1. Corps pauvres suspendus
Federica Sossi
Dans les chapitres de L'histoire de la folie1 où il décrit et reconstruit l'archéologie du geste du
Grand Renfermement, par lequel en peu d'années au milieu du XVIIe siècle, une partie de la
population fut soustraite à la perception de l'espace social, pour être enfermée dans des lieux
ayant la double fonction de secourir et de réprimer, Foucault nous avertit de la multiplicité des
éléments qui confluent dans ce geste caractéristique de l'époque. Parmi eux, le changement de
perception de la pauvreté, qui l'éloigne de l'horizon de sacralité que le Moyen Âge projetait sur elle
pour la placer dans le cadre déjà sécularisé d'un problème d'ordre public et social. Alors qu’elle
était une existence liée à l'expérience religieuse et pour cela glorifiée et sacralisée, secourue par
un geste de charité et d'hospitalité nécessaire face à elle pour son propre salut, elle devient une
existence dépouillée de tout élément de positivité et condamnée comme paresse et désordre
public, rebelle à l'éthique du travail, en voie de formation à cette époque. Pour cela, comme il
advient pour la folie, la pauvreté devra disparaître de la scène, avec la création d'un espace
consacré où on l'internera en même temps qu'une quantité de figures et d'existences qui, si à
notre sensibilité elles ne semblent pas tout à fait hétérogènes, ce n'est que parce que celle-ci
repose encore sur le socle d'une certaine continuité avec cette proximité que la sensibilité de
l'époque classique percevait entre elles: pauvres, fous, syphilitiques, prostituées, chômeurs et
alcooliques constituent, à partir de 1600 cette grande armée d'internés crées par un État qui la
privait de liberté et en même temps, et pour la première fois au cours de l'histoire, s'en occupait.
Toutes existences que le geste de césure du Grand Renfermement, rompant l'enchevêtrement
quotidien de la rencontre et de la familiarité, transforme en autant de figures de la « rébellion » à
l'ordre social bourgeois et au bon ordre du travail sur lequel on intervient à travers leur
ségrégation. Un geste par lequel la pratique et la forme de l'exercice du pouvoir change de signe:
d'un pouvoir négatif, de simple exclusion, à une intervention sur l'exclusion elle-même. Une
ségrégation des corps dans un espace où commence, lentement, ce processus de récupération,
normalisation et réglementation dont, se référant aux XVIIIe et XIXe siècles, dans d'autres textes 2
Foucault nous décrira le développement, nous parlant des technologies du savoir et du pouvoir
disciplinaire désormais étendus à l'entière société à travers le geste de l'individuation des corps,
ainsi que la naissance du biopouvoir qui crée et réglemente le nouveau et fondamental sujet
politique collectif que constitue la population.
Techniques pour maîtriser les corps et rendre les sujets malléables, sur la base d'un
fonctionnement centripète qui isole dans l'espace, et qui après l'époque du Grand Renfermement,
verra, dans les usines, les écoles, les prisons, les asiles d'aliénés, la famille, les lieux destinés à
l'assujettissement de leurs vies, d'une part, et de l'autre, des dispositifs de sécurité, qui sur la base
d'un fonctionnement centrifuge et d'expansion, interviennent sur la réalité pour la réguler,
donnant lieu à ce sujet collectif avec sa propre épaisseur, la population, qui devient l'objet
spécifique d'un art de la gouvernementalité, tendu vers sa reproduction, vers la production
optimale de sa richesse, la distribution régulée de ses ressources, la diminution de son taux de
mortalité, l'augmentation de la natalité. Mais aussi bien les vies assujetties aux pratiques
disciplinaires tournées vers la création de ces corps dociles prêts à se transformer en force de
travail prolétarisée et à répondre aux demandes de l'organisation productive que le nouveau sujet
collectif à réguler comme force de l'État, doivent être mis en rapport avec l'horizon politique de
l'État-nation, où le sujet est citoyen et la population appartient à l'État et au territoire délimité par
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2. sa souveraineté. Leur modelage et leur réglementation se réalisent alors, en même temps, sur la
base de la logique de formation d'un sujet, également dans ce cas, singulier et collectif, matérialisé
par une identité d'appartenance nationale, dans laquelle les pratiques d'inclusion, culturelle,
sociale, économique, politique, s'insinuent dans les vies de chacun précisément à travers
l'appartenance à l'espace-territoire de l'État 3 qui devient, pour chaque individu comme pour le
sujet collectif population, son « propre territoire ».
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3. 1
M. Foucault, L’histoire de la folie à l’âge classique, 1969
2
M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975; M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au
Collège de France. 1977-1978, 2004 ; M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-
1979, 2004.
3
G. Noiriel, Etat, nation et immigration, 2001; G. Noiriel, Le creuset français, 1988.