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Merci Madame Kevin de m'avoir redonné envie !
Le menton posé sur la balustrade, les yeux dans le vide créé par ces toits de bolides
passant à toute allure, il rêvait.
Depuis quand venait-il là au fait ? L'autoroute il l'avait vu naître il y a une dizaine
d'années. À l'époque ses parents tenaient un resto-route sur la nationale. Celle qui va de
la capitale départementale à celle de l'autre département (enfin on dit capitales pour
faire bien hein ? En gros on pourrait parler de bourgades). Le resto était planté à mi-
chemin, une distance finement calculée du temps où les automobiles et surtout leurs
occupants n'avaient pas le courage ou la volonté de faire tout d'une traite.
Les gens du chantier avaient trouvé cette position pratique. Ils en avaient fait leur QG
pour la partie de chantier qui devait leur prendre un peu de temps. En effet, il fallait
transformer le croisement de routes sur lequel trônait le restaurant, par un pont
autoroutier permettant aux gens du coin de pouvoir continuer à aller faire leur courses
dans le village de l'autre côté du futur autoroute. Forcément ça prend un peu plus de
temps ce type de travaux. Au début, son père avait vu plutôt d'un bon oeil cet
autoroute. Le Maire, suite à une réunion à la Préfecture, avait couru prendre l'apéro et
avait lancé sa petite bombe : le village était pressenti pour accueillir une aire de service
! Avec restaurant ! Et comme lelui avait dit le Secrétaire Général de la Préfecture, les
sociétés d'autoroute n'aiment pas trop s'embêter : on lui proposerait très certainement
la gérance de ce restaurant ! Par contre si son père pouvait accepter la proposition,
d'accord un peu basse, mais tout de même, pour son restaurant et son terrain, ça
débloquerait pas mal le schmilblick ! Son père resservit une tournée générale de jaune !
Et comment qu'il allait accepter leur offre ! « tu te rends compte chérie ? Un restaurant
sur l'autoroute ?! Allez prends donc un petit cinzano pour fêter ça avec nous ! Et toi
petit ? Une menthe à l'eau ? Ou bien ou bien … un COCA ?! Ho ! Ma bichette, c'est fête !
T'as entendu m'sieur le Maire ? Le p'tit a bien droit à un coca ! »
Ah c'était vraiment le bon temps il n'y a pas à dire ! La balustrade commençait à lui
chauffer le menton... mais il était obnubilé par ces rectangles de couleur de longueurs
différentes qui passaient à tout allure sous lui. Ça lui rappelait le jeu vidéo que son père
avait fait installé dans le resto : « écoute mon amour, il y a des ouvriers qui vont venir
dans le coin ! Et ils n'auront pas grand chose à faire le soir. Alors je pense qu'on peut
bien faire un petit effort financier ! ». Un petit effort financier qu'il avait dit, alors que
les deux gars de la société de jeux vidéos branchaient la machine. Dessus il y avait écrit
« Triple Action : racing car ». Il eut droit à la première partie, offerte par le technicien
qui voulait vérifier que « tout tournait normalement ». Comme il était trop petit il était
monté sur une chaise pour voir l'écran.
Et ils étaient arrivés. Ils avaient planté leurs cabanes de chantier près de leurs engins,
dans le champ du père Mathurin. Ils étaient nombreux. Ils venaient de loin pour la
plupart et avaient passé toute la durée du chantier sur le site. En étaient-ils tristes ? Ou
soulagés ? Il n'avait jamais réussi à le savoir. Il avait surpris des regards dans le vide,
devant un énième demi, tard. Mais il avait aussi assister à de véritables fêtes de famille
dans le resto à l'occasion d'anniversaires ou de colis reçus. Car le restaurant était
vraiment devenu leur QG. Une fois les engins arrêtés, tous se précipitaient aux cabanes
de douche pour venir prendre l'apéro. Certains se montraient cajoleurs avec sa mère,
son papa détournait les yeux. Il devait penser qu'ils pouvaient bien faire un petit effort
tous les deux devant la manne représentée par ce chantier et surtout la perspective de
l'aire d'autoroute.
Mais quand le pont fut fini, son père posa LA question. Il avait fait le tour du chantier et
ne voyait pas trop où elle allait être cette aire d'autoroute. D'ailleurs le Maire n'avait
plus d'infos de la Préfecture et se faisait plus rare au restaurant.
Un silence de plomb s'abattit sur la salle. « Une aire ? Ici ? Qui vous a raconté ces
conneries ? C'est l'autre équipe, là-bas à la grosse ville du coin qui s'en charge. Vous
savez les grosses bourgades ont souvent plus de poids et ici, ben c'est un peu le trou du
cul du monde tout de même... »
Jamais il n'avait vu son père aussi abattu. En y réfléchissant bien, il se demandait bien si
ce n'était pas ce jour-là que son père avait décidé de mettre les bouts.
Car il était parti. Comme ça du jour au lendemain. Un matin, vers la fin du chantier,
quand il s'était levé, il trouva sa mère assise au milieu du resto, fermé, vide des ouvriers
et de leurs conversations (ou de leur silence du matin), une feuille de cahier (grands
carreaux, format 21x29,7, comme écrit sur la liste pour la rentrée), les yeux rougis dans
le vague. « il est parti... il ne reviendra pas... Mais qu'est-ce qu'on va devenir ? »
Depuis ce matin-là, quand il voyait passer une voiture noire aux vitres teintées comme
dans les films, sous son pont, il ne pouvait s'empêcher que c'était son père qui écumait
encore et encore l'autoroute !
Depuis le départ de son père, sa mère n'était plus que l'ombre de la maman qu'il avait
chérie. Seuls lui subsistaient les souvenirs émus de fêtes foraines, de gâteaux délicieux
les dimanches heureux... Mais elle était toujours présente, même ici sur le pont. Il
n'avait qu'à le traverser, regarder au loin les feux des voitures ralentissant avant la
barrière et l'imaginer dans sa guérite rendre la monnaie aux vacanciers en partance ou
aux VRP qui n'avaient que des billets pour le péage.
Mais ce qui lui plaisait surtout quand il était là, c'était de regarder les voitures et les
camions passer. Il se plaisait à penser que l'un de ces véhicules finirait bien par s'arrêter
pour l'emmener. Loin. Vite. Ailleurs.
«Le camion rouge et or s'arrêta dans un tonnerre assourdissant. Alors que son
conducteur bondissait hors de la cabine, la machine soufflait comme une horde de
mustangs sauvages.
Le conducteur se dirigea vars la porte du restaurant. Le silence s'abattit sur
la salle. Des tables au comptoir, derrière lequel officiait son père, les
regards se braquèrent vers l'étranger.
Il était vêtu de noir, de la tête au pied. Des lunettes de soleil miroirs
cachaient ses yeux. D'un long regard panoramique il balaya l'assistance. Chacun
se sentit parcouru d'un frisson quand les yeux l'effrolèrent. « Long John
Silver », murmurèrent la plupart.
Il se dirigea vers le bar. Son père tentait de dissimuler son appréhension. Il
l'avait lui aussi reconnu. Le Sheriff lui avait demandé, comme à tous les
commerçants, d'apposer bien en évidence l'affiche « Reward ».
Le routier atteignit enfin le comptoir. « une bière, et qu'ça saute ! ». Un
verre, tenu par une main ayant du mal à cacher son appréhension, lui parvint.
« Je suis venu chercher ton fils !
- …
- ton fils ! Le p'tiot qui se cache dans le coin-là ! Ben il faut que tu me le
laisses !
- il n'en est pas question !, hurla sa mère qui se précipitait en s'essuyant les
mains à son tablier.
- Comment ? C'est les bonnes femmes qui font la loi dans ce trou ?! Bon tr^ve de
plaisanterie, j'en ai besoin, et le premier ou la première (avec une oeillade à
l'attention de ma mère) qui s'interpose aura du mal à récupérer tous ses os ! »
Il sentit la forte main l'agripper, et le traîner par le bras vers le parking !
« Mamaaannnnnnnn ! »
Il se réveilla en sueur dans son lit, sa mère ne viendrait pas le réconforter : elle était de
nuit aujourd'hui.
Tous les jours il passait toujours un petit peu de temps sur son pont. Mais ce qu'il
préférait, c'étaient les jours de départ en vacances ou en week-end. Il se mettait alors
du côté du pont qui regardait la mer, là-bas, plein ouest. Et il laissait partir son
imagination. Celle-ci passait de toit d'automobile, en casque de moto, tout en évitant
pas les puissants semi-remorques qui sillonnaient l'autoroute en tous sens.
Il sentait tous ces gens heureux et impatients de mettre le plus de distance entre leur
vie de la semaine et leur destination du week-end. Certains devaient aller à la mer,
pêcher ou faire du bateau. Ou tout simplement se baigner. Ah ce qu'il aimerait voir la
mer ! Pas à la télé, mais en vrai! Au restaurant, un jour, une famille s'était arrêtée au
retour de leurs vacances d'été. Une petite fille, comment s'appelait-elle déjà ? Marina ?
Maéva ? Ah il ne se souvenait plus... Pourtant qu'elle avait été gentille!elle avait joué
avec lui, pendant que le repas (saucisses-frites-tarte aux prunes) se préparait. Leurs
premiers mots furent de s'échanger les banalités habituelles (« comment tu t'appelles ?
T'habites où ? »et toutes ces sortes de questions qu'on se sent obligé de poser, mais dont
on n'écoute que distraitement les réponses quand on est un petit garçon, bloqué dans un
resto-route et qui se trouve face à une fille aux yeux qui ressemblent tant à la mer !).
Vert, mauve, gris, bleu, toutes ces couleurs se mêlaient en petites vagues, dans des
yeux en amande si grands qu'il se souvient s'être dit qu'il aurait pu y nager la brasse
coulée.
« Majda !viens ! On repart ! On a encore de la route ! (ah ça y est il se souvenait !
Majda...)
- j'arrive ! Écoute : il faut que j'y aille. On s reverra peut-être l'année prochaine, on
s'arrêtera sûrement ici.
- Non...
- Non quoi ?
- On se reverra pas...
- ben pourquoi ? Tu vas déménager ?
- Non c'est juste qu'il y aura un autoroute, alors les voitures passeront plus au
restaurant, d'ailleurs il existera plus le restaurant...
- ah... Tiens je te donne ce coquillage ! Je l'ai trouvé à la mer ! »
Ah Majda, peut-être est-ce ta voiture qui passe vite, sous lui. D'ici il n'a qu'une vue
rapide sur les vitres des autos. Et encore de haut. Alors comment savoir ? Si ça se trouve
elle le cherche des yeux elle aussi :
« papa, tu te rappelles l'année dernière ?
- oui ? Quoi l'année dernière ?
- Ben on s'était pas arrêté dans un restaurant ?
- Ah oui... Tu te souviens de ça toi ? C'était pas la tour d'Argent pourtant... Ho ça devait
être dans le coin, le patron m'avait parlé d'un pont en chantier...
- Oh regarde là-haut ! Sur le pont !
- Quoi ? Ah trop tard... on est passé dessous, tu as vu quoi ?
- Ben le petit garçon du restaurant, on s'arrête ? Juste pour aller lui dire bonjour, je
l'aimais bien !
- Non mais ça va pas non ? On est sur un autoroute ! On s'arrête pas comme ça !
- S'il te plaaîîîîtttttt
- bon bon bon, qu'est-ce que je ferais pas pour toi !
La voiture ralentit rapidement, il la voit car il a traversé le pont après avoir reconnu
Majda ! Il est sûr que c'est elle !
Il court et voit la voiture s'arrêter sur le bas-côté ! Il appelle Majda ! Elle le voit !Elle
fait de grands signes avec ses bras !
« Réveille toi mon chou ! J'ai pu rentrer plus tôt pour prendre le petit déjeuner avec toi
avant l'école ! »
La main de sa mère dans ses cheveux lui disaient qu'il rêvait encore, que Majda avait
réussi à le rejoindre sur son pont, mais le son de la voix le ramena à la réalité.
Il serre fort dans sa main son petit coquillage, si fort que le bord coupant le fait saigner.
Le flot de voitures était moins important que les derniers jours. Le week-end noir
annoncé par la télévision avait porté tous ses espoirs. Pendant deux jours les voitures,
les camions, les cars : tout le monde était passé au pas sous son pont. Pour un un peu il
se serait pris pour un dirigeant soviétique saluant mollement les chars sur la Place
Rouge. Seules les motos s'en sortaient plus facilement. Elles zigzagauaient tous feux
allumés, telles des gazelles au milieu d'un troupeau de buffles écrasés par la chaleur.
Il aimait ces week-ends chargés. Il espérait toujours entrapercevoir Majda, rayonnante
et tentant de cacher son angoisse de la rentrée en papotant et riant à tout-va à l'arrière
de la voiture familiale.
Parfois il avait une bonne surprise. Il reconnaissait une célébrité. Hier, il avait ainsi
aperçu un ancien premier ministre chauve dans sa voiture, dévorant les derniers
kilomètres d'autoroute avec délectation. « Le meilleur d'entre eux », raillait
régulièrement un des piliers du bar de son père, du temps où...
Mais le week-end était terminé. Les vacances aussi. Lui-même sortait tout juste de
l'école. Ah ! Cette première journée de l'année... Avec la traditionnelle rédaction
« qu'avez-vous fait de vos vacances ? » (« et vous, qu'avez-vous fait de vos vingt-ansses »
avait chuchoté son voisin, amateur de calembours et de bons mots).
Toute la classe avait pouffé, lui aussi même si la boule d'angoisse qui lui avait noué
l'estomac depuis la veille au soir, commençait à vouloir écraser tout son système
digestif, tant elle avait besoin de place. Ce n'était pas le fait qu'il serait le seul à ne pas
être accompagné au portail qui l'angoissait (sa mère n'en pouvait plus de ses nuits
passées à la barrière de péage et elle lui avait demandé si ça ne l'embêtait pas si elle
ne pouvait pas venir), mais justement cette satanée rédaction ! Rituel sûrement imaginé
par un sadique et destiné à jeter l'opprobre sur celles et ceux qui ne partaient pas.
Tous les ans pourtant il s'en sortait tant bien que mal. La première fois il avait raconté
un voyage en Bretagne. Ah la Bretagne ! Il aurait pu en raconter des tonnes sur ce pays !
Ne serait-ce que grâce aux camions descendant de là-bas, souvent ornés de paysages
peints sur leur remorque. Ou alors par les noms des marques sur ces mêmes camions (la
Roche aux Fées, la Brasserie Lancelot, etc...) : que des noms faisant rêver.
Mais cette première rédaction n'eut pas l'effet escompté. En la lui rendant la maîtresse
l'avait regardé bizarrement. Cette histoire de dame blanche ne lui avait peut-être pas
plu.
Alors cette année il avait décidé de ne pas situer précisément ses vacances. Il voulait
juste que ça se passe à la mer. Il aimait la mer. A chaque fois qu'on lui en montrait des
photos, il se prenait à rêver. Et puis cette histoire de pêche à la baleine que lui avait
raconté un copain dans la cour... Il se sentait bouillonnant du coup ! Il avait hâte d'être
devant sa feuille à petits carreaux.
Comme il se doutait bien que son camarade allait justement raconter son histoire de
baleine, il se mit à rêvasser. Puis, un sourire aux lèvres, il se mit à écrire : une histoire
de mer, de bateau dans laquelle allaient apparaître Long John Silver, transformé en
flibustier pour l'occasion, et Majda, jeune princesse enlevée par ce pirate et qu'il allait
sauver au prix d'une traversée épique (et tant pis il y aurait une baleine dans sa
rédaction aussi) le menant jusqu'à New York !
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  • 1. Merci Madame Kevin de m'avoir redonné envie ! Le menton posé sur la balustrade, les yeux dans le vide créé par ces toits de bolides passant à toute allure, il rêvait. Depuis quand venait-il là au fait ? L'autoroute il l'avait vu naître il y a une dizaine d'années. À l'époque ses parents tenaient un resto-route sur la nationale. Celle qui va de la capitale départementale à celle de l'autre département (enfin on dit capitales pour faire bien hein ? En gros on pourrait parler de bourgades). Le resto était planté à mi- chemin, une distance finement calculée du temps où les automobiles et surtout leurs occupants n'avaient pas le courage ou la volonté de faire tout d'une traite. Les gens du chantier avaient trouvé cette position pratique. Ils en avaient fait leur QG pour la partie de chantier qui devait leur prendre un peu de temps. En effet, il fallait transformer le croisement de routes sur lequel trônait le restaurant, par un pont autoroutier permettant aux gens du coin de pouvoir continuer à aller faire leur courses dans le village de l'autre côté du futur autoroute. Forcément ça prend un peu plus de temps ce type de travaux. Au début, son père avait vu plutôt d'un bon oeil cet autoroute. Le Maire, suite à une réunion à la Préfecture, avait couru prendre l'apéro et avait lancé sa petite bombe : le village était pressenti pour accueillir une aire de service ! Avec restaurant ! Et comme lelui avait dit le Secrétaire Général de la Préfecture, les sociétés d'autoroute n'aiment pas trop s'embêter : on lui proposerait très certainement la gérance de ce restaurant ! Par contre si son père pouvait accepter la proposition, d'accord un peu basse, mais tout de même, pour son restaurant et son terrain, ça débloquerait pas mal le schmilblick ! Son père resservit une tournée générale de jaune ! Et comment qu'il allait accepter leur offre ! « tu te rends compte chérie ? Un restaurant sur l'autoroute ?! Allez prends donc un petit cinzano pour fêter ça avec nous ! Et toi petit ? Une menthe à l'eau ? Ou bien ou bien … un COCA ?! Ho ! Ma bichette, c'est fête ! T'as entendu m'sieur le Maire ? Le p'tit a bien droit à un coca ! »
  • 2. Ah c'était vraiment le bon temps il n'y a pas à dire ! La balustrade commençait à lui chauffer le menton... mais il était obnubilé par ces rectangles de couleur de longueurs différentes qui passaient à tout allure sous lui. Ça lui rappelait le jeu vidéo que son père avait fait installé dans le resto : « écoute mon amour, il y a des ouvriers qui vont venir dans le coin ! Et ils n'auront pas grand chose à faire le soir. Alors je pense qu'on peut bien faire un petit effort financier ! ». Un petit effort financier qu'il avait dit, alors que les deux gars de la société de jeux vidéos branchaient la machine. Dessus il y avait écrit « Triple Action : racing car ». Il eut droit à la première partie, offerte par le technicien qui voulait vérifier que « tout tournait normalement ». Comme il était trop petit il était monté sur une chaise pour voir l'écran. Et ils étaient arrivés. Ils avaient planté leurs cabanes de chantier près de leurs engins, dans le champ du père Mathurin. Ils étaient nombreux. Ils venaient de loin pour la plupart et avaient passé toute la durée du chantier sur le site. En étaient-ils tristes ? Ou soulagés ? Il n'avait jamais réussi à le savoir. Il avait surpris des regards dans le vide, devant un énième demi, tard. Mais il avait aussi assister à de véritables fêtes de famille dans le resto à l'occasion d'anniversaires ou de colis reçus. Car le restaurant était vraiment devenu leur QG. Une fois les engins arrêtés, tous se précipitaient aux cabanes de douche pour venir prendre l'apéro. Certains se montraient cajoleurs avec sa mère, son papa détournait les yeux. Il devait penser qu'ils pouvaient bien faire un petit effort tous les deux devant la manne représentée par ce chantier et surtout la perspective de l'aire d'autoroute. Mais quand le pont fut fini, son père posa LA question. Il avait fait le tour du chantier et ne voyait pas trop où elle allait être cette aire d'autoroute. D'ailleurs le Maire n'avait plus d'infos de la Préfecture et se faisait plus rare au restaurant. Un silence de plomb s'abattit sur la salle. « Une aire ? Ici ? Qui vous a raconté ces conneries ? C'est l'autre équipe, là-bas à la grosse ville du coin qui s'en charge. Vous savez les grosses bourgades ont souvent plus de poids et ici, ben c'est un peu le trou du cul du monde tout de même... » Jamais il n'avait vu son père aussi abattu. En y réfléchissant bien, il se demandait bien si ce n'était pas ce jour-là que son père avait décidé de mettre les bouts.
  • 3. Car il était parti. Comme ça du jour au lendemain. Un matin, vers la fin du chantier, quand il s'était levé, il trouva sa mère assise au milieu du resto, fermé, vide des ouvriers et de leurs conversations (ou de leur silence du matin), une feuille de cahier (grands carreaux, format 21x29,7, comme écrit sur la liste pour la rentrée), les yeux rougis dans le vague. « il est parti... il ne reviendra pas... Mais qu'est-ce qu'on va devenir ? » Depuis ce matin-là, quand il voyait passer une voiture noire aux vitres teintées comme dans les films, sous son pont, il ne pouvait s'empêcher que c'était son père qui écumait encore et encore l'autoroute ! Depuis le départ de son père, sa mère n'était plus que l'ombre de la maman qu'il avait chérie. Seuls lui subsistaient les souvenirs émus de fêtes foraines, de gâteaux délicieux les dimanches heureux... Mais elle était toujours présente, même ici sur le pont. Il n'avait qu'à le traverser, regarder au loin les feux des voitures ralentissant avant la barrière et l'imaginer dans sa guérite rendre la monnaie aux vacanciers en partance ou aux VRP qui n'avaient que des billets pour le péage. Mais ce qui lui plaisait surtout quand il était là, c'était de regarder les voitures et les camions passer. Il se plaisait à penser que l'un de ces véhicules finirait bien par s'arrêter pour l'emmener. Loin. Vite. Ailleurs. «Le camion rouge et or s'arrêta dans un tonnerre assourdissant. Alors que son conducteur bondissait hors de la cabine, la machine soufflait comme une horde de mustangs sauvages. Le conducteur se dirigea vars la porte du restaurant. Le silence s'abattit sur la salle. Des tables au comptoir, derrière lequel officiait son père, les regards se braquèrent vers l'étranger. Il était vêtu de noir, de la tête au pied. Des lunettes de soleil miroirs cachaient ses yeux. D'un long regard panoramique il balaya l'assistance. Chacun se sentit parcouru d'un frisson quand les yeux l'effrolèrent. « Long John Silver », murmurèrent la plupart. Il se dirigea vers le bar. Son père tentait de dissimuler son appréhension. Il l'avait lui aussi reconnu. Le Sheriff lui avait demandé, comme à tous les commerçants, d'apposer bien en évidence l'affiche « Reward ». Le routier atteignit enfin le comptoir. « une bière, et qu'ça saute ! ». Un verre, tenu par une main ayant du mal à cacher son appréhension, lui parvint. « Je suis venu chercher ton fils ! - … - ton fils ! Le p'tiot qui se cache dans le coin-là ! Ben il faut que tu me le laisses ! - il n'en est pas question !, hurla sa mère qui se précipitait en s'essuyant les mains à son tablier.
  • 4. - Comment ? C'est les bonnes femmes qui font la loi dans ce trou ?! Bon tr^ve de plaisanterie, j'en ai besoin, et le premier ou la première (avec une oeillade à l'attention de ma mère) qui s'interpose aura du mal à récupérer tous ses os ! » Il sentit la forte main l'agripper, et le traîner par le bras vers le parking ! « Mamaaannnnnnnn ! » Il se réveilla en sueur dans son lit, sa mère ne viendrait pas le réconforter : elle était de nuit aujourd'hui.
  • 5. Tous les jours il passait toujours un petit peu de temps sur son pont. Mais ce qu'il préférait, c'étaient les jours de départ en vacances ou en week-end. Il se mettait alors du côté du pont qui regardait la mer, là-bas, plein ouest. Et il laissait partir son imagination. Celle-ci passait de toit d'automobile, en casque de moto, tout en évitant pas les puissants semi-remorques qui sillonnaient l'autoroute en tous sens. Il sentait tous ces gens heureux et impatients de mettre le plus de distance entre leur vie de la semaine et leur destination du week-end. Certains devaient aller à la mer, pêcher ou faire du bateau. Ou tout simplement se baigner. Ah ce qu'il aimerait voir la mer ! Pas à la télé, mais en vrai! Au restaurant, un jour, une famille s'était arrêtée au retour de leurs vacances d'été. Une petite fille, comment s'appelait-elle déjà ? Marina ? Maéva ? Ah il ne se souvenait plus... Pourtant qu'elle avait été gentille!elle avait joué avec lui, pendant que le repas (saucisses-frites-tarte aux prunes) se préparait. Leurs premiers mots furent de s'échanger les banalités habituelles (« comment tu t'appelles ? T'habites où ? »et toutes ces sortes de questions qu'on se sent obligé de poser, mais dont on n'écoute que distraitement les réponses quand on est un petit garçon, bloqué dans un resto-route et qui se trouve face à une fille aux yeux qui ressemblent tant à la mer !). Vert, mauve, gris, bleu, toutes ces couleurs se mêlaient en petites vagues, dans des yeux en amande si grands qu'il se souvient s'être dit qu'il aurait pu y nager la brasse coulée. « Majda !viens ! On repart ! On a encore de la route ! (ah ça y est il se souvenait ! Majda...) - j'arrive ! Écoute : il faut que j'y aille. On s reverra peut-être l'année prochaine, on s'arrêtera sûrement ici. - Non... - Non quoi ? - On se reverra pas... - ben pourquoi ? Tu vas déménager ? - Non c'est juste qu'il y aura un autoroute, alors les voitures passeront plus au restaurant, d'ailleurs il existera plus le restaurant... - ah... Tiens je te donne ce coquillage ! Je l'ai trouvé à la mer ! » Ah Majda, peut-être est-ce ta voiture qui passe vite, sous lui. D'ici il n'a qu'une vue rapide sur les vitres des autos. Et encore de haut. Alors comment savoir ? Si ça se trouve elle le cherche des yeux elle aussi : « papa, tu te rappelles l'année dernière ? - oui ? Quoi l'année dernière ? - Ben on s'était pas arrêté dans un restaurant ? - Ah oui... Tu te souviens de ça toi ? C'était pas la tour d'Argent pourtant... Ho ça devait être dans le coin, le patron m'avait parlé d'un pont en chantier... - Oh regarde là-haut ! Sur le pont ! - Quoi ? Ah trop tard... on est passé dessous, tu as vu quoi ? - Ben le petit garçon du restaurant, on s'arrête ? Juste pour aller lui dire bonjour, je l'aimais bien ! - Non mais ça va pas non ? On est sur un autoroute ! On s'arrête pas comme ça ! - S'il te plaaîîîîtttttt - bon bon bon, qu'est-ce que je ferais pas pour toi ! La voiture ralentit rapidement, il la voit car il a traversé le pont après avoir reconnu Majda ! Il est sûr que c'est elle !
  • 6. Il court et voit la voiture s'arrêter sur le bas-côté ! Il appelle Majda ! Elle le voit !Elle fait de grands signes avec ses bras ! « Réveille toi mon chou ! J'ai pu rentrer plus tôt pour prendre le petit déjeuner avec toi avant l'école ! » La main de sa mère dans ses cheveux lui disaient qu'il rêvait encore, que Majda avait réussi à le rejoindre sur son pont, mais le son de la voix le ramena à la réalité. Il serre fort dans sa main son petit coquillage, si fort que le bord coupant le fait saigner.
  • 7. Le flot de voitures était moins important que les derniers jours. Le week-end noir annoncé par la télévision avait porté tous ses espoirs. Pendant deux jours les voitures, les camions, les cars : tout le monde était passé au pas sous son pont. Pour un un peu il se serait pris pour un dirigeant soviétique saluant mollement les chars sur la Place Rouge. Seules les motos s'en sortaient plus facilement. Elles zigzagauaient tous feux allumés, telles des gazelles au milieu d'un troupeau de buffles écrasés par la chaleur. Il aimait ces week-ends chargés. Il espérait toujours entrapercevoir Majda, rayonnante et tentant de cacher son angoisse de la rentrée en papotant et riant à tout-va à l'arrière de la voiture familiale. Parfois il avait une bonne surprise. Il reconnaissait une célébrité. Hier, il avait ainsi aperçu un ancien premier ministre chauve dans sa voiture, dévorant les derniers kilomètres d'autoroute avec délectation. « Le meilleur d'entre eux », raillait régulièrement un des piliers du bar de son père, du temps où... Mais le week-end était terminé. Les vacances aussi. Lui-même sortait tout juste de l'école. Ah ! Cette première journée de l'année... Avec la traditionnelle rédaction « qu'avez-vous fait de vos vacances ? » (« et vous, qu'avez-vous fait de vos vingt-ansses » avait chuchoté son voisin, amateur de calembours et de bons mots). Toute la classe avait pouffé, lui aussi même si la boule d'angoisse qui lui avait noué l'estomac depuis la veille au soir, commençait à vouloir écraser tout son système digestif, tant elle avait besoin de place. Ce n'était pas le fait qu'il serait le seul à ne pas être accompagné au portail qui l'angoissait (sa mère n'en pouvait plus de ses nuits passées à la barrière de péage et elle lui avait demandé si ça ne l'embêtait pas si elle ne pouvait pas venir), mais justement cette satanée rédaction ! Rituel sûrement imaginé par un sadique et destiné à jeter l'opprobre sur celles et ceux qui ne partaient pas. Tous les ans pourtant il s'en sortait tant bien que mal. La première fois il avait raconté un voyage en Bretagne. Ah la Bretagne ! Il aurait pu en raconter des tonnes sur ce pays ! Ne serait-ce que grâce aux camions descendant de là-bas, souvent ornés de paysages peints sur leur remorque. Ou alors par les noms des marques sur ces mêmes camions (la Roche aux Fées, la Brasserie Lancelot, etc...) : que des noms faisant rêver. Mais cette première rédaction n'eut pas l'effet escompté. En la lui rendant la maîtresse l'avait regardé bizarrement. Cette histoire de dame blanche ne lui avait peut-être pas plu. Alors cette année il avait décidé de ne pas situer précisément ses vacances. Il voulait juste que ça se passe à la mer. Il aimait la mer. A chaque fois qu'on lui en montrait des photos, il se prenait à rêver. Et puis cette histoire de pêche à la baleine que lui avait raconté un copain dans la cour... Il se sentait bouillonnant du coup ! Il avait hâte d'être devant sa feuille à petits carreaux. Comme il se doutait bien que son camarade allait justement raconter son histoire de baleine, il se mit à rêvasser. Puis, un sourire aux lèvres, il se mit à écrire : une histoire de mer, de bateau dans laquelle allaient apparaître Long John Silver, transformé en flibustier pour l'occasion, et Majda, jeune princesse enlevée par ce pirate et qu'il allait sauver au prix d'une traversée épique (et tant pis il y aurait une baleine dans sa rédaction aussi) le menant jusqu'à New York !