WOJCIK S., « La démocratie électronique, mythe et réalité, in Holeindre J.-V. & Richard B. (dir.), La Démocratie. Histoire, théories, pratiques, Editions Sciences Humaines, 2010, p. 121-129
1. Stéphanie Wojcik
La démocratie éLectronique,
mythe et réaLité
A
lors que semblent s’essouffler les formes convention-
nelles de participation politique (vote aux élections,
adhésion aux partis, aux syndicats…), responsables
politiques et institutions politico-administratives mettent en
œuvre depuis une dizaine d’années des procédures et des dispo-
sitifs participatifs aux divers échelons gouvernementaux. Espaces
d’expression des opinions ou de socialisation, outils de consulta-
tion de la population ou de coproduction des choix publics, les
modes d’existence plus ou moins juridiquement formalisées (par
exemple, conseil de quartier, débat public, budget participatif,
etc.) et les finalités de la démocratie participative sont multiples.
Plus récemment, les autorités publiques développent des procé-
dures qui reposent pour tout ou partie sur les technologies de l’in-
formation et de la communication (TIC), et plus particulièrement
Internet. Sites web, blogs et micro-blogs, plateformes de débat en
ligne, réseaux sociaux, forums de discussion, « chat », wiki, listes
de discussion/diffusion sont désormais également investis par les
autorités publiques en vue de susciter une plus grande participa-
tion des citoyens aux affaires publiques et a minima renouveler
les modes de relations entre représentants et représentés.
Parallèlement, les diverses formes d’activités associatives et
protestataires (manifestations, pétitions, grèves, etc.), la mul-
tiplication des espaces individuels d’expression publique des
opinions, facilitées notamment par les TIC (blogs, « journalisme
citoyen ») témoignent de l’intérêt des citoyens, ou d’une partie
d’entre eux, pour la chose publique et pour l’invention de nou-
velles formes d’action politique.
Les premières réflexions opposent deux vues sur la manière
dont Internet peut transformer la démocratie. Il est ainsi fait réfé-
rence soit au retour à une démocratie « authentique », directe,
107
2. Les défis actueLs de La démocratie
dans laquelle les organisations représentatives traditionnelles
seraient dépassées au profit d’une connexion directe entre respon-
sables politiques et citoyens, soit à l’avènement d’une société de
surveillance dans laquelle les citoyens seraient soumis à un étroit
contrôle social. De telles approches ont été très critiquées en raison
notamment de leur définition très vague de la démocratie (régime
politique, ensemble de valeurs ou forme sociale) et de leur défaut
de compréhension des usages sociaux des technologies.
En réalité, il est possible d’envisager de deux manières l’ap-
port d’Internet1 au fonctionnement démocratique. D’une part, la
« démocratie électronique » peut être conçue comme l’ensemble
des expérimentations et réalisations conduisant à accroître la
participation des citoyens « en greffant des formes de démocratie
directe sur les mécanismes habituels de la démocratie représen-
tative2 » D’autre part, une conception extensive de la « démocratie
électronique » conduirait à s’intéresser plus largement aux expé-
riences politiques mobilisant les TIC, à travers les prises de parole
des citoyens non formatées par les pouvoirs publics, et concou-
rant de ce fait à reconfigurer l’espace public traditionnel.
Internet comme source d’information
Dans le système politico-administratif, l’utilisation d’Internet
alimente le discours et les pratiques autour de la notion de « trans-
parence ». La mise à disposition des données publiques apparaît
en effet facilitée à travers le développement d’Internet. La plupart
des institutions publiques, aux différents échelons territoriaux,
propose des sites Internet qui permettent aux citoyens d’accé-
der aux informations publiques (textes constitutionnels, lois et
décrets, débats parlementaires, rapports officiels, discours des
autorités) et d’y naviguer librement grâce aux liens hypertextes.
Les médias diffusés (presse écrite, radio, télévision) redéploient
également leur production sur Internet. Pour les internautes, télé-
chargement d’article, visionnage de reportage en différé ou en
streaming, écoute de podcasts témoignent de la diversification des
modalités d’accessibilité à l’information. La possibilité d’archiver
de tels contenus favorise la constitution d’une mémoire numé-
rique des événements politiques, susceptible d’être réactivée
dans une perspective de contrôle (ou de dénonciation) de l’acti-
vité des responsables politiques.
À côté de l’information institutionnelle, de la production de
nouvelles et d’analyses par les journalistes professionnels et
108
3. La démocratie éLectronique, mythe et réaLité
les experts, se développent aussi celles des citoyens, amateurs,
témoins, membres du grand public. Ponctuellement, il peut s’agir
de diffuser des images d’événements ou de phénomènes délais-
sés par les médias ou minorés par les pouvoirs publics en pro-
posant un autre angle de vue. Par exemple, lors des manifesta-
tions à l’encontre du régime iranien en juin 2009, des centaines de
vidéos furent diffusées sur YouTube. Plus durablement, à travers
sites web et blogs, les citoyens, de manière individuelle ou col-
lective, peuvent commenter, analyser, critiquer, voire évaluer les
pratiques ou les décisions des élus3.
Qu’elles s’inscrivent dans les registres du témoignage, de l’éva-
luation ou de la contre-expertise, de telles productions, plus ou
moins abouties, font écho à la « contre-démocratie » analysée par
Pierre Rosanvallon4, Internet permettant l’exercice permanent
d’une vigilance critique des représentés quant à l’activité de leurs
représentants.
Les internautes ont ainsi la possibilité d’être davantage infor-
més et d’accroître leurs connaissances politiques. Toutefois,
une telle exubérance informationnelle peut aussi s’accompagner
d’une difficulté croissante à trouver et organiser l’information per-
tinente. Ainsi, les individus disposant d’un capital socioculturel
élevé, qui sont déjà motivés et intéressés par la politique, bénéfi-
cient pleinement d’Internet comme ressource d’information alors
que ceux qui sont peu motivés n’en tirent pas réellement profit5.
Néanmoins, certaines catégories de la population traditionnel-
lement considérées comme peu intéressées par la politique –
les jeunes – utilisent justement de manière privilégiée Internet
lorsqu’ils recherchent de l’information sur leurs représentants ou
la politique en général.
De l’usage d’Internet pour exprimer une opinion
et débattre
Débat en ligne sur l’identité nationale lancé en France en
octobre 2009 par le ministre de l’immigration et de l’intégration6,
blog sur la réforme des lycées mis en œuvre en mars 20097 ou
sites web associant blogs et forums promus de manière quasi-
systématique à chaque nouveau débat sur des problématiques
d’aménagement local sous la houlette de la Commission nationale
du débat public8, les occasions d’échange entre pouvoirs publics
et internautes sont légion. Si les multiples applications d’Inter-
net sont diversement investies par les structures des régimes
109
4. Les défis actueLs de La démocratie
représentatifs – dans le cadre de l’Éat-nation (assemblées parle-
mentaires, ministères, collectivités territoriales)9 ou à l’échelle
communautaire10– et les partis politiques, elles n’en demeurent
pas moins une opportunité supplémentaire offerte aux citoyens
d’exprimer leurs opinions. Ceux-ci peuvent aussi être amenés à
exprimer des revendications collectives à travers des systèmes
de pétitions en ligne promus par les gouvernements ou les assem-
blées parlementaires11.
De tels dispositifs numériques soulèvent un ensemble de ques-
tions sur les compétences argumentatives mobilisées par les par-
ticipants, le rôle des modérateurs de ces discussions, ou encore
la réalité de leur influence sur les décisions politiques. Parce qu’ils
peuvent minorer les contraintes des dispositifs participatifs en face-
à-face, comme l’éloignement géographique, le manque de temps, la
peur de s’exprimer en public, ils suggèrent l’éventualité d’un élar-
gissement du cercle des participants, au-delà des habitués.
Mais c’est en dehors du cadre institutionnel que les potentia-
lités démocratiques d’Internet font l’objet des controverses plus
vives. Fréquemment, les discussions en ligne sont analysées en
référence au modèle délibératif proposé par Jürgen Habermas, ce
qui conduit naturellement à des conclusions désabusées : sché-
matiquement, les forums de discussion ne permettent pas la réa-
lisation d’un idéal délibératif fondé sur l’échange raisonné d’argu-
ments devant aboutir à une position consensuelle de la part de
tous les participants considérés comme égaux. Une autre perspec-
tive plaide pour la prise en compte d’autres formes légitimes d’in-
terventions dans l’espace public, moins exigeantes socialement et
culturellement, peut-être plus « futiles » ou faisant davantage de
place à l’émotion, permettant néanmoins l’émergence de « contre-
discours » et de contestation des pouvoirs institués12. À ce titre, le
concert de twits s’indignant de la nomination envisagée d’un des
fils du président de la République à la tête d’un important établis-
sement public à vocation économique, accompagné de pétitions
en ligne et de flashmob13 à la Défense à l’automne 2009 est emblé-
matique.
En outre, certains auteurs soulignent le fait que, en ligne, les
individus auraient tendance à fréquenter des espaces où ils peu-
vent discuter avec des personnes partageant des sensibilités
idéologiques similaires ; partant, les discussions en ligne n’abou-
tiraient finalement qu’à renforcer les convictions initiales des par-
ticipants. Ce phénomène de polarisation des opinions s’avérerait
110
5. La démocratie éLectronique, mythe et réaLité
particulièrement problématique en ce qu’il conduirait à la frag-
mentation de l’espace public en une myriade de communautés
homogènes de pensée, davantage juxtaposées qu’interconnec-
tées. D’autres, au contraire, montrent que les participants trou-
vent dans les discussions sur Internet une diversité sociale et
géographique, une hétérogénéité des profils et des points de vue
qu’ils auraient plus difficilement rencontrés hors ligne. En outre,
il se pourrait que la rencontre d’opinions adverses advienne en
dépit des intentions des utilisateurs. Par exemple, le site Slashdot
qui à l’origine rassemble des passionnés d’informatique a suscité,
lors de la campagne présidentielle américaine de 2004, pléthore
de messages politiques de la part d’internautes aux vues idéologi-
quement opposées14.
Internet comme outil du militantisme
La présidentielle française en 2007, avec notamment le site
Internet « Désir d’avenir » de la candidate socialiste, Ségolène
Royal, a vu se développer une nouvelle forme de campagne fondée
sur la participation active des électeurs et non pas uniquement
sur celle des membres du parti et des militants. Toutefois, les per-
sonnes déjà civiquement ou politiquement actives sont également
davantage susceptibles de se saisir pleinement de telles oppor-
tunités d’engagement. Cette observation pourrait être relativisée
au regard de la diversification des fonctionnalités et des usages
d’Internet. En 2008, à l’occasion des élections présidentielles aux
États-Unis, la campagne du candidat démocrate Barack Obama,
s’est caractérisée par l’utilisation intensive des TIC comme outils
d’organisation et de mobilisation, notamment via les réseaux
sociaux. Partiellement par mimétisme, en France, les élections
européennes de 2009 donnèrent l’occasion de mettre en œuvre
des dispositifs également fondés sur l’articulation des modalités
de militantisme en ligne et hors ligne pour la plupart des partis,
que leur assise électorale soit ou non très assurée15.
Au-delà de la sophistication accrue des méthodes du marketing
électoral et de leur éventuelle efficacité dans le succès de tel ou
tel candidat, ces campagnes constituent des observatoires privilé-
giés de l’évolution des formes de militantisme. Ainsi, l’engagement
politique se caractériserait par des pratiques « distanciées » : les
militants seraient moins enclins à s’investir durablement au sein
de structures partisanes au fonctionnement routinisé (réunions
de section, meetings, distribution de tracts, etc.). Des modalités
111
6. Les défis actueLs de La démocratie
d’engagement, plus fluides et éphémères, seraient favorisées par
les possibilités offertes par Internet d’exprimer de manière moins
contraignante ses préférences idéologiques (signer une pétition
en ligne, devenir ami sur Facebook avec un candidat, faire suivre
un message de soutien, etc.).
Indépendamment des structures partisanes, à travers les
moteurs de recherche, les forums de discussion, les diverses
applications du web social, Internet permet à des personnes
ayant des centres d’intérêt communs d’entrer en contact, au-delà
du cercle inévitablement restreint de la socialisation de proximité
(famille, amis, relations de travail…). Aussi, les modalités d’action
des groupes sont modifiées : diminution des coûts de coordina-
tion et d’organisation, renouvellement des répertoires d’action
(campagnes d’e-mail, micro-blogging, pétitions, blog action day16).
En cela, Internet faciliterait la mobilisation et serait particulière-
ment efficace pour promouvoir la défense de certaines causes,
comme par exemple, les mouvements anti-guerre, et plus généra-
lement les causes « mondiales » puisque, au moins techniquement,
Internet permet de transcender les frontières géographiques17.
On le voit, les résultats des études empiriques réalisées sur les
pratiques d’Internet par les responsables politiques comme par
les citoyens ne sont pas univoques. En particulier le caractère
inclusif d’Internet apparaît fortement contingent : le cadre, ins-
titutionnel ou non, et le contexte influent sur la probabilité que
les citoyens auront de faire entendre leur voix et de bousculer les
limites fixées par l’agenda politique et/ou médiatique.
Cependant, ces pratiques invitent à repenser le concept de repré-
sentation en dépassant la dichotomie entre démocratie représen-
tative et démocratie directe. Par exemple, Stephen Coleman parle
de « représentation directe ». Dans cette perspective, les TIC ne
sont plus utilisées comme simplement des outils de vote ou de
sondage ou de consultations sporadiques mais comme formant la
base d’un dialogue constant où les citoyens engagés dans le pro-
cessus politique ne sont plus seulement tolérés mais considérés
comme égaux, les responsables politiques étant soumis à l’exer-
cice permanent de rendre compte de leurs actions.
112
7. La démocratie éLectronique, mythe et réaLité
Notes
1. Précisons d’emblée que la question, importante, de l’accès matériel à un équipement
informatique et à Internet ne sera pas abordée dans ce texte.
2. S. Rodotà, La Démocratie électronique. De nouveaux concepts et expériences politiques,
Rennes, Éditions Apogée, 1999.
3. Par exemple, en février 2010, le collectif la Quadrature du Net propose un décryptage
de la Loi d’orientation et de programmation pour la Performance de la Sécurité Intérieure
(LOPPSI) à travers des dossiers d’analyse et invite les internautes à informer leurs dépu-
tés des enjeux d’une telle loi (http://www.laquadrature.net).
4. P. Rosanvallon, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006.
5. B. Bimber, Information and American Democracy : technology in the evolution of political
power, Cambridge University Press, 2003.
6. http://www.debatidentitenationale.fr/ (« Un outil collaboratif pour débattre de l’identité
nationale », Le Monde, 2 novembre 2009).
7. http://blog.lyceepourtous.fr avec des liens vers un compte Twitter, une plateforme de
vidéos sur YouTube, une « googlemap », pour les déplacements en province de Richard
Descoings son initiateur et directeur de Sciences Po Paris (« Lycée : Descoings tente la
démocratie participative 2.0 », Le Figaro, 25 mars 2009).
8. Par exemple, sur la reconstruction d’une usine de traitement des déchets ménagers à
Ivry-sur-Seine (http://www.debatpublic-traitement-dechets-ivry.org/).
9. En France, le portail Vie publique édité par la Documentation française (http://www.vie-
publique.fr/forums/) répertorie les débats publics se déroulant sur le territoire national.
10. À titre illustratif, voir la consultation publique sur l’initiative citoyenne européenne
organisée par le secrétariat général de la Commission européenne.
(http://ec.europa.eu/dgs/secretariat_general/citizens_initiative/consultation_fr. htm)
11. Gouvernement britannique (http://petitions.number10.gov.uk) ; Parlement écossais
(http://epetitions.scottish.parliament.uk) ; Parlement allemand (https ://epetitionen. bun-
destag. de).
12. F. Greffet, S. Wojcik, « Parler politique en ligne : une revue des travaux français et anglo-
saxons », Réseaux, n° 150, 2008.
13. Rassemblement de personnes dans un lieu tenu secret jusqu’au dernier moment, coor-
donné par SMS.
14. B. Manin, A. Lev-On, « Internet : la main invisible de la délibération », Esprit, mai 2006.
(http://www.esprit.presse.fr/review/article.php?code=13254)
15. Par exemple, la liste Libertas menée par Philippe de Villiers et rassemblant le
Mouvement pour la France et Chasse, Pêche, Nature et Tradition comme celle d’Europe
Écologie se sont particulièrement illustrées par l’inventivité des applications proposées
sur leurs sites respectifs en proposant divers outils destinés à faciliter l’implication des
internautes sur le terrain : visualisation des opérations de tractage ou des groupes sym-
pathisants à proximité sous forme de cartes cliquables.
16. Fait de multiplier un jour donné les posts sur un sujet précis, par exemple, le change-
ment climatique, sur un ensemble de blogs, particulièrement ceux produits par les insti-
tutions et les responsables politiques.
17. S. Ward, T. Vedel, « Introduction : The Potential of the Internet Revisited », Parliamentary
Affairs, vol. 59, n° 2, 2006.
113