphanumériques coexistent avec les signes numériques. Tout ce que nous percevons du numérique, tout ce qui apparaît sur nos tablettes, que ce soit de l’image, du texte, du son ou de la vidéo est des formes de langages. Le terme de numérique vient lui-même de « numerus », qui est relatif aux nombres. Des systèmes d’écritures algorithmiques ont donné naissance aux langages informatiques comme le Html, le Java où encore le Php. Ces ensembles de signes codifiés permettent de construire de véritables langages de commandes informatisés constituant le rapport de stimuli-réponse que l’on retrouve dans les objets numériques. De même les premiers systèmes de commandes de l’ordinateur passaient par la saisie de lignes de code avant d’évoluer vers des interfaces telles que la souris et les icônes. Ainsi tout ce qui apparait à nos yeux, de nos écrans, ne sont que des traductions visuelles et sensibles de ces langages informatiques tout d’abord programmés. Les informaticiens à l’origine de ces écritures permettant de simuler des images de synthèse se sont inspirés du modèle platonicien des idéalités mathématiques. Platon pensait que le monde était constitué d’idéalités mathématiques : c’est-à-dire qu’il était basé sur des systèmes de formes géométriques comme les polygones. Les images virtuelles reposent sur cette base géométrique algorithmique. En ce sens la réalité numérique serait idéelle et scripturale, composée d’écritures et donc d’idées et de symboles. Mais si ces langages rendent possible la création de modèles informatiques, ils restent difficilement du symbole car l’ordinateur est un concentré de signes mathématiques qui donneront les langages informatiques. Mais ce n’est pas le seul système de signe à entrer en jeu puisque les applications tactiles font aussi appel à une communication plus indicielle et icônique. De fait ces nouveaux objets numérique permettent des situations où interviennent l’haptique et des rapports de stimuli-réponse encore primaires mais où l’abstraction pure vient rencontrer le sensible. Notre façon de communiquer n’est donc plus la même. Et plus qu’une question de supports le numérique remet en question autant le mode de transmission, la fonction et la nature de ces signes. Qui plus est cette « révolution du signe » modifie aussi notre rapport au savoir. Il devient comme extériorisé, il se transforme en « un stock d’informations et d’opérations manipulables ». Il ne s’agit plus tant de mémoriser des connaissances que de connaître l’accès à ce savoir. Pour Michel Serres le savoir est désormais « jeté là, objectif, collecté, collectif et connecté ». Cette modification des formes de notre savoir renvoie à ce qu’est le numérique, c’est-à-dire l’association entre informatique, réseaux et principes virtuels, et que le système du « Cloud » induit pleinement. Mais le numérique est aussi abstrait et sémantique comme le précise Stéphane Vial. Sous la forme d’un langage informatique, il possède une certaine grammaire car il assemble des groupes de signes. En ce sens notre environnement, avec les possibilités et la présence du numérique, devient selon le philosophe américain Jamer Hunt « de plus en plus symbolique et rationnel », c’est le monde de la pensée technique humaine. Un monde créé pour nous, par nos capacités de conceptualisation et d’action sur le réel. Nous confions à ces objets numériques aussi bien notre intelligence gestuelle que conceptuelle. Notre connaissance se digitalise et tout devient un stock d’informations et d’opérations manipulables. En déposant nos savoirs dans l’espace numérique on permet à tous de s’en saisir et de les porter à des questionnements nouveaux. L’accès libre aux informations, et d’autant plus leur présentation remettent en question notre lecture du monde et notre rapport à celui-ci. Les limites autrefois établies évoluent : public et privé se mélangent, la sécurité et la circulation des informations se confrontent à un souhait de transparence, les règles économiques sont aussi remise en question. L’information n’est pas plus riche ou plus pertinente elle est juste différemment présentée et médiatisée par la technique. Cet assemblage ouvert de fragments de textes ou d’images permet de les mettre en interaction et ouvre ainsi de nouveaux horizons à notre compréhension et perception du réel.
  • 16. 13 ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE perceptibles à nos sens. La technique apparait alors comme le seul moyen de les rendre saisissables et compréhensibles à tous. Ainsi le principe d’interface est devenu primordial dans nos expériences numériques car il permet d’y accéder de façon plus intuitive.
  • 17. 14ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE [5] Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique édition du Seuil, 2011 [6] François Dagognet Éloge de l’objet : pour une philosophie de la marchandise édition Vrin, 1989 [7] Philosophie Magazine n°62 Dossier"Pourquoi nous n'apprendrons plus comme avant" Article de Martin Legros p.40 Septembre 2012 Notes
  • 18. 15 ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE le numérique comme milieu perceptif C.1 La technique comme médiation de notre perception Le numérique, constitué du virtuel, possède certaines des caractéristiques issues de la mise en réseaux des systèmes informatiques on ne l’éprouve que grâce à la médiation technique. Elle nous permet de nous en saisir et de l’amener à notre perception, sans interfaces pas de possibilité d’éprouver ce virtuel, de parcourir ses potentialités. Le numérique est un produit de la technique. De cette affirmation Stéphane Vial développe un lien entre technique et perception, pour lui « la technique est une forme où se coule la perception ». Notre perception se formerait à travers la production technique. Mais cette incidence sur nos capacités perceptives concerne donc les objets avec lesquels nous interagissons de façon permanente, ainsi ils conditionnent notre perception du réel. En ce sens, ce que nous percevons, nous ne le recevons plus seulement avec nos sens mais aussi à travers le cadre des écrans. Mais ce rapport entre technique et perception n’est en vérité pas si nouveau. Voir le monde c’est le percevoir mais pour comprendre le réel il faut l’éprouver. Ainsi même les plus primaires de nos objets sont les conditions de notre rapport au réel, à nos possibilités d’agir sur le monde dans lequel on vit. La technique structure notre perception. L’homme s’appuie sur cette caractéristique de production d’objet, d’invention, pour se projeter et agir dans son milieu. La technique a toujours médiatisée notre rapport au monde, selon Stéphane Vial « chaque système technique crée des conditions ontophaniques différentes ». Ces systèmes sont ainsi propres à chaque époque donnée et forment des « environnements perceptifs » particuliers. L’homme ne peut voir le monde qu’à travers ce que lui renvoie la technique existante à son époque. Ainsi elle façonne le monde autant qu’elle nous façonne. Culture et technique Depuis toujours la perception est associée aux sens, on perçoit grâce à nos organes sensoriels, notre corps, mais ce processus n’est pas uniquement physiologique. Il est aussi d’ordre culturel et technique. Sur ce point Stéphane Vial cite en exemple Kant « l’objet est en partie construit par le sujet et que notre connaissance du monde est moins le reflet de celui-ci que le résultat combiné de ce que nous recevons de la perception et de ce que nous construisons par la raison ». Ainsi percevoir c’est construire mentalement une idée autour d’un objet, le qualifier avec ce que nous en comprenons de façon raisonnée. La perception est une chose construite, nous ne sommes pas les réceptacles de sensations éparses et incontrôlées qui arrivent à nos sens. « La perception brute n’existe pas; elle est contaminée par la mémoire », affirmait le philosophe américain William James, l’un des fondateurs du pragmatisme. Autrement dit, la quantité de données emmagasinées dans notre mémoire intervient souvent pour compléter, anticiper, ou carrément se substituer à ce que l’on voit. De même la technique permet l’apparition de changements sociaux, le philosophe Milad Doueihi évoque le travail de l’ethnologue Français Marcel Mauss, qui avait remarqué comment la technique transmet des comportements et des habitudes. Quand un objet technique se généralise, les attitudes sociales et les valeurs qui l’accompagnaient ou qui existaient jusque là se modifient de même. L’arrivée du numérique relève de cette idée dans la mesure où l’objet numérique et ses usages multiples se sont répandus de façon généralisée et sont venus modifier nos usages et nos perceptions dans un même temps. Mais si la technique était jusque là placée à côté de l’homme, entendue comme le prolongement de l’outil et comme une aide dans l’accomplissement de tâches, la technologie vient brouiller ce rapport préalable. La technologie actuelle conditionne le regard de l’homme sur son réel. Elle s’interpose désormais entre l’homme et la nature, comme l’introduit Claire Richard dans l’article de Philosophie magazine « Bienvenue dans la réalité 2.0 » [8]. Ainsi « l’homme ne perçoit plus le monde par ses sens comme une entité non rationnelle et indépendante de lui mais bel et bien à l’aide d’outils et de capteurs qui chargent cette réalité d’informations inédites ». On peut dire que nous agissons avec un environnement de moins en moins sensible mais beaucoup plus « symbolique et rationnel » selon les termes de Jamer Hunt. Qui plus est la technologie ne vient plus seulement modeler un environnement extérieur naturel mais vient faire le lien avec un monde déjà construit par l’homme. Elle
  • 19. 16ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE Une « révolution phénoménologique » Ainsi l’arrivée de ces appareils numériques changent nos systèmes perceptifs établis jusque là. Mais si les machines de la Renaissance étaient la reprise de la force musculaire, nos appareils numériques dupliquent nos processus cognitifs et perceptifs. Bernard Stiegler et Michel Serres s’accordent sur ce point dans une interview pour Philosophie magazine [10], il s’agit d’autant plus d’une révolution phénoménologique doublée d’une révolution technique. Selon Michel Serres et Bernard Stiegler nos processus intra-psychiques s’extériorisent dans nos appareils, ils passent hors de nous. De ce fait on ne duplique plus seulement l’acte, le geste mais aussi nos processus de perceptions et nos facultés intellectuelles. Ce nouveau rapport extériorisé nous amène donc à renégocier l’acte même de la perception selon Stéphane Vial. On apprend le monde à travers ces appareils et objets technologiques et ils encadrent notre vision du monde. Leur adoption généralisée par toute une partie de la société et leur utilisation quotidienne font qu’on peut dès lors parler de « révolution phénoménologique ». Autrement dit l’action même de percevoir s’est déjà modifiée. Par ailleurs c’est aussi l’essence de la réalité qui s’en trouve altérée car à chaque système technique nous permet d’interagir avec des environnements déjà structurés par l’ingéniosité humaine. Par ailleurs l’évolution technique permet de créer des appareils ouvrant à des perceptions inédites, ne serait-ce qu’avec un microscope ou un appareil photo. Le philosophe Pierre Damien Huygues [9] distingue l’outil de l’appareil car « l’appareil recèle en lui des modalités techniques qui le distinguent de l’outil et de la machine ». Ces appareils dépassent nos sens et nous rendent visibles tout un champ de perceptions que nous n’avions pas avec nos simples capacités humaines. Ils améliorent et projettent nos sens au loin. Milad Doueihi précise ainsi que « les pratiques culturelles deviennent homogènes en vertu des formes qui les accueillent au sein de l’environnement numérique ». Le contenu vient donc modifier notre comportement culturel, faisant de la technique le réceptacle de nos usages en devenir. correspond une « matrice ontophanique du réel » selon l’expression de Stéphane Vial. À chaque renouvellement de ces systèmes techniques c’est toute une façon de voir, de construire, et d’appréhender le réel qui se modifie. Stéphane Vial le qualifie de « changement d’ontophanie », ainsi le fait d’apparaître et d’exister à nos yeux ne procède plus de la même manière. Ce que nous percevons par nos sens nous le comprenons différemment. La technique fonctionne comme le filtre de ce que nous percevons où voulons percevoir et conditionne l’essence, la substance même du réel. Qui plus est Milad Doueihi rappelle que notre lecture du vécu est soumise à l’impératif des informations que nous pouvons percevoir. « L’expérience, le vécu sont soumis à un impératif : celui de l’existence et surtout la fiabilité des informations disponibles ». Ces évolutions de nos perceptions viennent enrichir et élargir notre appréhension du réel, nous voyons déjà notre environnement différemment et cela s’accompagne d’un changement dans la substance de ce réel. Ainsi avec le numérique c’est le réel et l’acception de ce que nous entendions comme réel qui s’est trouvé questionné. L’évolution technique est venue modifier nos capacités perceptives, notre environnement nous apparaît différemment et cette transformation de nos capacités perceptives en vient à élargir la substance même de notre réel. Autrement dit ces révolutions phénoménologique et ontophanique sont constituantes des évolutions techniques humaines
  • 20. 17 ONTOLOGIE DU NUMÉRIQUE [8] Philosophie Magazine n°59, Dossier «Bienvenue dans la réalité 2.0» Claire Richard, Mai 2012 [9] Pierre Damien Huyghe Art et Industrie édition Circée, 2002 [10] Philosophie Magazine n°62 Dossier «Pourquoi nous n'apprendrons plus comme avant» Interview de Bernard Stiegler et Michel Serres p.55 Septembre 2012 Notes
  • 21.
  • 22.
  • 24.
  • 25. 22NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE Usages et symbolique A.1 Lire le geste Le virtuel et le numérique, de part leur nature technique semblent exister hors de nous néanmoins nous les éprouvons au travers de nos sens puisqu’ils font appels à nos capacités sensorielles. Notre interaction première avec les supports de cette révolution technique, s’est tout d’abord tournée vers la vue. Naviguer dans les mondes de synthèses se faisait jusque alors par le biais de notre regard, le numérique était un monde d’écrans « à voir ». L’usage informatique et par la suite, numérique, s’est principalement constitué autour d’un sens principal qui était la vue puis le toucher comme déclencheur de ce qui sera à voir : l’usage de la souris par exemple. Nos interactions passaient de façons distanciées par la médiation des écrans. Néanmoins avec l’évolution de ces supports technologiques nos autre sens ont été peu à peu investis de cette révolution technique notamment avec l’apparition du tactile. Après la vue, le toucher est le second sens qui prime dans notre usage du numérique, en témoigne le développement des supports tactiles et d’expériences mettant en jeu notre toucher, tel que le propose le designer Raphaël Pluvinage avec le projet Noisy Jelly [11]: l’utilisateur est invité à produire une série de sons grâce à des formes en gelée colorée suivant l’intensité de son toucher, leurs formes, et différents paramètres pour laisser libre cours à sa fantaisie. Nous investissons de plus en plus ce sens, autrefois très secondaire dans notre culture occidentale. Jean Louis Weissberg, maître de conférence en sciences de l’information et de la communication, évoque d’ailleurs cette idée dans un article avec Etienne Armand Amato, chercheur et enseignant en sciences de l’information et de la communication, pour la revue Anomalie [12], « l’observation qualifiait la part noble de l’intellection et tendait vers l’élévation au sublime ». La vue était un sens qui que l’on considérait comme tourné vers le concept et la compréhension par la raison. Mais le nouveau rapport introduit par le numérique questionne l’usage de nos sens et les valeurs que nous leurs associons. De fait le numérique amène la dimension tactile et sensible au même niveau perceptif que notre regard, au sein de notre échelle de valeurs. Dès lors nous voyons le monde virtuel mais, à présent, nous le sentons aussi à travers nos gestes et nos doigts. Ainsi l’apparition du tactile dans les technologies numériques est venu révolutionner Architecture de l’usage et de l’expérience Ces nouvelles pratiques ancrées dans notre quotidien renforcent les interactions entre nous et ces objets numériques. Nos rapports se font même de façons quasi permanentes et prolongées, nous passons du téléphone portable à l’écran de l’ordinateur, nous l’approche culturelle dont nous faisions usage jusque là. De fait les informations ne passent plus simplement par le regard mais aussi par le geste associé dans leur consultation. Naviguer ce n’est plus simplement voir et cliquer sur des signes, c’est dérouler toute une grammaire de gestes, un vocabulaire permettant d’interagir avec l’appareil à travers une lecture pluri sensorielle affranchie d’une prothèse telle que la souris. Qui plus est, ces gestes développés pour un usage spécifique du numérique constituent un inédit sémiologique dans le sens où ils sont à la fois naturels et symbolique selon le chercheur Jean Louis Weissberg. Ils constituent tout un nouveau vocabulaire gestuel accompagnant notre exploration des mondes virtuels. Et si leur création s’est faite de manière artificielle toute l’intelligence de ces gestes vient de leur apparente « naturalité », pour les natifs du web « pinch », « drag », « slide »… sont des gestes parfaitement limpides et adéquats pour les objets tactiles. La main devient un organe capable de créer du sens et non plus uniquement un vecteur de nos actions. Avec le numérique nous effectuons des séries de signes gestuels parfaitement lus et compris par les programmes informatiques et permettant la mise en place d’une interaction entre l’homme et l’objet sous la forme d’un presque « dialogue » Ainsi l’interface devient le milieu transducteur de tout un univers sémiotique. Les gestes que nous développons afin de mettre en place cette situation d’interaction sont des gestes totalement nouveaux mais dont les caractéristiques principales sont leur « artificialité » et le fait qu’ils soient « porteur de sens ». Ils viennent accompagner notre expérience visuelle du numérique en se joignant à notre regard, ils viennent doubler l’observation et la lecture d’une dimension sensible extrêmement directe pour l’utilisateur.
  • 26. 23 NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE Créer du sens Mais la confrontation à ces expériences nécessite qu’elles soient porteuses de sens, c’est-à-dire qu’elles portent en elles les qualités mélioratives d’une phénoménologie de notre environnement. La conception centrée autour de l’usager devient une règle en matière de bonne conception. En ce sens le design porte en lui une dimension politique non négligeable. La nécessité de produire des expériences et du design « porteur de sens » ou de donner du sens à ces objets existe depuis longtemps dans la discipline du design, et si Raymond Loewy avait défini le design à sa dimension esthétique pour les produits de l’industrie, William Morris avait déjà bien avant formulé une critique du nivellement par le bas qu’avait induit la production industrielle au cours du XIXe siècle. Le design tel qu’on le connait aujourd’hui est né de la Révolution industrielle du XIXe siècle, elle a marqué la discutons avec nos proches tout en naviguant sur Internet par exemple. Ces objets techniques sont devenus des auxiliaires dans notre vie quotidienne permettant de vivre l’expérience numérique à chaque instant. Le numérique relève donc d’une expérience, et pas seulement du fait de sa récente apparition ou de ses formes innovantes. Bien que son orientation, résolument tournée vers le futur du fait de sa conception technologique, lui confère la qualité d’« expérience », on ne peut s’arrêter uniquement à sa dimension événementielle, nouvelle, voir ludique comme on l’entend parfois. C’est cette impression particulière d’aller dans un « ailleurs » qui met en lumière une partie de sa qualité d’expérience. Nous « traversons » le numérique. Et bien que l’on puisse croire qu’il soit devenu une pratique usuelle, chaque plongeon dans le monde virtuel nous happe de façon surprenante. Cette expérience se produit devant les caractéristiques immersives propres au virtuel mais surtout dans la durée et la séduction irrésolue que peut éprouver l’utilisateur face à ces espaces virtuels. Comme le propose la philosophe Marianne Massin [13] pour définir cette notion d’expérience, elle « peut être celle du passé accumulé […] elle ouvre aussi a un avenir risqué ». L’expérience se vit sous différentes modalités, à la fois passive et active, tout comme le numérique où l’usager vit dans un même temps les actions qu’il déclenche. Qui plus est on y mobilise aussi tout un protocole, que ce soit les gestes ou encore les objets nécessaires à cette pratique. Il a donc fallu construire cette expérience et en qualifier tous les aspects et usages nécessaires. Ainsi nos expériences numériques sont structurées autour de ce que l’on appelle une « architecture ». Cette idée d’architecture de l’expérience fait qu’elle est conçue avant même que nous la vivions. De l’avis du philosophe Stéphane Vial, ce que nous expérimentons actuellement a été prévu auparavant par un designer, ayant la capacité de se projeter dans ce qui n’existe pas encore et de planifier nos gestes et besoins. L’utilisation du bureau et d’icônes tels que nous les connaissons nous permettent de comprendre facilement comment interagir et utiliser les fonctions prévues pour l’usage d’un ordinateur. Stéphane Vial cite en exemple Tim Motts, créateur d’icônes d’applications informatiques lorsqu’il travaillait chez Xerox. Et il en va de même pour toutes nos applications et programmes informatiques. Lorsque Siri, application issue de la firme Apple, répond à nos questions à la manière d’un être doté de réflexion, c’est le principe du « et si » propre à la programmation des jeux vidéos qui est utilisé. De fait ce que nous vivons dans les mondes virtuels a été pensé et planifié bien avant que nous en ayons l’usage. Ainsi la place du designer, ou du concepteur, devient primordiale car pour que celle-ci soit bénéfique pour l’usager elle doit être construite de façon intelligente. En témoigne l’arrivée de nouveaux métiers avec l’émergence d’une économie du web et notamment à l’architecture de contenus et d’expérience du fait de la complexification des expériences possibles. Ces professionnels interviennent donc lors de la création d’expériences numériques afin que l’utilisateur bénéficie au mieux du projet. Le numérique se transforme donc en une expérience complète. À la fois spatialement et temporellement, du fait de la tendance ubiquitaire et d’une hybridation au réel avec le web 3.0, mais aussi à travers les perceptions sensorielles nouvelles que permet le numérique. Néanmoins la qualité de cette expérience se doit d’être pleinement pensée en amont par un designer capable de mettre en place des expériences porteuses de sens pour l’utilisateur futur.
  • 27. 24NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE fin de l’artisanat et l’apparition du statut de designer afin de qualifier ce que produisait les machines. Le développement d’une dimension politique dans la qualité des productions du design et dans ce qu’il pouvait offrir à l’utilisateur s’est rapidement mis en place. Une première fois avec la vision socialiste, teinté d’utopie de William Morris, précurseur du design, puis quelques décennies plus tard avec le Bauhaus et la tentative de produire une création capable d’utiliser l’industrie au mieux. Le philosophe Pierre Damien Huygue rappelle à ce propos la position prise par Walter Gropius, alors dirigeant du Bauhaus, de lier technique et art, après 1922. Il abandonnait de ce fait la pensée artisanale qui prédominait jusque là au sein du Bauhaus de Weimar. Ce sont ces différentes positions autour de l’articulation entre l’art et de la technique qui ont permis de penser le design comme ayant la capacité à qualifier les problèmes posés par l’industrie. Car cette nécessité du sens, nécessité humaine, vient de notre « capacité à tordre le réel » comme l’exprime Pierre Lévy. Autrement dit il s’agit de la possibilité humaine d’interpréter ou de donner du sens à des choses qui en sont initialement dépourvues. Cette capacité à construire du sens se retrouve aussi mise en oeuvre par le langage et la technique de par la création de signes et d’objets auxquels on attribue de nombreuses valeurs. Il s’agit là de ce que Pierre Lévy nomme « hétérogenèse du réel ». Nous sommes ainsi capables de nous projeter dans un objet, de l’envisager sous une dimension nouvelle, avec des possibilités autres que celles perçues de prime abord. La capacité à transcender l’usage premier des choses, Pierre Lévy la nomme « hétérogenèse ». Cette capacité nous amène à donner du sens à ce que l’on produit, à adopter une vision méliorative. Et si d’une branche on peut fabriquer un arc comme le donne en exemple Pierre Lévy, alors de ces appareils qui nous accompagnent tous les jours que pouvons nous faire naître ? Ainsi l’expérience doit être porteuse de sens pour amener l’homme vers un ailleurs autre que celui d’une technique aliénante. [13] Marianne Massin Expérience esthétique et art contemporain, Presses Universitaires de Rennes, 2013 [11] Raphaël Pluvinage Noisy Jelly ENSCI, 2012 [12] Le Corps à l’épreuve de l’interactivité : interface, narrativité et gestualité, Etienne Armand Amato et Jean-Louis Weissberg, OMNSH, 2003 Notes
  • 28. [11]
  • 29. 26NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE Le geste appareillé B.2 Ergonomie et Interactions Homme-Machine La nécessaire structuration de ces expériences numériques et le rapport très proche que nous entretenons désormais avec ces appareils obligent à une adaptation autant dans notre comportement humain que dans la conception de ces appareils. De fait les formes et les réponses de ces objets en viennent à se moduler selon nos attitudes et notre fonctionnement comme nous développons, grâce à la plasticité de notre cerveau, des usages nouveaux induits par leurs utilisations. Ainsi nous n’interagissons plus uniquement entre et envers des êtres humains mais aussi avec des appareils dotés d’intelligence artificielle de plus en plus à même de comprendre nos intentions de façon subtile. Ces rapports théorisés dès les années 50 dans le domaine des sciences et de l’ingénierie informatique sont dénommées Interactions Homme- Machine ou IHM. Elles étudient et questionnent très spécifiquement ces situations de « dialogues » possibles entre l’homme et la machine par le biais des moyens et d’outils mis en oeuvre afin qu’un humain puisse « communiquer » avec un de ces dispositifs. Ainsi les ingénieurs de ce domaine étudient la façon dont les humains interagissent avec les ordinateurs ou entre eux par l’intermédiaire d’un d’ordinateur. Ils se penchent aussi sur la qualité de conception de ces systèmes, leur ergonomie, leur efficacité, leur facilité d’appréhension et plus généralement l’adéquation à leur contexte d’utilisation : autrement dit ces situations où l’homme se retrouve confronté avec ce qu’on peut appeler une intelligence artificielle. Ces questionnements autour de la justesse des interactions possibles avec ces objets numériques sont d’autant plus actuels que la miniaturisation des composants permet de transporter constamment de ces objets avec nous. Ces rapports d’ « interacte », comme le définit le chercheur et enseignant Etienne Armand Amato, constituent les opérations développées entre intelligence biologique humaine et machine à logique algorithmique. La confrontation entre deux types d’entités ouvre un tournant cognitif pour l’homme. À l’heure actuelle, même si il existe de nombreuses manières d’entrer en interaction avec des systèmes d’intelligence algorithmique, la plupart d’entre eux restent externes : écrans, tablettes, téléphones viennent graviter autour de nous. Un des premiers dispositifs « d’interacte » a été la souris, dont le prototype a été crée par l’ingénieur américain Douglas Engelbart. Il s’est imposé comme un outil incontournable, après qu’Apple ait livré un modèle amélioré, dans l’utilisation d’un ordinateur. Mais à l’heure actuelle on peut déjà constater une « épure » dans les outils structurant ces situations d’interactions, entre nous et le coeur intelligent de la machine il tend à n’exister plus qu’une surface sensible sur laquelle nous appliquons des gestes porteurs de sens pour ces appareils digitaux. De fait le tactile est la dernière évolution dans ces rapports Interactions Homme-Machine, ici le clavier et la souris disparaissent au profit de nos mains et de nos gestes qui deviennent un moyen de médiation direct dans ces rapports Interactions Homme-Machine. Néanmoins nos systèmes actuels dérivent de la recherche déjà mise en place dans les années 50 et 60 aux États-Unis. Des chercheurs tel que Douglas Engelbart ou encore Ivan Sutherland avaient posé les bases de ce que nous expérimentons actuellement. Les principes de « manipulations directes », de « réalité augmentée » par exemple, étaient déjà en germe à cette époque. Ces chercheurs et groupes de recherches ont formulés les caractéristiques de nos expériences numériques actuelles. Ainsi la plupart de ces expériences ont menées vers des systèmes de captations très directs et simplifiés où les rapports d’Interactions Homme-Machine créeraient une dialectique fluide entre l’homme et la machine. Ainsi la plupart des rapports IHM, rendus possibles aujourd’hui par les avancées technologiques, ont été développés durant les années 60 par des chercheurs tel que Ivan Sutherland ou Douglas Engelbart. Les évolutions techniques ont permis d’améliorer et affiner les systèmes d’Interactions Homme-Machine conceptualisés par ces chercheurs tout en questionnant les qualités ergonomiques, ontophaniques et phénoménologiques des rapports d’interactions que nous éprouvons avec ces machines. Le geste interfacé L’apparition et la généralisation des dispositifs tactiles marquent une avancée dans nos interactions numériques. Mais ce type de manipulation faisait déjà
  • 30. 27 NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE partie des recherches développées par Ivan Sutherland avec le logiciel SketchPad [14] en 1963. Bien que le dispositif de Sutherland fût conçu avec la médiation d’un stylet, il a mené vers ce que l’on a appelé dans les années 80 « la manipulation directe » en permettant la conceptualisation d’une interaction directe avec des objets graphiques représentés à l’écran, à l’inverse des commandes issues des langages de programmation qui existaient déjà. Ainsi nos rapports avec ces objets technologiques tendent vers des formes épurées et des systèmes de commandes simplifiées où l’interface graphique permet d’ouvrir des rapports directs et plus rapidement compréhensibles. Dans un même temps ces dispositifs intègrent une dimension sensorielle dans la mesure où nous tendons de plus en plus vers une interaction directe où seule une interface réduite, une surface mince de l’écran, viendrait nous permettre de construire des interactions avec le système algorithmique de la machine. Par ailleurs la démocratisation de ces systèmes tactiles a non seulement amené à questionner les qualités ergonomiques des objets numériques mais a permis de développer pleinement les usages gestuels de ces nouveaux supports. De fait l’usage numérique ne s’apprend plus simplement à travers la lecture des signes visibles à l’écran mais aussi dans l’exécution de gestes adéquats à ces rapports Interactions Homme- Machine comme en témoigne le projet Multi-Touch Gestures de Gabriele Meldaikyte [15]. Ainsi nous développons un vocabulaire de gestes formés spécifiquement pour le numérique et n’ayant aucune application en dehors. Personne ne « double touche » son journal pour agrandir le contenu ou fait un geste de « déplacement lent »pour ouvrir sa voiture. En cela la particularité des gestes tactiles issus de l’ergonomie et de la recherche en captation est qu’ils sont à la fois formés par l’usage technique mais qu’ils intègrent une exécution très naturelle. Nous créons des gestes spécifiques au numérique et ils en deviennent « naturalisés » par l’usage, comme l’explique Etienne Armand Amato dans son interview pour la revue numérique OMNSH [16], le « pinch » [17] où le « tap [18]» sont l’expression d’un nouveau vocabulaire gestuel mais aussi culturel. Ce sont des gestes porteurs d’un sens, qui ouvrent à des actions précises lorsque nous somme en situation d’Interactions Homme-Machine. Qui plus est certains de ces gestes sont d’ailleurs brevetés, preuve de leur création toute artificielle. Ainsi nos gestes s’hybrident et se couplent à des dispositifs techniques, tout en provoquant dans un même temps des changements sociaux et culturels. Mais outre les gestes développés pour l’usage du téléphone mobile ou de la tablette ces objets produisent de nouveaux comportements non prévus par les « ergonomes » et initiés par notre relation avec ces objets. Ainsi l’on peut observer en deçà des gestes « artificiels » tout un développement d’attitudes et de comportements spontanés adoptés par les usagers. Il s’agit de nos rituels produit par cette interaction continue dans le monde digital. Notre rapport devient d’autant plus naturel et proche que nous pouvons les manipuler aisément du fait d’un allégement et d’une épure de leurs formes. La plupart des dispositifs numériques sont aujourd’hui mobiles et totalement désolidarisés d’un bureau ou d’un branchement par exemple. Ainsi nous naviguons sur nos tablettes ou nos ordinateurs aussi bien allongé dans le canapé, qu’en marchant dans la rue. La recherche « Curious Rituals [19] » menée par des étudiants de l’Art Center College of Design de Pasadena en Californie pointe ces usages inattendus. Cette étude référence ces attitudes inédites qui se développent au sein de plusieurs populations, comme la consultation d’Internet allongé dans son lit où les divers habitudes et mimiques que nous font adopter téléphones mobiles, ordinateurs ou encore tablettes tactiles. Avec le développement des interfaces tactiles nous avons non seulement constitués un nouveau vocabulaire de gestes spécifiques à ces objets mais dotés ces gestes d’une qualité sémantique. Ces gestes porteurs de sens ont par ailleurs pu s’imposer grâce leur exécution très naturelle, de fait ils inaugurent toute une gamme de gestes inscrit dans notre quotidien mais dont l’application reste uniquement numérique et artificielle. L’appropriation et le détournement de ces usages devenus quotidiens et usuels ont permis d’enrichir ce vocabulaire et montre dans un même temps l’évolution culturelle et sociologique inédite induite par ces changements technologiques.
  • 31. [14]
  • 32. [14]
  • 33. Liaison « imaginaire » entre deux espaces La possibilité d’interagir par médiation tactile avec ces objets ouvre une dimension nouvelle aux rapports déjà permis entre homme et machine. En premier lieu la qualité sémantique de ces gestes liés au numérique est inédite, qui plus est ils recèlent une dimension projective nouvelle, ils sont le lien entre nous et le support numérique et nous permettent de passer d’un espace à un autre, de « dialoguer » avec la machine. En cela ils développent une part de cette hybridation entre réel et virtuel souvent évoquée par Milad Doueihi et de plus en plus répandue aujourd’hui. En premier lieu la qualité sémantique de ces gestes liés au numérique est inédite, qui plus est ils recèlent une dimension projective nouvelle, ils sont le lien entre nous et le support numérique et nous permettent de passer d’un espace à un autre, de « dialoguer » avec la machine. En cela ils développent une part de cette hybridation entre réel et virtuel souvent évoquée par Milad Doueihi et de plus en plus répandue aujourd’hui. Le maître de conférence Jean Louis Weissberg vient qualifier les caractéristique de ces gestes formés pour la technique, en effet ils matérialisent la présence de l’utilisateur bien plus qu’avec la souris. Pour Jean Louis Weissberg il s’agit d’une forme de présence corporelle au sein de l’espace virtuel, de ce fait ce geste permettant de « dialoguer » avec la machine devient un geste « interfacé », un « organe sémiotique » selon ces mêmes termes. Autrement dit ces gestes tactiles contiennent une part symbolique dans leur essence même et, de l’avis d’Etienne Armand Amato, l’utilisateur oscille entre le visible (l’écran) et la dimension symbolique (le geste). De plus l’utilisateur éprouve l’impression d’un vrai déplacement physique ce qui confère à ces dispositifs une qualité à la fois plus sensible ainsi qu’une phénoménologie inédite de l’objet technique. Pour Milad Doueihi le geste tactile devient « le lieu d’un passage », « le site d’une transmission » vers le numérique où le toucher ouvre « un nouveau réseau dans la réalité de notre corps ». Le virtuel n’est plus existant seulement dans nos appareils il vient prendre naissance au sein de notre propre corps. De fait ce rapprochement entre espace sensible et espace virtuel montre à quel point les Interfaces Homme- Machine viennent hybrider sensible et virtuel, l’individu 30NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE devient partie prenante dans le système des réseaux numériques. À l’inverse Milad Doueihi explique aussi que le virtuel vient s’identifier et s’incarner dans nos corps, de même que ce corps se transforme en un outil propre à éprouver ce virtuel. Ainsi le tactile permet le premier pas d’une identification de nos corps à l’objet technique et donc a une hybridation entre sensible et technique. Et cela vient modeler un nouveau corps social, nous n’existons plus seulement comme être de chair et de sang mais comme un corps capable d’éprouver aussi bien le réel que de vivre dans une relation projective avec ces espaces virtuels. Le projet No Man’s Land du studio Apelab [20] joue sur cette relation pour faire interagir réel et virtuel. Les données virtuelles venant influencer notre rapport avec notre environnement direct. Nous sommes à la fois dans et hors de la technique avec l’hybridation réel/virtuel. Le geste devient le lieu d’un passage entre réel et virtuel, il marque la naissance d’un nouveau rang de gestes définis spécialement pour l’usage technique et dont l’originalité de sens et de formes ouvre à des rapports inédits avec le virtuel. Notre corps et nos gestes nous amènent à nous projeter au sein de ces objets, ainsi déclencher une action par le geste ce n’est plus seulement activer une fonction mais c’est aussi se projeter dans l’espace virtuel, le parcourir physiquement en quelque sorte. Et cela vient conférer à nos corps une dimension inédite en tant qu’élément de ces réseaux numériques et comme outil de dialogue sensible avec les interfaces numériques.
  • 34. [15]
  • 35. 32NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE [14] SketchPad, Ivan Sutherland, programme informatique, MIT, 1963 [16] Le Corps à l’épreuve de l’interactivité : inter- face, narrativité et gestualité, Etienne Armand Amato et Jean-Louis Weissberg, OMNSH, 2003 [15] Multi-Touch Gestures Gabriele Meldaikyte, 2013 [19] Curious Rituals, Art Center College of Pasadena, Californie, 2013 [17] Pinch : action de saisir en pincant ses doigts sur un écran tactile. [18] Tap : action de tapoter avec son doigt sur un écran tactile. [20] No Man’s Land, jeu interactif, studio Apelab 2014 Notes
  • 36. 33 Le geste tactile C.2 Quel apport du tactile ? Si le tactile est rapidement devenu la panacée en matière de nouveauté technologique et d’Interactions Homme-Machine c’est qu’il propose une expérience dont la profondeur dépasse le stade du simple gadget et offre une ontophanie virtuelle inédite que l’on commence à peine à comprendre. Par ailleurs la liaison entre sensorialité et expérience virtuelle est une des étapes clés dans les modalités possibles d’hybridation réel/virtuel. Le tournant que marque l’arrivée du tactile au sein de nos Interfaces Homme-Machine spécifie de l’émergence du sensible au sein de nos objets technologiques. Cette « réintroduction du sensible » dans la dimension virtuelle vient questionner à la fois nos principes perceptifs et notre appréhension des objets culturels et techniques. Sans en avoir l’air tapoter sur sa tablette ou sur son téléphone marque un profond changement dans notre rapport aux objets et dans notre perception à la fois sensorielle et culturelle des contenus. Et ce déplacement dans la phénoménologie des objets techniques nous amène à d’autres modalités perceptives. Dès lors nous envisageons le monde sous une nouvelle hiérarchie de sensations, la vue, autrefois organe dominant dans l’appréhension du virtuel, se trouve soudainement couplée à la sensation directe du toucher. Le philosophe Milad Doueihi évoque une « incarnation de nos sens dans le virtuel » et en effet nous conférons à ces appareils numériques les mêmes capacités perceptives que celles des humains. Ils voient comme nous voyons, et ils sentent comme nous sentons car ils sont construits sur la même logique physiologique que les hommes. Qui plus est la recherche en matière d’Interactions Homme-Machine tend à se développer sur tous nos sens comme pour l’odorat par exemple, ainsi nous hybridons nos sens à la technique. En suite de cette évolution, Milad Doueihi parle aussi « d’humanisation du virtuel » dans le sens où la technique se modèle selon des principes anthropomorphiques. Mais la technique ne fait pas que prendre forme selon des principes anthropomorphiques et physiologiques, elle vient s’hybrider à nos corps. Ainsi le tactile vient lier sensible et virtuel et Milad Doueihi le définit comme « un nouveau réseau qui a ses origines dans la réalité du corps comme interface et site physiologique de communication ». Le virtuel n’est Du « partage du sensible » Ces nouveaux sites physiologiques de la perception, investis par le virtuel à travers les appareils numériques, ouvrent de nouvelles modalités de partage sensoriel. L’inscription du corps en tant qu’élément du réseau virtuel du numérique nous confère la possibilité d’offrir nos ressentis à tous, dans un « partage du sensible ». Nos sens ne nous sont plus strictement personnels, nous les mettons en œuvre dans nos rapports de communication avec les autres ainsi ils ouvrent un espace commun, une zone de partage du sensible. Milad Doueihi rappelle que « le toucher est un plus enfermé dans l’objet technique, il vient naître au sein de notre corps. Ainsi le développement du tactile vient alimenter cette réinsertion du corps dans la technique. Milad Doueihi constate que cette nouvelle pratique issue de l’évolution du numérique a radicalement changé notre culture des écrans. «  Au regard du lecteur se joignent le toucher et la manipulation tactile ». Autrement dit les objets que nous percevions uniquement dans un rapport de raison et de façon distanciée viennent soudainement se livrer à nos sens dans une lecture sensible du geste qui les questionne très différemment. Le philosophe Milad Doueihi précise encore que «  la fonction de lecteur et spectateur sont ainsi soumises à une nouvelle réalité qui permet, à travers le corps, de concrétiser désirs et volonté », notre sens du toucher devient à la fois le lieu d’un rapport intime entre nous et nos objets culturels numériques. Le développement anthropomorphique des dispositifs tactiles montre à quel point les interactions numériques se modèlent suivant une dialectique homme-machine. Le tactile sous sa forme technologique reprend nos processus perceptifs dans le sens où il est modelé selon le même principe. De ce fait l’apparition d’un rapport plus sensible aux objets issus du progrès technologique provoque et questionne de nouveaux usages culturels dans notre appréhension des appareils numériques et du contenu qu’ils affichent. Qui plus est la technique, se lie à nous et nous nous lions à elle, cette hybridation confère une redéfinition de notre rapport au virtuel puisqu’il vient l’inscrire au sein même de notre corps. NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
  • 37. 34 Image « actée » Ces nouveaux régimes sensibles amènent dans un même temps de nouvelles conditions d’appropriation des biens culturels circulant dans les réseaux numériques. Nos interfaces, avec les évolutions du tactile, deviennent donc principalement graphiques et ouvrent à de nouveaux régimes d’images et dont leur compréhension ne provient plus uniquement d’un processus de l’esprit mais aussi d’une manipulation tactile. En lieu et place du texte, et de fait du livre, l’image devient l’élément central de la culture numérique. Elle est le média incontournable de nos interfaces graphiques, la primauté de ces images simulées marque le changement de régime sensible produit par le numérique en tant que révolution phénoménologique. Selon l’expression du philosophe Milad Doueihi nous sommes entrés dans un nouveau régime visuel qu’il décrit comme « l’économie de l’image numérique » où « l’image est l’agent transformateur de l’identité numérique », c’est-à-dire que l’image est désormais le vecteur par lequel nous échangeons nos informations, nous dialoguons et nous éprouvons le numérique. Ainsi les derniers modèles de supports informatiques proposent des designs toujours plus fins où les organes de commandes se trouvent au sein de l’objet. Le clavier apparait uniquement dans des situations de saisie de texte, comme la souris disparaît au profit d’une manipulation directe des éléments sur la surface de l’écran. Les grandes firmes comme Samsung, Windows et Apple produisent aujourd’hui ces nouveaux objets. De ce fait cette nouvelle relation à l’image et aux supports visuels provoquent l’apparition d’un nouveau type d’image. Le chercheur et enseignant Etienne Armand Amato les qualifie « d’image actée » car elles impliquent une action de l’utilisateur dans l’appréhension de leur contenus, autrement dit, elles appellent au geste. Qui plus est l’apparition du geste dans l’image est pour Jean Louis Weissberg l’un des aspects essentiel de la révolution numérique, «  la deuxième extension fondamentale qui ouvre à des formes stylistiques inédites et exige un vocabulaire adapté », ces « images actées » qualifient en cela notre manière de recevoir les informations numériques. Ces images qui suscitent des actes, des gestes puisque nous sommes dans l’ère du tactile, viennent questionner dans un même temps notre culture de l’image jusqu’alors très distanciée, une « culture de l’image non-interventionniste » pour reprendre le terme de Jean Louis Weissberg. Ainsi on voit apparaître ce type d’expérience tel que l’application g-speak [21] développée en 2008 par la société Oblong Industries et qui explore l’intelligence sensorielle. Plus de clavier mais des gants munis de capteurs et une manipulation directe des contenus sur l’écran par de simples mouvements de mains. Ce lieu de passage et le site d’une transmission physiologique » selon les termes du philosophe Merleau-Ponty. À cela Stéphane Vial opère une autre distinction, il envisage la perception comme une « co-construction » autrement dit l’existence d’un lieu de partage entre nos communications pour pouvoir construire ces régimes d’expériences entre l’homme et les objets technologiques, « il existe une constructivité partagée entre nos capacités perceptives et les opérations créatives de nos dispositifs techniques ». Pour que l’expérience sensible que nous vivons dans le numérique puisse se construire il faut que le processus s’appuient sur les différents acteurs qui la compose. Qui plus est Stéphane Vial ajoute que «  à chaque nouvelle apparition d’un appareil c’est tout une façon de partager le sensible qui risque de se déséquilibrer », en ce sens chaque changement de système technologique vient redéfinir notre espace de partage commun de nos intériorités sensibles. Voir et sentir le monde sont des notions qui nous sont personnelles mais elles permettent dans un même temps de définir un espace commun, de construire des expériences que nous pourrons partager avec tous. L’objet technique en nous mettant face au même régime sensible vient à la fois questionner notre intériorité mais permet l’ouverture d’un espace de « co- construction » d’un « sensible » commun à tous. Le tactile vient donc questionner notre perception sensible en la confrontant à l’espace virtuel, le toucher devient une part de l’expérience sensible du numérique et pose les bases d’un nouvel espace sensible commun à tous. Cette « sensibilité » du monde partagée au travers de la médiation technique permet la naissance d’un site de « co- construction » entre moi, les autres et l’objet technologique. NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE
  • 38. nouveau rapport phénoménologique de la perception nous pousse à voir le monde à travers le prisme d’une action directe sur le contenu que nous consultons. Mais cette transition vers une économie de l’image remet en question nos usages culturels, ainsi le passage vers le numérique marque le pas vers un changement culturel majeur. Les sociétés occidentales basées sur une culture du livre, c’est-à-dire une culture linéaire et narrative se retrouve soudainement confrontée à une culture de l’écran possédant une dimension spatiale inédite. Serge Tisseron [22], psychiatre et psychanalyste questionne cette révolution culturelle, ce nouveau régime d’images prend le pas sur notre ancienne culture du livre et ouvre à des temporalités et des spatialités très différentes. De même le fragment en tant que format numérique vient trouver une place très importante au sein de cette révolution numérique et avec l’arrivée du web 3.0 c’est notre approche spatiale du monde qui n’est plus la même. Ainsi ce nouveau régime d’image s’inscrit au travers du geste et la présence corporelle de l’utilisateur dans le virtuel. Ces gestes « interfacés » à un objet technologique ouvrent à une nouvelle intelligence sensorielle et une phénoménologie de notre environnement tout à fait différent. Qui plus est notre rapport culturel est dans un même temps bouleversé puisque nous n’appréhendons plus nos contenus par le simple regard et l’intellect, statique et distancié, mais par le geste couplé à ce même regard. Cette synchronisation geste-regard, initiée avec la souris et son déplacement agissant sur le curseur suivi par le regard, combine vision et action pour mieux s’approprier les objets de notre culture. On voit et on agit sur ces objets culturels pour mieux se les approprier. Ainsi la dimension active que nous mettons en oeuvre ouvre non seulement à une culture des écrans en parallèle de celle du livre mais amène surtout une spatialité inédite au sein de ces contenus numériques. 35 NOUVEAUX USAGES : LA DIMENSION GESTUELLE [22] Serge Tisseron, Culture du Livre, Culture des Ecrans, Place de la toile, émission du 23 Mars 2013 [21] Oblong Industries, g-speak, plateforme permettant la manipulation de données à distance. Notes
  • 39. [21]
  • 40.
  • 42.
  • 43. 40L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE Simulation et interactivité A.3 La notion de « spectacteur » Le développement de ce nouveau rapport culturel induit par la généralisation des pratiques du numérique convoque dans un même temps un autre régime d’expérience, non plus lié au sensible comme évoqué dans la partie précédente, mais à des principes immersifs. Ces nouveaux rapports spatiaux et temporels viennent questionner encore une fois notre lecture du monde et nous projettent au sein d’espaces virtuels à parcourir. Ces rapports, à des régimes d’expériences encore neufs à nos habitudes culturelles et nés de nos interactions avec les Interfaces Homme-Machine, ouvrent à des positions nouvelles pour l’utilisateur de ces dispositifs numériques. Une des spécificités de ces mondes virtuels provoque la réunion de deux positions jusqu’alors antithétiques : la possibilité d’être actif tout en étant passif. Ces relations IHM impliquent donc l’utilisateur dans une position double et dans laquelle il vient endosser dans un même temps la position de spectateur tout en étant lui-même acteur. L’article « Le corps à l’épreuve de l’interactivité : interface, narrativité et gestualité », des chercheurs Jean Louis Weissberg et Etienne Armand Amato, explicite ce nouveau principe produit par le numérique. L’utilisateur est donc mis à une place particulière, il devient l’élément pivot de cette expérience et vient articuler dans un même temps réception et action. L’expérience qui se forme ici vient faire naître un jeu entre les limites où l’usager oscille entre le visible et la portée symboliques de ses actes. Mais bien que cette place de « spectacteur » comme le propose Amato et Weissberg soit un enjeu techno-culturel, il réside néanmoins une frustration pour l’utilisateur dans les limites de ce qu’il peut éprouver, le régime d’expérience reste soumis à ce que permet la technique ou le programme. Mais ce statut de « spectacteur » que permet l’arrivée du numérique met en lumière notre fonctionnement perceptif. L’artiste et enseignant- chercheur Samuel Bianchini [23] analyse la perception comme un mouvement réfléchissant. C’est à dire que l’utilisateur et la machine se confrontent en une dialectique où chacun réfléchit l’autre, « ce mouvement associe voir et recevoir puis action réaction » précise Samuel Bianchini. Ainsi la perception réfléchissante de ce genre de situation vient lier l’usager à l’appareil, dans ce que Samuel Jeu et « ludicisation » Cette nouvelle position de « spectacteur » met en lumière une autre caractéristique du numérique : sa dimension ludique. Ainsi l’arrivée du numérique coïncide avec une tendance au développement d’expériences ludiques et de principe du « gameplay » [24] dans toutes sortes de secteurs et pour différents buts. Pour le philosophe Stéphane Vial « le numérique est un phénomène ludique » dans le sens où l’interactivité met l’utilisateur dans une position de joueur de façon très immédiate. Stéphane Vial suggère de même que la transition entre interfaces textuelles vers les interfaces graphiques serait similaire à « un Bianchini appelle une « interface-conscience », l’observateur est lié à l’objet mais s’en distingue dans un même temps. Ainsi « le système réfléchit son sujet qui se réfléchit lui-même et qui réfléchit et conscientise le système », cette ouverture amène donc un double point de vue et un système dynamique où le sujet est la fois objet et décisionnaire de ce qu’il vit en terme d’expérience. Qui plus est ces régimes d’expériences « convoquent le corps du spectacteur au sein de l’espace simulé » selon les termes de Philippe Quéau. De même, Stéphane Vial ajoute que ce régime interactif de l’expérience immersive est intrinsèque à ces objets et vient spécifier l’ontophanie numérique. Ainsi c’est une relation potentiellement infinie qui se met en place car basée sur les algorithmes, la matière calculée est pleinement réactive à l’usage interfacé des appareils numériques. Sur ce point là Stéphane Vial précise bien que l’interactivité est bien ce qui est engendré par la relation entre moi et un objet situé hors de moi. En cela le numérique induit, par ses qualités interactives, un nouveau régime d’expérience où le spectateur devient « spectacteur », c’est-à-dire que nous devenons à la fois acteur et spectateur de ce qui se déroule sur nos écrans. À la fois passif et actif notre corps se retrouve à jouer avec nos limites perceptives et ouvre à un jeu d’hybridation avec l’espace simulé. L’interactivité numérique permet ainsi une dialectique projective avec le système numérique où cette position antithétique de « spectacteur » me permet pleinement d’être objet et sujet de cette interaction.
  • 44. 41 L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE immense processus de ludicisation » où l’on passe de machines « programmables » à des machines « jouables » car plus aisément appréhendable pour tout à chacun dans cette configuration imagée. Le Xerox Star produit par Xerox vers 1970 fut le premier ordinateur à développer cet usage d’éléments graphiques à travers la métaphore du « bureau ». Néanmoins Stéphane Vial précise que le comportement joueur, c’est-à-dire le fait de prendre plaisir face à une activité qu’elle quelle soit, débute dès que nous entrons en contact avec notre environnement dans un but plaisant. Il rappelle par ailleurs la pensée de Hegel pour qui il s’agit de « ce plaisir de l’interaction avec le monde extérieur qui est aux fondements de l’activité ludique ». Ainsi Hegel dans un passage de l’Esthétique [25] décrit un jeune garçon jouant dans le torrent et prenant plaisir à admirer les ronds qu’il produit par le jet de cailloux dans le cours de l’eau. Hegel précise que le plaisir de cette situation vient du fait de contempler le « spectacle de sa propre activité ». De même Stéphane Vial rapproche l’exemple Hégélien à ce que nous pouvons vivre avec le numérique, « le même phénomène se produit devant une interface numérique, qu’elle quelle soit ». Le numérique est donc spontanément ludique d’une part par l’interaction très directe et visuelle que permet le numérique mais par les réponses qu’il nous renvoie. La qualité ludique de ces dispositifs vient de ce contact que nous pouvons établir avec notre environnement et nous nous plaisons, comme le donne en exemple Stéphane Vial, à passer la souris sur les différentes entrées pour voir ce que l’on va déclencher sur le site. De plus Etienne Armand Amato et Jean Louis Weissberg précisent que la position double de spectateur-acteur relève aussi de l’apprentissage et que ce même principe se retrouve pleinement exprimé dans les activités de jeu des enfants. Ces activités, qui outre leur qualité première d’amusement, leurs permettent de construire une appréhension du monde et de concepts plus « adultes » à travers une reproduction par le jeu. Stéphane Vial dégage deux caractéristiques que l’on retrouve dans l’expérience numérique, à la fois le plaisir du jeu « player » qui correspond à sa dimension ludique et dans un autre temps « le gameplay » ou système de règles permettant le jeu. En cela les pratiques du numérique développent de fait une expérience de jeu car on y retrouve autant le plaisir ludique que le système réglementé du jeu. À titre Le corps et ses dimensions : corps perceptif/corps projectif Par ailleurs cette expérience du numérique dans la position du spectacteur et de l’apprentissage par le geste permet aux penseurs Jean Louis Weissberg et Etienne Armand Amato de développer l’idée d’une projection de notre propre corps au sein de l’espace virtuel. La ludicisation et l’immersion que l’on peut vivre en tant qu’expérience numérique viennent ajouter une dimension supplémentaire à notre propre corps. La possibilité de pouvoir se projeter hors de notre corps au sein de l’espace virtuel vient redéfinir les limites de notre corps réel et physique. Ainsi nous pouvons avec d’exemple la tendance du serious game exploite pleinement les caractéristiques ludiques des interfaces numériques de même que la dimension éducative produite par le fait de jouer. Les serious games reprennent donc ce plaisir du jeu afin de permettre l’acquisition de compétences ou de savoirs précis issus des domaines professionnels comme le monde hospitalier ou encore l’apprentissage de compétences comme le code informatique avec CodeCombat par exemple. Ainsi l’utilisation d’interfaces graphiques tactiles vient encore renforcer cette forme d’apprentissage et de ludicité et Jean Louis Weissberg rappelle l’observation faite par Henri Bergson « dans le geste et la réalisation du geste se mélangent la rétention mémorielle et l’anticipation ». Autrement dit l’union du couple action/observation du spectacteur relève pleinement de la question de l’apprentissage, de même que la dimension ludique vient renforcer cette possibilité. Ainsi on peut qualifier le numérique de « phénomène ludique » selon les mêmes termes de Stéphane Vial, non seulement on y retrouve ce plaisir de l’observation et de l’action directe sur notre environnement, mais l’interactivité numérique vient amplifier ce plaisir ludique, la matière algorithmique permet la mise en place d’un dialogue quasi infini à ce niveau là. Néanmoins il ne s’agit pas uniquement d’une question de plaisir ludique, le système du jeu présent dans l’expérience numérique nous met dans une situation d’apprentissage que la position de spectacteur vient renforcer, j’agis et je me vois agir et cela vient s’inscrire en moi par l’exécution du geste.
  • 45. [25]
  • 46. les avancées technologiques nous « incarner » dans le virtuel. Des expériences tenues par des laboratoires de recherches et d’ingénierie du Massachusetts Institute of Technology (MIT) comme celui mené par le Tangible Media Group, dirigé par Hiroshi Ishii, développent ce type de possibilités. Le projet inFORM [26] permet ainsi à un usager de déplacer un objet physique par simple interaction numérique tout en transcrivant la position de ses bras agissant sur un « tapis » digitalisé. Ainsi notre corps physique pourra ce trouver à un endroit tandis que nous pourrions agir à distance sur des objets physiques placés dans un autre lieu. Par ailleurs Weissberg et Amato parlent de « corps agissant », dans cette situation la perception que nous avons de notre corps se dédouble en quelque sorte. Jean Louis Weissberg, accompagné d’Etienne Armand Amato, définissent ainsi un « corps perceptif » et un « corps projectif » ; notre « corps perceptif » est celui du « plaisir esthétique », autrement dit appartenant au sensible tandis que notre « corps projectif » est celui qui nous « incarne » dans l’espace virtuel. Il est une représentation de notre corps et c’est celui là que nous voyons agir, notre corps de spectateur sensible voit et observe ce corps projectif agissant mais virtuel. C’est aussi ce que nous expérimentions déjà avec les jeux vidéos : notre corps de spectateur dirige un autre corps qui agit au sein de l’univers simulé mais les sensations n’en reste pas moins physiquement réelles pour le joueur. L’articulation entre « corps perceptif » et corps projectif » vient construire cette expérience immersive numérique. De même Milad Doueihi vient rappeler que notre corps s’intègre en tant qu’élément de cette expérience numérique, il est partie prenante de cette chaine de communication et vient s’ancrer pleinement dans ces réseaux numériques, ici « le corps, inscrit dans la chaîne de communication, devient une partie intégrante de notre interface avec l’environnent numérique ». Notre corps devient donc un lieu où le virtuel peut exister de même que nous pouvons nous projeter au sein de ces espaces simulés. En cela le numérique vient développer la perception de notre corps en tant que lieu assujetti à un espace physique et temporel. Au sein de l’environnement numérique nous existons sur différents plans, à la fois « incarnés » dans le virtuel tout en étant un corps physique. Cette situation fait 43 L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE que nous accordons dans un même temps ces deux corps possibles, « corps perceptif » et « corps projectif qui entrent pleinement en interaction avec la machine. Ces deux corps mis en exergue au travers de l’expérience numérique nous permettent de construire cette dialectique immersive présente avec les Interfaces Homme-Machine numériques.
  • 47. [26] Tangible Media Group, projet InFORM, 2013 [23] Samuel Bianchini «L’interface-conscience comme modéle», Essai, 1997 [24] « gameplay » terme anglais exprimant les régles consitutant le jeu [25] Hegel L’Esthétique, 1834 44L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE Notes
  • 48. 45 Le temps malléable B.3 Temps immédiat et « temps réel » Outre une nouvelle perception de notre corps, l’émergence du numérique nous amène à concevoir sous un nouveau jour l’expérience même du temps et si le temps était jusque là une notion où passé, présent et futur suivaient un flux continu. L’usage du numérique et des nouvelles technologies a bouleversé et remis en question notre vécu de ce temps qui s’écoule. Des expressions nouvelles sont venues qualifier cette temporalité autre qui se déroule au sein de l’espace numérique. Cela nous amène donc à considérer l’écoulement du temps comme différent entre le réel et l’espace virtuel. Le temps se fragmente en autant d’expérience possible à travers le numérique et il en devient « malléable », au point que faire l’expérience du temps numérique, du temps simulé, semble se faire en décalé du temps physique. Certaines productions numériques comme le clip SPRAWL2 [27] du groupe canadien Arcade Fire est très représentatif de cette expérience temporelle malléable. La vidéo du clip musical s’accorde ainsi avec la danse de l’utilisateur et suivant les gestes et leur rapidité le clip est plus ou moins rapide. Par ailleurs la possibilité d’avoir accès à des contenus très divers sur des durées très longues comme le propose France Culture, laissant la possibilité aux auditeurs de réécouter des émissions passés. De même certaines applications permettent l’accès à des contenus en différés, la télévision connectée permet de faire « pause » durant un programme diffusé en direct à la télévision pour le reprendre plus tard. Cette temporalité nouvelle nous amène à définir les différentes qualités temporelles possibles, ainsi certains événements de la vie du numérique sont qualifiés de « temps réel » mais l’expression évoque en vérité la simple présence de l’utilisateur devant son ordinateur. Autrement dit la conception du temps numérique se construit avec la présence ou non de la personne concernée par l’activité en cours. Il peut s’agir d’une interview par exemple et l’on dira qu’elle est en « temps réel » si les utilisateurs sont présents physiquement derrière leurs ordinateurs ou autres supports. Mais cette interview sera entendue sous une temporalité « normale » si l’écoute se fait après-coup. Milad Doueihi définit cette expérience du « temps réel » comme « un moment de co-présence des utilisateurs ». Fragments Ainsi le temps est devenu une donnée malléable, le numérique vient affranchir l’utilisateur de cette contrainte et la possibilité de vivre sous différentes modalités temporelles rend l’expérience numérique fragmentaire. Ainsi le fragment vient témoigner de la multiplicité des expériences virtuelles possibles en les délimitant à un temps et un lieu précis. L’expérience numérique est venue fragmenter notre perception du flux temporel, nos expériences deviennent morcelées et mises côte à côte elles ouvrent à différents espaces virtuels pour l’utilisateur, de ce fait le fragment devient le format de référence à tout support numérique. Mais c’est aussi une condition permise par l’évolution technique et cette nouvelle phénoménologie du temps fragmenté en est le résultat direct car nombres de contenus tendent eux aussi vers ce format selon Milad Doueihi. De même temps et objets tendent à s’hybrider, le temps se vit désormais à travers le contenu et le support qui le renferme. Milad Doueihi ajoute même que la convergence vers différents types de fragments repose en grande partie « sur la dimension sémantique ou ontologique de l’environnement numérique », autrement dit notre expérience du vécu temporel numérique se lie à l’objet, au support. Stéphane Vial, quant à lui, définit même le temps comme devenu « annulable ». Notre manière de naviguer dans les mondes simulés permet de vivre un instant et de revenir en arrière ou de recommencer. À titre d’exemple cette dimension « contingente » du temps était déjà développée dans les jeux vidéo ou perdre ne signifiait que recommencer au dernier point Le flux du temps numérique ne coïncide plus avec le temps normal physique, l’utilisateur peut se détacher de l’instant de diffusion d’un contenu et venir le vivre en direct ou bien après. L’expérience numérique affranchi l’utilisateur de sa présence dans un flux temporel linéaire irrémédiable. Être là, être présent dans l’instant n’est plus nécessaire car le web nous permet de vivre en décalé et voir même « modifier » l’écoulement du temps. Je peux ainsi accéder à un contenu, le lire et l’arrêter, le reprendre de suite ou plus tard, être là ou non mais avoir quand même vécu l’expérience. L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE
  • 49. 46 Vers l’ubiquité Cette nouvelle temporalité née de l’usage que nous faisons de nos objets numériques s’articule donc désormais autour du fragment et de sa propre temporalité qu’il impose à l’utilisateur. Ce nouveau format contingent à un espace et un lieu propre, fermé sur lui-même permet néanmoins l’articulation infinie de contenus divers à des échelles de valeurs très différentes. C’est un nouveau paradigme numérique qui se met en place et où temps, spatialité et réseaux s’interconnectent. Ce nouveau paradigme numérique renvoi directement aux nouvelles évolutions du web tel que nous les définissons aujourd’hui, le web 3.0 ou le web de l’ubiquité. Le Web 2.0 était celui des réseaux sociaux, le web 3.0 sera celui de l’ubiquité et de l’hybridation entre réel et virtuel, et mettant en lumière le « paradigme du nuage » ou « Cloud computing ». Dans ce nouveau système qui se base sur le fragment, le réseau ou encore la spatialité, un léger renversement s’effectue. En effet l’utilisateur ne vient plus à son contenu, c’est ce même contenu qui reste accessible constamment et cela que je sois chez moi ou en extérieur. Les évolutions technologiques et le enregistré. Le jeu pouvant être repris dans tous les cas, réussir l’action n’était plus vraiment déterminant. De ce fait notre acception du temps devient contingente, rien n’est plus définitif à l’inverse de la pensée stoïcienne où tout était déterminé et irréversible. Le temps est donc devenu un espace malléable, fragmenté, que nous pouvons parcourir presque selon nos souhaits. Nos actes dans le monde numérique ne sont plus soumis à l’écoulement inexorable d’un temps linéaire. Ainsi dans l’espace numérique le temps est devenu une donnée manipulable et malléable. La fragmentation de nos contenus, permise par l’évolution technologique, est venue modifier notre acception de l’écoulement du temps. Et ce sont désormais les contenus qui viennent imposer et assujettir l’utilisateur à leur propre temporalité au sein de l’expérience virtuelle. Passé, présent et futur sont mêlés dans l’expérience que peut faire l’utilisateur du numérique car le temps est devenu contingent, il n’est plus ce flux irréversible. développement de toute une large gamme de supports et de terminaux d’accès numériques en est par ailleurs la preuve : la tablette, le téléphone et l’ordinateur ne détiennent plus les contenus ils en sont les point d’accès. Ce nouveau paradigme vient donc pleinement exploiter les possibilités du réseau et Milad Doueihi rajoute par ailleurs que ce dernier « inaugure aussi le passage vers une nouvelle économie d’interfaces, multiples et interchangeables, dont un des premiers effets est une interopérabilité généralisée animée par une double mutation, celle des formats et celle des modalités d’accès et de la présence numérique ». Cette nouvelle accessibilité de nos données témoigne de la « fragmentation spécifique à l’anthologisation de la culture numérique ». À titre d’exemple le développement des systèmes d’applications comme le fait par exemple la firme Apple, premier à qualifier son réseau comme un « Cloud », permet une mobilité des données, ce que je télécharge à un endroit précis et à un moment donné va se retrouver mis à jour dans mes divers autres applications et supports, ainsi le réseau accompagne désormais l’utilisateur dans son quotidien. Ce développement de l’expérience du web en tant que réseaux interconnectables fait dire à Serge Tisseron, que nous allons vers une méta-culture, une culture qui serait accessible partout mais dont l’essence serait métaphysique car les contenus resteraient simulés au sein de l’espace virtuel. Une culture dont la médiation technologique serait incontournable afin de la faire apparaître à nos sens. Qui plus est ce nouveau paradigme annonce l’évolution sociologique que met en place le numérique, la fragmentation de nos contenus, une nouvelle temporalité et une possibilité de mobilité permanente avec nos contenus est selon l’avis de Serge Tisseron, l’expression d’une évolution sociologique qui nous amène à sortir de la culture classique du livre pour aller vers une culture des écrans. Une culture de l’interface et du fragment et dont l’essence serait spatiale et immersive. L’évolution technologique conditionne donc nos évolutions sociologiques, à travers cela c’est un nouveau paradigme qui nous amène à éprouver sous des régimes inédits certains concepts tel que le temps ou l’espace. Par ailleurs le fragment s’inscrit au sein de ce nouveau paradigme culturel car il articule autour de lui de nouveaux usages. Dans un même mouvement le temps et l’espace deviennent inhérents au contenu L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE
  • 50. 47 L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE et au support de ce contenu. Ces évolutions ouvrent à la naissance d’un nouveau paradigme virtuel, celui du « nuage », expression menant à une forme de culture spatiale nouvelle.
  • 51. [27] Arcade Fire, SPRAWL2, clip, décembre 2011 40L'EXPÉRIENCE IMMERSIVE DU NUMÉRIQUE Notes