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maison sans en ajouter. Je ne crois donc pas devoir
encourager cette maison, au moins à première vue,
d'autant plus que la rudesse du postulant et son peu
d'égards pour ce qu'on lui dit ne fait rien augurer de
favorable s'il était chargé d'une pareille
responsabilité. Je refuse donc la dispense».
Cette réponse négative ne décourage pas le futur couple,
puisque qu'une nouvelle demande envoyée quelques jours plus tard reçoit
l'assentiment de l'Église et ouvre ainsi la voie au mariage qui a lieu le mois
suivant comme en témoigne cet extrait de l'acte d'union:
«Le quatre de juin mil huit cent soixante et douze, vu
la dispense du troisième au quatrième degré d'affinité
accordée par messire Edmond Langevin, vicaire
général de Monseigneur l'évêque de St-Germain de
Rimouski, en date du vingt-six mai dernier, [...] ne
s'étant découvert aucun autre empêchement, avons
reçu leur mutuel consentement de mariage...»
Moreau, dit-on, avait convenu qu'il ne s'occuperait pas des enfants du
premier mariage de son épouse. Démerise l'oblige toutefois à accepter la garde
de sa toute dernière petite fille, Emma, âgée de quatre ans qui «n'est pas en
bonne santé ni tout à fait normale au point de vue mental».
François Moreau, décrit comme un homme à la figure
repoussante, le front bas et les cheveux en désordre, est souvent absent du
domicile familial. Il quitte en effet la maison à plusieurs reprises pour de longs
mois pendant lesquels il se rend aux États-Unis.
L'homme ne porte aucune attention ni aucune affection à son
épouse ni même aux enfants de cette dernière. Aux yeux des voisins, il s'agit
d'un homme qui annonce littéralement une nature brutale.
À maintes occasions, la question de la garde des enfants donne
lieu à des disputes orageuses et amène la séparation du couple en 1879, après
sept années de vie commune.
La rupture persiste deux ans, durant lesquels Démerise Roy se
réfugie chez ses parents, Louis-Thomas Roy et Marcelline Dion. Moreau poursuit
durant cette période de brouille amoureuse son travail de journalier auprès de
différents cultivateurs du village.
Au printemps de 1881, il annonce à Barthélémy Lemieux, un
cultivateur où il aide à faire les semailles, son intention d'aller chercher sa
femme. Mais l'intervention s'avère difficile puisque les discussions tournent à
nouveau au vinaigre au sujet de la garde de la jeune Emma, maintenant âgé de
13 ans.
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Cependant, à la fin du mois de juin une incomplète réconciliation remit
ensemble les époux après que Démerise eut réintégrée le nid conjugal en
emmenant sa fillette.
Le vendredi 16 septembre 1881, les époux quittent la maison peu
après le lever du soleil pour aller faucher à l'extrémité de leur vaste terrain.
François Moreau porte une hache d'une main et une faux de l'autre. Démerise
traîne un sac sous le bras pour cueillir des noisettes qui abondent à cette
période de l'année.
Le couple n'est pas aperçu durant la journée. Vers cinq heures, Moreau
rentre à la maison et s'étonne devant la jeune Emma de l'absence de sa femme
qui, selon lui, devrait être de retour depuis un bon moment.
Puis, il se rend chez Narcisse Lemieux s'informer de la présence de
Démerise qui n'a pas été vue là également. Il affirme avoir laissé son épouse
près du ruisseau après qu'elle se soit sentie mal plutôt en matinée et qu'elle
devait venir le rejoindre au fronteau, ce qu'elle n'a pas fait.
Il n'en fallait pas plus pour inciter Narcisse Lemieux à partir
immédiatement en compagnie de Moreau effectuer des recherches à l'endroit
indiqué, mais en vain. Après le souper, Lemieux, deux autres voisins, Saturnin
Banville et Médard Bouchard, ainsi que Moreau retournent sur les lieux de la
mystérieuse disparition. Les fouilles se poursuivent jusqu'à 10 heures du soir
sans aucun résultat.
Le lendemain, une vraie battue est organisée par des voisins inquiets et
quelques personnes du village. Il va sans dire que les supputations sur le sort de
Démerise Roy vont bon train. Moreau évoque même la possibilité qu'elle «pouvait
bien être morte de mort subite, qu'un ours pourrait l'avoir trouvée, l'avoir traînée
et lui avoir brisé la tête». Après quelques heures de recherche, Narcisse
Lemieux trouve enfin un endroit, entre les lots de Louis Ross et de Germain
Fiolas, où deux personnes s'étaient assises. Puis, en avançant plus
profondément dans la forêt, il aperçoit des traces qui montrent qu'un corps a été
trainé. Des marques de sang mal camouflées par des morceaux de tourbe
laissent augurer qu'un drame s'est produit.
Quelques pas plus loin, le cultivateur fait la macabre découverte du
corps ensanglanté de Démerise Roy et alerte les autres. Il ne fait aucun doute
dans leur esprit que la défunte a bel et bien été tuée. «La tête et le bras droit de
la défunte étaient passés entre deux arbres. Elle avait la figure en l'air, la joue
gauche couverte de sang, les yeux fermés, noirs et remplis de sang. [...] La tête
se trouvait dans une petite baisseur».
Arrivé entre-temps sur place, François Moreau, épris de panique, refuse
d'approcher voir le corps de sa femme. «Il se jete alors au bord du bois en criant
et en pleurant».
Avec des bouts de bois, les gens du village improvisent un brancard sur
lequel le corps de la malheureuse victime est sorti de la forêt pendant que
Moreau regagne sa maison par un autre sentier. Les soupçons pèsent aussitôt
sur lui. Il est arrêté le jour même sur une accusation portée par Barthélémy
Lemieux.
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«Je n'ai donc plus d'amis», s'écrit avec amerture le prisonnier.
Le procès aux assises criminelles s'ouvre dans les jours suivants devant
le juge Richard Alleyn. Les avocats Henri Dunbar, de Québec, et Louis-Napoléon
Asselin, de Rimouski représentent le ministère public tandis qu’Auguste Tessier
assure la défense du prévenu.
Durant les trois journées d'audience, la Couronne fait entendre neuf
témoins dont les déclarations s'avèrent écrasantes pour l'accusé de 36 ans qui
écoute les témoignages sans broncher.
Parmi les témoins entendus, le cultivateur Narcisse Lemieux affirme
qu'au moment de la battue, Moreau a tout fait pour le détourner de l'endroit du
drame. De son côté, Alexis Caron révèle qu'après la découverte du corps de sa
femme, l'accusé s'inquiétait vivement de la perception qu'avait ses voisins de
son implication dans le meurtre.
Le docteur rimouskois A. E. Belleau, qui a pratiqué l’autopsie d’usage,
relate ensuite minutieusement comment a succombé la victime. Au sujet d'une
perforation à la tête, il dit que «cette blessure a dû être faite par un instrument
plus perforant que contondant».
Quand la Couronne lui demande de décrire l'état de la boîte cranienne,
le médecin indique que «dans la tempe gauche, il y avait un morceau d'os
détaché complètement. Ces blessures, dit-il, ont pu être faite par la tête ou les
coins d'une hache et non par le tranchant».
Mais lorsque l'arme du crime est mis en preuve ainsi que le pantalon
porté par l'accusé le jour du tragique événement, le docteur Belleau précise qu'il
y avait bien du sang sur les deux objets sans toutefois conclure qu'il s'agissait de
celui de Démerise Roy.
Pour les membres du jury, pas de doute possible sur l'identité du
coupable que la preuve de la défense ne réussit pas à faire changer d'opinion.
Invité à prendre la parole au terme des plaidoiries, François Moreau ne prononce
que quelques vagues paroles inintelligibles.
Les douze jurés mettent trois heures à s'entendent à l'unanimité sur un
verdict de culpabilité. Séance tenante, le juge Richard Alleyn condamne le
prisonnier à être pendu le matin du 13 janvier 1882.
François Moreau passe les derniers trois mois de sa vie à la prison de
Rimouski. Au cours des jours précédents son exécution, le condamné à mort
reçoit la visite des Soeurs de la Charité, de l'évêque de Rimouski, Monseigneur
Jean Langevin et celle du vicaire général, Edmond Langevin.
Mgr Langevin profite de cet événement pour adresser aux paroissiens
de Rimouski une lettre pastorale dans laquelle il écrit:
«Dans quelques jours doit s'accomplir pour la
première fois dans notre district un terrible
événement, une exécution capitale ! [...] La peine de
mort, nos chers frères, est bien certainement la plus
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redoutable dont puisse disposer la justice humaine;
mais elle est en même temps la plus salutaire qu'elle
puisse infliger».
En invitant toute la communauté locale à prier pour Moreau, l'évêque
ajoute:
«Il est certains grands crimes surtout l'homicide qui
doivent être punis par la mort même du coupable afin
de rassurer les bons et d'inspirer une juste terreur à
ceux qui seraient tentés de l'imiter. [...] Tout en
détestant comme il le mérite un si horrible forfait,
n'oublions pas, dit-il, que le pauvre malheureux qui
est sur le point de l'expirer est notre frère en Jésus-
Christ et qu'il a droit comme tel à notre charité».
Le 13 janvier 1882, jour de l'exécution, une messe est dite à six heures
à l'intention de François Moreau par le curé de Saint-Germain, l'abbé Nicolas
Audet. Une vingtaine d'hommes y assistent. Moreau est agenouillé près de l'autel
et reçoit la communion avec une grande ferveur.
En effet, au cours de la nuit précédente alors que les prêtres de la
paroisse le préparait à la mort, le supplicié «a répété à plusieurs reprises qu'il
était heureux de mourir pour expier son crime».
À huit heures, François Moreau, les mains liées, est escorté par le
shérif, le geôlier Adolphe Martin et Majorique Côté, le grand connétable, jusqu'à
l'échafaud érigé derrière la prison. Le condamné reste serein et prie durant tout
le trajet.
Aux abords de la prison, des centaines de personnes en provenance des
quatre coins de la région sont massées en attente de l'heure dite. Seulement 40
personnes, munies d'un permis sont admises dans la cour de la prison pour
assister à l'exécution.
À huit heures trente, la corde au cou placée, la petite trappe s'ouvre et
Moreau tombe dans le vide. La chute est de neuf pieds. Le cadavre est détaché
de la potence deux minutes et demi après l'abaissement de la trappe.
Les docteurs Belleau, Romuald Fiset et Osler de l'Université McGill de
Montréal pratiquent l'autopsie du corps dans la prison. Le rapport du coroner
Pierre Gauvreau mentionne que la mort a été instantanée puisque le cou s'est
rompu et que la tête est pratiquement séparée du tronc.
L'inhumation du corps de François Moreau a lieu à trois heures, dans
l'après-midi, au cimetière paroissial alors située sur la rue de la cathédrale. Les
ossements de Moreau auraient été transportés dans le cimetière actuel au
moment de son déménagement en 1945.
Quant à Démerise Roy, son corps avait été inhumé le 20 septembre
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1881 après l'autopsie pratiquée par le docteur Belleau. Son corps repose
toujours dans le cimetière de Saint-Anaclet.
La pendaison de Moreau a fait sensation à l'époque. Un événement que
plusieurs souhaitaient voir survivre à l'histoire car deux complaintes ont été
composées au lendemain de ce tragique épisode.
Un seul fait reste non élucidé dans toute cette histoire. Quelques jours
avant son supplice et après son recours en grâce rejeté, François Moreau révéla
qu'il avait eu un complice dont il fit connaître, dit-on, le nom aux autorités. Il
s'agirait d'un dénommé Castonguay. À cette époque, deux familles de ce nom
habitaient bien Saint-Anaclet.
Le présumé complice n'a fait l'objet d'aucune arrestation et encore
moins d'aucune accusation. Cette révélation n'a pas eu de suites connues.
Selon des témoins, l'impression générale est que si Moreau n'avait pas
été conseillé de commettre le crime il ne serait jamais monté en janvier 1882
sur l'échafaud de la prison de Rimouski.
Le véritable coupable court peut-être toujours...
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Sources:
- Archives de l’Archidiocèse de Rimouski, Lettre du 6 mai 1872, fonds
Archidiocèse de Rimouski, reg. 0, no 402.
- Registre d’état civil, Fonds protonotaire de Rimouski, Saint-Anaclet-de-
Lessard, 1859-1884, M 178/35, folio 10.
- Notes de recherche, chanoine Léo Bérubé, Archidiocèse de Rimouski.
- Le meurtrier de Rimouski, Collection de microfiches, ICMH, 1987,
c1882, no 44651.
- L’Affaire Moreau, in La Patrie, publié dans Le Progrès du Golfe,
Rimouski, 2 juin 1922.
- Archives de l’Archidiocèse de Rimouski, Lettre pastorale du 5 janvier
1882, fonds Archidiocèse de Rimouski, reg. D, folio 121 r et 122v.