1. Concours «Sur La Route» - Le Soir
Jour 1 - L’enfer
J’avais envie de tout sauf d'atterrir ici avec cette idiote de Noémie. Une mouchure cette
fille, je vous jure. Je me suis dit que j’étais célibataire, qu’elle avait gagné ce concours
débile et que c’était l’occasion de changer de vie. Tu parles. Douze heures de vol à
l’écouter me baratiner sa vie, son erasmus à Bologne et toute la sagesse qu’elle en a
retiré, sa famille, Kerouac, ce genre de trucs. On débarque à LAX, je retire mon bagage et
j’attends une heure que le commis retrouve le sac de Noémie; la poisse ça colle à la peau
des filles comme elle. Je me sens redevable, j’offre le yellow cab jusque Beverly Hills où
nous devons retirer une voiture de location. Un tacot. Au milieu des bolides, avec Noémie
sur le siège passager, je me sens minable. J’ai l’air d’un con de touriste. «Prends moi en
photo sur l’étoile de Johnny Depp.», «Oh l’étoile de Judy Garland!», «Celle de Glenn
Miller!», plus je la photographie et plus je prends la mesure du dégoût qu’elle m’inspire.
Encore neuf jours.
Jour 2 - L’ivresse de Noé
Nous quittons l’hôtel aux petites heures pour Santa Barbara: sorte de caillou sec sur
lequel poussent les riches. Nous rencontrons Ira, un chic type qui propose de nous
emmener au Chumash Casino à une trentaine de miles des plages. Noémie tape la
conversation tout le long du trajet, elle allonge des séries d’évidences: «The weather is so
different than in Belgium...»; «Did you ever taste belgian’s beers?». Cette crétine doit être la
seule de toute la côte à ne pas remarquer les panneaux publicitaires Stella Artois, Leffe et
Hoegarden. Ira nous dépose devant le casino, j’en profite pour acheter une bouteille de
whisky au Liquor Store du coin. Noémie se décrispe un peu, je crois que ça l’a fait marrer
d’être saoule aux States. À l’intérieur du Chumash Casino on se fait servir des cocktails
tout en jouant au craps. Je gagne soixante dollars, ma complice en perd cent trente et
quitte le complexe de jeu ivre et en pleurs. Impossible d’atteindre San Simeon ce soir,
nous sommes cuits.
Jour 3 - Monterey Pop
Noémie panique: nous ne respectons pas le cahier des charges du concours. «Faut
accélérer bon sang!». Se dépêcher c’est l’erreur classique des touristes: c’est à peine s’ils
descendent aux escales par peur de manquer d’air conditionné, ils contemplent hâtivement
les paysages que les séries télévisées ont vidés de leur sève, ils ne tentent aucun retard,
aucun azimut. Pourtant, j’ai bien envie de crocheter par le musée du Monterey Pop
Festival, de prendre un peu de retard et d’écouter des balades folks sur 17 Mile Drive. Je
profite des sentiments que Noémie éprouve pour moi afin de la convaincre de valider mon
plan de route. Une partie facilement gagnée. Sur la pleine du festival, il reste quelques
hippies camés qui s’accrochent à une époque révolue en maudissant 1969 et le concert
des Rolling Stones d’Altamont. Nous restons assis là, à boire des bières jusqu’au couché
du soleil, une soirée d’enfer. Pour respecter ma partie du contrat, je conduis une partie de
la nuit vers San Francisco.
Jour 4 - Lady Liberty
Nous avons passé une courte nuit au Pickwick Hotel. Noémie me propose de visiter le
quartier gay de San Francisco pour débuter la journée. Je prétexte devoir effectuer
quelques recherches à la bibliothèque pour des travaux personnels, nous convenons
donc de nous retrouver plus tard. Mon objectif: Marina District au Nord de la ville. Un
quartier à y laisser ton âme. Je rencontre Ben, un informaticien fra î chement émigré du
Canada avec qui le courant passe instantanément. Il me propose de sortir au Cat Club sur
Folsom Av. vers vingt heure. Le jeudi au Cat Club, toutes les boissons sont à 1$ jusque
minuit. Le tips est à notre convenance, je m’extrait avec difficulté de mon avarice
européenne et je tente de dilapider avec zèle. Je rencontre Gabriela, une américaine de
trente-deux ans qui m’invite à passer la nuit chez elle avec Ben. Cette vieille libidineuse
nous convainc de la reconduire avec son coupé cabriolet jusque chez elle. Nous nous
embrassons pendant que Ben conduit. Dans son ivresse, Gabriela propose de nous offrir
une pizza.
2. Concours «Sur La Route» - Le Soir
Jour 5 - Manger du Dauphin
Je me réveille vers huit heure du matin dans le coupé de Gabriela, Ben est au volant. Je
grommèle à mon informaticien de chauffeur que je dois rentrer pour Noémie. Il me répond
qu’il s’est enfoui pendant que mon amante commandait les pizzas et qu’il m’emmenait à
Santa Cruz manger du dauphin. J’ouvre le clapet de mon téléphone qui vomit des
messages injurieux par dizaines: tantôt signés par Noémie, tantôt par Gabriela. Sur
l’embarcadère qui se jette dans l’Océan Pacifique, les éléphants de mers éructent
bruyamment devant des touristes ravis. Soudain je reçois un appel de Gabriela qui
m’informe que la police est prévenue, que je dois ramener sa voiture dans l’heure. Je
réponds qu’elle ne doit pas s'inquiéter que je suis à deux pas de chez elle, mais les
éléphants de mer me trahissent: «Asshole, you’re in Santa Cruz!». Nous démarrons en
trombe et arrivons une heure plus tard chez l’américaine qui me frappe violemment au
visage. Ben et moi nous quittons bons amis et je rejoins Noémie au Best Western de Las
Vegas en car. L’orage gronde.
Jour 6 - Les clochards de Vegas
Je ne peux m’empêcher de rire en racontant mon aventure à Noémie, mais je la sens
blessée par mon infidélité. Je décide de faire profil bas pour le reste de la journée. Les
histoires folles au sujet de Vegas proviennent essentiellement du folklore mafieux incarné
par Joe Pesci. L’actuel Vegas est bien moins sulfureuse. Noémie me fait remarquer que
les hôtels sont pleins de sans abris qui utilisent de vieilles cartes de membre pour venir se
rassasier aux buffets avant de se nettoyer dans les piscines. Les diamants ne sont pas
éternels. J’enfourne un cd de Sinatra dans l’autoradio et nous nous laissons descendre
sur Interstate 15 vers San Diego, bien décidés à ne pas participer à cette mascarade. Ce
sera notre seule nuit passée dans la voiture en plein désert. Goodbye Fabulous Las Ve-
gas.
Jour 7 - Récit de baroudeuse
Je viens de lire le carnet de voyage que Noémie compte envoyer au journal Le Soir. C’est
à vomir. Ils ne la publieront certainement pas. Elle n’a pas compris un instant que le
voyageur qui se croit anthropologue se trompe à coup sûr. Nous décidons de visiter les
Studios d’Universal ce petit bijou de technologie et de kitch où le Waterworld de Kevin
Reynolds borde le Jurassic Park du milliardaire John Hammond. Le nec plus ultra de
l’entertainment américain face auquel les parcs d’attractions européens font pâle figure.
Mais cela n’amuse que moi; l’esprit de Noémie est toujours au Yosemite Park où, m’a t-
elle raconté, «elle s’est trouvée». C’est bien pour elle. Nous avalons un hamburger au
snack du Transformers Ride 3D et nous quittons le parc: moi avec regret, Noémie avec
hâte. Nous allons réserver une table au restaurant Providence sur Melrose Avenue pour le
lendemain, fêter le dernier jour, ça nous semble nécessaire. Nous flânons un peu sur
Waring Ave, puis Wilcox. Nous tentons de pénétrer au Wilshire Country Club, un terrain
de golfe à l’allure pas croyable, mais on se fait pincer. Destin scélérat.
Jour 8 - La Providence
Noémie est venue me rejoindre cette nuit. Alors la dernière journée a pris des allures un
peu extravagante. C’était gênant, mais je m’en accommodais. La situation devait être plus
délicate pour elle. Le Bronson Canyon Park est super pour se changer les idées et le
réservoir d’eau qui le borde est, comme tout l’est dans cet Etat: excessif et entretenu. Ou
l’inverse d’ailleurs. Nous retournons sur Melrose, avec une bouteille de champagne, du
bon, qu’on boit dans un sachet en papier. On ne risque pas très gros en tant que touriste.
D’ailleurs, hormis les clochards, il n’y a que les européens qui boivent en rue à LA. Notre
table à la Providence est superbement placée, la serveuse est d’enfer et parle le français,
les fruits de mer sont à en perdre la tête et pour tout dire, Noémie est un peu mélancolique
ce qui la rend très belle. Pas de quoi tomber amoureux, mais quand même. Sur la carte,
comme dans tous les bons restaurants, les prix sont discrets ou absents, je m’attendais
donc à être surpris, mais j’ai été stupéfié: 298$ sans compter le pourboire. La galanterie
c’est une saloperie quand tu y penses.
3. Concours «Sur La Route» - Le Soir
Jour 9 - Sur la route
On imagine difficilement qu’un voyage de neuf jours puisse changer un individu en
profondeur, le rendre meilleur ou moins bon. Si je dis ça, c’est parce que Noémie, que je
connais depuis plus de quatre ans, se tait dans l’avion. Je présageais un long trajet de
retour, comme l’aller : douze heures pendant lesquelles elle tente (et parvient) de
socialiser la moitié de l’avion, se levant sans arrêt pour discuter avec les hôtesses,
prendre des photos du cockpit et lancer les applaudissements à l'atterrissage. Rien de tout
ça pour le retour. Le silence est souvent gagnant quand on voyage. Du reste, il semble
que Kerouac soit son écrivain fétiche, sorte d’esthète de la route et de l’ivresse,
passionné des gens qui parlent trop et se trompent, qui chantent, baisent et se fâchent, qui
expérimentent la vitesse en se riant de la lenteur ou qui tombent amoureux d’un pays.
C’est ce que Noémie m’a expliqué et c’est ce qu’elle a essayé de vivre pendant neufs
jours. Je crois qu’elle s’est cassée les dents.