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Réciprocités

                            No 5    Février 2011




Exploration des potentialités       Revue du Centre d’Étude et de
humaines : intelligence senso-      Recherche Appliquée en Psycho-
                                    pédagogie perceptive (CERAP) de
rielle et subjectivité corporelle
                                    l’Université Fernando Pessoa de
                                    Porto (Portugal)



                                    Pour plus d’informations: www.cerap.org




                                    Revue publiée par les Éditions Point d’Appui
                                    sous l’égide du CERAP
                                    ISSN : 1647-029X
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         Réciprocités

         Réciprocités est une publication du Centre dřEtude et de Recherche Appliquée en Psycho-
         pédagogie Perceptive (CERAP) de lřUniversité Fernando Pessoa de Porto, créée en 2007.

         Réciprocités publie deux numéros par an (mars, novembre) des communications scientifi-
         ques issues de travaux de recherche portant sur des problématiques de santé, dřéducation,
         de pédagogie ou de formation dřadultes, mettant en jeu la dimension du Sensible dans ses
         aspects expérientiels et/ou théoriques.

         Réciprocités manifeste ainsi une volonté dřexplorer et de valoriser le corps sensible en tant
         que source de création de connaissance.

         Réciprocités s’adresse aux chercheurs et aux formateurs en sciences humaines, ainsi qu’à
         toute personne intéressée par une éducation du corps sensible et au corps sensible.

         Réciprocités est une revue électronique diffusée sur http://www.cerap.org/revue.php. Tous
         les numéros publiés sont téléchargeables gratuitement sur ce site internet au format pdf.
         Toutes les personnes désirant être averties par mail de la sortie dřun nouveau numéro peu-
         vent sřinscrire sur le site.




         Equipe éditoriale                               Réciprocités
                                                         www.cerap.org
         Directeur de publication et rédacteur en chef
                                                         info@cerap.org
         Danis Bois
                                                         Université Fernando Pessoa, Porto
         Comité de rédaction                             Centre d’Etude et de Recherche Appliquée
         Didier Austry                                   en Psychopédagogie Perceptive (CERAP)
         Eve Berger                                      ISSN : 1647-029X
         Chargée de publication
         Corinne Arni


         Comité de lecture

         Hélène Bourhis, Université Fernando Pessoa, Porto & Université Paris VIII ● Elizeu Clementi-
         no, Université de lřétat de Bahia (Brésil) ● Maria da Conceição Passeggi, Université Fédérale
         du RioGrande do Norte (Brésil) ● Christian Courraud, Université Fernando Pessoa, Porto ●
         Emmanuelle Duprat, Université Fernando Pessoa, Porto ● Pierre-André Dupuis, Université
         Nancy II ● Karine Grenier, Université Fernando Pessoa, Porto ● Jacques Hillion, Université
         Fernando Pessoa, Porto ● Marc Humpich, Université Fernando Pessoa, Porto et Université du
         Québec, Rimouski (Canada) ● Marie-Christine Josso, Université de Genève et Université Fer-
         nando Pessoa, Porto ● Serge Lapointe, Université du Québec, Rimouski (Canada) ● Diane
         Léger, Université du Québec, Rimouski (Canada) ● Margareta May, UNICID, São Paulo
         (Brésil) ● Bernard Pachoud, CREA (CNRS - Ecole Polytechnique), Paris VII ● Pierre Paillé, Uni-
         versité de Sherbrooke (Canada) ● Bernard Payrau, médecine, CERAP ● Jeanne-Marie Rugira,
         Université du Québec, Rimouski (Canada).
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         Sommaire




         Editorial
               Didier Austry ........................................................................................... p. 4




         Exploration des potentialités humaines : intelligence sensoriel-
         le et subjectivité corporelle
                     De l‟intelligence du corps à l‟esquisse d‟une théorie de l‟intelligence sen-
                     sorielle, Hélène Bourhis ............................................................... p. 6

                     L‟innovation pédagogique au service du déploiement des potentialités
                     humaines : Retour sur l‟expérience d‟une première journée de formation
                     de praticiens chercheurs, Marc Humpich, Eve Berger & Danis Bois
                     ........................................................................................................... p. 24




         Tribune de chercheurs brésiliens
                     Mémoire autobographique, vieillissement et spiritualité : Projet de for-
                     mation continue et recherche, Vera M. A. Tordino Brandão ... p. 34

                     Depuis les souvenirs de l‟enfance jusqu‟à l‟enfant intérieur, Luciana
                     Esmeralda Ostetto (UFSC) ............................................................. p. 40

                     Etre une personne : une possibilité viable, Leda Lisia Franciosi Portal
                     ........................................................................................................... p. 48

                     Intersections des savoirs en recherche de la totalité de l‟être : homéopa-
                     thie et médecine traditionnelle chinois (acupuncture), Patrícia Vargas
                     Zillig (GEPIEM)................................................................................. p. 59
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                      Editorial


                       Didier Austry
                       Dr. ès sciences, chercheur du CERAP, professeur associé invité à lřuniversité Fer-
                       nando Pessoa de Porto, chercheur associé au laboratoire ERIAC, université de
                       Rouen




         De numéro en numéro, notre revue pour-                  Lřarticle de H. Bourhis présente son tra-
suit sa vie et son développement. Lřambition de D.     vail doctoral en cours1 et est basé sur la notion
Bois est de faire de Réciprocités une revue inter-     dřintelligence sensorielle, une théorie de lřintelli-
nationale, un lieu de réflexion autour du paradig-     gence proposé par D. Bois. Il sřagit bien dřun arti-
me du Sensible mais aussi un espace de ren-            cle fondateur, par le vaste parcours théorique
contres et de partage avec dřautres chercheurs,        proposé et par la réflexion menée autour de la
intéressés par les problématiques liés au corps, à     notion dřintelligence sensorielle. Cet article est
lřexploration de la subjectivité et au développe-      donc important pour notre communauté de re-
ment des potentialités de lřhomme. Ainsi, parmi        cherche puisque cřest la première fois que ce
les mesures prises cet automne, et pour répondre       thème de lřintelligence sensorielle est abordé, et
à cette exigence, nous avons mis en place un véri-     que ce concept fait partie des concepts novateurs
table comité de lecture international dont vous        mis au point par D. Bois. Il commence par lřabord,
pouvez découvrir la composition au début de la         toujours délicat, de la notion dřintelligence pour
revue.                                                 se focaliser ensuite sur la notion moins habituel-
                                                       le, mais capitale pour le paradigme du Sensible,
          Ensuite, ce numéro se situe bien dans la
                                                       dřintelligence du corps. Lřun des intérêts de lřarti-
continuité et dans le déploiement de ses perspec-
                                                       cle est que ces concepts sont étudiés aussi bien
tives. Il est composé de deux parties. La première
                                                       du point de vue des sciences de lřéducation, de la
partie est consacrée à lřexploration du paradigme
                                                       psychologie et de la philosophie, fournissant ainsi
du Sensible, avec deux articles, lřun de H. Bourhis
                                                       au lecteur un panorama informé sur ces ques-
et lřautre cosigné par E. Berger, M. Humpich et D.
                                                       tions. Mais lřobjectif principal de lřarticle est bien
Bois. La deuxième partie inaugure notre souhait
                                                       de proposer un plaidoyer argumenté pour une
dřouverture avec des communautés de recherche
                                                       intelligence spécifique, lřintelligence sensorielle,
différentes. Pour cette première, nous avons offert
                                                       lřintelligence développée au contact du Sensible.
une tribune entière à des chercheurs brésiliens.
                                                       Le lecteur en voit bien les enjeux, à la fois péda-
Vous y trouverez quatre articles offrant un regard
                                                       gogiques Ŕ comment mieux former à lřapproche
particulier sur tout un panorama de recherches
                                                       du Sensible, et scientifiques Ŕ argumenter pour
différentes des nôtres mais néanmoins proches.
                                                       une nouvelle forme dřintelligence et développer
                                                       une dimension essentielle du paradigme du Sen-
                                                       sible.
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         Lřarticle suivant, cosigné donc par E. Ber-     très personnel. À travers son processus de forma-
ger, M. Humpich et D. Bois, fait le bilan dřune de       tion, comme éducatrice au départ, L. L. F. Portal
nos expériences pédagogiques, menée au sein du           décrit sa démarche à la recherche de ce qui pour-
master de psychopédagogie perceptive. Il a été           rait constituer lřessence de lřhumain. À la fois
présenté au dernier congrès AIPU, en juin 2010, à        basé sur sa propre expérience, mais aussi très
Marrakech. Il est intéressant puisquřil se situe à       philosophique, lřarticle nous amène à réfléchir sur
la croisée de nos problématiques de recherche,           ces grandes questions, ce qui en fait tout lřintérêt.
par lřabord des enjeux spécifiques du passage du
                                                                  Enfin, P. V. Zillig, professionnelle de san-
statut de praticien à celui de praticien-chercheur,
                                                         té, nous rapporte son expérience de double for-
et lřapproche dans la formation dřune subjectivi-
                                                         mation, à lřintersection du savoir homéopathique
té corporelle remarquable, constitutive de notre
                                                         et de la médecine chinoise traditionnelle. Elle
pratique professionnelle. Il nous montre aussi
                                                         nous invite à une réflexion globale sur la notion
comment notre enseignement, quřil soit profes-
                                                         de santé. Cette réflexion sřappuie sur son mémoi-
sionnel ou scientifique, mêle toujours situation
                                                         re de master professionnel. Il est intéressant de
dřapprentissage expérientielle et modélisation
                                                         remarquer que ce mémoire a été réalisé dans un
théorique.
                                                         département, dřune université médicale, dédié
                                                         aux études homéopathiques. Ce qui montre que
                                                         les universités brésiliennes sont, pour certaines
        La deuxième partie de notre numéro est
                                                         disciplines, très ouvertes.
donc constituée dřune tribune offerte à nos collè-
gues chercheurs brésiliens. La sélection présen-                  Au final, de cette collection dřarticles
tée ici a été constitué par eux-mêmes, sous la           écrits par des chercheurs dřhorizons différents, se
supervision de Margarete May et Marie-Christine          dégage des tendances communes : on sent, dans
Josso.                                                   cette culture brésilienne, lřimportance des ques-
                                                         tions de spiritualité ; on est touché aussi par la
         Le premier article, de V. Brandão, relate
                                                         dominance dans ces recherches des questionne-
une recherche qualitative dřassez grande ampleur
                                                         ments sur lřhumain ; enfin, on découvre aussi la
et durée auprès de personnes âgées et dont lřob-
                                                         relative richesse des démarches qualitatives de
jectif est dřinterroger le vécu particulier à cette
                                                         tous ordres.
phase de la vie, en particulier les liens entre vieil-
lissement et spiritualité. Lřintérêt de lřarticle est             Voilà donc pour cette nouvelle livraison
double : la description de la méthodologie suivie,       de notre revue. Nous espérons bien quřelle rem-
notamment parce quřelle a été construite par des         plira vos attentes mais aussi quřelle vous enrichi-
praticiens-chercheurs, et les résultats qui mon-         ra vos réflexions autour des problématiques liées
trent la forte prégnance du questionnement spiri-        au paradigme du Sensible. Bonne lecture !
tuel chez les personnes âgées.
          L. E. Ostetto décrit, dans le deuxième
article, la recherche existentielle et formative
quřelle a mené avec et auprès dřenseignants.
Construite autour de diverses pratiques de danse,
                                                                                                       Notes
la recherche mobilisait les participants autour de
leur vécu présent et des rappels mémoriels de
leur enfance. Le but était de les pousser à revisi-
                                                         1.    Bourhis, E., thèse en cours : L‟enrichissement
ter leurs émotions dřenfance dans un but forma-
                                                               perceptif et le déploiement de l‟intelligence sen-
tif. Lřintérêt de lřarticle repose sur cette idée que
                                                               sorielle en formation d‟adultes, Université de
former des enseignants, qui vont travailler auprès             Paris VIII, sous la direction de Jean-Louis Le
dřenfants, réclame quřils aient revisité leur propre           Grand.
espace imaginatif.
         Le troisième article est un témoignage
Page 6                                                                         Réciprocités n° 5 — Février 2011




                         De l’intelligence du corps à l’esquisse
                         d’une théorie de l’intelligence sensorielle


                     Hélène Bourhis
                     Doctorante en sciences de lřéducation à Paris 8, assistante chercheur de lřUniversité
                     Fernando Pessoa (UFP), Porto et du laboratoire EXPERICE, Université Paris 8.




Résumé

       L‟enjeu de cet article est de présenter une argumentation théorique en faveur de l‟intelligence
sensorielle. Le lecteur est invité à parcourir l‟état des lieux de la question de l‟intelligence, de l‟unité en-
tre le corps et l‟esprit du point de vue des neurosciences, de la psychologie et de la philosophie, pour
aboutir à une mise en esquisse de l‟intelligence sensorielle. La dynamique de cette recherche vise à élu-
cider la forme de l‟intelligence mobilisée par l‟apprentissage du toucher manuel sur le mode du Sensi-
ble. Au-delà de la simple résolution d‟une problématique professionnelle, émerge une problématique
scientifique fondamentale dans la mesure où la mise à jour de l‟intelligence sensorielle inaugurerait le
déploiement d‟une nouvelle potentialité humaine.



Mots clés

      Intelligence du corps, intelligence sensorielle, perception, corps Sensible, immédiateté, somato-
psychopédagogie, toucher manuel de relation.




         Cet article sřappuie sur ma recherche            questionnement sřapprofondit par nécessité : com-
doctorale en cours, dans le domaine des sciences          ment est-ce que je mřy prends pour guider lřappre-
de lřéducation1, et propose une discussion théori-        nant à enrichir ses capacités perceptives ? Quels
que autour de la question de lřintelligence du            actes perceptifs et mentaux permettent la saisie
corps et des processus conscients déployés acti-          de la subjectivité dans le corps de lřautre puis à
vement par un sujet qui la mobilise. Ma recherche         réguler son geste de manière adéquate ?
se situe à la croisée dřune longue trajectoire per-
                                                                    Je pensais initialement quřil suffisait dřun
sonnelle et professionnelle où le corps et lřintelli-
                                                          entraînement au toucher pour acquérir la compé-
gence que je considérais comme deux entités
                                                          tence manuelle correspondante, comme sřil se
séparées se sont progressivement retrouvés, re-
                                                          produisait un saut qualitatif qui permettait de pas-
liés, puis entrelacés tant sur le plan expérientiel
                                                          ser du toucher à la compétence. Je savais que
que compréhensif.                                         dans lřapprentissage du toucher de relation, les
         Depuis plus de vingt ans, jřenseigne la          apprenants développaient des stratégies conscien-
somato-psychopédagogie2 dans le cadre d’une               tes, mais sans pour autant les relier à la mobilisa-
formation continue pour adultes et suis en perma-         tion dřune intelligence. Pourtant, dans le toucher
nence confrontée à la nécessité dřadapter et dřen-        manuel, lřapprenant est bien amené à déclencher
richir la pédagogie pour permettre aux appre-             des réactions tissulaires et à composer avec elles
nants de surmonter les difficultés quřils ren-            pour obtenir un résultat précis. Progressivement je
contrent dans lřacquisition des compétences né-           pris conscience que le toucher de relation manuel
cessaires à la relation d'aide manuelle3. Mon             sollicitait une performance perceptive et cognitive
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de très haut niveau. Acquérir les compétences à                  Aborder lřintelligence du corps nécessite
créer les conditions dřune mobilisation interne du      de dépasser les enjeux discriminatifs entre lřintel-
tissu, à saisir lřinformation interne, à lui donner     ligence de lřesprit et lřintelligence du corps com-
une intelligibilité à partir de laquelle est réalisée   me lřévoque H. Gardner (1997) : « On peut être
une régulation du geste manuel devait nécessai-         choqué au premier abord que l‟utilisation du corps
rement relever de la mobilisation dřune intelligen-     soit considérée comme une forme d‟intelligence.
ce. Avec le temps, je pris conscience que lřexploit     (…) Ce divorce entre le ‘mental’ et le ‘physique’ n’a
perceptif et cognitif se trouvait surtout dans la       pas manqué d‟être associé à l‟idée que ce que
capacité à percevoir les actions et les réponses en     nous accomplissons avec notre corps est d‟une
temps réel de lřaction manuelle. Toutes ces an-         certaine manière moins important, moins spécifi-
nées de pratique de formation mřont amenée à            que que la résolution de problèmes par l‟utilisa-
postuler que lřintelligence et la perception ne sont    tion du langage, de la logique ou d‟un autre systè-
pas deux fonctions séparées, mais quřelles sont         me symbolique relativement abstrait. » (p. 219).
unies dans la performance manuelle demandée.
                                                                 Cette discrimination concerne aussi les
Ce postulat sřest précisé quand D. Bois proposa
                                                        sciences de lřéducation, cřest en tout cas ce que
sa théorie de l‟intelligence sensorielle pour définir
                                                        pointe P. Dominicé (2005) quand il relève la pré-
la capacité dřun sujet à saisir sa subjectivité cor-
                                                        dominance cognitiviste régnant dans le milieu
porelle et à la rendre intelligible en temps réel de
                                                        scolaire : « La dissociation entre la pensée et le
lřexpérience vécue grâce à la mobilisation unifiée
                                                        corps a été renforcée par la priorité cognitive don-
de la perception et de lřintelligence. La perspecti-
                                                        née aux apprentissages formels du parcours sco-
ve quřemporte lřintelligence sensorielle prolonge
                                                        laire ainsi qu‟aux pratiques dominantes du cou-
et amplifie lřidée de lřapprentissage dans lřaction
                                                        rant de la médecine scientifique. » (p. 65) Cette
de C. Argyris et D.A. Schön (1974).                     ligne dominante entraîne du même coup une pos-
         Cet article me donne lřoccasion de sociali-    ture où le corps est relégué au second plan, voire
ser lřétat des lieux de ma recherche et de restituer    même décrié : « Le corps est raillé et rejeté com-
le mouvement de problématisation théorique              me la part inférieure et asservie de l‟hom-
concernant cinq points clés : le rapport au corps       me. » (Horkheimer & Adorno, 1974, p. 251) A.
dans lřapprentissage, lřintelligence telle quřelle      Borgmann (1992) dénonce cette posture et pré-
est entrevue classiquement, les interactions entre      vient des conséquences dřun processus dřappren-
corps et esprit comme lieu dřémergence de               tissage qui occulterait un savoir incarné. De son
connaissances, lřintelligence du corps et enfin, le     point de vue, un savoir désincarné associé à une
point de vue des philosophes sur lřunité dynami-        « hyper information » aboutit à un « mental hyper-
que entre le corps et lřesprit. À partir de ce maté-    trophié » privilégiant le savoir quantitatif ciblé sur
riau théorique, je serai à même dřengager une           lřaccumulation et la restitution du plus grand
discussion autour de la pertinence ou non de la         nombre dřinformations. Selon A. Borgmann, cette
mise à jour dřune nouvelle forme dřintelligence.        posture dominante au sein des structures éducati-
Questionner lřintelligence sensorielle revient à        ves crée chez lřapprenant un sentiment de vide
interroger la manière dont les expériences du           intérieur et un rapport impersonnel et sans subs-
corps participent à la vie réflexive.                   tance à la connaissance, conduisant à une « super
                                                        intelligence » qui sřexprime au détriment de la
                                                        présence corporelle. Cette tendance à ignorer les
                                                        vécus du corps génère une inaptitude à sřimpli-
                                                        quer dans le processus dřapprentissage, le corps
        Le rapport au corps dans l’ap-                  étant frappé par une foultitude dřinformations
                          prentissage                   sensorielles extérieures sans que lřapprenant soit
                                                        concerné intérieurement. C. A. Van Peursen
                                                        (1979) va dans le même sens et invite à considé-
         Ma recherche sřinscrit dans un courant de      rer le corps vivant comme porteur de ressources
pensée qui attribue au corps une capacité dřintel-      et de communication participant à la dynamique
ligence que lřon retrouve généralement dans la          de lřapprentissage : « Vous ne comprendrez ja-
littérature sous le vocable dř« intelligence du         mais un corps vivant si vous vous entêtez à le trai-
corps ». À lřheure actuelle, cette thématique inté-     ter comme une structure mécanique autonome,
resse fortement les chercheurs et fait lřobjet de       non rattachée à un contexte plus vaste. Grâce à
nombreux ouvrages comme L‟intelligence du               ses ressources, à ses facultés de communication,
corps (Bertrand, 2004), Le corps intelligent            le corps transcende continuellement ses aspects
(Csepregi, 2008) ou de nouveaux concepts tel que        purement physiques ; il constitue une forme dyna-
celui de lř« lřintelligence corpo-kinesthésique » de    mique, un mouvement, une orientation. » (p. 148).
H. Gardner (1993, 1997).
                                                                Tous ces propos montrent que lřalliance
                                                        entre le corps et lřintelligence pose problème.
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Pourtant cette problématique semble dépassée            338). Faisant écho à D. Bois, E. Berger (2005)
au regard de la phénoménologie qui confère au           décrit ainsi le processus de connaissance qui se
corps une réelle faculté de production de connais-      donne dans lřappréhension du Sensible : « (le
sances : « Le corps n‟exerce pas une fonction de        corps Sensible devient) une caisse de résonance
connaissances uniquement dirigée vers l‟exté-           capable tout à la fois de recevoir l‟expérience et
rieur, mais est capable de se retourner sur lui-        de la renvoyer au sujet qui la vit, la lui rendant
même, de devenir à la fois source et finalité de        palpable et donc accessible ; capable aussi, par
son exploration, de ses démarches gnosi-                des voies dépassant les outils quotidiens de l‟at-
ques. » (Dauliach, 1998, p. 311). Cette idée impli-     tention à soi, de dévoiler des facettes de l‟expé-
que une reformulation du statut du corps en dis-        rience inapprochables par le retour purement ré-
tinguant le « corps objectif » du « corps subjectif »   flexif : subtilités, nuances, états, significations,
ou « corps propre » vecteur dřune connaissance          que l‟on ne peut rejoindre que par un rapport per-
immanente.                                              ceptif intime avec cette subjectivité corporelle, et
                                                        qui pourront ensuite nourrir les représentations de
          Déjà au XVIIIème siècle, Maine de Biran,
philosophe français, décrivait deux formes de           significations et de valeurs renouvelées. » (p. 52)
connaissance : la « connaissance extérieure » se                 Grâce à un contact direct avec le Sensible
donnant par la médiation dřune action réfléchie;        incarné, le sujet perçoit un ensemble de tonalités
et la « connaissance intérieure », corporelle, immé-    internes et de sentiments organiques générés par
diate et interne, se donnant en amont de la mé-         une virtuosité qui allie une activité perceptive et
diation réflexive. Il y a donc, comme le rapporte       une mobilisation introspective. Sur la base de
M. Henry se faisant lřécho de Maine de Biran :          cette virtuosité, le sujet entre de plain-pied dans
« Une connaissance intérieure… une certaine fa-         la subjectivité corporelle qui se décrit ainsi : « En
culté intime à notre être pensant, qui sait… que        vivant les choses de l‟intérieur, la réalité change,
telles modifications ont lieu, que tels actes s‟exé-    au lieu d‟être muette sous la forme d‟un ensemble
cutent, et sans cette connaissance réflective, il n‟y   d‟objets face à nous, La réalité au contact du Sen-
aurait point d‟idéologie ni de métaphysique : il        sible entre en résonance avec le cœur de nous-
faut donc un nom pour cette connaissance inté-          mêmes. » (Bois, littérature grise, 2009).
rieure, car celui de sensation ne peut tout di-
re. » (Maine de Biran, cité par Henry, 1965, p. 19)
         Dans le prolongement de la pensée bira-
nienne et de la phénoménologie, D. Bois (2007),          Quelques repères sur l’intelligence
introduit la notion de « corps Sensible » comme
lieu dřexpérience intérieure dans laquelle se décli-
ne une dynamique de réciprocité entre le senti et                 La littérature spécialisée qui traite de
le pensé par le médiat de la perception : « Le          lřintelligence pose souvent lřinterrogation « quřest-
corps Sensible devient alors, en lui-même, un lieu      ce que lřintelligence ? ». En effet, le concept dřin-
d‟articulation entre perception et pensée, au sens      telligence est complexe comme le dit Weinberg
où l‟expérience sensible dévoile une signification      (1986) considérant qu’aucun autre concept n’a
qui peut être saisie en temps réel et intégrée en-      probablement engendré autant de controverses.
suite aux schèmes d‟accueil existants, dans une         Cet auteur argumente cette complexité en rele-
éventuelle       transformation          de   leurs     vant trois problèmes majeurs liés : la nature de
contours » (p. 61). Ce prolongement par D. Bois         lřintelligence elle-même, la controverse autour du
des concepts de « corps propre », « corps phéno-        QI (quotient intellectuel), et enfin, la polémique
ménal », « corps vécu », « chair » et « chiasme » ne    autour de lřinné et de lřacquis source de débats
sřest pas fait sans confrontation avec une phéno-       très animés entre spécialistes. Comme la plupart
ménologie bien campée. La nécessité de ce pro-          des chercheurs en sciences de lřéducation, je
longement et lřintroduction du concept du « corps       considère que lřopposition entre ces deux termes
Sensible » sont nés dřune praxis du toucher corpo-      nřest pas pertinente dans la mesure où tout com-
rel manuel et de lřintrospection.                       portement humain est gouverné par la génétique
                                                        et que rien ne peut être accompli sans un environ-
           Dans cette perspective, lřacte de perce-
                                                        nement favorable.
voir est synonyme de « sřapercevoir » depuis le lieu
du Sensible à partir duquel sřouvre lřaccès à une                 La question du QI, de lřinné et de lřacquis
connaissance interne, immédiate, corporéisée et         étant très éloignée de mon projet de recherche, je
signifiante : « (Le Sensible) est un mode de pré-       préfère aborder la nature de lřintelligence, notam-
hension de soi-même et du monde global et im-           ment sa complexité, sous lřangle de la polysémie
médiat, qui obéit à des lois, à des règles et à une     quřA. Prochiantz (1998) souligne ainsi : « Person-
cohérence spécifiques, permettant l‟accès à l‟in-       ne ne peut sérieusement prétendre donner de
telligibilité de l‟univers des sensations corporelles   l‟intelligence une définition embrassant toute la
sous l‟autorité de la perception. » (Bois, 2007, p.     polysémie rationnelle et irrationnelle du ter-
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me. » (p. 34). Malgré cette difficulté, G. Gandolfo      structure, de motivation, de concentration et de
propose de définir ainsi les différentes dimen-          métacognition déployés dans le processus de pen-
sions de lřintelligence : « Le terme d‟intelligence      sée et de la résolution du problème. Et enfin, lřin-
renvoie aussi bien à l‟esprit lui-même en tant qu‟il     telligence C se définit comme la capacité mentale
conçoit, à la faculté de comprendre facilement et        à réaliser des performances.
d‟agir avec discernement, à l‟action de pénétrer
                                                                   Claparède (1948) et J. Piaget (1948)
par l‟esprit, à la capacité de s‟adapter pour assu-
                                                         confèrent à lřintelligence le statut de fonction, de
rer sa survie, à l‟adresse et l‟habileté en parlant
                                                         moyen permettant à lřhomme de sřadapter et de
des moyens employés et de leur choix pour obte-
                                                         maintenir un équilibre dans lřéchange entre le
nir un certain résultat. » (Gandolfo et alii, 2006, p.
                                                         monde extérieur et le sujet, mais ils ajoutent lřin-
131). On voit apparaître ici deux figures de l’intel-
                                                         fluence des sentiments, des aspects affectifs et
ligence, lřune concernant les facultés mentales
                                                         cognitifs dans la performance de lřintelligence.
(capacité à concevoir, aisance à comprendre, fa-
                                                         Dans cette perspective, J. Piaget (1948) soutient :
culté de discernement), et lřautre concernant la
                                                         « (que) l‟on ne saurait raisonner, même en mathé-
mise en action (adresse et habileté, capacité dřa-
                                                         matiques pures, sans éprouver certains senti-
daptation, capacité de cohérence entre action et
                                                         ments, et, inversement, il n‟existe pas d‟affec-
projet). Cela nous renvoie à lřintelligence entrevue
                                                         tions, sans un minimum de compréhension ou de
sous lřangle des compétences, le degré de compé-
                                                         discrimination. » (p. 15) Ou encore : « Selon Clapa-
tence devenant du même coup un indice de lřin-
                                                         rède, les sentiments assignent un but à la condui-
telligence de la personne. Cette idée se retrouve
                                                         te tandis que l‟intelligence se borne à fournir les
chez F. Grammont quand il fait le lien entre lřintel-
                                                         moyens (la « technique). » (ibid., p. 13) Toujours
ligence et le comportement : « Ce sont les résul-
                                                         selon Piaget, le sentiment dirige la conduite en
tats obtenus par tel ou tel comportement qui en
                                                         attribuant une valeur à ses fins alors que la
définissent l‟intelligence. » (Gandolfo et alii, 2006,
                                                         connaissance lui imprime une structure (assurée
p. 132).                                                 par les perceptions, la motricité et lřintelligence).
         Finalement, pour appréhender lřintelligen-      Il y a bien un débat qui situe la place de lřaffection
ce, il convient de faire une distinction entre le        dans le déroulement de lřintelligence admettant
substantif « intelligence » (état mental à lřorigine     une certaine parenté entre la vie affective et la vie
de lřaction) et lřadjectif « intelligent » (pertinence   cognitive grâce à laquelle sřorganise un équilibre
de la mise en action et manières dřêtre) qui souli-      entre des valeurs supérieures et le système des
gne la présence de facultés, de fonctions et de          opérations logiques par rapport aux concepts.
capacités. Lřintelligence est donc à la fois une         « Nous dirons donc simplement que chaque
fonction, une faculté, mais surtout une capacité         conduite suppose un aspect énergétique ou affec-
de mise en œuvre. Cette vision se rapproche des          tif et un aspect structural ou cognitif » (ibid, p.14).
représentations populaires qui voient dans lřintel-
                                                                  Nous savons depuis A. Bandura (1997)
ligence une caractéristique dřune personne à ré-
                                                         que le sentiment dřefficacité personnelle renvoie
soudre des problèmes, à trouver des réponses
                                                         à la croyance quřa une personne en sa capacité à
adaptée à des situations imprévues et cela de
                                                         réussir un certain type de tâche. Lřinteraction en-
façon pertinente et habile.                              tre lřaffectivité, les sentiments et lřintelligence,
          Dans un registre différent, le modèle de       nous conduit ainsi à introduire le sujet actif dans
lřintelligence proposé par D.O. Hebb (1949) et P.E.      le déroulement dřune conduite intelligente. Dans
Vernon (1962) rend compte des différents niveaux         ce contexte, le sujet est actif dans la mesure où
dřintelligence que nous venons dřesquisser, mais         sa propre biographie, liée à son environnement
il emporte, en plus, une vision de lřintelligence qui    social, affectif et culturel, influence ses facultés
met en scène le potentiel biologique et génétique        personnelles de se connaître, de « savoir vivre en-
de lřindividu, les structures motivationnelles et        semble », de comprendre et dřutiliser des compor-
métacognitives de lřapprenant ainsi que les capa-        tements adéquats.
cités de performance pour résoudre des problè-
mes. La réflexion de D.O. Hebb et P.E. Vernon
aboutit à la catégorisation de trois types dřintelli-              Après cette vision synthétique de lřintelli-
gence. En premier, lřintelligence A correspond au        gence humaine, nous constatons que la complexi-
potentiel biologique de lřindividu, déterminée sur-      té du concept dřintelligence est bien réelle et,
tout par des facteurs génétiques. Cette intelligen-      quand un chercheur tente de lřaborder, il est
ce est théorique et décrit dans quelle mesure une        confronté à un choix cornélien. Les données sur
personne peut bénéficier des stimulations de son         lřintelligence sont si nombreuses et issues dřhori-
environnement. Elle rejoint ce que H.J. Eysenck          zons si différents (neurosciences, biologie, psycho-
(1988) nomme « intelligence biologique ». Ensuite,       logie, pédagogie, science du comportement) que
lřintelligence B est définie comme lřintelligence        le chercheur se doit de les sélectionner en fonc-
actuelle de lřindividu, comprenant les éléments de       tion de son projet de recherche.
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          Le mien vise à mettre en exergue lřunité                  Quelques repères du point de vue des
entre le corps et lřesprit comme élément constitu-                                        neurosciences
tif de lřintelligence du corps, et vise également à
relever la place du sujet actif qui se perçoit à lřin-
terface entre le corps et lřintelligence. La place du               Les neurosciences définissent la sensa-
sujet dans la mobilisation de lřintelligence est           tion comme les données brutes de sens, reçues
souvent traitée comme un « allant-de-soi », porté          dans les aires primaires et la perception comme
par lřévidence que cette fonction ne saurait être          le résultat de la construction par le cerveau dřune
pertinente sans la complicité dřun sujet qui la dé-        représentation élaborée dans les aires dřassocia-
ploie. En conséquence, la centration sur lřappre-          tion. Par contre, ce qui nřest toujours pas clair est
nant existe bien, mais elle concerne surtout le            la place et la nature de la conscience de ces per-
déploiement des modes opératoires sur le mode              ceptions.
du behaviorisme, des théories cognitives et des
théories interactives. Cette dynamique dřappren-                    M. Jeannerod (1990) propose le terme de
tissage met de côté les facteurs dřapprentissage           « conscience perceptive » pour définir la prise de
internes au sujet, à savoir la mobilisation des res-       conscience dřune information par un sujet enraci-
sources attentionnelles, lřenrichissement des po-          né dans lřimmédiateté et la singularité. Cet auteur
tentialités perceptives, lřinstauration de la présen-      confère à lřesprit une fonction centralisatrice des
ce à soi et à son corps qui sont autant dřinstru-          informations extérieures ou intérieures qui transi-
ments internes favorisant la production de la              tent par le corps : « L‟esprit traite aussi bien les
connaissance. Malgré la richesse des travaux sur           informations qui proviennent de l‟environnement
lřintelligence, les études traitant la place de lřintel-   avec lequel le corps interagit en permanence que
ligence du corps dans les système éducatifs sont           les informations qui lui parviennent de l‟intérieur
rares et lřintelligence entrevue sous lřéclairage de       du corps. » (Jeannerod, 2002, p. 36)
lřinteraction entre le corps et lřintelligence mérite               On trouve chez A. Damasio un regard qui
dřêtre davantage étudiée.                                  associe perception, conscience et sentiment orga-
          Ma réflexion autour de la place du sujet à       nique. La dimension perceptive renvoie ici au dia-
lřinterface du corps et de lřintelligence mřinvite         logue entre lřesprit et lřaffect à partir dřune vision
dans un premier mouvement à brosser un état                neurobiologique centraliste qui sřappuie sur un
des lieux des travaux neuroscientifiques, psycho-          substratum anatomique et physiologique4 soumis
logiques qui plaident en faveur de lřinteraction           à la dictée des fonctions cérébrales : « Les senti-
entre le corps, le sujet et lřintelligence, et, dans un    ments sont des perceptions, et il me semble que
second mouvement, je dessinerai les contours de            leur soubassement se trouve dans les cartes cor-
lřintelligence du corps fondée sur la pensée des           porelles du cerveau. Celles-ci renvoient à des par-
philosophes qui ont abordé cette thématique et,            ties du corps et à des états du corps. » (Damasio,
enfin, en mřappuyant sur ces données, jřesquisse-          2003, p. 89)
rai les premiers contours de lřintelligence senso-                  Le sentiment décrit par Damasio se dis-
rielle.                                                    tingue de lřémotion et invite à lřélargissement de
                                                           lřhorizon de ce terme en le resituant dans sa poly-
                                                           sémie. Habituellement, le sentiment renvoie à la
                                                           notion de plaisir ou de douleur, ou à la dimension
                                                           affective et émotionnelle. Dans lřesprit de ce cher-
           Arguments neuroscientifi-                       cheur, le sentiment est un état mental du corps
  ques et psychologiques en faveur                         traduisant une information organique générée et
 de l’interaction entre l’intelligence                     gérée par lřactivité cérébrale : « Un sentiment est
                                                           la perception d‟un certain état mental du corps
                           et le corps                     ainsi que celle d‟un certain mode de pen-
                                                           sée. » (ibid., p. 90) Sous cet éclairage, le senti-
         Comment notre cerveau perçoit-il ce qui           ment revêt le statut de perception de soi dont le
nous entoure et comment nous le restitue-t-il ?            soubassement se trouve dans les cartes neurona-
Cette question est traitée par les neuroscientifi-         les.
ques à travers lřétude instrumentalisée des réac-                   Toujours selon Damasio (1999), lřarticula-
tions aux stimuli, de la fonction des organes sen-         tion de fond entre le corps et la pensée nřest perti-
soriels et de lřintentionnalité.                           nente quřen la présence dřune conscience suppor-
                                                           tée par un sentiment de soi : « La machinerie du
                                                           sentiment contribue elle-même au processus de
                                                           la conscience, à savoir, à la création du soi, sans
                                                           lequel on ne peut rien connaître. » (p. 114) Cette
                                                           vision est complétée par la participation du corps
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à la vie réflexive et à la prise de décision par lřin-   effet démontré que les sensibilités kinesthési-
termédiaire des marqueurs somatiques. Cette              ques, celles de l‟appareil locomoteur lui-même,
théorie offre un regard sur la manière dont le           sont déterminantes à la fois pour l‟élaboration de
corps est complice dans les prises de décision sur       la connaissance de soi, la maturation fonctionnel-
la base de composantes affectives, émotionnelles         le des autres sensibilités, leur exercice et leur
et des sentiments liés aux souvenirs réactivés à         mise à jour. » (p. 50). La sensibilité musculaire
travers les marqueurs somatiques représentés             joue ici un rôle fondamental en étant à lřorigine
dans le cerveau : « Il est inconcevable de com-          de messages organisés grâce auxquels sřélabore
prendre comment fonctionnent les émotions et             la reconnaissance que nous avons de nos attitu-
les sentiments si on oublie le corps. (…) En effet,      des et mouvements. La corporalité entrevue par
l‟idée principale de ma théorie des marqueurs            J.-P. Roll (1994) est un sens issu de nos chairs,
somatiques est la suivante : lorsqu‟un individu          notamment du muscle, qui permet de se ressen-
doit prendre une décision face à un événement            tir, offrant un sentiment à la fois dřincarnation,
nouveau, et donc de faire un choix entre plusieurs       dřappartenance à son corps et dřhabiter dans nos
options, il ne fait pas seulement une analyse pure-      chairs.
ment rationnelle. Il est aussi aidé par les souve-
                                                                  Les dernières recherches scientifiques sur
nirs qu‟il a des choix antérieurs et de leurs consé-
                                                         le mouvement montrent en effet que les muscles
quences. Et ces souvenirs contiennent des compo-
                                                         ne possèdent pas uniquement une fonction motri-
santes affectives, émotionnelles, de l‟événement
                                                         ce, ils sont également de véritables organes des
passé. (…) Le cerveau va „réveiller‟ ce que l‟événe-
                                                         sens. Lřinformation apportée par le sens muscu-
ment émotionnel avait provoqué dans le corps,
                                                         laire est une sorte de « vision intérieure », à la
ainsi que le sentiment ressenti, et cela orientera
                                                         source même de la connaissance des actions du
donc la prise de décision vers une autre op-
                                                         corps : les capteurs sensoriels du muscle envoient
tion. » (Damasio, 2004, p. 35-41) On remarquera
                                                         des messages issus de nos mouvements indi-
que dans lřesprit de Damasio, les marqueurs so-
                                                         quant la position du corps. Ces informations sen-
matiques recouvrent aussi bien la vie objective
                                                         sorielles captées par les fuseaux neuromusculai-
que la vie subjective dřune personne : « Donc, au
                                                         res sont transmises au cerveau qui élabore entre
fur et à mesure des expériences de la vie, chacun
                                                         autres le schéma corporel (sens du mouvement)
dispose d‟une analyse objective des situations
nouvelles, mais aussi d‟une histoire de ce que la        et le schéma postural (sens des positions).
vie a été pour son organisme, voilà ce que j‟appel-               Les expériences menées par J.-P. Roll le
le les marqueurs somatiques. » (ibid., p. 38)            conduisent à conclure que non seulement la pro-
                                                         prioception est le sens du mouvement, lřinterface
          J.-P. Roll, qui adopte une point de vue
                                                         entre le corps et lřenvironnement et lřancrage fon-
périphéraliste, élargit encore cette perspective sur
                                                         damental de lřidentité, mais quřelle est égale-
le rôle du corps dans la conscience de soi, en sou-
                                                         ment le support de fonctions cognitives et de
tenant que les informations en provenance du
corps sont premières et sřappuient sur la proprio-       fonctions mentales élaborées.
ception5 comme vecteur d’informations internes.
« Elle (la proprioception) renvoie à un sentiment
familier : celui d'habiter un corps, de le connaître,              La perspective offerte par les neuroscien-
de le situer dans l'espace ou tout simplement,           ces, à mon sens, ne fait pas suffisamment appa-
d'exister avec et par lui. La certitude de soi, en       raître le sujet actif, impliqué dans le processus
quelque sorte. » (Roll, 1993). La proprioception,        « dřintellection corporelle ». Par conséquent, je me
étymologiquement « se capter en propre », se dis-        suis davantage orientée vers la philosophie qui
tingue des cinq sens extéroceptifs qui permettent        place la perception et lřattention au premier plan
de capter les informations provenant du monde            de lřintellection. Une première illustration de lřin-
extérieur. Le sens proprioceptif, appelé également       térêt philosophique nous vient de G.-W. Leibniz
« sixième sens », permet à la personne de se si-         (1930) pour qui la perception de la pensée claire
tuer dans son propre corps et dans lřespace.             tient aux ressources attentionnelles du « sujet
Contrairement aux autres modalités perceptives           connaissant » ainsi quřà lřaperception quřil définit
qui sont relativement localisées, la proprioception      comme une opération active dřun sujet qui saisit
                                                         son état intérieur (conscience ou connaissance
est étendue à la globalité du corps.
                                                         réflexive de lřétat intérieur). Une autre illustration
         Comme lřexprime J.-P. Roll (2003), la pro-      nous vient de A. Desttut de Tracy (1992) qui souli-
prioception participe à la connaissance de soi et        gne la difficulté à distinguer la pensée de la per-
au sentiment de corporalité : « L‟indispensable          ception : « Le mot pensée est mal fait, ainsi que la
contribution de l‟action, et par-là de la kinesthèse     plupart des mots dont nous nous servons ; il vient
qui la signe, à la représentation du sujet lui-même      du mot penser, comparer : or comparer, c‟est per-
comme à la constitution du monde perçu par le            cevoir un rapport. Mais un rapport n‟est qu‟une
sujet, ne fait aujourd'hui plus de doute. Il est en      des différentes perceptions dont nous sommes
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susceptibles. Percevoir des sensations, des souve-       que « les eaux vives de la conscience » et qui, se-
nirs, des désirs, sont aussi des effets de notre         lon lui, sont lřessentiel de la vie intérieure, don-
faculté de penser : j‟aimerai donc mieux qu‟on la        nant à tout le reste, sens, mouvement, saveur et
nommât du nom plus général perceptivité ou fa-           vie : « De tous les faits que nous présente la vie
culté de percevoir. » (p. 69)                            intérieure, le premier et le plus concret est celui-
                                                         ci : des états de conscience vont s‟avançant, s‟é-
         En consultant la littérature spécialisée,
                                                         coulant et se succédant sans trêve en nous. La
nous constatons que les termes « perception » et
                                                         conscience va et ne cesse d‟avancer » (p. 196)
« sensation » firent lřobjet de discussions sévères
                                                         Lřoeuvre de W. James est concrète, elle vise à
entre empiristes (Aristote, Locke, Hume) et ratio-
                                                         analyser la vie intérieure dans ce quřelle a de plus
nalistes (Platon, Socrate, Descartes) autour de
                                                         intime, de plus mystérieux et de plus inexprimé. Il
leur pertinence ou non dans la production de
                                                         convie sans cesse à une conscience de plus en
connaissance. Les rationalistes considéraient la
                                                         plus intime, de plus en plus développée et à la
perception et la sensation comme des obstacles à
                                                         pénétration de la pensée en lien avec une expé-
la connaissance tandis que les empiristes les pla-
                                                         rience. Nous accédons à la première donnée im-
çaient comme le primat de la connaissance. Ce-
                                                         médiate de conscience à travers une méthode
pendant, les deux courants, reconnaissent quřil y
                                                         introspective. Pour James, les sensations sont des
a des illusions perceptives… La différence entre
                                                         connaissances et la perception une capacité à
ces deux courants se situe au niveau du type dřap-
prentissage ; les empiristes soutiennent que lřon        classifier, nommer, localiser et expliquer.
apprend de la sensation uniquement par associa-                     Face à ces phénomènes, James perçoit la
tion et erreurs et quřil nřest pas nécessaire dřavoir    nécessité dřune méthode analytique ciblée sur le
une pensée élaborée pour cela alors que les ratio-       flux de la conscience et laisse en héritage une
nalistes estiment que ces mécanismes dřassocia-          description de lřintrospection orientée vers lřexplo-
tion ne sont pas suffisant pour organiser les sen-       ration de lřintériorité du corps : « Plus je scrute
sations en perceptions signifiantes et quřil faut        mes états intérieurs, plus je me convaincs que les
des schèmes organisateurs préalables. Il me sem-         modifications organiques, dont on veut faire les
ble que lřon pourrait dire que les empiristes dřau-      simples conséquences et expressions de nos af-
trefois sont les « périphéralistes » dřaujourdřhui       fections et passions „fortes‟, en sont au contraire
alors que les rationalistes correspondent aux cen-       le tissu profond, l‟essence réelle. » (ibid., p. 505). Il
tralistes…                                               souligne ainsi lřimportance de la dimension orga-
                                                         nique dans lřintrospection et va plus loin encore
                                                         lorsquřil ajoute : « Il m‟apparaît évident que m‟en-
           Quelques repères du point de vue de           lever toute la sensibilité de mon corps serait
            la psychologie positive et cognitive         m‟enlever toute la sensibilité de mon âme, avec
                                                         tous mes sentiments, les tendres comme les éner-
                                                         giques, et me condamner à traîner une existence
          Avec le point de vue de la psychologie         d‟esprit pur qui ne ferait que penser et connaî-
positive, nous pénétrons profondément dans le            tre. » (ibid., p. 505).
domaine de la subjectivité dans la mesure où elle
aborde les états mentaux et psychiques. W. Ja-                     H. Gardner (1983, 1997), psychologue
mes, père de la psychologie positive, distingue la       cognitif, dans lřouvrage qui le rendit célèbre Fra-
mobilisation attentionnelle, le flux de conscience,      mes of Mind, rédige un manifeste contre ce qu’il
lřunivers des sensations et la perception, tout en       nomme la « tyrannie du QI ». Il sřoppose à une for-
soulignant que ces quatre éléments interagissent         me unique monolithique dřintelligence et propose
dans lřélaboration de lřidée de lřaction. Il exprime     dřélargir la gamme des talents à sept formes dřin-
par ailleurs lřidée que le corps est le siège dřune      telligences ou capacités souvent indépendantes :
sensibilité qui participe à lřancrage identitaire de     logico-mathématique, linguistique, spatiale, musi-
lřhomme : « Une émotion humaine sans rapports            cale, corpo-kinesthésique, inter-personnelle et
avec un corps humain est un pur non                      intra-personnelle. Pour lřheure, il semble acquis
être. » (James, 1924, p. 105). Pour W. James, les        que lřintelligence nřest pas monolithique et, selon
modifications organiques influencent la vie psy-         H. Gardner (2001), il existe une inter-influence
chique : « Il est certain que, grâce à une sorte d‟in-   entre les différentes modalités de son expression :
fluence physique immédiate, certaines percep-            « En général, c‟est une combinaison de plusieurs
tions produisent dans le corps, des modifications        intelligences qui se manifeste chez les indivi-
organiques très étendues, avant que surgisse             dus. » (p. 91)
dans la conscience une émotion ou une représen-                   La vision novatrice de Gardner sur lřintelli-
tation émotionnelle quelconque » (ibid., p. 500).        gence le conduit à identifier les critères qui la dé-
        W. James (1994) fut lřun des premiers à          finissent. Il retrouve dans son évaluation les prin-
étudier ce quřil a dénommé de façon métaphori-           cipes communs à toutes les intelligences mais
                                                         pousse son analyse plus loin en étudiant des êtres
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dřexception ou des prodiges dans différents sec-          me) ou bien la forme mûre de l‟intelligence intra-
teurs dřactivité (intellectuelle, sportive, artistique,   personnelle. » (ibid., p. 307)
communicationnelles, etc.). H. Gardner relève
                                                                   La psychologie cognitive sřintéresse aussi
lřexistence dřaptitudes spécifiques appartenant à
                                                          à la vie émotionnelle. À la suite des propositions
chacune des populations étudiées à partir des-
                                                          fondatrices de D. Goleman (1999), J. Mayer et P.
quelles il définit la présence de plusieurs formes
                                                          Salovey (1997, 2000) affirment la présence dřune
dřintelligence. Chacune dřelles présentant des
                                                          intelligence émotionnelle (IE) comme faculté de
spécificités qui se retrouvent au niveau des opéra-
                                                          lřhomme à percevoir les émotions et à les gérer.
tions de base identifiables et au niveau des per-
                                                          Pour les théoriciens de lřintelligence émotionnel-
formances en fonction de la compétence quřelle
                                                          le, les capacités mentales mises en jeu dans la
permettent. Parmi les sept formes dřintelligence
                                                          relation avec les émotions répondent aux théories
décrites par H. Gardner, seules lřintelligence cor-
                                                          de lřintelligence. En effet, les émotions sont des
po-kinesthésique et les intelligences personnelles
                                                          signaux qui génèrent des opérations cognitives
nous intéressent ici.                                     signifiantes capables dřêtre discernées et contrô-
          Lřétude de lřintelligence corpo-                lées par le sujet (Mayer, Salovey & Caruso, 2002).
kinesthésique confère au corps et au mouvement            Un autre phénomène qui va en faveur des théo-
une place inhabituelle dans leur lien avec lřintelli-     ries de lřintelligence émotionnelle est la diversité
gence. H. Gardner (1997) nous offre un premier            individuelle à gérer ce type dřinformations et à les
indice de lřimportance du corps quand il souligne :       intégrer dans des stratégies dřadaptation. Dans
« Le corps est plus qu‟une simple machine qui             cette mouvance, J. Mayer, P. Salovey & D. Caruso
serait impossible de distinguer des objets artifi-        (2002) soutiennent que les êtres varient dans
ciels du monde. Il est aussi le réceptacle de la          leurs capacités à traiter les informations émotion-
conscience de soi de l‟individu, de ses sentiments        nelles et à établir un lien entre ce traitement émo-
et de ses aspirations les plus personnel-                 tionnel et la cognition générale. Ils font lřhypothè-
les. » (p. 248). Cette idée rejoint en partie celle de    se que cette capacité se manifeste dans certains
M. Bernard (1995) pour qui le corps est un récep-         comportements dřadaptation. On trouve chez Go-
tacle du Vivant « c‟est „en lui‟ que nous sentons,        leman (1997) quatre capacités de lřintelligence
désirons, agissons, exprimons et créons. » (p. 7).        émotionnelle : la capacité de conscience de soi,
                                                          de maîtrise de soi, dřempathie et de gestion des
          Nous avons avec Gardner les critères qui
                                                          relations. R. Bar-On (1997) et D. Goleman ajou-
permettent dřaller dans le sens dřun « savoir cor-
                                                          tent à cette description lřinteraction entre lřintelli-
porel » et kinesthésique qui caractérise lřintelli-
                                                          gence émotionnelle et les traits de personnalité
gence au service de lřexpression dřune émotion ou
dřune habileté gestuelle au sein dřune activité           (optimisme, bien-être, etc.).
sportive, artistique ou professionnelle. La repro-                 De nombreux tests dřévaluation de lřIE
duction de formes gestuelles sous lřautorité dřun         ont été modélisés (Bradberry et Greaves, 2002,
état mental préconisé par Gardner explique en             2003 ; Lane et Schwartz, 1987)6 et, parmi les
partie lřintelligence corporelle. Mais il est difficile   chercheurs qui se sont penchés sur cette ques-
de séparer lřintelligence corporelle des intelligen-      tion, R. Bar-On propose un test du « quotient émo-
ces intra-personnelle et interpersonnelle qui             tionnel », tandis que D. Goleman propose un test
convoquent un feeling interne déclenché dans un           de la « compétence émotionnelle ». Les tests dřé-
rapport à soi ou au monde. Grâce à elles, lřhom-          valuation de lřIE provoquent toujours des contro-
me acquiert lřaptitude à percevoir ses propres            verses, que ce soit à propos de la légitimité des
états intérieurs et ceux dřautrui.                        modèles, de la mesure ou encore de la possibilité
                                                          de développer cette forme dřintelligence. Quoiquřil
           H. Gardner (1997) fait preuve dřune intui-
                                                          en soit, des évaluations ont montré que certains
tion profonde lorsquřil place la conscience de soi
                                                          programmes de perfectionnement de lřIE produi-
comme élément régulateur des autres intelligen-
                                                          sent des travailleurs plus émotionnellement intel-
ces : « Il est, bien sûr, possible que notre liste don-
ne une idée juste des aptitudes intellectuelles           ligents.
clés, mais que certaines aptitudes plus générales
aient en fait la priorité sur elles ou servent à les
réguler. Cela pourrait être le cas de la „conscience
de soi‟, qui dérive d‟un mélange particuliers d‟in-                L’intelligence du corps et ses
telligences. » (p. 74-75) Il suggère même que l’ap-
titude à se percevoir soi-même pourrait être une                                 caractéristiques
huitième forme dřintelligence : « Le développe-
ment de la conscience de soi est un domaine d‟in-                 G. Csepregi (2008), au début de son livre
telligence séparé Ŕ né de l‟aptitude clé à se perce-      Le corps intelligent, relate l’atmosphère qui règne
voir soi-même - (…) la conscience de soi devrait ou       autour de la question de lřintelligence du corps :
bien devenir une nouvelle intelligence (la huitiè-
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« Certains philosophes, certains sociologues ont         situe la posture cognitiviste, comportementaliste
tendance à envisager la „résurgence du corps‟            et environnementaliste de H. Gardner (2001) :
avec un scepticisme critique et un pessimisme            « Chaque intelligence est fondée, du moins au
croissant. (…) L‟amour/haine envers le corps im-         départ, sur un potentiel biologique qui s‟exprime
prègne toute la civilisation moderne. » (p.2)            ensuite, comme produit de l‟interaction entre des
                                                         facteurs génétiques et des facteurs environne-
         Malgré le scepticisme ambiant, de nom-
breuses recherches sont menées sur lřintelligence        mentaux. » (p. 91)
du corps, principalement dans les arts et la philo-                Les chercheurs spécialistes des arts of-
sophie, recherches qui tentent de réhabiliter le         frent un autre regard sur lřintelligence du corps.
corps en lui attribuant une intelligence autonome        Lřactivité quřils décrivent est également non réflé-
et non réflexive. Notons cependant que le plus           chie et non pensée, mais elle est le fait dřune «
souvent, la science qui sřintéresse à lřintelligence     manière dřêtre à soi » particulière. Dans ce contex-
du corps met de côté la part active du sujet au          te, lřactivité pré-réflexive nřest pas seulement la
profit du « corps pré-réflexif » et de lřautonomie qui   conséquence dřune activité neuronale (activation
marque une émancipation du contrôle volontaire           dřune fonction naturelle), mais elle est le fruit,
déployé par le sujet.                                    comme le souligne G. Csepregi (2008), dřun sujet
                                                         qui « se laisse agir » : « L‟autonomie du corps peut
          En consultant la littérature consacrée à
                                                         aussi désigner, en un sens plus étroit, les gestes
lřintelligence du corps jřai été amenée à relever
                                                         que nous posons sans décision volontaire ni atten-
cinq caractéristiques : la dimension pré-réflexive,
                                                         tion consciente » (p. 10). Toujours selon cet au-
lřactivité autonome et spontanée, lřhabileté à lřa-
                                                         teur, une telle posture de lâcher prise de la volon-
daptabilité face aux situations imprévisibles et
                                                         té sřaccompagne dřun état de bien-être et dřhar-
enfin lřexpressivité authentique.                        monie : « Lorsque disparaît la volonté de contrôler
                                                         le corps et que le mouvement s‟exécute sans ef-
                                                         fort et sans faute, nous éprouvons une merveilleu-
      Pré-réflexivité, autonomie et spontanéité          se sensation d‟engagement total d‟un sentiment
                                                         d‟harmonie et d‟unité avec les différents aspects
                                                         de la situation motrice. » (ibid., p. 175)
          La première caractéristique qui apparaît
dans lřintelligence corporelle est sa fonction pré-                 Lřintelligence du corps développée par J.
réflexive sans pour autant que cette notion soit         Grotowski est encore dřune autre nature : elle
clairement explicitée. La plupart des travaux abor-      résulte dřune organicité autonome, spontanée et
dent cette dimension comme une émancipation              authentique, poussée par un « flux de la vie » qui
de lřexpression du corps par rapport à la volonté        sřécoule dans le corps. Bien que non réfléchie,
et à lřintentionnalité. Dans cette perspective, lřin-    lřaction, pour devenir un réel acte performatif, doit
telligence du corps sřexprime en dehors des              être saisie par une conscience active que J. Gro-
contraintes de la pensée réflexive et des automa-        towski (1968) décrit comme « un niveau lucide de
tismes pour laisser la parole au corps : « Quelque-      la spontanéité ». Dans cette perspective, lřacte pré
fois, et c‟est alors que nous avons le sentiment         -réflexif nřest pas le produit dřune intention volon-
d‟être nous-mêmes, il (le corps) se laisse animer,       taire, mais dřun phénomène qui émerge dřune
il prend à son compte une vie qui n‟est absolu-          activité auto-initiée sous la forme dřune impul-
ment pas la sienne. Il est alors heureux et sponta-      sion : « „en-pulsion‟ : pousser du dedans, les impul-
né, et nous avec lui. » (Merleau-Ponty, 1960, p.         sions précèdent les actions physiques toujours.
104).                                                    Les impulsions : c‟est comme si l‟action physique,
                                                         encore invisible de l‟extérieur, est déjà née dans
          En réalité, il existe plusieurs manières       le corps. » (Richards, 1995, p. 154) Les pratiques
dřenvisager lřintelligence du corps. Ainsi, pour H.      performatives de training visent à créer les condi-
Gardner, lřintelligence du corps est en fait celle       tions perceptives pour quřémerge cette activité
dřun état mental. Cette vision centraliste entrevoit     auto-initiée. Pour beaucoup de performeurs, nous
lřintelligence du corps sous lřautorité de lřactivité    dit M. Leão (2002), la dimension pré-réflexive ou
neuronale capable, de façon autonome par rap-            lřautonomie de lřexpression « provient d‟un mouve-
port à la réflexion du sujet, dřoffrir des stratégies    ment intuitionné, c'est-à-dire d‟un mouvement qui
de réponses spontanées et non réfléchies : « Le          jaillit „d‟un quelque part‟ en amont du geste » (p.
point commun de ces différentes formes d‟intelli-        221). Mais la difficulté, poursuit M. Leão, reste
gence, y compris l‟intelligence corporelle telle que     ensuite « de trouver la cohérence profonde, l‟al-
définie par Gardner, est qu‟elle correspondent           liance extrêmement exigeante et délicate entre la
toutes par définition, à un état mental (…). L‟intel-    subjectivité d‟un flux invisible de mouvement et
ligence du corps n‟est pas celle du corps ni du          l‟objectivité d‟un acte visible » (ibid., p. 222). Pour
geste, mais celle de l‟état mental ». (Legrand,          répondre à cette exigence, cet auteur nous ren-
2006, p. 132). Cette précision est importante et         voie aux propos de D. Bois : « Le passage à l‟acte
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est une opération délicate, nous ne sommes pas à                  Ainsi, les courants esthétiques de la dan-
l‟abri d‟un extériorisé qui s‟échapperait d‟un inté-     se contemporaine sont à la recherche dřun mou-
riorisé. Un acte cinétique volontaire, tout en effort    vement pur et authentique et explorent lřintelli-
musculaire ne manquerait pas de parachever la            gence physiologique du corps et du mouvement. I.
rupture entre un mouvement invisible et la réalité       Launay, citée par M. Leão (2002), précise les
d‟un déplacement. » (cité par Leão, 2002, p. 222-        conditions du performer pour accéder à cette in-
223) Cette vision est paradoxale car elle implique       telligence du geste : « Par le travail de son œil
« un agir » tout orienté vers « un non agir ». Il y a    intérieur, le danseur est incité à oublier les che-
une volonté déployée par le sujet à ne pas être          mins habituels de son geste, pour s‟affranchir de
volontaire qui le conduit à la notion dřun « se lais-    la quotidienneté et danser des mutations d‟état
ser agir ».                                              d‟âme. » (p. 31)


      Adaptabilité aux situations imprévisibles
                                                                     L’intelligence du corps sous
          Lřintelligence corporelle permet de sřa-
dapter spontanément aux situations imprévisi-                            l’angle de la philosophie
bles. Là encore, nous retrouvons une situation
paradoxale dans la mesure où lřadaptabilité spon-                 La philosophie sřest penchée de façon
tanée sřappuie en partie sur les habitudes. Dřun         indirecte ou directe sur lřunité entre le corps et
côté, les habitudes sont des obstacles à la créati-      lřâme. Jřai opté pour lřétude de la pensée des au-
vité et de lřautre, elles lui servent de socle car el-   teurs les plus marquants ayant argumenté cette
les libèrent de la charge attentionnelle liée à tou-     question à savoir R. Descartes, B. Spinoza, M. de
te fonction motrice. Dans le prolongement de cet-        Biran, F. Nietzsche, A. Schopenhauer et M. Mer-
te idée, lřhabitude contribue à lřadaptabilité, voire    leau-Ponty.
à la créativité lorsquřelle est éduquée dans ce
sens. Cette vision rompt avec lřidée courante de
lřhabitude qui verse dans lřautomatisme de la                      Le corps et la pensée chez Descartes
répétition, pour aller vers un automatisme éduqué
à saisir les émergences et la créativité. Il importe
donc dřentraîner le corps à acquérir lřhabitude de                  R. Descartes (1596-1650) est souvent
se laisser agir.                                         présenté, à la suite de Platon, comme lřun des
                                                         fondateurs de la vision dualiste corps / esprit.
                                                         Mais, puisquřil avançait que lřâme et le corps
                   Une expressivité authentique          étaient constitués de deux substances distinctes,
                                                         en philosophe conséquent, il devait sřinterroger
                                                         sur le lien de causalité entre lřâme et le corps.
          De lřintelligence du corps émerge lřex-        Ainsi, dans Les Passions de l‟Âme, R. Descartes
pressivité authentique. Lřexpression authentique         (1994) nuance cette séparation du corps et de
du corps mue par lřintelligence corporelle interpel-     lřesprit en accordant une importance aux manifes-
le tous les acteurs, les danseurs et les chercheurs      tations des émotions et du ressenti considérés
de lřart-science. Elle est même un but dans la vie,      comme parties constitutives de lřhomme : « Si un
une sensation hautement supérieure pour toutes           pur esprit se trouvait dans un corps d‟homme, au
les personnes qui font lřexpérience dřun corps qui       lieu d‟éprouver des sentiments comme nous, il
se meut spontanément dans une pertinence                 percevrait seulement des mouvements causés par
quasi absolue. On relève de très nombreux témoi-         les objets extérieurs Ŕ mais en cela, il se distin-
gnages dřexpérience de danseurs, dřacteurs ou de         guerait d‟un homme véritable. » (p. 17). Ici, la sé-
sportifs qui parlent dřun « „sentiment merveilleux‟      paration entre le corps et lřâme ne semble pas
qui habite notre corps ingénieux » (Benjamin,            totalement imperméable, il nřy a pas dřun côté le
1987, p. 121). Le dépassement de la conscience           corps et de lřautre lřesprit, mais une interaction
volontaire ainsi quřune qualité de présence au           entre les deux : « Les deux éléments constituent
corps sont les conditions de lřémergence de lřau-        ainsi un „seul tout‟ doué d‟une très forte uni-
thenticité : « Notre organisme a ses performances        té. » (ibid., p. 17-18) ; ou encore : « Il est besoin de
les plus subtiles et les plus précises sans que la       savoir que l‟âme est véritablement jointe à tout le
conscience intervienne. » (ibid, p. 121) ; ou enco-      corps conjointement et qu‟on ne peut pas propre-
re : « Ce genre de défi exige une présence du            ment dire qu‟elle soit en quelque de ses parties, à
corps plutôt qu‟une présence de l‟esprit. » (ibid, p.    l‟exclusion des autres. » (ibid., p. 88) Malgré cette
121)                                                     prise de conscience et une réflexion poussée, R.
                                                         Descartes ne parviendra jamais à comprendre
                                                         clairement et distinctement comment les pas-
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sions résistent à lřâme : « Nos passions ne peu-           ses (l‟autre après l‟autre, car nous ne pouvons pas
vent pas aussi directement être excitées, ni ôtées         pouvoir affirmer une infinité de choses à la fois),
par l‟action de notre volonté » (ibid. p. 19). Ce          de même aussi, avec la même faculté de sentir,
constat le conduira toute sa vie à sřinterroger sur        nous pouvons sentir autrement dit percevoir une
la manière dont ces deux substances aussi dis-             infinité de corps (l‟un après l‟autre bien enten-
tinctes peuvent sřinfluencer lřune lřautre.                du). » (ibid. p. 137) L’« idée adéquate » est celle
                                                           qui émerge de lřassociation entre la faculté de
         Cependant, cette interrogation ne restera
                                                           vouloir et celle de sentir, la capacité à se laisser
pas lettre morte et participera à lřélaboration de
                                                           affecter participe à la capacité dřacquérir de nou-
lřéthique de Descartes. Loin de faire des passions
                                                           velles connaissances de soi, des autres et du
un épiphénomène, il pressent quřà travers elles,
                                                           monde, même si, au final, cřest toujours la faculté
lřhomme accède à une expérience intime que
chacun ressent en lui-même : « Ce que j‟éprouve            de vouloir qui doit avoir le dernier mot.
fait de moi quelque chose en moi ». Ou encore :                      Il convient donc dřassigner au corps une
« Les passions de l‟âme offrent le témoignage de           place importance ; le négliger ou lřignorer porte-
cette vie concrète et de cette expérience intime,          rait atteinte à la personne tout autant que négli-
chacun les sentant en soi même. » (ibid. p. 37)            ger ou ignorer lřesprit. La privation de sensations,
                                                           dřaffects, de sentiments, retentirait de façon né-
                                                           gative sur le corps et sur le développement intel-
                Le corps et l‟esprit chez Spinoza          lectuel. Dans cette mouvance de pensée, lřaccès
                                                           à la connaissance est en lien avec la perception
                                                           du corps affecté : « Tout ce qui arrive dans le corps
         B. Spinoza (1632-1677) rompt avec la              humain, l‟esprit humain doit le percevoir. » (ibid.,
dualité corps / esprit en proposant un modèle où           p. 87) Tout est donc affaire de proportion entre
lřâme et le corps sont une seule et même subs-             lřesprit et le corps, entre les idées et les affects.
tance : « L‟esprit et le corps, c‟est un seul et même      Une décision sera inadéquate si elle ne se référe
individu » (Spinoza, 1954, p. 21). Pour ce philoso-
                                                           quřà la raison ou quřaux affects.
phe, la pensée et la matière du corps sont en fait
une même substance comprise sous deux attri-
buts différents. Au rétablissement de lřéquilibre
                                                                     Le corps et la conscience de soi chez
entre le corps et lřesprit, Spinoza ajoute la notion
de corps affecté pour désigner le corps traversé                                           Maine de Biran
par une affection ou une modification. Il introduit
alors la notion du « sentir », dřoù suit que « l‟hom-               Dans le paysage philosophique du XIXè-
me consiste en un esprit et en un corps et que le          me siècle, Maine de Biran (1766-1824) est un
corps humain existe comme nous le sen-                     philosophe à part. Sa philosophie du Moi est une
tons » (ibid., p. 88). Puis Spinoza prolonge sa pen-       philosophie du corps et du ressenti au corps : « Le
sée en défendant lřidée dřune connivence entre le          corps et moi ne faisons qu‟un. » (Gouhier, 1970, p.
corps humain et lřesprit : « L‟esprit humain ne            21) Le rapport chez Maine de Biran est un fait en
connaît le corps humain lui-même et ne sait qu‟il          lien avec un référentiel dřexpériences. Aucun sa-
existe que par les idées des affections dont le            voir nřest ici à rechercher, la constatation dřun fait
corps est affecté. » (ibid., p. 108) Il précise : « Rien   vécu et corporéisé suffit. Cette nature de relation
ne pourra arriver dans le corps qui ne soit perçu          renvoie à une présence au corps qui, selon ce phi-
par l‟esprit. » (ibid., p. 87) Cette vision constitue la   losophe, est nécessaire à la pensée elle-même :
clé de voûte de sa philosophie : tout ce qui réson-        « On ne peut conclure de là que le corps ne prend
ne dans le corps, lřesprit humain le perçoit sous la       aucune part à l‟intellection ou à l‟acte quelconque
forme dřune affection constituant ainsi un pont            de la pensée ; et s‟il n‟y prenait aucune part il n‟y
entre le corps et lřesprit, grâce auquel se forment        aurait point de moi, par suite point de pen-
des idées nouvelles. Ainsi, ces deux substances se         sée. » (Maine de Biran, cité par Tisserand, 1939, p.
potentialisent selon un mode de réciprocité dyna-          128)
mique : « Si l‟esprit humain n‟était pas capable de
penser, le corps serait inerte. Si à l‟inverse, le                  Dans le prolongement de Spinoza, M. de
corps est inerte, l‟esprit est en même temps inca-         Biran place la faculté de sentir comme manifesta-
pable de penser. » (ibid., p. 151)                         tion première de lřêtre vivant. Dans lřintroduction
                                                           du Second Mémoire sur l‟influence de l‟habitude,
         Par ailleurs, Spinoza rétablit la place de la     il introduit le terme sentir comme synonyme de
faculté du sentir et la rehausse au même niveau            conscience de soi : le sentir « a été étendu par la
que la faculté du vouloir : « Je ne vois nullement         suite à tout ce que nous pouvons éprouver, aper-
pas pourquoi la faculté de vouloir doit être dite          cevoir ou connaître en nous ou hors de nous (…)
infinie plutôt que la faculté de sentir (sentiendi) ;      en sorte qu‟il est devenu synonyme de cet autre
en effet, de même que nous pouvons avec la mê-             mot conscience, employé par les premiers méta-
me faculté de vouloir affirmer une infinité de cho-
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physiciens pour désigner cette sorte de vue inté-        à travers lřexpérience quřil fait du corps pour pé-
rieure par laquelle l‟individu aperçoit ce qui se        nétrer lřénigme du monde. Lřexpérience du corps
passe en lui-même » (Gouhier, 1970, p. 28). Dans         vécu devient alors la porte qui permet de déchirer
cette formulation, sentir emporte lřidée dřun sujet      le voile des représentations et dřaccéder au mon-
qui sřaperçoit comme distinct de lřimpression quřil      de tel quřil est en soi. Pour cela, Schopenhauer
éprouve. Tout commence pour lui par un étonne-           introduit la contemplation seule capable dřaccé-
ment, celui de se sentir exister, « je sens que je       der au réel en sřémancipant de la raison. La
sens » (ibid., p. 20), tel un témoin qui surplombe       contemplation ici, est une attitude qui sřémancipe
son expérience intérieure.                               de la raison pour se plonger dans lřintuition pure
                                                         afin dřaccéder à une vision immédiate de lřidée
         La réflexion, chez Maine de Biran sřoppo-
                                                         qui se donne au cœur du vécu du corps. Il y a der-
se à la réflexion classique. Il sřagit dřun mouve-
                                                         rière cette dimension lřidée dřune pulsion fonda-
ment conscient, spontané, sans médiation dřune
                                                         mentale, dřune énergie originelle, par laquelle
activité réflexive mue par une connaissance exté-
rieure. Ce mouvement conscient, à la condition           toute chose est ce quřelle est.
dřun sujet qui sřaperçoit dans ses opérations, don-
ne lieu à une connaissance intérieure, immédiate
et qui émerge dřun centre organique. Cette dona-                           Le corps vivant chez Nietzsche
tion est rendue possible grâce à un retour vers soi
tout en préservant une distance avec la représen-                 Dans le prolongement des travaux de son
tation initiale de lřobjet (effacement des présup-       maître Schopenhauer, Nietzsche (1844-1901)
posés).                                                  introduit le concept de corps-vivant. Nietzsche
        Dans cette perspective, le Moi ne peut se        sřémeut et sřémerveille devant les capacités dřun
connaître que dans un rapport immédiat et corpo-         corps doué de mémoire, dřautorégulation et dřa-
réisé qui renvoie le sujet à lui-même sur le mode        daptation permanente au contact de la nouveau-
de lřévidence intérieure. Maine de Biran place           té, qualités qui font dire au philosophe que le
l'aperception au coeur de sa philosophie qu’il défi-     corps est vivant. Le Leib est pour Nietzsche un
nit comme la « faculté dřapercevoir » ce qui se          corps qui vise à lřaltérité et invite à lřinteraction
joue dans lřintériorité. De fait, lřaperception impli-   dans le but de préserver lřéquilibre dřune commu-
que une « attention à la vie » et invite le sujet à      nauté interne dont les éléments sřaffectent mu-
sřapercevoir agissant, percevant et pensant à la         tuellement au sein des états membres du corps.
condition quřil se dote dřune méthode et dřune                      La notion du « vivant » chez Nietzsche,
procédure de pénétration de son intériorité.             emporte un principe dřintelligence qui sřexprime
                                                         jusquřau niveau de la cellule. Dans cette perspec-
                                                         tive, il y a un « je pense » qui émergerait de la cel-
     Le corps et la volonté chez Schopenhauer            lule elle-même, traduisant une spontanéité intelli-
                                                         gente et « voulante ». Cette intelligence sřexprime,
                                                         dans sa manière la plus palpable, dans la capaci-
         Schopenhauer (1788-1860) réhabilite la
                                                         té de reconnaître ce qui est inconnu (une puissan-
place du corps comme lieu dřaccès au réel et
                                                         ce étrangère) et de lřintégrer selon une procédure
comme moyen de mettre un terme au monde
                                                         sécuritaire de reconnaissance spontanée ne fai-
représenté qui empêche lřhomme dřaccéder au
                                                         sant pas appel à lřactivité cognitive mais à lřintelli-
monde tel quřil est. Le corps constitue pour lui, le
                                                         gence de la cellule. La notion du « vivant » chez F.
« miracle par excellence » pour contourner lřempri-
                                                         Nietzsche emporte également lřidée de la présen-
se des représentations sur le rapport au monde. Il
                                                         ce dřun « soi corporéisé » qui émerge de la cellule
fait du corps un lieu dřexpérience directe, immé-
diate, concrète dřune chose non déformée par les         elle-même.
lois des représentations. Dans cette dynamique,
Schopenhauer préconise deux façons distinctes
de reconnaître le corps, soit par le mode de la                      Le corps propre chez Merleau-Ponty
représentation, soit par le mode de lřéprouvé Ŕ le
savoir que lřon a de son corps étant une vérité                   En sřinscrivant dans une perspective phé-
philosophique par excellence Ŕ lřéprouvé consti-         noménologique initiée par Husserl au début du
tuant une voie dřaccès directe à la connaissance.        XXème siècle, mais avec un regard qui lui est pro-
         Schopenhauer découvre dans le corps ce          pre, Merleau-Ponty (1908-1961) reprend le terme
quřil nomme la volonté, désignant par là l’essence       de « chair » (le Leib de Husserl) pour marquer la
de toute chose dans la nature et le « vouloir-vivre »    différence entre corps objectif et corps subjectif
non soumis aux joutes de la raison et de lřintellect     (corps vécu, corps propre ou corps phénoménal).
qui pousse tout lřorganisme à sřaffirmer, à croître      Mais sa définition va plus loin puisque la chair
et à se développer. Cet auteur accède à la volonté       traduit une étoffe commune entre le corps vécu et
Revue réciprocité n°5 : Exploration des potentialités humaines : intelligence sensorielle et subjectivité corporelle
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Revue réciprocité n°5 : Exploration des potentialités humaines : intelligence sensorielle et subjectivité corporelle

  • 1. Réciprocités No 5 Février 2011 Exploration des potentialités Revue du Centre d’Étude et de humaines : intelligence senso- Recherche Appliquée en Psycho- pédagogie perceptive (CERAP) de rielle et subjectivité corporelle l’Université Fernando Pessoa de Porto (Portugal) Pour plus d’informations: www.cerap.org Revue publiée par les Éditions Point d’Appui sous l’égide du CERAP ISSN : 1647-029X
  • 2. Page 2 Réciprocités n° 5 — Février 2011 Réciprocités Réciprocités est une publication du Centre dřEtude et de Recherche Appliquée en Psycho- pédagogie Perceptive (CERAP) de lřUniversité Fernando Pessoa de Porto, créée en 2007. Réciprocités publie deux numéros par an (mars, novembre) des communications scientifi- ques issues de travaux de recherche portant sur des problématiques de santé, dřéducation, de pédagogie ou de formation dřadultes, mettant en jeu la dimension du Sensible dans ses aspects expérientiels et/ou théoriques. Réciprocités manifeste ainsi une volonté dřexplorer et de valoriser le corps sensible en tant que source de création de connaissance. Réciprocités s’adresse aux chercheurs et aux formateurs en sciences humaines, ainsi qu’à toute personne intéressée par une éducation du corps sensible et au corps sensible. Réciprocités est une revue électronique diffusée sur http://www.cerap.org/revue.php. Tous les numéros publiés sont téléchargeables gratuitement sur ce site internet au format pdf. Toutes les personnes désirant être averties par mail de la sortie dřun nouveau numéro peu- vent sřinscrire sur le site. Equipe éditoriale Réciprocités www.cerap.org Directeur de publication et rédacteur en chef info@cerap.org Danis Bois Université Fernando Pessoa, Porto Comité de rédaction Centre d’Etude et de Recherche Appliquée Didier Austry en Psychopédagogie Perceptive (CERAP) Eve Berger ISSN : 1647-029X Chargée de publication Corinne Arni Comité de lecture Hélène Bourhis, Université Fernando Pessoa, Porto & Université Paris VIII ● Elizeu Clementi- no, Université de lřétat de Bahia (Brésil) ● Maria da Conceição Passeggi, Université Fédérale du RioGrande do Norte (Brésil) ● Christian Courraud, Université Fernando Pessoa, Porto ● Emmanuelle Duprat, Université Fernando Pessoa, Porto ● Pierre-André Dupuis, Université Nancy II ● Karine Grenier, Université Fernando Pessoa, Porto ● Jacques Hillion, Université Fernando Pessoa, Porto ● Marc Humpich, Université Fernando Pessoa, Porto et Université du Québec, Rimouski (Canada) ● Marie-Christine Josso, Université de Genève et Université Fer- nando Pessoa, Porto ● Serge Lapointe, Université du Québec, Rimouski (Canada) ● Diane Léger, Université du Québec, Rimouski (Canada) ● Margareta May, UNICID, São Paulo (Brésil) ● Bernard Pachoud, CREA (CNRS - Ecole Polytechnique), Paris VII ● Pierre Paillé, Uni- versité de Sherbrooke (Canada) ● Bernard Payrau, médecine, CERAP ● Jeanne-Marie Rugira, Université du Québec, Rimouski (Canada).
  • 3. Page 3 Réciprocités n°5 — Février 2011 Sommaire Editorial Didier Austry ........................................................................................... p. 4 Exploration des potentialités humaines : intelligence sensoriel- le et subjectivité corporelle De l‟intelligence du corps à l‟esquisse d‟une théorie de l‟intelligence sen- sorielle, Hélène Bourhis ............................................................... p. 6 L‟innovation pédagogique au service du déploiement des potentialités humaines : Retour sur l‟expérience d‟une première journée de formation de praticiens chercheurs, Marc Humpich, Eve Berger & Danis Bois ........................................................................................................... p. 24 Tribune de chercheurs brésiliens Mémoire autobographique, vieillissement et spiritualité : Projet de for- mation continue et recherche, Vera M. A. Tordino Brandão ... p. 34 Depuis les souvenirs de l‟enfance jusqu‟à l‟enfant intérieur, Luciana Esmeralda Ostetto (UFSC) ............................................................. p. 40 Etre une personne : une possibilité viable, Leda Lisia Franciosi Portal ........................................................................................................... p. 48 Intersections des savoirs en recherche de la totalité de l‟être : homéopa- thie et médecine traditionnelle chinois (acupuncture), Patrícia Vargas Zillig (GEPIEM)................................................................................. p. 59
  • 4. Page 4 Réciprocités n° 5 — Février 2011 Editorial Didier Austry Dr. ès sciences, chercheur du CERAP, professeur associé invité à lřuniversité Fer- nando Pessoa de Porto, chercheur associé au laboratoire ERIAC, université de Rouen De numéro en numéro, notre revue pour- Lřarticle de H. Bourhis présente son tra- suit sa vie et son développement. Lřambition de D. vail doctoral en cours1 et est basé sur la notion Bois est de faire de Réciprocités une revue inter- dřintelligence sensorielle, une théorie de lřintelli- nationale, un lieu de réflexion autour du paradig- gence proposé par D. Bois. Il sřagit bien dřun arti- me du Sensible mais aussi un espace de ren- cle fondateur, par le vaste parcours théorique contres et de partage avec dřautres chercheurs, proposé et par la réflexion menée autour de la intéressés par les problématiques liés au corps, à notion dřintelligence sensorielle. Cet article est lřexploration de la subjectivité et au développe- donc important pour notre communauté de re- ment des potentialités de lřhomme. Ainsi, parmi cherche puisque cřest la première fois que ce les mesures prises cet automne, et pour répondre thème de lřintelligence sensorielle est abordé, et à cette exigence, nous avons mis en place un véri- que ce concept fait partie des concepts novateurs table comité de lecture international dont vous mis au point par D. Bois. Il commence par lřabord, pouvez découvrir la composition au début de la toujours délicat, de la notion dřintelligence pour revue. se focaliser ensuite sur la notion moins habituel- le, mais capitale pour le paradigme du Sensible, Ensuite, ce numéro se situe bien dans la dřintelligence du corps. Lřun des intérêts de lřarti- continuité et dans le déploiement de ses perspec- cle est que ces concepts sont étudiés aussi bien tives. Il est composé de deux parties. La première du point de vue des sciences de lřéducation, de la partie est consacrée à lřexploration du paradigme psychologie et de la philosophie, fournissant ainsi du Sensible, avec deux articles, lřun de H. Bourhis au lecteur un panorama informé sur ces ques- et lřautre cosigné par E. Berger, M. Humpich et D. tions. Mais lřobjectif principal de lřarticle est bien Bois. La deuxième partie inaugure notre souhait de proposer un plaidoyer argumenté pour une dřouverture avec des communautés de recherche intelligence spécifique, lřintelligence sensorielle, différentes. Pour cette première, nous avons offert lřintelligence développée au contact du Sensible. une tribune entière à des chercheurs brésiliens. Le lecteur en voit bien les enjeux, à la fois péda- Vous y trouverez quatre articles offrant un regard gogiques Ŕ comment mieux former à lřapproche particulier sur tout un panorama de recherches du Sensible, et scientifiques Ŕ argumenter pour différentes des nôtres mais néanmoins proches. une nouvelle forme dřintelligence et développer une dimension essentielle du paradigme du Sen- sible.
  • 5. Page 5 Réciprocités n° 5 — Février 2011 Lřarticle suivant, cosigné donc par E. Ber- très personnel. À travers son processus de forma- ger, M. Humpich et D. Bois, fait le bilan dřune de tion, comme éducatrice au départ, L. L. F. Portal nos expériences pédagogiques, menée au sein du décrit sa démarche à la recherche de ce qui pour- master de psychopédagogie perceptive. Il a été rait constituer lřessence de lřhumain. À la fois présenté au dernier congrès AIPU, en juin 2010, à basé sur sa propre expérience, mais aussi très Marrakech. Il est intéressant puisquřil se situe à philosophique, lřarticle nous amène à réfléchir sur la croisée de nos problématiques de recherche, ces grandes questions, ce qui en fait tout lřintérêt. par lřabord des enjeux spécifiques du passage du Enfin, P. V. Zillig, professionnelle de san- statut de praticien à celui de praticien-chercheur, té, nous rapporte son expérience de double for- et lřapproche dans la formation dřune subjectivi- mation, à lřintersection du savoir homéopathique té corporelle remarquable, constitutive de notre et de la médecine chinoise traditionnelle. Elle pratique professionnelle. Il nous montre aussi nous invite à une réflexion globale sur la notion comment notre enseignement, quřil soit profes- de santé. Cette réflexion sřappuie sur son mémoi- sionnel ou scientifique, mêle toujours situation re de master professionnel. Il est intéressant de dřapprentissage expérientielle et modélisation remarquer que ce mémoire a été réalisé dans un théorique. département, dřune université médicale, dédié aux études homéopathiques. Ce qui montre que les universités brésiliennes sont, pour certaines La deuxième partie de notre numéro est disciplines, très ouvertes. donc constituée dřune tribune offerte à nos collè- gues chercheurs brésiliens. La sélection présen- Au final, de cette collection dřarticles tée ici a été constitué par eux-mêmes, sous la écrits par des chercheurs dřhorizons différents, se supervision de Margarete May et Marie-Christine dégage des tendances communes : on sent, dans Josso. cette culture brésilienne, lřimportance des ques- tions de spiritualité ; on est touché aussi par la Le premier article, de V. Brandão, relate dominance dans ces recherches des questionne- une recherche qualitative dřassez grande ampleur ments sur lřhumain ; enfin, on découvre aussi la et durée auprès de personnes âgées et dont lřob- relative richesse des démarches qualitatives de jectif est dřinterroger le vécu particulier à cette tous ordres. phase de la vie, en particulier les liens entre vieil- lissement et spiritualité. Lřintérêt de lřarticle est Voilà donc pour cette nouvelle livraison double : la description de la méthodologie suivie, de notre revue. Nous espérons bien quřelle rem- notamment parce quřelle a été construite par des plira vos attentes mais aussi quřelle vous enrichi- praticiens-chercheurs, et les résultats qui mon- ra vos réflexions autour des problématiques liées trent la forte prégnance du questionnement spiri- au paradigme du Sensible. Bonne lecture ! tuel chez les personnes âgées. L. E. Ostetto décrit, dans le deuxième article, la recherche existentielle et formative quřelle a mené avec et auprès dřenseignants. Construite autour de diverses pratiques de danse, Notes la recherche mobilisait les participants autour de leur vécu présent et des rappels mémoriels de leur enfance. Le but était de les pousser à revisi- 1. Bourhis, E., thèse en cours : L‟enrichissement ter leurs émotions dřenfance dans un but forma- perceptif et le déploiement de l‟intelligence sen- tif. Lřintérêt de lřarticle repose sur cette idée que sorielle en formation d‟adultes, Université de former des enseignants, qui vont travailler auprès Paris VIII, sous la direction de Jean-Louis Le dřenfants, réclame quřils aient revisité leur propre Grand. espace imaginatif. Le troisième article est un témoignage
  • 6. Page 6 Réciprocités n° 5 — Février 2011 De l’intelligence du corps à l’esquisse d’une théorie de l’intelligence sensorielle Hélène Bourhis Doctorante en sciences de lřéducation à Paris 8, assistante chercheur de lřUniversité Fernando Pessoa (UFP), Porto et du laboratoire EXPERICE, Université Paris 8. Résumé L‟enjeu de cet article est de présenter une argumentation théorique en faveur de l‟intelligence sensorielle. Le lecteur est invité à parcourir l‟état des lieux de la question de l‟intelligence, de l‟unité en- tre le corps et l‟esprit du point de vue des neurosciences, de la psychologie et de la philosophie, pour aboutir à une mise en esquisse de l‟intelligence sensorielle. La dynamique de cette recherche vise à élu- cider la forme de l‟intelligence mobilisée par l‟apprentissage du toucher manuel sur le mode du Sensi- ble. Au-delà de la simple résolution d‟une problématique professionnelle, émerge une problématique scientifique fondamentale dans la mesure où la mise à jour de l‟intelligence sensorielle inaugurerait le déploiement d‟une nouvelle potentialité humaine. Mots clés Intelligence du corps, intelligence sensorielle, perception, corps Sensible, immédiateté, somato- psychopédagogie, toucher manuel de relation. Cet article sřappuie sur ma recherche questionnement sřapprofondit par nécessité : com- doctorale en cours, dans le domaine des sciences ment est-ce que je mřy prends pour guider lřappre- de lřéducation1, et propose une discussion théori- nant à enrichir ses capacités perceptives ? Quels que autour de la question de lřintelligence du actes perceptifs et mentaux permettent la saisie corps et des processus conscients déployés acti- de la subjectivité dans le corps de lřautre puis à vement par un sujet qui la mobilise. Ma recherche réguler son geste de manière adéquate ? se situe à la croisée dřune longue trajectoire per- Je pensais initialement quřil suffisait dřun sonnelle et professionnelle où le corps et lřintelli- entraînement au toucher pour acquérir la compé- gence que je considérais comme deux entités tence manuelle correspondante, comme sřil se séparées se sont progressivement retrouvés, re- produisait un saut qualitatif qui permettait de pas- liés, puis entrelacés tant sur le plan expérientiel ser du toucher à la compétence. Je savais que que compréhensif. dans lřapprentissage du toucher de relation, les Depuis plus de vingt ans, jřenseigne la apprenants développaient des stratégies conscien- somato-psychopédagogie2 dans le cadre d’une tes, mais sans pour autant les relier à la mobilisa- formation continue pour adultes et suis en perma- tion dřune intelligence. Pourtant, dans le toucher nence confrontée à la nécessité dřadapter et dřen- manuel, lřapprenant est bien amené à déclencher richir la pédagogie pour permettre aux appre- des réactions tissulaires et à composer avec elles nants de surmonter les difficultés quřils ren- pour obtenir un résultat précis. Progressivement je contrent dans lřacquisition des compétences né- pris conscience que le toucher de relation manuel cessaires à la relation d'aide manuelle3. Mon sollicitait une performance perceptive et cognitive
  • 7. Page 7 Réciprocités n° 5 — Février 2011 de très haut niveau. Acquérir les compétences à Aborder lřintelligence du corps nécessite créer les conditions dřune mobilisation interne du de dépasser les enjeux discriminatifs entre lřintel- tissu, à saisir lřinformation interne, à lui donner ligence de lřesprit et lřintelligence du corps com- une intelligibilité à partir de laquelle est réalisée me lřévoque H. Gardner (1997) : « On peut être une régulation du geste manuel devait nécessai- choqué au premier abord que l‟utilisation du corps rement relever de la mobilisation dřune intelligen- soit considérée comme une forme d‟intelligence. ce. Avec le temps, je pris conscience que lřexploit (…) Ce divorce entre le ‘mental’ et le ‘physique’ n’a perceptif et cognitif se trouvait surtout dans la pas manqué d‟être associé à l‟idée que ce que capacité à percevoir les actions et les réponses en nous accomplissons avec notre corps est d‟une temps réel de lřaction manuelle. Toutes ces an- certaine manière moins important, moins spécifi- nées de pratique de formation mřont amenée à que que la résolution de problèmes par l‟utilisa- postuler que lřintelligence et la perception ne sont tion du langage, de la logique ou d‟un autre systè- pas deux fonctions séparées, mais quřelles sont me symbolique relativement abstrait. » (p. 219). unies dans la performance manuelle demandée. Cette discrimination concerne aussi les Ce postulat sřest précisé quand D. Bois proposa sciences de lřéducation, cřest en tout cas ce que sa théorie de l‟intelligence sensorielle pour définir pointe P. Dominicé (2005) quand il relève la pré- la capacité dřun sujet à saisir sa subjectivité cor- dominance cognitiviste régnant dans le milieu porelle et à la rendre intelligible en temps réel de scolaire : « La dissociation entre la pensée et le lřexpérience vécue grâce à la mobilisation unifiée corps a été renforcée par la priorité cognitive don- de la perception et de lřintelligence. La perspecti- née aux apprentissages formels du parcours sco- ve quřemporte lřintelligence sensorielle prolonge laire ainsi qu‟aux pratiques dominantes du cou- et amplifie lřidée de lřapprentissage dans lřaction rant de la médecine scientifique. » (p. 65) Cette de C. Argyris et D.A. Schön (1974). ligne dominante entraîne du même coup une pos- Cet article me donne lřoccasion de sociali- ture où le corps est relégué au second plan, voire ser lřétat des lieux de ma recherche et de restituer même décrié : « Le corps est raillé et rejeté com- le mouvement de problématisation théorique me la part inférieure et asservie de l‟hom- concernant cinq points clés : le rapport au corps me. » (Horkheimer & Adorno, 1974, p. 251) A. dans lřapprentissage, lřintelligence telle quřelle Borgmann (1992) dénonce cette posture et pré- est entrevue classiquement, les interactions entre vient des conséquences dřun processus dřappren- corps et esprit comme lieu dřémergence de tissage qui occulterait un savoir incarné. De son connaissances, lřintelligence du corps et enfin, le point de vue, un savoir désincarné associé à une point de vue des philosophes sur lřunité dynami- « hyper information » aboutit à un « mental hyper- que entre le corps et lřesprit. À partir de ce maté- trophié » privilégiant le savoir quantitatif ciblé sur riau théorique, je serai à même dřengager une lřaccumulation et la restitution du plus grand discussion autour de la pertinence ou non de la nombre dřinformations. Selon A. Borgmann, cette mise à jour dřune nouvelle forme dřintelligence. posture dominante au sein des structures éducati- Questionner lřintelligence sensorielle revient à ves crée chez lřapprenant un sentiment de vide interroger la manière dont les expériences du intérieur et un rapport impersonnel et sans subs- corps participent à la vie réflexive. tance à la connaissance, conduisant à une « super intelligence » qui sřexprime au détriment de la présence corporelle. Cette tendance à ignorer les vécus du corps génère une inaptitude à sřimpli- quer dans le processus dřapprentissage, le corps Le rapport au corps dans l’ap- étant frappé par une foultitude dřinformations prentissage sensorielles extérieures sans que lřapprenant soit concerné intérieurement. C. A. Van Peursen (1979) va dans le même sens et invite à considé- Ma recherche sřinscrit dans un courant de rer le corps vivant comme porteur de ressources pensée qui attribue au corps une capacité dřintel- et de communication participant à la dynamique ligence que lřon retrouve généralement dans la de lřapprentissage : « Vous ne comprendrez ja- littérature sous le vocable dř« intelligence du mais un corps vivant si vous vous entêtez à le trai- corps ». À lřheure actuelle, cette thématique inté- ter comme une structure mécanique autonome, resse fortement les chercheurs et fait lřobjet de non rattachée à un contexte plus vaste. Grâce à nombreux ouvrages comme L‟intelligence du ses ressources, à ses facultés de communication, corps (Bertrand, 2004), Le corps intelligent le corps transcende continuellement ses aspects (Csepregi, 2008) ou de nouveaux concepts tel que purement physiques ; il constitue une forme dyna- celui de lř« lřintelligence corpo-kinesthésique » de mique, un mouvement, une orientation. » (p. 148). H. Gardner (1993, 1997). Tous ces propos montrent que lřalliance entre le corps et lřintelligence pose problème.
  • 8. Page 8 Réciprocités n° 5 — Février 2011 Pourtant cette problématique semble dépassée 338). Faisant écho à D. Bois, E. Berger (2005) au regard de la phénoménologie qui confère au décrit ainsi le processus de connaissance qui se corps une réelle faculté de production de connais- donne dans lřappréhension du Sensible : « (le sances : « Le corps n‟exerce pas une fonction de corps Sensible devient) une caisse de résonance connaissances uniquement dirigée vers l‟exté- capable tout à la fois de recevoir l‟expérience et rieur, mais est capable de se retourner sur lui- de la renvoyer au sujet qui la vit, la lui rendant même, de devenir à la fois source et finalité de palpable et donc accessible ; capable aussi, par son exploration, de ses démarches gnosi- des voies dépassant les outils quotidiens de l‟at- ques. » (Dauliach, 1998, p. 311). Cette idée impli- tention à soi, de dévoiler des facettes de l‟expé- que une reformulation du statut du corps en dis- rience inapprochables par le retour purement ré- tinguant le « corps objectif » du « corps subjectif » flexif : subtilités, nuances, états, significations, ou « corps propre » vecteur dřune connaissance que l‟on ne peut rejoindre que par un rapport per- immanente. ceptif intime avec cette subjectivité corporelle, et qui pourront ensuite nourrir les représentations de Déjà au XVIIIème siècle, Maine de Biran, philosophe français, décrivait deux formes de significations et de valeurs renouvelées. » (p. 52) connaissance : la « connaissance extérieure » se Grâce à un contact direct avec le Sensible donnant par la médiation dřune action réfléchie; incarné, le sujet perçoit un ensemble de tonalités et la « connaissance intérieure », corporelle, immé- internes et de sentiments organiques générés par diate et interne, se donnant en amont de la mé- une virtuosité qui allie une activité perceptive et diation réflexive. Il y a donc, comme le rapporte une mobilisation introspective. Sur la base de M. Henry se faisant lřécho de Maine de Biran : cette virtuosité, le sujet entre de plain-pied dans « Une connaissance intérieure… une certaine fa- la subjectivité corporelle qui se décrit ainsi : « En culté intime à notre être pensant, qui sait… que vivant les choses de l‟intérieur, la réalité change, telles modifications ont lieu, que tels actes s‟exé- au lieu d‟être muette sous la forme d‟un ensemble cutent, et sans cette connaissance réflective, il n‟y d‟objets face à nous, La réalité au contact du Sen- aurait point d‟idéologie ni de métaphysique : il sible entre en résonance avec le cœur de nous- faut donc un nom pour cette connaissance inté- mêmes. » (Bois, littérature grise, 2009). rieure, car celui de sensation ne peut tout di- re. » (Maine de Biran, cité par Henry, 1965, p. 19) Dans le prolongement de la pensée bira- nienne et de la phénoménologie, D. Bois (2007), Quelques repères sur l’intelligence introduit la notion de « corps Sensible » comme lieu dřexpérience intérieure dans laquelle se décli- ne une dynamique de réciprocité entre le senti et La littérature spécialisée qui traite de le pensé par le médiat de la perception : « Le lřintelligence pose souvent lřinterrogation « quřest- corps Sensible devient alors, en lui-même, un lieu ce que lřintelligence ? ». En effet, le concept dřin- d‟articulation entre perception et pensée, au sens telligence est complexe comme le dit Weinberg où l‟expérience sensible dévoile une signification (1986) considérant qu’aucun autre concept n’a qui peut être saisie en temps réel et intégrée en- probablement engendré autant de controverses. suite aux schèmes d‟accueil existants, dans une Cet auteur argumente cette complexité en rele- éventuelle transformation de leurs vant trois problèmes majeurs liés : la nature de contours » (p. 61). Ce prolongement par D. Bois lřintelligence elle-même, la controverse autour du des concepts de « corps propre », « corps phéno- QI (quotient intellectuel), et enfin, la polémique ménal », « corps vécu », « chair » et « chiasme » ne autour de lřinné et de lřacquis source de débats sřest pas fait sans confrontation avec une phéno- très animés entre spécialistes. Comme la plupart ménologie bien campée. La nécessité de ce pro- des chercheurs en sciences de lřéducation, je longement et lřintroduction du concept du « corps considère que lřopposition entre ces deux termes Sensible » sont nés dřune praxis du toucher corpo- nřest pas pertinente dans la mesure où tout com- rel manuel et de lřintrospection. portement humain est gouverné par la génétique et que rien ne peut être accompli sans un environ- Dans cette perspective, lřacte de perce- nement favorable. voir est synonyme de « sřapercevoir » depuis le lieu du Sensible à partir duquel sřouvre lřaccès à une La question du QI, de lřinné et de lřacquis connaissance interne, immédiate, corporéisée et étant très éloignée de mon projet de recherche, je signifiante : « (Le Sensible) est un mode de pré- préfère aborder la nature de lřintelligence, notam- hension de soi-même et du monde global et im- ment sa complexité, sous lřangle de la polysémie médiat, qui obéit à des lois, à des règles et à une quřA. Prochiantz (1998) souligne ainsi : « Person- cohérence spécifiques, permettant l‟accès à l‟in- ne ne peut sérieusement prétendre donner de telligibilité de l‟univers des sensations corporelles l‟intelligence une définition embrassant toute la sous l‟autorité de la perception. » (Bois, 2007, p. polysémie rationnelle et irrationnelle du ter-
  • 9. Page 9 Réciprocités n° 5 — Février 2011 me. » (p. 34). Malgré cette difficulté, G. Gandolfo structure, de motivation, de concentration et de propose de définir ainsi les différentes dimen- métacognition déployés dans le processus de pen- sions de lřintelligence : « Le terme d‟intelligence sée et de la résolution du problème. Et enfin, lřin- renvoie aussi bien à l‟esprit lui-même en tant qu‟il telligence C se définit comme la capacité mentale conçoit, à la faculté de comprendre facilement et à réaliser des performances. d‟agir avec discernement, à l‟action de pénétrer Claparède (1948) et J. Piaget (1948) par l‟esprit, à la capacité de s‟adapter pour assu- confèrent à lřintelligence le statut de fonction, de rer sa survie, à l‟adresse et l‟habileté en parlant moyen permettant à lřhomme de sřadapter et de des moyens employés et de leur choix pour obte- maintenir un équilibre dans lřéchange entre le nir un certain résultat. » (Gandolfo et alii, 2006, p. monde extérieur et le sujet, mais ils ajoutent lřin- 131). On voit apparaître ici deux figures de l’intel- fluence des sentiments, des aspects affectifs et ligence, lřune concernant les facultés mentales cognitifs dans la performance de lřintelligence. (capacité à concevoir, aisance à comprendre, fa- Dans cette perspective, J. Piaget (1948) soutient : culté de discernement), et lřautre concernant la « (que) l‟on ne saurait raisonner, même en mathé- mise en action (adresse et habileté, capacité dřa- matiques pures, sans éprouver certains senti- daptation, capacité de cohérence entre action et ments, et, inversement, il n‟existe pas d‟affec- projet). Cela nous renvoie à lřintelligence entrevue tions, sans un minimum de compréhension ou de sous lřangle des compétences, le degré de compé- discrimination. » (p. 15) Ou encore : « Selon Clapa- tence devenant du même coup un indice de lřin- rède, les sentiments assignent un but à la condui- telligence de la personne. Cette idée se retrouve te tandis que l‟intelligence se borne à fournir les chez F. Grammont quand il fait le lien entre lřintel- moyens (la « technique). » (ibid., p. 13) Toujours ligence et le comportement : « Ce sont les résul- selon Piaget, le sentiment dirige la conduite en tats obtenus par tel ou tel comportement qui en attribuant une valeur à ses fins alors que la définissent l‟intelligence. » (Gandolfo et alii, 2006, connaissance lui imprime une structure (assurée p. 132). par les perceptions, la motricité et lřintelligence). Finalement, pour appréhender lřintelligen- Il y a bien un débat qui situe la place de lřaffection ce, il convient de faire une distinction entre le dans le déroulement de lřintelligence admettant substantif « intelligence » (état mental à lřorigine une certaine parenté entre la vie affective et la vie de lřaction) et lřadjectif « intelligent » (pertinence cognitive grâce à laquelle sřorganise un équilibre de la mise en action et manières dřêtre) qui souli- entre des valeurs supérieures et le système des gne la présence de facultés, de fonctions et de opérations logiques par rapport aux concepts. capacités. Lřintelligence est donc à la fois une « Nous dirons donc simplement que chaque fonction, une faculté, mais surtout une capacité conduite suppose un aspect énergétique ou affec- de mise en œuvre. Cette vision se rapproche des tif et un aspect structural ou cognitif » (ibid, p.14). représentations populaires qui voient dans lřintel- Nous savons depuis A. Bandura (1997) ligence une caractéristique dřune personne à ré- que le sentiment dřefficacité personnelle renvoie soudre des problèmes, à trouver des réponses à la croyance quřa une personne en sa capacité à adaptée à des situations imprévues et cela de réussir un certain type de tâche. Lřinteraction en- façon pertinente et habile. tre lřaffectivité, les sentiments et lřintelligence, Dans un registre différent, le modèle de nous conduit ainsi à introduire le sujet actif dans lřintelligence proposé par D.O. Hebb (1949) et P.E. le déroulement dřune conduite intelligente. Dans Vernon (1962) rend compte des différents niveaux ce contexte, le sujet est actif dans la mesure où dřintelligence que nous venons dřesquisser, mais sa propre biographie, liée à son environnement il emporte, en plus, une vision de lřintelligence qui social, affectif et culturel, influence ses facultés met en scène le potentiel biologique et génétique personnelles de se connaître, de « savoir vivre en- de lřindividu, les structures motivationnelles et semble », de comprendre et dřutiliser des compor- métacognitives de lřapprenant ainsi que les capa- tements adéquats. cités de performance pour résoudre des problè- mes. La réflexion de D.O. Hebb et P.E. Vernon aboutit à la catégorisation de trois types dřintelli- Après cette vision synthétique de lřintelli- gence. En premier, lřintelligence A correspond au gence humaine, nous constatons que la complexi- potentiel biologique de lřindividu, déterminée sur- té du concept dřintelligence est bien réelle et, tout par des facteurs génétiques. Cette intelligen- quand un chercheur tente de lřaborder, il est ce est théorique et décrit dans quelle mesure une confronté à un choix cornélien. Les données sur personne peut bénéficier des stimulations de son lřintelligence sont si nombreuses et issues dřhori- environnement. Elle rejoint ce que H.J. Eysenck zons si différents (neurosciences, biologie, psycho- (1988) nomme « intelligence biologique ». Ensuite, logie, pédagogie, science du comportement) que lřintelligence B est définie comme lřintelligence le chercheur se doit de les sélectionner en fonc- actuelle de lřindividu, comprenant les éléments de tion de son projet de recherche.
  • 10. Page 10 Réciprocités n°5 — Février 2011 Le mien vise à mettre en exergue lřunité Quelques repères du point de vue des entre le corps et lřesprit comme élément constitu- neurosciences tif de lřintelligence du corps, et vise également à relever la place du sujet actif qui se perçoit à lřin- terface entre le corps et lřintelligence. La place du Les neurosciences définissent la sensa- sujet dans la mobilisation de lřintelligence est tion comme les données brutes de sens, reçues souvent traitée comme un « allant-de-soi », porté dans les aires primaires et la perception comme par lřévidence que cette fonction ne saurait être le résultat de la construction par le cerveau dřune pertinente sans la complicité dřun sujet qui la dé- représentation élaborée dans les aires dřassocia- ploie. En conséquence, la centration sur lřappre- tion. Par contre, ce qui nřest toujours pas clair est nant existe bien, mais elle concerne surtout le la place et la nature de la conscience de ces per- déploiement des modes opératoires sur le mode ceptions. du behaviorisme, des théories cognitives et des théories interactives. Cette dynamique dřappren- M. Jeannerod (1990) propose le terme de tissage met de côté les facteurs dřapprentissage « conscience perceptive » pour définir la prise de internes au sujet, à savoir la mobilisation des res- conscience dřune information par un sujet enraci- sources attentionnelles, lřenrichissement des po- né dans lřimmédiateté et la singularité. Cet auteur tentialités perceptives, lřinstauration de la présen- confère à lřesprit une fonction centralisatrice des ce à soi et à son corps qui sont autant dřinstru- informations extérieures ou intérieures qui transi- ments internes favorisant la production de la tent par le corps : « L‟esprit traite aussi bien les connaissance. Malgré la richesse des travaux sur informations qui proviennent de l‟environnement lřintelligence, les études traitant la place de lřintel- avec lequel le corps interagit en permanence que ligence du corps dans les système éducatifs sont les informations qui lui parviennent de l‟intérieur rares et lřintelligence entrevue sous lřéclairage de du corps. » (Jeannerod, 2002, p. 36) lřinteraction entre le corps et lřintelligence mérite On trouve chez A. Damasio un regard qui dřêtre davantage étudiée. associe perception, conscience et sentiment orga- Ma réflexion autour de la place du sujet à nique. La dimension perceptive renvoie ici au dia- lřinterface du corps et de lřintelligence mřinvite logue entre lřesprit et lřaffect à partir dřune vision dans un premier mouvement à brosser un état neurobiologique centraliste qui sřappuie sur un des lieux des travaux neuroscientifiques, psycho- substratum anatomique et physiologique4 soumis logiques qui plaident en faveur de lřinteraction à la dictée des fonctions cérébrales : « Les senti- entre le corps, le sujet et lřintelligence, et, dans un ments sont des perceptions, et il me semble que second mouvement, je dessinerai les contours de leur soubassement se trouve dans les cartes cor- lřintelligence du corps fondée sur la pensée des porelles du cerveau. Celles-ci renvoient à des par- philosophes qui ont abordé cette thématique et, ties du corps et à des états du corps. » (Damasio, enfin, en mřappuyant sur ces données, jřesquisse- 2003, p. 89) rai les premiers contours de lřintelligence senso- Le sentiment décrit par Damasio se dis- rielle. tingue de lřémotion et invite à lřélargissement de lřhorizon de ce terme en le resituant dans sa poly- sémie. Habituellement, le sentiment renvoie à la notion de plaisir ou de douleur, ou à la dimension affective et émotionnelle. Dans lřesprit de ce cher- Arguments neuroscientifi- cheur, le sentiment est un état mental du corps ques et psychologiques en faveur traduisant une information organique générée et de l’interaction entre l’intelligence gérée par lřactivité cérébrale : « Un sentiment est la perception d‟un certain état mental du corps et le corps ainsi que celle d‟un certain mode de pen- sée. » (ibid., p. 90) Sous cet éclairage, le senti- Comment notre cerveau perçoit-il ce qui ment revêt le statut de perception de soi dont le nous entoure et comment nous le restitue-t-il ? soubassement se trouve dans les cartes neurona- Cette question est traitée par les neuroscientifi- les. ques à travers lřétude instrumentalisée des réac- Toujours selon Damasio (1999), lřarticula- tions aux stimuli, de la fonction des organes sen- tion de fond entre le corps et la pensée nřest perti- soriels et de lřintentionnalité. nente quřen la présence dřune conscience suppor- tée par un sentiment de soi : « La machinerie du sentiment contribue elle-même au processus de la conscience, à savoir, à la création du soi, sans lequel on ne peut rien connaître. » (p. 114) Cette vision est complétée par la participation du corps
  • 11. Page 11 Réciprocités n°5 — Février 2011 à la vie réflexive et à la prise de décision par lřin- effet démontré que les sensibilités kinesthési- termédiaire des marqueurs somatiques. Cette ques, celles de l‟appareil locomoteur lui-même, théorie offre un regard sur la manière dont le sont déterminantes à la fois pour l‟élaboration de corps est complice dans les prises de décision sur la connaissance de soi, la maturation fonctionnel- la base de composantes affectives, émotionnelles le des autres sensibilités, leur exercice et leur et des sentiments liés aux souvenirs réactivés à mise à jour. » (p. 50). La sensibilité musculaire travers les marqueurs somatiques représentés joue ici un rôle fondamental en étant à lřorigine dans le cerveau : « Il est inconcevable de com- de messages organisés grâce auxquels sřélabore prendre comment fonctionnent les émotions et la reconnaissance que nous avons de nos attitu- les sentiments si on oublie le corps. (…) En effet, des et mouvements. La corporalité entrevue par l‟idée principale de ma théorie des marqueurs J.-P. Roll (1994) est un sens issu de nos chairs, somatiques est la suivante : lorsqu‟un individu notamment du muscle, qui permet de se ressen- doit prendre une décision face à un événement tir, offrant un sentiment à la fois dřincarnation, nouveau, et donc de faire un choix entre plusieurs dřappartenance à son corps et dřhabiter dans nos options, il ne fait pas seulement une analyse pure- chairs. ment rationnelle. Il est aussi aidé par les souve- Les dernières recherches scientifiques sur nirs qu‟il a des choix antérieurs et de leurs consé- le mouvement montrent en effet que les muscles quences. Et ces souvenirs contiennent des compo- ne possèdent pas uniquement une fonction motri- santes affectives, émotionnelles, de l‟événement ce, ils sont également de véritables organes des passé. (…) Le cerveau va „réveiller‟ ce que l‟événe- sens. Lřinformation apportée par le sens muscu- ment émotionnel avait provoqué dans le corps, laire est une sorte de « vision intérieure », à la ainsi que le sentiment ressenti, et cela orientera source même de la connaissance des actions du donc la prise de décision vers une autre op- corps : les capteurs sensoriels du muscle envoient tion. » (Damasio, 2004, p. 35-41) On remarquera des messages issus de nos mouvements indi- que dans lřesprit de Damasio, les marqueurs so- quant la position du corps. Ces informations sen- matiques recouvrent aussi bien la vie objective sorielles captées par les fuseaux neuromusculai- que la vie subjective dřune personne : « Donc, au res sont transmises au cerveau qui élabore entre fur et à mesure des expériences de la vie, chacun autres le schéma corporel (sens du mouvement) dispose d‟une analyse objective des situations nouvelles, mais aussi d‟une histoire de ce que la et le schéma postural (sens des positions). vie a été pour son organisme, voilà ce que j‟appel- Les expériences menées par J.-P. Roll le le les marqueurs somatiques. » (ibid., p. 38) conduisent à conclure que non seulement la pro- prioception est le sens du mouvement, lřinterface J.-P. Roll, qui adopte une point de vue entre le corps et lřenvironnement et lřancrage fon- périphéraliste, élargit encore cette perspective sur damental de lřidentité, mais quřelle est égale- le rôle du corps dans la conscience de soi, en sou- ment le support de fonctions cognitives et de tenant que les informations en provenance du corps sont premières et sřappuient sur la proprio- fonctions mentales élaborées. ception5 comme vecteur d’informations internes. « Elle (la proprioception) renvoie à un sentiment familier : celui d'habiter un corps, de le connaître, La perspective offerte par les neuroscien- de le situer dans l'espace ou tout simplement, ces, à mon sens, ne fait pas suffisamment appa- d'exister avec et par lui. La certitude de soi, en raître le sujet actif, impliqué dans le processus quelque sorte. » (Roll, 1993). La proprioception, « dřintellection corporelle ». Par conséquent, je me étymologiquement « se capter en propre », se dis- suis davantage orientée vers la philosophie qui tingue des cinq sens extéroceptifs qui permettent place la perception et lřattention au premier plan de capter les informations provenant du monde de lřintellection. Une première illustration de lřin- extérieur. Le sens proprioceptif, appelé également térêt philosophique nous vient de G.-W. Leibniz « sixième sens », permet à la personne de se si- (1930) pour qui la perception de la pensée claire tuer dans son propre corps et dans lřespace. tient aux ressources attentionnelles du « sujet Contrairement aux autres modalités perceptives connaissant » ainsi quřà lřaperception quřil définit qui sont relativement localisées, la proprioception comme une opération active dřun sujet qui saisit son état intérieur (conscience ou connaissance est étendue à la globalité du corps. réflexive de lřétat intérieur). Une autre illustration Comme lřexprime J.-P. Roll (2003), la pro- nous vient de A. Desttut de Tracy (1992) qui souli- prioception participe à la connaissance de soi et gne la difficulté à distinguer la pensée de la per- au sentiment de corporalité : « L‟indispensable ception : « Le mot pensée est mal fait, ainsi que la contribution de l‟action, et par-là de la kinesthèse plupart des mots dont nous nous servons ; il vient qui la signe, à la représentation du sujet lui-même du mot penser, comparer : or comparer, c‟est per- comme à la constitution du monde perçu par le cevoir un rapport. Mais un rapport n‟est qu‟une sujet, ne fait aujourd'hui plus de doute. Il est en des différentes perceptions dont nous sommes
  • 12. Page 12 Réciprocités n°5 — Février 2011 susceptibles. Percevoir des sensations, des souve- que « les eaux vives de la conscience » et qui, se- nirs, des désirs, sont aussi des effets de notre lon lui, sont lřessentiel de la vie intérieure, don- faculté de penser : j‟aimerai donc mieux qu‟on la nant à tout le reste, sens, mouvement, saveur et nommât du nom plus général perceptivité ou fa- vie : « De tous les faits que nous présente la vie culté de percevoir. » (p. 69) intérieure, le premier et le plus concret est celui- ci : des états de conscience vont s‟avançant, s‟é- En consultant la littérature spécialisée, coulant et se succédant sans trêve en nous. La nous constatons que les termes « perception » et conscience va et ne cesse d‟avancer » (p. 196) « sensation » firent lřobjet de discussions sévères Lřoeuvre de W. James est concrète, elle vise à entre empiristes (Aristote, Locke, Hume) et ratio- analyser la vie intérieure dans ce quřelle a de plus nalistes (Platon, Socrate, Descartes) autour de intime, de plus mystérieux et de plus inexprimé. Il leur pertinence ou non dans la production de convie sans cesse à une conscience de plus en connaissance. Les rationalistes considéraient la plus intime, de plus en plus développée et à la perception et la sensation comme des obstacles à pénétration de la pensée en lien avec une expé- la connaissance tandis que les empiristes les pla- rience. Nous accédons à la première donnée im- çaient comme le primat de la connaissance. Ce- médiate de conscience à travers une méthode pendant, les deux courants, reconnaissent quřil y introspective. Pour James, les sensations sont des a des illusions perceptives… La différence entre connaissances et la perception une capacité à ces deux courants se situe au niveau du type dřap- prentissage ; les empiristes soutiennent que lřon classifier, nommer, localiser et expliquer. apprend de la sensation uniquement par associa- Face à ces phénomènes, James perçoit la tion et erreurs et quřil nřest pas nécessaire dřavoir nécessité dřune méthode analytique ciblée sur le une pensée élaborée pour cela alors que les ratio- flux de la conscience et laisse en héritage une nalistes estiment que ces mécanismes dřassocia- description de lřintrospection orientée vers lřexplo- tion ne sont pas suffisant pour organiser les sen- ration de lřintériorité du corps : « Plus je scrute sations en perceptions signifiantes et quřil faut mes états intérieurs, plus je me convaincs que les des schèmes organisateurs préalables. Il me sem- modifications organiques, dont on veut faire les ble que lřon pourrait dire que les empiristes dřau- simples conséquences et expressions de nos af- trefois sont les « périphéralistes » dřaujourdřhui fections et passions „fortes‟, en sont au contraire alors que les rationalistes correspondent aux cen- le tissu profond, l‟essence réelle. » (ibid., p. 505). Il tralistes… souligne ainsi lřimportance de la dimension orga- nique dans lřintrospection et va plus loin encore lorsquřil ajoute : « Il m‟apparaît évident que m‟en- Quelques repères du point de vue de lever toute la sensibilité de mon corps serait la psychologie positive et cognitive m‟enlever toute la sensibilité de mon âme, avec tous mes sentiments, les tendres comme les éner- giques, et me condamner à traîner une existence Avec le point de vue de la psychologie d‟esprit pur qui ne ferait que penser et connaî- positive, nous pénétrons profondément dans le tre. » (ibid., p. 505). domaine de la subjectivité dans la mesure où elle aborde les états mentaux et psychiques. W. Ja- H. Gardner (1983, 1997), psychologue mes, père de la psychologie positive, distingue la cognitif, dans lřouvrage qui le rendit célèbre Fra- mobilisation attentionnelle, le flux de conscience, mes of Mind, rédige un manifeste contre ce qu’il lřunivers des sensations et la perception, tout en nomme la « tyrannie du QI ». Il sřoppose à une for- soulignant que ces quatre éléments interagissent me unique monolithique dřintelligence et propose dans lřélaboration de lřidée de lřaction. Il exprime dřélargir la gamme des talents à sept formes dřin- par ailleurs lřidée que le corps est le siège dřune telligences ou capacités souvent indépendantes : sensibilité qui participe à lřancrage identitaire de logico-mathématique, linguistique, spatiale, musi- lřhomme : « Une émotion humaine sans rapports cale, corpo-kinesthésique, inter-personnelle et avec un corps humain est un pur non intra-personnelle. Pour lřheure, il semble acquis être. » (James, 1924, p. 105). Pour W. James, les que lřintelligence nřest pas monolithique et, selon modifications organiques influencent la vie psy- H. Gardner (2001), il existe une inter-influence chique : « Il est certain que, grâce à une sorte d‟in- entre les différentes modalités de son expression : fluence physique immédiate, certaines percep- « En général, c‟est une combinaison de plusieurs tions produisent dans le corps, des modifications intelligences qui se manifeste chez les indivi- organiques très étendues, avant que surgisse dus. » (p. 91) dans la conscience une émotion ou une représen- La vision novatrice de Gardner sur lřintelli- tation émotionnelle quelconque » (ibid., p. 500). gence le conduit à identifier les critères qui la dé- W. James (1994) fut lřun des premiers à finissent. Il retrouve dans son évaluation les prin- étudier ce quřil a dénommé de façon métaphori- cipes communs à toutes les intelligences mais pousse son analyse plus loin en étudiant des êtres
  • 13. Page 13 Réciprocités n°5 — Février 2011 dřexception ou des prodiges dans différents sec- me) ou bien la forme mûre de l‟intelligence intra- teurs dřactivité (intellectuelle, sportive, artistique, personnelle. » (ibid., p. 307) communicationnelles, etc.). H. Gardner relève La psychologie cognitive sřintéresse aussi lřexistence dřaptitudes spécifiques appartenant à à la vie émotionnelle. À la suite des propositions chacune des populations étudiées à partir des- fondatrices de D. Goleman (1999), J. Mayer et P. quelles il définit la présence de plusieurs formes Salovey (1997, 2000) affirment la présence dřune dřintelligence. Chacune dřelles présentant des intelligence émotionnelle (IE) comme faculté de spécificités qui se retrouvent au niveau des opéra- lřhomme à percevoir les émotions et à les gérer. tions de base identifiables et au niveau des per- Pour les théoriciens de lřintelligence émotionnel- formances en fonction de la compétence quřelle le, les capacités mentales mises en jeu dans la permettent. Parmi les sept formes dřintelligence relation avec les émotions répondent aux théories décrites par H. Gardner, seules lřintelligence cor- de lřintelligence. En effet, les émotions sont des po-kinesthésique et les intelligences personnelles signaux qui génèrent des opérations cognitives nous intéressent ici. signifiantes capables dřêtre discernées et contrô- Lřétude de lřintelligence corpo- lées par le sujet (Mayer, Salovey & Caruso, 2002). kinesthésique confère au corps et au mouvement Un autre phénomène qui va en faveur des théo- une place inhabituelle dans leur lien avec lřintelli- ries de lřintelligence émotionnelle est la diversité gence. H. Gardner (1997) nous offre un premier individuelle à gérer ce type dřinformations et à les indice de lřimportance du corps quand il souligne : intégrer dans des stratégies dřadaptation. Dans « Le corps est plus qu‟une simple machine qui cette mouvance, J. Mayer, P. Salovey & D. Caruso serait impossible de distinguer des objets artifi- (2002) soutiennent que les êtres varient dans ciels du monde. Il est aussi le réceptacle de la leurs capacités à traiter les informations émotion- conscience de soi de l‟individu, de ses sentiments nelles et à établir un lien entre ce traitement émo- et de ses aspirations les plus personnel- tionnel et la cognition générale. Ils font lřhypothè- les. » (p. 248). Cette idée rejoint en partie celle de se que cette capacité se manifeste dans certains M. Bernard (1995) pour qui le corps est un récep- comportements dřadaptation. On trouve chez Go- tacle du Vivant « c‟est „en lui‟ que nous sentons, leman (1997) quatre capacités de lřintelligence désirons, agissons, exprimons et créons. » (p. 7). émotionnelle : la capacité de conscience de soi, de maîtrise de soi, dřempathie et de gestion des Nous avons avec Gardner les critères qui relations. R. Bar-On (1997) et D. Goleman ajou- permettent dřaller dans le sens dřun « savoir cor- tent à cette description lřinteraction entre lřintelli- porel » et kinesthésique qui caractérise lřintelli- gence émotionnelle et les traits de personnalité gence au service de lřexpression dřune émotion ou dřune habileté gestuelle au sein dřune activité (optimisme, bien-être, etc.). sportive, artistique ou professionnelle. La repro- De nombreux tests dřévaluation de lřIE duction de formes gestuelles sous lřautorité dřun ont été modélisés (Bradberry et Greaves, 2002, état mental préconisé par Gardner explique en 2003 ; Lane et Schwartz, 1987)6 et, parmi les partie lřintelligence corporelle. Mais il est difficile chercheurs qui se sont penchés sur cette ques- de séparer lřintelligence corporelle des intelligen- tion, R. Bar-On propose un test du « quotient émo- ces intra-personnelle et interpersonnelle qui tionnel », tandis que D. Goleman propose un test convoquent un feeling interne déclenché dans un de la « compétence émotionnelle ». Les tests dřé- rapport à soi ou au monde. Grâce à elles, lřhom- valuation de lřIE provoquent toujours des contro- me acquiert lřaptitude à percevoir ses propres verses, que ce soit à propos de la légitimité des états intérieurs et ceux dřautrui. modèles, de la mesure ou encore de la possibilité de développer cette forme dřintelligence. Quoiquřil H. Gardner (1997) fait preuve dřune intui- en soit, des évaluations ont montré que certains tion profonde lorsquřil place la conscience de soi programmes de perfectionnement de lřIE produi- comme élément régulateur des autres intelligen- sent des travailleurs plus émotionnellement intel- ces : « Il est, bien sûr, possible que notre liste don- ne une idée juste des aptitudes intellectuelles ligents. clés, mais que certaines aptitudes plus générales aient en fait la priorité sur elles ou servent à les réguler. Cela pourrait être le cas de la „conscience de soi‟, qui dérive d‟un mélange particuliers d‟in- L’intelligence du corps et ses telligences. » (p. 74-75) Il suggère même que l’ap- titude à se percevoir soi-même pourrait être une caractéristiques huitième forme dřintelligence : « Le développe- ment de la conscience de soi est un domaine d‟in- G. Csepregi (2008), au début de son livre telligence séparé Ŕ né de l‟aptitude clé à se perce- Le corps intelligent, relate l’atmosphère qui règne voir soi-même - (…) la conscience de soi devrait ou autour de la question de lřintelligence du corps : bien devenir une nouvelle intelligence (la huitiè-
  • 14. Page 14 Réciprocités n°5 — Février 2011 « Certains philosophes, certains sociologues ont situe la posture cognitiviste, comportementaliste tendance à envisager la „résurgence du corps‟ et environnementaliste de H. Gardner (2001) : avec un scepticisme critique et un pessimisme « Chaque intelligence est fondée, du moins au croissant. (…) L‟amour/haine envers le corps im- départ, sur un potentiel biologique qui s‟exprime prègne toute la civilisation moderne. » (p.2) ensuite, comme produit de l‟interaction entre des facteurs génétiques et des facteurs environne- Malgré le scepticisme ambiant, de nom- breuses recherches sont menées sur lřintelligence mentaux. » (p. 91) du corps, principalement dans les arts et la philo- Les chercheurs spécialistes des arts of- sophie, recherches qui tentent de réhabiliter le frent un autre regard sur lřintelligence du corps. corps en lui attribuant une intelligence autonome Lřactivité quřils décrivent est également non réflé- et non réflexive. Notons cependant que le plus chie et non pensée, mais elle est le fait dřune « souvent, la science qui sřintéresse à lřintelligence manière dřêtre à soi » particulière. Dans ce contex- du corps met de côté la part active du sujet au te, lřactivité pré-réflexive nřest pas seulement la profit du « corps pré-réflexif » et de lřautonomie qui conséquence dřune activité neuronale (activation marque une émancipation du contrôle volontaire dřune fonction naturelle), mais elle est le fruit, déployé par le sujet. comme le souligne G. Csepregi (2008), dřun sujet qui « se laisse agir » : « L‟autonomie du corps peut En consultant la littérature consacrée à aussi désigner, en un sens plus étroit, les gestes lřintelligence du corps jřai été amenée à relever que nous posons sans décision volontaire ni atten- cinq caractéristiques : la dimension pré-réflexive, tion consciente » (p. 10). Toujours selon cet au- lřactivité autonome et spontanée, lřhabileté à lřa- teur, une telle posture de lâcher prise de la volon- daptabilité face aux situations imprévisibles et té sřaccompagne dřun état de bien-être et dřhar- enfin lřexpressivité authentique. monie : « Lorsque disparaît la volonté de contrôler le corps et que le mouvement s‟exécute sans ef- fort et sans faute, nous éprouvons une merveilleu- Pré-réflexivité, autonomie et spontanéité se sensation d‟engagement total d‟un sentiment d‟harmonie et d‟unité avec les différents aspects de la situation motrice. » (ibid., p. 175) La première caractéristique qui apparaît dans lřintelligence corporelle est sa fonction pré- Lřintelligence du corps développée par J. réflexive sans pour autant que cette notion soit Grotowski est encore dřune autre nature : elle clairement explicitée. La plupart des travaux abor- résulte dřune organicité autonome, spontanée et dent cette dimension comme une émancipation authentique, poussée par un « flux de la vie » qui de lřexpression du corps par rapport à la volonté sřécoule dans le corps. Bien que non réfléchie, et à lřintentionnalité. Dans cette perspective, lřin- lřaction, pour devenir un réel acte performatif, doit telligence du corps sřexprime en dehors des être saisie par une conscience active que J. Gro- contraintes de la pensée réflexive et des automa- towski (1968) décrit comme « un niveau lucide de tismes pour laisser la parole au corps : « Quelque- la spontanéité ». Dans cette perspective, lřacte pré fois, et c‟est alors que nous avons le sentiment -réflexif nřest pas le produit dřune intention volon- d‟être nous-mêmes, il (le corps) se laisse animer, taire, mais dřun phénomène qui émerge dřune il prend à son compte une vie qui n‟est absolu- activité auto-initiée sous la forme dřune impul- ment pas la sienne. Il est alors heureux et sponta- sion : « „en-pulsion‟ : pousser du dedans, les impul- né, et nous avec lui. » (Merleau-Ponty, 1960, p. sions précèdent les actions physiques toujours. 104). Les impulsions : c‟est comme si l‟action physique, encore invisible de l‟extérieur, est déjà née dans En réalité, il existe plusieurs manières le corps. » (Richards, 1995, p. 154) Les pratiques dřenvisager lřintelligence du corps. Ainsi, pour H. performatives de training visent à créer les condi- Gardner, lřintelligence du corps est en fait celle tions perceptives pour quřémerge cette activité dřun état mental. Cette vision centraliste entrevoit auto-initiée. Pour beaucoup de performeurs, nous lřintelligence du corps sous lřautorité de lřactivité dit M. Leão (2002), la dimension pré-réflexive ou neuronale capable, de façon autonome par rap- lřautonomie de lřexpression « provient d‟un mouve- port à la réflexion du sujet, dřoffrir des stratégies ment intuitionné, c'est-à-dire d‟un mouvement qui de réponses spontanées et non réfléchies : « Le jaillit „d‟un quelque part‟ en amont du geste » (p. point commun de ces différentes formes d‟intelli- 221). Mais la difficulté, poursuit M. Leão, reste gence, y compris l‟intelligence corporelle telle que ensuite « de trouver la cohérence profonde, l‟al- définie par Gardner, est qu‟elle correspondent liance extrêmement exigeante et délicate entre la toutes par définition, à un état mental (…). L‟intel- subjectivité d‟un flux invisible de mouvement et ligence du corps n‟est pas celle du corps ni du l‟objectivité d‟un acte visible » (ibid., p. 222). Pour geste, mais celle de l‟état mental ». (Legrand, répondre à cette exigence, cet auteur nous ren- 2006, p. 132). Cette précision est importante et voie aux propos de D. Bois : « Le passage à l‟acte
  • 15. Page 15 Réciprocités n°5 — Février 2011 est une opération délicate, nous ne sommes pas à Ainsi, les courants esthétiques de la dan- l‟abri d‟un extériorisé qui s‟échapperait d‟un inté- se contemporaine sont à la recherche dřun mou- riorisé. Un acte cinétique volontaire, tout en effort vement pur et authentique et explorent lřintelli- musculaire ne manquerait pas de parachever la gence physiologique du corps et du mouvement. I. rupture entre un mouvement invisible et la réalité Launay, citée par M. Leão (2002), précise les d‟un déplacement. » (cité par Leão, 2002, p. 222- conditions du performer pour accéder à cette in- 223) Cette vision est paradoxale car elle implique telligence du geste : « Par le travail de son œil « un agir » tout orienté vers « un non agir ». Il y a intérieur, le danseur est incité à oublier les che- une volonté déployée par le sujet à ne pas être mins habituels de son geste, pour s‟affranchir de volontaire qui le conduit à la notion dřun « se lais- la quotidienneté et danser des mutations d‟état ser agir ». d‟âme. » (p. 31) Adaptabilité aux situations imprévisibles L’intelligence du corps sous Lřintelligence corporelle permet de sřa- dapter spontanément aux situations imprévisi- l’angle de la philosophie bles. Là encore, nous retrouvons une situation paradoxale dans la mesure où lřadaptabilité spon- La philosophie sřest penchée de façon tanée sřappuie en partie sur les habitudes. Dřun indirecte ou directe sur lřunité entre le corps et côté, les habitudes sont des obstacles à la créati- lřâme. Jřai opté pour lřétude de la pensée des au- vité et de lřautre, elles lui servent de socle car el- teurs les plus marquants ayant argumenté cette les libèrent de la charge attentionnelle liée à tou- question à savoir R. Descartes, B. Spinoza, M. de te fonction motrice. Dans le prolongement de cet- Biran, F. Nietzsche, A. Schopenhauer et M. Mer- te idée, lřhabitude contribue à lřadaptabilité, voire leau-Ponty. à la créativité lorsquřelle est éduquée dans ce sens. Cette vision rompt avec lřidée courante de lřhabitude qui verse dans lřautomatisme de la Le corps et la pensée chez Descartes répétition, pour aller vers un automatisme éduqué à saisir les émergences et la créativité. Il importe donc dřentraîner le corps à acquérir lřhabitude de R. Descartes (1596-1650) est souvent se laisser agir. présenté, à la suite de Platon, comme lřun des fondateurs de la vision dualiste corps / esprit. Mais, puisquřil avançait que lřâme et le corps Une expressivité authentique étaient constitués de deux substances distinctes, en philosophe conséquent, il devait sřinterroger sur le lien de causalité entre lřâme et le corps. De lřintelligence du corps émerge lřex- Ainsi, dans Les Passions de l‟Âme, R. Descartes pressivité authentique. Lřexpression authentique (1994) nuance cette séparation du corps et de du corps mue par lřintelligence corporelle interpel- lřesprit en accordant une importance aux manifes- le tous les acteurs, les danseurs et les chercheurs tations des émotions et du ressenti considérés de lřart-science. Elle est même un but dans la vie, comme parties constitutives de lřhomme : « Si un une sensation hautement supérieure pour toutes pur esprit se trouvait dans un corps d‟homme, au les personnes qui font lřexpérience dřun corps qui lieu d‟éprouver des sentiments comme nous, il se meut spontanément dans une pertinence percevrait seulement des mouvements causés par quasi absolue. On relève de très nombreux témoi- les objets extérieurs Ŕ mais en cela, il se distin- gnages dřexpérience de danseurs, dřacteurs ou de guerait d‟un homme véritable. » (p. 17). Ici, la sé- sportifs qui parlent dřun « „sentiment merveilleux‟ paration entre le corps et lřâme ne semble pas qui habite notre corps ingénieux » (Benjamin, totalement imperméable, il nřy a pas dřun côté le 1987, p. 121). Le dépassement de la conscience corps et de lřautre lřesprit, mais une interaction volontaire ainsi quřune qualité de présence au entre les deux : « Les deux éléments constituent corps sont les conditions de lřémergence de lřau- ainsi un „seul tout‟ doué d‟une très forte uni- thenticité : « Notre organisme a ses performances té. » (ibid., p. 17-18) ; ou encore : « Il est besoin de les plus subtiles et les plus précises sans que la savoir que l‟âme est véritablement jointe à tout le conscience intervienne. » (ibid, p. 121) ; ou enco- corps conjointement et qu‟on ne peut pas propre- re : « Ce genre de défi exige une présence du ment dire qu‟elle soit en quelque de ses parties, à corps plutôt qu‟une présence de l‟esprit. » (ibid, p. l‟exclusion des autres. » (ibid., p. 88) Malgré cette 121) prise de conscience et une réflexion poussée, R. Descartes ne parviendra jamais à comprendre clairement et distinctement comment les pas-
  • 16. Page 16 Réciprocités n°5 — Février 2011 sions résistent à lřâme : « Nos passions ne peu- ses (l‟autre après l‟autre, car nous ne pouvons pas vent pas aussi directement être excitées, ni ôtées pouvoir affirmer une infinité de choses à la fois), par l‟action de notre volonté » (ibid. p. 19). Ce de même aussi, avec la même faculté de sentir, constat le conduira toute sa vie à sřinterroger sur nous pouvons sentir autrement dit percevoir une la manière dont ces deux substances aussi dis- infinité de corps (l‟un après l‟autre bien enten- tinctes peuvent sřinfluencer lřune lřautre. du). » (ibid. p. 137) L’« idée adéquate » est celle qui émerge de lřassociation entre la faculté de Cependant, cette interrogation ne restera vouloir et celle de sentir, la capacité à se laisser pas lettre morte et participera à lřélaboration de affecter participe à la capacité dřacquérir de nou- lřéthique de Descartes. Loin de faire des passions velles connaissances de soi, des autres et du un épiphénomène, il pressent quřà travers elles, monde, même si, au final, cřest toujours la faculté lřhomme accède à une expérience intime que chacun ressent en lui-même : « Ce que j‟éprouve de vouloir qui doit avoir le dernier mot. fait de moi quelque chose en moi ». Ou encore : Il convient donc dřassigner au corps une « Les passions de l‟âme offrent le témoignage de place importance ; le négliger ou lřignorer porte- cette vie concrète et de cette expérience intime, rait atteinte à la personne tout autant que négli- chacun les sentant en soi même. » (ibid. p. 37) ger ou ignorer lřesprit. La privation de sensations, dřaffects, de sentiments, retentirait de façon né- gative sur le corps et sur le développement intel- Le corps et l‟esprit chez Spinoza lectuel. Dans cette mouvance de pensée, lřaccès à la connaissance est en lien avec la perception du corps affecté : « Tout ce qui arrive dans le corps B. Spinoza (1632-1677) rompt avec la humain, l‟esprit humain doit le percevoir. » (ibid., dualité corps / esprit en proposant un modèle où p. 87) Tout est donc affaire de proportion entre lřâme et le corps sont une seule et même subs- lřesprit et le corps, entre les idées et les affects. tance : « L‟esprit et le corps, c‟est un seul et même Une décision sera inadéquate si elle ne se référe individu » (Spinoza, 1954, p. 21). Pour ce philoso- quřà la raison ou quřaux affects. phe, la pensée et la matière du corps sont en fait une même substance comprise sous deux attri- buts différents. Au rétablissement de lřéquilibre Le corps et la conscience de soi chez entre le corps et lřesprit, Spinoza ajoute la notion de corps affecté pour désigner le corps traversé Maine de Biran par une affection ou une modification. Il introduit alors la notion du « sentir », dřoù suit que « l‟hom- Dans le paysage philosophique du XIXè- me consiste en un esprit et en un corps et que le me siècle, Maine de Biran (1766-1824) est un corps humain existe comme nous le sen- philosophe à part. Sa philosophie du Moi est une tons » (ibid., p. 88). Puis Spinoza prolonge sa pen- philosophie du corps et du ressenti au corps : « Le sée en défendant lřidée dřune connivence entre le corps et moi ne faisons qu‟un. » (Gouhier, 1970, p. corps humain et lřesprit : « L‟esprit humain ne 21) Le rapport chez Maine de Biran est un fait en connaît le corps humain lui-même et ne sait qu‟il lien avec un référentiel dřexpériences. Aucun sa- existe que par les idées des affections dont le voir nřest ici à rechercher, la constatation dřun fait corps est affecté. » (ibid., p. 108) Il précise : « Rien vécu et corporéisé suffit. Cette nature de relation ne pourra arriver dans le corps qui ne soit perçu renvoie à une présence au corps qui, selon ce phi- par l‟esprit. » (ibid., p. 87) Cette vision constitue la losophe, est nécessaire à la pensée elle-même : clé de voûte de sa philosophie : tout ce qui réson- « On ne peut conclure de là que le corps ne prend ne dans le corps, lřesprit humain le perçoit sous la aucune part à l‟intellection ou à l‟acte quelconque forme dřune affection constituant ainsi un pont de la pensée ; et s‟il n‟y prenait aucune part il n‟y entre le corps et lřesprit, grâce auquel se forment aurait point de moi, par suite point de pen- des idées nouvelles. Ainsi, ces deux substances se sée. » (Maine de Biran, cité par Tisserand, 1939, p. potentialisent selon un mode de réciprocité dyna- 128) mique : « Si l‟esprit humain n‟était pas capable de penser, le corps serait inerte. Si à l‟inverse, le Dans le prolongement de Spinoza, M. de corps est inerte, l‟esprit est en même temps inca- Biran place la faculté de sentir comme manifesta- pable de penser. » (ibid., p. 151) tion première de lřêtre vivant. Dans lřintroduction du Second Mémoire sur l‟influence de l‟habitude, Par ailleurs, Spinoza rétablit la place de la il introduit le terme sentir comme synonyme de faculté du sentir et la rehausse au même niveau conscience de soi : le sentir « a été étendu par la que la faculté du vouloir : « Je ne vois nullement suite à tout ce que nous pouvons éprouver, aper- pas pourquoi la faculté de vouloir doit être dite cevoir ou connaître en nous ou hors de nous (…) infinie plutôt que la faculté de sentir (sentiendi) ; en sorte qu‟il est devenu synonyme de cet autre en effet, de même que nous pouvons avec la mê- mot conscience, employé par les premiers méta- me faculté de vouloir affirmer une infinité de cho-
  • 17. Page 17 Réciprocités n°5 — Février 2011 physiciens pour désigner cette sorte de vue inté- à travers lřexpérience quřil fait du corps pour pé- rieure par laquelle l‟individu aperçoit ce qui se nétrer lřénigme du monde. Lřexpérience du corps passe en lui-même » (Gouhier, 1970, p. 28). Dans vécu devient alors la porte qui permet de déchirer cette formulation, sentir emporte lřidée dřun sujet le voile des représentations et dřaccéder au mon- qui sřaperçoit comme distinct de lřimpression quřil de tel quřil est en soi. Pour cela, Schopenhauer éprouve. Tout commence pour lui par un étonne- introduit la contemplation seule capable dřaccé- ment, celui de se sentir exister, « je sens que je der au réel en sřémancipant de la raison. La sens » (ibid., p. 20), tel un témoin qui surplombe contemplation ici, est une attitude qui sřémancipe son expérience intérieure. de la raison pour se plonger dans lřintuition pure afin dřaccéder à une vision immédiate de lřidée La réflexion, chez Maine de Biran sřoppo- qui se donne au cœur du vécu du corps. Il y a der- se à la réflexion classique. Il sřagit dřun mouve- rière cette dimension lřidée dřune pulsion fonda- ment conscient, spontané, sans médiation dřune mentale, dřune énergie originelle, par laquelle activité réflexive mue par une connaissance exté- rieure. Ce mouvement conscient, à la condition toute chose est ce quřelle est. dřun sujet qui sřaperçoit dans ses opérations, don- ne lieu à une connaissance intérieure, immédiate et qui émerge dřun centre organique. Cette dona- Le corps vivant chez Nietzsche tion est rendue possible grâce à un retour vers soi tout en préservant une distance avec la représen- Dans le prolongement des travaux de son tation initiale de lřobjet (effacement des présup- maître Schopenhauer, Nietzsche (1844-1901) posés). introduit le concept de corps-vivant. Nietzsche Dans cette perspective, le Moi ne peut se sřémeut et sřémerveille devant les capacités dřun connaître que dans un rapport immédiat et corpo- corps doué de mémoire, dřautorégulation et dřa- réisé qui renvoie le sujet à lui-même sur le mode daptation permanente au contact de la nouveau- de lřévidence intérieure. Maine de Biran place té, qualités qui font dire au philosophe que le l'aperception au coeur de sa philosophie qu’il défi- corps est vivant. Le Leib est pour Nietzsche un nit comme la « faculté dřapercevoir » ce qui se corps qui vise à lřaltérité et invite à lřinteraction joue dans lřintériorité. De fait, lřaperception impli- dans le but de préserver lřéquilibre dřune commu- que une « attention à la vie » et invite le sujet à nauté interne dont les éléments sřaffectent mu- sřapercevoir agissant, percevant et pensant à la tuellement au sein des états membres du corps. condition quřil se dote dřune méthode et dřune La notion du « vivant » chez Nietzsche, procédure de pénétration de son intériorité. emporte un principe dřintelligence qui sřexprime jusquřau niveau de la cellule. Dans cette perspec- tive, il y a un « je pense » qui émergerait de la cel- Le corps et la volonté chez Schopenhauer lule elle-même, traduisant une spontanéité intelli- gente et « voulante ». Cette intelligence sřexprime, dans sa manière la plus palpable, dans la capaci- Schopenhauer (1788-1860) réhabilite la té de reconnaître ce qui est inconnu (une puissan- place du corps comme lieu dřaccès au réel et ce étrangère) et de lřintégrer selon une procédure comme moyen de mettre un terme au monde sécuritaire de reconnaissance spontanée ne fai- représenté qui empêche lřhomme dřaccéder au sant pas appel à lřactivité cognitive mais à lřintelli- monde tel quřil est. Le corps constitue pour lui, le gence de la cellule. La notion du « vivant » chez F. « miracle par excellence » pour contourner lřempri- Nietzsche emporte également lřidée de la présen- se des représentations sur le rapport au monde. Il ce dřun « soi corporéisé » qui émerge de la cellule fait du corps un lieu dřexpérience directe, immé- diate, concrète dřune chose non déformée par les elle-même. lois des représentations. Dans cette dynamique, Schopenhauer préconise deux façons distinctes de reconnaître le corps, soit par le mode de la Le corps propre chez Merleau-Ponty représentation, soit par le mode de lřéprouvé Ŕ le savoir que lřon a de son corps étant une vérité En sřinscrivant dans une perspective phé- philosophique par excellence Ŕ lřéprouvé consti- noménologique initiée par Husserl au début du tuant une voie dřaccès directe à la connaissance. XXème siècle, mais avec un regard qui lui est pro- Schopenhauer découvre dans le corps ce pre, Merleau-Ponty (1908-1961) reprend le terme quřil nomme la volonté, désignant par là l’essence de « chair » (le Leib de Husserl) pour marquer la de toute chose dans la nature et le « vouloir-vivre » différence entre corps objectif et corps subjectif non soumis aux joutes de la raison et de lřintellect (corps vécu, corps propre ou corps phénoménal). qui pousse tout lřorganisme à sřaffirmer, à croître Mais sa définition va plus loin puisque la chair et à se développer. Cet auteur accède à la volonté traduit une étoffe commune entre le corps vécu et