La carrière de Laurent Singer l'a conduit sur les deux rives de l'Atlantique où il a relevé des défis importants. Après avoir mené la refonte des systèmes d'information des Grands magasins du groupe Galeries Lafayette, il a quitté ce groupe lors d'un remaniement global du comité exécutif. Il revient sur les conditions qu'il lui ont permis de réussir à relever les défis en matière de système d'information.
2. résultat, du bilan, en GRH, en gestion de trésorerie… et principalement en stratégies de vente et de
marketing. Cet Executive MBA HEC (ex-Centre de Perfectionnement des Affaires, CPA) m'a donné la
crédibilité et la légitimité pour être reconnu comme un DSI, membre du Comité Exécutif, et pas juste
comme un directeur informatique qui fournit des moyens.
J'ai suivi cette formation durant une semaine par mois durant dix-huit mois, sans décharge de poste,
avec un co-financement entre Kraft et moi. C'était donc clairement un important investissement qui
m'a permis d'être plus réactif et plus efficace, d'être apte à parler avec les autres CxO.
: Après avoir eu des responsabilités mondiales chez Kraft, pourquoi être venu aux Gale-
ries Lafayette avec un poste aux dimensions apparemment moindres?
Laurent Singer: Sincèrement, je ne sais pas ce que signifie cette notion de dimension. Au bout de
quinze ans de Kraft, j'étais à l'écoute d'opportunités car j'avais vu les choses côté technique et côté
stratégique, cela des deux côtés de l'Atlantique.
Je souhaitais revenir en France et concilier la vision globale stratégique des postes de cadres diri-
geants avec un retour à des liens plus étroits avec le terrain.
Début 2007, j'ai été contacté par un cabinet de recrutement par approche directe de cadres dirigeants.
Le poste m'a intéressé par les défis qui y étaient associés.
: Quelle était la situation aux Galeries Lafayette à l'époque?
Laurent Singer: Le système d'information reposait sur des mainframes plus du tout adaptés avec
une externalisation partielle au sein d'une co-entreprise avec IBM.
Les Galeries Lafayette s'étaient lancées dans un projet d'implémentation de PGI (Oracle Retail) mais
le projet n'avançait pas tandis que les budgets explosaient. La première phase concernait une implé-
mentation d'un décisionnel mais son interfaçage avec le legacy était chaotique.
Il y avait de nombreux problèmes: des composants immatures, un projet positionné technique et pas
comme un projet de transformation, une quantité importante de spécifiques, des partenaires pas
nécessairement au niveau souhaitable… Ma première mission aux Galeries Lafayette a donc été de
mettre en place ce PGI dans les délais et les budgets impartis, objectifs qui ont été atteints.
Les Galeries Lafayette avaient surtout des ambitions très importantes avec une modernisation atten-
due de la relation clients. L'implémentation du PGI était un pré-requis.
: Comment avez-vous procédé?
Laurent Singer: J'ai mis en place rapidement peu après mon arrivée mi-2007 une feuille de route
sur 3 à 4 ans. Il me fallait créer une vraie DSI, retrouver la confiance des métiers et moderniser tout
le SI. Au passage, il a également fallu intégrer le BHV, racheté plusieurs années auparavant, mais qui
avait à cette époque encore son système Bull indépendant.
Nous sommes passés d'une DSI de 80 personnes à une DSI de 170 dont 30 sur Internet. Nous avons
géré la mise en œuvre d'une gestion commerciale complète, avec un référentiel articles, de la BI, etc.
et nous avons changé les systèmes d'encaissement sur les 3500 caisses, dont les 800 du plus grand
magasin du monde (celui du Boulevard Haussmann).
MANAGEMENT DES SYSTÈMES D’INFORMATION
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9N° 80 • mars 2014
GESTION DE CARRIÈRE
LAURENT SINGER EN BREF
Agé aujourd'hui de 54 ans, Laurent Singer a obtenu une MIAGE
à l'Université Paris IX Dauphine en 1984. Il a débuté comme
correspondant informatique chez Barclay's Bank avant d'entamer
une longue carrière au sein de plusieurs entreprises et fonctions
du groupe nommé aujourd'hui Kraft Foods. Il y entre en 1985
comme responsable de projets chez General Foods France
(Krema, Hollywood, Maxwell…)
Il devient directeur technique de Kraft Jacobs Suchard France
en 1992. Cinq ans plus tard, il dirige l'implémentation de SAP/R3
et la refonte des processus dans le cadre du projet « EIFFEL »
au sein de Kraft Foods France.
Il devient DSI de cette entreprise en mai 2001. Il suit alors
un cursus à HEC (ex-Centre de Perfectionnement des Affaires, CPA)
pour obtenir un Executive MBA.
Trois ans plus tard, il évolue au niveau européen en prenant la
responsabilité des systèmes d'information de la France, du Benelux
et de la péninsule ibérique. Il traverse
pour de bon l'Atlantique en 2005 pour
devenir directeur des stratégies
internationales des systèmes ventes,
marketing et B2C au siège mondial de
Kraft Foods, à Chicago.
En juin 2007, il devient DSI de la
branche Grands Magasins du groupe
Les Galeries Lafayette. Laurent Singer
quitte ce groupe mi-janvier 2014 dans
le cadre d'un remplacement de
l'ensemble du Comité Exécutif. I
Pour en savoir plus
Retrouvez
« Laurent Singer quitte
les Galeries Lafayette »
sur CIO Online
3. : Comparée à une grande distribution classique de type hypermarché, en quoi le projet
était-il si complexe?
Laurent Singer: Aux Galeries Lafayette, il existe d'innombrables modèles économiques et une variété
de produits sans comparaison. Le groupe gère 8 millions de références, dont deux collections par an.
Un hypermarché n'en gère qu'environ un demi-million en moyenne. Les Galeries Lafayette vendent
des objets de luxe, des articles de mode, de la cosmétique et beaucoup d'autres catégories de pro-
duits. Le BHV vend, de son côté, aussi bien de la moquette au mètre que des articles de bricolage ou
de l'équipement de la maison (décoration, électro-ménager…). En 2013, nous avons lancé le projet
d'intégration de l'alimentaire avec Lafayette Gourmet.
Et le même groupe intègre une grande variété de magasins, du plus grand magasin du monde, Bou-
levard Haussmann, à des petits magasins de centres villes en province. Le site Haussmann a
d'ailleurs une clientèle composée à 80 % d'étrangers. Il nous a fallu y gérer 15 cartes de
paiement différentes (y compris une carte chinoise), la détaxe à l'export, des applications
mobiles spécifiques…
Donc, d'un côté, il fallait prendre en compte les spécificités des Grands Magasins et de
l'autre moderniser, optimiser et réduire les coûts, passer d'un SI centré produits à un SI
centré clients… Le défi était attractif.
: Quelles leçons tirez-vous du déploiement du PGI et de la refonte du système
d'information?
Laurent Singer: Pour réussir, il a fallu transformer un projet technique en projet busi-
ness avec un soutien sans faille du PDG. Bien entendu, les bonnes pratiques habituelles,
telles que j'avais pu les appliquer chez Kraft, ont dû être appliquées. Par exemple, il a
été nécessaire de rester le plus standard possible, avec une forte implication des métiers
aux côtés de la DSI. J'ai également créé un centre de compétence à la DSI connaissant
à la fois la technique et le métier. Enfin, le projet a été découpé selon des briques métier et pas des
briques techniques, chaque brique créant ainsi de la valeur lors de la mise en place.
Le contrat d'infogérance historique avec IBM, dans le cadre d'une co-entreprise, a été rediscuté. J'ai
ainsi transformé en 2010 ce contrat en un contrat d'hébergement de notre datacenter en mode virtua-
lisé confié à l'entité spécialisée d'IBM à Montpellier. Ce nouveau contrat a ensuite été régulièrement
renégocié.
J'ai également souhaité que les Galeries Lafayette reprennent la connaissance interne et la main sur
les applicatifs cœur de métier. De plus, j'ai sélectionné les prestataires opérant sur site, passant de
90 à 20 personnes extérieures.
Et puis il a fallu renouveler la relation avec Oracle qui a envoyé des experts des Etats-Unis car, à
l'époque, il y avait peu de compétences en France sur Oracle Retail. Nous avons travaillé avec la R&D
de l'éditeur pour régler des problèmes comme, par exemple, un traitement quotidien qui durait trois
jours.
: Vous avez parlé de la modernisation de l'encaissement. En quoi un tel projet peut-il être
stratégique?
Laurent Singer: Cette modernisation a transformé les anciennes caisses des années
80 en outils de relation client. Elles permettent désormais de créer des cartes de fidélité,
d'enregistrer des informations sur les clients, de les reconnaître, de retrouver les avan-
tages auxquels ils ont droit et de les utiliser, de pousser des promotions personnalisées…
Les nouvelles caisses ont commencé à être déployées à la fin 2010 et les nouveautés
prévues ont été mises en place au fur et à mesure de l'avancée de l'évolution du back
office sous Oracle.
En fait tous les systèmes ont été changés en trois ans. 2011 a été une année de stabili-
sation et de règlement des problèmes techniques, notamment les spécificités du BHV
(la garantie, le SAV…).
La deuxième phase de la transformation (2011-2013) a visé à mettre la priorité sur le
client omni-canal. Le nouveau site web, construit sur les solutions Hybris (racheté par
SAP) et Endaca (racheté par Oracle), a été lancé en neuf mois, en méthodes agiles,
avec un objectif de doublement de chiffre d'affaires chaque année. Bien entendu, il est
aussi en responsive web design, accessible de ce fait à partir à partir de tous types de terminaux, y
compris mobiles. Nous y avons aussi installé une market place Mirakl qui permet de proposer des
produits d'autres fournisseurs, y compris des produits non-référencés directement par Les Galeries
Lafayette.
Le « click & collect » a été ajouté récemment, c’est-à-dire la possibilité de commander sur le web et
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10N° 80 • mars 2014
GESTION DE CARRIÈRE
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de Laurent Singer
sur la place de la DSI
dans l'entreprise
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de Laurent Singer
sur le grand défi
de l'omnicanal
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4. MANAGEMENT DES SYSTÈMES D’INFORMATION
11N° 80 • mars 2014
de récupérer l'article en magasin ou, éventuellement, de commander en ligne et de rapporter l'article
en magasin. Les stocks magasins et web ont été progressivement mutualisés.
Les nouvelles méthodologies agiles nous ont permis de délivrer ces nouveaux projets à haute valeur
ajoutée dans des délais extrêmement courts tout en renforçant les liens avec les directions métiers.
: Comment avez-vous procédé?
Laurent Singer: Cela nécessitait au préalable que le back office soit solide et devienne temps réel
en lien avec le front office au lieu des traditionnels traitements en mode batch. Le tout a été rendu
possible grâce notamment à l'ESB Webmethods de Software AG. La roadmap omnicanal était révisée
mensuellement avec des livrables réguliers. Mais les projets menés ont été complexes autant sur le
plan fonctionnel que techniquement car la chaîne de valeur de l'entreprise a été totalement transfor-
mée.
J'ai également conduit la mise en place d'un décisionnel client (avec du Big Data) qui permet d'ana-
lyser les achats et les profils clients en les animant par la suite, de manière différenciée, grâce à l'outil
Neolane (éditeur aujourd'hui racheté par Adobe) et de la base de données IBM SPSS pour la seg-
mentation marketing.
Les promotions personnalisées peuvent donc être poussées aussi bien sur passages aux caisses,
sur smartphone en mobilité ou sur le site web.
: Vous avez donc connu une multinationale américaine et une entreprise familiale fran-
çaise. Quelles différences avez-vous vu?
Laurent Singer: La différence entre entreprise française et américaine n'est pas si importante que
cela. Une grande entreprise internationale de culture anglo-saxonne a des objectifs rationnels, des
indicateurs clairs, des processus formalisés, etc. En France, tout est plus personnel, moins formalisé.
Ce que j'ai également pu constater, c'est que les Français sont plus réticents à prendre des risques
car nous y craignons davantage l'échec avec des sanctions induites. A l'inverse, une entreprise anglo-
saxonne saura plus aisément transformer un échec en opportunité. Et puis, en France, une décision
prise peut être longue et difficile à appliquer sur le terrain ensuite parce qu'elle peut
entraîner de la résistance au changement.
Le principe d'entreprise familiale, par contre, est agréable. L'actionnaire était proche, on
lui parlait facilement et dans un esprit de développement de l'entreprise de génération
en génération, pas en fonction du « quarter ». C'est donc plus facile de débattre et de
s'accorder sur des projets d'investissements importants en systèmes d'information.
Par contre, le risque peut être l'investissement affectif important de la part de l'actionnaire
qui peut l'emporter sur le rationnel…
: Vous n'adhérez donc pas au « french bashing »?
Laurent Singer: Les Américains ont une culture de la vente tandis que les Français ont
une culture d'ingénieurs, de conception. Aux Etats-Unis, j'ai ainsi constaté que tout est
clair et tourné vers l'avenir. Par exemple, dans une présentation de dix slides, vous aurez
un ou deux slides sur l'analyse de la situation passée et huit sur la stratégie et la mise en oeuvre. En
France, c'est souvent l'inverse, avec beaucoup plus de temps consacré à l'analyse du passé qu'à défi-
nir des objectifs et un plan d'action. Et tout y est beaucoup plus informel.
Par contre, aux Etats-Unis, Il y a également une tendance au « show ». La tendance est de vite se
mettre en mouvement parfois au détriment de l'implication des équipes. La gestion des ressources
humaines est impersonnelle, avec une attention moindre qu'en France aux individus. Tout le monde
n'arrive de ce fait pas toujours à suivre.
Connaître les deux cultures me permet de prendre le meilleur de chaque monde. C'est ce que je me
suis employé à faire dans mes missions précédentes et que je m'emploierai à poursuivre dans mes
prochaines responsabilités. I
Propos recueillis par Bertrand Lemaire
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de Laurent Singer
sur la nécessaire agilité
dans le dossier
de CIO.PDF 72
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