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L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE :
ÉVALUER EFFICACEMENT LE PRÉJUDICE DE L’INVESTISSEUR
DANS LE CAS D’UNE EXPROPRIATION RAMPANTE
Jean-Robin COSTARGENT
Master 2 Arbitrage et Commerce International
Université Versailles Saint-Quentin
(Promotion Berthold Goldman)
Avocat et expert financier en arbitrage international
*
Abstract
Expropriation mechanisms evolve with the practice of investment disputes, and
today most of the expropriations do not say their name and makes the task of the
financial expert much more difficult. Indeed, there has been a rise in indirect and
especially creeping expropriations: the author seeks to define the creeping expropria-
tion before explaining how the financial expert, by the precision of its analysis, can
more fairly assess and as accurately as possible the loss actually suffered by the
investor. Two particular problems are noted: the choice of the departure date of the
assessment – which can and sometimes must vary from the date of expropriation
considered by the arbitral tribunal, and the choice of the most appropriate method
of valuation.
*
L’État qui exproprie sans compensation un investisseur cause un préju-
dice certain ; la détermination du montant exact de ce préjudice l’est beau-
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JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES
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coup moins. L’histoire des litiges d’investissement reconnaît deux postes
de préjudices pouvant être mis à la charge de l’État défaillant : d’un côté,
la perte du bien exproprié, incluant le montant des investissements entre-
pris par l’entreprise étrangère sur le territoire de l’État d’accueil et la valeur
intrinsèque du bien exproprié, de l’autre, le montant des profits qu’aurait
dû légitimement recueillir l’investisseur lors de l’exploitation de son inves-
tissement. Cette dualité dans la détermination de la valeur d’un investis-
sement remonte à la définition classique de la propriété en droit romain et
repris par le Code civil aux articles 544, « La propriété est le droit de jouir et
disposer des choses de la manière la plus absolue » et 546, « La propriété d’une
chose soit mobilière, soit immobilière, donne droit sur tout ce qu’elle produit, et sur
ce qui s’y unit accessoirement soit naturellement, soit artificiellement »1
.
Aujourd’hui, tant la pratique que la doctrine reconnaissent les limites du
droit absolu de propriété. Une conception plus relativiste du droit de propriété
justifie le fait que l’État a le droit d’exproprier au nom de l’intérêt général un
investisseur national ou étranger2
. À ce titre, les États signataires de la Conven-
tion de Washington de 1965 qui instaure le Centre International pour le
Règlement des Différends relatifs aux Investissements (CIRDI), s’engagent à
gratifier l’investisseur exproprié d’une juste compensation de son préjudice.
Bien des litiges en droit des investissements naissent de la détermination exacte
de cette juste compensation. Mais la notion de juste compensation est une ques-
tion de point de vue. S’affrontent ainsi sur le ring du CIRDI deux intérêts
divergents ouvrant la porte à deux conceptions du droit de propriété aux réper-
cussions économiques considérables : d’un côté, l’investisseur, fort de millé-
naires d’appréciation absolutiste du droit de propriété, de l’autre, l’État, garant
du bien public et de la préservation de ses finances publiques.
1. On retrouve cette conception adaptée à l’indemnisation dans la célèbre phrase de
Cordell Hull, pendant l’affaire des Réformes agraires au Mexique en 1938, qui consi-
dérait que la compensation de l’investisseur lésé devait être « prompt, adequate and effec-
tive ». Cité par Marjorie M. Whiteman, Digest of International Law, Volume 8, éd.
U.S. Government Printing Office (1967), p. 1020.
2. Voir également l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de
1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est
lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une
juste et préalable indemnité ».
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L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE
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Pour chacune des parties, il s’agit de démontrer aux arbitres de manière
raisonnable et convaincante la valeur réelle de l’investissement litigieux.
L’expert financier, qu’il soit nommé par l’investisseur, l’État d’accueil ou
même le tribunal arbitral, a pour mission d’évaluer financièrement, docu-
mentation à l’appui, les préjudices invoqués par l’investisseur ou contestés
par l’État d’accueil. Dès que l’existence de la faute et du préjudice ont été
reconnus en droit par le tribunal arbitral, le poids de la suite de la décision,
la conséquence pécuniaire du syllogisme, repose essentiellement sur
l’expert financier et la pertinence de son analyse économique du cas.
Concernant les éléments qui peuvent composer le préjudice, l’évalua-
tion du montant des investissements réalisés par l’investisseur sur le ter-
ritoire de l’État d’accueil ne pose pas de difficultés. Dans la majorité des
cas, la reprise rigoureuse des éléments probants (contrats, factures) per-
met de brosser un tableau fidèle des investissements réalisés. Le débat
porte sur les deux autres éléments de préjudice : la valeur financière du
bien au moment de son expropriation et les bénéfices légitimement espé-
rés des suites de l’exploitation de ce bien3
. En matière d’expropriation,
selon la doctrine classique, le prix d’un bien sur un marché libre corres-
pond au montant de l’indemnisation de l’investisseur propriétaire de ce
bien4
. De cette définition, elle ne reconnaît ni les dommages punitifs,
attentatoires à la dignité de l’État, ni les dommages-intérêts purement
spéculatifs ou incertains5
. C’est pourtant ce principe qu’il s’agit de battre
en brèche lorsque le chiffrage de l’incertitude est le seul moyen d’évaluer
3. B. Hanotiau, « La Détermination et l’Evaluation du Dommage Réparable : Principes
Généraux et Principes en Emergence », cité par : Emmanuel Gaillard, Transnational
Rules in International Commercial Arbitration (ICC Publ. Nr. 480,4).
4. I. Seidl-Hohenveldern, « L’évaluation des dommages dans les arbitrages transnatio-
naux », Annuaire Français de Droit International, volume 33, 1987, p. 16-17 ; Jérôme
Ortscheidt, La réparation du dommage dans l’arbitrage commercial international, éd. Dalloz,
2001, p. 51.
5. Sentence Amoco International Finance Corporation c. République Islamique d’Iran et autres,
sentence partielle du 14 juillet 1987, No. 310-56-3, cité dans I.L.M. 1985, p. 1036,
par. 238 et 252 ; Sentence Liamco, I.L.R., 62, p. 214. Voir aussi, J.-P. Laviec, « Cha-
pitre V. L’expropriation et la nationalisation », Protection et promotion des investis-
sements : Étude de droit international économique. Genève : Graduate Institute Publi-
cations, 1985.
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JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES
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la compensation la plus juste pour l’investisseur exproprié. Cela est
d’autant plus important lorsque, que l’État retire à l’investisseur la jouis-
sance de sa propriété par un jeu de réglementations et de manœuvres, et
non par la force. Une fois la légitimité de la demande de l’investisseur
reconnue par le tribunal arbitral, celui-ci doit se prononcer sur le montant
des dommages-intérêts en s’appuyant sur le traité bilatéral d’investisse-
ment existant entre l’État d’accueil et l’État de l’investisseur ou, à défaut,
sur le droit international coutumier. Or, ces traités ne définissent que
très rarement la méthode d’évaluation qui devra être adoptée. Par ailleurs,
l’étude des méthodes retenues par les tribunaux arbitraux donne une
image fragmentée, voire contradictoire, des règles en usage. Les arbitres
adaptent au gré de leur sensibilité et de leur culture juridique le standard
posé par la sentence Usine de Chorzów, selon laquelle : « la réparation
doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir
l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis »6
.
Le caractère subjectif d’un tel postulat favorise les batailles d’experts sur
les diverses variables à intégrer pour rétablir la fiction de l’état de nature
au sein du portefeuille de l’investisseur lésé.
I – TENTATIVE DE DÉFINITION
DE L’EXPROPRIATION RAMPANTE
Le jeu des définitions se complexifie davantage lorsque l’expropriation
subie par l’investisseur n’est pas le fruit d’une mesure publique directe,
mais la conséquence de prises de position et de mesures de l’État, que ce
soit l’édiction de normes environnementales rendant l’investissement caduc
ou de refus d’autorisations administratives nouvelles qui empêchent toute
activité. La sentence Fearn Foods contre la Somalie7
en est un bon exemple :
6. Sentence dite « Usine de Chorzow », Allemagne contre République de Pologne, 13 sept.
1928, Recueil des arrêts de la Cour Permanente de Justice Internationale, Série A,
n° 17, arrêt 13, p. 47.
7. Fearn Foods International Inc. c. Somalie, 26 octobre 1973, sentence OPIC Nos. 5969,
6159. L’OPIC (« Overseas Private Investment Corporation ») est une agence du gouverne-
ment américain chargé du développement à l’étranger des investisseurs US américain.
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L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE
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à la suite d’un coup d’État, les militaires somaliens avaient pratiqué une
politique de harcèlement à l’encontre des employés de l’investisseur, pro-
cédant à des arrestations arbitraires régulièrement, augmentant les taxes
sans raison et restreignant l’accès des fournisseurs à l’aéroport, au point que
l’entreprise fasse faillite et quitte le territoire. La qualification d’expropria-
tion a été retenue quand bien même aucune nationalisation n’ait eu lieu.
Cette situation peut être considérée comme une forme d’expropriation indi-
recte dite « rampante », et donc faire l’objet d’une indemnisation.
Le professeur Yves Nouvel définit l’expropriation indirecte comme
« toute mesure adoptée par l’État d’accueil, quel que soit son motif, qui prive l’inves-
tisseur étranger de l’usage, des bénéfices ou du contrôle de ses avoirs au même titre
que le ferait une mesure formelle d’expropriation »8
. La mesure indirecte est donc
considérée comme une mesure d’expropriation lorsqu’elle a le même effet
de dépossession – ou d’incapacité de jouissance du bien – qu’une expro-
priation directe9
. Par le biais d’une mesure d’expropriation indirecte,
l’investisseur conserve généralement le titre de propriété du bien, mais vidé
de ses attributs, jouissance ou usufruit ; tandis que l’État sans afficher sa
volonté d’exproprier l’investisseur étranger, commet des actes entraînant
la même conséquence10
. Il n’y a pas de définition unanime de l’expropria-
tion rampante. Pour certains auteurs, celle-ci se caractérise par un faisceau
d’indices laissant suggérer qu’une expropriation (indirecte) devrait ou pour-
8. Y. Nouvel, « L’indemnisation d’une expropriation indirecte », International Law –
Forum du droit international : the Journal of the International Law Association, 2003,
vol. 5, p. 198.
9. Cette approche de l’expropriation indirecte a été appelée « sole effect doctrine » par le
Professeur R. Dolzer dans son article « Indirect Expropriation of Alien Property »,
ICSID Review, Foreign Investment Law Journal, 1986, p. 41 et s. Voir aussi sentence
Lauder v République Tchèque, arbitrage ad hoc UNCITRAL, Sentence finale, IIC 205
(2001), § 200 :
http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0451.pdf.
10. Sentence Starett Housing Corp. c. Iran, 1983, Iran-US CTR, vol. 4, p. 154 : « it is rec-
ognized by international law that measures taken by a State can interfere with property rights
to such an extent that these rights are rendered so useless that they must be deemed to have been
expropriated ». Pour une analyse approfondie de la différence entre mesure de police et
mesure d’expropriation indirecte, voir l’ouvrage de S. H. Nikièma L’expropriation indi-
recte en droit international des investissements, PUF, 2012.
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JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES
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rait avoir lieu, mais que ce n’est pas encore le cas, la plainte de l’investisseur
étant considérée comme prématurée. Pour d’autres, c’est un cas avéré
d’expropriation indirecte qui fait intervenir à la fois des actes réglemen-
taires et des actions étatiques de police, et c’est leur nombre et/ou leur
régularité qui procèdent de l’expropriation. L’expropriation rampante se
distingue alors de l’expropriation indirecte classique en ce que l’acte
d’expropriation est particulièrement difficile à identifier : c’est cette
conception qui est ici retenue.
II – CHOIX DANS LA DATE DE DÉPART DE L’ÉVALUATION
DE L’EXPROPRIATION RAMPANTE
Le caractère insidieux11
de l’expropriation rampante entraîne des diffi-
cultés majeures dans l’évaluation du préjudice, car le fait expropriateur de
l’État d’accueil est souvent auréolé d’un caractère d’ordre public12
. De sur-
croît, ce type d’expropriation n’existe que par le biais d’une multitude
d’actes et de faits ordinaires (et parfois légaux) dont seule l’accumulation
finit par déposséder l’investisseur de son bien13
. Derrière la mécanique de
l’expropriation rampante, il faut bien souvent y lire la volonté de l’État
d’éviter la mauvaise publicité que susciterait une nationalisation agressive,
et conserver une réputation attractive auprès des investisseurs étrangers.
Aussi, pour remplir sa mission, l’évaluateur financier doit déterminer la
date à laquelle la valeur de l’investissement est optimum, c’est-à-dire, avant
que la substance du bien ne soit définitivement affectée par l’expropriation.
Selon la date retenue, l’évaluation peut alterner d’un extrême à l’autre.
L’absence de normes internationales sur le sujet permettant une variété de
stratégies, la date de l’expropriation n’est d’ailleurs pas toujours celle rete-
nue. Deux raisons principales justifient l’importance de la détermination
11. Sentence Pope & Talbot, Inc. c. Canada, ALENA, 26 juin 2000, § 99.
12. Par exemple, une succession de mesures environnementales austères suite à une prise
de position politique sur la scène internationale, cf. sentence Metalclad Corporation c.
Mexique, 30 août 2000, CIRDI No. ARB(AF)/97/1.
13. Sentence Waste Management Inc. c. Mexique, 2 juin 2000, CIRDI No. ARB (AF)/98/2,
opinion dissidente de Keith Highet, § 17.
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L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE
9
de la date de référence pour l’évaluation de la valeur d’un investissement.
Premièrement, la valeur de l’investissement peut varier dans le temps,
notamment lorsque le tribunal prend en compte la valeur marchande et les
fluctuations du marché. Deuxièmement, le montant des intérêts peut varier
substantiellement selon la date de référence choisie. À titre d’exemple, il
a été jugé que l’évaluation de la valeur de l’investissement devait être faite
avant la date de l’annonce des mesures qu’allait prendre l’État d’accueil, en
raison de la perte de valeur des actions de la société d’investissement qui
avait suivi cette annonce14
. Mais il a aussi été accepté comme date d’appré-
ciation de la valeur de l’investissement la date de la sentence, la valeur de
l’investissement ayant considérablement augmenté entre l’expropriation et
la procédure arbitrale15
. Dans la même logique, un tribunal a choisi une
date médiane entre la date de l’expropriation formelle et la date de la sen-
tence pour permettre à l’investisseur d’obtenir une indemnisation corres-
pondant à « l’utilisation optimale » de la propriété16
. Dans toutes ces situa-
tions, l’objectif est que l’indemnité financière puisse « ressembler autant que
possible à une restitution »17
.
Dans le cas de l’expropriation rampante, il est parfois difficile de dis-
cerner l’acte par lequel l’État a déclenché le processus d’expropriation de
l’investisseur étranger. Souvent, une telle expropriation entraîne la dimi-
nution progressive et inexorable de la valeur de l’investissement : dès lors
le choix d’une date tardive peut permettre à l’État de diminuer considéra-
blement l’indemnité qu’il aurait dû payer s’il avait exproprié l’investisseur
directement.18
Conscient de cette difficulté, l’expert financier propose plu-
14. Sentence Amoco Int’l Fin. Corp. c. Iran, 14 juillet 1987, Trib. Iran-U.S n° 310-56-3.
15. Sentence ADC c. Hongrie, 2 octobre 2006, CIRDI No. ARB/03/16, § 496.
16. Sentence Marion Unglaube et Reinhard Unglaube c. Costa Rica, 16 mai 2012, CIRDI No.
ARB/08/1 et ARB/09/20, § 309 et suivants. On peut aussi rapporter la décision d’un
tribunal des réclamations USA/Iran ayant retenu la date de nomination d’un représen-
tant du gouvernement iranien dans le directoire de la société comme la date de l’expro-
priation : sentence Sedco Inc c. NIOC, tribunal US/Iran, 27 mars 1986, CTR 23, 386.
17. Sentence Texaco c. République Arabe de Libye, CIJ, 19 janvier 1977, J.D.I. 1977, p. 350,
§ 498 : « monetary compensation must, as far as possible, resemble restitution ».
18. M. Reisman, « Indirect Expropriation and its Valuation in the BIT Generation »,
(2003) 74 BYIL, p. 115 et s.
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JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES
10
sieurs scenarii. Il poursuit pour chacun d’entre eux une analyse financière
spécifique afin de déterminer le montant de la compensation adéquate. Cela
a été le cas dans l’affaire Azurix : l’investisseur a présenté quatre dates dif-
férentes, et donc quatre évaluations du préjudice différentes, correspondant
à quatre interventions de l’État d’accueil dans le processus d’expropriation
rampante19
. Lorsque l’expert financier a accès à la documentation néces-
saire, il peut également comparer les flux de trésorerie estimés lors de cha-
cune des mesures étatiques litigieuses avec les flux de trésorerie avant le
début du processus (« états financiers témoins »). Cette comparaison lui
permet de déterminer le moment où il peut évaluer une perte en raison de
l’action de l’État (le « but for » en anglais). L’expert doit vérifier que la
perte en question est due à la mesure étatique et non à une autre donnée,
externe (par exemple, chute d’un cours de matières premières) ou interne
(changement de direction, restructuration, entre autres). D’un point de vue
pratique, ce processus est peu mis en œuvre, car la documentation fournie
par l’investisseur peut manquer de précision. Par ailleurs, de telles données
peuvent tout simplement ne pas exister. Pourtant, mise en œuvre, cette
technique permet de déterminer précisément la date jusqu’à laquelle il peut
être raisonnablement accepté que la santé financière de l’investissement
n’est pas dégradée par le fait de l’État d’accueil, faits dont l’accumulation
amènera à la qualification d’expropriation indirecte.
Le choix de la bonne date de départ de l’évaluation est d’autant plus
crucial que bien souvent, l’investisseur qui voit son bien soumis à des
actions étatiques singulières, directes ou indirectes, aura tendance à
investir des liquidités supplémentaires afin de garantir le bien, ignorant
du processus d’expropriation en cours. De nombreuses sentences relatent
le cas d’investisseurs réinvestissant dans leur bien, après qu’un membre
du gouvernement local leur ait promis que leur investissement serait
épargné : les solutions divergent quant à l’intégration de ces investisse-
ments supplémentaires. Aussi, devant la complexité d’entretenir une
même chronologie pour qualifier d’expropriation les actions de l’État et
pour déterminer le point de départ de l’évaluation, un tribunal arbitral
idéal, face à un cas d’expropriation rampante, distinguerait donc la date
19. Sentence Azurix Corp. c. Argentine, 14 juillet 2006, CIRDI No. ARB/01/12, § 417.
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L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE
11
d’évaluation du préjudice de la date d’expropriation : la date d’expropria-
tion serait la date de la dernière mesure étatique entraînant l’irréversibi-
lité du processus d’expropriation, « the straw that breaks the camel’s
back »20
, alors que la date d’évaluation permettant la quantification du
préjudice serait celle de la première mesure.
III – CHOIX DANS LA MÉTHODE DE L’ÉVALUATION
D’UNE EXPROPRIATION RAMPANTE
L’évaluation de l’indemnisation d’une expropriation rampante
dépend du rapport économique existant entre l’investisseur et l’État
d’accueil : il n’y a véritablement préjudice que lorsque l’investissement
exproprié est considéré comme rentable21
. En effet, s’il y a bien un prin-
cipe comptable que les tribunaux arbitraux ont fait le leur, c’est le prin-
cipe de prudence. Comme en comptabilité, seuls les apports certains (ou
hautement probables) et non purement spéculatifs peuvent être inscrits
dans les états financiers, de même devant les arbitres, une évaluation
purement spéculative ne sera jamais acceptée22
. Il existe de nombreuses
méthodes d’évaluation, dont les trois plus couramment usitées sont :
l’approche patrimoniale, l’approche par les flux de trésorerie futurs
actualisés (ou discounted cash-flow/DCF en anglais) et l’approche analo-
gique par les multiples23
. À ce titre, la position des tribunaux en la
matière a évolué. Jusqu’à récemment, ils reconnaissaient uniquement les
évaluations fondées sur la valeur comptable de l’investissement, qu’ils
considéraient être la manière la plus objective d’évaluer un préjudice.
Aujourd’hui, ils acceptent également les évaluations fondées sur le ren-
dement futur de l’investissement, via la méthode des flux futurs de tré-
20. Sentence Siemens A.G. c. Argentine, 6 février 2007, CIRDI No. ARB/02/8, § 263.
21. Y. Nouvel, « L’indemnisation d’une expropriation indirecte », dans Forum du droit
International/International Law Forum, Vol.5, 2003, n° 3, p. 199.
22. Sentence Asian Agricultural Products c. Sri Lanka, 27 juin 1990, CIRDI No. ARB/87/3,
§ 104.
23. I. Marboe, Calculation of Compensation and Damages in International Investment Law,
Oxford International Arbitration Series, p. 185 et s.
01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 11 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES
12
sorerie actualisés24
. Selon ce type d’évaluation, un investissement n’a de
valeur que si, à une date déterminée ou déterminable, il peut générer
des profits dans le futur : c’est la notion de « going concern », que l’on
peut traduire par « entreprise en activité. » Ainsi, selon le tribunal arbi-
tral de l’affaire Vivendi, une entreprise est « a going concern » lorsqu’elle
peut justifier un « potentiel de profits futurs »25
.
A contrario, les tribunaux arbitraux refusent régulièrement l’applica-
tion de flux futurs de trésorerie actualisés lorsque l’investissement ne pré-
sente pas les attributs du going concern : en effet, si la société ne peut justifier
d’un certain nombre d’années d’exploitation, elle ne peut justifier de la
pérennité de son activité26
. Dans ce cas, les tribunaux considèrent que
l’application de la méthode des DCF n’est que pure spéculation27
. Par
ailleurs, aucun seuil spécifique ne permet de juger si l’activité d’une société
peut se voir appliquer cette méthode, et le tribunal arbitral, guidé dans
son choix par l’expertise financière, décide de la durée minimale d’exploi-
tation de manière purement empirique. Ainsi, il a été jugé qu’il faut au
moins deux à trois ans d’exploitation continue pour estimer raisonnable-
ment les profits futurs d’un investissement28
, parfois même cinq ans29
. Or,
24. L’affaire Enron c. Argentine consacre l’approche basée sur la valeur de rendement souli-
gnant que « la méthode des DCF reflétant la capacité de l’entreprise à générer des profits dans
le futur, elle est la méthode appropriée à l’évaluation d’une entreprise en activité [“going
concern”] », (notre traduction du § 385), sentence Enron Corp. c. Argentine, 22 mai
2007, CIRDI No. ARB/01/3. Allant même au-delà, J. Paulsson, président d’un tri-
bunal arbitral ad hoc, écrit dans sa sentence que : « There is no reason to apologize for the
fact that this [DCF] approach involves approximations; they are inherent and inevitable. Nor
can it be criticized as unrealistic or unbusinesslike ».
25. Sentence Compañía de Aguas del Aconquija S.A. and Vivendi Universal S.A. v. Argentine
Republic, CIRDI No. ARB/97/3. Voir aussi M. Kantor, Valuation for Arbitration,
Kluwer Law International, p. 73.
26. Une exception notable à ce principe concerne les investissements portant sur les com-
modities, ou choses de genre : voir pour des exemples récents, Gold Reserve Inc. c. Bolivie,
datée du 22 septembre 2014, CIRDI No. ARB(AF)/09/1 et Mohammad Ammar Al-
Bahloul c. Tajikistan, SCC Case No. V (064/2008).
27. Irmgard Marboe, idem, p. 262 et s.
28. Sentence Asian Agricultural Products c. Sri Lanka, 27 juin 1990, CIRDI No. ARB/87/3,
§ 103.
29. Sentence American International Group, Inc c. Iran, 19 December 1983, 4 Iran-US CTR 96.
01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 12 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE
13
comme énoncé précédemment, un grand nombre d’expropriations ram-
pantes concerne des sociétés dont la qualification de going concern est discu-
table. Il est alors très difficile d’évaluer l’impact de chacune des mesures
et exactions de l’État d’accueil sur la santé financière de l’investissement.
Bien souvent, on observe en amont une dégradation de la situation écono-
mique, parfois même avant que la société n’ait pu véritablement commen-
cer son exploitation. Dans ce cas, la part de responsabilité entre le fait de
certaines mesures prises par l’État d’accueil et les fautes de gestion de
l’investisseur est très délicate à trancher. C’est pourquoi l’expert financier
doit pouvoir balancer son évaluation d’une approche subjective, qui viserait
à garantir une indemnisation totale à la date de la sentence (doctrine Usine
Chorzów), à une approche plus objective, en retenant la juste valeur mar-
chande des actifs de l’investissement ou « fair market value » à la date de
l’expropriation. Les résultats des deux méthodes sont les deux pôles d’une
évaluation raisonnable du préjudice subi par l’investisseur, encadrée entre
la position conservatrice de la valeur comptable et la position libérale de
la valeur de rendement. Par ailleurs, le calcul des intérêts peut jouer un
rôle conséquent dans la détermination du montant de l’indemnisation : en
effet, la coloration dolosive attachée au processus d’expropriation rampante
rend légitime la fixation du point de départ des intérêts à la date de la
première mesure de l’État d’accueil30
.
*
* *
La notion d’expropriation rampante n’avait pas été intégrée par les
rédacteurs de la Convention de Washington, qui cherchaient plus dans les
années 60 à restreindre l’usage de la force par les nouveaux États souverains
qu’à instaurer un véritable « état de droit mondial ». Les expropriations
30. Sentence Metalclad Corporation c. Mexique, sentence finale CIRDI No. ARB(AF)/97/1,
§128. Il est intéressant de noter que dans cette affaire, le tribunal arbitral avait retenu
comme date de début des intérêts l’une des premières mesures de l’État (retrait de
permis de construire) ayant entraîné l’expropriation, et que ce choix a été invalidé par
une juridiction nationale lors de l’exécution de la sentence, considérant la date des
intérêts à la date de la dernière mesure d’expropriation prise par le Mexique, soit deux
ans après.
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JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES
14
indirectes et rampantes seront bientôt le cas majoritaire des litiges d’inves-
tissements, si tel n’est pas déjà le cas. Une part non négligeable de la
condamnation d’un État dépend de l’évaluation financière qui en est faite.
En raison de la technicité du sujet, les tribunaux arbitraux remettent aux
mains de l’expert la détermination de la compensation31
. Comme l’écrivait
Pline l’Ancien en matière d’astronomie, « certum est nihil esse certi » (« ce
qui est certain, c’est que rien n’est certain »)32
. La leçon donnée par le vieux
stoïcien romain est d’une étonnante modernité. Elle incite l’expert financier
à conduire son analyse selon une approche adaptée à chaque cas, eu égard
à la multiplication et la variété des litiges internationaux. Lorsque la sou-
veraineté des États est menacée par des intérêts économiques internatio-
naux, l’expert financier ne peut se limiter à calquer une même grille d’éva-
luation à tous les arbitrages, sans prendre en compte les conditions de
l’expropriation : à l’étape de l’évaluation, l’expert doit être particulièrement
attentif à la date à laquelle il doit faire débuter l’évaluation et ne pas utiliser
automatiquement la date de l’expropriation retenue par les conseils. En
agissant ainsi, l’expert doit être capable de limiter au maximum les incer-
titudes afin d’établir une analyse prudente, indépendante et pertinente : un
tel rapport nécessite des qualités d’analyse, de connaissance du droit de
l’arbitrage international et d’esprit critique propres tant à l’avocat qu’à
l’expert-comptable. Cette maîtrise est une des clés du procès équitable dans
l’arbitrage d’investissement aujourd’hui.
31. En témoigne cette disposition du tribunal des réclamations Iran/États-Unis dans
l’affaire Starrett Housing, « The Tribunal finds that this is a matter involving complex aspects
of valuation. […][T]he Tribunal adopts the 28 percent discount rate proposed by the Expert,
since this is within his area of expertise ». Sentence Starett Housing Corp. c. Iran, 1983,
Iran-US CTR, vol. 4, p. 160.
32. Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, II, 5 (7), 9 (traduction par nous-même).
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L'expert financier face à l'incertitude

  • 1. 3 L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE : ÉVALUER EFFICACEMENT LE PRÉJUDICE DE L’INVESTISSEUR DANS LE CAS D’UNE EXPROPRIATION RAMPANTE Jean-Robin COSTARGENT Master 2 Arbitrage et Commerce International Université Versailles Saint-Quentin (Promotion Berthold Goldman) Avocat et expert financier en arbitrage international * Abstract Expropriation mechanisms evolve with the practice of investment disputes, and today most of the expropriations do not say their name and makes the task of the financial expert much more difficult. Indeed, there has been a rise in indirect and especially creeping expropriations: the author seeks to define the creeping expropria- tion before explaining how the financial expert, by the precision of its analysis, can more fairly assess and as accurately as possible the loss actually suffered by the investor. Two particular problems are noted: the choice of the departure date of the assessment – which can and sometimes must vary from the date of expropriation considered by the arbitral tribunal, and the choice of the most appropriate method of valuation. * L’État qui exproprie sans compensation un investisseur cause un préju- dice certain ; la détermination du montant exact de ce préjudice l’est beau- 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 3 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
  • 2. JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES 4 coup moins. L’histoire des litiges d’investissement reconnaît deux postes de préjudices pouvant être mis à la charge de l’État défaillant : d’un côté, la perte du bien exproprié, incluant le montant des investissements entre- pris par l’entreprise étrangère sur le territoire de l’État d’accueil et la valeur intrinsèque du bien exproprié, de l’autre, le montant des profits qu’aurait dû légitimement recueillir l’investisseur lors de l’exploitation de son inves- tissement. Cette dualité dans la détermination de la valeur d’un investis- sement remonte à la définition classique de la propriété en droit romain et repris par le Code civil aux articles 544, « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue » et 546, « La propriété d’une chose soit mobilière, soit immobilière, donne droit sur tout ce qu’elle produit, et sur ce qui s’y unit accessoirement soit naturellement, soit artificiellement »1 . Aujourd’hui, tant la pratique que la doctrine reconnaissent les limites du droit absolu de propriété. Une conception plus relativiste du droit de propriété justifie le fait que l’État a le droit d’exproprier au nom de l’intérêt général un investisseur national ou étranger2 . À ce titre, les États signataires de la Conven- tion de Washington de 1965 qui instaure le Centre International pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements (CIRDI), s’engagent à gratifier l’investisseur exproprié d’une juste compensation de son préjudice. Bien des litiges en droit des investissements naissent de la détermination exacte de cette juste compensation. Mais la notion de juste compensation est une ques- tion de point de vue. S’affrontent ainsi sur le ring du CIRDI deux intérêts divergents ouvrant la porte à deux conceptions du droit de propriété aux réper- cussions économiques considérables : d’un côté, l’investisseur, fort de millé- naires d’appréciation absolutiste du droit de propriété, de l’autre, l’État, garant du bien public et de la préservation de ses finances publiques. 1. On retrouve cette conception adaptée à l’indemnisation dans la célèbre phrase de Cordell Hull, pendant l’affaire des Réformes agraires au Mexique en 1938, qui consi- dérait que la compensation de l’investisseur lésé devait être « prompt, adequate and effec- tive ». Cité par Marjorie M. Whiteman, Digest of International Law, Volume 8, éd. U.S. Government Printing Office (1967), p. 1020. 2. Voir également l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 4 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
  • 3. L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE 5 Pour chacune des parties, il s’agit de démontrer aux arbitres de manière raisonnable et convaincante la valeur réelle de l’investissement litigieux. L’expert financier, qu’il soit nommé par l’investisseur, l’État d’accueil ou même le tribunal arbitral, a pour mission d’évaluer financièrement, docu- mentation à l’appui, les préjudices invoqués par l’investisseur ou contestés par l’État d’accueil. Dès que l’existence de la faute et du préjudice ont été reconnus en droit par le tribunal arbitral, le poids de la suite de la décision, la conséquence pécuniaire du syllogisme, repose essentiellement sur l’expert financier et la pertinence de son analyse économique du cas. Concernant les éléments qui peuvent composer le préjudice, l’évalua- tion du montant des investissements réalisés par l’investisseur sur le ter- ritoire de l’État d’accueil ne pose pas de difficultés. Dans la majorité des cas, la reprise rigoureuse des éléments probants (contrats, factures) per- met de brosser un tableau fidèle des investissements réalisés. Le débat porte sur les deux autres éléments de préjudice : la valeur financière du bien au moment de son expropriation et les bénéfices légitimement espé- rés des suites de l’exploitation de ce bien3 . En matière d’expropriation, selon la doctrine classique, le prix d’un bien sur un marché libre corres- pond au montant de l’indemnisation de l’investisseur propriétaire de ce bien4 . De cette définition, elle ne reconnaît ni les dommages punitifs, attentatoires à la dignité de l’État, ni les dommages-intérêts purement spéculatifs ou incertains5 . C’est pourtant ce principe qu’il s’agit de battre en brèche lorsque le chiffrage de l’incertitude est le seul moyen d’évaluer 3. B. Hanotiau, « La Détermination et l’Evaluation du Dommage Réparable : Principes Généraux et Principes en Emergence », cité par : Emmanuel Gaillard, Transnational Rules in International Commercial Arbitration (ICC Publ. Nr. 480,4). 4. I. Seidl-Hohenveldern, « L’évaluation des dommages dans les arbitrages transnatio- naux », Annuaire Français de Droit International, volume 33, 1987, p. 16-17 ; Jérôme Ortscheidt, La réparation du dommage dans l’arbitrage commercial international, éd. Dalloz, 2001, p. 51. 5. Sentence Amoco International Finance Corporation c. République Islamique d’Iran et autres, sentence partielle du 14 juillet 1987, No. 310-56-3, cité dans I.L.M. 1985, p. 1036, par. 238 et 252 ; Sentence Liamco, I.L.R., 62, p. 214. Voir aussi, J.-P. Laviec, « Cha- pitre V. L’expropriation et la nationalisation », Protection et promotion des investis- sements : Étude de droit international économique. Genève : Graduate Institute Publi- cations, 1985. 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 5 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
  • 4. JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES 6 la compensation la plus juste pour l’investisseur exproprié. Cela est d’autant plus important lorsque, que l’État retire à l’investisseur la jouis- sance de sa propriété par un jeu de réglementations et de manœuvres, et non par la force. Une fois la légitimité de la demande de l’investisseur reconnue par le tribunal arbitral, celui-ci doit se prononcer sur le montant des dommages-intérêts en s’appuyant sur le traité bilatéral d’investisse- ment existant entre l’État d’accueil et l’État de l’investisseur ou, à défaut, sur le droit international coutumier. Or, ces traités ne définissent que très rarement la méthode d’évaluation qui devra être adoptée. Par ailleurs, l’étude des méthodes retenues par les tribunaux arbitraux donne une image fragmentée, voire contradictoire, des règles en usage. Les arbitres adaptent au gré de leur sensibilité et de leur culture juridique le standard posé par la sentence Usine de Chorzów, selon laquelle : « la réparation doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis »6 . Le caractère subjectif d’un tel postulat favorise les batailles d’experts sur les diverses variables à intégrer pour rétablir la fiction de l’état de nature au sein du portefeuille de l’investisseur lésé. I – TENTATIVE DE DÉFINITION DE L’EXPROPRIATION RAMPANTE Le jeu des définitions se complexifie davantage lorsque l’expropriation subie par l’investisseur n’est pas le fruit d’une mesure publique directe, mais la conséquence de prises de position et de mesures de l’État, que ce soit l’édiction de normes environnementales rendant l’investissement caduc ou de refus d’autorisations administratives nouvelles qui empêchent toute activité. La sentence Fearn Foods contre la Somalie7 en est un bon exemple : 6. Sentence dite « Usine de Chorzow », Allemagne contre République de Pologne, 13 sept. 1928, Recueil des arrêts de la Cour Permanente de Justice Internationale, Série A, n° 17, arrêt 13, p. 47. 7. Fearn Foods International Inc. c. Somalie, 26 octobre 1973, sentence OPIC Nos. 5969, 6159. L’OPIC (« Overseas Private Investment Corporation ») est une agence du gouverne- ment américain chargé du développement à l’étranger des investisseurs US américain. 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 6 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
  • 5. L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE 7 à la suite d’un coup d’État, les militaires somaliens avaient pratiqué une politique de harcèlement à l’encontre des employés de l’investisseur, pro- cédant à des arrestations arbitraires régulièrement, augmentant les taxes sans raison et restreignant l’accès des fournisseurs à l’aéroport, au point que l’entreprise fasse faillite et quitte le territoire. La qualification d’expropria- tion a été retenue quand bien même aucune nationalisation n’ait eu lieu. Cette situation peut être considérée comme une forme d’expropriation indi- recte dite « rampante », et donc faire l’objet d’une indemnisation. Le professeur Yves Nouvel définit l’expropriation indirecte comme « toute mesure adoptée par l’État d’accueil, quel que soit son motif, qui prive l’inves- tisseur étranger de l’usage, des bénéfices ou du contrôle de ses avoirs au même titre que le ferait une mesure formelle d’expropriation »8 . La mesure indirecte est donc considérée comme une mesure d’expropriation lorsqu’elle a le même effet de dépossession – ou d’incapacité de jouissance du bien – qu’une expro- priation directe9 . Par le biais d’une mesure d’expropriation indirecte, l’investisseur conserve généralement le titre de propriété du bien, mais vidé de ses attributs, jouissance ou usufruit ; tandis que l’État sans afficher sa volonté d’exproprier l’investisseur étranger, commet des actes entraînant la même conséquence10 . Il n’y a pas de définition unanime de l’expropria- tion rampante. Pour certains auteurs, celle-ci se caractérise par un faisceau d’indices laissant suggérer qu’une expropriation (indirecte) devrait ou pour- 8. Y. Nouvel, « L’indemnisation d’une expropriation indirecte », International Law – Forum du droit international : the Journal of the International Law Association, 2003, vol. 5, p. 198. 9. Cette approche de l’expropriation indirecte a été appelée « sole effect doctrine » par le Professeur R. Dolzer dans son article « Indirect Expropriation of Alien Property », ICSID Review, Foreign Investment Law Journal, 1986, p. 41 et s. Voir aussi sentence Lauder v République Tchèque, arbitrage ad hoc UNCITRAL, Sentence finale, IIC 205 (2001), § 200 : http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0451.pdf. 10. Sentence Starett Housing Corp. c. Iran, 1983, Iran-US CTR, vol. 4, p. 154 : « it is rec- ognized by international law that measures taken by a State can interfere with property rights to such an extent that these rights are rendered so useless that they must be deemed to have been expropriated ». Pour une analyse approfondie de la différence entre mesure de police et mesure d’expropriation indirecte, voir l’ouvrage de S. H. Nikièma L’expropriation indi- recte en droit international des investissements, PUF, 2012. 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 7 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
  • 6. JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES 8 rait avoir lieu, mais que ce n’est pas encore le cas, la plainte de l’investisseur étant considérée comme prématurée. Pour d’autres, c’est un cas avéré d’expropriation indirecte qui fait intervenir à la fois des actes réglemen- taires et des actions étatiques de police, et c’est leur nombre et/ou leur régularité qui procèdent de l’expropriation. L’expropriation rampante se distingue alors de l’expropriation indirecte classique en ce que l’acte d’expropriation est particulièrement difficile à identifier : c’est cette conception qui est ici retenue. II – CHOIX DANS LA DATE DE DÉPART DE L’ÉVALUATION DE L’EXPROPRIATION RAMPANTE Le caractère insidieux11 de l’expropriation rampante entraîne des diffi- cultés majeures dans l’évaluation du préjudice, car le fait expropriateur de l’État d’accueil est souvent auréolé d’un caractère d’ordre public12 . De sur- croît, ce type d’expropriation n’existe que par le biais d’une multitude d’actes et de faits ordinaires (et parfois légaux) dont seule l’accumulation finit par déposséder l’investisseur de son bien13 . Derrière la mécanique de l’expropriation rampante, il faut bien souvent y lire la volonté de l’État d’éviter la mauvaise publicité que susciterait une nationalisation agressive, et conserver une réputation attractive auprès des investisseurs étrangers. Aussi, pour remplir sa mission, l’évaluateur financier doit déterminer la date à laquelle la valeur de l’investissement est optimum, c’est-à-dire, avant que la substance du bien ne soit définitivement affectée par l’expropriation. Selon la date retenue, l’évaluation peut alterner d’un extrême à l’autre. L’absence de normes internationales sur le sujet permettant une variété de stratégies, la date de l’expropriation n’est d’ailleurs pas toujours celle rete- nue. Deux raisons principales justifient l’importance de la détermination 11. Sentence Pope & Talbot, Inc. c. Canada, ALENA, 26 juin 2000, § 99. 12. Par exemple, une succession de mesures environnementales austères suite à une prise de position politique sur la scène internationale, cf. sentence Metalclad Corporation c. Mexique, 30 août 2000, CIRDI No. ARB(AF)/97/1. 13. Sentence Waste Management Inc. c. Mexique, 2 juin 2000, CIRDI No. ARB (AF)/98/2, opinion dissidente de Keith Highet, § 17. 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 8 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
  • 7. L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE 9 de la date de référence pour l’évaluation de la valeur d’un investissement. Premièrement, la valeur de l’investissement peut varier dans le temps, notamment lorsque le tribunal prend en compte la valeur marchande et les fluctuations du marché. Deuxièmement, le montant des intérêts peut varier substantiellement selon la date de référence choisie. À titre d’exemple, il a été jugé que l’évaluation de la valeur de l’investissement devait être faite avant la date de l’annonce des mesures qu’allait prendre l’État d’accueil, en raison de la perte de valeur des actions de la société d’investissement qui avait suivi cette annonce14 . Mais il a aussi été accepté comme date d’appré- ciation de la valeur de l’investissement la date de la sentence, la valeur de l’investissement ayant considérablement augmenté entre l’expropriation et la procédure arbitrale15 . Dans la même logique, un tribunal a choisi une date médiane entre la date de l’expropriation formelle et la date de la sen- tence pour permettre à l’investisseur d’obtenir une indemnisation corres- pondant à « l’utilisation optimale » de la propriété16 . Dans toutes ces situa- tions, l’objectif est que l’indemnité financière puisse « ressembler autant que possible à une restitution »17 . Dans le cas de l’expropriation rampante, il est parfois difficile de dis- cerner l’acte par lequel l’État a déclenché le processus d’expropriation de l’investisseur étranger. Souvent, une telle expropriation entraîne la dimi- nution progressive et inexorable de la valeur de l’investissement : dès lors le choix d’une date tardive peut permettre à l’État de diminuer considéra- blement l’indemnité qu’il aurait dû payer s’il avait exproprié l’investisseur directement.18 Conscient de cette difficulté, l’expert financier propose plu- 14. Sentence Amoco Int’l Fin. Corp. c. Iran, 14 juillet 1987, Trib. Iran-U.S n° 310-56-3. 15. Sentence ADC c. Hongrie, 2 octobre 2006, CIRDI No. ARB/03/16, § 496. 16. Sentence Marion Unglaube et Reinhard Unglaube c. Costa Rica, 16 mai 2012, CIRDI No. ARB/08/1 et ARB/09/20, § 309 et suivants. On peut aussi rapporter la décision d’un tribunal des réclamations USA/Iran ayant retenu la date de nomination d’un représen- tant du gouvernement iranien dans le directoire de la société comme la date de l’expro- priation : sentence Sedco Inc c. NIOC, tribunal US/Iran, 27 mars 1986, CTR 23, 386. 17. Sentence Texaco c. République Arabe de Libye, CIJ, 19 janvier 1977, J.D.I. 1977, p. 350, § 498 : « monetary compensation must, as far as possible, resemble restitution ». 18. M. Reisman, « Indirect Expropriation and its Valuation in the BIT Generation », (2003) 74 BYIL, p. 115 et s. 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 9 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
  • 8. JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES 10 sieurs scenarii. Il poursuit pour chacun d’entre eux une analyse financière spécifique afin de déterminer le montant de la compensation adéquate. Cela a été le cas dans l’affaire Azurix : l’investisseur a présenté quatre dates dif- férentes, et donc quatre évaluations du préjudice différentes, correspondant à quatre interventions de l’État d’accueil dans le processus d’expropriation rampante19 . Lorsque l’expert financier a accès à la documentation néces- saire, il peut également comparer les flux de trésorerie estimés lors de cha- cune des mesures étatiques litigieuses avec les flux de trésorerie avant le début du processus (« états financiers témoins »). Cette comparaison lui permet de déterminer le moment où il peut évaluer une perte en raison de l’action de l’État (le « but for » en anglais). L’expert doit vérifier que la perte en question est due à la mesure étatique et non à une autre donnée, externe (par exemple, chute d’un cours de matières premières) ou interne (changement de direction, restructuration, entre autres). D’un point de vue pratique, ce processus est peu mis en œuvre, car la documentation fournie par l’investisseur peut manquer de précision. Par ailleurs, de telles données peuvent tout simplement ne pas exister. Pourtant, mise en œuvre, cette technique permet de déterminer précisément la date jusqu’à laquelle il peut être raisonnablement accepté que la santé financière de l’investissement n’est pas dégradée par le fait de l’État d’accueil, faits dont l’accumulation amènera à la qualification d’expropriation indirecte. Le choix de la bonne date de départ de l’évaluation est d’autant plus crucial que bien souvent, l’investisseur qui voit son bien soumis à des actions étatiques singulières, directes ou indirectes, aura tendance à investir des liquidités supplémentaires afin de garantir le bien, ignorant du processus d’expropriation en cours. De nombreuses sentences relatent le cas d’investisseurs réinvestissant dans leur bien, après qu’un membre du gouvernement local leur ait promis que leur investissement serait épargné : les solutions divergent quant à l’intégration de ces investisse- ments supplémentaires. Aussi, devant la complexité d’entretenir une même chronologie pour qualifier d’expropriation les actions de l’État et pour déterminer le point de départ de l’évaluation, un tribunal arbitral idéal, face à un cas d’expropriation rampante, distinguerait donc la date 19. Sentence Azurix Corp. c. Argentine, 14 juillet 2006, CIRDI No. ARB/01/12, § 417. 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 10 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
  • 9. L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE 11 d’évaluation du préjudice de la date d’expropriation : la date d’expropria- tion serait la date de la dernière mesure étatique entraînant l’irréversibi- lité du processus d’expropriation, « the straw that breaks the camel’s back »20 , alors que la date d’évaluation permettant la quantification du préjudice serait celle de la première mesure. III – CHOIX DANS LA MÉTHODE DE L’ÉVALUATION D’UNE EXPROPRIATION RAMPANTE L’évaluation de l’indemnisation d’une expropriation rampante dépend du rapport économique existant entre l’investisseur et l’État d’accueil : il n’y a véritablement préjudice que lorsque l’investissement exproprié est considéré comme rentable21 . En effet, s’il y a bien un prin- cipe comptable que les tribunaux arbitraux ont fait le leur, c’est le prin- cipe de prudence. Comme en comptabilité, seuls les apports certains (ou hautement probables) et non purement spéculatifs peuvent être inscrits dans les états financiers, de même devant les arbitres, une évaluation purement spéculative ne sera jamais acceptée22 . Il existe de nombreuses méthodes d’évaluation, dont les trois plus couramment usitées sont : l’approche patrimoniale, l’approche par les flux de trésorerie futurs actualisés (ou discounted cash-flow/DCF en anglais) et l’approche analo- gique par les multiples23 . À ce titre, la position des tribunaux en la matière a évolué. Jusqu’à récemment, ils reconnaissaient uniquement les évaluations fondées sur la valeur comptable de l’investissement, qu’ils considéraient être la manière la plus objective d’évaluer un préjudice. Aujourd’hui, ils acceptent également les évaluations fondées sur le ren- dement futur de l’investissement, via la méthode des flux futurs de tré- 20. Sentence Siemens A.G. c. Argentine, 6 février 2007, CIRDI No. ARB/02/8, § 263. 21. Y. Nouvel, « L’indemnisation d’une expropriation indirecte », dans Forum du droit International/International Law Forum, Vol.5, 2003, n° 3, p. 199. 22. Sentence Asian Agricultural Products c. Sri Lanka, 27 juin 1990, CIRDI No. ARB/87/3, § 104. 23. I. Marboe, Calculation of Compensation and Damages in International Investment Law, Oxford International Arbitration Series, p. 185 et s. 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 11 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
  • 10. JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES 12 sorerie actualisés24 . Selon ce type d’évaluation, un investissement n’a de valeur que si, à une date déterminée ou déterminable, il peut générer des profits dans le futur : c’est la notion de « going concern », que l’on peut traduire par « entreprise en activité. » Ainsi, selon le tribunal arbi- tral de l’affaire Vivendi, une entreprise est « a going concern » lorsqu’elle peut justifier un « potentiel de profits futurs »25 . A contrario, les tribunaux arbitraux refusent régulièrement l’applica- tion de flux futurs de trésorerie actualisés lorsque l’investissement ne pré- sente pas les attributs du going concern : en effet, si la société ne peut justifier d’un certain nombre d’années d’exploitation, elle ne peut justifier de la pérennité de son activité26 . Dans ce cas, les tribunaux considèrent que l’application de la méthode des DCF n’est que pure spéculation27 . Par ailleurs, aucun seuil spécifique ne permet de juger si l’activité d’une société peut se voir appliquer cette méthode, et le tribunal arbitral, guidé dans son choix par l’expertise financière, décide de la durée minimale d’exploi- tation de manière purement empirique. Ainsi, il a été jugé qu’il faut au moins deux à trois ans d’exploitation continue pour estimer raisonnable- ment les profits futurs d’un investissement28 , parfois même cinq ans29 . Or, 24. L’affaire Enron c. Argentine consacre l’approche basée sur la valeur de rendement souli- gnant que « la méthode des DCF reflétant la capacité de l’entreprise à générer des profits dans le futur, elle est la méthode appropriée à l’évaluation d’une entreprise en activité [“going concern”] », (notre traduction du § 385), sentence Enron Corp. c. Argentine, 22 mai 2007, CIRDI No. ARB/01/3. Allant même au-delà, J. Paulsson, président d’un tri- bunal arbitral ad hoc, écrit dans sa sentence que : « There is no reason to apologize for the fact that this [DCF] approach involves approximations; they are inherent and inevitable. Nor can it be criticized as unrealistic or unbusinesslike ». 25. Sentence Compañía de Aguas del Aconquija S.A. and Vivendi Universal S.A. v. Argentine Republic, CIRDI No. ARB/97/3. Voir aussi M. Kantor, Valuation for Arbitration, Kluwer Law International, p. 73. 26. Une exception notable à ce principe concerne les investissements portant sur les com- modities, ou choses de genre : voir pour des exemples récents, Gold Reserve Inc. c. Bolivie, datée du 22 septembre 2014, CIRDI No. ARB(AF)/09/1 et Mohammad Ammar Al- Bahloul c. Tajikistan, SCC Case No. V (064/2008). 27. Irmgard Marboe, idem, p. 262 et s. 28. Sentence Asian Agricultural Products c. Sri Lanka, 27 juin 1990, CIRDI No. ARB/87/3, § 103. 29. Sentence American International Group, Inc c. Iran, 19 December 1983, 4 Iran-US CTR 96. 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 12 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
  • 11. L’EXPERT FINANCIER FACE À L’INCERTITUDE 13 comme énoncé précédemment, un grand nombre d’expropriations ram- pantes concerne des sociétés dont la qualification de going concern est discu- table. Il est alors très difficile d’évaluer l’impact de chacune des mesures et exactions de l’État d’accueil sur la santé financière de l’investissement. Bien souvent, on observe en amont une dégradation de la situation écono- mique, parfois même avant que la société n’ait pu véritablement commen- cer son exploitation. Dans ce cas, la part de responsabilité entre le fait de certaines mesures prises par l’État d’accueil et les fautes de gestion de l’investisseur est très délicate à trancher. C’est pourquoi l’expert financier doit pouvoir balancer son évaluation d’une approche subjective, qui viserait à garantir une indemnisation totale à la date de la sentence (doctrine Usine Chorzów), à une approche plus objective, en retenant la juste valeur mar- chande des actifs de l’investissement ou « fair market value » à la date de l’expropriation. Les résultats des deux méthodes sont les deux pôles d’une évaluation raisonnable du préjudice subi par l’investisseur, encadrée entre la position conservatrice de la valeur comptable et la position libérale de la valeur de rendement. Par ailleurs, le calcul des intérêts peut jouer un rôle conséquent dans la détermination du montant de l’indemnisation : en effet, la coloration dolosive attachée au processus d’expropriation rampante rend légitime la fixation du point de départ des intérêts à la date de la première mesure de l’État d’accueil30 . * * * La notion d’expropriation rampante n’avait pas été intégrée par les rédacteurs de la Convention de Washington, qui cherchaient plus dans les années 60 à restreindre l’usage de la force par les nouveaux États souverains qu’à instaurer un véritable « état de droit mondial ». Les expropriations 30. Sentence Metalclad Corporation c. Mexique, sentence finale CIRDI No. ARB(AF)/97/1, §128. Il est intéressant de noter que dans cette affaire, le tribunal arbitral avait retenu comme date de début des intérêts l’une des premières mesures de l’État (retrait de permis de construire) ayant entraîné l’expropriation, et que ce choix a été invalidé par une juridiction nationale lors de l’exécution de la sentence, considérant la date des intérêts à la date de la dernière mesure d’expropriation prise par le Mexique, soit deux ans après. 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 13 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11
  • 12. JOURNAL DE L’ARBITRAGE DE L’UNIVERSITÉ DE VERSAILLES 14 indirectes et rampantes seront bientôt le cas majoritaire des litiges d’inves- tissements, si tel n’est pas déjà le cas. Une part non négligeable de la condamnation d’un État dépend de l’évaluation financière qui en est faite. En raison de la technicité du sujet, les tribunaux arbitraux remettent aux mains de l’expert la détermination de la compensation31 . Comme l’écrivait Pline l’Ancien en matière d’astronomie, « certum est nihil esse certi » (« ce qui est certain, c’est que rien n’est certain »)32 . La leçon donnée par le vieux stoïcien romain est d’une étonnante modernité. Elle incite l’expert financier à conduire son analyse selon une approche adaptée à chaque cas, eu égard à la multiplication et la variété des litiges internationaux. Lorsque la sou- veraineté des États est menacée par des intérêts économiques internatio- naux, l’expert financier ne peut se limiter à calquer une même grille d’éva- luation à tous les arbitrages, sans prendre en compte les conditions de l’expropriation : à l’étape de l’évaluation, l’expert doit être particulièrement attentif à la date à laquelle il doit faire débuter l’évaluation et ne pas utiliser automatiquement la date de l’expropriation retenue par les conseils. En agissant ainsi, l’expert doit être capable de limiter au maximum les incer- titudes afin d’établir une analyse prudente, indépendante et pertinente : un tel rapport nécessite des qualités d’analyse, de connaissance du droit de l’arbitrage international et d’esprit critique propres tant à l’avocat qu’à l’expert-comptable. Cette maîtrise est une des clés du procès équitable dans l’arbitrage d’investissement aujourd’hui. 31. En témoigne cette disposition du tribunal des réclamations Iran/États-Unis dans l’affaire Starrett Housing, « The Tribunal finds that this is a matter involving complex aspects of valuation. […][T]he Tribunal adopts the 28 percent discount rate proposed by the Expert, since this is within his area of expertise ». Sentence Starett Housing Corp. c. Iran, 1983, Iran-US CTR, vol. 4, p. 160. 32. Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, II, 5 (7), 9 (traduction par nous-même). 01_247744GKU_VIABLR_Corpus.fm Page 14 Mercredi, 14. octobre 2015 11:49 11