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CHAPITRE 9
La gouvernance corporative au Maroc
Ammar Drissi'

MISE EN SITUATION

S

'interroger sur la gouvernance corporative (GC) ou gouvernance d'entreprise
n'est pas naturel. Ni anodin. Ni fortuit. S'interroger sur le dispositif de pouvoirs
« par lequel les entreprises sont dirigées et contrôlées'» n'est jamais neutre. Une
telle interrogation n'émerge habituellement (sauf effets de mode inconséquents) que
pour trois motifs majeurs:
a. Une crise interne d'efficacité et de légitimité d'entreprises majeures;
b. Une poussée politico-citoyenne
porteuse
formes de gouvernance de la cité;

d'une interrogation

c. Ou enfin une pression normative et prescriptive
international en termes de gouvernance.

élargie sur les

accrue de l'environnement

Ces trois motifs, qui sont autant de mobiles, sont rarement isolés mais interréagissent habituellement de manière mêlée et composite. Par voie de conséquence, une
telle interrogation sur la gouvernance corporative a nécessairement une dimension
et une portée sociopolitiques justiciables d'un éclairage multidimensionnel
faisant
autant appel à la sociologie des organisations, aux théories de la décision, à la psychologie sociale, aux sciences politiques, à l'histoire économique qu'aux disciplines
habituellement convoquées pour une telle étude: sciences de la gestion, droit des
sociétés et finance d'entreprise. Sans oublier la nécessité d'une approche historicoculturelle qui puisse rendre compte de la spécificité et de la prégnance du contexte
sociétal sous-jacent. C'est donc toutes ces diverses couches de sciences sociales qu'il
faut traverser si l'on veut sérieusement maîtriser de quoi on parle.

1.
2.

Vice-président senior d'une société internationale d'investissement.
Rapport Cadbury (Committee on the Financial Aspects ofCorporate

Governance), London, 1992.
402

DEUXIÈME PARTIE -

LA

GOUVERNANŒ CORPORA TIVE À TRA VERS LE MONOE

À côté de ce premier type d'exigences, il existe une deuxième raison plus pratique
pour laquelle l'étude de la gouvernance corporative pose problème. Au-delà de la
complexité théorique de l'objet lui-même et de la nécessaire adéquation des outils
méthodologiques,
on bute rapidement sur une aporie pragmatique: l'objet « résiste»
car on touche à un dispositif de pouvoir' dont les modalités complexes de constitution
et de fonctionnement baignent dans une opacité intrinsèque délibérée et constitutive
de l'objet lui-même": le pouvoir avance toujours masqué, caché, celé". Lombre étant
constitutive de ce système de gouvernance, toute tentative de l'identifier sociologiquement, toute esquisse pour en fournir une cartographie est reçue comme une
tentative de peser sur ce rapport de ce pouvoir lui-même. Dans ce cadre, toute tentative clinique et scientifique de décrire et d'objectiver ce système de gouvernance est
perçu immédiatement sur un mode polémique et critique donnant souvent lieu à de
violents dénis de réalité. On retrouve là deux démarches souvent utilisées conjointement par les acteurs sociaux dans un champ concurrentiel: la première est la classique instrurnentalisation
de la confusion des niveaux entre ce qui se dit, ce qui s'affiche
et les pratiques réelles des acteurs. En deuxième lieu, on a une certaine culture marocaine unanirniste soucieuse d'éviter tout ce qui pourrait impliquer ou froisser les élites,
avec à la clé cette peur panique d'être perçu comme portant un jugement sur des
puissants. Frilosité qui se cache alors sous des prétextes moralisants, des alibis éculés
et des rationalisations ingénieuses: « éviter les règlements de compte », « ne pas personnaliser », « éviter la polémique », etc., ce qui revient dans les faits, en se réfugiant
derrière des généralités désincarnées, des truismes intemporels, à refouler toute responsabilité, à conforter le statu quo et l'absolution. Tout cela pour mieux se protéger
de toute investigation. En réalité tout est bon pour économiser la transparence et
éviter d'abuser de la vérité. Limpensé fait toujours partie d'une stratégie, même si l'on
peut considérer, et nous le montrerons au fur et à mesure, qu'une telle posture d'opacité ne permet au mieux que des tactiques de survie à court terme sans valeur et sans
vision.
Corollaire de cette difficulté à la fois épistémologique et pratique: la difficulté à
nommer les hommes. La lecture de certaines études dans ce domaine fait parfois
ressembler l'entreprise à un champ d'abstractions. Une sorte de « procès sans sujet»
cher aux structuralistes purs et durs où l'histoire se réduit à une entéléchie, passage
mécaniste d'une catégorie à une autre sur fond d'apesanteur. Contre cette histoire
tronquée, réduite à des concepts sans chair ou à des processus sans visage, nous
entendons réhabiliter les hommes qui, pour le meilleur et pour le pire, font l'histoire:
ni victimes expiatoires, ni boucs émissaires omnipotents, ni automates décideurs,
mais des sujets calculateurs et réflexifs pris dans un faisceau de possibilités et de

3.
« Ensemble des mécanismes qui ont pour effet de délimiter les pouvoirs et d'influencer les décisions des
dirigeants, autrement dit, qui gouvernent leur conduite et définissent leur espace discrétionnaire.» G. Charreaux,
Vers une théorie du gouvernement d'entreprise, Cahier de recherche, IAE Dijon, 1996.
4.
On retrouve là peu ou prou le même problème méthodologique rencontré par les sociologues pour étudier
la haute bourgeoisie. Voir Michel Pinçon et Monique Pinçon, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, 2003.
5.
On retrouve ici le fameux adage du pouvoir: «n'en parler jamais, y penser sans arrêt».
LA GOUVERNANCE CORPORATIVE AU MAROC

411

les pesanteurs du système, un tempérament plus ouvert, une disposition à ouvrir le
jeu, à prendre des risques, à ne pas s'entourer uniquement d'affidés (ce qui devint la
norme par la suite), à favoriser la diversité de profils. En résumé, non pas une illusoire
et idyllique success story, mais une expérience complexe qui, au-delà des catégories
binaires d'échec ou de succès, devra être évaluée comme un processus d'apprentissages historiques dont le sens doit être interrogé tendanciellement sur un temps long.
C'est pourquoi paradoxalement, mais c'est là aussi la première vertu d'une mise en
perspective comparatiste et historique, il aura fallu attendre d'assister aux déconvenues
et à la clôture sans gloire de l'ère Mourad Cherif pour mieux évaluer rétrospectivement
les qualités et les limites du mandat Fouad Filali.
À partir d'avril 1999, avec l'arrivée d'un nouveau président, Mourad Cherif, la
dynamique se fige, l'attention aux hommes et au terrain disparaît, la gestion d'image
prend le dessus. Une nouvelle vague d'acquisitions et de ventes disparates se développe
alors de manière ponctuelle, au coup par coup, au terme de ce qui s'apparente à une
fuite en avant débridée dans laquelle on ne décèle aucun plan d'ensemble. Ainsi, en
juillet 1999, l'aNA prend le contrôle de la Société Nationale d'Investissement (SNI).
Fin septembre 1999, l'aNA s'associe avec Danone pour acquérir la société de biscuiterie Bimo, puis en mars 2000 le groupe investit le marché des biscuits apéritifs en
rachetant la petite entreprise locale Leader Food. Le 25 mai 2000, soit moins d'un an
après l'annonce du rapprochement d'AXA Al Amane et de la Compagnie Africaine
d'Assurances, ancienne filiale d'aNA, un nouveau leader de l'assurance est créé: AXA
Assurance Maroc, né de la fusion entre la Compagnie Africaine d'Assurances (CAA),
filiale d'aNA, et AXA Al Amane, filiale marocaine d'AXA. Enfin, en septembre 1999,
Managem, holding minier du groupe, signe un accord de partenariat avec la société
canadienne de ressources minières Semafo en vue de devenir un explorateur d'or et
de métaux de base en Afrique. Fin juin 2000, Managem est introduit à la bourse.
En avril 2002, Mourad Cherif est révoqué de l'aNA. Après une période de flottements, les espoirs de redynamisation du groupe basés sur un réel retour d'apprentissage disparaissent rapidement au profit d'une consolidation de l'existant. Pour
l'essentiel, le nouveau président choisit le maintien du statu quo et reconduit l'équipe
en place sous le mandat de Mourad Cherif. Lénigme du business model de l'aNA reste
irrésolue et aucun grand dessein ne paraît émerger. Seul fait marquant, les principaux
directeurs de filiales sont promus PDG au terme d'une opération dont l'avenir dira si
elle préfigure un désengagement global du holding vis-à-vis de ses activités industrielles: en particulier de l'agroalimentaire qui, s'il fait toujours figure de vache à lait
du groupe, se retrouve fortement corrodé et attaqué sur ses marchés, enlisé dans une
survie sans perspective. Faute de toute remise à plat opérationnelle conséquente et
de renouvellement stratégique approfondi, le groupe reste piégé dans la continuité
d'une stratégie par défaut, jamais explicitée ou sérieusement argumentée. Le défi que
doit relever l'aNA, pour remédier à la fatalité d'un conglomérat regroupant des activités dispersées sans liens stratégiques entre elles (unrelated diversification), reste
entier.
Fin octobre 2003, un montage financier qualifié de « clarification» entraîne un
toilettage financier visant à présenter un passif plus présentable, et sanctionnant ainsi
implicitement la lourde structure de dette accumulée sous le mandat de Mourad
412

DEUXltME PARTIE - LA GOUVERNANCE CORPORA rIVE À rRA VER5LI MONDE

Cherif. Si un tel montage, décrit comme une «rotation d'actifs », a sans nul doute
pour objectif de nettoyer les comptes, il laisse dans l'ombre la question ultime, à savoir
qui paiera in fine cette destruction de «valeur» au prix fort: les actionnaires institutionnels et publics? les porteurs privés? Les mêmes causes produisant les mêmes
effets, le non-exercice du droit d'inventaire et l'absence d'une réflexion stratégique
sur l'avenir, le tout sur fond d'une grave crise de confiance interne et d'une démobilisation aiguë du personnel, continuent d'hypothéquer pour l'instant toute perspective
de « ré inventer » le groupe. Le risque pointé étant alors moins l'urgence sur un mode
catastrophiste que celle d'un «krach lent». Si cette tendance n'était pas enrayée, se
profilerait alors à l'horizon le scénario du pire: sans inspiration ni projet collectif,
sans politique alternative, le groupe sombrerait alors dans une gestion de repli défensive sur fond d'un maintien étriqué du statu quo à l'abri de beaux restes et à l'écart du
pays réel.

1.2 UNE DOUBLE CRISE D'EFFICACITÉ ET DE LÉGITIMITÉ: LES FAITS
1.2.1

Lacrispation autoritariste

Le mouvement vers des pratiques plus participatives sous le mandat Filali II (qui
va en gros de 1994 à 1999) semblait si profond et si passionnant à vivre que peu
auraient imaginé un retour en arrière possible. C'est pourtant ce qui advint de manière
impromptue et qui constitue la trame de cette étude de cas.
La nomination d'un nouveau président en avril 1999 fut un tournant majeur qui
donna lieu à une régression autoritaire de grande ampleur. Au-delà de l'équation
personnelle du nouveau dirigeant, l'important fut la mise en œuvre d'un processus
de bouclage et de caporalisation du groupe à partir de cette date, inaugurant ainsi un
retournement
aux conséquences dévastatrices sur les plans humain et comportemental.
On repassa, avec une rapidité absolument remarquable, d'une logique d'acteurs,
péniblement élaborée, à une logique dexécutants ; d'une logique factuelle, encore bien
fragile, à une logique personnelle et subjectiviste; d'une logique de clarification laborieuse à une logique d'occultation sans appel. Un climat délétère s'installa, fait de
rumeurs, de «on-dits» et de non-dits, de cabales et de délation. La confusion des
registres suivit rapidement: la substance et la surface, le rôle de cadre et celui de
courtisan, la compétence vraie et la gestion des impressions, l'essentiel et l'anecdotique ...
L'autonomie bien cadrée qui avait été accordée aux dirigeants opérationnels fit
place, d'abord à un «double pilotage» en parallèle, puis à une reprise en main insidieuse du pouvoir décisionnaire par le siège à travers des tactiques de parasitages
parfois latéraux, souvent occultes au niveau même de la gestion courante. Sur ce point,
il est parfaitement concevable de re-centraliser ce qui avait été décentralisé précédemment: c'est un mouvement organisationnel
que l'on observe dans la vie des
entreprises. Encore faut-il l'expliciter et l'assumer en toute clarté, ce qui implique en
bonne logique que la responsabilité soit rapatriée avec la décision: c'est ce qui se passe
dans les entreprises, disons, «décentes ». Ce ne fut pas tout à fait le cas dans le
groupe.
LA GOUVERNANCE

CORPORA rIVE AU MAROC

413

De fortes têtes furent alors licenciées, mises au placard ou marginalisées. Les
directeurs de filiales qui, à un titre quelconque (en raison de leurs résultats, de leur
charisme ou de leur ancienneté), auraient pu constituer, ne serait-ce qu'au niveau du
fantasme, une ébauche de fronde ou de contre-pouvoir, furent remerciés: en l'espace
de 18 mois à peine, le directeur de Centrale Laitière, le directeur de l'Africaine d'Assurances, le directeur-adjoint de Centrale Laitière, un directeur des mines entre autres
(sans parler de la secrétaire du holding) furent ainsi débarqués sous des prétextes
divers et dérisoires sans aucune cohérence d'ensemble, si ce n'est celle, inavouée, de
se défaire de tous les empêcheurs de gérer en rond. Ou de tous ceux susceptibles de
faire de l'ombre au grand leader. Culminant dans le renvoi ultime du DRH, la communication interne disparut complètement, laissant place aux humeurs et rumeurs
qui devinrent le mode de gestion courant du groupe. Le politicking" prit le pas sur la
substance, la révérence sur la référence, et le comité de direction cessa de se réunir et
tomba en déshérence: du coup, les décisions majeures furent prises en secret, voire
en catimini. La « pensée unique» devint la pensée furtive puis la non-pensée tout
court. Avec ce climat trouble et le retour de la peur, le personnel déstabilisé sombra
dans le désengagement ou le retrait, voire le cynisme, avec à la clé une hémorragie de
cadres compétents. Toutes les instances potentielles d'autonomie, voire de simple
respiration, furent supprimées. Dans ce processus de mise au pas d'une rare violence,
ne survécurent que ceux qui se soumirent et firent allégeance. Furent aussi épargnés
les cadres étrangers et autres expatriés dociles qui, en raison de leur manque d'implication dans le pays, pouvaient s'accommoder sans états d'âme de cet arasement de
toute marge de manœuvre. Toute la diversité humaine et la variété organisationnelle
participantes du capital intangible de ce groupe furent mises sous le boisseau.
À la décharge des tenants de la nouvelle ligne, il faut reconnaître que les nouvelles règles du jeu furent explicitées très clairement et très rapidement: lors de la première
réunion des cadres en avril 1999 avec le nouveau président, celui-ci énonça les nouvelles tables de loi: « le plus important pour moi, cest pas la compétence mais la
Iayautéë». On entrait dans un autre monde ...celui de la gestion de cour. LONA connut
alors pendant trois ans la forme managériale particulièrement pure et dure d'un
modèle de gestion des hommes et de broyage des talents qui sévit au Maroc de manière
endémique depuis plusieurs décennies d'indépendance: le syndrome techno-caïdal".
À savoir des pratiques traditionnelles de coercition verticales adossées à/et légitimées
par une couverture pseudo-moderniste sur fond d'une vacuité stratégique totale.

24. Au sens de petite politique, basse politique.
25. Cette fameuse intervention est reprise et commentée deux fois par Salah adia: « Compétence versus
loyauté? », fÉconomiste, 7/5/1999 et 10/5/1999: « Devant ses cadres comme devant la presse, M. Cherif, en prenant
ses fonctions de président -directeur général de l'ONA, avait déclaré qu'il cherchait d'abord la loyauté chez ses collaborateurs.» Dans cette exigence d'allégeance à toute épreuve, on retrouve là une figure et une fonction majeure du
clientélisme classique: « They, too, preempt any claims for representation or accountability with "social contracts"
promising a variety of social services in exchange for loyalty», dans Henry, op. cit., p. 76.
26. Voir à ce sujet: a) A.D: « Les élites marocaines ou l'avenir d'une illusion », Le Journal, du 26 avril au 2 mai
2003; b) Pierre Vernirnmen, La formation des élites marocaines et tunisiennes, La Découverte, 2002.
414

DEUXIÈME PARTIE

-LA

GOUVERNANΠCORPORATIVE

A TRAVERS

LE MONOE

Une question sera évidemment sur toutes les lèvres: pourquoi cette crispation
autoritaire, ce coup de force directionnel sur fond de« corrosion» des esprits? Qu'estce qui a favorisé, permis et motivé le retour en force d'un fonctionnement,
d'une
organisation et d'un système de décision que l'on croyait, sinon totalement disparus,
du moins fortement érodés et marginalisés, en tout cas obsolètes? À moins de penser
de manière expéditive que le projet de renouveau du groupe (durant la période de
1994-1999) n'était lui-même qu'une illusion d'optique, une simple parenthèse, la
réponse est complexe tant elle touche au plus intime de nous-même. Sans limite
interne et sans garde-fou externe, l'ego du corporate zaim" est mis à dure épreuve:
lorsque l'entourage devient une cour étroite d'affidés alignés (<<leshommes du président»), lorsque la demande d'admiration devient un des «fondamentaux»
de l'entreprise, lorsque figuration
et représentation
prennent
le pas sur toute autre
considération de la réalité, lorsque le miroir fidèle d'une presse dithyrambique" convie
le plus sérieusement possible les foules à l'adulation d'un titan doté de capacités
d'ubiquité surhumaines, capable d'assurer une multitude de responsabilités associatives et mondaines, de prendre en charge directement la branche assurances de l'ONA,
de s'investir dans le think-tank royal (G14), de gérer les deux plus grosses entreprises
du pays en même temps, de développer un «militantisme positif et citoyen (sic)29»,
on a vite fait de passer de l'autre côté du miroir fatal et d'intégrer le monde magique
de l'épopée et de la toute-puissance".
Autre explication: on n'a que les dirigeants qu'on mérite, diraient les cyniques, et
la base n'est pas innocente. Car il faut faire la part de la passivité, de l'inertie, de l'incapacité à s'organiser qui, sur fond de méfiance généralisée, se cumulent et se conjuguent avec une propension culturelle «légitimiste» à s'aligner sur tout pouvoir". Les
structures mentales rencontrent ici les structures sociales à l'ombre de cette éternelle
fascination de la chute, cette fameuse «servitude volontaire» dont La Boétie s'était
déjà fait l'écho il y a quelques siècles. Dans cette veine culturelle, il faudrait aussi
souligner à quel point au Maroc le pouvoir tend à être d'abord et avant tout un pouvoir «personnel », voire personnalisé, en l'absence d'une double dimension, celle de
la durée et de l'institution. il faudrait alors creuser plus profondément ailleurs du côté
des sciences sociales: peut -être du côté de la « violence mimétique» de René Girard,
et surtout de «l'amour du censeur» de Pierre Legendre". À un autre niveau aussi
fondamental, l'explication relève peut -être aussi de ce que les psychanalystes appellent,

27. En arabe, dirigeant, leader, chef à l'ancienne.
28. S.A., «Comment Mourad Cherif dirige deux mastodontes de l'économie», La Vie Économique, 14 mai
1998.
29. La Gazette du Maroc, n° 117, 26 mai 1999.
30. Les délires mégalomaniaques de type narcissique qu'induit un usage invétéré du pouvoir sont bien connus
dans la littérature scientifique spécialisée. Ce qu'on appelle vulgairement le «pétage des plombs» est une réalité
humaine. Un tel parcours n'a rien d'exceptionnel et frappe même par sa banalité représentative si l'on ose dire. À lire
un ouvrage majeur sur cette transformation des mentalités: Kets de Vries, Combat contre l'irrationalité des managers,
Éclitions d'Organisation, 2002.
31. Comme l'a amplement démontré Pierre Bourclieu (entre autres), les pouvoirs ne sexercent qu'avec la
complicité et le consentement actifs de ceux qui les subissent Pierre Bourclieu, La noblesse d'État, Les Éditions de
Minuit, 1989, p. 10.
32. Pierre Legendre, Lâmour du censeur. Essai sur lordre dogmatique, Le Seuil, 1974.
LA GOUVERNANΠCORPORATIVE AU MAROC

415

justement, le «niveau économique», et qui concerne la répartition et la dynamique
des énergies intrapsychiques. Dans certains cas, le refoulement des contenus censurés
par l'inconscient est si ardu et mobilise une telle quantité d'énergie, qu'à un certain
moment l'équilibre est rompu, et que cette énergie s'inverse dans sa direction: c'est ce
qu'on appelle le «retour du refoulé». Il survient alors «en force» et quasiment instantanément. On peut imaginer, par analogie, un mécanisme analogue sur le plan
collectif. Leffort pour éradiquer certaines habitudes, pour se responsabiliser et s'autonomiser collectivement, pour faire plus et mieux, pour s'autoriser ..., a mobilisé une
telle quantité d'énergie que le coût à consentir est devenu trop élevé. D'où le schéma
connu: transgression, angoisse, culpabilité. Et son corollaire fatal: quelque part survient une aspiration à revenir à des schémas sans doute moins valorisants mais bien
connus, plus sécurisants, pouvant s'appuyer sur un ensemble de réflexes conditionnés
implantés depuis longtemps. Bref, le retour au calme, mt-il plat. C'est, pour filer la
métaphore historique, l'équivalent gestionnaire de Thermidor ou de la ContreRéforme, le retour du bâton avec son cortège habituel de chasse aux sorcières, de
vilenies ordinaires, d'incorrections mineures et d'inélégances majeures.
1.2.2

Une gestion erratique

On peut supposer que ces dysfonctionnements en termes d'attitudes et de comportements ne furent pas sans incidence sur les opérations de gestion. À défaut de
pouvoir toujours prouver la causalité au sens fort, la corrélation dans le temps est
indubitable. Sans oublier que si certaines impérities de gestion sont patentes, d'autres
commencent juste à être reconnues au moins au niveau des grandes masses, tandis
qu'une troisième catégorie ne peut être que subodorée tant elle nécessitera un travail
complexe de reconstruction financière que nous ne pourrons ici qu'esquisser.
En première approximation, et à défaut d'un tableau global de mesures économico-financières plus fines qui restent encore à élaborer, les symptômes d'une allocation de ressources sous-optimale sont patents. LAfricaine d'Assurances, joyau de la
couronne, fut cédé au groupe AXA pour un milliard et demi de DH au lieu d'une
valeur estimée bien supérieure par nombre d'analystes de la place de Casablanca
(certains calculs avancent même le double, soit une valeur estimée de 3 milliards de
DH). En outre, le groupe a même dû débourser environ 1,9 milliard de DH pour
racheter les participations de Holmarcom, SCR et AXA, le tout pour se retrouver, in
fine, minoritaire dans le nouveau montage. Sans oublier dans cette opération la cession
obligatoire de 16 % du capital des Brasseries du Maroc par AXA à la SNI (donc à
l'ONé.) au prix fort, alors que rapidement, entre 1999 et fin 2002, ces actions perdront
environ 70 % de leur valeur! Quant à Bimo, petite entreprise de biscuiterie, son achat
par le groupe pour environ 440 millions de DH a suscité chez certains analystes
financiers nombre d'interrogations sur le bien-fondé du prix et l'opportunité de la
transaction. Dans la même foulée, le groupe aurait payé 180 millions de DH pour
une modeste PME du nom de Leaderfood (achetée au même propriétaire) spécialisée
dans les gaufrettes et cacahouètes: outre la controverse similaire sur la pertinence de
l'opération et la légitimité du prix, la cohérence stratégique d'une telle diversification
pour le groupe reste indémontrée. Quant aux synergies invoquées de manière quasi
incantatoire, deux ans plus tard, elles restent problématiques, ni perceptibles ni mesu-
DEUXllME PARTIE

-LA

GOUVERNANCE CORPORATIVE

A

TRAVERS LE MONDE

rables. La même controverse entoure la dizaine d'hypermarchés de Marjane qui
auraient été vendus à Auchan pour un prix peu ambitieux (on parle d'un montant
total à peine supérieur au prix d'un hypermarché en France), et les actions qui permirent à Danone de se hisser à un niveau de 30 % de Centrale Laitière auraient été à
des niveaux modestes difficilement réconciliables avec l'importance stratégique future
de cette entreprise. Quant aux aléas et vicissitudes de Managem et de ses petits porteurs, ils mériteraient un volume entier". Au-delà des questions techniques et historiques d'évaluation, reste la question incontournable du présent: des pertes virtuelles
dues à ces opérations controversées de ventes et achats de participations et que la
dégringolade de la Bourse de Casablanca" ne fera qu'accentuer lors de la nécessaire
dépréciation des titres. Toutes ces moins-values latentes ont-elles été provisionnées?
Quand seront-elles constatées comptablement? Autant d'incertitudes que la communication financière officielle se contente d'ignorer.
À cette liste d'opérations problématiques, il faudrait ajouter la prise de contrôle
de la SNI (à travers l'acquisition de 60 % de Copropar) à des conditions exorbitantes
(environ 518 millions de DH) et financées en outre par de l'endettement à court terme,
et qui pèsera lourdement sur les comptes du Groupe lorsque les amortissements sur
les écarts d'acquisition seront faits en 2003 (sur les comptes de l'exercice 2002) par la
nouvelle direction après le départ de Mourad Cherif. Pour être complet, il faudrait
rajouter le un milliard de DH que le groupe a du débourser dans le cadre d'un programme d'auto contrôle et de rachat de ses propres actions, opération spectaculaire
mais qui laisse sceptiques les analystes sur sa pertinence.

Résultat de toutes ces opérations hasardeuses, faites en l'absence de tout débat
public interne ou externe: l'endettement qui était pratiquement nul (exercice 1998 et
début 1999) a explosé depuis l'arrivée du nouveau mandataire pour atteindre environ
12 milliards de DH en 2000: 4,4 milliards de dettes de financement, 1,5 milliard de
provisions pour risques et charges, 2,6 milliards de concours bancaires et 1 milliard
d'autres dettes. Pour être rigoureux et exhaustif, une lecture avertie des annexes des
comptes consolidés montre un montant supplémentaire de 2 milliards de DH au titre
des engagements financiers hors bilan (contingent liabilities) sans aucune ventilation
permettant leur lisibilité mais qu'il faudrait en toute logique prudentielle intégrer
dans l'endettement global. Pour couvrir ces énormes besoins de financement, issus
des multiples opérations d'acquisition, le groupe fera feu de tout bois: lancement en
juillet 2001 d'un emprunt obligataire de un milliard de DH (initialement prévu à 5
milliards de DH), ponction selon certains commentateurs" sur les 1,5 milliard de
DH collectés par l'ONA suite à la cession de 25 % de Managem en juillet 2000. Signe
que le groupe a dû frôler la crise de liquidité (même s'il s'agit là d'une situation purement «virtuelle », vu l'adage américain applicable à une telle société fortement épau-

33. Lors de l'introduction en bourse, M. Cherif déclarait que Managem, c'était du béton. Depuis, le titre s'est
effondré: introduit à 551 DH, il est passé sous la barre psychologique des 300 DH en octobre 2002. À l'interne, le
holding minier a affiché des résultats en régression pour la troisième année consécutive (1999·2002).
34. Dans une note interne du 1" mars 2000, Salomon Smith Barney déconseille carrément l'investissement sur
la place marocaine, estimant qu'elle est hermétique et quelle manque de profondeur et de liquidité.
35. A.A., «Le groupe ONA face à son lourd endettement", Le Journal, du 10 au 16juin 2000.
LA GOUVERNANŒ

CORPORA TIVE AU MAROC

lée par la puissance régalienne: «Too big to fail») ou à tout le moins une explosion
de ses charges financières", vu le fort endettement à court terme: en avril 2002, et
dans le secret le plus absolu, le groupe aurait requis un emprunt en toute urgence de
plusieurs centaines de millions de DH auprès de la CNCA (Caisse Nationale du Crédit
Agricole). On croit rêver: une banque publique à vocation agricole sollicitée pour
financer le premier groupe privé du pays! Même une tournée confidentielle à la même
époque dans les pays du Golfe pour essayer de placer des actions ONA et se procurer
de la trésorerie restera sans suite. Sans compter une incertitude subsidiaire mais
symptomatique: l'agacement des investisseurs libyens de Lafico (environ 6 % du
capital ONA) déjà passablement échaudés par les déboires de leur patrimoine immobilier (et Financière Diwanë'/Agma) et qui essayent à maintes reprises de se désengager sans y laisser trop de plumes.
À ce stade de notre analyse, il faut rappeler que l'évaluation d'une société ne se
fait pas seulement par comparaison multisectorielle au niveau national, mais de plus
en plus par comparaison intrasectorielle à l'échelle mondiale. Dans le monde actuel,
on ne peut pas réussir si l'on est incapable de décliner un modèle économique de
classe mondiale. Si l'on évoquait les développements les plus récents des chaebols
coréens (malgré leurs dérives financières) partis de rien ou celui des conglomérats
indiens (Reliance), la comparaison dans le temps serait cruelle pour l'ONA aussi bien
en termes de création de «valeur», d'emploi, de compétitivité ou d'innovation, et cela
malgré des atouts historiques de départ plus que conséquents. Sur tous ces critères,
des résultats largement inférieurs à ses «pairs» donnent une idée du manque à gagner
et du coût d'opportunité en jeu. C'est à ce niveau-là qu'un véritable benchmarking du
groupe devrait se faire, car la véritable création de «valeur» ne se résume pas au
produit d'opérations financières mais englobe la capacité d'innovation tant dans les
domaines industriel et commercial qu'au niveau des processus d'organisation et de
management.
À un niveau plus fondamental, toute évaluation de l'ONA rencontre le problème
classique de la myopie comptable qui consiste à confondre résultat et création de
«valeur». Outre les critères globaux (capitalisation boursière, bénéfice net, montant
des capitaux propres, capacité d'autofinancement) qui sont plus des «critères de
puissance» et dont la critique n'est plus à faire, les critères comptables (BPAbénéfice
par action, PBR capitaux propres par action et taux de rentabilité comptable) présentés dans le rapport annuel du groupe n'ont qu'un lointain rapport avec la création de
«valeur »38. elle-ci est plus à rechercher du côté de critères économiques tels que la
C
VAN (valeur actuelle nette), le MVA (création de valeur boursière) ou encore l'EVA

36. Le compte de produits et charges consolidé au 31 décembre 2000 montre entre 1999 et 2000 une détérioration du résultat financier de 634 millions de OH, mais là aussi sans donner aucun détail sur les taux d'intérêt
payés.
37. Les vicissitudes de l'affaire Diwan, holding financier du groupe, si elles ne sont pas sorties apparemment
de la légalité, ont sérieusement malmené l'éthique des affaires et son élément le plus important, la confiance, démontrant à tout le moins l'incapacité du CDVM à policer certains comportements, en particulier lorsqu'il s'agit d'opérateurs puissants. Voir à ce sujet, [amaï Aboubakr, «Diwan, la duperie», Le journal, du 6 au 12 novembre 1999.
38. Pierre Vernimmen, Finance d'entreprise, Dalloz, 4' édition, 2000, chapitre 32: «Valeur et finance dentreprise».
418

DEUXllME PARTIE

-LA

GOUVERNANŒ CORPORATIVE À TRAVERS LE MONDE

(création de valeur intrinsèque), toutes opérations qui exigent nombre d'informations
complémentaires et de retraitements. Outre la question déjà passablement complexe
du choix de l'indicateur de résultat et de rentabilité" : profit ou marge bénéficiaire ou
cash-flow (ce dernier indicateur intéressant n'est pas disponible à travers les chiffres
officiels consolidés des différentes acquisitions), se pose le problème de la «qualité»
des résultats et de leur mesure (sans oublier la durée). En effet, l'équilibre financier
ne signifie rien en soi et les chiffres de la rentabilité, qui n'ont que l'apparence de la
simplicité, peuvent souvent constituer un leurre comptable. On l'a vu ailleurs, des
chiffres « bons» dans l'absolu ne sont pas synonymes d'absence de problèmes structurels, et si les indicateurs bruts du groupe aNA paraissent toujours aussi flatteurs,
on doit impérativement se demander par rapport à quoi. Les chiffres «tels quels» ne
traduisent qu'imparfaitement la performance effective,et un vrai travail de traduction
et de mise en perspective s'impose pour leur donner du sens. Ainsi, en 1999/98, si le
CA (chiffre d'affaires) consolidé a enregistré un étonnant +37 % et le résultat net
consolidé part du groupe +20 %, ces résultats ont atteint ces performances grâce à
une activité extraordinaire, soit à travers les réalisations de la SNI. En 2000/99, à
périmètre comparable, l'écart du CA consolidé n'estplus que de 6,15 %. En réalité, les
agrégats fièrement exhibés dans le rapport annuel du groupe" n'ont pas grande signification et oscillent entre le trop et le trop peu: vu la masse et la force d'inertie d'un
tel mastodonte, des écarts de résultats trop faibles (tout juste en phase avec la croissance macro-économique du pays) ne peuvent être significatifs: ils ne relèvent guère
d'un quelconque volontarisme directionnel, mais procèdent plutôt d'une sorte de
quasi-pilotage automatique du navire-amiral.
Une telle gestion cosy où «ça marche» (= ça ronronne) s'apparente à du surplace
(+x % tous les ans), voire à une quasi-stagnation à périmètre constant oblitérant toute
référence au coût d'opportunité, au potentiel latent et aux ouvertures possibles. À
l'inverse, des amplitudes majeures ne peuvent que s'expliquer par des changements
de périmètre qui rendent les résultats proprement incomparables sans tout un laborieux travail de retraitement qui, à notre connaissance, n'a jamais été entrepris ni à
l'interne ni à l'externe. Deuxième niveau de difficulté: les innombrables conventions
qui régissent l'établissement de comptes consolidés" ont pour effet de rendre le résultat du groupe totalement hétérogène, voire hermétique, dans la mesure où il est la
résultante agrégée de fractions de résultats de filiales hétéroclites et disparates. Les

39. Décomposition du CA en termes de volumes et de prix, impact du changement de périmètre, raisons
expliquant lévolution relative des différents niveaux de marge EBE,marge opérationnelle, analyse des amortissements
des écarts d'acquisition, etc. : seule une analyse structurelle du compte de résultat permettrait de porter un jugement
plus proche de la réalité. Même si, difficulté supplémentaire, on sait que de tels concepts, conçus pour des entreprises mono-produits, deviennent difficiles à manier dans le cas de groupes aux activités hétérogènes.
40. Rapport annuel 2000 du groupe ONA, Casablanca, 2001. On a beau chercher, on n'y trouve aucune espèce
de section voire de simple paragraphe ou d'indication sur la gouvernance corporative, ce qui en dit long sur la manière
dont le groupe est géré et est contrôlé: rien sur les rémunérations et avantages des administrateurs et du PDG, rien
sur un quelconque comité d'audit ou de rémunération, rien sur un éventuel code de conduite, etc. Un tel mutisme
est contre-productif car il permet toutes les hypothèses.
41. F. Colinet, Pratique des comptes consolidés, Dunod, 1994; Pierre Conso, [entreprise en 20 leçons, Dunod,
1995, p. 105-112; Michel Levasseur et Aimable Quintard, Finance, Economica, 1992, p. 30-55.
LA GOUVERNANŒ

CORPORA TIVE AU MAROC

419

nombreux retraitements et l'effet d'agrégation des données de base induisent généralement une perte d'intelligibilité". Ainsi l'étude minutieuse des effets de l'intégration
globale des comptes de la SNI reste à faire. Seuls des commentaires détaillés et affinés,
voire la présentation complète des comptes des filiales les plus importantes, permettraient de prendre la mesure réelle du résultat et du risque afférent en faisant la part
de ce qui revient réellement au holding, aux filiales, au management, à la force d'inertie, à la conjoncture ... Ce qui, entre autres, permettrait demain, à des actionnaires
minoritaires ou contestataires, de mettre en cause de manière probante et argumentée la «ponction» représentée par la rémunération de gestion versée à ONA S.A. par
ses filiales: pour l'exercice 2000, elle s'est élevée à la coquette somme de 118,7 millions
de DH, contrepartie des fameuses et fumeuses «prestations» dues au titre d'Lillevaleur
ajoutée gestionnaire/managériale?
prétendument fournie par le holding mais restée
indémontrée jusqu'ici. Un tel travail de reconstruction
sur une période suffisante
d'analyse permettrait de comprendre, d'expliquer, de prévoir un certain nombre de
phénomènes fondamentaux aujourd'hui encore peu lisibles, voire opaques: entre
autres, la dynamique du cash-flow et les circuits internes du financement, le problème
des écarts d'acquisitions et des moins-values latentes, la réalité de l'endettement et des
charges financières, la baisse brutale des investissements dans certains secteurs, les
rapports de la valorisation et de l'actif net, le problème des intérêts minoritaires,
l'évaluation réelle des charges essentielles du futur (provisions pour restructuration,
dépréciation, sans oublier la dépollution pratiquement oubliée), le profil réel de risque,
etc.
Labsence de mesures et d'indicateurs de performance globale plus pertinents fait
ici cruellement défaut pour une pleine démonstration: une approche plus rigoureuse
et plus compréhensive aboutirait sans nul doute à un état des lieux encore plus accablant", que ce soit en termes de réalité opérationnelle de l'entreprise ou en termes de
«juste valeur» des actifs (full fair value, pour reprendre l'expression de l'rASB). En
dehors de ce travail complexe d'analyse financière dont nous ne pouvons ici que poser
les prémisses conceptuelles et le cadre méthodologique
général, il est illusoire de
prétendre déchiffrer et décrypter la performance «réelle» de l'ONA, sauf à vouloir
prendre à la lettre et sans recul les chiffres synthétiques
issus d'une politique
d'image.

42. Bernard Colasse, Ianaiyse financière de l'entreprise, La Découverte, 1994, p. 4.
43. Si, dans le cadre de la nouvelle organisation décrétée en 2003, l'ONA n'assure plus aucun pilotage opérationnel des filiales, ne coordonne pas leur action et entend évoluer vers une simple société holding détenant financièrement d'autres sociétés, alors sa valeur ajoutée sera encore moindre que celle de la maison mère d'un groupe
intégré et décideur dans ses filiales. Ce qui en toute logique risque par ailleurs d'aggraver sa décote boursière.
44. On parle ici de pertes économiques (destruction de « valeur») qui n'apparaissent pas directement dans les
états comptables généralement distordus par de multiples techniques de « window-dressing» et autre « creative
accounting». Cette vérité économique n'estpas lisible telle quelle, elledoit être reconstruite à travers un certain nombre
de retraitements spécifiques pour aboutir aux vrais comptes d'une entreprise. Voir à ce sujet: Michelle Leder, Financial Shenanigans, How to Detect Accounting Gimmicks and Fraud in Financial Reports, 2' édition, et du même auteur:
Financial Fineprint, Uncovering a Company's True Value, 2003.
420

DEUXIÈME PARTIE

-LA

GOUVERNANŒ CORPORATIVE À TRAVERS LE MONDE

1.2.3 Une stratégie hasardeuse
Au-delà des péripéties gestionnaires et opérationnelles, c'est toute la stratégie du
groupe qui pousse au questionnement. Derrière l'agitation brouillonne qu'on vient
de décrire, on est bien en peine de dégager une visée stratégique". La confusion entre
rentabilité immédiate et projet de rentabilité perdure. À part la quête éperdue de
visibilité, on a du mal à identifier un projet cohérent, porteur et ambitieux. Dans un
environnement boursier précaire, les cessions « au fil de l'eau» ont été dictées sans
doute plus par un besoin pressant de liquidités que par une politique vertébrée. Comme
nombre d'autres décisions, le divorce avec Coca Cola sur un marché éminemment
porteur reste toujours énigmatique sans explication élaborée, sans fil conducteur. Les
acquisitions relèvent plus du fourre-tout boulimique et hégémonique d'un « Pacman»
industriel que d'une conception cohérente et intégrée. En l'absence de tout argumentaire stratégique, même la prise de contrôle de la SNI paraît confuse, voire décalée,
et en porte-à-faux par rapport à la politique nationale officielle de privatisation de la
SNI qui, à l'époque, visait à créer un deuxième groupe national d'envergure. Les nouveaux relais de croissance (tourisme, télécoms ...) sont invisibles ou minuscules"; voire
douteux". Le repositionnement stratégique dans des secteurs à forte valeur ajoutée
est dans les limbes et l'ouverture aux nouvelles technologies s'est limitée à des effets
d'annonce sans guère de suites tangibles ou significatives. Plus inquiétant encore,
l'articulation entre court terme, moyen terme et long terme, les arbitrages entre chiffre d'affaires, rentabilité et gestion du risque, la transformation d'une stratégie économique déchiffrable en stratégie financière décryptable, bref tout ce genre de
considérations éminemment structurantes n'est nulle part annoncé, énoncé ou articulé.
Le bilan social n'est guère plus brillant: un maigre 1,5 % de la masse salariale
consacré à la formation (globalement l'ONA compte toujours environ 20 % d'analphabètes, mais dans certaines filiales le chiffre est bien plus dramatique), un médiocre taux d'encadrement (d'à peine 6 %, il chute à 4 % au niveau de l'agroalimentaire),
un modeste volet social (à peine 25 millions de DH saupoudrés en aide au pèlerinage,
en parcimonieuses colonies de vacances), tous éléments qui, on en conviendra, ne
sont guère à la hauteur ni des ambitions affichées ni du résultat effectif d'un groupe
qui, cette année-là, a engrangé 1 milliard 701 millions de DH de résultat net (consolidé part du groupe).
Au-delà d'une phraséologie ronflante, la réalité est impitoyable: l'ONA vit toujours
d'une rente de situation et ses revenus restent toujours principalement issus de la

45. Iexistence à l'a A comme ailleurs de plans, de budgets, ne doit pas faire illusion: Mintzberg a magistralement montré en quoi le formalisme et les exercices de planification budgétaire dits stratégiques avaient peu à voir
avec lessence même d'une véritable réflexion stratégique. H. Mintzberg, Grandeur et décadence de la planification,
Dunod, 1997.
46. Même si les effets d'annonce sont particulièrement tonitruants (titre de première page de EÉconomiste:
aNA, Offensive dans les NTl. avec plein portrait de M. Cherif, L'Économiste, 18, 19 janvier 2002).
47. Telle l'affaire du techno-parc de Bouznika dans laquelle l'ONA aurait demandé à l'État de lui céder sans
mise en concurrence aucune, de gré à gré et au dirham symbolique, les 90 hectares du parc avec en plus la prise en
charge par l'État de toutes les dépenses d'infrastructure et de viabilisation afférentes (Économie et Entreprises, décembre 2000).
LA GOUVERNANCE CORPOflATiVE AU MAROC

403

contraintes cognitives (<< bounded rationalityï»). Bref, non des facteurs mécaniques
mais des acteurs enserrés certes dans des logiques de système mais disposant aussi
de certaines marges de manœuvre. Car, on le verra, c'est la difficulté à imputer et à
assigner des responsabilités individuelles qui nourrit cette culture d'impunité qui
protège les dirigeants d'entreprises contre toute sanction. Cependant, cette méthode",
si elle dévisage et considère les opérateurs individuels dans leur autonomie relative,
ne s'y arrête pas, puisqu'elle vise dans un deuxième temps à mettre en évidence les
dimensions de pouvoir structurelles et systémiques qui les génèrent de manière sousjacente et dont ils sont les véhicules incarnés.
C'est dans cette optique multidisciplinaire que nous entendons inscrire et situer
l'étude d'un cas de gouvernance corporative au Maroc. Optique d'autant plus élargie
que l'objet de notre travail ne se réduit pas au «gouvernement» d'entreprise (au sens
strict de la structure de commandement et de contrôle) mais vise la « gouvernance!»
d'entreprise au sens large en tant que dispositif de pouvoirs impliquant à la fois des
institutions, des systèmes de procédures, des règles du jeu, mais aussi des pratiques,
des relations interpersonnelles, des comportements et des valeurs. Même si, bien
évidemment, nous ne sommes pas certains de pouvoir répondre ici dans le cadre de
cette contribution à toutes les exigences détaillées de ce vaste programme, nous allons
au moins ébaucher et dérouler les lignes de force de cette trame multidisciplinaire.
Esquisse provisoire au sens d'un «work-in-progress» qui devra bien entendu être
complétée par d'autres recherches empiriques plus détaillées et spécialisées sur une
réalité qui, par définition, est loin d'être totalement décantée et élucidée".Pourquoi
le choix de cette entreprise particulière?
Le Groupe aNA occupe une place particulière dans le paysage économique et
social du Maroc. Modèle pour les uns, repoussoir et antimodèle pour les autres, il
fonctionne comme un point de repère, à la fois miroir ambigu et référence incontournable en tout cas du capitalisme marocain dans toutes ses contradictions. Groupe
privé le plus important du pays, le seul aussi à être porteur, de par sa continuité dans
le temps, d'une véritable histoire industrielle (il fut créé en 1919), il constitue, defacto,
une sorte de boussole, un référent majeur pour tous les acteurs du développement
dans le pays. On pourrait même dire que, dans «l'air du temps », les deux principaux
baromètres subjectifs du Maroc sont l'agriculture et l'aNA. D'ailleurs une grande
partie des responsables d'entreprise a tendance à «regarder ce qui se passe à l'aNA»

6.
R.M. Cyert et J.G. March, A Behavioral 'Iheory of the Firm, Prentice Hall, 1963; H. Simon, Administration
et processus de décisions, Economica, 1983.
7.
«Contrairement à la plupart des intervenants engagés dans des débats savants autour de ces processus et
transformations, notre méthode consiste à insister sur les opérateurs pour mieux comprendre les politiques qu'ils
privilégient." Dans Yves Dezalay et Bryant Garth, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du
pouvoir d'État en Amérique Latine: entre notables du droit et Chicago boys, Le Seuil, 2002, p. 49.
8.
Roland Perez, La gouvernance corporative, La Découverte, 2003, p. 5 et p. 273.
9.
La véritable histoire du Groupe ONA et de son gouvernement dentreprise reste à écrire. Trop d'éléments
d'appréciation nous échappent encore pour prétendre le faire de manière exhaustive. Mais sachant qu'il n'est pas
nécessaire d'espérer pour entreprendre, il faut bien commencer même modestement, d'autant plus que, avec le
passage du temps et la déperdition de cadres, la perte de la mémoire historique risque de devenir irréversible, laissant
le champ libre à toutes sortes de fables et de légendes.
LA GOUVERNANΠCORPORATIVE AU MAROC

421

commercialisation de produits liés à la consommation des classes lesplus défavorisées.
Ces produits relativement banalisés et sans grande valeur ajoutée économique (tels
que sucre", huile, biscuits, lait) se situent dans des marchés tendanciellement saturés
et donc à croissance modeste mais soumis de plus en plus à des guerres de prix incessantes. Ce qui explique que, à contre-courant de l'évolution libérale du pays, le groupe
essaie de conforter son monopole par tous les moyens, comme le savent douloureusement tous ceux qui ont essayé d'entrer dans ces marchés (Viking dans le passé, les
biscuitiers, Copag, Nestlé, les coopératives laitières, les huiliers)... ous sommes
encore loin du level playingfield et des règles de jeu applicables à tous selon les canons
de l'économie de marché. D'après nombre de fournisseurs, une culture d'arrogance,
des rapports de force prédateurs et non de partenariat continueraient à régner: des
fournisseurs pressés comme des citrons, des rabais extravagants demandés à côté
d'autres libéralités et parfois des prestataires recalés même quand leurs prix seraient
d'un meilleur rapport prix-qualité. Les mines elles-mêmes souffrent d'une précarité
structurelle puisque leur bonne fortune dépend essentiellement des fluctuations du
marché des métaux de Londres, sans parler du curieux tropisme historique originel
qu'elles reproduisent paradoxalement en investissant dans des zones (Afrique de
l'Ouest) aux fortes réminiscences coloniales". Enfin, toujours à l'interne, et pas plus
d'ailleurs que son prédécesseur, le président n'a pu imposer sa loi à la BCM (malgré
sa présence de 20 % à travers sa société holding de participation financière Diwan),
se privant là aussi d'une pièce charnière dans le dispositif de mobilisation et de
déploiement du groupe.
La mythique politique des alliances avecles groupes étrangers se révéla rapidement
un slogan creux, tant le contexte de négociation et les conditions de finalisation de
ces accords se révélèrent un jeu de dupes dont profitèrent les grands groupes étrangers
(Axa, Auchan, Danone'"). Opérations de prestige plus que transactions mûrement et
stratégiquement réfléchies, elles aboutirent à un retrait peu judicieux du groupe de
nombre de secteurs prometteurs et en pleine croissance (distribution, assurances en
particulier). Le cas de l'assurance constitue sans doute le revers le plus cinglant et le
plus parlant, surtout qu'on se rappelle que le président de l'ONA avait dès le début
pris en charge personnellement le pôle assurances du groupe. Ainsi, comme on pouvait s'y attendre, et malgré les multiples promesses du groupe selon lesquelles l'ONA

48. Sans compter qu'à travers la Caisse de compensation, l'État continue de faire financer par le contribuable
le maintien non économique du prix de certaines denrées (sucre). Un seul exemple de lénorme ponction réalisée au
profit du groupe: 500, 000 T/ ... de sucre (pain + morceaux) x 2 DH (montant de la compensation) = 1 milliard de
DH. Voir notre article: A.D., « La compensation revisitée par la Fondation BouabidfNe jetez pas le bébé avec leau
du bain».
49. À lépoque de la Résidence de Lyautey, et sous la houlette de la banque Paribas, l'Omnium Nord-Africain
était l'instrument privilégié d'une politique coloniale dexploitation du sous-sol chérifien entre autres.
50. Une comparaison entre la valeur ajoutée de Danone à Centrale Laitière et le retour sur investissement du
partenariat Danone engrangé par d'autres affiliés ou filiales Danone de par le monde (Tunisie, Arabie saoudite,
Argentine, Pologne) serait édifiante et accablante: en termes de qualité des produits, de chaîne du froid, d'organisation des ateliers, de stratégie marketing, du rapport coût/prix, prix/qualité des produits, de leur accessibilité au
consommateur populaire, le bilan de la Centrale Laitière la situe nettement à l'arrière-garde. À la décharge de Danone,
lorganisation interne chaotique de cette entreprise et ses zones dopacité depuis plus d'une décennie ne la prédisposent guère à optimiser les apports extérieurs.
422

DEUXltME PARTIE

-LA GOUVERNANŒ

CORPORATIVE À TRAVERS LE MONOE

garderait un véritable pouvoir de gestion dans la nouvelle entité, la fusion Axa-AlAmane et Compagnie Africaine d'Assurances (ONA) en mai 1999 a abouti à un fiasco
sans appel: marginalisation ou franche éviction de pratiquement tout le haut encadrement marocain, départ de Jamal Harrouchi, DG d'Axa Assurance Maroc, prise de
contrôle totale de tous les rouages de décision par la machine Axa, tout cela en totale
contradiction avec les aimables mièvreries sur les synergies entre les deux groupes
qui avaient servi d'alibi à l'opération. Avec à la clé, depuis la fusion, une chute vertigineuse des résultats d~
Assurance Maroc (-65 % entre la date de l'opération et
fin 2002) imputable apparemment à la migration de nombre d'intermédiaires rebutés
par l'inquiétante détérioration de la gestion du nouvel ensemble". Nul doute que,
lorsque toutes les données (aujourd'hui encore largement confidentielles) qui ont
présidé à ces opérations seront rendues publiques, l'évaluation des coûts-bénéfices de
ces alliances révélera la minceur des contreparties et l'ampleur stratégique du désastre. Même le partenariat avec Vivendi (pour la gestion déléguée de l'eau et de l'électricité des villes de Tanger et Tétouan) avec une participation minoritaire d'à peine
16 % paraît dérisoire en termes de retombées. Plus inquiétant, derrière toutes ces
opérations d'acquisitions, d'achats et de ventes, on perçoit rarement l'esprit d'entreprise
associé à la création et au développement de nouvelles affaires, mais plutôt les réminiscences et résurgences d'un vieux Maroc révolu mais toujours prégnant et structurant: celui du commerce, du négoce, du court terme.
Conséquence prévisible de cette impasse stratégique et facteur aggravant de
précarisation: la capitalisation boursière, qui de 138 milliards de DH au 31 décembre
1999 a chuté à 115 milliards au 31 décembre 2000, soit une baisse de 16,75 % (et ce
malgré l'introduction en bourse de Managem pour 4,8 milliards de DH). Le cours de
la bourse, qui tutoyait les 1 200 DH au début du mandat, s'est effondré aux alentours
des 800 DH en mai-juin 2002 (puis à 740 DH au 31 décembre 2002). Devant cette
destruction de valeur phénoménale", l'actionnaire de référence, alerté par les remontées d'information parallèles, a fini par réagir. Face à ces dérèglements qui touchaient
à la fois à son image et à ses intérêts, et qui se révélaient complètement antinomiques
avec son nouveau concept d'autorité, le palais nomma Driss [ettou, ancien ministre,
à la tête de Siger et donc au conseil d'administration du groupe. Mais la courte période
de Jettou au conseil d'administration (1999-2001) ne changea rien au cours des choses.
Ce dernier, soit par complaisance soit par ignorance, et de toute façon fort occupé
par ailleurs, ne fut guère en mesure de démêler les affaires de l'ONA ou d'y constituer
un contre-pouvoir efficace. D'où son remplacement par Mounir Majidi, l'homme qui
dirige aujourd'hui Siger/Ergis, le holding royal (actionnaire de l'ONA à hauteur de
13 %), lequel prit rapidement la mesure de la catastrophe et alerta les plus hautes
instances.

51. «rONA se retrouve donc bel et bien dans une situation de minoritaire, peu ou mal informé, très inconfortable, et ne peut prétendre s'appuyer sur Axa pour son développement», dans A.N., «Assurance/ONA, quelle
stratégie ?», Le Journal, du 12 au 18 octobre 2002.
52. Sur une période plus longue, d'autres méthodes permettraient de mesurer cette destruction de valeur:
comparer les apports des actionnaires cumulés et réévalués à la capitalisation boursière ou encore mettre en regard
les flux financiers produits et les capitaux investis par les actionnaires. Pour l'exposé de la méthode et un cas précis,
voir J.c. Tournier, La rentabilité de certaines sociétés françaises cotées depuis leur origine jusqua 1969, Paris, 1970.
LA GOUVERNANŒ

CORPORA TIVE AU MAROC

423

Le prétexte de la mise à l'écart de M. Cherif fut sans doute purement fortuit,
encore que pas anodin. La réception « royale» qui lui fut accordée en Guinée avec les
pompes et fastes grandioses habituellement accordés à un chef d'État fut sans doute
la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Dès son retour, il était remercié. La cause de
l'éviction est sans doute plus profonde: le président de l'ONA avait oublié une des
vérités du système-makhzen, à savoir que tout pouvoir est octroyé et peut être repris
à tout instant, chaque responsable n'étant qu'un fondé de pouvoir précaire aux attributions périssables".
Le départ de M. Cherif de l'ONA fut entaché d'une ultime polémique qui a sans
doute contribué, plus que toute autre considération de gestion, à ternir son image: le
fameux golden parachute, à savoir des indemnités de départ extrêmement conséquentes dont la presse" se fit l'écho. Eu égard à sa performance controversée, à la durée
relativement courte de son mandat et surtout au fait que l'intéressé, grâce à la faveur
royale, avait retrouvé immédiatement un point de chute dans un poste prestigieux,
cette manne, si elle était avérée, semblerait quelque peu déplacée et inconvenante
même si apparemment elle aurait fait l'objet d'un habillage juridique adéquat qui en
assure la légalité". Encore que, ici comme ailleurs, on sait très bien que légalité ne
rime pas toujours avec légitimité.
Les causes d'un bilan aussi accablant sont multiples. D'abord, il faut noter la
regrettable absence d'un véritable directeur général-groupe doté d'un fort leadership
et capable de fonctionner en binôme avec un président doté d'une vision stratégique:
seul hic, ce dernier l'eût-il supporté? Ensuite, à la décharge du président M. Cherif,
on dira que le conseil d'administration, y compris les représentants de Siger, a entériné
sans discuter toutes ses décisions, même les plus controversées. Si faute il y a, la responsabilité reviendrait à un conseil d'administration
qui, fonctionnant comme un
sleeping partner, a classiquement et banalement mal contrôlé des choix stratégiques'",

53. «ln the monarchies the local business elites act as part of a big extended family, for the ruler retains the
ability to alter the pecking orders of power, privilege and wealth. There is no true distinction between public and
private property. What a wealthy ruler gives away may be taken back... ». M. Clement Henry et Robert Springborg,
Globalization and the politics of development in the Middle East, Cambridge University Press, 2001, p. 169.
54. La presse (en particulier le mensuel Économie et Entreprises, juin 2002, nO39, p. 9) avança le chiffre de 55
millions de DH même si ce montant n'a jamais été communiqué ou confirmé officiellement. il semblerait selon
certains observateurs que, au vu de l'émotion suscitée par cette affaire, cette somme n'ait finalement pas été déboursée voire qu'elle ait été gelée in extremis. Si la péripétie est avérée, il y aurait là un curieux parallèle avec J.M. Messier
dont le montant des indemnités, pourtant dûment avalisé par ses administrateurs, n'a finalement jamais été
déboursé ...
55. « Contacté par la revue Économie & Entreprises, Mourad Cherif nie l'information et reconnaît que son
contrat prévoit des indemnités qu'il refuse de dévoiler. Or en réalité, Cherif n'a pas été limogé puisqu'il a été muté
. par dahir à la tête de l'OCP une semaine plus tard, d'autant plus que c'est sa majesté aussi qui l'a nommé à l'ONA.
[indemnité n'a donc pas lieu dêtre, Chérif aurait profité de ce départ accéléré pour lui donner la connotation d'un
licenciement et encaisser les 55 millions de dirhams. Pendant le conseil du lundi qui sest tenu à 18 h, il n'a été question ni de limogeage ni d'indemnités ... ». « Confidentiel: Un limogeage bien récompensé! », Économie et Entreprises,
n° 39, juin 2002.
56. Ce fonctionnement paraît antinomique à la nouvelle loi sur la société anonyme: « Chaque administrateur
doit obtenir toute information lui permettant de prendre une décision éclairée. Cette information devrait lui parvenir par l'intermédiaire du président du conseil, dans un délai suffisant avant sa tenue, sous peine de nullité de la
délibération du conseil.» Dixit Masnaoui, Mazars et Guérard (voir Économie et Entreprises, avril 2000).
424

OEUXltME PARTIE -

LA

GOUVERNANCE CORPORATIVE À TRAVERS LE MONDE

Certes, mais encore faut-il ne pas confondre l'habillage «légaliste» des décisions et
leur légitimité. Même s'il est non moins exact que la solitude d'un dirigeant est pesante
et que le conseil d'administration ne lui a pas forcément rendu service en entérinant
sans guère de débats les choix stratégiques les plus lourds de conséquences. Faudrat-il alors recourir aux pirouettes d'un dirigeant français lors de l'affaire du sang contaminé et conclure sur le registre des sophistes: notre président est responsable mais
pas coupable" ... ? La perspective sociologique qui est la nôtre est autre: elle n'implique
pas tant la stigmatisation des personnes que la mise en évidence, à travers leurs comportements, de mécanismes et de structures sociales anomiques et incohérents. Sans
oublier que, comme le rappelle Bourdieu, « les dominants sont aussi dominés par leur
domination+ ». C'est là tout le problème de la part de l'individu et du collectif pour
savoir où mettre le curseur dans la part de liberté que ménage tout espèce de jeu
social.
Au terme de cette investigation, un principe de précaution ultime s'impose. Ne
considérer l'aNA que sous l'angle financier ou économique serait plus qu'insuffisant:
erroné. On risque de rester à la surface des choses et de ne saisir que des symptômes
du mal, alors que les causes profondes sont celles que l'analyse comptable et financière
traditionnelle tend à oublier: les hommes, les stratégies, le politique. C'est pourquoi
un bilan quantitatif" sera toujours réducteur et qu'il doit être complété par un bilan
qualitatif dans le cadre d'un diagnostic global d'entreprise. À ce niveau, le constat est
rédhibitoire: le déroulement autocratique et confus du mandat de M. Cherif en l'absence de tout contre- pouvoir aussi bien que sa fin abrupte au terme d'un fiat énigmatique mettent en évidence la précarité structurelle du fonctionnement
du groupe et
laissent entière la question de son déficit d'institutionnalisation,
véritable épée de
Damoclès suspendue et irrésolue. Lévaluation de l'adéquation entre la cohérence des
choix stratégiques du groupe aNA et ses ressources mobilisables (définies par ses
contraintes mais aussi par son potentiel) montre un fossé impressionnant: plus qu'aux
deux niveaux traditionnels de la performance et de l'efficience, c'est au niveau de
1'«effectivité », le critère stratégique au sens fort (puisqu'il croise les moyens, les
résultats et les objectifs choisis), que l'échec est le plus patent. La communication s'est
alors rapidement réduite à une politique d'image. L'incapacité de saisir les nouveaux
enjeux, l'absence d'un projet d'entreprise mobilisateur et le manque de détermination
et d'audace ont fait le reste. Au final, tous les échafaudages de rationalisation se sont

57. Le communiqué officiel de l'ONA, paru à cette occasion, reste dans une tonalité sobre, factuelle et... surréaliste: « Le Conseil d'Administration d'ONA s'est réuni lundi 8 avril 2002 sous la Présidence de Monsieur Mourad
Chérif. Appelé à exercer d'autres fonctions importantes pour le pays, Monsieur Mourad Chérif a transmis ses fonctions de Président Directeur Général à Monsieur Bassim [aï Hokimi. Monsieur Mourad Chérif a pris la tête du Groupe
ONA le 20 avril 1999. En Iespace de trois ans, il a, avec ses équipes, profondément rénové le Groupe. Sous son
impulsion.l'O A a acquis une nouvelle dimension, d'abord par la prise de contrôle de la SNI, puis par l'établissement
de partenariats stratégiques, enfin par le développement des métiers du Groupe à travers une démarche de croissance
interne et externe. Ce développement a été conduit en maîtrisant les grands équilibres financiers et avec une attention
permanente aux ressources humaines du Groupe» (Site 0 A).
58. P. Bourdieu, op. cit., p. 12.
59. Ce bilan global peut paraître accablant, il est en réalité sûrement et largement sous-estimé car l'ONA reste
une boîte noire et le black-out sur l'information pertinente, l'extrême difficulté même aujourd'hui à obtenir des
chiffres plus détaillés et désagrégés font craindre à Iobservateur le pire.
LA GOUVERNANŒ

CORPORATIVE AU MA/IOC

425

effondrés: sur fond de pilotage à vue et sans grande ambition majeure, l'ONA tend à
se réduire à une cash machine sans âme et sans effet d'entraînement sur le tissu national. Même au niveau du débat d'idées, et ce n'est pas la défaillance la moins redoutable, le groupe est absent et sans voix, sans imagination ni créativité intellectuelle,
n'ayant jamais pu/su ou voulu s'engager et investir dans la production de sens à travers
des institutions de réflexion, des centres de formation, des universités ouvertes, comme
le font les grands financiers (Soros) ou les grandes entreprises de cette envergure.
Absent des débats majeurs qui agitent les entreprises mondialisées (développement
durable, knowledge management, intelligence économique, stakeholders, etc.), le groupe
n'a ni la politique de ses moyens ni les moyens de sa politique. Malgré les déclarations
d'intention, l'ONA reste un OENI (« objet économique non identifié »), véritable
hybride avec un pied dans l'économie de marché et l'autre dans l'économie politique.
Sans aucune visibilité internationale, dénué de toute stratégie conséquente de mondialisation, l'ONA reste un acteur provincial de deuxième plan qui peine à exister en
dehors de son pré carré, protégé et patronné.

2.

IMMUNITÉ ET DISSUASION: MÉCANISMES, PROCESSUS ET STRATÉGIES
DE GOUVERNANCE CORPORATIVE

2.1 GOUVERNANCE DE PAPIER
Face aux dérives que nous venons de décrire, quels sont les mécanismes de protection et autres garde-fous prévus d'abord juridiquement? La loi de 1996 sur la société
anorryme'", qui encadre juridiquement la gouvernance corporative au Maroc, n'est en
réalité qu'une copie conforme de la loi française de 1966 magistralement décodée et
décortiquée par Peyrelevade". Elle fut promulguée à l'époque de l'opération dite
d' « assainissernent=» lancée par Basri, ex-ministre de l'Intérieur, figure de proue de
l'ancien régime hassanien. On retrouve à l'occasion de cette loi d'abord une constante:
le Maroc aime le droit". Création de commissions et de comités, textes en discussion
et organigrammes en préparation font la une des journaux à longueur de colonnes.
La production de lois, décrets, circulaires est un sport national qui ravit nombre
d'amateurs de la chose juridique. Même si l'application tarde et que l'intendance ne
suit pas.
La nouvelle loi ne fait pas exception à cette règle: sa pragmatique n'est pas à la
hauteur de son esthétique. La nouvelle architecture proposée en vue d'organiser la
séparation des pouvoirs et la « dualité institutionnelle» en mettant fin à la confusion

60. Dahir 96-124, BO 4422/17, octobre 1966.
61. Jean Peyrelevade, Le gouvernement dentreptise ou lesfondements incertains d'Urinouveau pouvoir, Economica, 1999.
62. Opération inquisitoriale qui, comme son nom ne l'indique pas, fut une gigantesque opération de règlements
de comptes menée par l'ancien ministre de l'Intérieur Basri en vue de terroriser la bourgeoisie d'affaires et derrière
elle le pays entier sous prétexte de lutte « orientée" contre la corruption.
63. Trop de lois tuent la loi, tout comme en France où les énarques sont persuadés que le droit public peut à
force de lois et de décrets agir sur la société. Voir Jean Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Il République,
Flammarion, 1996.
426

DEUXIÈME PARTIE

-LA

GOUVERNANCf CORPORA TIVE À TRA VERS LE MONDE

des fonctions (directoire + conseil de surveillance) est passée largement inaperçue
du monde réel. Classiquement et sans surprise, elle est restée largement un vœu pieux
sur le papier sans guère d'applications pratiques. Les entreprises qui y ont souscrit se
comptent sans doute sur les doigts de la main. Les seules avancées permises par ce
texte ont été le commissariat aux comptes, la publication des comptes annuels et la
régularité des actes sociaux, sans oublier la publicité de certaines opérations liées à
la bourse (franchissement de seuil, etc.). Peut-être faudrait-il nuancer quelque peu
ce jugement et faire la différence entre les sociétés fermées (familiales) et les sociétés
ouvertes: d'après nos amis praticiens-juristes, la prise de conscience des responsabilités pénales et civiles induites par la loi inciterait progressivement les dirigeants à
relativement plus de prudence et de retenue. A part cela, qui n'est pas rien, on est plus
dans le respect des formes, et l'on continue de cultiver les apparences. Ainsi les comités techniques prévus (audit, rémunération ...) n'ont guère proliféré.
Dans le cas qui nous occupe, les mêmes causes ont produit les mêmes effets:
malgré l'observance formelle des textes, les pratiques et le fonctionnement concret
du conseil d'administration de l'ONA l'ont vidé « ordinairement» de sa substance".
La composition d'abord du conseil d'administration ne lui permettait sans doute pas
de contrôler efficacement la direction. Composé de notoriétés autochtones et internationales mais toutes fort occupées par ailleurs, le conseil n'a jamais été le lieu de
vrais débats mais plutôt le siège d'un consensus mou". Si courtoisie et civilité mondaines entre gens de bonne compagnie sont attestées par tous les témoignages probants,
par contre, aussi bien la validation de la stratégie et la surveillance de sa mise en œuvre
que l'évaluation globale des performances (qui font pourtant partie des attributions
du conseil) sont restées très en deçà des conditions idéales d'un débat franc, vigoureux,
sans concession. Formalisme policé et rituel légaliste ont maintenu l'honorable façade,
mais sans plus. Le conseil n'a guère laissé de trace de contributions décisives ou d'apports intellectuels transcendants: l'histoire n'a guère retenu qu'un administrateur ait
brillé ou démontré une inspiration mémorable dans la conduite stratégique du groupe.
Aucun fait saillant, aucune initiative majeure n'ont marqué la présence de Abdelfattah
Frej, secrétaire particulier de Hassan II et l'un des trois administrateurs de Siger"
(représentant l'actionnaire de référence). Plus que de recul, les membres du conseil
souffraient plutôt dëloignement vis-à-vis des réalités de l'entreprise. Faute de disponibilité et de désir, aucun d'entre eux ne s'estjamais autorisé à pratiquer un des meilleurs
exercices qui soit pour faire l'apprentissage de l'entreprise: aller sur le terrain, visiter
les filiales, rencontrer les cadres opérationnels, les dirigeants de terrain, se faire expliquer les enjeux, bref toucher concrètement le triptyque hommes/produits/marchés.
Parallèlement et réciproquement, les demandes de dirigeants de terrain de rencontrer

64. «Aucun investissement enregistré depuis l'arrivée du nouveau président n'a reçu l'avaldes administrateurs. »,
Hassan Alaoui, «ONA, qui tire les ficelles? », Économie et Entreprises, avril 2000.
65. Même la présence d'un administrateur étranger comme Franck Riboud, PDG de Danone, n'y a pas changé
la donne. TIfaut dire qu'avec moins de 3 % du capital de 1'0 A, celui-ci n'y jouait qu'un rôle honorifique. Sans
compter que son véritable et unique intérêt, à savoir sa présence à Centrale Laitière, ne pouvait être que favorisé par
Wle attitude bienveillante et conciliante de sa part.
66. Aussi sourds et aveugles, les deux autres administrateurs, Brahim Frej et Abdelkrim Bennani, furent tout
aussi évanescents et n'ont guère marqué l'histoire du groupe.
LA GOUVERNANCE

CORPORATIVE AU MAROC

427

des administrateurs ou même le président du conseil d'administration lors de
dysfonctionnements internes majeurs précédemment évoqués ne furent jamais exaucées", alors que de telles rencontres auraient pu fournir des remontées d'informations
cruciales pour la bonne marche de l'entreprise.
Dans la foulée, le conseil n'a guère fait preuve d'auto-analyse: aucune évaluation
professionnelle formelle du conseil lui-même et des administrateurs (que ce soit à
l'interne ou par un consultant extérieur) n'a pu avoir lieu: l'exigence de calibrer,
mesurer et juger de l'efficacitédu conseil et de celle de ses dirigeants face à leurs responsabilités et à leurs priorités stratégiques ne semble pas avoir effleuré les administrateurs. En vérité, plus que les attributs de disponibilité, de compétence ou
d'expérience, qui ne furent pas toujours au rendez-vous, c'est plutôt le caractère des
hommes (et en l'occurrence, sa mise en veilleuse) qui est et reste déterminant: le
caractère seul qui permet de poser les questions difficiles, de mettre au défi les dirigeants, d'exprimer des points de vue pas toujours politiquement corrects. Car, en
définitive, c'est moins en vertu d'une force intrinsèque du dirigeant que par la passivité des instances chargées du contrôle que ledit dirigeant peut se permettre de «faire
la loi ».
Dès lors, avec des administrateurs peu focalisés, peu préparés, peu vigilants, le
résultat final était prévisible. Un conseil docile vis-à-vis de son PDG, une instance
considérée, de l'avis de tous les observateurs, comme une simple chambre d'enregistrement, des responsabilités qui se dérobent et des errements ne donnant lieu à aucun
questionnement incisif, à aucun débat approfondi. ln fine, un non -événement qui, là
encore, n'a rien d'exceptionnel (ce qui ne l'absout pas) et qui rejoint malheureusement
le caractère fictif de nombre de conseils d'administration dans ce pays et par le
monde".
D'autres éléments de marché n'ont pas joué leur rôle, en particulier les analystes
financiers. En raison de l'étroitesse du marché boursier, la dépendance capitalistique,
financière ou simplement idéologique les empêche de faire un travail véritablement
indépendant: faut-il rappeler que l'aNA représente la moitié de la capitalisation
boursière de la place de Casablanca? On imagine l'audace ou l'inconscience qu'il
faudrait à un analyste pour opérer un véritable travail de fond permettant de décrypter la vérité des comptes de l'aNA. Aucun d'entre eux n'est aujourd'hui adossé à une
structure assez solide et autonome pour se permettre de le faire. Peut-être faudrait-il
aussi incriminer un manque d'expertise et la nécessité d'une formation plus pointue,
tant parfois les analyses financières apparaissent légères, voire rudimentaires. En effet,

67. Cette fonction de recours et de veille fut toujours exclue avec des réponses du genre: « on ne peut pas
court -circuiter le président,..» ou encore « vous avez votre hiérarchie ... » ou bien même dans un registre plus franc:
« on veut pas de problèmes ... ». On retrouve là, chez les administrateurs
en particulier comme dans Iélite d'État d'une
manière plus générale, une indéniable capacité à théoriser leur passivité.
68. À un niveau plus élevé, on peut se demander aussi, comme le fait Carlos Ghosn, patron de Nissan, si, à
raison de 6 réunions par an, les administrateurs
ont tous les éléments et sont vraiment outillés pour porter un jugement sur la stratégie d'un groupe, ses forces et ses faiblesses (Yves de Kerdrel, « Que reste-t-il du rapport Bouton? »,
Les Échos, 25/09/2003).
428

DEUXltME PARTIE

-LA GOUVERNANŒ

CORPORA TIVE A TRA VER5 LE MONDE

l'analyse d'entreprise est moins une science exacte qu'un art du décryptage et de l'investigation, une discipline d'interprétation et de vérification qui ne devrait pas se
limiter aux seules données comptables officielles mais devrait mobiliser d'autres
sources d'information qualitative et quantitative ayant trait à la stratégie de la société,
ses hommes, son organisation, ses produits, ses dimensions techniques et commerciales. En ce sens, l'analyse financière stricto sensu devrait être réinsérée dans une
démarche plus globale de diagnostic d'entreprise. A contrario, la concentration excessive sur les chiffres bruts de résultats, le cantonnement descriptif, l'absence de questionnements fouillés sur les stratégies menées, implicites et explicites, potentielles et
alternatives, l'ignorance des réalités humaines et organisationnelles sèment des doutes
sur la valeur ajoutée et la fiabilité ultime des analystes.
Dernier élément: l'audit des comptes. Certes, les comptes de l'aNA aujourd'hui
sont certifiés par des commissaires aux comptes (en l'occurrence, Priee Waterhouse
et Ernst & Young), et c'estlà évidemment un progrès par rapport à une période antérieure. Cela dit, il faut relativiser cette certification, car la signature d'un commissaire
aux comptes n'est jamais une garantie totale de la véracité des comptes. De manière
générale, il est établi que l'audit des comptes ne se focalise que sur le respect des
procédures, ne maîtrise guère les complexités opérationnelles, ne fonctionne correctement que si les dirigeants sont de bonne foi, et, au final, n'a guère de chance d'être
efficacesi le contrôle interne lui-même est affaibli". Outre les déficiences intrinsèques
de la doctrine et de l'appareillage comptable lui-même", les réalités concurrentielles
de toute entreprise d'audit, ici et ailleurs, les conflits d'intérêts (puisque le commissaire
aux comptes est rémunéré par la société auditée) et enfin, last but not least, les scandales internationaux" (on se rappellera Arthur Andersen in memoriam) ont contribué largement à décrédibiliser cette pièce maîtresse de gouvernement d'entreprise.
Bref, les signatures prestigieuses de tel ou tel cabinet ne garantissent en rien l'identification des zones à risque de l'entreprise.
2.2 DE LA CONTRE-GOUVERNANCE: SYSTÈMES D'IMPUNITÉ ET DISPOSITIFS
DE PROTECTION CROISÉE
Une fois ces paravents légaux posés et établis dans leur force mais aussi leurs
limites, il importe maintenant d'entrer plus profondément au cœur de la réalité. Après
la question de la gouvernance du management, à savoir: comment les actionnaires
et autres parties prenantes (principalement l'État et les autres actionnaires) parvien-

69. Or, à la période concernée, et l'anecdote en dit plus sur Ieffritement intérieur et la détérioration des systèmes de contrôle internes que n'importe quelle autre démonstration, le directeur de l'audit et le directeur des systèmes
d'information étaient... mari et femme! Ce qui, même pour des novices du fonctionnement d'entreprise, paraîtra
incongru tellement le conflit d'intérêts est éclatant.
70. À relire un classique toujours d'actualité sur le manque de pertinence accru de la comptabilité dentreprise:
Robert Kaplan et Thomas Johnson, Relevance lost: The rise and faU of management accounting.
71. Pour mémoire, l'affaire Coopers & Lybrand/Maxwell (caisses de retraite pillées), Priee et Ernst & Young!
BCC! (prêts fictifs), KMPG/Sasea (bilans falsifiés mais certifiés), PriceWaterhouse/Ferruzi (pots- de-vin pour partis
politiques), Deloitte & Touche et autres/Savings and Loans (certification de comptes sans actionner la sonnette
d'alarme), voir Le Capital, mars 1995.
LA GOUVERNANΠCORPORATIVE AU MAROC

429

nent-ils à contrôler/ne pas contrôler le dirigeant? vient le temps de la seconde interrogation,
à savoir celle du management
de la gouvernance.
Si la première
interrogation est classique et sa réponse malheureusement
prévisible, comme nous
l'avons montré plus haut, la seconde est oblique et porte une charge ironique de
réciprocité: comment un dirigeant s'y prend-il pour gérer en retour, bref « digérer»
ses requérants ou autres stakeholders? Comment peut-il s'affranchir des contrôles
formels qui existent? Quels moyens met-il en œuvre pour minimiser sinon neutraliser Iefficacité des dispositifs de contrôle? Bref, comment peut-il durer malgré nombre
de revers? La réponse est évidemment d'ordre sociologique et non juridique, car le
dirigeant, sauf preuve du contraire, préfère fonctionner dans la légalité. Cette réponse
sociologique peut alors être résumée de la manière suivante:
adossés à des activités sociales et des connections mondaines faites d'intercélébration et
d'inter-légitimation, des réseaux relationnels puissants et protéiformes favorisent des
solidarités de corps et créent des effets de halo à travers une gestion des impressions et
des protections, permettant au dirigeant, sinon d'échapper au questionnement critique
de la performance, du moins de minimiser les risques de toute remise en question institutionnelle et de circonvenir ainsi les équilibres de pouvoir prévus par les textes officiels
organisant la gouvernance corporative. Bref, la sociologie contre le droit.
C'est cette contre-gouvernance
qui est une certaine forme de gouvernance
logique d'entreprise que nous allons maintenant examiner en détail.

socio-

le sérail techno-politique
La carrière ministérielle de M. Cherif sous Hassan II en fait un des hommes du
sérail, poids lourd du système, pilier de l'establishment marocain trustant même à
certaines périodes différentes fonctions en même temps. Ainsi, le Il novembre 1993,
il est appelé à des fonctions ministérielles, occupant successivement les postes de
ministre du Commerce extérieur, des Investissements extérieurs et de 11.rtisanat (dans
le gouvernement présidé par Karirn Lamrani), puis le 15 juillet 1994, il est reconduit
au poste de ministre des Finances et des Investissements. Le 25 février 1995, il est
nommé directeur général du groupe OCP et reçoit la décoration de chevalier de
l'ordre du Trône. Le 2 avril 1996, parallèlement à ses fonctions au sein de l'OCP, il est
nommé membre d'un groupe de réflexion auprès de Hassan II. Du 13 août 1997 au
14 mars 1998, il occupe, outre ses fonctions à l'OCP, le poste de ministre de l'Habitat,
de l'Emploi et de la Formation professionnelle. Le 20 avril 1999, il est nommé président-directeur général de l'ONA, parallèlement à ses fonctions de directeur général
de l'OCP, qu'il continue à occuper jusqu'au Il novembre 1999. Le 9 avril 2002, il est
chargé, à nouveau, des fonctions de directeur général du groupe OCP. Une telle
accumulation de titres, d'ornements, d'honneurs, de fonctions, de missions, de qualifications et de certifications constitue un rempart impressionnant, premier maillon
significatif du dispositif de dissuasion dans lequel s'enracine la stratégie de protection
et de sécurisation des hauts dirigeants.
430

DEUXllME PARTIE -

LA

GOUVERNANŒ CORPORA TIVE À TRA VERS LE MONDE

Le dispositif médiatique
Au niveau médiatique, l'alignement systématique d'une certaine presse est suscité,
organisé, encadré": les articles du quotidien L:Économiste et de l'hebdomadaire La
Nouvelle Tribune assurent une couverture médiatique radieuse où jour après jour,
semaine après semaine, l'hagiographie le dispute à l'hyperbole". C'est Radio-Tirana
de la belle époque (stalinienne) ou encore l'éthique journalistique de la Corée du Nord
où le message se résume en une expression unique, absolue et éternelle: gloire au
grand leader. Le summum de la désinformation est atteint le jour même de l'éviction
de M. Cherif par le palais: ce jour-là, embarrassés, hésitant entre flagornerie précautionneuse et mutisme nécrologique, les deux journaux s'efforceront laborieusement,
de la manière la plus outrancièrement contrefactuelle, de «recadrer» ce limogeage
en règle pour le faire passer comme une étape positive dans la carrière au long fleuve
tranquille du président de l'ONN4. À leur décharge, il est vrai que l'homme ne se
retrouvait pas à la rue puisqu'il réintégrait l'OCP. Mais le retour à une fonction précédemment occupée, très rare dans ces milieux, marque bien qu'il ne s'agit pas d'une
promotion mais d'un recul de carrière (ou à tout le moins d'un arrêt de sa progression).
Là aussi, rappelons-nous la mise en scène de l'honorable éviction de Basri: les gouvernants s'arrangent toujours pour sauver l'apparence aux serviteurs en disgrâce. Le
constat est en réalité beaucoup plus global: grâce à la consanguinité d'habitus et
d'intérêts, les décideurs économiques prêchent auprès de supports tendanciellement
acquis à leurs thèses" et prédisposés à relayer des contes de féepolitiquement corrects.
Quant aux écarts ou accidents de parcours qui touchent «ceux qui comptent», ils
sont savamment circonscrits et habilement redimensionnés au point d'en effacer toute
charge négative.
Le réseau familial
Beau-frère par alliance de Driss Benhirna (fils de l'ancien ministre de l'Intérieur
à l'époque d'Oufkir), M. Cherif bénéficie à travers ce réseau de tout un ensemble
72. À l'interne, un cadre dirigeant se souvient précisément d'une réunion de juillet 2000 où Iordre du jour était
le suivant: comment s'assurer les grâces des journaux, comment identifier les journaux fidèles qu'il fallait choyer (La
Nouvelle Tribune), refuser tout interview aux journaux dits hostiles ... À cette occasion, il fut d'ailleurs formellement
demandé aux participants directeurs de liliales et autres de s'abstenir de tout soutien publicitaire aux journaux peu
malléables (en particulier Le Journal qui fut alors black-listé pour avoir exprimé doutes et perplexités sur la stratégie
suivie par M. Cherif).
73. À l'occasion de léviction de Fouad Filali, Le Journal revient sur le fonctionnement de cette presse encore
peu émancipée: « Le traitement par une large partie de la presse de la "démission" de M. Filali vient nous rappeler
combien cette pratique [la langue de bois 1 est chère à nos confrères. "M. Filali a émis le souhait de partir". La vérité
cest que M. Filali a été le dernier à apprendre son départ précipité. On ne démissionne pas un samedi depuis Paris.
Et quand un départ est programmé, on ne convoque pas le conseil pour le jour-même Nous n'avons eu droit qu'à la
"démission souhaitée': "le changement dans la continuite. Tout va bien, tout est rose. Quel respect a-t-on pour ses
lecteurs, pour soi-même quand on se sent obligé d'enjoliver une vérité crue? En oblitérant la vérité, la presse n'aura
servi ni la dignité, encore moins la crédibilité d'un président sortant. Pour notre part, nous ne lui faisons pas cette
insulte.» (Le Journal, mars 1999).
74. La palme dor des contorsions revient sans conteste à La Nouvelle Tribune qui se fendit ce jour-là d'un long
éditorial expliquant doctement et dialectiquement que blanc pouvait signifier noir et vice-versa ...
75. À titre dexernple parmi des milliers d'autres, l'article sans recul et sans nuance de Fayçal Haffaf: « rocp,
un pollueur respectable», dans La Gazette du Maroc, n° 117, 26 mai 1999.
DEUXltME PARTIE

-LA

GOUVERNANCE CORPORA TIVE À TRA VERS LE MONDE

avant de s'engager dans une direction ou une autre. Bref, sans être représentatif au
sens statistique des entreprises marocaines, l'aNA a une dimension structurante et
prégnante, voire « identitaire » telle que rien de ce qui s'y passe n'estétranger ou anodin
par rapport au pays. Vitrine du pays, la façon dont le groupe s'inscrit dans la modernité, ses avancées et ses reculs en ce domaine, revêt de ce fait une valeur particulière
et emblématique: compte tenu du positionnement de ce groupe dans le pays, il est
compréhensible que tout débat sur son histoire, ses valeurs, ses pratiques, convoque
et interpelle nombre d'enjeux sociaux sous-jacents dans le pays. Entreprise de droit
privé, mais avec un acteur de référence royal (donc quasi public), machine financière
impressionnante (8 % du PIE), mais en même temps locomotive du développement
industriel national, bref entreprise « privée-publique », l'aNA illustre l'ambivalence
et le constant mélange de genres caractérisant nombre d'entreprises marocaines qui
d'un côté ne jurent que par le sacro-saint libéralisme tout en jouissant en réalité de
confortables rentes économiques. En d'autres termes, le groupe est exemplaire, pour
le meilleur et pour le pire, dans ses réalisations aussi bien que dans ses dérives. Et la
question de sa gouvernance corporative n'y fait pas exception.
Tout ce préambule vise moins la précaution oratoire que le caveat méthodologique: de quoi parle-t-on?
Un dernier point d'importance dans l'ordre du modus operandi de cette recherche
mérite d'être mentionné. En effet, une revue de la littérature académique et professionnelle révèle un grand mutisme sur la gouvernance corporative dans les pays dits
du tiers-monde, émergents ou en transition'? ou présumés en voie de développement
(selon les terminologies aussi ambiguës l'une que les autres. On y trouve une hésitation entre deux modes d'approches: au mieux, le premier prendra à la lettre les formalismes administratifs et institutionnels qui, faisant assaut d'ostentation moderniste,
déclinent et organisent la gouvernance corporative (GC) sur le papier. Au pire, le
second n'y verra que proto-gouvernance, préhistoire de la GC, bref autant d'étapes
balbutiantes sur une voie de progression graduelle!' vers un modèle universel" qui
serait le modèle anglo-saxon (ou un modèle angle-saxon rénové et débarrassé de ses
propres turpitudes). Dans les deux cas, les propos y sont souvent d'une pauvreté
affligeante et d'une banalité planétaire: le matériau empirique y est pratiquement
absent sinon sous une forme anecdotique et les généralisations sont souvent peu
étayées et guère argumentées. Si les études descriptives et analytiques sont rares, par
contre les considérations normatives et positivistes sur les «meilleures pratiques»
abondent. C'est en réaction contre cet état de fait que nous avons pris la résolution
d'aborder notre sujet en commençant dans un premier temps par l'exposé microempirique d'un épisode managérial daté et situé dans une entreprise marocaine
majeure. De là, nous tenterons ensuite de valider ce modèle ainsi dégagé et d'évaluer
sa portée de généralisation et d'extension à l'ensemble des entreprises au Maroc. Du
particulier au général, du singulier à l'universel: c'estsur la base de ce point de départ

10. Aoki Masahiko et Hyung- Ki Kim, Corporate Governance in Transitional Economies: Insider control and
the role ofbanks, The World Bank, 1995.
Il. Un peu selon le paradigme du développement linéaire de Walter Rostow.
12. Voir Roland Perez, op. cit., p. 19.
LA GOUVERNANΠCORPORATIVE AU MAROC

431

d'éclairages cruciaux sur les jeux de pouvoir et de carrière. Par rapport à son beaufrère Benhima, solidarité et renvois d'ascenseur fonctionnent classiquement: on
mentionnera, pour mémoire, l'exemple entre autres du don de plusieurs millions de
DH pour la calamiteuse campagne de candidature du Maroc à l'organisation de la
coupe du monde de football en 1999-200076• Mais les interactions familiales ne s'arrêtent pas là. La protection juridique était assurée par Amin Cherif, frère du président,
en charge de certains dossiers importants au niveau du holding de l'ONA. Quant à
sa femme Leila Cherif (née Benhima), présidente d'une association de bienfaisance,
I'Heure Joyeuse, elle est une figure en vue du charity business, marché aujourd'hui
florissant au Maroc et dans lequel il n'est pas toujours facile de séparer le bon grain
de l'ivraie. il faut dire qu'aujourd'hui au Maroc, à côté d'ONG respectables et vraiment
autonomes, pullule une pléthore d'ONG à vocation marchande/ou personnelle, d'associations-écuries pour des carrières politiques, bref toute une juteuse « société civile
des affaires », voire une « société civile de pouvoir », qui nant que de lointains rapports
avec le véritable concept d'ONG. Dans un deuxième cercle, il faut signaler d'autres
accointances politico- familiales indirectes qui peuvent se révéler opportunes: Rachid
Benyakhlef, patron du pôle mines et fidèle lieutenant de M. Cherif, se trouve être
lui-même le gendre du Dr Khatib, secrétaire général du PJD, parti d'inspiration islamique dit « modéré» (c'est-à-dire domestiqué et préempté par le pouvoir).
Les dans régionaux

Les systèmes de mondanités structurelles expliquent pourquoi ces puissants sont
en même temps tous éminemment influençables: enserrés dans des réseaux de réciprocité, sownis sans cesse aux coups de fil symétriques et aux jeux d'ascenseurs mutuels
entre obligés et obligeants, ils s'inscrivent defacto dans un système de don/contre-don
que l'anthropologie classique de Marcel Mauss à Lévi-Strauss a mis en évidence de
manière universelle". Dans ce cadre, les origines régionales ou étrangères peuvent
constituer aussi un bouclier relationnel significatif dans la mise en place du système
de protection croisée des grands dirigeants. Ainsi peuvent s'expliquer les relations
avec Benharbit, ex-directeur de cabinet de Basri (ancien ministre de l'Intérieur de
Hassan II), gendre du roi Hassan II et ancien responsable sécuritaire en Algérie du
temps de la colonisation. De même, les voisinages tangérois peuvent rendre compte
de la proximité avec Aberrahmane Youssoufi,ancien premier ministre de la présumée
« alternance» instituée par Hassan II.

76. Campagne emblématique d'un certain mélange de genres (copinage, agents de l'ONE, non-professionnels)
où l'amateurisme l'a disputé à la légèreté avec les résultats que l'on sait, en termes d'image pour le pays. À cette date,
le bilan financier de la campagne n'est apparemment toujours pas connu et validé. «les responsables de la campagne
ont mené le peuple en bateau en lui assurant que notre candidature était solide », dans I.:Opinion, citée par Faouzi
Mahjoub: «Mondial 2006, pourquoi l'Afrique n'a pas gagné», jeune Afrique, n° 2061, du 11 au 17 juillet 2000. Voir
aussi sur l'aspect gouvernance de cette affaire l'article de Bnadad Hassan: «La complainte de Benhima », Demain, du
14 au 21 juillet 2000, et idem: «Le degré zéro de la communication», Demain, du 15 au 21 juillet 2000.
77. Marcel Mauss, «Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques ». I.:Année
sociologique, 1923·1924, t. I, p. 30-186, rééd. dans idem, Sociologie et Anthropologie, Paris: Presses universitaires de
France, 1950 (6' éd., Paris, Presses universitaires de France, coll «Quadrige», 1995, p. 143-279).
LA

GOUVERNANCf CORPORA rIVE AU MAROC

empirique que nous nous efforcerons ensuite de construire et d'élaborer une réflexion
conceptuelle plus élargie: en conjuguant faits, hypothèses et interrogations. En essayant
aussi d'abolir cette frontière artificielle entre niveaux: micro et macro qui sévit encore
trop souvent dans les sciences sociales. Sans oublier notre perspective «engagée»
dans une «réflexion-dans-l'action/et
pour-l'action », pour reprendre les concepts de
Donald Schoen 13, tant il est vrai que décrire, comprendre, expliquer peuvent être des
vecteurs de changement trop souvent ignorés.
Cette contribution

se divisera en trois parties principales:

1) Lexposé pratique d'un cas d'école, l'aNA, conglomérat marocain engagé dans
de multiples activités industrielles, commerciales et financières. Ce cas, mis
en perspective dans son contexte politique, économique et culturel, sera, un
peu à l'instar d'une coupe biologique, traité à travers une période privilégiée:
principalement la configuration qui va de 1999 à 2002 et qui correspond au
mandat de M. Mourad Cherif. On se posera les questions-clés de toute gouvernance corporative: accepte-il de rendre des comptes? Pourquoi? À qui?
Comment? Sur quoi? On y exposera, de manière descriptive et argumentée,
comment et pourquoi l'absence de contre-pouvoirs conséquents dans cette
entreprise a pu faciliter une double crise d'efficacité et de légitimité se manifestant à travers une crispation autoritaire, une gestion erratique et une panne
stratégique, le tout synonyme de destruction de «valeur» et de perte de confiance des parties prenantes.
2) Ensuite, en deuxième partie, un essai délucidation et d'élaboration conceptuelle
de ce cas permettant, à travers, entre autres, les catégories de la sociologie
compréhensive, de construire un point de vue. On y démontrera que des
systèmes informels de protection et de connivence croisée, enracinés dans des
maillages relationnels et des réseaux: de sociabilités multiples, mettent à l'abri
le dirigeant d'entreprise en particulier (et les élites de manière générale) de
toute évaluation critique de sa performance, bloquent le processus d'accountability, en empêchant, prévenant et déjouant toute tentative de mise à jour
des dysfonctionnements
opérationnels ou stratégiques qu'a pu connaître le
groupe. Bref ces dispositifs sociologiques de défense et d'intelligence, en renforçant et en verrouillant l'asymétrie d'informations, contribuent à organiser
«l'irresponsabilité»
du dirigeant de manière structurelle et systématique aux:
dépens, sinon de la lettre, du moins de l'esprit de la gouvernance corporative.
Parallèlement, par le biais d'une contextualisation sociohistorique, une tentative d'explication complémentaire sera recherchée et élaborée, entre autres, au
niveau des relations réciproques entre gouvernance corporative et gouvernance
politique dans le cadre de la configuration singulière que représente la «transition démocratique» marocaine au croisement des dynamiques sociétales et
du champ politique.
3) Enfin, à un troisième niveau, un retour d'élaboration théorique adossé à cette
investigation clinique et sociétale permettra de reposer et de re-conceptualiser

13.

D. Schôn, Educating the Reflective Practitioner, Los Angeles, [ossey-Bass, 1988.
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  • 1. CHAPITRE 9 La gouvernance corporative au Maroc Ammar Drissi' MISE EN SITUATION S 'interroger sur la gouvernance corporative (GC) ou gouvernance d'entreprise n'est pas naturel. Ni anodin. Ni fortuit. S'interroger sur le dispositif de pouvoirs « par lequel les entreprises sont dirigées et contrôlées'» n'est jamais neutre. Une telle interrogation n'émerge habituellement (sauf effets de mode inconséquents) que pour trois motifs majeurs: a. Une crise interne d'efficacité et de légitimité d'entreprises majeures; b. Une poussée politico-citoyenne porteuse formes de gouvernance de la cité; d'une interrogation c. Ou enfin une pression normative et prescriptive international en termes de gouvernance. élargie sur les accrue de l'environnement Ces trois motifs, qui sont autant de mobiles, sont rarement isolés mais interréagissent habituellement de manière mêlée et composite. Par voie de conséquence, une telle interrogation sur la gouvernance corporative a nécessairement une dimension et une portée sociopolitiques justiciables d'un éclairage multidimensionnel faisant autant appel à la sociologie des organisations, aux théories de la décision, à la psychologie sociale, aux sciences politiques, à l'histoire économique qu'aux disciplines habituellement convoquées pour une telle étude: sciences de la gestion, droit des sociétés et finance d'entreprise. Sans oublier la nécessité d'une approche historicoculturelle qui puisse rendre compte de la spécificité et de la prégnance du contexte sociétal sous-jacent. C'est donc toutes ces diverses couches de sciences sociales qu'il faut traverser si l'on veut sérieusement maîtriser de quoi on parle. 1. 2. Vice-président senior d'une société internationale d'investissement. Rapport Cadbury (Committee on the Financial Aspects ofCorporate Governance), London, 1992.
  • 2. 402 DEUXIÈME PARTIE - LA GOUVERNANŒ CORPORA TIVE À TRA VERS LE MONOE À côté de ce premier type d'exigences, il existe une deuxième raison plus pratique pour laquelle l'étude de la gouvernance corporative pose problème. Au-delà de la complexité théorique de l'objet lui-même et de la nécessaire adéquation des outils méthodologiques, on bute rapidement sur une aporie pragmatique: l'objet « résiste» car on touche à un dispositif de pouvoir' dont les modalités complexes de constitution et de fonctionnement baignent dans une opacité intrinsèque délibérée et constitutive de l'objet lui-même": le pouvoir avance toujours masqué, caché, celé". Lombre étant constitutive de ce système de gouvernance, toute tentative de l'identifier sociologiquement, toute esquisse pour en fournir une cartographie est reçue comme une tentative de peser sur ce rapport de ce pouvoir lui-même. Dans ce cadre, toute tentative clinique et scientifique de décrire et d'objectiver ce système de gouvernance est perçu immédiatement sur un mode polémique et critique donnant souvent lieu à de violents dénis de réalité. On retrouve là deux démarches souvent utilisées conjointement par les acteurs sociaux dans un champ concurrentiel: la première est la classique instrurnentalisation de la confusion des niveaux entre ce qui se dit, ce qui s'affiche et les pratiques réelles des acteurs. En deuxième lieu, on a une certaine culture marocaine unanirniste soucieuse d'éviter tout ce qui pourrait impliquer ou froisser les élites, avec à la clé cette peur panique d'être perçu comme portant un jugement sur des puissants. Frilosité qui se cache alors sous des prétextes moralisants, des alibis éculés et des rationalisations ingénieuses: « éviter les règlements de compte », « ne pas personnaliser », « éviter la polémique », etc., ce qui revient dans les faits, en se réfugiant derrière des généralités désincarnées, des truismes intemporels, à refouler toute responsabilité, à conforter le statu quo et l'absolution. Tout cela pour mieux se protéger de toute investigation. En réalité tout est bon pour économiser la transparence et éviter d'abuser de la vérité. Limpensé fait toujours partie d'une stratégie, même si l'on peut considérer, et nous le montrerons au fur et à mesure, qu'une telle posture d'opacité ne permet au mieux que des tactiques de survie à court terme sans valeur et sans vision. Corollaire de cette difficulté à la fois épistémologique et pratique: la difficulté à nommer les hommes. La lecture de certaines études dans ce domaine fait parfois ressembler l'entreprise à un champ d'abstractions. Une sorte de « procès sans sujet» cher aux structuralistes purs et durs où l'histoire se réduit à une entéléchie, passage mécaniste d'une catégorie à une autre sur fond d'apesanteur. Contre cette histoire tronquée, réduite à des concepts sans chair ou à des processus sans visage, nous entendons réhabiliter les hommes qui, pour le meilleur et pour le pire, font l'histoire: ni victimes expiatoires, ni boucs émissaires omnipotents, ni automates décideurs, mais des sujets calculateurs et réflexifs pris dans un faisceau de possibilités et de 3. « Ensemble des mécanismes qui ont pour effet de délimiter les pouvoirs et d'influencer les décisions des dirigeants, autrement dit, qui gouvernent leur conduite et définissent leur espace discrétionnaire.» G. Charreaux, Vers une théorie du gouvernement d'entreprise, Cahier de recherche, IAE Dijon, 1996. 4. On retrouve là peu ou prou le même problème méthodologique rencontré par les sociologues pour étudier la haute bourgeoisie. Voir Michel Pinçon et Monique Pinçon, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, 2003. 5. On retrouve ici le fameux adage du pouvoir: «n'en parler jamais, y penser sans arrêt».
  • 3. LA GOUVERNANCE CORPORATIVE AU MAROC 411 les pesanteurs du système, un tempérament plus ouvert, une disposition à ouvrir le jeu, à prendre des risques, à ne pas s'entourer uniquement d'affidés (ce qui devint la norme par la suite), à favoriser la diversité de profils. En résumé, non pas une illusoire et idyllique success story, mais une expérience complexe qui, au-delà des catégories binaires d'échec ou de succès, devra être évaluée comme un processus d'apprentissages historiques dont le sens doit être interrogé tendanciellement sur un temps long. C'est pourquoi paradoxalement, mais c'est là aussi la première vertu d'une mise en perspective comparatiste et historique, il aura fallu attendre d'assister aux déconvenues et à la clôture sans gloire de l'ère Mourad Cherif pour mieux évaluer rétrospectivement les qualités et les limites du mandat Fouad Filali. À partir d'avril 1999, avec l'arrivée d'un nouveau président, Mourad Cherif, la dynamique se fige, l'attention aux hommes et au terrain disparaît, la gestion d'image prend le dessus. Une nouvelle vague d'acquisitions et de ventes disparates se développe alors de manière ponctuelle, au coup par coup, au terme de ce qui s'apparente à une fuite en avant débridée dans laquelle on ne décèle aucun plan d'ensemble. Ainsi, en juillet 1999, l'aNA prend le contrôle de la Société Nationale d'Investissement (SNI). Fin septembre 1999, l'aNA s'associe avec Danone pour acquérir la société de biscuiterie Bimo, puis en mars 2000 le groupe investit le marché des biscuits apéritifs en rachetant la petite entreprise locale Leader Food. Le 25 mai 2000, soit moins d'un an après l'annonce du rapprochement d'AXA Al Amane et de la Compagnie Africaine d'Assurances, ancienne filiale d'aNA, un nouveau leader de l'assurance est créé: AXA Assurance Maroc, né de la fusion entre la Compagnie Africaine d'Assurances (CAA), filiale d'aNA, et AXA Al Amane, filiale marocaine d'AXA. Enfin, en septembre 1999, Managem, holding minier du groupe, signe un accord de partenariat avec la société canadienne de ressources minières Semafo en vue de devenir un explorateur d'or et de métaux de base en Afrique. Fin juin 2000, Managem est introduit à la bourse. En avril 2002, Mourad Cherif est révoqué de l'aNA. Après une période de flottements, les espoirs de redynamisation du groupe basés sur un réel retour d'apprentissage disparaissent rapidement au profit d'une consolidation de l'existant. Pour l'essentiel, le nouveau président choisit le maintien du statu quo et reconduit l'équipe en place sous le mandat de Mourad Cherif. Lénigme du business model de l'aNA reste irrésolue et aucun grand dessein ne paraît émerger. Seul fait marquant, les principaux directeurs de filiales sont promus PDG au terme d'une opération dont l'avenir dira si elle préfigure un désengagement global du holding vis-à-vis de ses activités industrielles: en particulier de l'agroalimentaire qui, s'il fait toujours figure de vache à lait du groupe, se retrouve fortement corrodé et attaqué sur ses marchés, enlisé dans une survie sans perspective. Faute de toute remise à plat opérationnelle conséquente et de renouvellement stratégique approfondi, le groupe reste piégé dans la continuité d'une stratégie par défaut, jamais explicitée ou sérieusement argumentée. Le défi que doit relever l'aNA, pour remédier à la fatalité d'un conglomérat regroupant des activités dispersées sans liens stratégiques entre elles (unrelated diversification), reste entier. Fin octobre 2003, un montage financier qualifié de « clarification» entraîne un toilettage financier visant à présenter un passif plus présentable, et sanctionnant ainsi implicitement la lourde structure de dette accumulée sous le mandat de Mourad
  • 4. 412 DEUXltME PARTIE - LA GOUVERNANCE CORPORA rIVE À rRA VER5LI MONDE Cherif. Si un tel montage, décrit comme une «rotation d'actifs », a sans nul doute pour objectif de nettoyer les comptes, il laisse dans l'ombre la question ultime, à savoir qui paiera in fine cette destruction de «valeur» au prix fort: les actionnaires institutionnels et publics? les porteurs privés? Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le non-exercice du droit d'inventaire et l'absence d'une réflexion stratégique sur l'avenir, le tout sur fond d'une grave crise de confiance interne et d'une démobilisation aiguë du personnel, continuent d'hypothéquer pour l'instant toute perspective de « ré inventer » le groupe. Le risque pointé étant alors moins l'urgence sur un mode catastrophiste que celle d'un «krach lent». Si cette tendance n'était pas enrayée, se profilerait alors à l'horizon le scénario du pire: sans inspiration ni projet collectif, sans politique alternative, le groupe sombrerait alors dans une gestion de repli défensive sur fond d'un maintien étriqué du statu quo à l'abri de beaux restes et à l'écart du pays réel. 1.2 UNE DOUBLE CRISE D'EFFICACITÉ ET DE LÉGITIMITÉ: LES FAITS 1.2.1 Lacrispation autoritariste Le mouvement vers des pratiques plus participatives sous le mandat Filali II (qui va en gros de 1994 à 1999) semblait si profond et si passionnant à vivre que peu auraient imaginé un retour en arrière possible. C'est pourtant ce qui advint de manière impromptue et qui constitue la trame de cette étude de cas. La nomination d'un nouveau président en avril 1999 fut un tournant majeur qui donna lieu à une régression autoritaire de grande ampleur. Au-delà de l'équation personnelle du nouveau dirigeant, l'important fut la mise en œuvre d'un processus de bouclage et de caporalisation du groupe à partir de cette date, inaugurant ainsi un retournement aux conséquences dévastatrices sur les plans humain et comportemental. On repassa, avec une rapidité absolument remarquable, d'une logique d'acteurs, péniblement élaborée, à une logique dexécutants ; d'une logique factuelle, encore bien fragile, à une logique personnelle et subjectiviste; d'une logique de clarification laborieuse à une logique d'occultation sans appel. Un climat délétère s'installa, fait de rumeurs, de «on-dits» et de non-dits, de cabales et de délation. La confusion des registres suivit rapidement: la substance et la surface, le rôle de cadre et celui de courtisan, la compétence vraie et la gestion des impressions, l'essentiel et l'anecdotique ... L'autonomie bien cadrée qui avait été accordée aux dirigeants opérationnels fit place, d'abord à un «double pilotage» en parallèle, puis à une reprise en main insidieuse du pouvoir décisionnaire par le siège à travers des tactiques de parasitages parfois latéraux, souvent occultes au niveau même de la gestion courante. Sur ce point, il est parfaitement concevable de re-centraliser ce qui avait été décentralisé précédemment: c'est un mouvement organisationnel que l'on observe dans la vie des entreprises. Encore faut-il l'expliciter et l'assumer en toute clarté, ce qui implique en bonne logique que la responsabilité soit rapatriée avec la décision: c'est ce qui se passe dans les entreprises, disons, «décentes ». Ce ne fut pas tout à fait le cas dans le groupe.
  • 5. LA GOUVERNANCE CORPORA rIVE AU MAROC 413 De fortes têtes furent alors licenciées, mises au placard ou marginalisées. Les directeurs de filiales qui, à un titre quelconque (en raison de leurs résultats, de leur charisme ou de leur ancienneté), auraient pu constituer, ne serait-ce qu'au niveau du fantasme, une ébauche de fronde ou de contre-pouvoir, furent remerciés: en l'espace de 18 mois à peine, le directeur de Centrale Laitière, le directeur de l'Africaine d'Assurances, le directeur-adjoint de Centrale Laitière, un directeur des mines entre autres (sans parler de la secrétaire du holding) furent ainsi débarqués sous des prétextes divers et dérisoires sans aucune cohérence d'ensemble, si ce n'est celle, inavouée, de se défaire de tous les empêcheurs de gérer en rond. Ou de tous ceux susceptibles de faire de l'ombre au grand leader. Culminant dans le renvoi ultime du DRH, la communication interne disparut complètement, laissant place aux humeurs et rumeurs qui devinrent le mode de gestion courant du groupe. Le politicking" prit le pas sur la substance, la révérence sur la référence, et le comité de direction cessa de se réunir et tomba en déshérence: du coup, les décisions majeures furent prises en secret, voire en catimini. La « pensée unique» devint la pensée furtive puis la non-pensée tout court. Avec ce climat trouble et le retour de la peur, le personnel déstabilisé sombra dans le désengagement ou le retrait, voire le cynisme, avec à la clé une hémorragie de cadres compétents. Toutes les instances potentielles d'autonomie, voire de simple respiration, furent supprimées. Dans ce processus de mise au pas d'une rare violence, ne survécurent que ceux qui se soumirent et firent allégeance. Furent aussi épargnés les cadres étrangers et autres expatriés dociles qui, en raison de leur manque d'implication dans le pays, pouvaient s'accommoder sans états d'âme de cet arasement de toute marge de manœuvre. Toute la diversité humaine et la variété organisationnelle participantes du capital intangible de ce groupe furent mises sous le boisseau. À la décharge des tenants de la nouvelle ligne, il faut reconnaître que les nouvelles règles du jeu furent explicitées très clairement et très rapidement: lors de la première réunion des cadres en avril 1999 avec le nouveau président, celui-ci énonça les nouvelles tables de loi: « le plus important pour moi, cest pas la compétence mais la Iayautéë». On entrait dans un autre monde ...celui de la gestion de cour. LONA connut alors pendant trois ans la forme managériale particulièrement pure et dure d'un modèle de gestion des hommes et de broyage des talents qui sévit au Maroc de manière endémique depuis plusieurs décennies d'indépendance: le syndrome techno-caïdal". À savoir des pratiques traditionnelles de coercition verticales adossées à/et légitimées par une couverture pseudo-moderniste sur fond d'une vacuité stratégique totale. 24. Au sens de petite politique, basse politique. 25. Cette fameuse intervention est reprise et commentée deux fois par Salah adia: « Compétence versus loyauté? », fÉconomiste, 7/5/1999 et 10/5/1999: « Devant ses cadres comme devant la presse, M. Cherif, en prenant ses fonctions de président -directeur général de l'ONA, avait déclaré qu'il cherchait d'abord la loyauté chez ses collaborateurs.» Dans cette exigence d'allégeance à toute épreuve, on retrouve là une figure et une fonction majeure du clientélisme classique: « They, too, preempt any claims for representation or accountability with "social contracts" promising a variety of social services in exchange for loyalty», dans Henry, op. cit., p. 76. 26. Voir à ce sujet: a) A.D: « Les élites marocaines ou l'avenir d'une illusion », Le Journal, du 26 avril au 2 mai 2003; b) Pierre Vernirnmen, La formation des élites marocaines et tunisiennes, La Découverte, 2002.
  • 6. 414 DEUXIÈME PARTIE -LA GOUVERNANŒ CORPORATIVE A TRAVERS LE MONOE Une question sera évidemment sur toutes les lèvres: pourquoi cette crispation autoritaire, ce coup de force directionnel sur fond de« corrosion» des esprits? Qu'estce qui a favorisé, permis et motivé le retour en force d'un fonctionnement, d'une organisation et d'un système de décision que l'on croyait, sinon totalement disparus, du moins fortement érodés et marginalisés, en tout cas obsolètes? À moins de penser de manière expéditive que le projet de renouveau du groupe (durant la période de 1994-1999) n'était lui-même qu'une illusion d'optique, une simple parenthèse, la réponse est complexe tant elle touche au plus intime de nous-même. Sans limite interne et sans garde-fou externe, l'ego du corporate zaim" est mis à dure épreuve: lorsque l'entourage devient une cour étroite d'affidés alignés (<<leshommes du président»), lorsque la demande d'admiration devient un des «fondamentaux» de l'entreprise, lorsque figuration et représentation prennent le pas sur toute autre considération de la réalité, lorsque le miroir fidèle d'une presse dithyrambique" convie le plus sérieusement possible les foules à l'adulation d'un titan doté de capacités d'ubiquité surhumaines, capable d'assurer une multitude de responsabilités associatives et mondaines, de prendre en charge directement la branche assurances de l'ONA, de s'investir dans le think-tank royal (G14), de gérer les deux plus grosses entreprises du pays en même temps, de développer un «militantisme positif et citoyen (sic)29», on a vite fait de passer de l'autre côté du miroir fatal et d'intégrer le monde magique de l'épopée et de la toute-puissance". Autre explication: on n'a que les dirigeants qu'on mérite, diraient les cyniques, et la base n'est pas innocente. Car il faut faire la part de la passivité, de l'inertie, de l'incapacité à s'organiser qui, sur fond de méfiance généralisée, se cumulent et se conjuguent avec une propension culturelle «légitimiste» à s'aligner sur tout pouvoir". Les structures mentales rencontrent ici les structures sociales à l'ombre de cette éternelle fascination de la chute, cette fameuse «servitude volontaire» dont La Boétie s'était déjà fait l'écho il y a quelques siècles. Dans cette veine culturelle, il faudrait aussi souligner à quel point au Maroc le pouvoir tend à être d'abord et avant tout un pouvoir «personnel », voire personnalisé, en l'absence d'une double dimension, celle de la durée et de l'institution. il faudrait alors creuser plus profondément ailleurs du côté des sciences sociales: peut -être du côté de la « violence mimétique» de René Girard, et surtout de «l'amour du censeur» de Pierre Legendre". À un autre niveau aussi fondamental, l'explication relève peut -être aussi de ce que les psychanalystes appellent, 27. En arabe, dirigeant, leader, chef à l'ancienne. 28. S.A., «Comment Mourad Cherif dirige deux mastodontes de l'économie», La Vie Économique, 14 mai 1998. 29. La Gazette du Maroc, n° 117, 26 mai 1999. 30. Les délires mégalomaniaques de type narcissique qu'induit un usage invétéré du pouvoir sont bien connus dans la littérature scientifique spécialisée. Ce qu'on appelle vulgairement le «pétage des plombs» est une réalité humaine. Un tel parcours n'a rien d'exceptionnel et frappe même par sa banalité représentative si l'on ose dire. À lire un ouvrage majeur sur cette transformation des mentalités: Kets de Vries, Combat contre l'irrationalité des managers, Éclitions d'Organisation, 2002. 31. Comme l'a amplement démontré Pierre Bourclieu (entre autres), les pouvoirs ne sexercent qu'avec la complicité et le consentement actifs de ceux qui les subissent Pierre Bourclieu, La noblesse d'État, Les Éditions de Minuit, 1989, p. 10. 32. Pierre Legendre, Lâmour du censeur. Essai sur lordre dogmatique, Le Seuil, 1974.
  • 7. LA GOUVERNANŒ CORPORATIVE AU MAROC 415 justement, le «niveau économique», et qui concerne la répartition et la dynamique des énergies intrapsychiques. Dans certains cas, le refoulement des contenus censurés par l'inconscient est si ardu et mobilise une telle quantité d'énergie, qu'à un certain moment l'équilibre est rompu, et que cette énergie s'inverse dans sa direction: c'est ce qu'on appelle le «retour du refoulé». Il survient alors «en force» et quasiment instantanément. On peut imaginer, par analogie, un mécanisme analogue sur le plan collectif. Leffort pour éradiquer certaines habitudes, pour se responsabiliser et s'autonomiser collectivement, pour faire plus et mieux, pour s'autoriser ..., a mobilisé une telle quantité d'énergie que le coût à consentir est devenu trop élevé. D'où le schéma connu: transgression, angoisse, culpabilité. Et son corollaire fatal: quelque part survient une aspiration à revenir à des schémas sans doute moins valorisants mais bien connus, plus sécurisants, pouvant s'appuyer sur un ensemble de réflexes conditionnés implantés depuis longtemps. Bref, le retour au calme, mt-il plat. C'est, pour filer la métaphore historique, l'équivalent gestionnaire de Thermidor ou de la ContreRéforme, le retour du bâton avec son cortège habituel de chasse aux sorcières, de vilenies ordinaires, d'incorrections mineures et d'inélégances majeures. 1.2.2 Une gestion erratique On peut supposer que ces dysfonctionnements en termes d'attitudes et de comportements ne furent pas sans incidence sur les opérations de gestion. À défaut de pouvoir toujours prouver la causalité au sens fort, la corrélation dans le temps est indubitable. Sans oublier que si certaines impérities de gestion sont patentes, d'autres commencent juste à être reconnues au moins au niveau des grandes masses, tandis qu'une troisième catégorie ne peut être que subodorée tant elle nécessitera un travail complexe de reconstruction financière que nous ne pourrons ici qu'esquisser. En première approximation, et à défaut d'un tableau global de mesures économico-financières plus fines qui restent encore à élaborer, les symptômes d'une allocation de ressources sous-optimale sont patents. LAfricaine d'Assurances, joyau de la couronne, fut cédé au groupe AXA pour un milliard et demi de DH au lieu d'une valeur estimée bien supérieure par nombre d'analystes de la place de Casablanca (certains calculs avancent même le double, soit une valeur estimée de 3 milliards de DH). En outre, le groupe a même dû débourser environ 1,9 milliard de DH pour racheter les participations de Holmarcom, SCR et AXA, le tout pour se retrouver, in fine, minoritaire dans le nouveau montage. Sans oublier dans cette opération la cession obligatoire de 16 % du capital des Brasseries du Maroc par AXA à la SNI (donc à l'ONé.) au prix fort, alors que rapidement, entre 1999 et fin 2002, ces actions perdront environ 70 % de leur valeur! Quant à Bimo, petite entreprise de biscuiterie, son achat par le groupe pour environ 440 millions de DH a suscité chez certains analystes financiers nombre d'interrogations sur le bien-fondé du prix et l'opportunité de la transaction. Dans la même foulée, le groupe aurait payé 180 millions de DH pour une modeste PME du nom de Leaderfood (achetée au même propriétaire) spécialisée dans les gaufrettes et cacahouètes: outre la controverse similaire sur la pertinence de l'opération et la légitimité du prix, la cohérence stratégique d'une telle diversification pour le groupe reste indémontrée. Quant aux synergies invoquées de manière quasi incantatoire, deux ans plus tard, elles restent problématiques, ni perceptibles ni mesu-
  • 8. DEUXllME PARTIE -LA GOUVERNANCE CORPORATIVE A TRAVERS LE MONDE rables. La même controverse entoure la dizaine d'hypermarchés de Marjane qui auraient été vendus à Auchan pour un prix peu ambitieux (on parle d'un montant total à peine supérieur au prix d'un hypermarché en France), et les actions qui permirent à Danone de se hisser à un niveau de 30 % de Centrale Laitière auraient été à des niveaux modestes difficilement réconciliables avec l'importance stratégique future de cette entreprise. Quant aux aléas et vicissitudes de Managem et de ses petits porteurs, ils mériteraient un volume entier". Au-delà des questions techniques et historiques d'évaluation, reste la question incontournable du présent: des pertes virtuelles dues à ces opérations controversées de ventes et achats de participations et que la dégringolade de la Bourse de Casablanca" ne fera qu'accentuer lors de la nécessaire dépréciation des titres. Toutes ces moins-values latentes ont-elles été provisionnées? Quand seront-elles constatées comptablement? Autant d'incertitudes que la communication financière officielle se contente d'ignorer. À cette liste d'opérations problématiques, il faudrait ajouter la prise de contrôle de la SNI (à travers l'acquisition de 60 % de Copropar) à des conditions exorbitantes (environ 518 millions de DH) et financées en outre par de l'endettement à court terme, et qui pèsera lourdement sur les comptes du Groupe lorsque les amortissements sur les écarts d'acquisition seront faits en 2003 (sur les comptes de l'exercice 2002) par la nouvelle direction après le départ de Mourad Cherif. Pour être complet, il faudrait rajouter le un milliard de DH que le groupe a du débourser dans le cadre d'un programme d'auto contrôle et de rachat de ses propres actions, opération spectaculaire mais qui laisse sceptiques les analystes sur sa pertinence. Résultat de toutes ces opérations hasardeuses, faites en l'absence de tout débat public interne ou externe: l'endettement qui était pratiquement nul (exercice 1998 et début 1999) a explosé depuis l'arrivée du nouveau mandataire pour atteindre environ 12 milliards de DH en 2000: 4,4 milliards de dettes de financement, 1,5 milliard de provisions pour risques et charges, 2,6 milliards de concours bancaires et 1 milliard d'autres dettes. Pour être rigoureux et exhaustif, une lecture avertie des annexes des comptes consolidés montre un montant supplémentaire de 2 milliards de DH au titre des engagements financiers hors bilan (contingent liabilities) sans aucune ventilation permettant leur lisibilité mais qu'il faudrait en toute logique prudentielle intégrer dans l'endettement global. Pour couvrir ces énormes besoins de financement, issus des multiples opérations d'acquisition, le groupe fera feu de tout bois: lancement en juillet 2001 d'un emprunt obligataire de un milliard de DH (initialement prévu à 5 milliards de DH), ponction selon certains commentateurs" sur les 1,5 milliard de DH collectés par l'ONA suite à la cession de 25 % de Managem en juillet 2000. Signe que le groupe a dû frôler la crise de liquidité (même s'il s'agit là d'une situation purement «virtuelle », vu l'adage américain applicable à une telle société fortement épau- 33. Lors de l'introduction en bourse, M. Cherif déclarait que Managem, c'était du béton. Depuis, le titre s'est effondré: introduit à 551 DH, il est passé sous la barre psychologique des 300 DH en octobre 2002. À l'interne, le holding minier a affiché des résultats en régression pour la troisième année consécutive (1999·2002). 34. Dans une note interne du 1" mars 2000, Salomon Smith Barney déconseille carrément l'investissement sur la place marocaine, estimant qu'elle est hermétique et quelle manque de profondeur et de liquidité. 35. A.A., «Le groupe ONA face à son lourd endettement", Le Journal, du 10 au 16juin 2000.
  • 9. LA GOUVERNANŒ CORPORA TIVE AU MAROC lée par la puissance régalienne: «Too big to fail») ou à tout le moins une explosion de ses charges financières", vu le fort endettement à court terme: en avril 2002, et dans le secret le plus absolu, le groupe aurait requis un emprunt en toute urgence de plusieurs centaines de millions de DH auprès de la CNCA (Caisse Nationale du Crédit Agricole). On croit rêver: une banque publique à vocation agricole sollicitée pour financer le premier groupe privé du pays! Même une tournée confidentielle à la même époque dans les pays du Golfe pour essayer de placer des actions ONA et se procurer de la trésorerie restera sans suite. Sans compter une incertitude subsidiaire mais symptomatique: l'agacement des investisseurs libyens de Lafico (environ 6 % du capital ONA) déjà passablement échaudés par les déboires de leur patrimoine immobilier (et Financière Diwanë'/Agma) et qui essayent à maintes reprises de se désengager sans y laisser trop de plumes. À ce stade de notre analyse, il faut rappeler que l'évaluation d'une société ne se fait pas seulement par comparaison multisectorielle au niveau national, mais de plus en plus par comparaison intrasectorielle à l'échelle mondiale. Dans le monde actuel, on ne peut pas réussir si l'on est incapable de décliner un modèle économique de classe mondiale. Si l'on évoquait les développements les plus récents des chaebols coréens (malgré leurs dérives financières) partis de rien ou celui des conglomérats indiens (Reliance), la comparaison dans le temps serait cruelle pour l'ONA aussi bien en termes de création de «valeur», d'emploi, de compétitivité ou d'innovation, et cela malgré des atouts historiques de départ plus que conséquents. Sur tous ces critères, des résultats largement inférieurs à ses «pairs» donnent une idée du manque à gagner et du coût d'opportunité en jeu. C'est à ce niveau-là qu'un véritable benchmarking du groupe devrait se faire, car la véritable création de «valeur» ne se résume pas au produit d'opérations financières mais englobe la capacité d'innovation tant dans les domaines industriel et commercial qu'au niveau des processus d'organisation et de management. À un niveau plus fondamental, toute évaluation de l'ONA rencontre le problème classique de la myopie comptable qui consiste à confondre résultat et création de «valeur». Outre les critères globaux (capitalisation boursière, bénéfice net, montant des capitaux propres, capacité d'autofinancement) qui sont plus des «critères de puissance» et dont la critique n'est plus à faire, les critères comptables (BPAbénéfice par action, PBR capitaux propres par action et taux de rentabilité comptable) présentés dans le rapport annuel du groupe n'ont qu'un lointain rapport avec la création de «valeur »38. elle-ci est plus à rechercher du côté de critères économiques tels que la C VAN (valeur actuelle nette), le MVA (création de valeur boursière) ou encore l'EVA 36. Le compte de produits et charges consolidé au 31 décembre 2000 montre entre 1999 et 2000 une détérioration du résultat financier de 634 millions de OH, mais là aussi sans donner aucun détail sur les taux d'intérêt payés. 37. Les vicissitudes de l'affaire Diwan, holding financier du groupe, si elles ne sont pas sorties apparemment de la légalité, ont sérieusement malmené l'éthique des affaires et son élément le plus important, la confiance, démontrant à tout le moins l'incapacité du CDVM à policer certains comportements, en particulier lorsqu'il s'agit d'opérateurs puissants. Voir à ce sujet, [amaï Aboubakr, «Diwan, la duperie», Le journal, du 6 au 12 novembre 1999. 38. Pierre Vernimmen, Finance d'entreprise, Dalloz, 4' édition, 2000, chapitre 32: «Valeur et finance dentreprise».
  • 10. 418 DEUXllME PARTIE -LA GOUVERNANŒ CORPORATIVE À TRAVERS LE MONDE (création de valeur intrinsèque), toutes opérations qui exigent nombre d'informations complémentaires et de retraitements. Outre la question déjà passablement complexe du choix de l'indicateur de résultat et de rentabilité" : profit ou marge bénéficiaire ou cash-flow (ce dernier indicateur intéressant n'est pas disponible à travers les chiffres officiels consolidés des différentes acquisitions), se pose le problème de la «qualité» des résultats et de leur mesure (sans oublier la durée). En effet, l'équilibre financier ne signifie rien en soi et les chiffres de la rentabilité, qui n'ont que l'apparence de la simplicité, peuvent souvent constituer un leurre comptable. On l'a vu ailleurs, des chiffres « bons» dans l'absolu ne sont pas synonymes d'absence de problèmes structurels, et si les indicateurs bruts du groupe aNA paraissent toujours aussi flatteurs, on doit impérativement se demander par rapport à quoi. Les chiffres «tels quels» ne traduisent qu'imparfaitement la performance effective,et un vrai travail de traduction et de mise en perspective s'impose pour leur donner du sens. Ainsi, en 1999/98, si le CA (chiffre d'affaires) consolidé a enregistré un étonnant +37 % et le résultat net consolidé part du groupe +20 %, ces résultats ont atteint ces performances grâce à une activité extraordinaire, soit à travers les réalisations de la SNI. En 2000/99, à périmètre comparable, l'écart du CA consolidé n'estplus que de 6,15 %. En réalité, les agrégats fièrement exhibés dans le rapport annuel du groupe" n'ont pas grande signification et oscillent entre le trop et le trop peu: vu la masse et la force d'inertie d'un tel mastodonte, des écarts de résultats trop faibles (tout juste en phase avec la croissance macro-économique du pays) ne peuvent être significatifs: ils ne relèvent guère d'un quelconque volontarisme directionnel, mais procèdent plutôt d'une sorte de quasi-pilotage automatique du navire-amiral. Une telle gestion cosy où «ça marche» (= ça ronronne) s'apparente à du surplace (+x % tous les ans), voire à une quasi-stagnation à périmètre constant oblitérant toute référence au coût d'opportunité, au potentiel latent et aux ouvertures possibles. À l'inverse, des amplitudes majeures ne peuvent que s'expliquer par des changements de périmètre qui rendent les résultats proprement incomparables sans tout un laborieux travail de retraitement qui, à notre connaissance, n'a jamais été entrepris ni à l'interne ni à l'externe. Deuxième niveau de difficulté: les innombrables conventions qui régissent l'établissement de comptes consolidés" ont pour effet de rendre le résultat du groupe totalement hétérogène, voire hermétique, dans la mesure où il est la résultante agrégée de fractions de résultats de filiales hétéroclites et disparates. Les 39. Décomposition du CA en termes de volumes et de prix, impact du changement de périmètre, raisons expliquant lévolution relative des différents niveaux de marge EBE,marge opérationnelle, analyse des amortissements des écarts d'acquisition, etc. : seule une analyse structurelle du compte de résultat permettrait de porter un jugement plus proche de la réalité. Même si, difficulté supplémentaire, on sait que de tels concepts, conçus pour des entreprises mono-produits, deviennent difficiles à manier dans le cas de groupes aux activités hétérogènes. 40. Rapport annuel 2000 du groupe ONA, Casablanca, 2001. On a beau chercher, on n'y trouve aucune espèce de section voire de simple paragraphe ou d'indication sur la gouvernance corporative, ce qui en dit long sur la manière dont le groupe est géré et est contrôlé: rien sur les rémunérations et avantages des administrateurs et du PDG, rien sur un quelconque comité d'audit ou de rémunération, rien sur un éventuel code de conduite, etc. Un tel mutisme est contre-productif car il permet toutes les hypothèses. 41. F. Colinet, Pratique des comptes consolidés, Dunod, 1994; Pierre Conso, [entreprise en 20 leçons, Dunod, 1995, p. 105-112; Michel Levasseur et Aimable Quintard, Finance, Economica, 1992, p. 30-55.
  • 11. LA GOUVERNANŒ CORPORA TIVE AU MAROC 419 nombreux retraitements et l'effet d'agrégation des données de base induisent généralement une perte d'intelligibilité". Ainsi l'étude minutieuse des effets de l'intégration globale des comptes de la SNI reste à faire. Seuls des commentaires détaillés et affinés, voire la présentation complète des comptes des filiales les plus importantes, permettraient de prendre la mesure réelle du résultat et du risque afférent en faisant la part de ce qui revient réellement au holding, aux filiales, au management, à la force d'inertie, à la conjoncture ... Ce qui, entre autres, permettrait demain, à des actionnaires minoritaires ou contestataires, de mettre en cause de manière probante et argumentée la «ponction» représentée par la rémunération de gestion versée à ONA S.A. par ses filiales: pour l'exercice 2000, elle s'est élevée à la coquette somme de 118,7 millions de DH, contrepartie des fameuses et fumeuses «prestations» dues au titre d'Lillevaleur ajoutée gestionnaire/managériale? prétendument fournie par le holding mais restée indémontrée jusqu'ici. Un tel travail de reconstruction sur une période suffisante d'analyse permettrait de comprendre, d'expliquer, de prévoir un certain nombre de phénomènes fondamentaux aujourd'hui encore peu lisibles, voire opaques: entre autres, la dynamique du cash-flow et les circuits internes du financement, le problème des écarts d'acquisitions et des moins-values latentes, la réalité de l'endettement et des charges financières, la baisse brutale des investissements dans certains secteurs, les rapports de la valorisation et de l'actif net, le problème des intérêts minoritaires, l'évaluation réelle des charges essentielles du futur (provisions pour restructuration, dépréciation, sans oublier la dépollution pratiquement oubliée), le profil réel de risque, etc. Labsence de mesures et d'indicateurs de performance globale plus pertinents fait ici cruellement défaut pour une pleine démonstration: une approche plus rigoureuse et plus compréhensive aboutirait sans nul doute à un état des lieux encore plus accablant", que ce soit en termes de réalité opérationnelle de l'entreprise ou en termes de «juste valeur» des actifs (full fair value, pour reprendre l'expression de l'rASB). En dehors de ce travail complexe d'analyse financière dont nous ne pouvons ici que poser les prémisses conceptuelles et le cadre méthodologique général, il est illusoire de prétendre déchiffrer et décrypter la performance «réelle» de l'ONA, sauf à vouloir prendre à la lettre et sans recul les chiffres synthétiques issus d'une politique d'image. 42. Bernard Colasse, Ianaiyse financière de l'entreprise, La Découverte, 1994, p. 4. 43. Si, dans le cadre de la nouvelle organisation décrétée en 2003, l'ONA n'assure plus aucun pilotage opérationnel des filiales, ne coordonne pas leur action et entend évoluer vers une simple société holding détenant financièrement d'autres sociétés, alors sa valeur ajoutée sera encore moindre que celle de la maison mère d'un groupe intégré et décideur dans ses filiales. Ce qui en toute logique risque par ailleurs d'aggraver sa décote boursière. 44. On parle ici de pertes économiques (destruction de « valeur») qui n'apparaissent pas directement dans les états comptables généralement distordus par de multiples techniques de « window-dressing» et autre « creative accounting». Cette vérité économique n'estpas lisible telle quelle, elledoit être reconstruite à travers un certain nombre de retraitements spécifiques pour aboutir aux vrais comptes d'une entreprise. Voir à ce sujet: Michelle Leder, Financial Shenanigans, How to Detect Accounting Gimmicks and Fraud in Financial Reports, 2' édition, et du même auteur: Financial Fineprint, Uncovering a Company's True Value, 2003.
  • 12. 420 DEUXIÈME PARTIE -LA GOUVERNANŒ CORPORATIVE À TRAVERS LE MONDE 1.2.3 Une stratégie hasardeuse Au-delà des péripéties gestionnaires et opérationnelles, c'est toute la stratégie du groupe qui pousse au questionnement. Derrière l'agitation brouillonne qu'on vient de décrire, on est bien en peine de dégager une visée stratégique". La confusion entre rentabilité immédiate et projet de rentabilité perdure. À part la quête éperdue de visibilité, on a du mal à identifier un projet cohérent, porteur et ambitieux. Dans un environnement boursier précaire, les cessions « au fil de l'eau» ont été dictées sans doute plus par un besoin pressant de liquidités que par une politique vertébrée. Comme nombre d'autres décisions, le divorce avec Coca Cola sur un marché éminemment porteur reste toujours énigmatique sans explication élaborée, sans fil conducteur. Les acquisitions relèvent plus du fourre-tout boulimique et hégémonique d'un « Pacman» industriel que d'une conception cohérente et intégrée. En l'absence de tout argumentaire stratégique, même la prise de contrôle de la SNI paraît confuse, voire décalée, et en porte-à-faux par rapport à la politique nationale officielle de privatisation de la SNI qui, à l'époque, visait à créer un deuxième groupe national d'envergure. Les nouveaux relais de croissance (tourisme, télécoms ...) sont invisibles ou minuscules"; voire douteux". Le repositionnement stratégique dans des secteurs à forte valeur ajoutée est dans les limbes et l'ouverture aux nouvelles technologies s'est limitée à des effets d'annonce sans guère de suites tangibles ou significatives. Plus inquiétant encore, l'articulation entre court terme, moyen terme et long terme, les arbitrages entre chiffre d'affaires, rentabilité et gestion du risque, la transformation d'une stratégie économique déchiffrable en stratégie financière décryptable, bref tout ce genre de considérations éminemment structurantes n'est nulle part annoncé, énoncé ou articulé. Le bilan social n'est guère plus brillant: un maigre 1,5 % de la masse salariale consacré à la formation (globalement l'ONA compte toujours environ 20 % d'analphabètes, mais dans certaines filiales le chiffre est bien plus dramatique), un médiocre taux d'encadrement (d'à peine 6 %, il chute à 4 % au niveau de l'agroalimentaire), un modeste volet social (à peine 25 millions de DH saupoudrés en aide au pèlerinage, en parcimonieuses colonies de vacances), tous éléments qui, on en conviendra, ne sont guère à la hauteur ni des ambitions affichées ni du résultat effectif d'un groupe qui, cette année-là, a engrangé 1 milliard 701 millions de DH de résultat net (consolidé part du groupe). Au-delà d'une phraséologie ronflante, la réalité est impitoyable: l'ONA vit toujours d'une rente de situation et ses revenus restent toujours principalement issus de la 45. Iexistence à l'a A comme ailleurs de plans, de budgets, ne doit pas faire illusion: Mintzberg a magistralement montré en quoi le formalisme et les exercices de planification budgétaire dits stratégiques avaient peu à voir avec lessence même d'une véritable réflexion stratégique. H. Mintzberg, Grandeur et décadence de la planification, Dunod, 1997. 46. Même si les effets d'annonce sont particulièrement tonitruants (titre de première page de EÉconomiste: aNA, Offensive dans les NTl. avec plein portrait de M. Cherif, L'Économiste, 18, 19 janvier 2002). 47. Telle l'affaire du techno-parc de Bouznika dans laquelle l'ONA aurait demandé à l'État de lui céder sans mise en concurrence aucune, de gré à gré et au dirham symbolique, les 90 hectares du parc avec en plus la prise en charge par l'État de toutes les dépenses d'infrastructure et de viabilisation afférentes (Économie et Entreprises, décembre 2000).
  • 13. LA GOUVERNANCE CORPOflATiVE AU MAROC 403 contraintes cognitives (<< bounded rationalityï»). Bref, non des facteurs mécaniques mais des acteurs enserrés certes dans des logiques de système mais disposant aussi de certaines marges de manœuvre. Car, on le verra, c'est la difficulté à imputer et à assigner des responsabilités individuelles qui nourrit cette culture d'impunité qui protège les dirigeants d'entreprises contre toute sanction. Cependant, cette méthode", si elle dévisage et considère les opérateurs individuels dans leur autonomie relative, ne s'y arrête pas, puisqu'elle vise dans un deuxième temps à mettre en évidence les dimensions de pouvoir structurelles et systémiques qui les génèrent de manière sousjacente et dont ils sont les véhicules incarnés. C'est dans cette optique multidisciplinaire que nous entendons inscrire et situer l'étude d'un cas de gouvernance corporative au Maroc. Optique d'autant plus élargie que l'objet de notre travail ne se réduit pas au «gouvernement» d'entreprise (au sens strict de la structure de commandement et de contrôle) mais vise la « gouvernance!» d'entreprise au sens large en tant que dispositif de pouvoirs impliquant à la fois des institutions, des systèmes de procédures, des règles du jeu, mais aussi des pratiques, des relations interpersonnelles, des comportements et des valeurs. Même si, bien évidemment, nous ne sommes pas certains de pouvoir répondre ici dans le cadre de cette contribution à toutes les exigences détaillées de ce vaste programme, nous allons au moins ébaucher et dérouler les lignes de force de cette trame multidisciplinaire. Esquisse provisoire au sens d'un «work-in-progress» qui devra bien entendu être complétée par d'autres recherches empiriques plus détaillées et spécialisées sur une réalité qui, par définition, est loin d'être totalement décantée et élucidée".Pourquoi le choix de cette entreprise particulière? Le Groupe aNA occupe une place particulière dans le paysage économique et social du Maroc. Modèle pour les uns, repoussoir et antimodèle pour les autres, il fonctionne comme un point de repère, à la fois miroir ambigu et référence incontournable en tout cas du capitalisme marocain dans toutes ses contradictions. Groupe privé le plus important du pays, le seul aussi à être porteur, de par sa continuité dans le temps, d'une véritable histoire industrielle (il fut créé en 1919), il constitue, defacto, une sorte de boussole, un référent majeur pour tous les acteurs du développement dans le pays. On pourrait même dire que, dans «l'air du temps », les deux principaux baromètres subjectifs du Maroc sont l'agriculture et l'aNA. D'ailleurs une grande partie des responsables d'entreprise a tendance à «regarder ce qui se passe à l'aNA» 6. R.M. Cyert et J.G. March, A Behavioral 'Iheory of the Firm, Prentice Hall, 1963; H. Simon, Administration et processus de décisions, Economica, 1983. 7. «Contrairement à la plupart des intervenants engagés dans des débats savants autour de ces processus et transformations, notre méthode consiste à insister sur les opérateurs pour mieux comprendre les politiques qu'ils privilégient." Dans Yves Dezalay et Bryant Garth, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d'État en Amérique Latine: entre notables du droit et Chicago boys, Le Seuil, 2002, p. 49. 8. Roland Perez, La gouvernance corporative, La Découverte, 2003, p. 5 et p. 273. 9. La véritable histoire du Groupe ONA et de son gouvernement dentreprise reste à écrire. Trop d'éléments d'appréciation nous échappent encore pour prétendre le faire de manière exhaustive. Mais sachant qu'il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, il faut bien commencer même modestement, d'autant plus que, avec le passage du temps et la déperdition de cadres, la perte de la mémoire historique risque de devenir irréversible, laissant le champ libre à toutes sortes de fables et de légendes.
  • 14. LA GOUVERNANŒ CORPORATIVE AU MAROC 421 commercialisation de produits liés à la consommation des classes lesplus défavorisées. Ces produits relativement banalisés et sans grande valeur ajoutée économique (tels que sucre", huile, biscuits, lait) se situent dans des marchés tendanciellement saturés et donc à croissance modeste mais soumis de plus en plus à des guerres de prix incessantes. Ce qui explique que, à contre-courant de l'évolution libérale du pays, le groupe essaie de conforter son monopole par tous les moyens, comme le savent douloureusement tous ceux qui ont essayé d'entrer dans ces marchés (Viking dans le passé, les biscuitiers, Copag, Nestlé, les coopératives laitières, les huiliers)... ous sommes encore loin du level playingfield et des règles de jeu applicables à tous selon les canons de l'économie de marché. D'après nombre de fournisseurs, une culture d'arrogance, des rapports de force prédateurs et non de partenariat continueraient à régner: des fournisseurs pressés comme des citrons, des rabais extravagants demandés à côté d'autres libéralités et parfois des prestataires recalés même quand leurs prix seraient d'un meilleur rapport prix-qualité. Les mines elles-mêmes souffrent d'une précarité structurelle puisque leur bonne fortune dépend essentiellement des fluctuations du marché des métaux de Londres, sans parler du curieux tropisme historique originel qu'elles reproduisent paradoxalement en investissant dans des zones (Afrique de l'Ouest) aux fortes réminiscences coloniales". Enfin, toujours à l'interne, et pas plus d'ailleurs que son prédécesseur, le président n'a pu imposer sa loi à la BCM (malgré sa présence de 20 % à travers sa société holding de participation financière Diwan), se privant là aussi d'une pièce charnière dans le dispositif de mobilisation et de déploiement du groupe. La mythique politique des alliances avecles groupes étrangers se révéla rapidement un slogan creux, tant le contexte de négociation et les conditions de finalisation de ces accords se révélèrent un jeu de dupes dont profitèrent les grands groupes étrangers (Axa, Auchan, Danone'"). Opérations de prestige plus que transactions mûrement et stratégiquement réfléchies, elles aboutirent à un retrait peu judicieux du groupe de nombre de secteurs prometteurs et en pleine croissance (distribution, assurances en particulier). Le cas de l'assurance constitue sans doute le revers le plus cinglant et le plus parlant, surtout qu'on se rappelle que le président de l'ONA avait dès le début pris en charge personnellement le pôle assurances du groupe. Ainsi, comme on pouvait s'y attendre, et malgré les multiples promesses du groupe selon lesquelles l'ONA 48. Sans compter qu'à travers la Caisse de compensation, l'État continue de faire financer par le contribuable le maintien non économique du prix de certaines denrées (sucre). Un seul exemple de lénorme ponction réalisée au profit du groupe: 500, 000 T/ ... de sucre (pain + morceaux) x 2 DH (montant de la compensation) = 1 milliard de DH. Voir notre article: A.D., « La compensation revisitée par la Fondation BouabidfNe jetez pas le bébé avec leau du bain». 49. À lépoque de la Résidence de Lyautey, et sous la houlette de la banque Paribas, l'Omnium Nord-Africain était l'instrument privilégié d'une politique coloniale dexploitation du sous-sol chérifien entre autres. 50. Une comparaison entre la valeur ajoutée de Danone à Centrale Laitière et le retour sur investissement du partenariat Danone engrangé par d'autres affiliés ou filiales Danone de par le monde (Tunisie, Arabie saoudite, Argentine, Pologne) serait édifiante et accablante: en termes de qualité des produits, de chaîne du froid, d'organisation des ateliers, de stratégie marketing, du rapport coût/prix, prix/qualité des produits, de leur accessibilité au consommateur populaire, le bilan de la Centrale Laitière la situe nettement à l'arrière-garde. À la décharge de Danone, lorganisation interne chaotique de cette entreprise et ses zones dopacité depuis plus d'une décennie ne la prédisposent guère à optimiser les apports extérieurs.
  • 15. 422 DEUXltME PARTIE -LA GOUVERNANŒ CORPORATIVE À TRAVERS LE MONOE garderait un véritable pouvoir de gestion dans la nouvelle entité, la fusion Axa-AlAmane et Compagnie Africaine d'Assurances (ONA) en mai 1999 a abouti à un fiasco sans appel: marginalisation ou franche éviction de pratiquement tout le haut encadrement marocain, départ de Jamal Harrouchi, DG d'Axa Assurance Maroc, prise de contrôle totale de tous les rouages de décision par la machine Axa, tout cela en totale contradiction avec les aimables mièvreries sur les synergies entre les deux groupes qui avaient servi d'alibi à l'opération. Avec à la clé, depuis la fusion, une chute vertigineuse des résultats d~ Assurance Maroc (-65 % entre la date de l'opération et fin 2002) imputable apparemment à la migration de nombre d'intermédiaires rebutés par l'inquiétante détérioration de la gestion du nouvel ensemble". Nul doute que, lorsque toutes les données (aujourd'hui encore largement confidentielles) qui ont présidé à ces opérations seront rendues publiques, l'évaluation des coûts-bénéfices de ces alliances révélera la minceur des contreparties et l'ampleur stratégique du désastre. Même le partenariat avec Vivendi (pour la gestion déléguée de l'eau et de l'électricité des villes de Tanger et Tétouan) avec une participation minoritaire d'à peine 16 % paraît dérisoire en termes de retombées. Plus inquiétant, derrière toutes ces opérations d'acquisitions, d'achats et de ventes, on perçoit rarement l'esprit d'entreprise associé à la création et au développement de nouvelles affaires, mais plutôt les réminiscences et résurgences d'un vieux Maroc révolu mais toujours prégnant et structurant: celui du commerce, du négoce, du court terme. Conséquence prévisible de cette impasse stratégique et facteur aggravant de précarisation: la capitalisation boursière, qui de 138 milliards de DH au 31 décembre 1999 a chuté à 115 milliards au 31 décembre 2000, soit une baisse de 16,75 % (et ce malgré l'introduction en bourse de Managem pour 4,8 milliards de DH). Le cours de la bourse, qui tutoyait les 1 200 DH au début du mandat, s'est effondré aux alentours des 800 DH en mai-juin 2002 (puis à 740 DH au 31 décembre 2002). Devant cette destruction de valeur phénoménale", l'actionnaire de référence, alerté par les remontées d'information parallèles, a fini par réagir. Face à ces dérèglements qui touchaient à la fois à son image et à ses intérêts, et qui se révélaient complètement antinomiques avec son nouveau concept d'autorité, le palais nomma Driss [ettou, ancien ministre, à la tête de Siger et donc au conseil d'administration du groupe. Mais la courte période de Jettou au conseil d'administration (1999-2001) ne changea rien au cours des choses. Ce dernier, soit par complaisance soit par ignorance, et de toute façon fort occupé par ailleurs, ne fut guère en mesure de démêler les affaires de l'ONA ou d'y constituer un contre-pouvoir efficace. D'où son remplacement par Mounir Majidi, l'homme qui dirige aujourd'hui Siger/Ergis, le holding royal (actionnaire de l'ONA à hauteur de 13 %), lequel prit rapidement la mesure de la catastrophe et alerta les plus hautes instances. 51. «rONA se retrouve donc bel et bien dans une situation de minoritaire, peu ou mal informé, très inconfortable, et ne peut prétendre s'appuyer sur Axa pour son développement», dans A.N., «Assurance/ONA, quelle stratégie ?», Le Journal, du 12 au 18 octobre 2002. 52. Sur une période plus longue, d'autres méthodes permettraient de mesurer cette destruction de valeur: comparer les apports des actionnaires cumulés et réévalués à la capitalisation boursière ou encore mettre en regard les flux financiers produits et les capitaux investis par les actionnaires. Pour l'exposé de la méthode et un cas précis, voir J.c. Tournier, La rentabilité de certaines sociétés françaises cotées depuis leur origine jusqua 1969, Paris, 1970.
  • 16. LA GOUVERNANŒ CORPORA TIVE AU MAROC 423 Le prétexte de la mise à l'écart de M. Cherif fut sans doute purement fortuit, encore que pas anodin. La réception « royale» qui lui fut accordée en Guinée avec les pompes et fastes grandioses habituellement accordés à un chef d'État fut sans doute la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Dès son retour, il était remercié. La cause de l'éviction est sans doute plus profonde: le président de l'ONA avait oublié une des vérités du système-makhzen, à savoir que tout pouvoir est octroyé et peut être repris à tout instant, chaque responsable n'étant qu'un fondé de pouvoir précaire aux attributions périssables". Le départ de M. Cherif de l'ONA fut entaché d'une ultime polémique qui a sans doute contribué, plus que toute autre considération de gestion, à ternir son image: le fameux golden parachute, à savoir des indemnités de départ extrêmement conséquentes dont la presse" se fit l'écho. Eu égard à sa performance controversée, à la durée relativement courte de son mandat et surtout au fait que l'intéressé, grâce à la faveur royale, avait retrouvé immédiatement un point de chute dans un poste prestigieux, cette manne, si elle était avérée, semblerait quelque peu déplacée et inconvenante même si apparemment elle aurait fait l'objet d'un habillage juridique adéquat qui en assure la légalité". Encore que, ici comme ailleurs, on sait très bien que légalité ne rime pas toujours avec légitimité. Les causes d'un bilan aussi accablant sont multiples. D'abord, il faut noter la regrettable absence d'un véritable directeur général-groupe doté d'un fort leadership et capable de fonctionner en binôme avec un président doté d'une vision stratégique: seul hic, ce dernier l'eût-il supporté? Ensuite, à la décharge du président M. Cherif, on dira que le conseil d'administration, y compris les représentants de Siger, a entériné sans discuter toutes ses décisions, même les plus controversées. Si faute il y a, la responsabilité reviendrait à un conseil d'administration qui, fonctionnant comme un sleeping partner, a classiquement et banalement mal contrôlé des choix stratégiques'", 53. «ln the monarchies the local business elites act as part of a big extended family, for the ruler retains the ability to alter the pecking orders of power, privilege and wealth. There is no true distinction between public and private property. What a wealthy ruler gives away may be taken back... ». M. Clement Henry et Robert Springborg, Globalization and the politics of development in the Middle East, Cambridge University Press, 2001, p. 169. 54. La presse (en particulier le mensuel Économie et Entreprises, juin 2002, nO39, p. 9) avança le chiffre de 55 millions de DH même si ce montant n'a jamais été communiqué ou confirmé officiellement. il semblerait selon certains observateurs que, au vu de l'émotion suscitée par cette affaire, cette somme n'ait finalement pas été déboursée voire qu'elle ait été gelée in extremis. Si la péripétie est avérée, il y aurait là un curieux parallèle avec J.M. Messier dont le montant des indemnités, pourtant dûment avalisé par ses administrateurs, n'a finalement jamais été déboursé ... 55. « Contacté par la revue Économie & Entreprises, Mourad Cherif nie l'information et reconnaît que son contrat prévoit des indemnités qu'il refuse de dévoiler. Or en réalité, Cherif n'a pas été limogé puisqu'il a été muté . par dahir à la tête de l'OCP une semaine plus tard, d'autant plus que c'est sa majesté aussi qui l'a nommé à l'ONA. [indemnité n'a donc pas lieu dêtre, Chérif aurait profité de ce départ accéléré pour lui donner la connotation d'un licenciement et encaisser les 55 millions de dirhams. Pendant le conseil du lundi qui sest tenu à 18 h, il n'a été question ni de limogeage ni d'indemnités ... ». « Confidentiel: Un limogeage bien récompensé! », Économie et Entreprises, n° 39, juin 2002. 56. Ce fonctionnement paraît antinomique à la nouvelle loi sur la société anonyme: « Chaque administrateur doit obtenir toute information lui permettant de prendre une décision éclairée. Cette information devrait lui parvenir par l'intermédiaire du président du conseil, dans un délai suffisant avant sa tenue, sous peine de nullité de la délibération du conseil.» Dixit Masnaoui, Mazars et Guérard (voir Économie et Entreprises, avril 2000).
  • 17. 424 OEUXltME PARTIE - LA GOUVERNANCE CORPORATIVE À TRAVERS LE MONDE Certes, mais encore faut-il ne pas confondre l'habillage «légaliste» des décisions et leur légitimité. Même s'il est non moins exact que la solitude d'un dirigeant est pesante et que le conseil d'administration ne lui a pas forcément rendu service en entérinant sans guère de débats les choix stratégiques les plus lourds de conséquences. Faudrat-il alors recourir aux pirouettes d'un dirigeant français lors de l'affaire du sang contaminé et conclure sur le registre des sophistes: notre président est responsable mais pas coupable" ... ? La perspective sociologique qui est la nôtre est autre: elle n'implique pas tant la stigmatisation des personnes que la mise en évidence, à travers leurs comportements, de mécanismes et de structures sociales anomiques et incohérents. Sans oublier que, comme le rappelle Bourdieu, « les dominants sont aussi dominés par leur domination+ ». C'est là tout le problème de la part de l'individu et du collectif pour savoir où mettre le curseur dans la part de liberté que ménage tout espèce de jeu social. Au terme de cette investigation, un principe de précaution ultime s'impose. Ne considérer l'aNA que sous l'angle financier ou économique serait plus qu'insuffisant: erroné. On risque de rester à la surface des choses et de ne saisir que des symptômes du mal, alors que les causes profondes sont celles que l'analyse comptable et financière traditionnelle tend à oublier: les hommes, les stratégies, le politique. C'est pourquoi un bilan quantitatif" sera toujours réducteur et qu'il doit être complété par un bilan qualitatif dans le cadre d'un diagnostic global d'entreprise. À ce niveau, le constat est rédhibitoire: le déroulement autocratique et confus du mandat de M. Cherif en l'absence de tout contre- pouvoir aussi bien que sa fin abrupte au terme d'un fiat énigmatique mettent en évidence la précarité structurelle du fonctionnement du groupe et laissent entière la question de son déficit d'institutionnalisation, véritable épée de Damoclès suspendue et irrésolue. Lévaluation de l'adéquation entre la cohérence des choix stratégiques du groupe aNA et ses ressources mobilisables (définies par ses contraintes mais aussi par son potentiel) montre un fossé impressionnant: plus qu'aux deux niveaux traditionnels de la performance et de l'efficience, c'est au niveau de 1'«effectivité », le critère stratégique au sens fort (puisqu'il croise les moyens, les résultats et les objectifs choisis), que l'échec est le plus patent. La communication s'est alors rapidement réduite à une politique d'image. L'incapacité de saisir les nouveaux enjeux, l'absence d'un projet d'entreprise mobilisateur et le manque de détermination et d'audace ont fait le reste. Au final, tous les échafaudages de rationalisation se sont 57. Le communiqué officiel de l'ONA, paru à cette occasion, reste dans une tonalité sobre, factuelle et... surréaliste: « Le Conseil d'Administration d'ONA s'est réuni lundi 8 avril 2002 sous la Présidence de Monsieur Mourad Chérif. Appelé à exercer d'autres fonctions importantes pour le pays, Monsieur Mourad Chérif a transmis ses fonctions de Président Directeur Général à Monsieur Bassim [aï Hokimi. Monsieur Mourad Chérif a pris la tête du Groupe ONA le 20 avril 1999. En Iespace de trois ans, il a, avec ses équipes, profondément rénové le Groupe. Sous son impulsion.l'O A a acquis une nouvelle dimension, d'abord par la prise de contrôle de la SNI, puis par l'établissement de partenariats stratégiques, enfin par le développement des métiers du Groupe à travers une démarche de croissance interne et externe. Ce développement a été conduit en maîtrisant les grands équilibres financiers et avec une attention permanente aux ressources humaines du Groupe» (Site 0 A). 58. P. Bourdieu, op. cit., p. 12. 59. Ce bilan global peut paraître accablant, il est en réalité sûrement et largement sous-estimé car l'ONA reste une boîte noire et le black-out sur l'information pertinente, l'extrême difficulté même aujourd'hui à obtenir des chiffres plus détaillés et désagrégés font craindre à Iobservateur le pire.
  • 18. LA GOUVERNANŒ CORPORATIVE AU MA/IOC 425 effondrés: sur fond de pilotage à vue et sans grande ambition majeure, l'ONA tend à se réduire à une cash machine sans âme et sans effet d'entraînement sur le tissu national. Même au niveau du débat d'idées, et ce n'est pas la défaillance la moins redoutable, le groupe est absent et sans voix, sans imagination ni créativité intellectuelle, n'ayant jamais pu/su ou voulu s'engager et investir dans la production de sens à travers des institutions de réflexion, des centres de formation, des universités ouvertes, comme le font les grands financiers (Soros) ou les grandes entreprises de cette envergure. Absent des débats majeurs qui agitent les entreprises mondialisées (développement durable, knowledge management, intelligence économique, stakeholders, etc.), le groupe n'a ni la politique de ses moyens ni les moyens de sa politique. Malgré les déclarations d'intention, l'ONA reste un OENI (« objet économique non identifié »), véritable hybride avec un pied dans l'économie de marché et l'autre dans l'économie politique. Sans aucune visibilité internationale, dénué de toute stratégie conséquente de mondialisation, l'ONA reste un acteur provincial de deuxième plan qui peine à exister en dehors de son pré carré, protégé et patronné. 2. IMMUNITÉ ET DISSUASION: MÉCANISMES, PROCESSUS ET STRATÉGIES DE GOUVERNANCE CORPORATIVE 2.1 GOUVERNANCE DE PAPIER Face aux dérives que nous venons de décrire, quels sont les mécanismes de protection et autres garde-fous prévus d'abord juridiquement? La loi de 1996 sur la société anorryme'", qui encadre juridiquement la gouvernance corporative au Maroc, n'est en réalité qu'une copie conforme de la loi française de 1966 magistralement décodée et décortiquée par Peyrelevade". Elle fut promulguée à l'époque de l'opération dite d' « assainissernent=» lancée par Basri, ex-ministre de l'Intérieur, figure de proue de l'ancien régime hassanien. On retrouve à l'occasion de cette loi d'abord une constante: le Maroc aime le droit". Création de commissions et de comités, textes en discussion et organigrammes en préparation font la une des journaux à longueur de colonnes. La production de lois, décrets, circulaires est un sport national qui ravit nombre d'amateurs de la chose juridique. Même si l'application tarde et que l'intendance ne suit pas. La nouvelle loi ne fait pas exception à cette règle: sa pragmatique n'est pas à la hauteur de son esthétique. La nouvelle architecture proposée en vue d'organiser la séparation des pouvoirs et la « dualité institutionnelle» en mettant fin à la confusion 60. Dahir 96-124, BO 4422/17, octobre 1966. 61. Jean Peyrelevade, Le gouvernement dentreptise ou lesfondements incertains d'Urinouveau pouvoir, Economica, 1999. 62. Opération inquisitoriale qui, comme son nom ne l'indique pas, fut une gigantesque opération de règlements de comptes menée par l'ancien ministre de l'Intérieur Basri en vue de terroriser la bourgeoisie d'affaires et derrière elle le pays entier sous prétexte de lutte « orientée" contre la corruption. 63. Trop de lois tuent la loi, tout comme en France où les énarques sont persuadés que le droit public peut à force de lois et de décrets agir sur la société. Voir Jean Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Il République, Flammarion, 1996.
  • 19. 426 DEUXIÈME PARTIE -LA GOUVERNANCf CORPORA TIVE À TRA VERS LE MONDE des fonctions (directoire + conseil de surveillance) est passée largement inaperçue du monde réel. Classiquement et sans surprise, elle est restée largement un vœu pieux sur le papier sans guère d'applications pratiques. Les entreprises qui y ont souscrit se comptent sans doute sur les doigts de la main. Les seules avancées permises par ce texte ont été le commissariat aux comptes, la publication des comptes annuels et la régularité des actes sociaux, sans oublier la publicité de certaines opérations liées à la bourse (franchissement de seuil, etc.). Peut-être faudrait-il nuancer quelque peu ce jugement et faire la différence entre les sociétés fermées (familiales) et les sociétés ouvertes: d'après nos amis praticiens-juristes, la prise de conscience des responsabilités pénales et civiles induites par la loi inciterait progressivement les dirigeants à relativement plus de prudence et de retenue. A part cela, qui n'est pas rien, on est plus dans le respect des formes, et l'on continue de cultiver les apparences. Ainsi les comités techniques prévus (audit, rémunération ...) n'ont guère proliféré. Dans le cas qui nous occupe, les mêmes causes ont produit les mêmes effets: malgré l'observance formelle des textes, les pratiques et le fonctionnement concret du conseil d'administration de l'ONA l'ont vidé « ordinairement» de sa substance". La composition d'abord du conseil d'administration ne lui permettait sans doute pas de contrôler efficacement la direction. Composé de notoriétés autochtones et internationales mais toutes fort occupées par ailleurs, le conseil n'a jamais été le lieu de vrais débats mais plutôt le siège d'un consensus mou". Si courtoisie et civilité mondaines entre gens de bonne compagnie sont attestées par tous les témoignages probants, par contre, aussi bien la validation de la stratégie et la surveillance de sa mise en œuvre que l'évaluation globale des performances (qui font pourtant partie des attributions du conseil) sont restées très en deçà des conditions idéales d'un débat franc, vigoureux, sans concession. Formalisme policé et rituel légaliste ont maintenu l'honorable façade, mais sans plus. Le conseil n'a guère laissé de trace de contributions décisives ou d'apports intellectuels transcendants: l'histoire n'a guère retenu qu'un administrateur ait brillé ou démontré une inspiration mémorable dans la conduite stratégique du groupe. Aucun fait saillant, aucune initiative majeure n'ont marqué la présence de Abdelfattah Frej, secrétaire particulier de Hassan II et l'un des trois administrateurs de Siger" (représentant l'actionnaire de référence). Plus que de recul, les membres du conseil souffraient plutôt dëloignement vis-à-vis des réalités de l'entreprise. Faute de disponibilité et de désir, aucun d'entre eux ne s'estjamais autorisé à pratiquer un des meilleurs exercices qui soit pour faire l'apprentissage de l'entreprise: aller sur le terrain, visiter les filiales, rencontrer les cadres opérationnels, les dirigeants de terrain, se faire expliquer les enjeux, bref toucher concrètement le triptyque hommes/produits/marchés. Parallèlement et réciproquement, les demandes de dirigeants de terrain de rencontrer 64. «Aucun investissement enregistré depuis l'arrivée du nouveau président n'a reçu l'avaldes administrateurs. », Hassan Alaoui, «ONA, qui tire les ficelles? », Économie et Entreprises, avril 2000. 65. Même la présence d'un administrateur étranger comme Franck Riboud, PDG de Danone, n'y a pas changé la donne. TIfaut dire qu'avec moins de 3 % du capital de 1'0 A, celui-ci n'y jouait qu'un rôle honorifique. Sans compter que son véritable et unique intérêt, à savoir sa présence à Centrale Laitière, ne pouvait être que favorisé par Wle attitude bienveillante et conciliante de sa part. 66. Aussi sourds et aveugles, les deux autres administrateurs, Brahim Frej et Abdelkrim Bennani, furent tout aussi évanescents et n'ont guère marqué l'histoire du groupe.
  • 20. LA GOUVERNANCE CORPORATIVE AU MAROC 427 des administrateurs ou même le président du conseil d'administration lors de dysfonctionnements internes majeurs précédemment évoqués ne furent jamais exaucées", alors que de telles rencontres auraient pu fournir des remontées d'informations cruciales pour la bonne marche de l'entreprise. Dans la foulée, le conseil n'a guère fait preuve d'auto-analyse: aucune évaluation professionnelle formelle du conseil lui-même et des administrateurs (que ce soit à l'interne ou par un consultant extérieur) n'a pu avoir lieu: l'exigence de calibrer, mesurer et juger de l'efficacitédu conseil et de celle de ses dirigeants face à leurs responsabilités et à leurs priorités stratégiques ne semble pas avoir effleuré les administrateurs. En vérité, plus que les attributs de disponibilité, de compétence ou d'expérience, qui ne furent pas toujours au rendez-vous, c'est plutôt le caractère des hommes (et en l'occurrence, sa mise en veilleuse) qui est et reste déterminant: le caractère seul qui permet de poser les questions difficiles, de mettre au défi les dirigeants, d'exprimer des points de vue pas toujours politiquement corrects. Car, en définitive, c'est moins en vertu d'une force intrinsèque du dirigeant que par la passivité des instances chargées du contrôle que ledit dirigeant peut se permettre de «faire la loi ». Dès lors, avec des administrateurs peu focalisés, peu préparés, peu vigilants, le résultat final était prévisible. Un conseil docile vis-à-vis de son PDG, une instance considérée, de l'avis de tous les observateurs, comme une simple chambre d'enregistrement, des responsabilités qui se dérobent et des errements ne donnant lieu à aucun questionnement incisif, à aucun débat approfondi. ln fine, un non -événement qui, là encore, n'a rien d'exceptionnel (ce qui ne l'absout pas) et qui rejoint malheureusement le caractère fictif de nombre de conseils d'administration dans ce pays et par le monde". D'autres éléments de marché n'ont pas joué leur rôle, en particulier les analystes financiers. En raison de l'étroitesse du marché boursier, la dépendance capitalistique, financière ou simplement idéologique les empêche de faire un travail véritablement indépendant: faut-il rappeler que l'aNA représente la moitié de la capitalisation boursière de la place de Casablanca? On imagine l'audace ou l'inconscience qu'il faudrait à un analyste pour opérer un véritable travail de fond permettant de décrypter la vérité des comptes de l'aNA. Aucun d'entre eux n'est aujourd'hui adossé à une structure assez solide et autonome pour se permettre de le faire. Peut-être faudrait-il aussi incriminer un manque d'expertise et la nécessité d'une formation plus pointue, tant parfois les analyses financières apparaissent légères, voire rudimentaires. En effet, 67. Cette fonction de recours et de veille fut toujours exclue avec des réponses du genre: « on ne peut pas court -circuiter le président,..» ou encore « vous avez votre hiérarchie ... » ou bien même dans un registre plus franc: « on veut pas de problèmes ... ». On retrouve là, chez les administrateurs en particulier comme dans Iélite d'État d'une manière plus générale, une indéniable capacité à théoriser leur passivité. 68. À un niveau plus élevé, on peut se demander aussi, comme le fait Carlos Ghosn, patron de Nissan, si, à raison de 6 réunions par an, les administrateurs ont tous les éléments et sont vraiment outillés pour porter un jugement sur la stratégie d'un groupe, ses forces et ses faiblesses (Yves de Kerdrel, « Que reste-t-il du rapport Bouton? », Les Échos, 25/09/2003).
  • 21. 428 DEUXltME PARTIE -LA GOUVERNANŒ CORPORA TIVE A TRA VER5 LE MONDE l'analyse d'entreprise est moins une science exacte qu'un art du décryptage et de l'investigation, une discipline d'interprétation et de vérification qui ne devrait pas se limiter aux seules données comptables officielles mais devrait mobiliser d'autres sources d'information qualitative et quantitative ayant trait à la stratégie de la société, ses hommes, son organisation, ses produits, ses dimensions techniques et commerciales. En ce sens, l'analyse financière stricto sensu devrait être réinsérée dans une démarche plus globale de diagnostic d'entreprise. A contrario, la concentration excessive sur les chiffres bruts de résultats, le cantonnement descriptif, l'absence de questionnements fouillés sur les stratégies menées, implicites et explicites, potentielles et alternatives, l'ignorance des réalités humaines et organisationnelles sèment des doutes sur la valeur ajoutée et la fiabilité ultime des analystes. Dernier élément: l'audit des comptes. Certes, les comptes de l'aNA aujourd'hui sont certifiés par des commissaires aux comptes (en l'occurrence, Priee Waterhouse et Ernst & Young), et c'estlà évidemment un progrès par rapport à une période antérieure. Cela dit, il faut relativiser cette certification, car la signature d'un commissaire aux comptes n'est jamais une garantie totale de la véracité des comptes. De manière générale, il est établi que l'audit des comptes ne se focalise que sur le respect des procédures, ne maîtrise guère les complexités opérationnelles, ne fonctionne correctement que si les dirigeants sont de bonne foi, et, au final, n'a guère de chance d'être efficacesi le contrôle interne lui-même est affaibli". Outre les déficiences intrinsèques de la doctrine et de l'appareillage comptable lui-même", les réalités concurrentielles de toute entreprise d'audit, ici et ailleurs, les conflits d'intérêts (puisque le commissaire aux comptes est rémunéré par la société auditée) et enfin, last but not least, les scandales internationaux" (on se rappellera Arthur Andersen in memoriam) ont contribué largement à décrédibiliser cette pièce maîtresse de gouvernement d'entreprise. Bref, les signatures prestigieuses de tel ou tel cabinet ne garantissent en rien l'identification des zones à risque de l'entreprise. 2.2 DE LA CONTRE-GOUVERNANCE: SYSTÈMES D'IMPUNITÉ ET DISPOSITIFS DE PROTECTION CROISÉE Une fois ces paravents légaux posés et établis dans leur force mais aussi leurs limites, il importe maintenant d'entrer plus profondément au cœur de la réalité. Après la question de la gouvernance du management, à savoir: comment les actionnaires et autres parties prenantes (principalement l'État et les autres actionnaires) parvien- 69. Or, à la période concernée, et l'anecdote en dit plus sur Ieffritement intérieur et la détérioration des systèmes de contrôle internes que n'importe quelle autre démonstration, le directeur de l'audit et le directeur des systèmes d'information étaient... mari et femme! Ce qui, même pour des novices du fonctionnement d'entreprise, paraîtra incongru tellement le conflit d'intérêts est éclatant. 70. À relire un classique toujours d'actualité sur le manque de pertinence accru de la comptabilité dentreprise: Robert Kaplan et Thomas Johnson, Relevance lost: The rise and faU of management accounting. 71. Pour mémoire, l'affaire Coopers & Lybrand/Maxwell (caisses de retraite pillées), Priee et Ernst & Young! BCC! (prêts fictifs), KMPG/Sasea (bilans falsifiés mais certifiés), PriceWaterhouse/Ferruzi (pots- de-vin pour partis politiques), Deloitte & Touche et autres/Savings and Loans (certification de comptes sans actionner la sonnette d'alarme), voir Le Capital, mars 1995.
  • 22. LA GOUVERNANŒ CORPORATIVE AU MAROC 429 nent-ils à contrôler/ne pas contrôler le dirigeant? vient le temps de la seconde interrogation, à savoir celle du management de la gouvernance. Si la première interrogation est classique et sa réponse malheureusement prévisible, comme nous l'avons montré plus haut, la seconde est oblique et porte une charge ironique de réciprocité: comment un dirigeant s'y prend-il pour gérer en retour, bref « digérer» ses requérants ou autres stakeholders? Comment peut-il s'affranchir des contrôles formels qui existent? Quels moyens met-il en œuvre pour minimiser sinon neutraliser Iefficacité des dispositifs de contrôle? Bref, comment peut-il durer malgré nombre de revers? La réponse est évidemment d'ordre sociologique et non juridique, car le dirigeant, sauf preuve du contraire, préfère fonctionner dans la légalité. Cette réponse sociologique peut alors être résumée de la manière suivante: adossés à des activités sociales et des connections mondaines faites d'intercélébration et d'inter-légitimation, des réseaux relationnels puissants et protéiformes favorisent des solidarités de corps et créent des effets de halo à travers une gestion des impressions et des protections, permettant au dirigeant, sinon d'échapper au questionnement critique de la performance, du moins de minimiser les risques de toute remise en question institutionnelle et de circonvenir ainsi les équilibres de pouvoir prévus par les textes officiels organisant la gouvernance corporative. Bref, la sociologie contre le droit. C'est cette contre-gouvernance qui est une certaine forme de gouvernance logique d'entreprise que nous allons maintenant examiner en détail. socio- le sérail techno-politique La carrière ministérielle de M. Cherif sous Hassan II en fait un des hommes du sérail, poids lourd du système, pilier de l'establishment marocain trustant même à certaines périodes différentes fonctions en même temps. Ainsi, le Il novembre 1993, il est appelé à des fonctions ministérielles, occupant successivement les postes de ministre du Commerce extérieur, des Investissements extérieurs et de 11.rtisanat (dans le gouvernement présidé par Karirn Lamrani), puis le 15 juillet 1994, il est reconduit au poste de ministre des Finances et des Investissements. Le 25 février 1995, il est nommé directeur général du groupe OCP et reçoit la décoration de chevalier de l'ordre du Trône. Le 2 avril 1996, parallèlement à ses fonctions au sein de l'OCP, il est nommé membre d'un groupe de réflexion auprès de Hassan II. Du 13 août 1997 au 14 mars 1998, il occupe, outre ses fonctions à l'OCP, le poste de ministre de l'Habitat, de l'Emploi et de la Formation professionnelle. Le 20 avril 1999, il est nommé président-directeur général de l'ONA, parallèlement à ses fonctions de directeur général de l'OCP, qu'il continue à occuper jusqu'au Il novembre 1999. Le 9 avril 2002, il est chargé, à nouveau, des fonctions de directeur général du groupe OCP. Une telle accumulation de titres, d'ornements, d'honneurs, de fonctions, de missions, de qualifications et de certifications constitue un rempart impressionnant, premier maillon significatif du dispositif de dissuasion dans lequel s'enracine la stratégie de protection et de sécurisation des hauts dirigeants.
  • 23. 430 DEUXllME PARTIE - LA GOUVERNANŒ CORPORA TIVE À TRA VERS LE MONDE Le dispositif médiatique Au niveau médiatique, l'alignement systématique d'une certaine presse est suscité, organisé, encadré": les articles du quotidien L:Économiste et de l'hebdomadaire La Nouvelle Tribune assurent une couverture médiatique radieuse où jour après jour, semaine après semaine, l'hagiographie le dispute à l'hyperbole". C'est Radio-Tirana de la belle époque (stalinienne) ou encore l'éthique journalistique de la Corée du Nord où le message se résume en une expression unique, absolue et éternelle: gloire au grand leader. Le summum de la désinformation est atteint le jour même de l'éviction de M. Cherif par le palais: ce jour-là, embarrassés, hésitant entre flagornerie précautionneuse et mutisme nécrologique, les deux journaux s'efforceront laborieusement, de la manière la plus outrancièrement contrefactuelle, de «recadrer» ce limogeage en règle pour le faire passer comme une étape positive dans la carrière au long fleuve tranquille du président de l'ONN4. À leur décharge, il est vrai que l'homme ne se retrouvait pas à la rue puisqu'il réintégrait l'OCP. Mais le retour à une fonction précédemment occupée, très rare dans ces milieux, marque bien qu'il ne s'agit pas d'une promotion mais d'un recul de carrière (ou à tout le moins d'un arrêt de sa progression). Là aussi, rappelons-nous la mise en scène de l'honorable éviction de Basri: les gouvernants s'arrangent toujours pour sauver l'apparence aux serviteurs en disgrâce. Le constat est en réalité beaucoup plus global: grâce à la consanguinité d'habitus et d'intérêts, les décideurs économiques prêchent auprès de supports tendanciellement acquis à leurs thèses" et prédisposés à relayer des contes de féepolitiquement corrects. Quant aux écarts ou accidents de parcours qui touchent «ceux qui comptent», ils sont savamment circonscrits et habilement redimensionnés au point d'en effacer toute charge négative. Le réseau familial Beau-frère par alliance de Driss Benhirna (fils de l'ancien ministre de l'Intérieur à l'époque d'Oufkir), M. Cherif bénéficie à travers ce réseau de tout un ensemble 72. À l'interne, un cadre dirigeant se souvient précisément d'une réunion de juillet 2000 où Iordre du jour était le suivant: comment s'assurer les grâces des journaux, comment identifier les journaux fidèles qu'il fallait choyer (La Nouvelle Tribune), refuser tout interview aux journaux dits hostiles ... À cette occasion, il fut d'ailleurs formellement demandé aux participants directeurs de liliales et autres de s'abstenir de tout soutien publicitaire aux journaux peu malléables (en particulier Le Journal qui fut alors black-listé pour avoir exprimé doutes et perplexités sur la stratégie suivie par M. Cherif). 73. À l'occasion de léviction de Fouad Filali, Le Journal revient sur le fonctionnement de cette presse encore peu émancipée: « Le traitement par une large partie de la presse de la "démission" de M. Filali vient nous rappeler combien cette pratique [la langue de bois 1 est chère à nos confrères. "M. Filali a émis le souhait de partir". La vérité cest que M. Filali a été le dernier à apprendre son départ précipité. On ne démissionne pas un samedi depuis Paris. Et quand un départ est programmé, on ne convoque pas le conseil pour le jour-même Nous n'avons eu droit qu'à la "démission souhaitée': "le changement dans la continuite. Tout va bien, tout est rose. Quel respect a-t-on pour ses lecteurs, pour soi-même quand on se sent obligé d'enjoliver une vérité crue? En oblitérant la vérité, la presse n'aura servi ni la dignité, encore moins la crédibilité d'un président sortant. Pour notre part, nous ne lui faisons pas cette insulte.» (Le Journal, mars 1999). 74. La palme dor des contorsions revient sans conteste à La Nouvelle Tribune qui se fendit ce jour-là d'un long éditorial expliquant doctement et dialectiquement que blanc pouvait signifier noir et vice-versa ... 75. À titre dexernple parmi des milliers d'autres, l'article sans recul et sans nuance de Fayçal Haffaf: « rocp, un pollueur respectable», dans La Gazette du Maroc, n° 117, 26 mai 1999.
  • 24. DEUXltME PARTIE -LA GOUVERNANCE CORPORA TIVE À TRA VERS LE MONDE avant de s'engager dans une direction ou une autre. Bref, sans être représentatif au sens statistique des entreprises marocaines, l'aNA a une dimension structurante et prégnante, voire « identitaire » telle que rien de ce qui s'y passe n'estétranger ou anodin par rapport au pays. Vitrine du pays, la façon dont le groupe s'inscrit dans la modernité, ses avancées et ses reculs en ce domaine, revêt de ce fait une valeur particulière et emblématique: compte tenu du positionnement de ce groupe dans le pays, il est compréhensible que tout débat sur son histoire, ses valeurs, ses pratiques, convoque et interpelle nombre d'enjeux sociaux sous-jacents dans le pays. Entreprise de droit privé, mais avec un acteur de référence royal (donc quasi public), machine financière impressionnante (8 % du PIE), mais en même temps locomotive du développement industriel national, bref entreprise « privée-publique », l'aNA illustre l'ambivalence et le constant mélange de genres caractérisant nombre d'entreprises marocaines qui d'un côté ne jurent que par le sacro-saint libéralisme tout en jouissant en réalité de confortables rentes économiques. En d'autres termes, le groupe est exemplaire, pour le meilleur et pour le pire, dans ses réalisations aussi bien que dans ses dérives. Et la question de sa gouvernance corporative n'y fait pas exception. Tout ce préambule vise moins la précaution oratoire que le caveat méthodologique: de quoi parle-t-on? Un dernier point d'importance dans l'ordre du modus operandi de cette recherche mérite d'être mentionné. En effet, une revue de la littérature académique et professionnelle révèle un grand mutisme sur la gouvernance corporative dans les pays dits du tiers-monde, émergents ou en transition'? ou présumés en voie de développement (selon les terminologies aussi ambiguës l'une que les autres. On y trouve une hésitation entre deux modes d'approches: au mieux, le premier prendra à la lettre les formalismes administratifs et institutionnels qui, faisant assaut d'ostentation moderniste, déclinent et organisent la gouvernance corporative (GC) sur le papier. Au pire, le second n'y verra que proto-gouvernance, préhistoire de la GC, bref autant d'étapes balbutiantes sur une voie de progression graduelle!' vers un modèle universel" qui serait le modèle anglo-saxon (ou un modèle angle-saxon rénové et débarrassé de ses propres turpitudes). Dans les deux cas, les propos y sont souvent d'une pauvreté affligeante et d'une banalité planétaire: le matériau empirique y est pratiquement absent sinon sous une forme anecdotique et les généralisations sont souvent peu étayées et guère argumentées. Si les études descriptives et analytiques sont rares, par contre les considérations normatives et positivistes sur les «meilleures pratiques» abondent. C'est en réaction contre cet état de fait que nous avons pris la résolution d'aborder notre sujet en commençant dans un premier temps par l'exposé microempirique d'un épisode managérial daté et situé dans une entreprise marocaine majeure. De là, nous tenterons ensuite de valider ce modèle ainsi dégagé et d'évaluer sa portée de généralisation et d'extension à l'ensemble des entreprises au Maroc. Du particulier au général, du singulier à l'universel: c'estsur la base de ce point de départ 10. Aoki Masahiko et Hyung- Ki Kim, Corporate Governance in Transitional Economies: Insider control and the role ofbanks, The World Bank, 1995. Il. Un peu selon le paradigme du développement linéaire de Walter Rostow. 12. Voir Roland Perez, op. cit., p. 19.
  • 25. LA GOUVERNANŒ CORPORATIVE AU MAROC 431 d'éclairages cruciaux sur les jeux de pouvoir et de carrière. Par rapport à son beaufrère Benhima, solidarité et renvois d'ascenseur fonctionnent classiquement: on mentionnera, pour mémoire, l'exemple entre autres du don de plusieurs millions de DH pour la calamiteuse campagne de candidature du Maroc à l'organisation de la coupe du monde de football en 1999-200076• Mais les interactions familiales ne s'arrêtent pas là. La protection juridique était assurée par Amin Cherif, frère du président, en charge de certains dossiers importants au niveau du holding de l'ONA. Quant à sa femme Leila Cherif (née Benhima), présidente d'une association de bienfaisance, I'Heure Joyeuse, elle est une figure en vue du charity business, marché aujourd'hui florissant au Maroc et dans lequel il n'est pas toujours facile de séparer le bon grain de l'ivraie. il faut dire qu'aujourd'hui au Maroc, à côté d'ONG respectables et vraiment autonomes, pullule une pléthore d'ONG à vocation marchande/ou personnelle, d'associations-écuries pour des carrières politiques, bref toute une juteuse « société civile des affaires », voire une « société civile de pouvoir », qui nant que de lointains rapports avec le véritable concept d'ONG. Dans un deuxième cercle, il faut signaler d'autres accointances politico- familiales indirectes qui peuvent se révéler opportunes: Rachid Benyakhlef, patron du pôle mines et fidèle lieutenant de M. Cherif, se trouve être lui-même le gendre du Dr Khatib, secrétaire général du PJD, parti d'inspiration islamique dit « modéré» (c'est-à-dire domestiqué et préempté par le pouvoir). Les dans régionaux Les systèmes de mondanités structurelles expliquent pourquoi ces puissants sont en même temps tous éminemment influençables: enserrés dans des réseaux de réciprocité, sownis sans cesse aux coups de fil symétriques et aux jeux d'ascenseurs mutuels entre obligés et obligeants, ils s'inscrivent defacto dans un système de don/contre-don que l'anthropologie classique de Marcel Mauss à Lévi-Strauss a mis en évidence de manière universelle". Dans ce cadre, les origines régionales ou étrangères peuvent constituer aussi un bouclier relationnel significatif dans la mise en place du système de protection croisée des grands dirigeants. Ainsi peuvent s'expliquer les relations avec Benharbit, ex-directeur de cabinet de Basri (ancien ministre de l'Intérieur de Hassan II), gendre du roi Hassan II et ancien responsable sécuritaire en Algérie du temps de la colonisation. De même, les voisinages tangérois peuvent rendre compte de la proximité avec Aberrahmane Youssoufi,ancien premier ministre de la présumée « alternance» instituée par Hassan II. 76. Campagne emblématique d'un certain mélange de genres (copinage, agents de l'ONE, non-professionnels) où l'amateurisme l'a disputé à la légèreté avec les résultats que l'on sait, en termes d'image pour le pays. À cette date, le bilan financier de la campagne n'est apparemment toujours pas connu et validé. «les responsables de la campagne ont mené le peuple en bateau en lui assurant que notre candidature était solide », dans I.:Opinion, citée par Faouzi Mahjoub: «Mondial 2006, pourquoi l'Afrique n'a pas gagné», jeune Afrique, n° 2061, du 11 au 17 juillet 2000. Voir aussi sur l'aspect gouvernance de cette affaire l'article de Bnadad Hassan: «La complainte de Benhima », Demain, du 14 au 21 juillet 2000, et idem: «Le degré zéro de la communication», Demain, du 15 au 21 juillet 2000. 77. Marcel Mauss, «Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques ». I.:Année sociologique, 1923·1924, t. I, p. 30-186, rééd. dans idem, Sociologie et Anthropologie, Paris: Presses universitaires de France, 1950 (6' éd., Paris, Presses universitaires de France, coll «Quadrige», 1995, p. 143-279).
  • 26. LA GOUVERNANCf CORPORA rIVE AU MAROC empirique que nous nous efforcerons ensuite de construire et d'élaborer une réflexion conceptuelle plus élargie: en conjuguant faits, hypothèses et interrogations. En essayant aussi d'abolir cette frontière artificielle entre niveaux: micro et macro qui sévit encore trop souvent dans les sciences sociales. Sans oublier notre perspective «engagée» dans une «réflexion-dans-l'action/et pour-l'action », pour reprendre les concepts de Donald Schoen 13, tant il est vrai que décrire, comprendre, expliquer peuvent être des vecteurs de changement trop souvent ignorés. Cette contribution se divisera en trois parties principales: 1) Lexposé pratique d'un cas d'école, l'aNA, conglomérat marocain engagé dans de multiples activités industrielles, commerciales et financières. Ce cas, mis en perspective dans son contexte politique, économique et culturel, sera, un peu à l'instar d'une coupe biologique, traité à travers une période privilégiée: principalement la configuration qui va de 1999 à 2002 et qui correspond au mandat de M. Mourad Cherif. On se posera les questions-clés de toute gouvernance corporative: accepte-il de rendre des comptes? Pourquoi? À qui? Comment? Sur quoi? On y exposera, de manière descriptive et argumentée, comment et pourquoi l'absence de contre-pouvoirs conséquents dans cette entreprise a pu faciliter une double crise d'efficacité et de légitimité se manifestant à travers une crispation autoritaire, une gestion erratique et une panne stratégique, le tout synonyme de destruction de «valeur» et de perte de confiance des parties prenantes. 2) Ensuite, en deuxième partie, un essai délucidation et d'élaboration conceptuelle de ce cas permettant, à travers, entre autres, les catégories de la sociologie compréhensive, de construire un point de vue. On y démontrera que des systèmes informels de protection et de connivence croisée, enracinés dans des maillages relationnels et des réseaux: de sociabilités multiples, mettent à l'abri le dirigeant d'entreprise en particulier (et les élites de manière générale) de toute évaluation critique de sa performance, bloquent le processus d'accountability, en empêchant, prévenant et déjouant toute tentative de mise à jour des dysfonctionnements opérationnels ou stratégiques qu'a pu connaître le groupe. Bref ces dispositifs sociologiques de défense et d'intelligence, en renforçant et en verrouillant l'asymétrie d'informations, contribuent à organiser «l'irresponsabilité» du dirigeant de manière structurelle et systématique aux: dépens, sinon de la lettre, du moins de l'esprit de la gouvernance corporative. Parallèlement, par le biais d'une contextualisation sociohistorique, une tentative d'explication complémentaire sera recherchée et élaborée, entre autres, au niveau des relations réciproques entre gouvernance corporative et gouvernance politique dans le cadre de la configuration singulière que représente la «transition démocratique» marocaine au croisement des dynamiques sociétales et du champ politique. 3) Enfin, à un troisième niveau, un retour d'élaboration théorique adossé à cette investigation clinique et sociétale permettra de reposer et de re-conceptualiser 13. D. Schôn, Educating the Reflective Practitioner, Los Angeles, [ossey-Bass, 1988.