Villes Sans Limite. Concevoir la ville de demain avec l'habitant 2.0 ? Par Nancy Ottaviano
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Villes Sans Limite,
concevoir la ville de demain avec l’habitant 2.0 ?
Nancy Ottaviano – Université Paris Ouest Nanterre-La Défense
Proposition pour les SMC Research Awards - Décembre 2013
Introduction
L’application Villes Sans Limite est développée sur iPads et propose trois vues
photographiques par quartier étudié. Elle permet aux utilisateurs de moduler
des curseurs d’intensités sur une échelle allant de un à cinq pour différents
critères : densité, nature, mobilité, vie de quartier, créativité et numérique.
Ces variations entrainent des modifications instantanées de l’image
photographique, ainsi lorsque le curseur du thème densité est positionné à
son maximum, l’usager voit l’image des bâtiments grandir. Les six thèmes
s’articulent de sorte à proposer 15625 combinaisons possibles par point de
vue, ces compositions sont appelées des « mix ».
À travers l’étude minutieuse de quelques situations récoltées durant l’un des
terrains d’observation de type ethnographique mené pour une recherche
doctorale en cours, cet article questionnera les éléments mobilisés pour
concevoir la ville de demain dans des contextes d’innovation numérique.
Alors que les possibilités du numérique sont implémentées tout au long du
travail des agences d’architecture, lorsque ces outils sont mis au service
d’une relation avec les publics, ils servent le plus souvent à communiquer un
projet ficelé. Dans ce cas, l’usager est mis face à ce qui adviendra. Passant
de l’usager spectateur à l’usager manipulant, de nombreuses applications
logicielles concernant l’espace urbain sont actuellement en cours
d’expérimentation1. Pour cet article, on ciblera sur le récent développement
de l’interface Villes Sans Limite (VSL), développée par UFO jeune start-up de
1 Par exemple, en France BeeCitiz développé par la NetScouade et inspiré de l’anglophone
FixMyStreet, ou encore Dans Ma Rue proposé depuis mai 2013 par la Ville de Paris. Toutes trois
permettent à l’habitant usager de signaler un problème dans l’espace urbain afin que les services de la
ville puissent s’en emparer. Ce mode injonctif propose de partager la gestion et l’entretien de l’espace
urbain mais pas sa conception.
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simulation en réalité augmentée afin de rapprocher les habitants et les
urbanistes dans la conception du futur quartier, leur permettre de partager,
de comprendre, d’échanger et de co-concevoir l’espace urbain. » (:14). Ce
dispositif est actuellement implémenté sur la ville d’Evreux.
Représentation et conception
Machine de vision, la force des visualisations est l’un des ingrédients du
succès qu’elle connaît actuellement. Pour projeter les architectes utilisent une
multitude d’outils de représentation allant de vues en deux dimensions
comme plans et coupes, qui relèvent de la géométrie descriptive, à des vues
de type tridimensionnel telles que perspectives et maquettes physiques ou
numériques. Dès 1529, la notion de projet est définie en relation avec ses
outils4. La conjonction entre image et intention prend aujourd’hui d’autant
plus de poids que nous sommes entrés à l’ère de la société de l’information et
de la communication.
Cette place prépondérante de l’image amène certains affirment que «
l’image semble avoir envahi le champ architectural » (Houdart et Minato,
2009). Cependant bien que l’image aie une place prépondérante, confiner
le projet architectural dans un espace de représentation semble en affaiblir
les enjeux : modifier l’espace physique. Pour sortir de cet écueil d’autres
placent l’image comme médiatrice entre acteurs ou entre réel et
imagination. La première posture est soutenue par Michel Callon : « la
conception n’a rien d’immatériel. […] C’est parce qu’il n’y a pas de créateur
mais des groupes qui discutent par des schémas ou maquettes interposés,
qu’il y a conception.» (Callon, 1996). La seconde est portée par Jean-Marc
Besse, à propos de la production d’image en géographie : « l'imagination est
ici la faculté qui consiste non pas tant à mettre le réel en image qu'à faire
passer de l'image au réel, qu'à installer, à partir de l'image, une conscience
de la réalité. » (Besse, 2003 :11).
Dans le cas de ce dispositif, l’imagination, traduite en images, revêt ce
double rôle : créer du dialogue entre les différents acteurs et passer d’un état
actuel à ses devenirs possibles. L’interface Ville Sans Limite entretient un
rapport analogique5 avec ce qu’elle entend représenter, choix perceptible
dans les rendus photoréalistes et les points de vue situés à hauteur d’œil. De
plus elle intègre un principe de réalité augmentée6 lorsque l’utilisateur est sur
site.
4 En effet, le projet serait un « dessin qui représente en plan, coupe... d'un bâtiment à exécuter
conformément aux intentions de celui qui fait bâtir […] » (G. Tory, Champ Fleury, fo59 rods Romania t.51,
p.43).
5 Dans un chemin de conception, rendre explicite ses intentions, aussi nommé phase d’idéation par
certains auteurs tel que Boudon, et les mettant progressivement à l’épreuve du réel à travers la
figuration, la création d’artefacts visuels qui entretiennent un rapport symbolique (abstrait) ou
analogique (réaliste) avec ce qu’ils entendent représenter.
6 Pour qualifier cette interface on ne peut pas parler stricto sensu de réalité augmentée dans la mesure
où l’image reste « prisonnière » de l’interface et ne se superpose pas au réel. Par ailleurs malgré les
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Trois personnes de chez UFO étaient présentes durant ce temps de travail :
Alain Renk, Maud Beau et Cédric Dorgère10. Dans un premier temps un
diaporama qui montrait le principe de fonctionnement de l’interface avec
l’exemple de Rennes puis un ensemble de pistes de réflexion avec des
images classées par thématiques. Parmi ces références différents modes de
transports, des fablabs, installations d’art urbain, bornes wifi, écrans, etc. Puis,
il a été demandé aux habitants d’esquisser leurs envies et volontés pour le
développement du quartier dans le futur, à l’aide de crayons et de calques
disposés sur des impressions photographiques. Trois tables, trois médiateurs,
trois point de vue, un outil emblématique du travail de l’architecte (le
calque), des images plein la tête. Imaginons.
I. VILLE
Eduquer la ville
Les sujets de discussion et de débat des ateliers11 portaient sur les contenus
des images et touchaient donc directement à la texture de l’urbain. En
dessinant, puis en jouant avec les premières transcriptions des propositions
des habitants effectuées à la palette graphique, chacun se questionnait,
réagissait, commentait.
Figure 3 : Images prises durant le premier atelier habitants (photographies Nancy O.)
L’objectif du second atelier était de tester les réactions pour les maxima de
chaque critère en vue de proposer le contenu des images à un groupe
d’utilisateurs plus étendu12. Plus que dans les propositions de projections
d’aménagements en elles-mêmes car l’équipe d’UFO se défend de proposer
des projets d’aménagement13, ici la véritable innovation semblait être dans la
construction du dialogue entre les participants.
10 Je les remercie tous les trois pour leur complicité et leur patience envers mes yeux indiscrets qui
suivent leur travail depuis de nombreux mois.
11 Le second s’est déroulé le mardi 25 mars 2013 aux mêmes heures que le précédent. Le choix d’un
jour de semaine a eu un impact sur le type de public qui pouvait se rendre disponible, on peut
notamment souligner l’exclusion des actifs.
12 Tous les critères n’étaient pas appréhendés avec la même aisance. Alors que les plus évidents ont
été la nature, la densité et la mobilité, la créativité paraissait presque connexe et le numérique semblait
encore plus difficile à aborder. Par ailleurs les variations de cet indicateur proposaient une variation
entre des présences numériques invisibles (le Wifi) à des éléments clairement visibles comme des écrans
dans les parcs ou sur les bâtiments.
13 « Pour nous, il n’y a pas d’après, comme il y en a 15000, il n’y en a pas. On a toujours dit nous on
présente pas 15000 projets, on en présente aucun. […] Vous êtes dans la rue face à la place de la
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Habitant, expert d’usage
Questionné sur l’exercice qui était proposé aux participants et sur l’aisance
vis-à-vis du dessin Mr U. explique : « je n’ai jamais su dessiner. […] Mais bon,
j’avais quand même des idées de ce que l’on peut réaliser. […] Je visualise
dans ma tête mais je suis dans l’incapacité de le mettre sur papier. » (Mr U.
19/02/2013) Face à la difficulté de dessiner, les habitants réunis pour l’atelier
ont tenté l’expérience, mais lorsque cela s’avérait nécessaire tous ont « rusé »
par l’inscription textuelle.
Le passage de discussions en direct, sur un mode présentiel, à une forme
médiatique implique un changement de temporalité : de l’immédiateté de
l’échange vers une désynchronisation du dialogue propre à la notion
d’image. L’agencement sociotechnique qu’est VSL propose une médiation
de la parole qui invoque le futur d’un quartier en mobilisant les personnes qui
le composent. Dans le même temps, cet agencement est pris dans un
système procédural institutionnel qui le dépasse – i.e. la chaine de décideurs
institutionnels qui permettront une mise en œuvre effective de la
transformation urbaine. Ces derniers agissent notamment à l’échelle
métropolitaine. Avec les habitants l’objectif est d’établir un ensemble de
registres urbains, qui visent à être transmis aux concepteurs « opérationnel »
sans recherche de consensus représentatif : « cette application n’est pas un
outil de vote destiné à sélectionner une orientation urbaine spécifique, qu’il
s’agirait ensuite de construire » (UFO, restitution Montpellier 2013).
Espace spatial, espace social
Les perspectives d’architecture contiennent des grouillots. Ces
représentations humaines servent à indiquer l’échelle de l’espace représenté,
le choix des personnages est un élément narratif fort. Alors que des éléments
non-humains se modifient sur les images lorsque l’on manipule les critères
nature et densité, les indicateurs vie de quartier et mobilité font apparaître de
nombreuses figurations humaines.
Au-delà du projet d’architecture et d’urbanisme, et puisque ce logiciel doit
donner à voir, les usages sont mis en scène. Les propos oraux des habitants
évoquaient beaucoup les usages mais peu ont dessinés des silhouettes
humaines en comparaison avec leurs intenses présences dans la dernière
version de l’interface proposée à la manipulation en juin 2013. L’équipe
d’UFO s’est attachée à transcrire les volontés des habitants avec
« sincérité »14, mais en transformant une donnée écrite en image le contenu
se trouve altéré. Dans un double mouvement et une double temporalité, à la
Bastille, vous êtes là tout seul, vous voyez bien la réalité, ce n’est pas une photo. Il se passe toute sorte
de choses. Et après on vous dit seulement voilà un petit outil et vous allez pouvoir jouer avec et
regardez un petit peu il y a différents thèmes et… manipulez.» (20 février 2012, Alain Renk, UFO)
14 Ce mot revient régulièrement dans leurs discours.
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l’édification du social, nous ne pouvons faire abstraction des éléments
techniques et, de même, nous ne pouvons décrire les dispositifs techniques
sans faire appel à la mise en actes de dispositions, de compétences, de sens
pratiques et de savoirs proprement sociaux de la part des sujets. » (Denouel –
Grangon et. all, 2011:24). N’en déplaise aux technophiles, tout le monde n’est
pas « Petite Poucette » (Serres, 2013).
Figure 5 : Manipulation de l'interface par les habitants et passants, les médiateurs ont un rôle
clef qui n’influe cependant pas nécessairement sur les choix des interlocuteurs.
(Photographie Nancy O.)
Gamification
Serious games ou gamification15, VSL offre une expérience du type jeu vidéo
avec un objectif qui se situe en dehors du divertissement. L’aspect ludique a
pour objectif d’augmenter l’acceptabilité et l’usage de l’application en
s’appuyant sur la prédisposition au jeu. On peut ainsi dire qu’il s’agit d’un jeu
simultané (les joueurs décident de leur stratégie sans lien avec les actions des
autres joueurs), fini (le nombre de combinatoires est circonscrit), à somme-
non nulle (pas d’équivalence entre gains et pertes) et répété (pas de
limitation du nombre de joueurs et chaque joueurs peut proposer un nombre
non fini de mix sous réserve de changer d’avatar16). Enfin, il ne s’agit pas d’un
jeu coopératif au sens de possibilité de coalitions délibérées entre joueurs. Sur
ce dernier point, la collaboration s’applique à une échelle microsociale dans
l’interaction entre usager, médiateur et l’interface elle-même.
15 Par exemple durant les festivals Futur en Seine, où bon nombre d’interfaces et de prototypes
touchent aux notions de ludification, de plaisir et d’interactivité c’est le cas de Dualo, dispositif
d’apprentissage de la musique, WikiWalk qui permet aux promeneurs d’ajouter des contenus
multimédias sur des points d’intérêt géolocalisés partageables avec les autres promeneurs. Il existe de
nombreux autres exemples comme le très récent Watchdog d’Ubisoft, sur l’utilisation d’open data dans
les espaces urbains métropolitains (http://watchdogs.ubi.com). Les Serious Game sont issus de
technologies militaires, voir à ce sujet les films de l’artiste Harun Farocki.
16 Au moment de la validation du mix un formulaire apparaît : il est demandé à l’usager de renseigner
un nom ou pseudonyme (avatar), une adresse email et obligatoirement un commentaire sans limitation
du nombre maximal de caractères.
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conseil de quartier) jusqu’à une implication beaucoup plus légère et
distanciée (certaines personnes ont validé leurs mix en moins d’une minute)
ce qui, en l’altérant partiellement réitère cependant les relations de pouvoirs
telles qu’elles existaient déjà sur ce site ; c) alors que le dessin contraignait
essentiellement le choix du point de vue photographique, le script ou le code
de l’interface pousse beaucoup plus loin le formatage des propositions
habitantes.
Cependant, la tentative est faite et correspond pour partie à la définition de
la Démocratie Internet : « La demande de participation se conçoit plus
souvent comme une expérimentation qui s’organise autour d’un dispositif
permettant d’agir et de coopérer. » (Cardon, 2010 :84)
Conclusion
Les allers - retours et modifications du contenu de l’interface montrent des
rapports de force persistants dans le passage d’une conception pour à une
conception avec les habitants concernés par un projet urbain. Porteuse d’un
projet de société, l’urbanisme collaboratif, la structure même de l’interface
n’a jamais été questionnée.
Ainsi l’équipe d’UFO reste pleinement auteur de ce dispositif de serious game.
Ils sont aussi ceux des images, puisque le graphisme finalisé est réalisé en
interne. À ce sujet, Mr Ottawa, habitant, constatera à la fin du troisième
temps de rencontre : « Vous avez quand même votre pate d’architecte-
urbaniste ».
Malgré les tensions que cet agencement sociotechnique traverse, pour
nombre de participants, ce petit objet malin, leur a permit d’entrer dans une
logique de projet. L’habitant 2.0 en mobilisant ses compétences numériques
et urbaines peut voir l’environnement se modifier selon une logique de
l’avant-après. Ainsi, c’est une histoire à la fois dialogique et diachronique qui
est racontée par cet outil et les invite à « prendre part » (Zask, 2011) en
élargissant leur horizon spatial et temporel. Le terrain n’est pas encore
suffisamment mature pour que l’on puisse connaître le dénouement et savoir
si les « dès ne sont pas jetés d’avance » comme le craignaient certains
habitants présents lors des deux premiers ateliers.
Pour une fin très instable, provisoire et engagée dans un mouvement réflexif,
on pourrait citer Mr Ucheda, désormais positionné comme représentant de
tous les habitants. En fin de l’expérimentation de juin, il disait alors « Merci de
nous avoir fait rêver ». Les promesses du numériques restent à révéler.
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Bibliographie
AGAMBEN Giorgio
2007, Qu’est-ce qu’un dispositif? Rivages Poche, Petite Bibliothèque.
AGIER Michel
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CALLON Michel
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DENOUEL Julie, GRANJON Fabien (dir.)
2011, Communiquer à l’ère du numérique, Regards croisés sur la sociologie des usages,
Presses des Mines.
HOUDART Sophie et MINATO Chihiro
2009, Kuma Kengo, une monographie décalée, Donner Lieu.
ZASK Joëlle
2011, Participer : Essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de l'eau,
Les Voix du Politique.