4. I
un drôle de métier
Lorsqu’on m’interroge sur mon métier, je réponds naturel-
lement que je suis astrologue. Cet énoncé suscite deux types de
réaction : un sourire narquois ou, au mieux, un regard d’intérêt.
Parfois celui du connaisseur, mais le plus souvent celui du néo-
phyte en quête de son avenir. Invariablement, je quitte alors mon
interlocuteur avec les coordonnées de sa naissance en poche.
Mais comment en suis-je arrivée à pratiquer ce « coupable commer-
ce » comme le qualifie l’un de mes proches amis ? Qui écrit notre
histoire ? Les planètes, Dieu, nous, l’univers tout entier ? Pourquoi
le bonheur pour les uns et la difficulté pour les autres ?
J’ai coutume de dire que l’astrologie est venue à moi, et non l’in-
verse. Cette discipline n’a jamais fait partie de ma culture familiale,
même si mon « bain de naissance » constitua sans doute un terreau
fertile…
Je ne suis pas la première, ni la dernière sans doute, à réfléchir aux
circonstances de ma venue au monde pour comprendre les méan-
dres du présent. Mais je suppose que naître dans une famille aiman-
te et unie, vaccine un peu mieux contre les angoisses existentielles
précoces !
Quant à moi, il devait régner une sacrée zizanie chez les planètes
lorsque mon premier cri déchira, un soir de juillet, le ciel du Viêt-
nam. C’était nuit de Pleine Lune. La légende veut que les bébés se
ruent alors sur Terre. Je n’ai pas fait exception à la règle et me suis
dépêchée de sortir du ventre de ma mère.
Ace moment précis, dans le ciel, la Lune indépendante et fière cam-
pait avec arrogance face au Soleil. Le ton était donné. Mercure et
Pluton présentaient leurs civilités au flamboyant Jupiter, lequel me-
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5. nait bande à part pour faire la sourde oreille aux invectives de Mars,
Uranus et Neptune. Vénus et Saturne, certes capables de calmer ce
jeu tempétueux, restaient de marbre, drapés dans leur réserve. Mon
avenir se scella donc aux couleurs de ce désordre planétaire.
Le résultat ne se fit pas attendre.
A peine étais-je née que mes parents, elle Vietnamienne et lui Fran-
çais, se séparaient, puis se privaient l’un et l’autre de moi. Em-
barquement en première classe pour le pays des Orphelins ! Ce
n’était évidemment pas une décision préméditée et prise de gaieté
de cœur, mais le fait est que je fus brutalement sevrée d’amour et
de protection. La Vie fit heureusement de moi une bonne candidate
à la résilience*.
Très tôt, la question me hanta : qu’avais-je donc fait au tisserand
du fil invisible qui noue les destinées, pour que je sois d’emblée
comme marquée au fer rouge de l’adversité ? Je lui en voulus de
longues années, sans que cette rancune tenace ne m’apaise jamais.
Si bien qu’un jour, je n’eus plus d’autre choix que de trouver par
moi-même la réponse à cette question. Il me fallait démêler l’éche-
veau de mon existence, quel qu’en soit le prix à payer ! La psycha-
nalyse aurait pu m’éclairer ; ce fut l’astrologie qui se dressa sur ma
route.
Dire que l’observation des phénomènes célestes m’a aussitôt fas-
cinée, serait mentir. Il fut une époque où je trouvais même indigne
qu’une personne, réputée intelligente, puisse s’y intéresser. Mais au
cours d’un dîner, le « hasard » me plaça auprès d’une astrologue.
En quelques phrases, elle dessina avec précision les grandes lignes
de ce que je vivais. J’étais proprement interloquée. La semaine sui-
vante, je sonnais à sa porte : je voulais comprendre ! Sans doute
parce qu’elle savait la place que l’astrologie tiendrait dans ma vie,
la dame accepta de me donner des cours particuliers, et je m’y plon-
geai avec passion.
Je ne fus jamais naïve au point de croire que cette science humai-
ne résoudrait tous mes tourments existentiels, mais j’en attendais
beaucoup.
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7. « Redonner des lettres de noblesse à l’astrologie ! » A vous,
je peux bien le dire : je ne pensais qu’à ça lorsque j’ai franchi, pour
la première fois, la porte d’entrée des bureaux parisiens de Wengo.
L’ensemble du projet porté par cette jeune société m’avait emballée
et je connaissais en détail chacun des volets de la mission que j’al-
lais entreprendre. Ma tête savait en toute sérénité que l’astrologie
n’en était qu’un, mais mon cœur avait choisi son camp. Que celui
qui n’a jamais dégusté son plat de résistance en pensant au dessert
me jette la première pierre…
L’un des autres volets importants concernait bien sûr la voyance.
Maintenant que j’ai appris à connaître cet univers et que j’y ai
d’ailleurs quelques chaleureuses attaches, je ne suis pas très fière
des préjugés qui ont accompagné mes premiers pas. Mais, moi qui
appartiens à une profession déjà tellement montrée du doigt, j’allais
toucher une terre inconnue à la réputation nettement plus sulfu-
reuse ! Evidemment, j’étais mieux placée que personne pour ne pas
juger avant de savoir. Mais « Au royaume des aveugles… », vous
connaissez le proverbe ! Et, comme tout astrologue qui se respecte,
j’avais jusque-là veillé soigneusement à ne jamais frayer – sur un
plateau de télé ou ailleurs – avec une quelconque Mme Irma.
J’avais beau prendre toutes mes nouvelles fonctions avec le même
sérieux, je n’étais donc pas des plus à l’aise lorsque j’ai entamé
ma sélection des futurs voyants de Wengo. Et puis d’abord, com-
ment diable allais-je m’y prendre pour m’assurer que les personnes
entrevues n’entraient pas dans la grande famille des charlatans ?
Un astrologue, un vrai, je sais le reconnaître entre mille. Impos-
sible de simuler le langage astral si on n’a pas consacré des an-
nées à l’étudier. Mais pour cette chose qu’on appelle le « don »,
c’était une autre paire de manches…
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8. Puisque j’étais pure néophyte, j’allais rester à ma place, être muette
comme une carpe et me fier à ma seule intuition pour éprouver la
sincérité de chaque voyant rencontré.Aujourd’hui encore, je ne sais
toujours pas comment « ça » fonctionne, mais j’avoue que certains
d’entre eux ne cessent de me bluffer !
Dans les mois qui précédaient cette phase de sélection, j’avais pour
projet de déménager. Non seulement cette information m’a été li-
vrée d’entrée mais, depuis, beaucoup de ces voyants m’ont donné
par avance plusieurs des caractéristiques de la maison que je n’avais
pas encore dénichée mais que j’occupe bel et bien aujourd’hui : le
style de la façade, la couleur des volets (très inhabituelle aux USA),
le plancher au sol, le nom de la ville ou de la rue, l’exposition, la
proximité d’une plage, etc. Et jusqu’aux métiers créatifs de mes
voisins les plus proches, une rédactrice de livres pour ados et un
webdesigner !
Récemment, Nathalie, parmi ceux qui m’ont à ce point estoma-
quée, m’a annoncé que l’un de mes chats, effectivement patraque,
s’était battu et avait une infection indécelable à l’œil nu. Informa-
tion que le véto a confirmée dans l’heure qui suivait. Vous avez dit,
bizarre ?
Vous imaginez bien que je les ai tous harcelés de questions sur ces
talents que, tout à mon enthousiasme, je n’étais pas loin de qualifier
de « magiques ». Nathalie, toujours elle, m’a confié qu’elle ne fai-
sait que tendre l’oreille à la voix qui lui parle et que d’autres choses
s’expriment par des sensations qu’elle ressent. Ainsi, la datation
des événements : pour l’hiver, ses bouts de doigts gèlent ; pour le
printemps, son dos frissonne ; pour l’été, elle se met instantanément
à transpirer ; et pour l’automne, ses pieds deviennent froids. Le
jour où elle est devenue écarlate et comme frappée de mutisme à
peine son client avait pris place en face d’elle, elle a mis quelques
secondes avant de réaliser ce qui se passait. En fait, le monsieur
était acteur de films pornographiques et l’esprit de Nathalie avait
instantanément classé X les images très suggestives qui venaient
de lui parvenir…
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