2. 120 – Emilio Gentile
dimension religieuse à l’intérieur de la sphère politique, dimension
distincte des institutions religieuses traditionnelles et autonome par
rapport à ces dernières 1 ». Comme exemple historique concret non
seulement du lien entre totalitarisme et religion politique mais aussi
du rapport entre sacralisation politique et modernité, je citais, entre
autres, le fascisme. Je considère en effet, pour des raisons déjà ample-
ment illustrées dans mes travaux sur le parti, le régime et l’idéologie
fascistes 2, que l’expérience du fascisme est une expérience totalitaire
– on sait bien par ailleurs que le concept même de totalitarisme est
né de cette expérience. Je considère également, en me fondant sur
les recherches spécifiques conduites dans ce domaine, que le fas-
cisme trouve sa place parmi les manifestations modernes de sacra-
lisation de la politique 3.
Cette interprétation du fascisme a provoqué diverses critiques,
qui me semblent souvent dépasser la signification spécifique que je
donne à ces concepts – et ce dans la mesure où ces critiques inter-
rogent la validité même des concepts de totalitarisme et de religion
politique comme instruments d’analyse historique, et donc leur uti-
lisation dans l’interprétation de l’histoire contemporaine. Discuter
de manière critique ces critiques de mon interprétation permettrait
peut-être aujourd’hui d’éclairer les concepts de totalitarisme et de
1. Emilio Gentile, « The Sacralization of Politics: Definitions, Interprétations and Reflec-
tions on the Question of Secular Religion and Totalitarianism », Totalitarian Move-
ments and Political Religions, vol. 1, no 1, 2000, p. 18-55.
2. E. Gentile, Le origini dell’ideologia fascista : 1918-1925, Rome/Bari, Laterza, 1975
(nouvelle éd. complétée, Bologne, Il Mulino, 1996) ; Il mito dello Stato nuovo dall’anti-
giolittismo al fascismo, Roma/Bari, Laterza, 1982 (nouvelle édition révisée, Rome/Bari,
Laterza, 1999) ; Storia del partito fascista. 1919-1922. Movimento e milizia, Rome,
Laterza, 1989 ; La via italiana al totalitarismo. Il partito e lo Stato nel regime fascista,
Rome, La Nuova Italia scientifica, 1995 (La voie italienne au totalitarisme. Le parti et
l’État sous le régime fasciste, trad. de l’it. par Philippe Baillet, Paris, Éditions du Rocher,
2004) ; La grande Italia. Ascesa e declino del mito della nazione nel ventesimo secolo,
Milan, A. Mondadori, 1997 ; Fascismo e antifascismo. I partiti italiani fra le due guerre,
Florence, Le Monnieur, 2000 ; « Il totalitarismo alla conquista della Camera alta », in
Il totalitarismo alla conquista della Camera alta. Inventari e documenti, Soveria Mannelli,
Rubbettino, 2002 ; Fascismo. Storia e interpretazioni, Rome/Bari, Laterza, 2002
(Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, trad. de l’it. par Pierre-Emmanuel
Dauzat, Paris, Gallimard, 2004) ; The Struggle for Modernity. Nationalism, Futurism,
and Fascism, Westport, Praeger Publishers, 2003.
3. E. Gentile, Il culto del littorio. La sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, Rome,
Laterza, 1993 (La religion fasciste, trad. de l’it. par Julien Gayrard, Paris, Perrin, 2002) ;
Le religioni della politica. Fra democrazie et totalitarismi, Rome/Bari, Laterza, 2001 (Les
religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes, trad. de l’it. par Anna Colao,
Paris, Seuil, 2005).
3. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 121
religion politique, ainsi que le sens que je leur donne : cette réflexion
sur les fonctions et les limites de ces concepts dans l’étude de l’his-
toire contemporaine constitue précisément le sujet qui m’a été pro-
posé par le responsable de ce numéro de notre revue.
Il me faut tout d’abord préciser que mon interprétation du
fascisme procède non seulement de mes propres recherches histo-
riques, mais aussi d’une redéfinition critique du concept même de
totalitarisme à partir des définitions théoriques précédentes. Je
donne en effet du totalitarisme la définition suivante :
Le totalitarisme est une expérience de domination politique
mise en œuvre par un mouvement révolutionnaire et organisée par
un parti à la discipline militaire.
Le totalitarisme se caractérise par une conception intégraliste
de la politique et aspire au monopole du pouvoir ; après avoir
conquis ce dernier par des voies légales ou non, il s’attache à détruire
ou à transformer le régime préexistant pour construire un État nou-
veau, fondé sur le régime du parti unique.
L’objectif principal du totalitarisme est de réaliser la conquête
de la société, c’est-à-dire la subordination, l’intégration et l’homo-
généisation des gouvernés : l’existence humaine, qu’elle soit indivi-
duelle ou collective, est considérée comme intégralement politique
et se voit interprétée selon les catégories, les mythes et les valeurs
d’une idéologie palingénésique, elle-même sacralisée sous la forme
d’une religion politique.
La religion politique tend à remodeler l’individu et les masses
en provoquant une révolution anthropologique qui doit aboutir à la
régénération de l’être humain et à la création d’un homme nouveau.
Cet homme nouveau est consacré corps et âme aux projets
révolutionnaires et expansionnistes du parti totalitaire, dont le but
ultime est alors la création d’une nouvelle civilisation supra-nationale.
Cette définition est délibérément longue. J’ai cherché ici à
rendre immédiatement évident le lien étroit qui unit toutes les
composantes de ma définition du totalitarisme. Ces différents élé-
ments sont à la fois essentiels et complémentaires ; ils reflètent à
mon sens – autant que possible pour une définition théorique – la
réalité historique des expériences totalitaires advenues au cours du
20e siècle. Toutes ces composantes de ma définition du totalitarisme
– parti révolutionnaire, monopole du pouvoir, religion politique,
conquête de la société, révolution anthropologique, ambitions
4. 122 – Emilio Gentile
expansionnistes – sont reliées à la fois logiquement et chronologi-
quement, et entretiennent entre elles des rapports dynamiques et
dialectiques. Mon interprétation se distingue en cela de la plupart
des théories du totalitarisme répandues jusqu’à présent ; ces der-
nières construisent en effet leur définition principalement, si ce
n’est exclusivement, sur le concept institutionnel de « régime tota-
litaire » lui-même forgé avant tout sur les similitudes entre le régime
nazi et le régime stalinien. Pour ma part, je pense que, de par sa
nature même, le totalitarisme doit plutôt être considéré comme une
expérience continue de domination politique ; en conséquence, il
me semble que le concept de « régime totalitaire » gagne à être
compris dans une perspective dynamique et non statique et doit
être défini en tenant compte des circonstances historiques spécifi-
ques dans lesquelles l’expérience totalitaire trouve son origine –
même lorsque cette expérience, suivant telle ou telle théorie, n’est
pas « parfaite » ou « achevée ».
L’un des éléments constitutifs de ma définition du totalita-
risme est la religion politique, c’est-à-dire :
Une forme de religion qui, par la déification d’une entité sécu-
lière, sacralise une idéologie, un mouvement ou un régime poli-
tique. Cette entité séculière, transfigurée en mythe, se voit conférer
le statut de source première et indiscutable du sens et de la fin de
l’existence humaine.
La religion politique ne peut accepter, en conséquence, la
coexistence avec d’autres idéologies ou d’autres mouvements poli-
tiques. À l’égard des institutions religieuses traditionnelles, elle
adopte parfois un comportement hostile, cherchant dès lors à les
détruire. Ou alors, la religion politique tente d’établir avec la reli-
gion traditionnelle un rapport de coexistence symbiotique, la pre-
mière cherchant à incorporer la seconde au sein de son propre
système de croyances et de mythes, lui attribuant cependant un rôle
seulement décoratif ou auxiliaire.
La religion politique sanctifie également la violence, arme légi-
time contre ceux qu’elle considère comme ses ennemis, à l’extérieur
comme à l’intérieur ; la violence est également un instrument de
régénération collective.
La stricte observation des commandements de la religion poli-
tique ainsi que la participation au culte politique sont imposées,
l’autonomie de l’individu étant refusée pour mieux affirmer la pri-
mauté de la communauté.
5. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 123
Défini ainsi, le concept de religion politique ne désigne pas
seulement l’institution d’un système de croyances, de rites et de
symboles, mais touche également d’autres aspects fondamentaux
de l’expérience totalitaire déjà exposés plus haut : conquête de la
société, homogénéisation des individus, révolution anthropolo-
gique, création d’un nouvel être humain, ambitions expansion-
nistes pour construire une nouvelle civilisation supra-nationale. Les
concepts de « totalitarisme » et de « religion politique » tels que
définis ici constituent deux des piliers de mon interprétation du
phénomène fasciste, dont je donne une synthèse sous la forme
suivante :
Le fascisme est un phénomène politique moderne, nationaliste
et révolutionnaire, anti-libéral et anti-marxiste.
Le fascisme est organisé autour d’un parti-milice, pratique une
conception totalitaire de la politique et de l’État construite sur une
idéologie mythique, virile et anti-hédoniste.
Cette idéologie se voit sacralisée au moyen d’ une religion
politique, qui affirme la primauté absolue de la nation conçue
comme communauté ethnique organique et homogène.
La communauté nationale est strictement hiérarchisée au
sein d’un État corporatiste ; la vocation belliqueuse de ce dernier
l’incite à opter pour une politique de grandeur, de puissance et
de conquête, à la recherche d’un nouvel ordre et d’une nouvelle
civilisation.
C’est au début des années 1970 que commence l’élaboration
de cette interprétation ; elle s’est par la suite développée tout au
long d’une période particulièrement féconde pour les recherches sur
le fascisme, période au cours de laquelle se sont imposés des thèmes,
des problèmes, aujourd’hui encore au cœur de la recherche histo-
rique et du débat théorique. L’actuel regain d’intérêt pour les pro-
blèmes du totalitarisme et de la religion politique n’est d’ailleurs
pas étranger à ce renouveau. Cette période a d’abord été celle de
l’approfondissement des connaissances historiques sur le fascisme ;
mais elle a aussi vu un renouvellement substantiel des thèmes de
recherche, des méthodes d’analyse, des perspectives et des interpré-
tations au cours de trois moments successifs. Ces trois moments,
nous pouvons les distinguer sommairement selon le type d’appro-
ches historiques, les thèmes et les problèmes qu’ils ont successive-
ment adoptés.
6. 124 – Emilio Gentile
Le stade du renouveau
Le premier moment de renouvellement de la recherche et de
la réflexion sur le totalitarisme et le fascisme couvre une quinzaine
d’années, depuis la moitié des années 1960 jusqu’à la fin des
années 1970. Il se caractérise par des recherches empiriques appro-
fondies sur ces thèmes, ainsi que par de nouvelles tentatives de
définition d’une théorie générale du fascisme correspondant aux
problèmes que le renouveau de la recherche contemporain avait
fait émerger 4. L’un des résultats les plus importants de ce moment,
son progrès majeur peut-être, aura été de rendre possible le déve-
loppement postérieur de la recherche, et de mettre en chantier le
dépassement de la représentation traditionnelle du fascisme en
vigueur au début des années 1960 – représentation traditionnelle
qui continuera cependant à orienter la recherche tout au long des
années suivantes.
Selon cette conception traditionnelle, le fascisme n’a pas eu
d’individualité historique propre, au contraire du libéralisme, de la
démocratie, du socialisme ou encore du communisme. Le fascisme
n’aurait en somme été qu’un épiphénomène anti-historique et anti-
moderne, sans culture et sans idéologie : rien de plus qu’un soulè-
vement de mercenaires violents, au service de la bourgeoisie la plus
réactionnaire, avec en guise de dirigeants des démagogues cyniques
et opportunistes avides de pouvoir, pervertissant et assujettissant un
peuple innocent et récalcitrant. Cette représentation expulse du
cours de l’histoire contemporaine la tragique réalité du phénomène
fasciste ; elle fait acte d’exorcisme et de consolation en réduisant le
fascisme à une excroissance maligne étrangère au corps sain de la
modernité. Les protagonistes du fascisme y sont dégradés au rang
de fous diaboliques et inhumains, ou alors, à l’opposé, de bouffons
caricaturaux. Diabolique ou trivial, le fascisme se voit ainsi renvoyé
au rang de « négativité historique 5 ».
4. Le progrès majeur de ce premier moment peut être évalué par la confrontation des
résultats et des méthodes de deux sommes d’études sur le phénomène fasciste parues
pendant à cette période : Stuart J. Woolf (dir.), European Fascism, Londres, Weidenfeld
& Nicolson, 1968 et Walter Laqueur (dir.), Fascism: A Reader’s Guide, Aldershot,
Wildwood House, 1976.
5. Voir E. Gentile, « Fascism in Italian Historiography: In Search of an Individual His-
torical Identity », Journal of Contemporary History, vol. 21, no 2, 1986, p. 179-208.
7. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 125
Si une telle représentation a longtemps prévalu, c’est qu’elle
était considérée comme la seule cohérente avec une posture anti-
fasciste authentique – au point d’être érigée au rang de « représen-
tation sacrée », qui ne pouvait être remise en cause sans mettre en
doute l’antifascisme lui-même. En réalité, il s’agissait d’un grave
appauvrissement de la tradition antifasciste, celle-là même qui à
partir des années 1920 avait donné du fascisme une interprétation
polémique et systématique, et qui en avait aussi initié l’analyse
comme mouvement de masse et comme régime. Des commentaires
complexes à ce sujet avaient alors vu le jour, qui mettaient bien en
évidence les caractères particuliers du fascisme sur le plan idéolo-
gique, culturel, organisationnel et institutionnel. Ces commentaires
éclairaient également les liens entre d’un côté le fascisme, et de
l’autre la modernité et la transformation politique née de la moder-
nisation et de l’apparition de la société de masse. Et ce sont bien
des antifascistes, souvent même des victimes du fascisme, qui ont
les premiers utilisé dans l’analyse du fascisme les concepts de « tota-
litarisme » et de « religion politique » – quand ils ne furent pas les
inventeurs de ces concepts, comme c’est le cas pour le terme « tota-
litaire ». Au cœur de leur réflexion, il y avait le rôle de la pensée
mythique, la mobilisation des masses, le culte du chef, le parti
unique, l’organisation de la culture ou encore les projets de régé-
nération collective 6.
Après la Seconde Guerre mondiale, ce corpus antifasciste
d’analyses historiques et théoriques du fascisme a été écarté, voire
totalement oublié, alors que la thèse de la « négativité historique »
définie plus haut dominait la pensée. Bien que plausible en appa-
rence, et peut-être convaincante pour de nombreux aspects du fas-
cisme, cette dernière représentation élude cependant un problème
fondamental : la nouveauté du fascisme comme mouvement et
régime politique, nouveauté qui exerça un immense pouvoir
d’attraction tant auprès des masses que d’intellectuels prestigieux.
L’ironie tragique de l’expérience fasciste réside peut-être précisé-
ment dans la « sincérité » de son irrationalité et de son idéologie :
le fascisme a peut-être été démagogique, mais on ne peut certaine-
ment pas l’accuser d’avoir dissimulé le projet de nouvelle société
6. Voir Hans Maier et Michael Schäfer (dirs.), Totalitarismus und Politische Religionen.
Konzept des Diktaturvergleiches, Paderborn, Schöningh, 1996 ; E. Gentile, Les religions
de la politique..., op. cit.
8. 126 – Emilio Gentile
que son idéologie cherchait à construire. C’est de manière franche
et brutale qu’était proclamé le mépris fasciste pour la liberté, l’éga-
lité, le bonheur et la paix comme idéaux de vie ; au contraire le
fascisme exaltait l’irrationalité, la volonté de puissance d’une mino-
rité d’élus, l’obéissance aveugle des masses, l’inégalité des individus,
des classes, des nations et des races. L’éthique guerrière du fascisme
prêchait le sacrifice, l’austérité, le mépris de l’hédonisme, le don
total de soi à l’État, la discipline, une fidélité inconditionnelle, tout
cela en réponse aux défis lancés par les perpétuelles nouvelles guerres
déclarées au nom de la grandeur et de la puissance de la nation.
Tout cela était proclamé en place publique, enseigné dans les écoles,
affiché sur les façades et dans les rues. Et malgré cela, des millions
de personnes cultivées ou incultes ont vu dans le fascisme une foi
enthousiasmante, ainsi qu’une réponse au problème de l’existence
sur terre ; tous ont considéré le système totalitaire comme une
réponse efficace aux conflits de la société moderne, tous l’ont vu
comme l’aurore d’une nouvelle ère de grandeur nationale, la nais-
sance d’une « nouvelle civilisation » pour les siècles des siècles.
Le fascisme affichait donc ouvertement ces intentions – face à
ce problème, les principales écoles historiographiques de l’après
Seconde Guerre mondiale, inspirées par le marxisme ou le libéra-
lisme, sont longtemps restées muettes ou indifférentes. Comme l’a
récemment observé Marco Gervasoni, « l’historiographie marxiste,
malgré toutes ses nuances, est toujours restée comme stupéfaite
devant l’irrationnel, qu’elle analyse souvent de manière réductrice
comme le faux-nez d’intérêts économiques » ; quant à l’historiogra-
phie libérale, elle « est toujours désemparée devant les réalisations des
politiques de masse et finit dans de nombreux cas par partir de la
psychologie des chefs pour expliquer les phénomènes totalitaires 7 ».
Aussi le problème du succès fasciste a-t-il souvent été écarté, de
même que les interrogations liées à la fascination exercée sur les
masses par un fascisme qui proclamait ouvertement ses idées, ses
intentions, ses propositions et ses objectifs. À défaut d’être simple-
ment écartés, ces problèmes étaient occultés par une interprétation
qui, réduisant tout à la démagogie, à l’opportunisme ou à la terreur,
les rendait incompréhensibles et insolubles. C’est probablement
7. Marco Gervasoni, « La storiografia di Emilio Gentile. Politica di massa e miti del XX
secolo », Gli argomenti umani, février 2002, p. 85.
9. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 127
contre ce processus d’occultation que protestait en 1976 un intellec-
tuel juif victime du fascisme du nom de Primo Levi :
Tous nous devons savoir, ou nous souvenir, que lorsqu’ils par-
laient en public, Hitler et Mussolini étaient crus, applaudis, admirés,
adorés comme des dieux. C’étaient des « chefs charismatiques », ils
possédaient un mystérieux pouvoir de séduction qui ne devait rien
à la crédibilité ou à la justesse des propos qu’ils tenaient mais qui
venait de la façon suggestive dont ils les tenaient, à leur éloquence,
à leur faconde d’histrions, peut-être innée, peut-être patiemment
étudiée et mise au point. Les idées qu’ils proclamaient n’étaient pas
toujours les mêmes et étaient en général aberrantes, stupides ou
cruelles ; et pourtant ils furent acclamés et suivis jusqu’à leur mort
par des milliers de fidèles. Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi
eux les exécuteurs zélés d’ordres inhumains, n’étaient pas des bour-
reaux-nés, ce n’étaient pas – sauf rares exceptions – des monstres,
c’étaient des hommes quelconques. Les monstres existent, mais ils
sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui
sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonction-
naires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann,
comme Höss, le commandant d’Auschwitz, comme Stangl, le
commandant de Treblinka, comme, vingt ans après, les militaires
français qui tuèrent en Algérie, et comme, trente ans après, les mili-
taires américains qui tuèrent au Viêtnam 8.
C’est en particulier pour chercher à comprendre les raisons de
la fascination exercée par le fascisme sur des millions de personnes
pendant l’entre-deux-guerres que s’est engagé le premier moment
de renouvellement de la recherche et de la réflexion historique ; et
c’est ainsi que quelques chercheurs, au début des années 1960, ont
commencé à étudier sérieusement l’idéologie et la culture fasciste,
établissant que le succès du régime n’était pas que le fruit de la
démagogie, de l’opportunisme de ses dirigeants ou encore de la
terreur. Le fascisme a également réussi grâce à sa propre capacité à
interpréter des aspirations, des désirs, des ambitions collectives ; et
cela sans dissimuler la conception brutale et belliqueuse de la vie
et de la politique qui l’animait, mais bien au contraire en la pro-
clamant ouvertement au peuple. Il est significatif qu’à l’origine de
ce renouvellement de la réflexion, on trouve un autre intellectuel
juif, George L. Mosse, lui aussi victime du nazisme, mais qui
8. Primo Levi, Si c’est un homme, trad. de l’italien par Martine Schruoffeneger, appendice
de 1976, Paris, Julliard, 1987, p. 211-212.
10. 128 – Emilio Gentile
contrairement à Levi n’a pas eu à souffrir l’enfer des camps d’exter-
mination. Mosse fut l’un des premiers historiens à oser mettre en
doute la validité de la représentation du fascisme alors dominante
et à briser le tabou de la « négativité historique ». Il entreprit une
tâche historique : comprendre pourquoi ce qui l’avait persécuté avait
pu exercer pareille fascination. Pour ce faire, Mosse étudia l’idéo-
logie du fascisme, sa culture, son style politique, ne le considérant
ainsi plus comme un phénomène extérieur à l’histoire contempo-
raine. Bien au contraire, le fascisme était ici envisagé comme un
régime plongeant ses racines dans l’histoire et la société de l’Europe
moderne ; il n’avait pu s’affirmer à ce point que parce qu’il avait
su interpréter puis représenter les aspirations de millions de per-
sonnes – et cela en les associant dans l’émotion mythique et rituelle
d’une nouvelle religion laïque.
Mosse peut être considéré comme l’historien emblématique
de ce premier moment de renouvellement des études sur le fas-
cisme 9. Il en va de même pour le Journal of Contemporary History,
qu’il fonda et dirigea en collaboration avec Walter Laqueur et dont
la publication commença en 1966 par un numéro spécial sur le
fascisme international. Dès le début de son article d’introduction
sur la genèse du fascisme, Mosse marque clairement son refus des
interprétations traditionnelles du fascisme : « Au cours de notre
siècle, deux mouvements révolutionnaires ont marqué l’Europe :
l’un trouve son origine dans le marxisme, l’autre est le fascisme 10. »
La définition du fascisme que donne Juan Linz en 1976 peut
également être considérée comme emblématique de ce premier
moment d’études sur le phénomène fasciste – Linz commence par
préciser que la définition du fascisme ne peut se contenter de néga-
tions, mais « doit également prendre en considération son pouvoir
d’attraction et sa conception de l’homme et de la société », avant
d’ajouter que « nulle définition ne peut ignorer l’importance du style
9. Voir E. Gentile, « A Provisional Dwelling: The Origin and Development of the
Concept of Fascism in Mosse’s Historiography », in Stanley G. Payne, David J. Sorkin,
John S. Tortorice (dirs.), What History Tells. George L. Mosse and the Culture of Modern
Europe, Madison, University of Wisconsin Press, 2004, p. 41-109 ; voir également
Roger Griffin, « Withstanding the Rush of Time: The Presence of Mosse’s Anthro-
pological View of Fascism », in ibid., p. 110-133.
10. Nous traduisons : George L. Mosse, « The Genesis of Fascism », Journal of Contem-
porary History, vol. 1, no 1, 1966, p. 14-26.
11. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 129
distinctif [du fascisme], de sa rhétorique et de son système de sym-
boles, de ses chants et cérémonies et même de ces chemises de cou-
leur qui ont attiré tant de jeunes dans l’entre-deux-guerres ». Linz
conclut cependant que ni l’idéologie ni le style n’auraient été des
facteurs décisifs de réussite sans « les nouvelles formes d’organisation
et d’action politique » caractéristiques du fascisme. Pour toutes ces
raisons, Juan Linz donnait une définition du fascisme à plusieurs
dimensions, laquelle marquait un net dépassement par rapport à la
représentation traditionnelle de la « négativité historique » :
Nous définissons le fascisme comme un mouvement hyperna-
tionaliste, souvent pan-national, anti-parlementaire, antilibéral,
anti-communiste, populiste et en conséquence anti-prolétarien, en
partie anti-capitaliste et anti-bourgeois, anti-clérical ou au moins non-
clérical. Son but est l’intégration nationale et sociale au moyen d’un
parti unique et d’une représentation corporatiste, les deux n’étant pas
toujours également promus. Le fascisme se caractérise également par
un style et une rhétorique distinctifs, et repose sur des cadres activistes
prêts à l’action violente associée à une forte participation électorale ; il
s’agit, par une combinaison de tactiques légales et violentes, de gagner
le pouvoir à des fins totalitaires. L’idéologie fasciste se distingue des
partis conservateurs traditionnels par le fait suivant : elle appelle à
l’incorporation d’une forme épurée de la tradition culturelle nationale
au sein d’une nouvelle synthèse, et ce en réponse à l’émergence de
nouvelles classes sociales et à l’apparition des problèmes sociaux et
économiques, tout en proposant de nouvelles formes de mobilisation
et de participation. Son pouvoir d’attraction fondé sur l’émotion, le
mythe, l’idéalisme et l’action à partir d’une philosophe vitaliste
s’adresse d’abord à ceux qui sont le moins intégrés dans la structure des
classes – les jeunes, les étudiants, les soldats démobilisés – appelés à
constituer une élite auto-désignée ; par la suite, elle en appelle égale-
ment à tous ceux qui sont affectés à leur désavantage par le change-
ment social et par les crises politiques et économiques. Appuyé par une
mobilisation plébiscitaire des masses, le pouvoir d’attraction fasciste se
nourrit d’une inflation de la solidarité nationale et du rejet des conflits
et des clivages institutionnalisés dans les sociétés modernes et réclame
donc la destruction et/ou la démobilisation des partis qui organisent
ces clivages, en particulier les classes ouvrières sans oublier les partis
cléricaux. Quant à l’hyper-nationalisme fasciste, il se reflète dans une
hostilité profonde pour les organisations et les mouvements qui peu-
vent être considérés à caractère international – qu’il s’agisse du
communisme, du socialisme même, du capitalisme de la finance
internationale, de l’Église catholique ou du moins du Vatican, ou
12. 130 – Emilio Gentile
encore de la franc-maçonnerie, de la Société des Nations, du pacifisme
et des Juifs, même pour les mouvements fascistes qui ne sont ni
antisémites ni racistes à l’origine 11.
Les résultats les plus originaux obtenus par la recherche sur le
fascisme jusqu’à la fin des années 1970 ont trouvé leur meilleure
expression critique et systématique dans l’ouvrage de Stanley
G. Payne, Fascism. Comparison and Definition publié en 1980.
Payne y tire les conclusions des recherches et du débat théorique
des années précédentes, en les intégrant dans une définition générale
du fascisme ; celui-ci est considéré non plus comme une coagulation
de négations, mais comme un phénomène politique nouveau et
moderne, armé d’une idéologie et d’une culture propres et fort de
caractéristiques à la fois révolutionnaires et réactionnaires :
Somme toute, le fascisme fut la seule idéologie majeure créée par
le 20e siècle, et il n’est pas surprenant de voir certaines des ses caracté-
ristiques les plus importantes refaire surface à d’autres moments, dans
d’autres régions du globe, dans le discours de mouvements radicaux
ou de régimes nationaux autoritaires – même si le profil de ces nou-
veaux groupes est assez différent des fascismes européens tradition-
nels. On peut préciser certains de ces traits caractéristiques :
1. Un autoritarisme permanent fondé sur un parti unique, auto-
ritarisme qui n’est ni temporaire ni le prélude à l’internationalisme.
2. Un dirigeant charismatique au sommet du régime ou du
parti, principe intégré par de nombreux régimes communistes et
autres.
3. La recherche d’une idéologie ethnique synthétique, dis-
tincte du libéralisme et du marxisme.
4. Un système d’État totalitaire et une économie politique
fondée sur le corporatisme, le syndicalisme ou encore un socialisme
partiel, système néanmoins plus limité et pluraliste que le modèle
communiste.
5. Une philosophie de l’activisme volontariste, mais détachée
de tout déterminisme philosophique.
Pour tous ces aspects, l’expérience fasciste fut fondamentale
pour les révolutions et le nationalisme autoritaire mis en œuvre au
cours du vingtième siècle 12.
11. Nous traduisons : Juan J. Linz, « Some Notes Toward a Comparative Study of Fas-
cism in Sociological Historical Perspective », in W. Laqueur (dir.), Fascism. A Reader’s
Guide, op. cit., p. 24-26.
12. Nous traduisons : Stanley G. Payne, Fascism. Comparison and Definition, Madison,
University of Wisconsin Press, 1980, p. 211-212. La structure de cet ouvrage et son
13. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 131
Par la suite, durant les années 1980 s’engage un autre
moment de la recherche sur le fascisme. Le débat théorique perd
alors de sa vigueur et devient en quelque sorte marginal : à ce
moment dominent en effet les études historiques sur les mou-
vements et régimes fascistes singuliers, études qui s’accompagnent
d’un certain scepticisme quant à la possibilité réelle de parvenir
à une définition théorique du fascisme – c’est-à-dire une défini-
tion capable de recueillir le consensus des chercheurs. Certains
historiens comme Karl D. Bracher et Renzo De Felice, armés
d’une réelle exigence lorsqu’il s’agit d’isoler les caractéristiques
spécifiques des mouvements et des régimes fascistes, vont jusqu’à
mettre en doute l’existence même d’un phénomène fasciste uni-
taire. Les recherches se poursuivent néanmoins durant cette
période, explorant certains des nouveaux champs ouverts lors de
la décennie précédente ; outre l’idéologie fasciste, les aspects poli-
tiques, organisationnels et institutionnels du phénomène sont
ainsi particulièrement étudiés.
Mais c’est au début des années 1990 que commence un nou-
veau moment de la recherche historique, qui se distingue par un
regain d’intérêt pour le débat théorique au sujet du phénomène
fasciste ; l’attention des chercheurs s’oriente alors surtout vers les
aspects culturels et esthétiques de ce dernier, jusqu’à conférer à
l’idéologie et à la culture un rôle primordial dans les nouvelles
tentatives de définition du fascisme 13. Comme œuvre la plus emblé-
matique de ce moment, on peut citer The Nature of Fascism de
Roger Griffin, publié en 1991. Le chercheur britannique s’y livre
à un inventaire critique des principales interprétations du fascisme,
écartant définitivement celles qui ne tiennent plus debout face au
progrès de la connaissance et des analyses au cours des deux
dispositif conceptuel ont été repris, mis à jour et complétés dans A History of Fascism
1914-1945 (Madison, University of Wisconsin Press, 1995) du même auteur. Un autre
ouvrage particulièrement représentatif de ce moment de la recherche sur le fascisme est
Stein Ugelvik Larsen, Bernt Hagtvet, Jan Petter Myklebust (dirs.), Who Were the
Fascists. Social Roots of European Fascism, Bergen/Oslo, Universitetsforlaget, 1980.
13. Pour un panorama complet du débat sur le phénomène fasciste après 1991, voir
S. G. Payne, A History of Fascism 1914-1945, Madison, University of Wisconsin
Press, 1995 ; R. Griffin (dir.), International Fascism. Theories, Causes and the New
Consensus, Londres, Arnold, 1998 ; Joan Anton Mellon (dir.), Orden, Jerarquía y
Comunidad. Fascismos, Dictaduras y Postfascismos en la Europa Contemporánea,
Madrid, Tecnos, 2002 ; Alessandro Campi (dir.), Che cos’è il fascismo. Interpretazioni
e prospettive di ricerca, Rome, Ideazione, 2003.
14. 132 – Emilio Gentile
décennies précédentes. Intégrant cette somme critique à sa théorie,
Griffin propose une nouvelle « définition du fascisme construite
principalement à partir de ses axiomes idéologiques positifs, axiomes
d’où procèdent son style, ses structures et ses refus spécifiques 14 » ;
Griffin en fait la synthèse en une seule phrase : « le fascisme est un
genre d’idéologie politique dont le fondement mythique réalisé au
travers de différentes permutations constitue une forme palingéné-
sique d’ultranationalisme populiste 15 ».
Deux concepts refont surface
Le regain d’intérêt de la part des chercheurs pour les problèmes
du totalitarisme et de la religion politique est contemporain de ce
troisième moment de la recherche sur le fascisme, moment qui
perdure encore aujourd’hui. Il s’agit là du retour au cœur du débat
historiographique de deux concepts qui, entre les années 1920 et
les années 1950, avaient joué un rôle fondamental dans l’interpré-
tation du fascisme – comme cela a été indiqué plus haut. Utilisés
à l’origine par les principaux chercheurs antifascistes, les concepts
de totalitarisme et de religion politique ont été contestés au cours
des années 1950, avant d’être presque totalement exclus des outils
d’analyse de l’histoire contemporaine ; ces concepts étaient alors
considérés comme des instruments de la propagande anticommu-
niste à l’œuvre pendant la guerre froide. Mais à l’heure où le système
soviétique sombre dans le délabrement, le concept de totalitarisme
semble en quelque sorte libéré de l’ostracisme auquel il avait été
condamné par les chercheurs d’inspiration communiste ou plutôt
favorables au communisme soviétique 16. Il en va de même pour le
14. Nous traduisons : R. Griffin, The Nature of Fascism, Londres, St. Martin’s Press,
1991, p. 14.
15. Ibid., p. 26.
16. Je me contenterai de citer, comme exemples de l’abondance des recherches dans ce
domaine, quelques ouvrages publiés au cours de la dernière décennie : Jay Taylor,
The Rise and Fall of Totalitarianism in the Twentieth Century, New York, Paragon
House, 1993 ; Simon Tormey, Making Sense of Tyranny. Interpretations of Totalita-
rianism, Manchester/New York, St. Martin’s Press, 1995 ; E. Gentile, La via italiana
al totalitarismo. Il partito e lo Stato nel regime fascista, op. cit. ; Abbott Gleason, Tota-
litarianism. The Inner History of the Cold War, New York/Oxford, Oxford University
Press, 1995 ; H. Maier et M. Schafer (dirs.), Totalitarimus und Politische Religionen...,
op. cit. ; Dictature, Absolutisme et Totalitarisme, numéro spécial de la Revue française
d’histoire des idées politiques, no 6, 1997 ; Alfons Söllner, Ralf Walkenhus, Karin Wie-
15. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 133
problème de la religion politique : outre le renouveau des études
sur le totalitarisme que je viens de citer, la naissance ou renaissance
de manifestations contemporaines de sacralisation de la politique –
ou de politisation de la religion – ont sans doute contribué au retour
du concept sur le devant de la scène. On retrouve en effet dans ces
manifestations, sous un nouveau visage, certains aspects de l’enche-
vêtrement entre dimension religieuse et dimension politique carac-
téristique des phénomènes totalitaires 17.
land (dirs.), Totalitarismus. Eine Ideengeschichte des 20 Jahrhunderts, Berlin, Akad.
Verl, 1997 ; Wolfgang Wippermann, Totalitaismustheorien : die Entwicklung der Dis-
kussion von den Anfängen bis heute, Darmstadt, Primus Verlag, 1997 ; Marcello Flo-
rese (dir.), Nazismo, fascismo, comunismo. Totalitarismi a confronto, Milan, Monda-
dori, 1998 ; Achim Siegel (dir.), The Totalitarian Paradigm after the End of Comunism.
Towards a Theoretical Reassessment, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1998 ; Klaus-
Dietmar Henke (dir.), Totalitarismus. Sechs Vorträge über Gehalt und Reichweite eines
klassischen Konzepts der Diktaturforschung, Dresde, Hannah-Arendt-Institut für fors-
chung, 1999 ; Johannes Klotz (éd.), Schlimmer als die Nazis. « Das Schwarzbuch des
Kommunismus » und die neue Totalitarismusdebatte, Cologne, PapyRossa, 1999 ; Ber-
nard Bruneteau, Les Totalitarismes, Paris, Armand Colin, 1999 ; « Totalitarismus und
Liberalismus », Prokla, 2, juin 1999 ; Eckhard Jesse (dir.), Totalitarismus im 20 Jah-
rhundert. Eine Bilanz der Internationalen Forschung, Baden-Baden, Nomos, 1999
(deuxième édition) ; Michael Halberstam, Totalitarianism and the Modern Conception
of Politics, New Haven/Londres, Yale University Press, 1999 ; Juan J. Linz, Totalita-
rian and Authoritarian Regimes, Boulder/Londres, Lynne Rienner Publishers, 2000 ;
Stéphane Courtois (dir.), Quand tombe la nuit. Origines et émergence des régimes tota-
litaires en Europe 1930-1934, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2001 ; Fransisco Budi
Hardiman, Die Herrschaft der Gleichen. Masse und totalitäre Herrschaft. Eine kritische
Überprüfung der Texte von Simmel, Broch, Canetti und Hannah Arendt, Francfort,
Peter Lang Verlagsgruppe, 2001 ; Enzo Traverso, Le Totalitarisme, Paris, Seuil, 2001 ;
J. J. Linz, Fascismo, autoritarismo, totalitarismo. Connessioni e differenze, Rome, Idea-
zione Editrice, 2003.
17. Là encore, je ne signalerai que certains ouvrages publiés pendant les dix dernières
années : E. Gentile, Il culto del littorio..., op. cit. ; Albert Piette, Les religiosités séculières,
Paris, PUF, 1993 ; H. Maier, Politische Religionen. Die totalitären Regime und das
Christentum, Fribourg/Bâle, Herder, 1995 ; Sabine Behrenbeck, Der Kult um die toten
Helden. Nationalistische Mythen, Riten und Symbole 1923 bis 1945 (Neuburg a.d.
Donau, Vierow, 1996) ; Arthur Jay Klinghoffer, Red Apocalypse. The Religious Evo-
lution of Soviet Communism, Lanham, University Press of America, 1996 ; H. Maier
(dir.), Totalitarismus und Politische Religionen, op. cit. ; H. Maier et M. Schäfer (dirs.),
Totalitarismus und Politische Religionen. Konzepte des Diktaturvergleichs, op. cit. ; Peter
Berghoff, Der Tod des politischen Kollektives. Politische Religion und das Sterben und
Töten für Volk, Nation und Rasse, Berlin, Akademie Verlag 1997 ; Yvonne Karow,
Deutsches Opfer. Kultische Selbstauslöschung auf den Reichsparteitagen der NSDAP,
Berlin, Akademie Verlag, 1997 ; Michael Ley, Apokalypse und Moderne. Ausätze zu
politischen Religionen, Wien, 1997 ; Michael Ley et Julius H. Schoeps (dirs.), Der
Nationalsozialismus als politische Religion, Bodenheim, Philo, 1997 ; Claus-Ekkehard
Bärsch, Die politische Religion des Nationalsozialismus, Munich, W. Fink, 1998 ;
Markus Huttner, Totalitarismus und Säkulare Religionen. Zur Frühgeschichte totalita-
rismuskritischer Begriffs-und Theoriebildung in Großbritannien, Bonn, Bouvier, 1999 ;
16. 134 – Emilio Gentile
Cependant, au-delà des motifs contingents qui l’ont initié, le
débat contemporain sur le totalitarisme et la religion politique ne
peut se comprendre qu’en gardant ceci à l’esprit : sans le renouvel-
lement de l’interprétation du fascisme opéré au cours des années
1970 et 1980, ce débat ne serait tout simplement pas possible. Et
je crois que mes recherches et réflexions sur le phénomène fasciste
ainsi que sur ces deux concepts ont de quelque manière contribué
à ce renouvellement ; il me semble d’ailleurs opportun de préciser
ici que, contrairement à ce qu’une certaine critique a soutenu, mon
interprétation du fascisme comme totalitarisme et religion politique
précède de plusieurs années l’intérêt aujourd’hui porté à ces thèmes,
et n’est donc pas née avec lui. J’ai commencé à élaborer cette inter-
prétation dès les années 1970, ses prémisses apparaissant déjà dans
mes travaux précédents ; comme ceux-ci examinaient le mythe de
la régénération nationale et la recherche d’une nouvelle religion
nationale laïque dans la culture italienne et les mouvements d’avant-
garde du début du vingtième siècle, c’est à la fois par esprit de
logique et par curiosité que j’en suis venu à m’occuper du fascisme,
produit et héritier de cette culture 18.
Totalitarisme et religion politique dans la définition du fascisme
Le sens de mon interprétation du fascisme comme totalita-
risme était déjà formulé dans un article daté de 1974 :
L’élément essentiel (...) de l’idéologie fasciste fut l’affirmation
du primat de l’action politique, c’est-à-dire le totalitarisme compris
comme dissolution totale du privé dans le public, donc comme
Klaus-Georg Riegel, « Transplanting the Political Religion of Marxism-Leninism to
China: The Case of the Sun Yat-Sen University in Moscow (1925-1930) », in Karl-
Heinz Pohl (dir.), Chinese Thought in a Global Context, Leiden/Boston/Cologne,
Brill, 1999, p. 327-58 ; Hans Maier (dir.), Wege in die Gewalt. Die moderne politischen
Religionen, Francfort, Fischer Taschenbuch Verlag, 2000 ; Marcela Cristi, From Civil
to Political Religion. The Intersection of Culture, Religion and Politics, Waterloo
(Ontario), Wilfrid Laurier University Press, 2001 ; E. Gentile, Le religioni della poli-
tica..., op. cit.
18. E. Gentile : « Papini, Prezzolini e Pareto e le origini del nazionalismo italiano », Clio,
7 janvier 1971, p. 113-142 ; « La Voce » e l’età giolittiana, Milan, Pan, 1972 ; « Alcune
considerazioni sull’ideologia fascista », Storia contempornea, vol. 5, no 1, 1974,
p. 115-125 ; Le origini dell’ideologia fascista, op. cit. ; Mussolini e « La Voce », Florence,
Sansoni, 1976 ; « La politica di Marinetti », Storia contemporanea, vol. 7, no 3, 1976,
p. 15-38.
17. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 135
subordination des valeurs touchant à la vie privée (religion, culture,
morale, sentiments, etc.) à la valeur publique par excellence, la poli-
tique. Cette dernière était conçue comme activisme, comme force
pure et confrontation de forces, la victoire étant ici l’unique juge
du succès. Le noyau constant de l’idéologie fasciste fut – et c’est là
une conséquence du totalitarisme – une conception de l’État comme
réalisation de la volonté de puissance d’une minorité activiste, entiè-
rement consacrée à la réalisation de son mythe, de son idée-force.
L’homme nouveau rêvé par les fascistes aurait été le produit d’une
classe de Platon modernes, à la recherche d’un État organique et
dynamique, considérant la politique comme une valeur absolue et
sans autre fin qu’elle-même. Dans cette perspective, l’idéologie du
fascisme fut la réalisation la plus complète de l’État totalitaire (surtout
en raison de l’apport idéologique de l’idéalisme de Gentile), conçu
comme une société strictement hiérarchisée et soumise à une aris-
tocratie politique qui ne tirait sa légitimité que de la conquête et de
la conservation du pouvoir. Le fascisme fut, avant tout, une idéologie
de l’État, d’un État indestructible et totalitaire. Comme tel, il fut
l’antithèse de l’idéologie communiste qui est une idéologie de la
société, tendant vers la réalisation d’une société d’hommes libres et
égaux, sans subordination des uns aux autres à cause de l’organisa-
tion du pouvoir au sein de l’État 19.
Dans le même article était également ébauchée une interpré-
tation du fascisme comme religion politique, celle-ci constituant
une conséquence logique du totalitarisme expliqué plus haut :
De la conception fasciste de la vie découle une attitude fasciste
face à la manière de faire de la politique, d’organiser la vie en société,
de concevoir la finalité du groupe fasciste non pas suivant la logique
et la persuasion, mais en faisant appel à l’instinct, à la foi, au sen-
timent, à l’imagination, à la fascination magnétique du Chef. Le
groupe fasciste était uni par la foi : le fasciste ne choisissait pas la
doctrine, ne la discutait pas – plus que toute autre chose, il était un
croyant et un combattant. Le fascisme apparaît dès lors comme une
évasion loin de tout ce qui pouvait encadrer, mesurer la vie sociale
et la priver ainsi de son versant pittoresque, mystique, héroïque et
aventureux. L’aventure précisément, l’héroïsme, l’esprit de sacrifice,
les rituels de masse, le culte des martyrs, les idéaux belliqueux et
sportifs, la dévotion fanatique pour le Chef : tels étaient les attitudes
du groupe fasciste 20.
19. E. Gentile, « Alcune considerazioni sull’ideologia fascista », art. cité, p. 120-121.
20. Ibid., p. 123.
18. 136 – Emilio Gentile
De cette conception fidéiste et intégraliste de la politique, je
faisais découler la définition d’« une attitude essentiellement subjec-
tive face à la politique, c’est-à-dire une conception esthétique de la
vie politique », qui se manifeste au travers de « la politique comme
spectacle » :
Les fascistes s’élevaient contre le matérialisme propre au capi-
talisme et au communisme, alors que le fascisme exaltait au contraire
les valeurs de l’esprit. Le matérialisme appauvrissait l’individu,
devenu caricature de fonctionnaire soumis à la régularité bureaucra-
tique, caricature d’ouvrier au service de la production et de la
machine, caricature de citadin éduqué par la morale petite-bour-
geoise du salaire, du bien-être, de l’indifférence face à la vie politique
et sociale, renfermé sur son égoïsme, avili par le dégradant système
collectiviste et étouffé dans l’anonymat urbain. Au contraire, le fas-
cisme était le mouvement politique capable de rendre couleur et joie
à la vie sociale. Dans l’État totalitaire la vie civile était un spectacle
continu, où l’homme nouveau fasciste s’exaltait au sein de la masse
mouvante mais ordonnée, exaltation procurée par la répétition de
rites, par la vénération de symboles, par l’appel suggestif à la soli-
darité collective ; tout cela jusqu’à atteindre en un instant chargé de
tension psychologique et d’émotion la fusion mythique de l’indi-
vidu, de la nation et de la race grâce à la médiation magique du
guide. Même si l’on retrouve certains de ces aspects dans d’autres
régimes totalitaires, il n’y a que dans le fascisme qu’ils étaient à ce
point présentés comme idéal de la vie civile, et c’est seulement dans
le cas de cette expérience que l’exaltation et le spectacle contribuè-
rent à ce point au succès du régime. L’organisation du consensus de
masse était, de fait, fondé sur ces cérémonies [...].
Ces considérations aboutissaient finalement à une « revitalisa-
tion » complète de la signification du fascisme dans l’histoire
contemporaine, conçu ici comme expérience moderne de politique
de masse.
Un système politique fondé sur l’irrationnel réduit presque
inévitablement la participation politique individuelle et collective à
un spectacle de masse. En méprisant l’idéalisme rationnel de
l’homme, sa capacité à connaître la réalité à travers le filtre de la
logique, le besoin humain de conviction et de compréhension, on
réduit l’homme à une cellule perdue dans la foule. Dans ce contexte,
la foule devient influençable, non pas par le discours rationnel, mais
seulement par l’abus psychologique, la violence morale et la manipu-
lation des consciences – la vie n’est alors plus qu’extériorité pure. En
19. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 137
exaltant les fantasmes et l’imagination, en excitant les préjugés de
groupe, les angoisses, les frustrations, les complexes de grandeur ou
de misère, on détruit la capacité de choix et de critique de l’individu.
Les symboles et les rites, les cérémonies de masse et la consécration
mythique des actes banals de la vie sociale comme « La Bataille du
grain » sont érigés au rang d’unique participation possible des masses
au pouvoir politique. Les masses sont ici de simples spectatrices d’un
drame qui les prend à parti mais se joue au-dessus d’elles 21.
Mon interprétation du fascisme, construite à l’origine à partir
des dimensions idéologiques et culturelles du phénomène, s’est par
la suite développée en prenant en considération ses traits caracté-
ristiques en matière d’organisation et d’institutions. Il s’agit alors,
au travers d’une étude approfondie de l’histoire du parti et du
régime fasciste, de vérifier de quelle manière, par quels moyens et
dans quels buts fut mise en œuvre la conception totalitaire de la
politique fasciste. En 1984, à l’occasion d’un colloque sur le fas-
cisme et le national-socialisme, en cherchant à donner une synthèse
de mes recherches à ce sujet, j’ai proposé de définir le système
politique fasciste par l’expression césarisme totalitaire :
Le fascisme fut une dictature charismatique de type césariste,
intégrée au cœur d’une structure organisationnelle fidèle à un mythe
totalitaire ; ce mythe a été consciemment adopté et opérait concrè-
tement comme un code de comportement et un point de référence
pour l’action et l’organisation de l’État et des masses 22.
Le césarisme totalitaire définit l’aspect proprement institu-
tionnel du fascisme comme phénomène moderne et révolution-
naire 23. Mais la nature totalitaire de ce régime était, selon moi,
21. Ibid., p. 123-124. Je voudrais préciser ici qu’au moment de la rédaction de cet article,
je ne connaissais pas les thèses de Walter Benjamin sur l’« esthétisation de la poli-
tique » ; de même, l’ouvrage de Mosse sur la nationalisation des masses, où l’auteur
faisait sien le concept d’« esthétique de la politique », n’avait pas encore été publié –
il ne sortit en effet que l’année suivante. J’entends souligner par ces précisions que
mon intérêt pour les aspects esthétiques, rituels et symboliques de la politique fasciste
et pour la religion politique provenait alors directement, et j’irais jusqu’à dire spon-
tanément, de mes recherches sur le fascisme et non de l’influence de Benjamin ou
de Mosse.
22. E. Gentile, « Partito, Stato e Duce nella mitologia e nella organizzazione del fas-
cismo », in Karl Dietrich Bracher et Leo Valiani, Fascismo e nazionalsocialismo,
Bologne, Il Mulino, 1986, p. 265 (voir également E. Gentile, Qu’est-ce que le fas-
cisme ?..., op. cit., p. 228-264).
23. E. Gentile : « Il fascismo fu una rivoluzione ? », Prospettive settanta, octobre-décembre
20. 138 – Emilio Gentile
antérieure à son institution : avant même la conquête du pouvoir, le
Parti National Fasciste en présentait déjà les caractéristiques, comme
« parti militaire ». J’explique ce point dans l’introduction au premier
volume de l’histoire du Parti National Fasciste publié en 1989 :
L’orientation totalitaire du fascisme émergea avec le parti-
milice, au cours des premières années de formation du Parti National
Fasciste ; cette orientation conditionna par la suite l’action du mou-
vement puis du régime. Au cours des années de pouvoir, l’expérience
fasciste investit le terrain difficile laissé par les premières phases
d’industrialisation et de modernisation dans la situation historique
et sociale de l’Italie ; sa réalisation rencontra obstacles et résistances
avant de se conclure par la catastrophe de la guerre. Cependant,
constater l’échec des ambitions totalitaires du fascisme ne peut être
un motif pour minimiser ou banaliser, comme on l’a fait jusqu’à
présent, le poids et la signification historique de cette expérience
singulière de domination politique : pendant vingt ans le PNF trans-
forma l’Italie en un immense laboratoire où des millions d’hommes
et de femmes furent associés, volontairement ou non, à une tentative
de réalisation du mythe d’un État totalitaire, et furent appelés à
former une nouvelle race d’Italiens élevés au sein de l’intégrité fas-
ciste, dans l’idolâtrie du primat du politique et le culte de la volonté
de puissance comme idéal suprême 24.
Dans cette perspective, le concept de totalitarisme m’a semblé
un instrument d’analyse fort utile, non seulement pour comprendre
le devenir concret des événements historiques nés du fascisme, mais
aussi pour relier théoriquement l’un à l’autre les éléments essentiels
d’une définition du fascisme fidèle à la réalité historique. Cette
définition prendrait en compte, unies au sein d’un processus dia-
lectique, les dimensions organisationnelle, culturelle et institution-
nelle du fascisme en livrant ses traits caractéristiques ; le fascisme
serait ainsi :
1. Un mouvement de masse agrégeant les classes, mais où
prévalent les classes moyennes parmi les cadres dirigeants et les mili-
tants. Ces représentants des classes moyennes sont pour la plupart
novices dans l’activité politique et s’organisent dans un parti-milice ;
1979, p. 590-596 (également dans Qu’est-ce que le fascisme ?..., op. cit., p. 145-176) ;
« Il fascismo », in Lucia Morra (dir.), L’Europa del XX secolo fra totalitarismo e demo-
crazia, Faenza, Itaca, 1991, p. 101-110 ; « La modernità totalitaria », introduction à
la nouvelle édition de Le origini dell’ideologia fascista, op. cit., p. 3-49.
24. E. Gentile, Storia del partito fascista, op. cit., p. vii.
21. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 139
celui-ci construit son identité non sur la hiérarchie sociale et la classe
d’origine mais sur le sens de la camaraderie. Le parti se considère
comme investi d’une mission de régénération sociale et donc en état
de guerre contre ses adversaires politiques ; il cherche à conquérir
le monopole du pouvoir politique, en utilisant la terreur et les
compromis parlementaires avec les groupes dirigeants. Le pouvoir
servira à la création d’un nouveau régime construit sur les ruines de
la démocratie parlementaire.
2. Une idéologie « anti-idéologique » et pragmatique, qui se
proclame anti-matérialiste, anti-individualiste, anti-libérale, anti-
démocratique, anti-marxiste, à tendance populiste et anti-capitaliste.
Cette idéologie s’exprime de manière esthétique plutôt que théo-
rique, à travers un nouveau style politique fait de mythes, de rites
et de symboles d’une religion laïque ; laquelle religion laïque s’érige
à partir d’un processus d’acculturation, de socialisation et d’intégra-
tion des masses dans la création d’un « homme nouveau ».
3. Une culture fondée sur une pensée mythique et un sens
tragique et activiste de la vie conçue comme manifestation de la
volonté de puissance, mais aussi sur le mythe de la jeunesse sculptant
l’histoire et l’exaltation de la militarisation de la politique comme
modèle de vie et d’organisation collective.
4. Une conception totalitaire du primat de la politique conçue
comme expérience intégrale à même de réaliser la fusion de l’individu
et des masses au sein de l’unité organique et mystique de la nation.
La nation est ici une communauté ethnique et morale, adoptant des
mesures de discrimination et de persécution contre ceux qui sont hors
de la communauté : les ennemis du régime, les races inférieures ou
dangereuses de quelque manière pour l’intégrité de la nation.
5. Une éthique civile construite sur le sacrifice total de l’indi-
vidu à la communauté nationale, sur la discipline, la virilité, la cama-
raderie et l’esprit guerrier.
6. Un parti unique chargé de pourvoir à la défense armée du
régime, de sélectionner les cadres dirigeants et d’organiser les masses
au sein de l’État sous la forme d’une mobilisation permanente par
l’émotion et la foi.
7. Un appareil de police qui prévient, contrôle et réprime les
dissensions et l’opposition sans hésiter à recourir à la terreur
organisée.
8. Un système politique ordonné autour de fonctions stricte-
ment hiérarchisées et désignées d’en haut – système dominé par la
figure du « chef », investi d’un caractère sacré et charismatique, qui
commande, dirige et coordonne les activités du parti et du régime.
9. Une organisation corporative de l’économie, qui supprime la
liberté syndicale et amplifie la sphère d’intervention de l’État. Il s’agit
22. 140 – Emilio Gentile
de réaliser selon des principes technocratiques et solidaristes la pleine
collaboration des « classes productives » sous le contrôle du régime –
cela en préservant la propriété privée et la division des classes.
10. Une politique extérieure inspirée par le mythe de la puis-
sance et de la grandeur nationale, avec pour objectif l’expansion
impérialiste.
Malgré sa division rhétorique en dix point distincts, cette défini-
tion entend mettre en évidence les liens non seulement chronologiques
mais surtout logiques qui unissent les dimensions organisationnelle,
culturelle et institutionnelle du fascisme ; par fascisme, on désigne ici
« l’une des premières expérimentations de domination totalitaire
tentée au cours de l’époque moderne », ou alors « une religion poli-
tique cherchant à réaliser dans ses institutions un nouveau sens de la
communauté construit sur des fondements mystiques et religieux et
bannissant par là-même la liberté de l’individu et des masses » 25.
L’idée d’un lien génétique entre totalitarisme et sacralisation de
la politique a été confirmée non seulement par l’étude de l’idéologie
fasciste mais aussi par une connaissance plus approfondie des événe-
ments historiques que le fascisme a provoqués. Quant à l’attention
croissante pour la dimension rituelle et symbolique de ce phéno-
mène, elle a été stimulée par l’étude concrète des politiques adressées
aux masses par le parti puis par le régime fascistes : mythes et sym-
boles y apparaissent comme le fondement d’une culture bâtie à partir
de la pensée mythique et y jouent un rôle moteur en termes d’orga-
nisation et de mobilisation collective 26. Confronter cette idée avec la
« nouvelle politique » et le national-socialisme tels qu’ils sont ana-
lysés par Mosse dans son ouvrage sur la nationalisation des masses
m’a par la suite encouragé à aller plus avant dans l’analyse de l’expé-
rience italienne et de ses différences par rapport au cas allemand ; je
m’engageai cependant sur une voie différente de celle suivie par
Mosse dans son étude du culte politique nazi 27. Ma réflexion a
certainement été influencée par l’œuvre de Mosse, auteur qui le
premier a soutenu que « le fascisme était une nouvelle religion » 28 ;
25. Ibid., p. x.
26. E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo dall’antigiolottismo al fascismo, op. cit., p. 249-252.
27. Sur l’influence de l’ouvrage de Mosse dans l’élaboration de mon interprétation du
fascisme comme religion politique, voir infra.
28. Nous traduisons, G. L. Mosse, « E. Nolte on the Three Faces of Fascism », Journal of
History of Ideas, 1966, p. 621-625.
23. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 141
mais ce n’est cependant pas son étude sur la nationalisation de masses
qui a suscité mon intérêt pour les aspects esthétiques, rituels et
symboliques du fascisme. Bien au contraire, je crois que la lecture de
Mosse m’a influencé pour ainsi dire en sens contraire, en me persua-
dant de l’existence de différences substantielles entre l’expérience
italienne et l’expérience allemande – son interprétation de la natio-
nalisation des masses et son concept de « nouvelle politique » me
semblant dès lors inapplicables au fascisme, comme je le faisais
observer en 1975 dans un compte-rendu du livre de Mosse :
Même si certains aspects extérieurs ou particuliers du fascisme
correspondent effectivement à l’idée de « nouvelle politique », il lui
manque cependant les conditions essentielles de l’élaboration d’une
liturgie nationale. L’unique théologie politique italienne a été le fait
de la lignée Mazzini-Gioberti-Gentile, mais elle est restée intellec-
tuelle. Le processus historique et social italien n’a jamais débouché
sur l’élaboration d’une liturgie nationale répandue et partagée ; la
seule liturgie, difficilement substituable, était la liturgie catholique.
En somme, la religion laïque de la Nation fut seulement une foi
partagée par peu d’hommes 29.
La différence entre les traditions nationales à l’œuvre dans le
fascisme et le nazisme fut la donnée principale à partir de laquelle
se développa mon enquête sur la religion politique fasciste. La
matrice utilisée par Mosse dans son étude du nazisme n’était pas
exploitable pour cette enquête ; comme je le disais en 1982, le
fascisme dut pour une large part produire par lui-même son propre
culte politique :
Le fascisme inventa son culte politique en utilisant quelques
éléments de la pensée de Giuseppe Mazzini et du socialisme, mais
aussi les cérémonies patriotiques de la grande guerre, les rites et
symboles des combattants, le futurisme, l’arditismo et le fiumane-
simo. Nous parlons d’invention parce que nous pensons, vu l’état
actuel de nos connaissances, que le fascisme ne bénéficiait pas d’une
tradition de religion laïque et de liturgie nationale largement
répandue, partagée par des millions de personnes, analogue à la
tradition que George L. Mosse place aux origines du culte politique
29. E. Gentile, « A Provisional Dwelling: The Origin and Development of the Concept
of Fascism in Mosse’s Historiography », in Stanley G. Payne, David J. Sorkin, John
S. Tortorice (dirs.), What History Tells. George L. Mosse and the Culture of Modern
Europe, Madison, The University of Wisconsin Press, 2004, p. 41-109.
24. 142 – Emilio Gentile
nazi. Ceci explique la fragilité du culte politique fasciste, et l’impres-
sion de formalisme grotesque et artificiel qu’il suscita souvent auprès
des Italiens. Cette absence éclaire également le large recours aux rites
et aux symboles de la Rome antique auquel se livra le fascisme, ainsi
que la prédominance absolue, au cœur du nouveau culte politique,
du culte spécifique voué au Duce ; ce culte exclusif finit par absorber
tout autre objet de culte ou de foi politique fasciste, y compris la
Nation ou l’État. À la différence du culte politique nazi, le cas
fasciste n’était pas l’expression d’un processus avancé de nationali-
sation des masses mais bien plus un instrument destiné à provoquer
la nationalisation des masses. Il serait cependant erroné de conclure,
à partir de ces observations, que le culte politique fasciste ne fut
qu’un ridicule simulacre, utilisé de manière artificielle à des fins de
propagande, et que son étude n’est pas pertinente pour la connais-
sance de la nature du fascisme. En réalité, le culte politique inventé
et adopté par le fascisme était parfaitement cohérent avec sa logique
totalitaire et avec sa conception de l’homme et des masses 30.
Mes recherches sur le culte politique fasciste se sont poursuivies
tout au long des années 1980, en parallèle avec d’autres études sur
l’histoire du parti et du régime fasciste. En 1993, ces recherches ont
débouché sur la publication d’un ouvrage 31 portant précisément sur
la sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste ; les résultats
exposés dans ce livre parurent sommairement dans un article publié
en 1990 dans le Journal of Contemporary History, sous le titre Fascism
as Political Religion. Afin de bâtir mon interprétation du fascisme
comme religion politique, je m’attachais à reconsidérer le rapport
entre sécularisation et sacralisation dans la société moderne : si le
sacré en disparaît progressivement, on y assiste cependant à un pro-
cessus continu de sacralisation du politique – « la politique assume
désormais sa propre dimension religieuse », et cette dimension
« atteint son paroxysme dans les mouvements totalitaires du ving-
tième siècle » 32. C’est au cœur de ce processus que s’insère le pro-
blème de la religion politique fasciste, au point de s’imposer comme
l’une de ses principales manifestations au cours du vingtième siècle.
Dans cette perspective, on ne peut nier le fait que la sacralisation du
politique a été un aspect fondamental du fascisme dès son origine et
a joué un rôle de plus en plus important tout au long de son
30. E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo..., op. cit., p. 251.
31. E. Gentile, La religion fasciste..., op. cit.
32. Nous traduisons : E. Gentile, « Fascism as Political Religion », Journal of Contempo-
rary History, no 25, 1990, p. 229.
25. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 143
développement, en tant que religion politique « qui se plaça délibé-
rément aux côtés de la religion traditionnelle et tenta d’incorporer
cette dernière au sein de son propre système de valeurs, comme un
allié dans la soumission des masses au pouvoir de l’État, quitte à
ébranler le principe de primauté de la politique » ; religion politique
incontestablement, parce que « en raison même de la nature totali-
taire du fascisme, ainsi que de cette idée selon laquelle l’expérience
politique consume tout, les frontières entre sphère politique et
sphère religieuses tendaient à disparaître » 33.
La critique comme dénigrement et les infortunes
de l’arrogance pédante
Mon interprétation du fascisme comme totalitarisme et comme
religion politique a fait l’objet de diverses critiques. Je me limiterai à
discuter ici les critiques négatives qui ne touchent pas seulement
mon interprétation, ce qui serait en soi peut-être peu intéressant,
mais qui manifestent également une aversion profonde et véritable
pour les concepts de totalitarisme et de religion politique en eux-
mêmes, ainsi que pour leur usage dans l’analyse de l’histoire
contemporaine.
La critique est fondamentale pour le progrès de la connais-
sance. Le renouveau de l’historiographie et de l’interprétation du
fascisme advenu au cours des trois dernières décennies n’aurait pas
été possible sans la critique de l’historiographie et des interpréta-
tions traditionnelles. Il me semble cependant que toutes les critiques
ne sont pas également utiles pour le progrès des connaissances. Car
certaines critiques, qu’il conviendrait peut-être davantage d’appeler
dénigrements, cherchent avant tout à altérer une interprétation
jusqu’à la falsification pour mieux la refuser. C’est pourquoi je vais
m’attacher à réfuter ces critiques, afin de contribuer encore à la
réflexion et au débat sur le fascisme, le totalitarisme et la religion
politique. Il me semble qu’une telle réfutation peut éclairer les
thèmes et les problèmes soumis au débat et éprouver la valeur véri-
table des critiques négatives ; ces dernières manifestent générale-
ment une aversion radicale pour toutes les interprétations qui se
33. Ibid., p. 230-231.
26. 144 – Emilio Gentile
démarquent de la représentation du fascisme comme « négativité
historique », au point de soutenir qu’une analyse du fascisme
comme totalitarisme et religion politique n’est rien moins qu’une
insidieuse manœuvre de réhabilitation.
C’est ce qui est arrivé à mon interprétation. Le premier à avoir
lancé cette accusation, il y a de cela trente ans, a aujourd’hui loya-
lement fait amende honorable, en déclarant s’être mépris sur le sens
de mon travail historiographique. Il a par ailleurs reconnu la valeur
positive de mon analyse du fascisme comme totalitarisme, sans pour
autant la partager entièrement 34. Avec quelque vingt années de
retard, cette accusation a été reprise par certains, qui ont cherché
à dénigrer mon interprétation en la qualifiant d’« anti-antifas-
ciste » 35. Ceux qui ont formulé cette accusation se veulent
34. Gianpasquale Santomassimo, « Le matricole del libro e moschetto », Il manifesto,
15 juillet 2003 : « Tout le chemin parcouru par les recherches d’Emilio Gentile –
que beaucoup ont mal compris à ses débuts, y compris l’auteur de ces lignes qui fait
volontiers amende honorable – a cherché à mettre en évidence en premier lieu la
culture, les symboles, les rites du fascisme comme phénomène totalitaire, pour évoluer
finalement vers un examen toujours plus concret de la construction et de la conso-
lidation d’un régime autoritaire qui veut être totalitaire. »
35. C’est ce qu’a fait Richard Bosworth, qui soutient que mon interprétation du fascisme
se caractérise par son « anti-antifascisme quasi systématique » (Richard James Boon
Bosworth, The Italian Dictatorhip. Problems and Perspectives in the Interpretation of
Mussolini and Fascism, Londres, Arnold, 1998, p. 22). Cet auteur prétend critiquer
mon analyse du fascisme alors que ce qu’il présente comme tel n’est qu’une altération,
voire une falsification de ma pensée, de manière à me faire apparaître comme « la
personnalité la plus importante de la nouvelle génération d’anti-antifascistes néo-
Rankiens » (ibid., p. 21). Pour accréditer cela, Bosworth expose, sous couvert de
présenter mes idées, un tissu d’omissions, de citations hors de leur contexte, d’argu-
ments contrefaits et m’attribue des affirmations qui ne sont rien d’autre que de pures
inventions. Par exemple, Bosworth écrit que « en 1995, Gentile se crut autorisé à
donner sa propre définition du fascisme » (p. 21-22) et expose ainsi de manière
erronée comme une définition du fascisme ma définition du « Césarisme totalitaire »,
laquelle ne concerne que le système politique fasciste ; en outre, Bosworth se trompe
dans la date d’apparition de ce concept, formulé en 1986. De même, il donne une
version falsifiée de mes idées lorsqu’il écrit que dans mon livre La grande Italia. Ascesa
e declino del mito della nazione nel ventesimo secolo (op. cit.), je « prétends de manière
provocante et curieusement nostalgique que l’identification populaire avec la nation
italienne atteint son apogée en 1911 » (p. 24), alors que j’indique clairement dans ce
livre que cette « identification populaire » de 1911 ne fut qu’apparente, ce que je
démontre longuement dans un chapitre intitulé précisément « Les Italies de la monar-
chie italienne ». Il n’est pas vrai non plus que mon interprétation du fascisme « comme
une religion politique s’élève contre les thèses marxistes traditionnelles suivant les-
quelles le fascisme fut l’expression d’une réalité de classe et d’une volonté de classe »
(p. 24) : en réalité, dans mes recherches sur les origines du fascisme et l’histoire du
parti fasciste, son identité en termes de classes est clairement posée, alors que la
27. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 145
probablement les uniques gardiens de l’unique interprétation
authentiquement antifasciste du fascisme, alors qu’elle ne révèle en
somme qu’une monstrueuse ignorance – ignorance du fascisme,
ignorance de l’antifascisme, ignorance de l’état actuel de la recherche
description du fascisme en ces mêmes termes est également présente dans ma défi-
nition du fascisme dans l’Enciclopedia Italiana ; Bosworth ne cite bien entendu pas
cette définition, qui réfute tous les arguments qu’il soulève à mon encontre. C’est
une autre falsification encore que de soutenir que, selon mon histoire du parti fasciste,
« la nature réelle du PNF est, semble-t-il, d’ordre culturel » (p. 128), et encore une
autre que cette manipulation d’une citation extraite de mon livre : mon affirmation
« Le fascisme se considéra toujours comme mouvement et milice » devient dans le
texte de Bosworth « Il s’agit d’une organisation qui a toujours été un mouvement et
une milice » (idem), transformant une qualité attribuée au fascisme en une définition
de ce dernier. Bosworth travestit encore mon interprétation lorsqu’il écrit que « Nous
avons les assertions de Gentile, selon lesquelles le “peuple” italien voua progressive-
ment, et jusqu’à un degré considérable, une foi sincère au fascisme » (p. 131) : pareille
affirmation n’apparaît nulle part dans mes écrits, alors qu’en de nombreuses occasions
j’ai exprimé un jugement différent de celui que Bosworth m’attribue. Il est également
faux d’écrire que je soutiens la thèse de « l’authenticité des affirmations fascistes selon
lesquelles le fascisme était parvenu à forger une société italienne totalitaire » (p. 235)
– dans toutes les recherches qui abordent l’expérience totalitaire fasciste, je dis clai-
rement que ce projet se conclut par un échec. Au-delà de toutes ces falsifications, et
pour confirmer encore le caractère peu sérieux et peu digne de foi du livre que
Bosworth consacre à mes interprétations du fascisme, il suffira de citer quelques
exemples élémentaires. Bosworth affirme que je me suis assuré « une place dans les
conseils de rédaction des revues Storia Contemporanea et Journal of Contemporary
History » (p. 21) : la revue Storia Contemporanea n’a jamais eu de conseil de rédaction,
et je n’ai jamais été qu’un collaborateur épisodique de cette publication. Par ailleurs,
il est faux de soutenir que « L’œuvre de Gentile a recueilli les applaudissements dociles
de sa faction académique. Cependant, parmi les historiens qui ne se réclament pas
de De Felice, de nombreux doutes subsistent à son sujet » (p. 129). La plupart des
jugements émis sur mes ouvrages par les historiens « non-De Feliciens » est pourtant
plutôt positive ; c’est d’ailleurs surtout mon interprétation du fascisme comme tota-
litarisme et sacralisation de la politique qui a retenu l’attention de ces historiens –
comme le savent ceux qui connaissent même de manière superficielle les travaux de
l’historiographie italienne sur le fascisme au cours des dernières décennies. Avec la
même désinvolte ignorance, Bosworth affirme que des « personnages de premier
plan... de l’Église Catholique » (p. 41) participèrent au premier gouvernement de
Mussolini ; il place Rieti, ville du Lazio, dans le sud de l’Italie (p. 134), et désigne
comme « préface anonyme » (p. 200, note 143) une préface à l’ouvrage de Renzo De
Felice Mussolini l’alleato 1945-1945. II – La guerra civile 1943-1945 (Turin, Einaudi,
1997) signée de la propre femme de l’historien, Livia De Felice. Enfin, pour en finir
avec cet ouvrage superficiel et négligeable, il suffira d’observer l’assourdissante absence
de références et de commentaires des interprétations du fascisme proposées par les
plus remarquables représentants de l’historiographie italienne marxiste ou de gauche,
comme, entre autres, Giorgio Candeloro, Giampiero Carocci, Enzo Collotti, Ernesto
Ragionieri, Enzo Santarelli ou Piergiorgio Zunino. Car ces historiens proposent une
image du fascisme profondément différente de celle de Bosworth, et c’est sans doute
pour cela que les œuvres de la plupart d’entre eux ne figurent même pas dans la
bibliographie du son livre.
28. 146 – Emilio Gentile
antifasciste italienne et, finalement, ignorance de ma propre inter-
prétation du fascisme.
Cette dernière, comme peut le constater aisément qui a effec-
tivement lu mes travaux sur le fascisme et dispose d’une connais-
sance réelle et non seulement rhétorique de la tradition antifas-
ciste, a été élaborée à partir des thèses de chercheurs antifascistes
comme Luigi Salvatorelli, Giovanni Amendola, Luigi Sturzo ou
encore Lelio Basso. Alors que le fascisme ne s’était pas encore défi-
nitivement engagé sur la voie de la dictature partisane, ces hommes
figurèrent parmi les premiers à percevoir l’originalité et la nou-
veauté du phénomène fasciste, à le comprendre et à l’analyser. Le
fascisme était alors décrit comme une nouvelle expérience de domi-
nation politique, mise en œuvre par un parti organisé sur un mode
militaire ; ce parti avait conquis le monopole du pouvoir politique
et se servait de ce monopole pour imposer son idéologie comme
religion à toute la collectivité. Ces mêmes chercheurs antifascistes
furent les premiers à inventer et à diffuser le concept de totalita-
risme pour définir l’expérience fasciste de domination politique ;
d’autres penseurs antifascistes ajoutèrent à cette définition le
concept de religion politique, ces deux éléments apparaissant dès
lors comme les deux facettes d’une même médaille 36. Née de cette
tradition, mon interprétation a été acceptée par l’historiographie
actuelle – y compris par des chercheurs appartenant à l’école his-
toriographique marxiste. L’un des membres les plus respectés de
cette école, Giampero Carocci, dans un compte-rendu de mon
ouvrage Il culto del littorio (La religion fasciste) publié en 1993,
acceptait ma thèse suivant laquelle « un aspect essentiel de l’État
totalitaire est sa tendance à sacraliser la politique, à faire de cette
dernière l’une des nombreuses religions laïques qui, comme le
nationalisme, caractérisent la société moderne » ; Carocci recon-
naissait ainsi l’importance du sujet étudié, et faisait observer que
mon ouvrage comblait une lacune : « les sources consultées confir-
ment amplement l’existence d’une religion fasciste, d’un culte du
licteur, instrument fondamental pour provoquer la participation
des masses à ce qui était – ou semblait être – la vie de la nation » 37.
36. Voir E. Gentile, « The Sacralization of Politics... », art. cité, p. 40-41, et plus lon-
guement E. Gentile, Les religions de la politique..., op. cit., p. 255-269.
37. Giampiero Carocci, « Antropologia del fascismo », Lettera dall’Italia, juillet-août
1993, p. 40.
29. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 147
Qualifier mon interprétation du fascisme d’« anti-antifasciste »
paraît parfaitement paradoxal, ridicule même, si l’on garde à l’esprit
que cette interprétation a été surtout combattue par ceux qui, du
côté de la tradition politique et culturelle de droite, soutiennent
que le fascisme fut seulement un régime autoritaire et n’évolua
jamais jusqu’au totalitarisme 38. La négation du caractère totalitaire
du fascisme est l’expression d’une tendance plus générale que j’ai
nommée « dé-fascisation du fascisme » 39. Récemment, cette ten-
dance en est arrivée à présenter le régime fasciste comme une dic-
tature bienveillante, qui envoyait les antifascistes en vacances aux
frontières du pays et ne dégénéra qu’après l’alliance nouée avec le
national-socialisme, ce dernier lui ayant transmis le virus de l’anti-
sémitisme et du racisme. Dans la polémique autour de mon inter-
prétation du fascisme, les partisans de la thèse du fascisme non
38. La thèse d’un fascisme non totalitaire mais seulement autoritaire, qui ne devint dic-
tature que par l’effet de circonstances involontaires et non par vocation a été l’inter-
prétation de l’expérience fasciste proposée par le parti néo-fasciste Movimento Sociale
Italiano, en particulier dans un article de Claudio Mantovani, « Quella benedetta
follia... », publié par le journal du MSI Il Secolo d’Italia le 14 décembre 1986 : « Le
fascisme n’en arriva à la dictature que par la force des choses, plutôt que par vocation.
La dictature fasciste fut une théorie a posteriori, mais n’a jamais été prévue par le
mouvement fasciste – car la dictature n’était conçue que comme une phase transitoire,
déterminée par les contingences historiques et pas plus inéluctable qu’irréversible.
Rien à voir avec le dogme léniniste de la “dictature du prolétariat”. Du reste, au
temps même de la dictature, le régime fasciste se montra autoritaire, et non totalitaire.
Il conquit le monopole du pouvoir politique – conquête qui déboucha sur un véritable
consensus participatif et actif, et donc sur une légitimation – mais ne prétendit jamais
faire de même dans les domaines économique et culturel. Rien à voir, encore une
fois, avec le véritable totalitarisme moderne, le totalitarisme communiste, qui assu-
jettissait de manière systématique et programmatique la politique, la culture, l’éco-
nomie pour en détenir le contrôle exclusif et coercitif. » Cette thèse rejoint l’inter-
prétation théorique du fascisme comme « régime autoritaire de mobilisation »,
autoritaire et donc non totalitaire ; cette interprétation a été proposée par le polito-
logue Domenico Fisichella, membre de premier plan de l’Alleanza Nationale, parti
engendré par le MSI. Fisichella a rejeté catégoriquement et à plusieurs reprises mon
interprétation du totalitarisme fascisme, sans jamais citer ni ma définition du totali-
tarisme ni ma définition du fascisme ; il n’a également jamais discuté les faits ou les
arguments qui construisent ces définitions. S’en tenant à l’état de la recherche his-
toriographique sur le fascisme établi il y a trente ans, Fisichella refuse de prendre en
compte la masse de nouvelles connaissances accumulées sur la réalité du régime fas-
ciste par la nouvelle historiographie ; lorsqu’il affirme que ma « thèse d’une voie
italienne vers le totalitarisme et d’une totalitarisation du régime repose essentiellement
sur l’analyse de proclamations doctrinales et d’outils de propagande, parfois même
de préceptes normatifs » sans faits concrets, Fisichella procède à une déformation
assez évidente de mes recherches et de mon interprétation (Domenico Fisichella,
Totalitarismo. Un regime del nostro tempo, Rome, Carocci, 2002, p. 10).
39. E. Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ?..., op. cit., p. 12-14.
30. 148 – Emilio Gentile
totalitaire, sans doute à court d’arguments convaincants, ont sou-
vent invoqué l’autorité de Renzo De Felice – en citant des analyses
que De Felice lui-même a plus tard modifiées ou réfutées, ou en
mentionnant certaines phrases isolées et tirées de leur contexte pour
démontrer que « le premier et le plus autorisé des critiques de l’inter-
prétation de Gentile n’est autre que son propre maître, Renzo De
Felice » 40. Mais en agissant ainsi, ces critiques tombent souvent
dans ce que j’appelle « les malheurs de l’arrogance pédante » (gli
infortuni dell’arroganza saccente), c’est-à-dire l’usage partial et
déformé d’auteurs que l’on connaît peu et cite mal à propos 41.
Déformation, falsification de mes idées : mon interprétation
du fascisme comme religion politique a, elle aussi, subi les attaques
du dénigrement critique – attaques sur deux fronts simultanés. Ce
sont tout d’abord les chercheurs qui n’excluent pas l’importance
des aspects rituels et symboliques du fascisme qui ont mis en doute
40. Comme Marco Tarchi, Fascismo. Teorie, interpretazioni e modelli (Roma/Bari, Laterza,
2003), p. 130.
41. Le politologue Marco Tarchi a invoqué l’autorité de Renzo De Felice pour « démolir »
mon interprétation du fascisme comme totalitarisme et comme religion politique.
Pour le premier de ce termes, Tarchi écrit : « Nous avons la certitude que ce qui s’est
développé en Italie au cours du 20e siècle fut un régime autoritaire de type classique,
“même en chemise noire”, régime fortement influencé par les pays voisins et construit
sur un compromis avec les institutions et les acteurs sociaux traditionnels – mais “les
greffes démagogico-sociales” opérées sur le modèle autoritaire classique par le fascisme
ne suffisent cependant pas à en faire un véritable régime totalitaire, malgré ses propres
aspirations dans ce sens ; c’est ce qu’exprime Renzo De Felice dans un article de
l’Enciclopedia del Novecento, rédigé vers le milieu des années 1970, et cette analyse
est toujours d’actualité » (M. Tarchi, Fascismo..., op. cit., p. 132, citations de De Felice
entre guillemets). Tarchi omet cependant de mentionner quelques détails : les mots
de De Felice sont, dans leur version originale, précédés d’une prémisse au condi-
tionnel ; de même, dans le paragraphe qui suit les phrases transcrites ici, De Felice
précise, au sujet justement du fascisme comme « régime autoritaire de type classique »,
qu’une « analyse à ce point superficielle et limitée aux faits serait partiale » (Renzo
De Felice, « Fascismo », Enciclopedia del Novecento, Rome, Instituto della Enciclo-
pedia Italiana, 1977, p. 915). Quant au fascisme comme religion politique, Tarchi
soutient que De Felice, dans son Intervista sul fascismo (Rome/Bari, Laterza, 1975),
« s’est clairement prononcé contre l’hypothèse de l’existence d’une forme quelconque
de religion politique dans l’Italie du vingtième siècle » (Tarchi, Fascismo..., op. cit.,
p. 130). Là encore, c’est De Felice lui-même qui dément Tarchi : dans ce même
article sur le fascisme de l’Enciclopedia del Novecento, il affirmait en effet que le
fascisme, comme le national-socialisme, se donnait un objectif complètement nou-
veau, « transformer les foules en masses, en les organisant en un mouvement politique
présentant les caractéristiques d’une religion laïque » (De Felice, « Fascismo », p. 920).
Enfin, en ce qui concerne le jugement de De Felice sur mon interprétation, Tarchi
commet une autre péché d’arrogance en évitant de mentionner – comme aurait dû
31. Fascisme, totalitarisme et religion politique – 149
mes analyses 42, bientôt suivis par d’autres, pour qui ces aspects ne
sont absolument pas pertinents dans l’entreprise de définition du
fascisme et qui par ailleurs considèrent « ridicule » l’étude du régime
fasciste comme totalitarisme 43. À ces derniers se sont associés
d’autres critiques, qui nient catégoriquement que l’on puisse appli-
quer le concept de religion au fascisme autrement que comme méta-
phore, et affirment également que mon analyse est le fruit de mon
le faire une étude sérieuse sur les idées de De Felice – ce que ce même De Felice
écrivait en 1982 au sujet de ma définition du totalitarisme fasciste : « Emilio Gentile
a écrit à ce sujet des pages définitives, qui expliquent également fort bien l’essence
du totalitarisme fasciste et ses profondes différences avec les totalitarismes nazi et
staliniens » (Renzo De Felice, introduction à Renzo De Felice et Luigi Goglia (dirs.),
Storia fotografica del fascismo, Rome/Bari, Laterza, 1982, p. xix). Face à une telle
arrogance, je ne compte pas m’embarrasser de ce problème : a-t-on ici affaire à de
l’ignorance ou à de la mauvaise foi ? Il peut toutefois être intéressant de noter que
l’ouvrage de Tarchi a été publié par le même éditeur, et dans la même collection,
que l’une de mes études critiques sur De Felice (E. Gentile, Renzo De Felice, Lo storico
et il personaggio, Rome/Bari, Laterza, 2003) – j’y expose, en m’appuyant sur de lon-
gues citations de l’évolution de son interprétation du régime fasciste jusqu’à la convic-
tion finale, que la pensée de De Felice voyait bien dans le fascisme un régime
totalitaire.
42. C’est le cas, par exemple, de Mabel Barezin, qui a appliqué la « méthode Bosworth »
dans son compte-rendu de l’édition italienne de mon livre Il culto del littorio (La
religion fasciste, op. cit.) ; là encore me sont attribuées des affirmations, des idées tout
simplement fausses. Il n’est pas vrai, comme le dit Barezin, que je « considère que la
représentation du pouvoir est égale à la réalité du pouvoir », que je ne « me penche
jamais sur la manière dont les symboles et les rituels contribuent à la pratique poli-
tique » et que j’« échoue à opérer une distinction analytique entre ceux qui produisent
le rituel et les masses italiennes qui constituaient le public de pratiques symboliques.
En résumé, Gentile échoue à faire la différence entre le mouvement et le régime, le
parti et le peuple » (Journal of Modern Italian Studies, vol. 1, no 3, 1996, p. 470-472).
En vérité, même si le sujet et l’objet de mon livre, comme cela est clairement dit
dans l’introduction, est principalement « d’isoler et d’analyser l’origine, les motiva-
tions, les formes et les buts du “culte du licteur”, concentrant pour cela l’attention
surtout “sur les promoteurs et les propagateurs du culte du licteur” » (Gentile, Il culto
del littorio, op. cit., p. viii), je dis néanmoins clairement dans mon introduction mes
idées sur la fonction politique et les effets pratiques du « culte du licteur », ainsi que
sur les réactions de la population, lorsqu’il est possible d’en trouver la trace docu-
mentaire (ibid., p. 189-195 ; p. 292-297). Dans la conclusion de l’ouvrage, j’exprime
encore une fois clairement mon jugement complet sur les effets du culte du licteur :
« L’expérience totalitaire de la religion politique fasciste a échoué, au milieu des ruines
d’une désastreuse défaite militaire, dans une guerre que le fascisme et l’antifascisme
vécurent comme une “guerre de religion”. Les causes de pareil échec se trouvaient
probablement dans la nature même de l’expérience fasciste, conduite dans l’euphorie
d’un volontarisme prenant l’éphémère pour du durable, l’émotion pour l’adhésion,
l’enthousiasme du succès pour une réelle confession de foi, les masses physiques de
rassemblements monstrueux pour le corps conscient de la nation. Mais la même
mésaventure est arrivée à d’autres expériences de religions laïques » (ibid., p. 313).
43. C’est ici le cas de Tobias Abse, qui, dans un article au sujet de la traduction anglaise