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L’économie de l’attention
     Exposé pour le cours de Mr Creton, Université Sorbonne-Nouvelle

                           Dimitri GASULLA
                      http://twitter.com/MrDimitriG
                http://mediafragmentation.wordpress.com/
                                         5 mars 2011

                                            Résumé
         En postulant que ce qui est rare ce n’est pas tant l’information que la capacité à la
     traiter, l’économie de l’attention apparaît comme une notion modifiant les stratégies
     des médias. Comment attirer l’attention et comment l’optimiser deviennent alors des
     problématiques centrales. Après avoir défini l’économie de l’attention et ses enjeux,
     ce texte en propose plusieurs applications. Premièrement via une approche sociale
     où les caractéristiques des mutations du marché du travail mettent en lumière les
     évolutions récentes de notre société. Puis, via une approche particulière aux médias
     et aux stratégies mises en œuvre dans le but de valoriser et capter l’attention des
     individus.
         Mots clés : économie de l’attention, médias, individualisation


Table des matières
1 Qu’est-ce que l’économie de l’attention ?                                                                        2
  1.1 À la recherche de l’économie de l’attention . . . . . . . . . . . . . . . . . .                              2
  1.2 Une définition de l’économie de l’attention . . . . . . . . . . . . . . . . . .                               4

2 Quelles applications pour l’économie de l’attention ?                                                           5
  2.1 Une approche sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .          .   .   .   .   .   .   .   .   .   6
  2.2 Une approche particulière aux médias . . . . . . . . . . . .            .   .   .   .   .   .   .   .   .   7
      2.2.1 Les annonceurs et l’attention, une vieille histoire . .           .   .   .   .   .   .   .   .   .   8
      2.2.2 Les médias et l’attention, un (des prochains) défi(s)              .   .   .   .   .   .   .   .   .   8
  2.3 Conclusion, l’économie de l’attention est partout ! . . . . .           .   .   .   .   .   .   .   .   .   9

3 Ouverture : attention à l’évolution de l’attention                                                               9

Bibliographie                                                                                                     10




                                                1
1     Qu’est-ce que l’économie de l’attention ?
1.1     À la recherche de l’économie de l’attention
     Quelle est la première chose que fait un étudiant lorsqu’il cherche à obtenir des infor-
mations sur un sujet ? Il recherche sur Internet, et si il manie un tant soit peu cet outil,
il effectue sa requête via Wikipedia. Dans notre cas, cette recherche se révélera infruc-
tueuse. En effet, il n’existe aucun article traitant du thème de l’"économie de l’attention".
L’étudiant idiot conclurait que cette notion n’existe pas 1 . L’étudiant un peu plus futé
effectuerait une nouvelle requête, mais cette fois-ci en employant le terme "attention eco-
nomy". Ô miracle, cette entrée correspond à un article. De cette découverte, nous pouvons
conclure que l’économie de l’attention est une notion anglo-saxonne, récente (car non tra-
duite) et donc que si l’étudiant ne parle pas couramment anglais, son travail risque d’en
souffrir 2 .
L’étudiant qui n’effectue pas ses recherches en anglais ou qui ne connaît pas Wikipedia,
ou encore celui qui s’est préparé à trier une grande quantité d’information, celui-là peut
tenter sa chance via un moteur de recherche (au hasard Google). Victoire, pleins de ré-
sultats apparaissent (voir la Figure 1 ci-dessous). À la lecture de cette première page de
résultats, plusieurs conclusions s’imposent. Tout d’abord nous remarquons que les liens
proposés se rapportent principalement à quatre centres d’intérêt :
    1. L’économie et le marketing (economix.u-paris10.fr ; ogilvy-pr.fr ; caadreputation.over-
       blog.com) ;
    2. L’enseignement supérieur (economix.u-paris10.fr ; slideshare.net 3 ) ;
    3. L’Internet (internetactu.net ; agoravox.fr ; dvda.fr) ;
    4. Les médias (slideshare.net ; mediawatch.dfp.com ; media-awareness.ca).
Le premier thème apparaît logique et nous ne sommes guère étonnés que la notion
d’"économie de l’attention" s’insère dans le champ économique. Du second nous pouvons
déduire que le sujet est assez récent pour susciter recherche et enseignement de la part des
universitaires et chercheurs. Le troisième centre d’intérêt nous renseigne sur le fait que
la notion est liée au développement d’Internet. Le dernier thème nous dit que l’économie
de l’attention trouve ses principales applications dans le secteur des médias. Néanmoins,
il pose également une question : pourquoi l’économie de l’attention intéresserait-elle les
médias et plus particulièrement le secteur de la presse ? La réponse est que ce secteur a été
l’un des premiers à proposer la totalité de sa production sur Internet. Un des premiers à
basculer dans l’économie numérique, de plein gré ou non. La presse sert en quelques sortes,
malgré elle, de "marché test" pour ce nouvel environnement commercial. C’est à partir
de ce dernier que sont théorisées les problématiques que rencontrerons de nombreuses
industries, a fortiori les industries créatives.
    1. De même si cet étudiant décide alors de concentrer ses recherches au sein de sa bibliothèque univer-
sitaire, il sera réellement persuadé que cette notion n’existe pas, même si sa bibliothèque universitaire se
trouve être celle de Paris Dauphine (car il vrai qu’une telle conclusion était prévisible dans le cas de Paris
3). Ceci pour dire que dans le cadre de recherches sur des sujets plus ou moins récents, Internet n’est pas
tant la meilleure source d’information que la seule. Pourtant, certains professeurs voient encore Internet
comme la "poubelle de l’information", comme un lieu inapte à la recherche. Ce genre de considération
est peut-être conditionné par le fait que leurs théories et ouvrages n’y sont pas aussi présents que dans
la bibliothèque de leur université. Peut-être. . .
    2. Ceci vise à mettre en lumière l’inadéquation des formations universitaires ne proposant pas de cours
d’anglais et/ou en anglais. Si cette conclusion était déjà connue dans le cadre du master professionnel,
elle apparaît ici pour celui du master recherche.
    3. Le document de Slideshare étant un cours préparé pour l’école de journalisme de Science Po.


                                                      2
Figure 1 – Capture d’écran d’une recherche effectuée avec Google le 12 novembre 2010.
                                         3
1.2    Une définition de l’économie de l’attention
    Avant de proposer une définition de l’économie de l’attention, il nous faut éclaircir un
des termes : l’attention. D’après le Petit Robert 2009, l’attention désigne « la concentration
de l’activité mentale sur un objet déterminé ». C’est donc une faculté de l’esprit humain.
L’économie étant une discipline visant à rationnaliser (mettre sur le marché) l’allocation
des ressources rares (en nombres finis), nous en déduisons que l’économie de l’attention
désigne les moyens permettant de rationaliser l’utilisation de cette faculté.
D’après l’analyse des résultats de notre recherche sur Google, nous avons déduit qu’In-
ternet et la presse étaient les principaux secteurs confrontés à l’économie de l’attention.
Leur spécificité réside dans la nature des produits qu’ils mettent sur le marché : ce sont
des biens informationnels. Une information étant par nature non rivale et non excluable :
      « Non excluable veut dire qu’on ne peut, dans un état donné de la loi ou de
      la technique, en interdire à quiconque l’accès. Non rival veut dire sans effet
      de rareté, à coût marginal nul, consommable à l’infini. Ces biens se trouvent
      alors hors marché : pourquoi paierait-on pour un bien de l’accès duquel on ne
      peut être exclu ? » [BOMSEL(2010), p. 68]
Dés lors, la problématique économique classique qui vise à rationnaliser l’utilisation d’une
ressource rare devient caduque. Se pose alors la question suivante, comment vendre un
bien informationnel et en échange de quoi ? Disons tout de suite que répondre au premier
terme de cette question dépasse l’objet de ce travail. Nous pouvons néanmoins dire que
la valeur ajoutée provient désormais des interfaces qui permettent d’enrichir le bien et
de l’adapter à l’usage du consommateur [VOISIN(25 septembre 2010)]. En revanche, le
second terme est directement lié à notre sujet, car l’information s’échange contre de l’at-
tention.

    Historiquement, c’est à Herbert A. Simon que la paternité de l’économie de l’attention
est attribuée. Bien que ne l’ayant pas immédiatement nommée ainsi, l’excellente explica-
tion qu’il donne du concept d’"information-rich world" peut en effet servir de base à une
définition de l’économie de l’attention :
      « Last Easter, my neighbors bought their daughter a pair of rabbits. Whether
      by intent or accident, one was male, one was female, and we now live in a
      rabbit-rich world. Persons less fond than I am of rabbits might even describe
      it as a rabbit-overpopulated world. Whether a world is rich or poor in rabbits
      is a relative matter. Since food is essential for biological populations, we might
      judge the world as rabbit-rich or rabbit-poor by relating the number of rabbits
      to the amount of lettuce and grass (and garden flower) available for rabbit to
      eat. A rabbit-rich world is a lettuce-poor world, and vice versa.
      The observe of a population problem is a scarcity problem, hence a resource-
      allocation problem. There is only so much lettuce to go around, and it will have
      to be allocated somehow among the rabbits. Similary, in an information-rich
      world, the wealth of information means a dearth of something else : a scar-
      city of whatever it is that information consumes. What information consumes
      is rather obvious : it consumes the attention of its recipients. Hence a wealth
      of information creates a poverty of attention and a need to allocate that at-
      tention efficiently among the overabundance of information sources that might
      consume it. » [SIMON(1971), pp. 40–41]
L’information consomme de l’attention, qui est une ressource limitée. La rareté se déplace,
ce n’est plus l’information mais la capacité à la traiter qui devient rare. Pour exemple,

                                              4
comme le dit Goldhaber, vous êtes en ce moment en train de vivre un expérience d’éco-
nomie de l’attention [GOLDHABER(avril 1997)]. Pendant que vous lisez ces lignes, vous
n’êtes pas en train de faire la cuisine (ou alors arrêtez, car cela peut être dangereux).
Vous avez effectué un choix en favorisant certaines informations plutôt que d’autres. Pen-
dant que vous lisez ce texte vous n’êtes pas en train de surveiller la cuisson des steaks, la
consistance de la sauve au poivre et la dorure des frites. L’économie de l’attention induit
la hiérarchisation et/ou une mise en forme des informations.

    Maintenant que nous connaissons la définition de l’attention et ce qu’elle entraîne d’un
point de vue économique, il nous est possible de reprendre la définition de l’économie de
l’attention proposée par Wikipedia :
       « Attention economics is an approach to the management of information that
       treats human attention as a scare commodity, and applies economic theory to
       solve various information management problems. »
       [WIKIPEDIA(10 novembre 2010)]
Pour Simon, la problématique de l’attention est relative à la quantité d’information à
traiter. Falkinger, lui, a isolé les facteurs faisant évoluer un "information-poor world" vers
un "information-rich world". Ces facteurs sont : « (i) IT-progress allowing firms to adress
a wider range of buyer or lowering the cos of adressing a given range. (ii) An incrase in
market size, for instance, by international allowing attention seeking across bordes. (iii)
The possibility to expand attention seeking from direct interaction to media channels with
global range. » [FALKINGER(mars 2005), p. 39] Un monde où l’information est surabon-
dante contribue à augmenter les coûts de transactions [COASE(novembre 1937)] et la
construction de systèmes permettant d’internaliser ces coûts en optimisant la recherche
d’information est une activité centrale du commerce [KARPIK(2007)]. À ce titre, l’éco-
nomie de l’attention constitue une notion supplémentaire dont la prise en compte peut
potentiellement favoriser les transactions marchandes.


2      Quelles applications pour l’économie de l’attention ?
       « (. . .) it is hard to get new attention by repeating exactly what you or someone
       else has done before, this new economy is based on endless originality, or at
       least attempts at originality. By contrast, the old industrial economy worked
       on the basis of making interchangeable objects in huge numbers. »
       [GOLDHABER(avril 1997)]
Goldhaber met ici en lumière une problématique centrale. Pour retenir l’attention d’un
individu, il faut l’intéresser. Plutôt que de conditionner l’intéressement seulement à l’ori-
ginalité, il peut être plus judicieux de contextualiser cet intéressement, car il sera différent
selon les situations, objets et individus. En effet, nous n’accordons pas la même attention
au prix d’achat d’une baguette de pain qu’à une discussion avec un parent. Pourtant ces
deux activités requiert de l’attention, seulement ces attentions sont différentes. Il existe
un nombre quasi infini d’attention, mais un nombre restreint de situations demandant
que l’on réfléchisse à son économie. De même il existe plusieurs approches de l’économie
de l’attention dont l’énumération dépasse le cadre de ce travail 4 . Tout au moins nous
pouvons signaler que l’économie de l’attention œuvre dans deux directions différentes :
    4. Et dépasse surtout mes capacités intellectuelles. On se reportera alors à [KESSOUS et al.(2010)].



                                                    5
« La première, qui s’appuie sur les sciences cognitives, vise à concevoir des
      dispositifs qui permettent aux individus de mieux gérer leurs attentions et en
      quelque sorte de les "protéger". C’est une première acception du postulat de
      l’attention comme ressource rare : économiser l’attention, c’est d’abord ne pas
      la gaspiller et l’allouer efficacement. La seconde, qui mobilise les travaux d’éco-
      nomie et de marketing, tente de "valoriser" l’attention comme les économistes
      le feraient pour toutes autres ressources rares : il s’agit de trouver le modèle
      économique qui permet d’en extraire de la valeur. »
      [KESSOUS et al.(2010), p. 3]
Dans la suite de ce travail, ces deux conceptions seront mêlées. Nous postulons, d’une
part, que l’individu est de plus en plus amené à valoriser l’attention qu’on lui porte, et
d’autre part, que les entreprises, à force d’orientation client, mettent en place des systèmes
permettant aux consommateurs d’économiser leur attention. Pour illustrer cette théorie,
nous verrons d’abord comment l’économie de l’attention peut éclairer les évolutions de
notre société. Nous prendrons alors pour exemple le marché du travail qui se situe à la
rencontre de logiques économiques et sociales. Puis nous nous intéresserons aux médias
et aux stratégies qui modifient leur métier de base.

2.1    Une approche sociale
    Une des tendances qui structure la société depuis plusieurs siècles est l’individualisa-
tion. Ce processus social comporte deux périodes. La première est issue des Lumières et de
la Révolution, donnant lieu à ce qui est appelé l’individualisme générique. À cette époque,
les élites prônaient l’individualisation à des fins universelles. Sous le couvert de la raison,
l’homme devait oublier ses attachements à la communauté traditionnelle de manière à se
sentir membre d’un projet plus grand : l’État. Néanmoins, le processus restait sommaire
et l’individu devait se conformer à une identité normative (le salarié, l’agriculture, le ci-
toyen, etc.). C’est là la limite d’une paradoxale individualisation universelle.
Le second individualisme, nommé différencié, apparaît lors des années 1970, au moment
de la crise économique et après la crise sociale des années 1960 qui a profondément modifié
(et parfois même supprimé) les cadres référentiels de l’époque. Dans ce contexte :
      « les individus ne peuvent plus aussi facilement s’abandonner aux routines,
      traditions, normes et rôles. C’est désormais en lui-même que l’individu est
      invité à chercher les fondements de son action. En l’absence de modèles légiti-
      més a priori, la vie se place sous le signe de l’expérimentation [Beck et Beck-
      Gernsheim, 2001]. (. . .) Contre toutes les formes de prêt-à-porter identitaire,
      il s’efforce de bricoler une identité originale et sincère. » [LE BART(2006), p.
      153 et p. 154]
Cet individualisme moderne ne doit pas être confondu avec un individualisme néo-libéral
où l’homme se voit plongé dans une compétition constante avec ses semblables. L’indivi-
dualisme différencié ne signifie pas absence de liens sociaux, il doit se comprendre comme
une logique de différenciation. L’homme ne cherche plus (ou pas seulement) à se distin-
guer en adoptant des pratiques légitimes mais en réunissant un ensemble de pratiques
hétérogènes, réunion unique et originale qui reflète une identité personnelle.

    L’individualisation conduit ainsi à une rationalisation de l’identité puisque l’individu
la construit en fonction de ses propres besoins. Selon cette même logique, le management
a fait évoluer ses méthode en faisant davantage reposer les évaluations sur la base des


                                              6
performances individuelles [MENGER(2002), p. 77]. L’individu est alors invité à amélio-
rer ses performances, à « travailler sur lui-même afin de se transformer en permanence,
de s’améliorer, de se rendre toujours plus efficace. » [DARDOT et LAVAL(2009), p. 415]
Au sein d’un monde du travail qui multiplie les winner-take-all markets" – c’est-à-dire
des marché où les acteurs considérés comme les plus talentueux se voient attribuer tout
les honneurs (et les rémunérations qui les accompagnent) –, il est possible de rapprocher
l’individualisation et l’économie de l’attention. Dans ce cas, ce sont les critères de différen-
ciation entre les acteurs qui sont en abondance. Les diplômes ne suffisent plus à assurer
un avenir professionnel défini, ce n’est plus un critère distinctif. Il faut désormais comp-
ter avec les formations, stages, séjours à l’étranger, activités extra-professionnelles, etc.
Dés lors, une problématique apparaît : comment être retenu par un employeur ou par un
supérieur alors que certains acteurs accaparent un maximum d’attention et apparaissent,
pour un temps, comme des modèles à imiter ?
L’individualisation doit ainsi s’accompagner d’une mise en forme afin de retenir l’atten-
tion. Pour une situation donnée, l’individu met en avant des spécificités capables de le
différencier des autres. Cela est vrai pour le marché du travail, mais cela l’est également
pour un nombre croissant de secteurs utilisant les réseaux sociaux. Comment mon mes-
sage peut-il être repéré dans le flot d’un Facebook ou d’un Twitter ? De plus en plus,
la communication sociale via ces réseaux commence en résolvant la question suivante :
comment capter l’attention des autres [FRANK(28 octobre 2010)] ? C’est l’émergence des
pratiques contestées de personal branding où l’individu devient "marketeur" de lui-même
[TARBY(7 octobre 2010)] et [GIRIDHARADAS(26 février 2010)].

    L’économie de l’attention est donc un concept qui trouve toute sa légitimité à être uti-
lisée dans le champ social. Se réjouir ou s’attrister de cette remarque n’a que peu d’intérêt.
Les hommes ont, de tout temps, été en compétition pour l’accès à certains biens (travail,
femme, reconnaissance, etc.). L’économie de l’attention, bien que théorisée récemment,
est ancienne. Elle n’est pas un mal contemporain de notre époque. En revanche, elle se
fait davantage visible depuis les années 1990. Le développement des technologies de l’in-
formation et de la communication (TIC) et leur démocratisation en sont les principaux
facteurs.

2.2    Une approche particulière aux médias
    Au cours des dernières années, le nombre de supports médiatiques à été multiplié
et l’offre en terme de loisirs s’est considérablement développée. Les coûts de production
moins élevés, les possibilités de diffusion sans cesse améliorées et le développement des
cultures de niche (à mettre en relation avec l’individualisation) ont eu pour conséquence
la fragmentation des audiences [JENKINS(2008), p. 66]. L’anecdote suivante résume bien
la situation. Dans les années 1960, un annonceur pouvait toucher 80 % des femmes amé-
ricaines avec une publicité diffusée en prime time sur trois chaînes de télévision. Aujour-
d’hui, pour atteindre une audience similaire une publicité doit être diffusée sur 100 chaînes
de télévision [BIANCO(12 juillet 2004)]. Retenir l’attention des spectateurs est ainsi de-
venue une activité plus difficile et plus coûteuse. Confronter ensemble à cette évolution,
les annonceurs et les médias ont apporté une série de réponses.




                                              7
2.2.1   Les annonceurs et l’attention, une vieille histoire
    Retenir l’attention du public est depuis toujours au centre des préoccupations des
annonceurs. Chaque jour, un individu est en moyenne exposé à près de 600 messages
publicitaires, il n’en perçoit effectivement qu’un nombre compris entre 30 et 80, et moins
de 10 messages ont une chance d’influencer cet individu dans son comportement. Être
dans ces 10 messages est d’une importance cruciale pour les annonceurs. Pour ce faire, il
existe deux catégories de leviers d’action permettant d’attirer l’attention du consomma-
teur [LENDREVIE et DE BAYNAST(2008), pp. 80–86]. Le plus simple est d’agir sur la
diffusion du message en adoptant les méthodes de la publicité imposée, on distingue :
    – La réclame, qui consiste à répéter le message ;
    – L’utilisation de support à audience captive, c’est par exemple le cas des publicités
      diffusées avant le début d’une séance de cinéma ;
    – Les formes très intrusives de communication (démarchage à domicile, marketing
      téléphonique, etc.).
Pour autant, ces méthodes ne doivent pas faire oublier l’importance primordiale d’un
ciblage réfléchi et adéquat.
Le second levier d’action est parfois plus difficile à mettre en œuvre mais est également
plus économique. Il consiste à agir sur le message publicitaire lui-même, on distingue
alors :
    – La créativité média, ou comment utiliser de façon originale les espaces publicitaires
      (vidéo dans un magazine, affichage en relief, etc.) ;
    – Le contenu de marque, plutôt que d’acheter des espace publicitaires entre des conte-
      nus, la marque produit son propre contenu ;
    – La rupture des codes publicitaires classiques et la transgression des interdits ;
    – La publicité aguicheuse, car il est bien connu que le sexe fait vendre ;
    – L’intrigue.
À cela nous pouvons ajouter que les annonceurs ont considérablement diversifié leur achats
d’espaces, conformément à ce que requière la nouvelle technique de communication à la
mode : la communication 360 . Cette dernière encourage l’utilisation de plusieurs espaces
                                ˚
publicitaires (média et hors média) de façon à optimiser la communication. Enfin, les
évolutions récentes tel que le renouveau du marketing direct et l’importance que prend la
relation client s’inscrivent elles aussi, en partie, dans cette quête de l’attention.

2.2.2   Les médias et l’attention, un (des prochains) défi(s)
    Contrairement au monde de la publicité, les médias n’ont été confronté que tardive-
ment à la problématique de l’attention. Face à la fragmentation de leurs audiences qui
menace leurs revenus publicitaires, ils peuvent utiliser les méthodes des annonceurs ex-
posées ci-dessus. Une autre solution, plus ambitieuse consiste à modifier le format des
contenus diffusés entre deux messages publicitaires. Les médias ont pour cela fait évo-
luer la vision de leur métier. Auparavant, ils raisonnaient en termes de "contact" entre
le support publicitaire et le consommateur, sans s’intéresser à la réception du message.
Or le contact ne peut être que potentiel, car l’attention ne s’achète pas, elle s’échange
[GOLDHABER(décembre 1997)]. Le consommateur ne prêtera attention au message pu-
blicitaire qu’à la seule condition qu’il l’intéresse. Pour exemple, il a été observé aux État-
Unis une sur-consommation d’eau pendant la diffusion des publicités insérées dans les
films. Ce qui indiquerait que pendant ces publicités le spectateur ne serait pas devant son
écran [KESSOUS et al.(2010), p. 14]. Les médias se sont alors détournés de la quête du
contact pour lui préférer la recherche de l’engagement du consommateur, son investisse-

                                              8
ment dans le contenu 5 . Un spectateur qui s’investit davantage dans le contenu assurerait
une exposition aux publicités plus systématique. Le meilleur moyen de favoriser cet en-
gagement est de produire des contenus aux multiples intrigues et de les adapter pour une
diffusion sur plusieurs médias. Ce nouveau modèle porte un nom, le transmédia. Jenkins
en donne la définition suivante :
      « A transmedia story unfolds across multiple media platforms with each new
      text making a distinctive and valuable contribution to the whole. In the ideal
      form of transmedia storytelling, each medium does what it does best—so that
      a story might be introduced in a film, expanded through television, novels, and
      comics ; its world might be explored through game play or experienced as an
      amusement park attraction. » [JENKINS(2008), pp. 97–98]
Le consommateur est alors invité à construire sa propre relation au contenu en choisissant
les contributions qui l’intéresse. L’expérience est individualisée. De plus, une présence sur
plusieurs médias a pour conséquence l’augmentation de l’audience potentielle (donc de
l’engagement potentiel). La diversification des médias et l’optimisation des contenus pour
ces derniers améliorent également la réception du message global.
C’est ainsi que nous pouvons conclure que le transmédia, en donnant la possibilité à cha-
cun d’individualiser son expérience du produit, permet de rationnaliser la consommation
d’attention tout en optimisant sa valorisation.

2.3     Conclusion, l’économie de l’attention est partout !
     L’attention est une problématique plus ou moins récente selon les secteurs d’activité
des entreprises. Pour les individus en revanche, sa découverte et son expérience, consciente
ou non, sont contemporaines du basculement de la société vers un "monde riche en infor-
mation", ce qui est appelé "l’âge de l’information". Dans ce contexte, capter l’attention
des autres est devenu un prérequis primordial pour exister socialement. Certains médias
ont su tirer profit de ces évolutions en déployant de nouvelles stratégies conduisant à re-
considérer leur métier. Ainsi, lorsque ESPN (un réseaux de chaînes de télévision spécialisé
dans le sport, propriété de Walt Disney Company) a commencé à diversifier les médias où
il intervenait, John Skipper, responsable des "contenus non-télévision" déclarait : « We
are not a television company (. . .) We are a sports media company. We’re gonna sur-
round consumers with media. We’re not gonna let them cut us off and move away from
our brand. »[ROSE(septembre 2005)] Désormais, un nouvel indicateur de performance est
disponible pour juger de la performance d’un contenu. Pour celui-ci, ce n’est pas tant la
quantité de spectateur qui compte que la qualité de leur engagement.


3     Ouverture : attention à l’évolution de l’attention
   L’économie de l’attention à l’âge de l’information entraîne de nouvelles inégalités.
Comme pour la faculté à individualiser l’identité, la capacité à susciter l’intérêt est lar-
gement dépendante du capital social et intellectuel. Mais avant même de penser pouvoir
proposer des réponses pour pallier à ces problèmes naissants, il faut s’interroger sur les
besoins de la société et se garder d’apporter de l’eau au moulin du "mythe de la fracture
numérique" [GUICHARD(2009)]. Ces problématiques concernent pour le moment une
   5. Nous notons à ce sujet le propo de Le Bart : « L’engagement, et c’est là le point essentiel, n’est
plus remise de soi mais expression de soi. Il n’est plus un moyen qui justifierait une fin dernière, il doit
en tant que tel être gratifiant, en particulier au plan identitaire. » [LE BART(2006), p. 182]


                                                    9
minorité de personnes et de professions. Certes, ce nombre augmente, mais pour combien
de temps ? Prédire l’avenir a toujours été difficile.
Ce que nous pouvons néanmoins avancer c’est que les capacités des individus en termes
d’attention ne cessent d’évoluer. Tout comme la démocratisation de l’écriture avant elles,
le développement de l’ordinateur et des "nouveaux médias" modifient les schémas de
perception et de réflexion. Suivant cette logique, il apparaît que la lecture d’un texte
sur Internet est différente de celle d’un livre et qu’elle ne fait pas appel aux mêmes
capacités [VANDENDORPE(1999)]. Plongées au sein de ces bouleversements, les nou-
velles générations auraient développées une forme d’attention différente de ses prédéces-
seurs : l’hyperattention, « une attention diffuse, performante en un sens mais éclatée »
[STIEGLER et al.(2009), p. 215]. Notre époque est passionnante n’est-ce pas ?




Références
[BIANCO(12 juillet 2004)] Anthony BIANCO, « The Vanishing Mass Market », Bu-
    siness Week, 12 juillet 2004. URL http://www.businessweek.com/magazine/
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[BOMSEL(2010)] Olivier BOMSEL, L’économie immatérielle. Industries et marchés
   d’expériences, Paris, Gallimard, 2010.
[COASE(novembre 1937)] Ronald H COASE, « The Nature of the Firm », Economica, 4
   (16) :386–405, novembre 1937. URL www.sonoma.edu/users/e/eyler/426/coase1.
   pdf.
[DARDOT et LAVAL(2009)] Pierre DARDOT et Christian LAVAL, La nouvelle raison
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[FALKINGER(mars 2005)] Josef FALKINGER, « Limited Attention as the Scarce
    Resource in an Information-rich Economy », Institute for the Study of Labor, mars
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    http://www.mediaculture.fr/2010/10/28/comment-la-course-a-l%E2%80%
    99attention-renforce-la-societe-de-l%E2%80%99ego/.
[GIRIDHARADAS(26 février 2010)] Anand GIRIDHARADAS, « Branding and the ’Me’
    Economy », The New York Times, 26 février 2010. URL http://www.nytimes.com/
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[GOLDHABER(avril 1997)] Michael H. GOLDHABER, « The Attention Economy and
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   cgiwrap/bin/ojs/index.php/fm/article/view/519/440.
[GOLDHABER(décembre 1997)] Michael H. GOLDHABER, « Attention Shoppers ! »,
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                                           10
[GUICHARD(2009)] Éric GUICHARD, « Le mythe de la fracture numé-
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[JENKINS(2008)] Henry JENKINS, Convergence Culture. Where Old Media and New
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    entre protection des ressources cognitives et extraction de la valeur », Socio-
    logie du travail, 52(3) :359–373, 2010.     URL http://laborange.academia.
    edu/EmmanuelKessous/Papers/294015/Leconomie_De_LAttention_Entre_
    Protection_Des_Ressources_Cognitives_Et_Extraction_De_La_Valeur.
[LE BART(2006)] Christian LE BART, L’individualisation, Paris, Science Po, Les
    Presses, 2006.
[LENDREVIE et DE BAYNAST(2008)] Jacques LENDREVIE et Arnaud DE BAY-
    NAST, Publicitor, Paris, Dunod, 7eme édition, 2008.
[MENGER(2002)] Pierre-Michel MENGER, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamor-
   phoses du capitalisme, Paris, Éditions du Seuil, 2002.
[ROSE(septembre 2005)] Frank ROSE, « ESPN Think Outside the Box », Wired, sep-
    tembre 2005. URL http://www.frankrose.com/espn_thinks_outside_the_box_
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[SIMON(1971)] Herbert A. SIMON, « Designing Organisations for an Information-
    rich World », in M. GREENDERGER (dir.), Computer, communications, and
    the public interest, The Johns Hopkins Press, Baltimore, 1971, pages 37–
    72. URL http://diva.library.cmu.edu/webapp/simon/item.jsp?q=/box00065/
    fld05029/bdl0001/doc0001/.
[STIEGLER et al.(2009)] Bernard STIEGLER et al., Pour en finir avec la mécroissance.
    Quelques réflexions d’Ars Industrialis, Paris, Flammarion, 2009.
[TARBY(7 octobre 2010)] Julien TARBY, « Les nouvelles règles du je », Le nouvel Eco-
    nomiste, 36(1537) :29–31, 7 octobre 2010. URL http://www.lenouveleconomiste.
    fr/JV/JVLNE1537/C2/C2.html.
[VANDENDORPE(1999)] Christian VANDENDORPE, Du papyrus à l’hypertexte. Essai
    sur les mutations du texte et de la lecture, Paris, Éditions la Découverte, 1999.
[VOISIN(25 septembre 2010)] Nicolas VOISIN, « OWNI : Horloger de l’informa-
    tion », OWNI, 25 septembre 2010.        URL http://owni.fr/2010/09/25/
    owni-media-horloger-information/.
[WIKIPEDIA(10 novembre 2010)] WIKIPEDIA, « Attention Economy », Wikipedia, 10
    novembre 2010. URL http://en.wikipedia.org/wiki/Attention_economy.




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Economie de l’attention

  • 1. L’économie de l’attention Exposé pour le cours de Mr Creton, Université Sorbonne-Nouvelle Dimitri GASULLA http://twitter.com/MrDimitriG http://mediafragmentation.wordpress.com/ 5 mars 2011 Résumé En postulant que ce qui est rare ce n’est pas tant l’information que la capacité à la traiter, l’économie de l’attention apparaît comme une notion modifiant les stratégies des médias. Comment attirer l’attention et comment l’optimiser deviennent alors des problématiques centrales. Après avoir défini l’économie de l’attention et ses enjeux, ce texte en propose plusieurs applications. Premièrement via une approche sociale où les caractéristiques des mutations du marché du travail mettent en lumière les évolutions récentes de notre société. Puis, via une approche particulière aux médias et aux stratégies mises en œuvre dans le but de valoriser et capter l’attention des individus. Mots clés : économie de l’attention, médias, individualisation Table des matières 1 Qu’est-ce que l’économie de l’attention ? 2 1.1 À la recherche de l’économie de l’attention . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 1.2 Une définition de l’économie de l’attention . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 2 Quelles applications pour l’économie de l’attention ? 5 2.1 Une approche sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 2.2 Une approche particulière aux médias . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 2.2.1 Les annonceurs et l’attention, une vieille histoire . . . . . . . . . . . 8 2.2.2 Les médias et l’attention, un (des prochains) défi(s) . . . . . . . . . 8 2.3 Conclusion, l’économie de l’attention est partout ! . . . . . . . . . . . . . . 9 3 Ouverture : attention à l’évolution de l’attention 9 Bibliographie 10 1
  • 2. 1 Qu’est-ce que l’économie de l’attention ? 1.1 À la recherche de l’économie de l’attention Quelle est la première chose que fait un étudiant lorsqu’il cherche à obtenir des infor- mations sur un sujet ? Il recherche sur Internet, et si il manie un tant soit peu cet outil, il effectue sa requête via Wikipedia. Dans notre cas, cette recherche se révélera infruc- tueuse. En effet, il n’existe aucun article traitant du thème de l’"économie de l’attention". L’étudiant idiot conclurait que cette notion n’existe pas 1 . L’étudiant un peu plus futé effectuerait une nouvelle requête, mais cette fois-ci en employant le terme "attention eco- nomy". Ô miracle, cette entrée correspond à un article. De cette découverte, nous pouvons conclure que l’économie de l’attention est une notion anglo-saxonne, récente (car non tra- duite) et donc que si l’étudiant ne parle pas couramment anglais, son travail risque d’en souffrir 2 . L’étudiant qui n’effectue pas ses recherches en anglais ou qui ne connaît pas Wikipedia, ou encore celui qui s’est préparé à trier une grande quantité d’information, celui-là peut tenter sa chance via un moteur de recherche (au hasard Google). Victoire, pleins de ré- sultats apparaissent (voir la Figure 1 ci-dessous). À la lecture de cette première page de résultats, plusieurs conclusions s’imposent. Tout d’abord nous remarquons que les liens proposés se rapportent principalement à quatre centres d’intérêt : 1. L’économie et le marketing (economix.u-paris10.fr ; ogilvy-pr.fr ; caadreputation.over- blog.com) ; 2. L’enseignement supérieur (economix.u-paris10.fr ; slideshare.net 3 ) ; 3. L’Internet (internetactu.net ; agoravox.fr ; dvda.fr) ; 4. Les médias (slideshare.net ; mediawatch.dfp.com ; media-awareness.ca). Le premier thème apparaît logique et nous ne sommes guère étonnés que la notion d’"économie de l’attention" s’insère dans le champ économique. Du second nous pouvons déduire que le sujet est assez récent pour susciter recherche et enseignement de la part des universitaires et chercheurs. Le troisième centre d’intérêt nous renseigne sur le fait que la notion est liée au développement d’Internet. Le dernier thème nous dit que l’économie de l’attention trouve ses principales applications dans le secteur des médias. Néanmoins, il pose également une question : pourquoi l’économie de l’attention intéresserait-elle les médias et plus particulièrement le secteur de la presse ? La réponse est que ce secteur a été l’un des premiers à proposer la totalité de sa production sur Internet. Un des premiers à basculer dans l’économie numérique, de plein gré ou non. La presse sert en quelques sortes, malgré elle, de "marché test" pour ce nouvel environnement commercial. C’est à partir de ce dernier que sont théorisées les problématiques que rencontrerons de nombreuses industries, a fortiori les industries créatives. 1. De même si cet étudiant décide alors de concentrer ses recherches au sein de sa bibliothèque univer- sitaire, il sera réellement persuadé que cette notion n’existe pas, même si sa bibliothèque universitaire se trouve être celle de Paris Dauphine (car il vrai qu’une telle conclusion était prévisible dans le cas de Paris 3). Ceci pour dire que dans le cadre de recherches sur des sujets plus ou moins récents, Internet n’est pas tant la meilleure source d’information que la seule. Pourtant, certains professeurs voient encore Internet comme la "poubelle de l’information", comme un lieu inapte à la recherche. Ce genre de considération est peut-être conditionné par le fait que leurs théories et ouvrages n’y sont pas aussi présents que dans la bibliothèque de leur université. Peut-être. . . 2. Ceci vise à mettre en lumière l’inadéquation des formations universitaires ne proposant pas de cours d’anglais et/ou en anglais. Si cette conclusion était déjà connue dans le cadre du master professionnel, elle apparaît ici pour celui du master recherche. 3. Le document de Slideshare étant un cours préparé pour l’école de journalisme de Science Po. 2
  • 3. Figure 1 – Capture d’écran d’une recherche effectuée avec Google le 12 novembre 2010. 3
  • 4. 1.2 Une définition de l’économie de l’attention Avant de proposer une définition de l’économie de l’attention, il nous faut éclaircir un des termes : l’attention. D’après le Petit Robert 2009, l’attention désigne « la concentration de l’activité mentale sur un objet déterminé ». C’est donc une faculté de l’esprit humain. L’économie étant une discipline visant à rationnaliser (mettre sur le marché) l’allocation des ressources rares (en nombres finis), nous en déduisons que l’économie de l’attention désigne les moyens permettant de rationaliser l’utilisation de cette faculté. D’après l’analyse des résultats de notre recherche sur Google, nous avons déduit qu’In- ternet et la presse étaient les principaux secteurs confrontés à l’économie de l’attention. Leur spécificité réside dans la nature des produits qu’ils mettent sur le marché : ce sont des biens informationnels. Une information étant par nature non rivale et non excluable : « Non excluable veut dire qu’on ne peut, dans un état donné de la loi ou de la technique, en interdire à quiconque l’accès. Non rival veut dire sans effet de rareté, à coût marginal nul, consommable à l’infini. Ces biens se trouvent alors hors marché : pourquoi paierait-on pour un bien de l’accès duquel on ne peut être exclu ? » [BOMSEL(2010), p. 68] Dés lors, la problématique économique classique qui vise à rationnaliser l’utilisation d’une ressource rare devient caduque. Se pose alors la question suivante, comment vendre un bien informationnel et en échange de quoi ? Disons tout de suite que répondre au premier terme de cette question dépasse l’objet de ce travail. Nous pouvons néanmoins dire que la valeur ajoutée provient désormais des interfaces qui permettent d’enrichir le bien et de l’adapter à l’usage du consommateur [VOISIN(25 septembre 2010)]. En revanche, le second terme est directement lié à notre sujet, car l’information s’échange contre de l’at- tention. Historiquement, c’est à Herbert A. Simon que la paternité de l’économie de l’attention est attribuée. Bien que ne l’ayant pas immédiatement nommée ainsi, l’excellente explica- tion qu’il donne du concept d’"information-rich world" peut en effet servir de base à une définition de l’économie de l’attention : « Last Easter, my neighbors bought their daughter a pair of rabbits. Whether by intent or accident, one was male, one was female, and we now live in a rabbit-rich world. Persons less fond than I am of rabbits might even describe it as a rabbit-overpopulated world. Whether a world is rich or poor in rabbits is a relative matter. Since food is essential for biological populations, we might judge the world as rabbit-rich or rabbit-poor by relating the number of rabbits to the amount of lettuce and grass (and garden flower) available for rabbit to eat. A rabbit-rich world is a lettuce-poor world, and vice versa. The observe of a population problem is a scarcity problem, hence a resource- allocation problem. There is only so much lettuce to go around, and it will have to be allocated somehow among the rabbits. Similary, in an information-rich world, the wealth of information means a dearth of something else : a scar- city of whatever it is that information consumes. What information consumes is rather obvious : it consumes the attention of its recipients. Hence a wealth of information creates a poverty of attention and a need to allocate that at- tention efficiently among the overabundance of information sources that might consume it. » [SIMON(1971), pp. 40–41] L’information consomme de l’attention, qui est une ressource limitée. La rareté se déplace, ce n’est plus l’information mais la capacité à la traiter qui devient rare. Pour exemple, 4
  • 5. comme le dit Goldhaber, vous êtes en ce moment en train de vivre un expérience d’éco- nomie de l’attention [GOLDHABER(avril 1997)]. Pendant que vous lisez ces lignes, vous n’êtes pas en train de faire la cuisine (ou alors arrêtez, car cela peut être dangereux). Vous avez effectué un choix en favorisant certaines informations plutôt que d’autres. Pen- dant que vous lisez ce texte vous n’êtes pas en train de surveiller la cuisson des steaks, la consistance de la sauve au poivre et la dorure des frites. L’économie de l’attention induit la hiérarchisation et/ou une mise en forme des informations. Maintenant que nous connaissons la définition de l’attention et ce qu’elle entraîne d’un point de vue économique, il nous est possible de reprendre la définition de l’économie de l’attention proposée par Wikipedia : « Attention economics is an approach to the management of information that treats human attention as a scare commodity, and applies economic theory to solve various information management problems. » [WIKIPEDIA(10 novembre 2010)] Pour Simon, la problématique de l’attention est relative à la quantité d’information à traiter. Falkinger, lui, a isolé les facteurs faisant évoluer un "information-poor world" vers un "information-rich world". Ces facteurs sont : « (i) IT-progress allowing firms to adress a wider range of buyer or lowering the cos of adressing a given range. (ii) An incrase in market size, for instance, by international allowing attention seeking across bordes. (iii) The possibility to expand attention seeking from direct interaction to media channels with global range. » [FALKINGER(mars 2005), p. 39] Un monde où l’information est surabon- dante contribue à augmenter les coûts de transactions [COASE(novembre 1937)] et la construction de systèmes permettant d’internaliser ces coûts en optimisant la recherche d’information est une activité centrale du commerce [KARPIK(2007)]. À ce titre, l’éco- nomie de l’attention constitue une notion supplémentaire dont la prise en compte peut potentiellement favoriser les transactions marchandes. 2 Quelles applications pour l’économie de l’attention ? « (. . .) it is hard to get new attention by repeating exactly what you or someone else has done before, this new economy is based on endless originality, or at least attempts at originality. By contrast, the old industrial economy worked on the basis of making interchangeable objects in huge numbers. » [GOLDHABER(avril 1997)] Goldhaber met ici en lumière une problématique centrale. Pour retenir l’attention d’un individu, il faut l’intéresser. Plutôt que de conditionner l’intéressement seulement à l’ori- ginalité, il peut être plus judicieux de contextualiser cet intéressement, car il sera différent selon les situations, objets et individus. En effet, nous n’accordons pas la même attention au prix d’achat d’une baguette de pain qu’à une discussion avec un parent. Pourtant ces deux activités requiert de l’attention, seulement ces attentions sont différentes. Il existe un nombre quasi infini d’attention, mais un nombre restreint de situations demandant que l’on réfléchisse à son économie. De même il existe plusieurs approches de l’économie de l’attention dont l’énumération dépasse le cadre de ce travail 4 . Tout au moins nous pouvons signaler que l’économie de l’attention œuvre dans deux directions différentes : 4. Et dépasse surtout mes capacités intellectuelles. On se reportera alors à [KESSOUS et al.(2010)]. 5
  • 6. « La première, qui s’appuie sur les sciences cognitives, vise à concevoir des dispositifs qui permettent aux individus de mieux gérer leurs attentions et en quelque sorte de les "protéger". C’est une première acception du postulat de l’attention comme ressource rare : économiser l’attention, c’est d’abord ne pas la gaspiller et l’allouer efficacement. La seconde, qui mobilise les travaux d’éco- nomie et de marketing, tente de "valoriser" l’attention comme les économistes le feraient pour toutes autres ressources rares : il s’agit de trouver le modèle économique qui permet d’en extraire de la valeur. » [KESSOUS et al.(2010), p. 3] Dans la suite de ce travail, ces deux conceptions seront mêlées. Nous postulons, d’une part, que l’individu est de plus en plus amené à valoriser l’attention qu’on lui porte, et d’autre part, que les entreprises, à force d’orientation client, mettent en place des systèmes permettant aux consommateurs d’économiser leur attention. Pour illustrer cette théorie, nous verrons d’abord comment l’économie de l’attention peut éclairer les évolutions de notre société. Nous prendrons alors pour exemple le marché du travail qui se situe à la rencontre de logiques économiques et sociales. Puis nous nous intéresserons aux médias et aux stratégies qui modifient leur métier de base. 2.1 Une approche sociale Une des tendances qui structure la société depuis plusieurs siècles est l’individualisa- tion. Ce processus social comporte deux périodes. La première est issue des Lumières et de la Révolution, donnant lieu à ce qui est appelé l’individualisme générique. À cette époque, les élites prônaient l’individualisation à des fins universelles. Sous le couvert de la raison, l’homme devait oublier ses attachements à la communauté traditionnelle de manière à se sentir membre d’un projet plus grand : l’État. Néanmoins, le processus restait sommaire et l’individu devait se conformer à une identité normative (le salarié, l’agriculture, le ci- toyen, etc.). C’est là la limite d’une paradoxale individualisation universelle. Le second individualisme, nommé différencié, apparaît lors des années 1970, au moment de la crise économique et après la crise sociale des années 1960 qui a profondément modifié (et parfois même supprimé) les cadres référentiels de l’époque. Dans ce contexte : « les individus ne peuvent plus aussi facilement s’abandonner aux routines, traditions, normes et rôles. C’est désormais en lui-même que l’individu est invité à chercher les fondements de son action. En l’absence de modèles légiti- més a priori, la vie se place sous le signe de l’expérimentation [Beck et Beck- Gernsheim, 2001]. (. . .) Contre toutes les formes de prêt-à-porter identitaire, il s’efforce de bricoler une identité originale et sincère. » [LE BART(2006), p. 153 et p. 154] Cet individualisme moderne ne doit pas être confondu avec un individualisme néo-libéral où l’homme se voit plongé dans une compétition constante avec ses semblables. L’indivi- dualisme différencié ne signifie pas absence de liens sociaux, il doit se comprendre comme une logique de différenciation. L’homme ne cherche plus (ou pas seulement) à se distin- guer en adoptant des pratiques légitimes mais en réunissant un ensemble de pratiques hétérogènes, réunion unique et originale qui reflète une identité personnelle. L’individualisation conduit ainsi à une rationalisation de l’identité puisque l’individu la construit en fonction de ses propres besoins. Selon cette même logique, le management a fait évoluer ses méthode en faisant davantage reposer les évaluations sur la base des 6
  • 7. performances individuelles [MENGER(2002), p. 77]. L’individu est alors invité à amélio- rer ses performances, à « travailler sur lui-même afin de se transformer en permanence, de s’améliorer, de se rendre toujours plus efficace. » [DARDOT et LAVAL(2009), p. 415] Au sein d’un monde du travail qui multiplie les winner-take-all markets" – c’est-à-dire des marché où les acteurs considérés comme les plus talentueux se voient attribuer tout les honneurs (et les rémunérations qui les accompagnent) –, il est possible de rapprocher l’individualisation et l’économie de l’attention. Dans ce cas, ce sont les critères de différen- ciation entre les acteurs qui sont en abondance. Les diplômes ne suffisent plus à assurer un avenir professionnel défini, ce n’est plus un critère distinctif. Il faut désormais comp- ter avec les formations, stages, séjours à l’étranger, activités extra-professionnelles, etc. Dés lors, une problématique apparaît : comment être retenu par un employeur ou par un supérieur alors que certains acteurs accaparent un maximum d’attention et apparaissent, pour un temps, comme des modèles à imiter ? L’individualisation doit ainsi s’accompagner d’une mise en forme afin de retenir l’atten- tion. Pour une situation donnée, l’individu met en avant des spécificités capables de le différencier des autres. Cela est vrai pour le marché du travail, mais cela l’est également pour un nombre croissant de secteurs utilisant les réseaux sociaux. Comment mon mes- sage peut-il être repéré dans le flot d’un Facebook ou d’un Twitter ? De plus en plus, la communication sociale via ces réseaux commence en résolvant la question suivante : comment capter l’attention des autres [FRANK(28 octobre 2010)] ? C’est l’émergence des pratiques contestées de personal branding où l’individu devient "marketeur" de lui-même [TARBY(7 octobre 2010)] et [GIRIDHARADAS(26 février 2010)]. L’économie de l’attention est donc un concept qui trouve toute sa légitimité à être uti- lisée dans le champ social. Se réjouir ou s’attrister de cette remarque n’a que peu d’intérêt. Les hommes ont, de tout temps, été en compétition pour l’accès à certains biens (travail, femme, reconnaissance, etc.). L’économie de l’attention, bien que théorisée récemment, est ancienne. Elle n’est pas un mal contemporain de notre époque. En revanche, elle se fait davantage visible depuis les années 1990. Le développement des technologies de l’in- formation et de la communication (TIC) et leur démocratisation en sont les principaux facteurs. 2.2 Une approche particulière aux médias Au cours des dernières années, le nombre de supports médiatiques à été multiplié et l’offre en terme de loisirs s’est considérablement développée. Les coûts de production moins élevés, les possibilités de diffusion sans cesse améliorées et le développement des cultures de niche (à mettre en relation avec l’individualisation) ont eu pour conséquence la fragmentation des audiences [JENKINS(2008), p. 66]. L’anecdote suivante résume bien la situation. Dans les années 1960, un annonceur pouvait toucher 80 % des femmes amé- ricaines avec une publicité diffusée en prime time sur trois chaînes de télévision. Aujour- d’hui, pour atteindre une audience similaire une publicité doit être diffusée sur 100 chaînes de télévision [BIANCO(12 juillet 2004)]. Retenir l’attention des spectateurs est ainsi de- venue une activité plus difficile et plus coûteuse. Confronter ensemble à cette évolution, les annonceurs et les médias ont apporté une série de réponses. 7
  • 8. 2.2.1 Les annonceurs et l’attention, une vieille histoire Retenir l’attention du public est depuis toujours au centre des préoccupations des annonceurs. Chaque jour, un individu est en moyenne exposé à près de 600 messages publicitaires, il n’en perçoit effectivement qu’un nombre compris entre 30 et 80, et moins de 10 messages ont une chance d’influencer cet individu dans son comportement. Être dans ces 10 messages est d’une importance cruciale pour les annonceurs. Pour ce faire, il existe deux catégories de leviers d’action permettant d’attirer l’attention du consomma- teur [LENDREVIE et DE BAYNAST(2008), pp. 80–86]. Le plus simple est d’agir sur la diffusion du message en adoptant les méthodes de la publicité imposée, on distingue : – La réclame, qui consiste à répéter le message ; – L’utilisation de support à audience captive, c’est par exemple le cas des publicités diffusées avant le début d’une séance de cinéma ; – Les formes très intrusives de communication (démarchage à domicile, marketing téléphonique, etc.). Pour autant, ces méthodes ne doivent pas faire oublier l’importance primordiale d’un ciblage réfléchi et adéquat. Le second levier d’action est parfois plus difficile à mettre en œuvre mais est également plus économique. Il consiste à agir sur le message publicitaire lui-même, on distingue alors : – La créativité média, ou comment utiliser de façon originale les espaces publicitaires (vidéo dans un magazine, affichage en relief, etc.) ; – Le contenu de marque, plutôt que d’acheter des espace publicitaires entre des conte- nus, la marque produit son propre contenu ; – La rupture des codes publicitaires classiques et la transgression des interdits ; – La publicité aguicheuse, car il est bien connu que le sexe fait vendre ; – L’intrigue. À cela nous pouvons ajouter que les annonceurs ont considérablement diversifié leur achats d’espaces, conformément à ce que requière la nouvelle technique de communication à la mode : la communication 360 . Cette dernière encourage l’utilisation de plusieurs espaces ˚ publicitaires (média et hors média) de façon à optimiser la communication. Enfin, les évolutions récentes tel que le renouveau du marketing direct et l’importance que prend la relation client s’inscrivent elles aussi, en partie, dans cette quête de l’attention. 2.2.2 Les médias et l’attention, un (des prochains) défi(s) Contrairement au monde de la publicité, les médias n’ont été confronté que tardive- ment à la problématique de l’attention. Face à la fragmentation de leurs audiences qui menace leurs revenus publicitaires, ils peuvent utiliser les méthodes des annonceurs ex- posées ci-dessus. Une autre solution, plus ambitieuse consiste à modifier le format des contenus diffusés entre deux messages publicitaires. Les médias ont pour cela fait évo- luer la vision de leur métier. Auparavant, ils raisonnaient en termes de "contact" entre le support publicitaire et le consommateur, sans s’intéresser à la réception du message. Or le contact ne peut être que potentiel, car l’attention ne s’achète pas, elle s’échange [GOLDHABER(décembre 1997)]. Le consommateur ne prêtera attention au message pu- blicitaire qu’à la seule condition qu’il l’intéresse. Pour exemple, il a été observé aux État- Unis une sur-consommation d’eau pendant la diffusion des publicités insérées dans les films. Ce qui indiquerait que pendant ces publicités le spectateur ne serait pas devant son écran [KESSOUS et al.(2010), p. 14]. Les médias se sont alors détournés de la quête du contact pour lui préférer la recherche de l’engagement du consommateur, son investisse- 8
  • 9. ment dans le contenu 5 . Un spectateur qui s’investit davantage dans le contenu assurerait une exposition aux publicités plus systématique. Le meilleur moyen de favoriser cet en- gagement est de produire des contenus aux multiples intrigues et de les adapter pour une diffusion sur plusieurs médias. Ce nouveau modèle porte un nom, le transmédia. Jenkins en donne la définition suivante : « A transmedia story unfolds across multiple media platforms with each new text making a distinctive and valuable contribution to the whole. In the ideal form of transmedia storytelling, each medium does what it does best—so that a story might be introduced in a film, expanded through television, novels, and comics ; its world might be explored through game play or experienced as an amusement park attraction. » [JENKINS(2008), pp. 97–98] Le consommateur est alors invité à construire sa propre relation au contenu en choisissant les contributions qui l’intéresse. L’expérience est individualisée. De plus, une présence sur plusieurs médias a pour conséquence l’augmentation de l’audience potentielle (donc de l’engagement potentiel). La diversification des médias et l’optimisation des contenus pour ces derniers améliorent également la réception du message global. C’est ainsi que nous pouvons conclure que le transmédia, en donnant la possibilité à cha- cun d’individualiser son expérience du produit, permet de rationnaliser la consommation d’attention tout en optimisant sa valorisation. 2.3 Conclusion, l’économie de l’attention est partout ! L’attention est une problématique plus ou moins récente selon les secteurs d’activité des entreprises. Pour les individus en revanche, sa découverte et son expérience, consciente ou non, sont contemporaines du basculement de la société vers un "monde riche en infor- mation", ce qui est appelé "l’âge de l’information". Dans ce contexte, capter l’attention des autres est devenu un prérequis primordial pour exister socialement. Certains médias ont su tirer profit de ces évolutions en déployant de nouvelles stratégies conduisant à re- considérer leur métier. Ainsi, lorsque ESPN (un réseaux de chaînes de télévision spécialisé dans le sport, propriété de Walt Disney Company) a commencé à diversifier les médias où il intervenait, John Skipper, responsable des "contenus non-télévision" déclarait : « We are not a television company (. . .) We are a sports media company. We’re gonna sur- round consumers with media. We’re not gonna let them cut us off and move away from our brand. »[ROSE(septembre 2005)] Désormais, un nouvel indicateur de performance est disponible pour juger de la performance d’un contenu. Pour celui-ci, ce n’est pas tant la quantité de spectateur qui compte que la qualité de leur engagement. 3 Ouverture : attention à l’évolution de l’attention L’économie de l’attention à l’âge de l’information entraîne de nouvelles inégalités. Comme pour la faculté à individualiser l’identité, la capacité à susciter l’intérêt est lar- gement dépendante du capital social et intellectuel. Mais avant même de penser pouvoir proposer des réponses pour pallier à ces problèmes naissants, il faut s’interroger sur les besoins de la société et se garder d’apporter de l’eau au moulin du "mythe de la fracture numérique" [GUICHARD(2009)]. Ces problématiques concernent pour le moment une 5. Nous notons à ce sujet le propo de Le Bart : « L’engagement, et c’est là le point essentiel, n’est plus remise de soi mais expression de soi. Il n’est plus un moyen qui justifierait une fin dernière, il doit en tant que tel être gratifiant, en particulier au plan identitaire. » [LE BART(2006), p. 182] 9
  • 10. minorité de personnes et de professions. Certes, ce nombre augmente, mais pour combien de temps ? Prédire l’avenir a toujours été difficile. Ce que nous pouvons néanmoins avancer c’est que les capacités des individus en termes d’attention ne cessent d’évoluer. Tout comme la démocratisation de l’écriture avant elles, le développement de l’ordinateur et des "nouveaux médias" modifient les schémas de perception et de réflexion. Suivant cette logique, il apparaît que la lecture d’un texte sur Internet est différente de celle d’un livre et qu’elle ne fait pas appel aux mêmes capacités [VANDENDORPE(1999)]. Plongées au sein de ces bouleversements, les nou- velles générations auraient développées une forme d’attention différente de ses prédéces- seurs : l’hyperattention, « une attention diffuse, performante en un sens mais éclatée » [STIEGLER et al.(2009), p. 215]. Notre époque est passionnante n’est-ce pas ? Références [BIANCO(12 juillet 2004)] Anthony BIANCO, « The Vanishing Mass Market », Bu- siness Week, 12 juillet 2004. URL http://www.businessweek.com/magazine/ content/04_28/b3891001_mz001.htm. [BOMSEL(2010)] Olivier BOMSEL, L’économie immatérielle. Industries et marchés d’expériences, Paris, Gallimard, 2010. [COASE(novembre 1937)] Ronald H COASE, « The Nature of the Firm », Economica, 4 (16) :386–405, novembre 1937. URL www.sonoma.edu/users/e/eyler/426/coase1. pdf. [DARDOT et LAVAL(2009)] Pierre DARDOT et Christian LAVAL, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, Éditions la Découverte, 2009. [FALKINGER(mars 2005)] Josef FALKINGER, « Limited Attention as the Scarce Resource in an Information-rich Economy », Institute for the Study of Labor, mars 2005. URL http://ssrn.com/abstract=695205. Discussion Paper n 1538.˚ [FRANK(28 octobre 2010)] Cyrille FRANK, « Comment la course à l’atten- tion renforce la société de l’égo », mediaculture.fr, 28 octobre 2010. URL http://www.mediaculture.fr/2010/10/28/comment-la-course-a-l%E2%80% 99attention-renforce-la-societe-de-l%E2%80%99ego/. [GIRIDHARADAS(26 février 2010)] Anand GIRIDHARADAS, « Branding and the ’Me’ Economy », The New York Times, 26 février 2010. URL http://www.nytimes.com/ 2010/02/27/us/27iht-currents.html. [GOLDHABER(avril 1997)] Michael H. GOLDHABER, « The Attention Economy and the Net », First Monday, 2(4), avril 1997. URL http://firstmonday.org/htbin/ cgiwrap/bin/ojs/index.php/fm/article/view/519/440. [GOLDHABER(décembre 1997)] Michael H. GOLDHABER, « Attention Shoppers ! », Wired, décembre 1997. URL http://www.wired.com/wired/archive/5.12/es_ attention.html. 10
  • 11. [GUICHARD(2009)] Éric GUICHARD, « Le mythe de la fracture numé- rique », working paper, 2009. URL http://barthes.ens.fr/articles/ Guichard-mythe-fracture-num.pdf. [JENKINS(2008)] Henry JENKINS, Convergence Culture. Where Old Media and New Media Collide, New York, New York University Press, 2008. [KARPIK(2007)] Lucien KARPIK, L’économie des singularités, Paris, Gallimmard, 2007. [KESSOUS et al.(2010)] Emmanuel KESSOUS et al., « L’Économie de l’attention : entre protection des ressources cognitives et extraction de la valeur », Socio- logie du travail, 52(3) :359–373, 2010. URL http://laborange.academia. edu/EmmanuelKessous/Papers/294015/Leconomie_De_LAttention_Entre_ Protection_Des_Ressources_Cognitives_Et_Extraction_De_La_Valeur. [LE BART(2006)] Christian LE BART, L’individualisation, Paris, Science Po, Les Presses, 2006. [LENDREVIE et DE BAYNAST(2008)] Jacques LENDREVIE et Arnaud DE BAY- NAST, Publicitor, Paris, Dunod, 7eme édition, 2008. [MENGER(2002)] Pierre-Michel MENGER, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamor- phoses du capitalisme, Paris, Éditions du Seuil, 2002. [ROSE(septembre 2005)] Frank ROSE, « ESPN Think Outside the Box », Wired, sep- tembre 2005. URL http://www.frankrose.com/espn_thinks_outside_the_box_ 46917.htm. [SIMON(1971)] Herbert A. SIMON, « Designing Organisations for an Information- rich World », in M. GREENDERGER (dir.), Computer, communications, and the public interest, The Johns Hopkins Press, Baltimore, 1971, pages 37– 72. URL http://diva.library.cmu.edu/webapp/simon/item.jsp?q=/box00065/ fld05029/bdl0001/doc0001/. [STIEGLER et al.(2009)] Bernard STIEGLER et al., Pour en finir avec la mécroissance. Quelques réflexions d’Ars Industrialis, Paris, Flammarion, 2009. [TARBY(7 octobre 2010)] Julien TARBY, « Les nouvelles règles du je », Le nouvel Eco- nomiste, 36(1537) :29–31, 7 octobre 2010. URL http://www.lenouveleconomiste. fr/JV/JVLNE1537/C2/C2.html. [VANDENDORPE(1999)] Christian VANDENDORPE, Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, Paris, Éditions la Découverte, 1999. [VOISIN(25 septembre 2010)] Nicolas VOISIN, « OWNI : Horloger de l’informa- tion », OWNI, 25 septembre 2010. URL http://owni.fr/2010/09/25/ owni-media-horloger-information/. [WIKIPEDIA(10 novembre 2010)] WIKIPEDIA, « Attention Economy », Wikipedia, 10 novembre 2010. URL http://en.wikipedia.org/wiki/Attention_economy. 11