3. En effet, la monnaie a été inventée en 600 avant JC, mais les lignes
de crédits, les bâtons de comptage (Cf. photo) et les taux d’intérêts
composés sont eux, apparus vers 3500 avant JC. Pour une grande
partie de l’histoire humaine, la monnaie n’était qu’un outil de
comptabilité qui n’était pas utilisé pour acheter et vendre des
biens.
L’argent devient alors un moyen de calcul des crédits et des dettes.
L’instrument de calcul des dettes le plus commun dans les temps
anciens était le « bâton de comptage » : une pièce de bois entaillée
pour indiquer les sommes dues, que l’on cassait en deux parties par
la suite. Dans l’Angleterre médiévale, la partie conservée par le
créancier était appelée « stock » tandis que le débiteur gardait le
« talon » (un peu comme avec les chèques d’aujourd’hui).
Les « stocks » passaient de mains en mains, et devenaient, de fait
de l’argent. Bien sûr ils étaient impossibles à contrefaire car jamais
deux bâtons ne se cassent de manière identique.
Le terme grec pour ces entailles est « symbolon », d’où le
mot français « symbole » dérive. En Chine, ce même type de bâton
était appelé « fu », et signifie là encore « symbole ».
4. Le marché et la monnaie sont apparus comme des effets secondaires
aux opérations militaires des gouvernants
5. Et oui : si les systèmes de crédit ont si bien servi depuis des
milliers d'années, pourquoi la monnaie fut-elle créée ? Le
consensus des historiens est : pour payer les soldats.
Originellement c’était eux qui étaient le plus susceptible de
parcourir de grandes distances avec des morceaux d’or et
d’argent, à la recherche des bonnes choses de la vie, et – étant
lourdement armés et itinérant – ils étaient les dernières
personnes au monde à qui un marchant jugeait bon de faire
crédit.
Aussi, les dirigeants ont réalisé qu’ils avaient simplement à
normaliser les morceaux de métal, y apposer leur sceau et les
donner aux soldats. Et puis ils ont exigé de tous leurs sujets
qu’ils leur payent des taxes avec cette monnaie, ils avaient
alors trouvé le parfait moyen de forcer les habitants à nourrir et
supporter la charge de l’armée. En faisant cela, les marchés
impersonnels étaient nés.
Cependant, pour une grande partie de l'histoire humaine, ces
marchés ont eu tendance à exister principalement aux côtés des
armées - les gens ordinaires ont continué à mener leurs activités
quotidiennes principalement par le crédit.
•
6. Pour éviter les crises sociales, les rois sumériens amnistiaient
périodiquement toutes les dettes, il s’agissait alors
d’«effacer les tablettes »
7. Les emprunts à taux d’intérêt remontent à l’aube de l’histoire
mésopotamienne, et ils ont rapidement créé d’énormes
problèmes. Les fermiers pauvres empruntaient aux marchands
et aux fonctionnaires et tombaient dans l’incurie, voyant leurs
vignobles, moutons et éventuellement leurs femmes et leurs
enfants enlevés comme remboursement de la dette. En
conséquence, un grand nombre prenait la fuite, rejoignant les
groupes semi-nomades sur les bords du désert. Face au risque
de crise sociale, les rois sumériens ou babyloniens annonçaient
périodiquement des amnisties générales. Il s’agissait
d’ « effacer les tablettes ». Toutes les dettes de consommation
étaient déclarées nulles (les dettes commerciales n’étaient pas
touchées), les terres revenaient à leurs propriétaires d’origine
et les otages rentraient dans leurs familles.
D’ailleurs, le premier mot « liberté » connu dans toutes les
langues, le sumérien amargi, signifie littéralement « retour à la
mère » – sans doute parce que tous les enfants gardés comme
paiement de la dette étaient autorisés à rentrer chez eux.
9. En Grèce et dans la Rome antique, les premiers conflits
dont nous avons connaissance ont eu lieu à propos de la
dette. Plutôt que de fuir, les roturiers endettés étaient
plus à même de se révolter – ou, dans le cas de Rome,
de se retirer en dehors de la ville en menaçant de faire
défection en masse, tant que les patriciens ne
répondaient pas favorablement à leurs requêtes. Les
réformes de Solon (590 av J.C.) – qui ont conduit les
Athéniens sur les chemins de la démocratie – étaient
une réponse aux demandes d’allègement de la dette.
Mais les anciennes cités-état n’ont jamais été disposées
à suivre l’exemple du Moyen-Orient d’annuler
entièrement les dettes.
Ils tendaient plutôt à penser que les dettes à
rembourser étaient une responsabilité de l’ordre du
sacré.
10. Les grandes religions et philosophies ont commencé par rejeter
l’idée que la dette devait être la base de la morale
11. La dette ayant été, de tout temps, au cœur du débat
politique, il n’est pas étonnant que les grandes
religions et les textes philosophiques de l’Antiquité
aient dû composer avec. Les mots « dette » et
« péché » en Hébreu, Sanskrit et Araméen étaient en
fait les mêmes. Dans tous les cas, la conclusion est
que toute morale qui se résume à payer ses dettes
est insuffisante. Le « Notre père » se lit réellement
« Pardonne-nous nos offenses, comme nous
pardonnons à ceux qui nous doivent de l’argent ».
Bien sûr nous ne le faisons pas. Mais cela implique
tout de même que nous sommes tous des pécheurs
qui détiennent des dettes.
•
13. Quand les grandes religions ont repris en main la régulation des affaires
économiques au cours du moyen-âge, elles ont instauré des mesures de
protection pour les débiteurs. L’islam et le Christianisme interdisaient
complétement le prêt à intérêt. Le bouddhisme a toujours été plus tolérant
sur le sujet. Les monastères bouddhistes ont été les premiers à instaurer
des boutiques de prêteurs sur gages, pour donner aux pauvres une
alternative aux usuriers locaux.
Ils développèrent aussi l’idée de la « dette de lait ». Chaque homme a une
dette infinie envers sa mère pour le lait qui l’a nourri dans les premières
années de sa vie, et la seule façon de la rembourser était de racheter son
âme de l’enfer. Ce qui pouvait être accompli en faisant une donation
« éternelle » et en son nom à un monastère local – par exemple pour
soutenir un moine qui priera pour elle. Ces dons étaient éternels parce que
l’argent n’était jamais dépensé mais prêté, ce qui permettait au moine de
vivre avec les intérêts. En conséquence, entre 500 et 800 après JC, les
dotations monastiques sont devenues les premières formes de capital
financier. Ils prirent une importance telle sur l’économie locale – en
absorbant tout l’argent (qui était parfois fondu pour ériger des statues de
Bouddha) – que les gouvernements devaient intervenir périodiquement
pour libérer des milliers de serfs et faire fondre les statues pour produire à
nouveau de la monnaie.
14. C’est dans l’Islam médiéval que l’on trouve les origines du
marché libre
15. Une grande partie de la popularité des tribunaux islamiques
médiévaux venait du fait qu’ils ont réussi à réglementer le commerce
du Mali jusqu’à Bornéo. Ceci en permettant la création de systèmes de
crédits étendus, basés sur la confiance et ne dépendant d’aucun
gouvernement – de fait, recouvrant près de la moitié du globe. Ils
apportaient aussi d’importantes protections aux débiteurs, en
commençant par l’interdiction des taux d’intérêts, de l’esclavage pour
dette, du servage et de tous les autres fléaux traditionnels du Moyen-
Orient médiéval.
Le résultat fut la création progressive du premier marché libre du
monde, avec les idées que le marché était bon, que les gouvernements
étaient un mal nécessaire et que ces deux entités devaient se
développer le plus indépendamment possible. Adam Smith semble
avoir pris beaucoup de ces exemples (l’usine de pin), et même
certaines lignes, depuis des sources de la Perse médiévale.
16. Le papier monnaie n’est rien d’autre que la circulation de
dettes issues des guerres
17. Le système de banques centrales qui régit encore les affaires financières
mondiales est une parfaite illustration du mariage entre guerriers et
financiers. En 1694, un consortium de marchands de Londres a fait un prêt
de 1,2 million de £ au roi William pour qu’il puisse partir en guerre contre
la France. En échange, ils eurent le droit de créer la « Banque
d’Angleterre » et de prêter l’argent que le roi devait en émettant des billets
de banque. Ce prêt n'a jamais été remboursé. Il ne pouvait pas l’être, ou
l'ensemble du système monétaire britannique cesserait d'exister.
Le système américain actuel, où l'argent est imprimé non par le
gouvernement, mais par la Réserve fédérale, est juste une autre version du
même système. Beaucoup plus de fumées et de miroirs ont été ajoutés,
mais en dernière analyse, les dollars ne sont que des reconnaissances de
dette émis par le gouvernement et diffusés par la banque centrale –
principalement pour financer les dépenses militaires.
Si la dette américaine disparaissait, le système financier lui-même serait
certainement paralysé.
19. La récente vague révolutionnaire au Moyen-Orient se
concentre souvent sur les mêmes questions. En Égypte, le
soulèvement a commencé en réaction à la brutalité policière.
Un problème qui touchait de plus en plus de gens depuis que
le gouvernement de Moubarack avait essayé de remplacer les
prestations sociales par le micro-crédit – dont la police était
devenue l’office de recouvrement.
Il est intéressant de constater que le gouvernement Saoudien,
craignant une contagion, a récemment annoncé une amnistie
générale des dettes envers le royaume, s’imposant comme le
premier état moderne à revenir à l’approche de la
Mésopotamie antique pour faire face aux troubles sociaux :
l’«effacement des tablettes ».
20. Et bien plus encore dans la traduction française du best seller international
passionnant, écrit par l’anthropologue David Graeber.
Un ouvrage indispensable !
Dette : Les 5000 premières années (éditions Les Liens qui Libèrent)