Chapitre V- Vers une réalisation de l'art- 1-Le malaise de la société industr...
Arte postconceptual
1. Introduction
Pathos et empathie
Le pathos et l’empathie règnent aujourd’hui sur l’art contem-
porain. De l’intrusion du spectaculaire et du scandaleux dans
l’exposition Sensation, à Londres en 1997, à l’apologie du mélo
de l’exposition Des souris et des hommes, à Berlin en 2006, en
passant par le mode subtil des expériences sensorielles partout
réactivé, la tendance à l’interpellation directe du spectateur n’a
fait que se confirmer. Le pathos, terme qui désigne toutes les
catégories des émotions et du sensible, depuis le rire jusqu’aux
pleurs, est l’instrument de cette interpellation. L’analyse réflexive,
la position critique et la distanciation de l’artiste qui gouver-
naient le radicalisme des avant-gardes, se trouvent débordées de
toutes parts par la vague de fond de l’émotion. Ce sentiment,
qu’on avait cru révolu, ou du moins impropre à rendre compte
des modes d’action et des enjeux modernes, réapparaît avec force
dans toutes les formes artistiques. La question de l’art, telle que
la posent les nouvelles générations d’artistes, n’est plus priori-
tairement d’informer, d’initier, de questionner le spectateur,
mais tout d’abord de le toucher. La position même de l’artiste,
dans son rapport au monde comme dans son rapport à l’art,
relève plus souvent de l’affect et d’un fonctionnement empa-
thique que du concept et de la critique. Tous les modes opéra-
toires traditionnellement associés à la naissance de l’émotion
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sont de retour au premier plan de la création : la tragédie, le
drame, la comédie se déploient à travers les différentes formes et
techniques artistiques, qu’il s’agisse des médiums classiques de la
peinture, de la sculpture ou du dessin, dont on a vu la réaffir-
mation, ou des installations, du film et des médias numériques.
La littérature retrouve une place tutélaire, qu’elle partage cepen-
dant avec ces nouvelles sources d’inspiration que sont pour notre
monde moderne le documentaire, le sitcom, le docu-fiction et
tous autres archétypes médiatiques inventés pour un public à la
recherche de sensations.
Est-ce au public, qui a longtemps accusé l’art de se détourner
de ces voies naturelles d’expression que sont le beau et l’émo-
tion, que répondent aujourd’hui les artistes ? Ce mouvement
correspond-il plutôt à une remise en cause interne de la moder-
nité, ou plutôt de la doxa moderniste ? Est-ce l’état du monde,
les soubresauts de la conscience qui dictent à l’artiste une atti-
tude humaniste et passionnelle ? L’art se sent-il amené à investir
un champ dont il avait laissé plutôt l’apanage à la religion et à la
politique ? Ou, enfin, peut-on voir là une influence de la mon-
dialisation, qui infiltre ses agents exogènes au cœur du concept
occidental d’avant-garde ? Le phénomène est trop large pour
que toutes ces causes ne soient pas présentes, et inextricable-
ment mêlées. Mais aucune ne rend compte exactement de ce
qui gouverne un univers de la création si divers et si éclaté qu’il
a lui-même renoncé à s’auto-analyser. Reste qu’en raison même
de cet éclatement, de l’atomisation des pratiques et des écoles, de
la dispersion des champs de force dans les périphéries, un tel
phénomène, malgré les formes extrêmement diverses qu’il peut
revêtir, est la manifestation significative d’une osmose entre les
pratiques artistiques et les grands mouvements qui traversent la
société. Notre étude n’entend pas discerner si l’art anticipe ou
fait écho à un état du monde, mais plutôt analyser le phéno-
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mène en tant que tel, comme manifestation et signe d’un renou-
veau de l’expérience artistique et de la pensée esthétique.
Pour cela, c’est dans les œuvres et chez les artistes qu’il faut
rechercher le sens et les visées d’un tel renversement de la pers-
pective théorique de l’art. Chez des artistes phares tout d’abord,
comme Robert Morris, Christian Boltanski ou Annette Messa-
ger, qui, de filiation avant-gardiste, ont cependant intégré dans
leur œuvre la force subversive et antimoderne du pathos. Parmi
les générations suivantes, les exemples d’artistes intégrant le
pathos comme une composante de base de leur pratique artis-
tique sont nombreux, et nous prendrons pour exemple les
œuvres de trois d’entre eux : Maurizio Cattelan, Pierre Huyghe
et Peter Doig. Mon choix s’est porté volontairement sur des
artistes qui s’inscrivent dans la filiation de l’avant-gardisme et
qui allient une maîtrise conceptuelle avec les modalités parfois
les plus extrêmes du pathos. Enfin, par l’analyse de grandes thé-
matiques qui traversent l’art de notre temps, comme la Vanité, le
simulacre animal, la crise ou le trauma, nous évoquerons trans-
versalement l’apport des nombreux artistes acquis à ce mouve-
ment de fond et qui en explorent les potentialités formelles et
critiques.
Le début du XXIe siècle a vu l’art réinvestir le champ de la
sensation et des émotions et mettre en scène les différents ter-
rains d’expression du pathos. Mais à ce mouvement s’en associe
un autre, qui en est le corollaire inédit et surprenant : le primat
accordé à l’empathie dans le geste créateur même. De très nom-
breuses œuvres en témoignent, la pratique citationniste des
années 1980 est réactivée, mais sous une forme nouvelle, inté-
grant tout l’éventail des esthétiques et des médias. À la différence
des pratiques postmodernes du « citationnisme » ou du « simu-
lationnisme », cette tendance traduit moins l’appropriation cri-
tique de nouveaux champs de référence, que l’adhésion sans
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distance aux esthétiques revisitées : une appropriation empa-
thique, affranchie des critères esthétiques ou critiques qui
conduisent ordinairement à la citation. Ainsi a-t-on vu, par
exemple, resurgir les esthétiques des années 1950 dans toutes
leurs composantes, qu’il s’agisse de l’art cinétique et de l’op art,
mais aussi des formes jugées il y a peu obsolètes de l’abstraction
organique géométrisante. Les artistes, guidés par leurs affinités
électives, pourront s’attacher à l’une de ces formes artistiques, ou
plutôt naviguer librement de l’une à l’autre. Une grande partie du
travail d’Ugo Rondinone, l’un des artistes exemplaires de la nou-
velle scène internationale, est basée sur une adhésion empathique
à des références issues d’esthétiques et d’époques différentes,
qu’il s’agisse des cibles d’inspiration géo-pop, des grands pay-
sages au trait démarqués de gravures romantiques, ou des formes
directement référées au minimalisme qui constituent le vocabu-
laire de base de ses installations. De même, Daniel Richter aspire
au sein de sa pratique picturale des systèmes formels indiffé-
remment abstraits ou figuratifs, empruntés à divers courants du
modernisme comme à l’art populaire. Cet usage d’une esthé-
tique explicitement référencée, qui procède moins de la citation
que de la symbiose, induit une relation immédiate de l’artiste à
des phénomènes passés, astylistique et fondamentalement ana-
chronique. Là encore, c’est au registre de l’émotion qu’il est fait
appel, non pas dans l’esthétique ou dans la narration portées par
l’œuvre, mais par la modalité créative choisie par l’artiste, qui
choisit d’annihiler toute distance historique et critique entre
l’œuvre et son référent.
Le phénomène de la réintroduction du pathos et de l’empa-
thie dans l’art n’est pas une manifestation interne au champ
artistique, il correspond au contraire à l’exacerbation des sensi-
bilités dans les sociétés de ce nouveau siècle. Le XXIe siècle est né
sous l’emprise de l’émotion. Au-delà des facteurs objectifs que
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sont les guerres, les révisions et les procès historiques conduits
durant ces dernières années, auxquels s’ajoute l’angoisse géné-
rée par la montée en puissance du terrorisme et les menaces éco-
logiques, les mentalités sont désormais marquées par une
affectivité démultipliée et une emprise nouvelle du sensible sur
la raison. La presse d’opinion a consacré de nombreux articles à
cette émergence du sensible et du subjectif dans la vie publique,
qui transforme les codes sociaux et les comportements indi-
viduels. Se laisser aller aux pleurs, registre le plus tabou dans
l’exercice du pouvoir, n’est plus l’exclusive des femmes, dont
l’émotivité a longtemps été sujet de raillerie, mais touche aussi
les hommes publics représentatifs des plus hautes instances.
Dans ce début du XXIe siècle, les hommes politiques comme les
chefs d’entreprise pleurent devant les caméras qui, loin de se
détourner pudiquement, valorisent tout au contraire cette
expression directe d’une humanité fragile. De même l’humour,
la colère sont des registres qui s’invitent volontiers au plus haut
rang des affaires publiques, sans menacer pour cela la crédibilité
de ses acteurs. En réinvestissant le territoire du pathos, l’art se
situe donc de plain-pied avec une société qui réagit à la chute des
utopies et à l’aspiration à un réenchantement du monde par le
dévoilement de la sphère intime. On assiste ainsi, dans la vie
sociale, politique, culturelle, à un mouvement de socialisation
du subjectif qui cherche sa voie entre un réinvestissement social
du religieux et l’essor d’un nouvel humanisme philosophique.
« Empathy can change the world » : l’empathie peut transfor-
mer le monde, proclamait en 1991, dans une œuvre manifeste,
l’une des principales représentantes du courant postconceptuel
des années 1980, l’artiste américaine Barbara Kruger. Avec la
mutation aujourd’hui opérée du concept vers l’affect, l’art nous
propose peut-être une nouvelle méthode pour changer le
monde. Une méthode qui se détourne des fondamentaux du
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modernisme, sans invalider pourtant les espoirs du projet
moderne. Une méthode qui, en abolissant la distance critique
du sujet au monde, réinvente un potentiel critique affranchi des
cadres ou des dogmes idéologiques.