Interview de Jacques Gerstlé, Professeur émérite au Département de Science Politique de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il vient de publier, avec Christophe Piar, la troisième édition de son manuel intitulé "La communication politique".
Tunisie : les apports de la communication publique dans le domaine de la Santé
Les grandes transformations de la communication politique en France
1. Cercle des communicants francophones
Itw #36
« Les politiques sont en permanence sommés par les médias de donner
des avis et de formuler des jugements »
Interview de Jacques Gerstlé, Professeur émérite au Département de Science Politique de
l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il vient de publier, avec Christophe Piar, la troisième
édition de son manuel intitulé La communication politique.
Quelles sont pour vous les grandes étapes qu'a connues la communication politique
depuis sa création ? Comment qualifieriez-vous l'ère dans laquelle se trouve
actuellement la communication politique en France ?
Jacques Gerstlé (JG) : Encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’on
appelle « la communication politique ». On peut la faire démarrer
dans la cité athénienne avec l’agora et l’avènement de la
démocratie directe. Si on s’en tient à des formes plus récentes, on
peut la faire démarrer dans les années 40 aux Etats-Unis avec la
première enquête de Lazarsfeld « The People’s choice » ou bien en
1952 lorsque la télévision couvre le territoire national américain.
Si on part de l’après-guerre, on distingue généralement trois phases
approximatives :
- de 1945 à 1965 avec la domination de la presse écrite, de la radio
et des partis politiques dans le contrôle de la communication politique
- de 1965 à 2000 avec la domination écrasante de la télévision qui gouverne tous les aspects
importants de la communication politique
- à partir des années 2000 avec un réagencement des équilibres entre médias et l’émergence
d’internet.
On se trouve actuellement dans cette troisième phase dite d’ « hybridation » des médias et des
techniques qui impose des approches écologiques de l’utilisation des médias qui se
complémentent plus qu’ils ne se remplacent.
Si vous deviez classer les objectifs de la communication politique en fonction de leur
importance, quel serait votre classement ?
(JG) : Tout dépend pour qui ? En régime démocratique, pour les gouvernants, l’objectif principal
est de faire accepter leur domination sur les gouvernés par l’élection et, d’une manière plus
générale, par la communication politique comprise comme moyen de légitimation des décisions
politiques.
Pour les gouvernés, l’objectif principal varie selon les conceptions de la démocratie :
- la démocratie élective se contente de l’exercice du droit de suffrage
- la démocratie représentative exige un contrôle plus continu de l’exercice du pouvoir par les
représentants
2. - la démocratie délibérative exige une participation permanente des citoyens à l’exercice du
pouvoir.
Quels peuvent être les effets de la communication politique ? Comment peut-on les
mesurer?
(JG) : Les effets de la communication politique peuvent être comportementaux, cognitifs ou
affectifs.
En termes de comportements, l’effet majeur est la persuasion politique et électorale qui conduit
l’électeur à voter dans une certaine direction (mesuré par les résultats électoraux) ou à accepter la
ligne politique des détenteurs du pouvoir (acceptation mesurée par le soutien et la popularité).
L’effet cognitif se traduit par des gains de connaissance portés par l’information notamment des
médias (indispensables pour permettre aux citoyens de contrôler les gouvernants et de peser sur
l’agenda politique).
Les effets affectifs se traduisent par du soutien, de l’engagement, voire des formes de
participation plus passionnelles (mesurés par du militantisme et des formes variées d’implication
politique).
Prenons 3 outils de communication politique : les mails, les affiches et la publicité.
Parmi ces outils, quels sont ceux qui sont pour vous les plus efficaces ? Et
pourquoi ?
(JG) : Ils ont chacun leur efficacité. La plus massive revient à la publicité qui touche par
définition une audience massive (voir la publicité électorale américaine qui « mange » la plus
grosse partie des budgets des candidats). Les mails sont particulièrement utiles pour leur capacité
d’interaction interpersonnelle. Ils peuvent donc avoir une viralité utile aux mouvements
politiques à faibles ressources. Leur gros avantage est leur faible coût inversement proportionnel
à leur capacité de mobilisation.
L’affiche, très réglementée depuis la loi Rocard du 15 janvier 1990, n’a plus qu’une utilité
symbolique (autorisée 6 mois avant l’élection pour l’affichage commercial) et d’occupation de
l’espace public (pour l’affichage officiel).
Quel est pour vous l'impact des réseaux sociaux sur la communication politique ?
Ont-ils transformé la communication politique ?
(JG) : Comme pour le mail leur principal atout est leur faible coût associé à leur interactivité très
forte. Ils présentent, de plus, le très gros avantage de neutraliser le relais plus ou moins filtrant
des médias traditionnels et d’organiser une communication directe entre acteurs politiques et
citoyens.
Très utiles aux mouvements politiques à faibles ressources, ils sont également très employés
dans les stratégies de communication personnalisée où le citoyen est « instrumentalisé » comme
vecteur de campagne. C’est le « citizen-campaigning » fustigé par R. Gibson et J. Stromer-Galey
pour les campagnes présidentielles américaines dans son livre de 2014 « Presidential
Campaigning in the Internet Age ».
Les réseaux sociaux ont incontestablement transformé la communication politique, mais
davantage aux Etats-Unis qu’en France où on a du mal à percevoir un effet comportemental du
web 2.0 sur le vote (voir les recherches de K.Koc Michalska et Th.Vedel publiées dans l'ouvrage
de P. Perrineau, Le vote normal. Les élections présidentielle et législatives d’avril-mai-juin 2012,
3. Paris, Les Presses de Sciences). L’impact le plus redoutable est le retour vers une situation où
l’internet favorise l’ « exposition sélective » chère à Lazarsfeld (1940) dans la mesure où les
internautes ne recherchent que l’information qui les conforte dans leurs prédispositions
politiques.
Et que pensez-vous de l'utilisation du Big data ?
(JG) : Le Big Data a montré ses limites lors de l’élection de Donald Trump dans la mesure où il
tendait à orienter les prévisions plutôt sur Hillary Clinton. Son développement paraît toutefois
inexorable comme le montre l’émergence de logiciels et de sociétés qui les mettent en œuvre
pour le management des datas notamment à caractère électoral. Il faut remarquer pour conforter
le diagnostic d’ « hybridation » précédemment porté que le Big Data est associé à une vieille
technique de démarchage électoral, le porte-à-porte qui est supposé fonctionner avec de la main
d’œuvre militante. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes d’acceptation des nouvelles
techniques pour les vieux militants qui ont du mal à se faire aux innovations.
Quelles sont pour vous les principales dérives de la communication politique ?
(JG) : La première est sans doute la marchandisation qui menace ce qui devrait être une exigence
démocratique du citoyen vertueux. L’accroissement des coûts est une conséquence des
innovations technologiques qui appellent l’expertise.
On a donc une chaîne de causes du type :
médiatisation => expertise => marchandisation => réglementation. L’encadrement juridique
croissant (voir loi Rocard de 1990) est ainsi une conséquence de ces facteurs en amont. Il s’agit
de limiter le poids de l’argent dans les processus politiques.
La seconde est la spectacularisation de l’information des médias qui « trivialisent » les contenus
politiques pour attirer des audiences réputées plus sensibles aux histoires personnelles
(storytelling) qu’aux propositions de politique publique. D’où une couverture médiatique des
campagnes électorales où le jeu politique l’emporte très nettement sur le traitement des enjeux de
politique publique.
L'évolution de la relation entre les médias et les personnalités politiques permet-elle
d'expliquer certaines dérives de la communication politique ?
(JG) : Il est certain qu’une réelle évolution entre ces acteurs de la communication politique est à
pointer.
Les débuts de la Vème République étaient marqués par les comportements très déférents des
journalistes à l’égard des professionnels de la politique. Aujourd’hui, on est dans une situation où
les professionnels de la politique doivent davantage négocier leurs propos voire leurs
comportements avec des journalistes ou présentateurs/animateurs dans des émissions à caractère
spectaculaire dominées par l’infotainment, c’est-à-dire le mélange d’information et de
divertissement.
On est passé d’un journalisme « sacerdotal », pour parler comme J. Blumler (où le journaliste est
au service de la collectivité) à un journalisme beaucoup moins domestiqué. De plus, avec la
prolifération des médias de toutes sortes, les professionnels de la politique sont en permanence
sommés de donner des avis, de formuler des jugements pour alimenter la machine
informationnelle qui demande en permanence de la nouveauté (news).
4. Par rapport à la communication politique nationale, existe-t-il des spécificités en
matière de communication politique locale ?
(JG) : Bien évidemment ! La première différence de la communication locale, c’est la proximité
qui la caractérise. Les gouvernants et les gouvernés sont en situation d’interconnaissance qui
change considérablement les données du problème de la communication politique.
Plus la taille de la collectivité augmente, moins joue bien sûr l’interconnaissance. Mais les relais
d’opinion médiatiques, associatifs, politiques locaux ont un rayon d’action beaucoup plus court
qui facilite la communication entre les protagonistes. On oppose souvent la communication
publique d’intérêt général à la communication politique avec l’idée que le local porte davantage
la trace de l’intérêt général. C’est à mon sens une distinction spécieuse. La communication
publique est fondamentalement une communication politique car elle est théoriquement orientée
vers la recherche du bien public.
En matière de communication politique, on a parfois l'impression que la France
copie ce qui se passe aux Etats-Unis. Partagez-vous ce point de vue ?
(JG) : S’agissant des innovations technologiques, il est certain que les Etats-Unis ont
expérimenté plus tôt que nous la télévision et la place qu’elle a prise dans l’évolution de la
communication politique explique une bonne partie de l’ « avance » qu’ils ont sur nous dans ce
domaine. La généralisation des pratiques du web 2.0 va aussi dans ce sens.
Ce n’est pas pour autant que nous nous accommoderons de la même manière de ces innovations.
Il faut les adapter aux institutions, aux comportements ordinaires des citoyens et constater que la
communication politique en France n’est pas une simple et pure transposition de la
communication politique américaine. Par exemple, la campagne Obama de 2008 ne peut pas être
transposée en France car la structure sociale n’y est pas communautaire comme aux Etats-Unis.
On sait toute l’importance des communautés sociales dans le cadre américain. On préférera
parler de modernisation de la communication politique dans le cadre français plutôt que
d’américanisation des pratiques politiques.
L'année 2017 va être marquée par de nombreuses élections. En matière de
communication électorale, quelles sont les 3 idées phares que doivent garder en
mémoire les candidat(e)s ?
(JG) : D'abord, l’interconnexion des facteurs qui déterminent une campagne électorale. Par
exemple, le succès de F.Fillon à la primaire de la droite et du centre s’explique par un
enchaînement de facteurs : l’antisarkozysme persistant à droite et la critique d’A.Juppé comme
porteur d’une « alternance molle » ont crédibilisé l’alternative de rupture libérale représentée par
Fillon. Le décollage sondagier qui a succédé à cette séquence a favorisé l’emballement
médiatique et l’envol euphorique de F. Fillon dans ces derniers débats télévisés. Il y a donc une
interconnexion entre une logique de situation impliqué par des positionnements politiques (c’est
l’interdépendance stratégique des candidats), des résultats de sondage, une couverture
médiatique et des débats télévisés.
Il faut également noter le poids considérable de l’information des médias et spécialement de ce
que les anglo-saxons appellent le « background news » c’est-à-dire l’information générale dans
laquelle est insérée l’information électorale (par exemple, pour la dernière campagne
présidentielle de 2012, voir mon chapitre intitulé « La dynamique de la campagne présidentielle
dans l'information » dans l'ouvrage co-dirigé avec Raul Magni-Berton 2012, La campagne
présidentielle. Observer les médias, les électeurs, les candidats, Paris, L’Harmattan / Édition
Pepper). Qu’on songe au terrorisme ou aux affaires politico-financières (type Maréchal-Schüller
5. en 1995), on voit immédiatement l’impact de déflagration provoqué par un tel contexte sur le
déroulement de la campagne.
Enfin, troisième idée phare, l’effet de la disjonction ou de la conjonction entre la communication
contrôlée par le candidat (son discours, ses spots, ses meetings, etc…) et l’information des
médias. Autant la disjonction va inhiber les chances d’un candidat autant la conjonction va
favoriser son succès.
On comprend aisément pourquoi à condition que l'on se rappelle que la redondance est la
meilleure façon de lutter contre le bruit dans la théorie de l’information.
Interview réalisée par Damien ARNAUD (@laCOMenchantier) en janvier 2017
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