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Femmes et plein-emploi : une absence “naturelle” ?


par Pierre CONCIALDI


| La Découverte | Travail genre et sociétés

           2001/2 - N° 6
           ISSN 1294-6303 | ISBN 2-7475-1124-3 | pages 173 à 181




Pour citer cet article :
— Concialdi P., Femmes et plein-emploi : une absence “naturelle” ?, Travail genre et sociétés 2001/2, N° 6, p. 173-
181.




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Le plein emploi : avec ou sans les femmes ?


Pierre Concialdi
Femmes et plein-emploi :
une absence “naturelle” ?
    Cet article propose une relecture critique du rapport de
Jean Pisani-Ferry sous un angle précis : celui des inégalités
entre hommes et femmes. Les analyses contenues dans ce
rapport ont déjà fait l’objet de critiques1. Certaines d’entre        1
                                                                        Fondation Copernic,
elles concernent le sujet de cet article. Mais la dimension de        Pour le plein emploi -
                                                                      Critique du social-libéra-
“genre” est restée, dans l’ensemble, peu présente dans ces            lisme, à propos du rap-
critiques. Cela tient dans une large mesure au fait que ce            port Pisani-Ferry,
                                                                      février 2000 (document
rapport n’en parle tout simplement pas. D’où une difficulté           consultable à l’adresse
évidente. Pour relever ce défi, cet article s’efforce de combi-       suivante :
ner plusieurs approches. La première consiste à tenter de             http://www.attac.org
                                                                      /fra/toil/doc/coper-
dévoiler les hypothèses et représentations implicites que             nic.pdf).
véhicule une approche économique ignorant la question du
“genre”. Il s’agira ensuite de porter un regard critique sur
certaines analyses du marché du travail que propose Jean
Pisani-Ferry. Enfin, une dernière partie discute une des pro-
positions phares du rapport concernant la mise en place
d’un impôt négatif, proposition qui récemment, s’est
concrétisée au travers de la mise en place de la prime pour
l’emploi.
    Le rapport de Jean Pisani-Ferry examine la question
importante du plein emploi sans aborder une seule fois la
question des rapports sociaux entre hommes et femmes.
L’absence de traitement spécifique ou un tant soit peu déve-
loppé de la question du “genre” reflète l’hypothèse, au
moins implicite, selon laquelle il n’y aurait rien, ou si peu, à
apprendre d’une approche de “genre” qu’il ne serait pas
nécessaire de l’aborder en tant que telle. Est-ce pour autant
“naturel” ? Ou n’est-ce pas plutôt - car il faut se méfier du
“naturel” en sciences sociales - un effet de naturalisation ?
En d’autres termes, la première question à laquelle nous
invite ce rapport est la suivante : l’interprétation des phéno-
mènes économiques peut-elle ignorer la dimension du
genre ? Comme le montrent nombre de travaux, l’histoire
nous enseigne que non2. Occupant un rôle charnière entre                Voir par exemple
                                                                      2

                                                                      Louise A. Tilly et Joan
les sphères de la production et de la reproduction, les               W. Scott (1987), Les
femmes ont toujours été en première ligne dans les ques-              femmes, le travail et la
tions de travail. Pour reprendre l’expression de Fernand              famille, tr. fr. Paris,
                                                                      Coll. Histoire, Rivages.
Braudel, l’économie a toujours été portée sur “l’énorme dos
de la vie matérielle” et, concrètement, surtout sur le dos…
des femmes. C’est toujours le cas aujourd’hui avec un parta-
ge des tâches domestiques fortement inégalitaire qui se tra-
duit pour elles par une “double journée”. Autrement dit,
pour les femmes, la question du travail - au sens d’emploi

                                        Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L   173
Controverses

                         productif et rémunéré - a toujours été nécessairement celle
                         de la conciliation entre les responsabilités professionnelles
                         et domestiques.
                             Bien sûr, il n’y a aucune raison a priori de faire de cette
                         question une préoccupation spécifiquement féminine : elle
                         concerne l’ensemble des salariés et des travailleurs, hommes
                         et femmes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on aurait
                         pu s’attendre à ce qu’elle soit abordée dans un rapport
                         consacré au plein emploi, même dans le cadre d’une disci-
                         pline qui néglige généralement la question du “genre”. La
                         seconde question qui vient à l’esprit est donc la suivante : si
                         les hommes étaient aujourd’hui tout autant impliqués que
                         les femmes dans les responsabilités et les charges quoti-
                         diennes de la sphère privée, la question de l’articulation, de
                         la conciliation et des liens entre les divers temps sociaux
                         apparaîtrait-elle davantage et plus “naturellement” dans le
                         raisonnement des économistes ? On peut sans doute penser
                         (au moins espérer) que oui, et ce serait d’ailleurs utile pour
                         faire progresser l’analyse économique. Car comment penser
                         de façon pertinente la question de l’emploi sans s’interroger
                         simultanément sur ses liens avec le hors emploi (ou le hors
                         travail) ? Sauf à faire l’hypothèse que les deux sphères sont
                         totalement étanches, ce qui n’est évidemment pas le cas.
                         Certains temps de hors travail, comme les temps d’éduca-
                         tion ou de formation, sont d’ailleurs évoqués par le rapport,
                         même si ce dernier reconnaît d’emblée que ces questions
                         (d’éducation et de formation) “auraient mérité d’être approfon-
                         dies”.
                             Certes l’auteur annonce dès l’avant-propos du rapport
                         qu’il n’abordera pas certains sujets, préférant privilégier “les
                         questions … qui (lui) ont paru les plus directement en relation
                         avec l’objet du rapport : pour l’essentiel, celles qui tiennent à la
                         macroéconomie et au marché du travail” (page 13). Néanmoins,
                         on aurait souhaité que ce choix ait été davantage argumen-
                         té. En tout cas, autrement que par un simple point de vue.
                         Par ailleurs énoncer les limites d’un travail a surtout un sens
                         si cela permet de saisir aussi les limites des recommanda-
                         tions qui y sont formulées. Mais ce n’est pas vraiment le cas.
                         Si l’auteur rappelle souvent, notamment en conclusion, que
                         certaines questions importantes n’ont pas été abordées, ce
                         rappel laisse penser que les conclusions de son rapport n’en
                         auraient en aucune façon été modifiées. Or ce postulat
                         aurait aussi mérité d’être plus amplement discuté : quelques
                         pages - dans un rapport qui en comporte près de deux cents
                         – n’auraient sans doute pas été superflues. Faute de quoi,
                         l’aveu de certaines limites apparaît essentiellement comme
                         une formule de style. Enfin, si l’on peut admettre que la


174 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
Le plein emploi : avec ou sans les femmes ?

question du genre soit absente - et elle l’est de fait - de l’ana-
lyse macroéconomique telle que celle-ci est traditionnelle-
ment menée, ce point de vue est loin d’être partagé par tous
les économistes lorsqu’il s’agit de comprendre le fonction-
nement du marché du travail.
    Occulter cette question conduit alors à donner une certai-
ne représentation nécessairement biaisée et fausse des com-
portements d’activité des femmes et de leurs motivations.
Prenons quelques exemples. Evoquant les causes du chôma-
ge des diplômés de l’enseignement supérieur, le rapport
mentionne qu’il serait principalement (à 95%) de nature
cyclique pour les hommes, tandis que cela serait moins le
cas pour les femmes, pour lesquelles “une autre part du non-
emploi serait volontaire” (note 66, page 88). L’auteur poursuit
son commentaire en évoquant une catégorie nouvelle,
jusque là peu présente dans les analyses économiques, à
savoir “les femmes en inactivité pour raisons familiales”. Il ne
précise pas, cependant, comment cette catégorie a été
construite ni si la catégorie symétrique des “hommes en
inactivité pour raisons familiales” aurait pour lui, ou pour
les économistes d’une façon générale, un sens….
    Abordant ensuite une des questions centrales du rap-
port, à savoir celle des “pièges à inactivité”, l’auteur parle
du “risque de voir un certain nombre de femmes préférer le temps
partiel au temps plein, voire l’inactivité au travail….”. On com-
prend que le gain monétaire pour un ménage de la reprise
d’emploi serait si faible que cela ne vaudrait pas la peine de
prendre un emploi à temps complet ni même, tout simple-
ment, de travailler. Mais dire que cela se traduirait par une
“préférence” accrue des femmes pour le temps partiel ou l’in-
activité, même en signalant que cela serait un risque, c’est
véhiculer une représentation des comportements d’activité
des femmes singulièrement décalée – restons modérés – par
rapport à la réalité que celles-ci vivent. Parmi les trente-trois
membres du Conseil d’analyse économique qui ont examiné
le rapport de Jean Pisani-Ferry, on dénombre seulement
trois femmes. Faut-il pour autant en conclure que les
femmes se désintéressent massivement (naturellement ?) de
l’économie ?
    La question du temps partiel subi vient évidemment
sous la plume de l’auteur. Mais il évoque aussi la possibilité
d’un temps partiel choisi : “Dans un marché du travail plus
actif et où le risque de chômage serait plus faible, des salariés à
temps plein pourraient choisir de passer à temps partiel, tandis
que les 1,4 million de salariés aujourd’hui en situation de temps
partiel contraint pourraient passer à temps plein (comme cela a
déjà commencé de se faire)”. Loin de nous l’idée de récuser


                                          Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L   175
Controverses

                              l’idée que certains salariés pourraient choisir de travailler à
                              temps partiel. Mais une remarque s’impose : l’envers du
                              temps partiel subi - tel qu’il est mesuré statistiquement -
                              n’est pas nécessairement le temps partiel choisi. Autant l’on
                              peut admettre que les femmes à temps partiel qui déclarent
                              “souhaiter travailler davantage” sont en temps partiel subi
                              ou contraint, autant il serait faux d’en conclure que toutes
                              celles qui ne le souhaitent pas sont à temps partiel “choisi”.
                              Car ce choix est largement contraint. De même d’ailleurs
 Xavier Neil, Premières       que les femmes inactives ne le sont pas majoritairement par
3

Synthèses, 98.02-n°09.1.
                              “choix” : aujourd’hui, six femmes au foyer sur dix aime-
                              raient travailler3.
                                  Lorsque Jean Pisani-Ferry parle du chômage
                              “volontaire” des femmes ou de la “préférence” des femmes
                              pour le travail à temps partiel, il ne s’agit pas de quelques
4
  Comme le                    lapsus. Et l’auteur aurait beau jeu de répondre que c’est là le
remarquent Alain Bihr         discours et le vocabulaire habituels des économistes, en tout
et Roland Pfefferkorn,        cas de la plupart d’entre eux. Ce rapport se contente de
le temps partiel
concerne d'abord les          reproduire ce discours. A chacun sa reproduction pourrait-
femmes de moins de            on dire. Mais c’est bien ce qui pose problème. Car ce que les
25 ans, qui ne sont pas       femmes préfèrent aujourd’hui, c’est avoir un emploi. La
celles qui sont le plus
écrasées par les              croissance des taux d’activité des femmes, peu commentée
charges domestiques,          dans le rapport, a été considérable depuis une trentaine
et les plus de 50 ans,        d’années. L’occupation d’un emploi est désormais devenue
qui en sont pour
l'essentiel dégagées.         pour elles la norme, comme c’est le cas depuis longtemps
Alain Bihr et Roland          pour les hommes. Et il n’est guère possible de prétexter des
Pfefferkorn (2000),
"Hommes-femmes,
                              “préférences” pour expliquer qu’elles se retrouvent, de fait,
l'introuvable égalité ",      davantage que les hommes “incitées” à se retirer du marché
Recherches et prévisions,     du travail4. Cette réalité apparaît de façon massive lorsque
n°61, pp. 19-33.
                              l’on considère les taux d’activité des jeunes générations (25
                              à 39 ans) : le taux d’activité est de plus 90% pour les femmes
 Alain Bihr et Roland
                              sans enfant, de plus de 80% pour les femmes avec 2
5

Pfefferkorn, op. cit.
                              enfants et il reste élevé (55%) pour les femmes avec
                              trois enfants et plus5. Bref, le travail des femmes participe
                              désormais de la construction de l’identité féminine. Même
                              parmi les jeunes parents de milieux modestes qui cumulent
  Françoise Battagliola       souvent de nombreux handicaps et de multiples difficultés,
6

(1998), Des débuts
difficiles - Itinéraires de   l’attachement des femmes à l’emploi est désormais une
jeunes parents de milieux     valeur forte6.
modestes,
CSU/IRESC0/CNRS.
                                  N’abordant pas directement la question de la place des
                              femmes dans le monde du travail, Jean Pisani-Ferry retrou-
                              ve les femmes là où elles sont davantage visibles que les
                              hommes : au chômage, à temps partiel ou en inactivité,
                              dans les emplois peu qualifiés et à bas salaire. Mais il s’agit
                              ici de simples constats statistiques sur lesquels aucune
                              explication n’est fournie. Ces différences entre hommes et
                              femmes ne sont pas son problème. Quel est-il alors ? Grosso


176 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
Le plein emploi : avec ou sans les femmes ?

modo, identifier les conditions d’un retour au plein emploi
sans tensions inflationnistes. Ce qui se traduit, entre autres,
par une question centrale : faire en sorte de parvenir à un
équilibre entre l’offre et la demande de travail à tous les
niveaux de qualification. Le raisonnement minutieux déve-
loppé par Jean Pisani-Ferry repose sur une série d’argu-
ments qu’il n’est guère possible de discuter dans le cadre de
cet article. Deux points retiendront notre attention. Ceux qui
concernent le travail qualifié et le travail non qualifié ou fai-
blement qualifié.
    Pour le travail qualifié, l’idée développée dans le rapport
est celle d’une insuffisance de travailleurs qualifiés.
Evoquant de possibles tensions concernant l’offre de travail
qualifié, une des pistes évoquées par le rapport est le
recours à l’immigration. Le rapport indique ainsi : “Une
compétition s’est engagée pour l’importation d’ingénieurs et de
techniciens en provenance des pays d’Europe centre orientale ou
d’Inde”. C’est pourquoi, toujours selon le rapport, “ la mise
en œuvre de la réglementation du travail, qui lie la délivrance          7
                                                                          Faut-il supposer que
d’autorisations de travail à l’état du marché dans la localité et la     ces travailleurs
profession concernée, devrait progressivement être assouplie”.           immigrés seraient, de
Bref, il s’agit dans une optique purement utilitariste de lais-          surcroît, tous
                                                                         célibataires ?
ser entrer sur le marché du travail plus de travailleurs quali-
fiés.                                                                    8
                                                                           Le premier rapport
    Laissons de côté, même si elle n’est pas mineure, la ques-           du CSERC sur les
                                                                         allégements de charges
tion des politiques d’accompagnement à mettre en œuvre                   sociales fournissait
pour les conjoint(e)s et les familles de ces travailleurs immi-          d'ailleurs sur cette
grés, politiques qui ne sont pas évoquées dans le rapport7.              question des
                                                                         informations
Ce qui surprend le plus dans ce raisonnement, c’est précisé-             éclairantes. Une
ment qu’il occulte totalement la référence à la main-d’œuvre             annexe du rapport
féminine. La dimension du genre pourrait pourtant s’avérer               montre aussi que,
                                                                         malgré la reprise de
ici tout à fait pertinente. Car s’il y a un risque futur de désé-        l'emploi, les pratiques
quilibre entre l’offre et la demande de travail qualifié, c’est          de déclassement à
                                                                         l'embauche ont
d’un véritable fossé dont il faudrait parler pour les femmes.            continué de s'aggraver
Avec, d’un côté, des femmes actives qui sont aujourd’hui                 jusqu'en 2000, pour les
nettement plus diplômées que les hommes et, de l’autre, des              titulaires de CAP, de
                                                                         BEP, de bacs techniques
salariées qui sont massivement reléguées dans des emplois                et de bacs généraux, et
à faible qualification et sous-représentées dans les profes-             même pour les
sions les plus qualifiées. Ce qui souligne d’ailleurs un fait            diplômés du second
                                                                         cycle universitaire
passé sous silence dans le rapport, à savoir que l’on ne sau-            (p.281) ; seuls les
rait assimiler bas salaire et bas niveau de qualification8. Pour         titulaires de BTS ont vu
qui s’inquiète d’une éventuelle pénurie de travail qualifié,             leur situation
                                                                         s'améliorer. (Gautié et
ce double constat aurait pu constituer une bonne nouvelle                Nauze-Fichet (2000) :
car il y a là un formidable “réservoir” de main-d’œuvre qua-             "Déclassement sur le
lifiée. A condition évidemment de s’interroger sur les poli-             marché du travail et
                                                                         retour au plein
tiques permettant de combler ce fossé et de promouvoir                   emploi",
l’égalité professionnelle entre hommes et femmes. Faute de               Complément E ).


                                           Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L   177
Controverses

                           s’intéresser à la place des femmes dans le monde du travail,
                           l’auteur passe à côté de cette piste sans évoquer cette pers-
                           pective. Il tourne d’abord son regard vers l’étranger et les
                           immigrés (hommes sans doute) sans penser aux femmes.
                           Faut-il en conclure que celles-ci ne pourraient pas occuper
                           ces emplois qualifiés ?
                                Pour le travail non qualifié, le diagnostic du rapport
                           reprend l’antienne libérale bien connue d’un coût excessif
                           de la main-d’œuvre et recommande de prolonger et d’ap-
                           profondir la politique d’abaissement du coût. D’où, inévita-
                           blement, un télescopage avec les garanties minimales de
                           revenu. Lorsque le travail connaît sous l’effet d’une telle
                           stratégie une dévalorisation continue, il est clair qu’il finit
                           par ne plus procurer de ressources suffisantes aux salariés,
                           notamment lorsque ces derniers, c’est-à-dire surtout ces der-
                           nières, travaillent à temps partiel. Le problème posé est
                           donc celui des “pièges à inactivité”. Pour le traiter, Jean
  Pour une analyse         Pisani-Ferry propose d’instaurer un “impôt négatif”, c’est-à-
9

critique détaillée, voir
par exemple le chapitre    dire un complément de revenu fiscalisé pour les plus bas
5 de la note éditée par    salaires.
la Fondation Copernic,          Sans reprendre ici l’ensemble des éléments critiques de
op. cit.
                           cette proposition9, il faut néanmoins rappeler que les postu-
                           lats sur lesquels repose cette proposition restent de pures
                           abstractions théoriques, tant en ce qui concerne le coût des
                           plus bas salaires que pour les prétendus effets désincitatifs
                           des transferts sociaux. Plus important encore, les études
                           empiriques aboutissent à la conclusion inverse de ces postu-
  Note de la Fondation     lats abstraits. Les études empiriques échouent ainsi réguliè-
10

Copernic, op. cit. cha-
pitre 2. Michel Husson     rement à mettre en évidence le seul lien qui serait probant
(1999), Les ajustements    du point de vue de la théorie économique néo-classique,
de l'emploi, Editions      celui entre le coût relatif du travail par rapport au capital et
Page deux, collection
"Cahiers libres",          le volume de l’emploi10. La croyance, largement répandue
Lausanne.                  parmi les économistes, selon laquelle il serait possible d’agir
                           de façon significative sur le volume de la demande de travail
                           grâce à la manipulation des barèmes fiscaux et sociaux n’est
                           donc guère validée par les études empiriques.
                                Quant aux pièges à inactivité, le constat est identique. Ce
                           débat est resté longtemps théorique dans notre pays, faute
                           d’études empiriques. Mais les résultats des études qui se
                           sont accumulées depuis quelques années ne peuvent plus
  Anthony B.
                           être ignorés. Ils convergent d’ailleurs avec ceux des études
11

Atkinson et Gunnar V.
Mogensen (1993),           réalisées dans d’autres pays qui montrent que “les effets iden-
Welfare and Work           tifiés sont d’une faible ampleur” et, surtout, qu’il “existe relati-
Incentives : A North
European Perspective,      vement peu de situations dans lesquelles un effet désincitatif a pu
New-York, Clarendon,       être clairement établi11”. Ce constat n’est d’ailleurs pas mécon-
1993.                      nu par le rapport qui observe que “nombreuses sont les per-
                           sonnes qui travaillent ou qui recherchent un emploi alors que leur


178 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
Le plein emploi : avec ou sans les femmes ?

intérêt pécuniaire direct serait de ne pas le faire”. Pourquoi pro-
poser alors un complément de salaire à ces plus bas
revenus ? Parce que, à l’instar des économistes libéraux,
Jean Pisani-Ferry pense que ces constats n’invalident pas le
modèle théorique : pour lui, ce sont les comportements des
agents qui ne se sont pas encore adaptés aux signaux émis
par notre système de transferts. Autrement dit, les ménages
à faibles revenus et les allocataires de minima sociaux ont             12
                                                                           En mars 1998, le
                                                                        président du CNPF
pu jusqu’à présent, “faire un mauvais calcul”. Mais lors-               Ernest-Antoine
qu’ils auront réalisé que les petits boulots “ne paient pas”,           Seillière proposait au
ils ne voudront plus les prendre et se retrouveront enfermés            gouvernement un
                                                                        double financement
dans des trappes à inactivité.                                          pour les emplois : les
    Ce débat a une importance capitale pour les femmes. Car             entreprises paieraient
l’impôt négatif - qui s’est concrétisé en France avec la Prime          "à hauteur de ce que
                                                                        peuvent payer les
pour l’emploi - constitue une véritable machine de guerre               clients" et l'État
contre l’emploi féminin. D’abord, l’impôt négatif favorise le           pourrait, le cas
maintien et le développement des emplois à bas salaires                 échéant, compléter ce
                                                                        salaire par "un revenu
dont les femmes sont les premières victimes. Rappelons que              de solidarité" (La
près de 80% des emplois à bas salaire sont occupés par des              Tribune, 4 mars 1998).
femmes. Et il faut être bien naïf pour penser que les                   C'est exactement ce
                                                                        que fait la prime pour
employeurs resteront insensibles au signal envoyé par le                l'emploi.
gouvernement12. Ensuite, si l’impôt négatif n’a pas d’effet
                                                                           Aux États-Unis,
sensible sur l’offre d’emploi13, il se traduit par une certaine
                                                                        13

                                                                        l'impact d'un tel
redistribution de l’emploi au sein de la moitié la plus                 dispositif sur l'offre de
modeste du salariat. Concrètement, les plus pauvres                     travail a été quasiment
                                                                        nul : moins de 0,5 pour
(notamment les mères isolées) accepteraient davantage des               mille de l'emploi total.
petits boulots mal payés. Tandis que dans les ménages à
deux revenus, un peu moins pauvres, les femmes seraient
incitées à se retirer définitivement ou partiellement du mar-
ché du travail. Jean Pisani-Ferry note le caractère probléma-
tique de cette situation… sans pour autant proposer de solu-
tion.
    La critique plus générale que l’on peut adresser au rap-
port tient aussi à l’omission de certaines questions impor-
tantes dans l’analyse de l’impact du système de transferts
sur l’emploi. Deux exemples : l’impôt sur le revenu et les
politiques familiales. Il est bien connu que le système du
quotient conjugal conduit de fait, compte tenu de la position
subordonnée des femmes sur le marché du travail, à pénali-
ser davantage la participation des femmes au marché du
                                                                           Voir à ce propos
travail. Pourtant l’auteur n’évoque jamais cette question. Or,
                                                                        14

                                                                        l'exemple de la Suède.
si le problème est de lever les pièges à inactivité, un système         Anxo Dominique et
de taxation séparée, comme celui en vigueur dans d’autres               Johansson Mats (1995),
                                                                        " Les discriminations
pays, pourrait fortement y contribuer et rétablir une                   salariales en Suède ",
meilleure égalité dans l’accès à l’emploi entre hommes et               Les Cahiers du Mage,
femmes14.                                                               page 26, 2/1995.
    Pour les politiques familiales, le rapport ne mentionne


                                          Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L   179
Controverses

15
   Cédric Afsa (1996),       que l’allocation parentale d’éducation (APE), soulignant que
"L'activité féminine à       cette prestation a fortement incité un certain nombre de
l'épreuve de
l'allocation parentale       femmes à se retirer du marché du travail. Mais les études
d'éducation",                réalisées sur cette prestation mettent en évidence deux
Recherches et prévisions,    autres résultats qui auraient mérité une plus grande atten-
n°46, pp. 1-8,
décembre.                    tion. Le premier concerne le caractère tout à fait détermi-
                             nant des difficultés d’emploi dans le recours à l’APE : le fait
16
     Cédric Afsa, op. cit.   d’être au chômage augmente de trente points la probabilité
                             de percevoir l’APE et un tiers des femmes étaient au chôma-
                             ge lors de leur demande15. L’APE apparaît ainsi davantage -
                             ou au moins tout autant - comme une alternative au chôma-
                             ge ayant permis de dégonfler les effectifs de chômeuses que
                             comme une incitation au retrait d’emploi. Par ailleurs, le
                             recours à l’APE dépend de façon significative de l’existence
                             de dispositifs de garde d’enfants16. Ce qui montre, si besoin
                             en était, qu’une des solutions au “piège de l’inactivité”,
                             notamment pour les femmes, réside dans le développement
                             de ces dispositifs de garde. Or sur cette question, le rapport
                             reste quasiment muet. Lorsqu’il parle des crèches, c’est soit
                             pour les considérer comme un “avantage social” dont l’exis-
                             tence pourrait encore freiner davantage la reprise d’emploi
                             dans les familles à bas revenus (page 129) soit pour observer
                             que leur “rationnement quantitatif” (sic) freine la mobilité :
                             “La mobilité est ensuite d’autant moins facile qu’un certain
                             nombre de services (logement social, crèche, école) ne sont pas
                             fournis par le marché mais ont le caractère d’un service public, et
                             sont souvent caractérisés par un rationnement quantitatif (crèche,
                             logement social) ou qualitatif (école)” (page 164). La formula-
                             tion de cette idée reste par ailleurs ambiguë. Faut-il en
                             conclure que si ces services étaient “fournis par le marché”, la
                             mobilité serait plus forte ? On sait qu’aujourd’hui seulement
                             8% des enfants de moins de 3 ans sont accueillis dans les
                             crèches alors que trois fois plus de parents souhaiteraient ce
                             mode de garde. N’y a-t-il pas là une voie pour sortir de cer-
                             tains “pièges à inactivité” ? Et aussi pour favoriser un égal
                             accès à l’emploi de toutes les femmes, et pas seulement des
                             plus aisées.
                                 Car, il est un autre élément des politiques familiales que
                             Jean Pisani-Ferry ne mentionne pas, c’est l’AGED (Allocation
                             pour la garde d’enfant à domicile) dont le bénéfice ne
                             concerne qu’une poignée de familles aisées (un peu plus de
                             60 000). Il s’agit là d’un mécanisme doublement inégalitaire.
                             En termes de prestation d’abord : l’avantage monétaire pro-
                             curé par l’AGED est en effet bien supérieur en moyenne au
                             quasi salaire maternel que perçoivent les allocataires de
                             l’APE. Par ailleurs, ce dispositif a fortement encouragé le
                             développement des emplois à bas salaire féminins.


180 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
Le plein emploi : avec ou sans les femmes ?

Aujourd’hui, près d’une femme à bas salaire sur cinq occu-
pe un emploi d’assistante maternelle ou de gardienne d’en-
fants, et cette proportion n’a pas cessé d’augmenter, y com-
pris sur la période récente, alors qu’elle était inférieure à
10% à la fin des années 1980.
    On débouche ici, à travers la question de la qualité des
emplois, sur une critique plus générale et plus décisive du
rapport. Dans son dernier chapitre, Jean Pisani-Ferry sou-
ligne que : “Aller au plein emploi n’implique pas de transformer
des chômeurs pauvres en travailleurs pauvres. Cela ne consiste
pas à partager une masse donnée de travail et de revenu entre un
nombre plus grand de personnes. Ce n’est pas encourager la pré-
carité, ni faire travailler les vieux contre leur gré. Ce n’est pas
promouvoir en France le modèle social des États-Unis”. Et il est
vrai que rien n’est ici écrit d’avance. Le problème, c’est que
toutes les recommandations du rapport vont non pas dans
le sens d’un plein emploi à la danoise, avec une volonté
affirmée de promouvoir l’emploi stable et régulier, mais
bien dans le sens d’un plein emploi précaire et, n’en déplai-
se à l’auteur, à l’américaine. La perspective que dessine le
rapport de Jean Pisani-Ferry est donc celle d’une fuite en
avant vers une société qui serait sans cesse davantage sou-
mise aux impératifs marchands. Il est vrai que le marché
reste asexué… même s’il est du genre masculin.
                                                  Pierre Concialdi




                                          Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L   181

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Femmes et plein emploi, uen absence "naturelle" ?

  • 1. Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=TGS&ID_NUMPUBLIE=TGS_006&ID_ARTICLE=TGS_006_0173 Femmes et plein-emploi : une absence “naturelle” ? par Pierre CONCIALDI | La Découverte | Travail genre et sociétés 2001/2 - N° 6 ISSN 1294-6303 | ISBN 2-7475-1124-3 | pages 173 à 181 Pour citer cet article : — Concialdi P., Femmes et plein-emploi : une absence “naturelle” ?, Travail genre et sociétés 2001/2, N° 6, p. 173- 181. Distribution électronique Cairn pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
  • 2. Le plein emploi : avec ou sans les femmes ? Pierre Concialdi Femmes et plein-emploi : une absence “naturelle” ? Cet article propose une relecture critique du rapport de Jean Pisani-Ferry sous un angle précis : celui des inégalités entre hommes et femmes. Les analyses contenues dans ce rapport ont déjà fait l’objet de critiques1. Certaines d’entre 1 Fondation Copernic, elles concernent le sujet de cet article. Mais la dimension de Pour le plein emploi - Critique du social-libéra- “genre” est restée, dans l’ensemble, peu présente dans ces lisme, à propos du rap- critiques. Cela tient dans une large mesure au fait que ce port Pisani-Ferry, février 2000 (document rapport n’en parle tout simplement pas. D’où une difficulté consultable à l’adresse évidente. Pour relever ce défi, cet article s’efforce de combi- suivante : ner plusieurs approches. La première consiste à tenter de http://www.attac.org /fra/toil/doc/coper- dévoiler les hypothèses et représentations implicites que nic.pdf). véhicule une approche économique ignorant la question du “genre”. Il s’agira ensuite de porter un regard critique sur certaines analyses du marché du travail que propose Jean Pisani-Ferry. Enfin, une dernière partie discute une des pro- positions phares du rapport concernant la mise en place d’un impôt négatif, proposition qui récemment, s’est concrétisée au travers de la mise en place de la prime pour l’emploi. Le rapport de Jean Pisani-Ferry examine la question importante du plein emploi sans aborder une seule fois la question des rapports sociaux entre hommes et femmes. L’absence de traitement spécifique ou un tant soit peu déve- loppé de la question du “genre” reflète l’hypothèse, au moins implicite, selon laquelle il n’y aurait rien, ou si peu, à apprendre d’une approche de “genre” qu’il ne serait pas nécessaire de l’aborder en tant que telle. Est-ce pour autant “naturel” ? Ou n’est-ce pas plutôt - car il faut se méfier du “naturel” en sciences sociales - un effet de naturalisation ? En d’autres termes, la première question à laquelle nous invite ce rapport est la suivante : l’interprétation des phéno- mènes économiques peut-elle ignorer la dimension du genre ? Comme le montrent nombre de travaux, l’histoire nous enseigne que non2. Occupant un rôle charnière entre Voir par exemple 2 Louise A. Tilly et Joan les sphères de la production et de la reproduction, les W. Scott (1987), Les femmes ont toujours été en première ligne dans les ques- femmes, le travail et la tions de travail. Pour reprendre l’expression de Fernand famille, tr. fr. Paris, Coll. Histoire, Rivages. Braudel, l’économie a toujours été portée sur “l’énorme dos de la vie matérielle” et, concrètement, surtout sur le dos… des femmes. C’est toujours le cas aujourd’hui avec un parta- ge des tâches domestiques fortement inégalitaire qui se tra- duit pour elles par une “double journée”. Autrement dit, pour les femmes, la question du travail - au sens d’emploi Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L 173
  • 3. Controverses productif et rémunéré - a toujours été nécessairement celle de la conciliation entre les responsabilités professionnelles et domestiques. Bien sûr, il n’y a aucune raison a priori de faire de cette question une préoccupation spécifiquement féminine : elle concerne l’ensemble des salariés et des travailleurs, hommes et femmes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on aurait pu s’attendre à ce qu’elle soit abordée dans un rapport consacré au plein emploi, même dans le cadre d’une disci- pline qui néglige généralement la question du “genre”. La seconde question qui vient à l’esprit est donc la suivante : si les hommes étaient aujourd’hui tout autant impliqués que les femmes dans les responsabilités et les charges quoti- diennes de la sphère privée, la question de l’articulation, de la conciliation et des liens entre les divers temps sociaux apparaîtrait-elle davantage et plus “naturellement” dans le raisonnement des économistes ? On peut sans doute penser (au moins espérer) que oui, et ce serait d’ailleurs utile pour faire progresser l’analyse économique. Car comment penser de façon pertinente la question de l’emploi sans s’interroger simultanément sur ses liens avec le hors emploi (ou le hors travail) ? Sauf à faire l’hypothèse que les deux sphères sont totalement étanches, ce qui n’est évidemment pas le cas. Certains temps de hors travail, comme les temps d’éduca- tion ou de formation, sont d’ailleurs évoqués par le rapport, même si ce dernier reconnaît d’emblée que ces questions (d’éducation et de formation) “auraient mérité d’être approfon- dies”. Certes l’auteur annonce dès l’avant-propos du rapport qu’il n’abordera pas certains sujets, préférant privilégier “les questions … qui (lui) ont paru les plus directement en relation avec l’objet du rapport : pour l’essentiel, celles qui tiennent à la macroéconomie et au marché du travail” (page 13). Néanmoins, on aurait souhaité que ce choix ait été davantage argumen- té. En tout cas, autrement que par un simple point de vue. Par ailleurs énoncer les limites d’un travail a surtout un sens si cela permet de saisir aussi les limites des recommanda- tions qui y sont formulées. Mais ce n’est pas vraiment le cas. Si l’auteur rappelle souvent, notamment en conclusion, que certaines questions importantes n’ont pas été abordées, ce rappel laisse penser que les conclusions de son rapport n’en auraient en aucune façon été modifiées. Or ce postulat aurait aussi mérité d’être plus amplement discuté : quelques pages - dans un rapport qui en comporte près de deux cents – n’auraient sans doute pas été superflues. Faute de quoi, l’aveu de certaines limites apparaît essentiellement comme une formule de style. Enfin, si l’on peut admettre que la 174 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
  • 4. Le plein emploi : avec ou sans les femmes ? question du genre soit absente - et elle l’est de fait - de l’ana- lyse macroéconomique telle que celle-ci est traditionnelle- ment menée, ce point de vue est loin d’être partagé par tous les économistes lorsqu’il s’agit de comprendre le fonction- nement du marché du travail. Occulter cette question conduit alors à donner une certai- ne représentation nécessairement biaisée et fausse des com- portements d’activité des femmes et de leurs motivations. Prenons quelques exemples. Evoquant les causes du chôma- ge des diplômés de l’enseignement supérieur, le rapport mentionne qu’il serait principalement (à 95%) de nature cyclique pour les hommes, tandis que cela serait moins le cas pour les femmes, pour lesquelles “une autre part du non- emploi serait volontaire” (note 66, page 88). L’auteur poursuit son commentaire en évoquant une catégorie nouvelle, jusque là peu présente dans les analyses économiques, à savoir “les femmes en inactivité pour raisons familiales”. Il ne précise pas, cependant, comment cette catégorie a été construite ni si la catégorie symétrique des “hommes en inactivité pour raisons familiales” aurait pour lui, ou pour les économistes d’une façon générale, un sens…. Abordant ensuite une des questions centrales du rap- port, à savoir celle des “pièges à inactivité”, l’auteur parle du “risque de voir un certain nombre de femmes préférer le temps partiel au temps plein, voire l’inactivité au travail….”. On com- prend que le gain monétaire pour un ménage de la reprise d’emploi serait si faible que cela ne vaudrait pas la peine de prendre un emploi à temps complet ni même, tout simple- ment, de travailler. Mais dire que cela se traduirait par une “préférence” accrue des femmes pour le temps partiel ou l’in- activité, même en signalant que cela serait un risque, c’est véhiculer une représentation des comportements d’activité des femmes singulièrement décalée – restons modérés – par rapport à la réalité que celles-ci vivent. Parmi les trente-trois membres du Conseil d’analyse économique qui ont examiné le rapport de Jean Pisani-Ferry, on dénombre seulement trois femmes. Faut-il pour autant en conclure que les femmes se désintéressent massivement (naturellement ?) de l’économie ? La question du temps partiel subi vient évidemment sous la plume de l’auteur. Mais il évoque aussi la possibilité d’un temps partiel choisi : “Dans un marché du travail plus actif et où le risque de chômage serait plus faible, des salariés à temps plein pourraient choisir de passer à temps partiel, tandis que les 1,4 million de salariés aujourd’hui en situation de temps partiel contraint pourraient passer à temps plein (comme cela a déjà commencé de se faire)”. Loin de nous l’idée de récuser Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L 175
  • 5. Controverses l’idée que certains salariés pourraient choisir de travailler à temps partiel. Mais une remarque s’impose : l’envers du temps partiel subi - tel qu’il est mesuré statistiquement - n’est pas nécessairement le temps partiel choisi. Autant l’on peut admettre que les femmes à temps partiel qui déclarent “souhaiter travailler davantage” sont en temps partiel subi ou contraint, autant il serait faux d’en conclure que toutes celles qui ne le souhaitent pas sont à temps partiel “choisi”. Car ce choix est largement contraint. De même d’ailleurs Xavier Neil, Premières que les femmes inactives ne le sont pas majoritairement par 3 Synthèses, 98.02-n°09.1. “choix” : aujourd’hui, six femmes au foyer sur dix aime- raient travailler3. Lorsque Jean Pisani-Ferry parle du chômage “volontaire” des femmes ou de la “préférence” des femmes pour le travail à temps partiel, il ne s’agit pas de quelques 4 Comme le lapsus. Et l’auteur aurait beau jeu de répondre que c’est là le remarquent Alain Bihr discours et le vocabulaire habituels des économistes, en tout et Roland Pfefferkorn, cas de la plupart d’entre eux. Ce rapport se contente de le temps partiel concerne d'abord les reproduire ce discours. A chacun sa reproduction pourrait- femmes de moins de on dire. Mais c’est bien ce qui pose problème. Car ce que les 25 ans, qui ne sont pas femmes préfèrent aujourd’hui, c’est avoir un emploi. La celles qui sont le plus écrasées par les croissance des taux d’activité des femmes, peu commentée charges domestiques, dans le rapport, a été considérable depuis une trentaine et les plus de 50 ans, d’années. L’occupation d’un emploi est désormais devenue qui en sont pour l'essentiel dégagées. pour elles la norme, comme c’est le cas depuis longtemps Alain Bihr et Roland pour les hommes. Et il n’est guère possible de prétexter des Pfefferkorn (2000), "Hommes-femmes, “préférences” pour expliquer qu’elles se retrouvent, de fait, l'introuvable égalité ", davantage que les hommes “incitées” à se retirer du marché Recherches et prévisions, du travail4. Cette réalité apparaît de façon massive lorsque n°61, pp. 19-33. l’on considère les taux d’activité des jeunes générations (25 à 39 ans) : le taux d’activité est de plus 90% pour les femmes Alain Bihr et Roland sans enfant, de plus de 80% pour les femmes avec 2 5 Pfefferkorn, op. cit. enfants et il reste élevé (55%) pour les femmes avec trois enfants et plus5. Bref, le travail des femmes participe désormais de la construction de l’identité féminine. Même parmi les jeunes parents de milieux modestes qui cumulent Françoise Battagliola souvent de nombreux handicaps et de multiples difficultés, 6 (1998), Des débuts difficiles - Itinéraires de l’attachement des femmes à l’emploi est désormais une jeunes parents de milieux valeur forte6. modestes, CSU/IRESC0/CNRS. N’abordant pas directement la question de la place des femmes dans le monde du travail, Jean Pisani-Ferry retrou- ve les femmes là où elles sont davantage visibles que les hommes : au chômage, à temps partiel ou en inactivité, dans les emplois peu qualifiés et à bas salaire. Mais il s’agit ici de simples constats statistiques sur lesquels aucune explication n’est fournie. Ces différences entre hommes et femmes ne sont pas son problème. Quel est-il alors ? Grosso 176 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
  • 6. Le plein emploi : avec ou sans les femmes ? modo, identifier les conditions d’un retour au plein emploi sans tensions inflationnistes. Ce qui se traduit, entre autres, par une question centrale : faire en sorte de parvenir à un équilibre entre l’offre et la demande de travail à tous les niveaux de qualification. Le raisonnement minutieux déve- loppé par Jean Pisani-Ferry repose sur une série d’argu- ments qu’il n’est guère possible de discuter dans le cadre de cet article. Deux points retiendront notre attention. Ceux qui concernent le travail qualifié et le travail non qualifié ou fai- blement qualifié. Pour le travail qualifié, l’idée développée dans le rapport est celle d’une insuffisance de travailleurs qualifiés. Evoquant de possibles tensions concernant l’offre de travail qualifié, une des pistes évoquées par le rapport est le recours à l’immigration. Le rapport indique ainsi : “Une compétition s’est engagée pour l’importation d’ingénieurs et de techniciens en provenance des pays d’Europe centre orientale ou d’Inde”. C’est pourquoi, toujours selon le rapport, “ la mise en œuvre de la réglementation du travail, qui lie la délivrance 7 Faut-il supposer que d’autorisations de travail à l’état du marché dans la localité et la ces travailleurs profession concernée, devrait progressivement être assouplie”. immigrés seraient, de Bref, il s’agit dans une optique purement utilitariste de lais- surcroît, tous célibataires ? ser entrer sur le marché du travail plus de travailleurs quali- fiés. 8 Le premier rapport Laissons de côté, même si elle n’est pas mineure, la ques- du CSERC sur les allégements de charges tion des politiques d’accompagnement à mettre en œuvre sociales fournissait pour les conjoint(e)s et les familles de ces travailleurs immi- d'ailleurs sur cette grés, politiques qui ne sont pas évoquées dans le rapport7. question des informations Ce qui surprend le plus dans ce raisonnement, c’est précisé- éclairantes. Une ment qu’il occulte totalement la référence à la main-d’œuvre annexe du rapport féminine. La dimension du genre pourrait pourtant s’avérer montre aussi que, malgré la reprise de ici tout à fait pertinente. Car s’il y a un risque futur de désé- l'emploi, les pratiques quilibre entre l’offre et la demande de travail qualifié, c’est de déclassement à l'embauche ont d’un véritable fossé dont il faudrait parler pour les femmes. continué de s'aggraver Avec, d’un côté, des femmes actives qui sont aujourd’hui jusqu'en 2000, pour les nettement plus diplômées que les hommes et, de l’autre, des titulaires de CAP, de BEP, de bacs techniques salariées qui sont massivement reléguées dans des emplois et de bacs généraux, et à faible qualification et sous-représentées dans les profes- même pour les sions les plus qualifiées. Ce qui souligne d’ailleurs un fait diplômés du second cycle universitaire passé sous silence dans le rapport, à savoir que l’on ne sau- (p.281) ; seuls les rait assimiler bas salaire et bas niveau de qualification8. Pour titulaires de BTS ont vu qui s’inquiète d’une éventuelle pénurie de travail qualifié, leur situation s'améliorer. (Gautié et ce double constat aurait pu constituer une bonne nouvelle Nauze-Fichet (2000) : car il y a là un formidable “réservoir” de main-d’œuvre qua- "Déclassement sur le lifiée. A condition évidemment de s’interroger sur les poli- marché du travail et retour au plein tiques permettant de combler ce fossé et de promouvoir emploi", l’égalité professionnelle entre hommes et femmes. Faute de Complément E ). Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L 177
  • 7. Controverses s’intéresser à la place des femmes dans le monde du travail, l’auteur passe à côté de cette piste sans évoquer cette pers- pective. Il tourne d’abord son regard vers l’étranger et les immigrés (hommes sans doute) sans penser aux femmes. Faut-il en conclure que celles-ci ne pourraient pas occuper ces emplois qualifiés ? Pour le travail non qualifié, le diagnostic du rapport reprend l’antienne libérale bien connue d’un coût excessif de la main-d’œuvre et recommande de prolonger et d’ap- profondir la politique d’abaissement du coût. D’où, inévita- blement, un télescopage avec les garanties minimales de revenu. Lorsque le travail connaît sous l’effet d’une telle stratégie une dévalorisation continue, il est clair qu’il finit par ne plus procurer de ressources suffisantes aux salariés, notamment lorsque ces derniers, c’est-à-dire surtout ces der- nières, travaillent à temps partiel. Le problème posé est donc celui des “pièges à inactivité”. Pour le traiter, Jean Pour une analyse Pisani-Ferry propose d’instaurer un “impôt négatif”, c’est-à- 9 critique détaillée, voir par exemple le chapitre dire un complément de revenu fiscalisé pour les plus bas 5 de la note éditée par salaires. la Fondation Copernic, Sans reprendre ici l’ensemble des éléments critiques de op. cit. cette proposition9, il faut néanmoins rappeler que les postu- lats sur lesquels repose cette proposition restent de pures abstractions théoriques, tant en ce qui concerne le coût des plus bas salaires que pour les prétendus effets désincitatifs des transferts sociaux. Plus important encore, les études empiriques aboutissent à la conclusion inverse de ces postu- Note de la Fondation lats abstraits. Les études empiriques échouent ainsi réguliè- 10 Copernic, op. cit. cha- pitre 2. Michel Husson rement à mettre en évidence le seul lien qui serait probant (1999), Les ajustements du point de vue de la théorie économique néo-classique, de l'emploi, Editions celui entre le coût relatif du travail par rapport au capital et Page deux, collection "Cahiers libres", le volume de l’emploi10. La croyance, largement répandue Lausanne. parmi les économistes, selon laquelle il serait possible d’agir de façon significative sur le volume de la demande de travail grâce à la manipulation des barèmes fiscaux et sociaux n’est donc guère validée par les études empiriques. Quant aux pièges à inactivité, le constat est identique. Ce débat est resté longtemps théorique dans notre pays, faute d’études empiriques. Mais les résultats des études qui se sont accumulées depuis quelques années ne peuvent plus Anthony B. être ignorés. Ils convergent d’ailleurs avec ceux des études 11 Atkinson et Gunnar V. Mogensen (1993), réalisées dans d’autres pays qui montrent que “les effets iden- Welfare and Work tifiés sont d’une faible ampleur” et, surtout, qu’il “existe relati- Incentives : A North European Perspective, vement peu de situations dans lesquelles un effet désincitatif a pu New-York, Clarendon, être clairement établi11”. Ce constat n’est d’ailleurs pas mécon- 1993. nu par le rapport qui observe que “nombreuses sont les per- sonnes qui travaillent ou qui recherchent un emploi alors que leur 178 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
  • 8. Le plein emploi : avec ou sans les femmes ? intérêt pécuniaire direct serait de ne pas le faire”. Pourquoi pro- poser alors un complément de salaire à ces plus bas revenus ? Parce que, à l’instar des économistes libéraux, Jean Pisani-Ferry pense que ces constats n’invalident pas le modèle théorique : pour lui, ce sont les comportements des agents qui ne se sont pas encore adaptés aux signaux émis par notre système de transferts. Autrement dit, les ménages à faibles revenus et les allocataires de minima sociaux ont 12 En mars 1998, le président du CNPF pu jusqu’à présent, “faire un mauvais calcul”. Mais lors- Ernest-Antoine qu’ils auront réalisé que les petits boulots “ne paient pas”, Seillière proposait au ils ne voudront plus les prendre et se retrouveront enfermés gouvernement un double financement dans des trappes à inactivité. pour les emplois : les Ce débat a une importance capitale pour les femmes. Car entreprises paieraient l’impôt négatif - qui s’est concrétisé en France avec la Prime "à hauteur de ce que peuvent payer les pour l’emploi - constitue une véritable machine de guerre clients" et l'État contre l’emploi féminin. D’abord, l’impôt négatif favorise le pourrait, le cas maintien et le développement des emplois à bas salaires échéant, compléter ce salaire par "un revenu dont les femmes sont les premières victimes. Rappelons que de solidarité" (La près de 80% des emplois à bas salaire sont occupés par des Tribune, 4 mars 1998). femmes. Et il faut être bien naïf pour penser que les C'est exactement ce que fait la prime pour employeurs resteront insensibles au signal envoyé par le l'emploi. gouvernement12. Ensuite, si l’impôt négatif n’a pas d’effet Aux États-Unis, sensible sur l’offre d’emploi13, il se traduit par une certaine 13 l'impact d'un tel redistribution de l’emploi au sein de la moitié la plus dispositif sur l'offre de modeste du salariat. Concrètement, les plus pauvres travail a été quasiment nul : moins de 0,5 pour (notamment les mères isolées) accepteraient davantage des mille de l'emploi total. petits boulots mal payés. Tandis que dans les ménages à deux revenus, un peu moins pauvres, les femmes seraient incitées à se retirer définitivement ou partiellement du mar- ché du travail. Jean Pisani-Ferry note le caractère probléma- tique de cette situation… sans pour autant proposer de solu- tion. La critique plus générale que l’on peut adresser au rap- port tient aussi à l’omission de certaines questions impor- tantes dans l’analyse de l’impact du système de transferts sur l’emploi. Deux exemples : l’impôt sur le revenu et les politiques familiales. Il est bien connu que le système du quotient conjugal conduit de fait, compte tenu de la position subordonnée des femmes sur le marché du travail, à pénali- ser davantage la participation des femmes au marché du Voir à ce propos travail. Pourtant l’auteur n’évoque jamais cette question. Or, 14 l'exemple de la Suède. si le problème est de lever les pièges à inactivité, un système Anxo Dominique et de taxation séparée, comme celui en vigueur dans d’autres Johansson Mats (1995), " Les discriminations pays, pourrait fortement y contribuer et rétablir une salariales en Suède ", meilleure égalité dans l’accès à l’emploi entre hommes et Les Cahiers du Mage, femmes14. page 26, 2/1995. Pour les politiques familiales, le rapport ne mentionne Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L 179
  • 9. Controverses 15 Cédric Afsa (1996), que l’allocation parentale d’éducation (APE), soulignant que "L'activité féminine à cette prestation a fortement incité un certain nombre de l'épreuve de l'allocation parentale femmes à se retirer du marché du travail. Mais les études d'éducation", réalisées sur cette prestation mettent en évidence deux Recherches et prévisions, autres résultats qui auraient mérité une plus grande atten- n°46, pp. 1-8, décembre. tion. Le premier concerne le caractère tout à fait détermi- nant des difficultés d’emploi dans le recours à l’APE : le fait 16 Cédric Afsa, op. cit. d’être au chômage augmente de trente points la probabilité de percevoir l’APE et un tiers des femmes étaient au chôma- ge lors de leur demande15. L’APE apparaît ainsi davantage - ou au moins tout autant - comme une alternative au chôma- ge ayant permis de dégonfler les effectifs de chômeuses que comme une incitation au retrait d’emploi. Par ailleurs, le recours à l’APE dépend de façon significative de l’existence de dispositifs de garde d’enfants16. Ce qui montre, si besoin en était, qu’une des solutions au “piège de l’inactivité”, notamment pour les femmes, réside dans le développement de ces dispositifs de garde. Or sur cette question, le rapport reste quasiment muet. Lorsqu’il parle des crèches, c’est soit pour les considérer comme un “avantage social” dont l’exis- tence pourrait encore freiner davantage la reprise d’emploi dans les familles à bas revenus (page 129) soit pour observer que leur “rationnement quantitatif” (sic) freine la mobilité : “La mobilité est ensuite d’autant moins facile qu’un certain nombre de services (logement social, crèche, école) ne sont pas fournis par le marché mais ont le caractère d’un service public, et sont souvent caractérisés par un rationnement quantitatif (crèche, logement social) ou qualitatif (école)” (page 164). La formula- tion de cette idée reste par ailleurs ambiguë. Faut-il en conclure que si ces services étaient “fournis par le marché”, la mobilité serait plus forte ? On sait qu’aujourd’hui seulement 8% des enfants de moins de 3 ans sont accueillis dans les crèches alors que trois fois plus de parents souhaiteraient ce mode de garde. N’y a-t-il pas là une voie pour sortir de cer- tains “pièges à inactivité” ? Et aussi pour favoriser un égal accès à l’emploi de toutes les femmes, et pas seulement des plus aisées. Car, il est un autre élément des politiques familiales que Jean Pisani-Ferry ne mentionne pas, c’est l’AGED (Allocation pour la garde d’enfant à domicile) dont le bénéfice ne concerne qu’une poignée de familles aisées (un peu plus de 60 000). Il s’agit là d’un mécanisme doublement inégalitaire. En termes de prestation d’abord : l’avantage monétaire pro- curé par l’AGED est en effet bien supérieur en moyenne au quasi salaire maternel que perçoivent les allocataires de l’APE. Par ailleurs, ce dispositif a fortement encouragé le développement des emplois à bas salaire féminins. 180 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
  • 10. Le plein emploi : avec ou sans les femmes ? Aujourd’hui, près d’une femme à bas salaire sur cinq occu- pe un emploi d’assistante maternelle ou de gardienne d’en- fants, et cette proportion n’a pas cessé d’augmenter, y com- pris sur la période récente, alors qu’elle était inférieure à 10% à la fin des années 1980. On débouche ici, à travers la question de la qualité des emplois, sur une critique plus générale et plus décisive du rapport. Dans son dernier chapitre, Jean Pisani-Ferry sou- ligne que : “Aller au plein emploi n’implique pas de transformer des chômeurs pauvres en travailleurs pauvres. Cela ne consiste pas à partager une masse donnée de travail et de revenu entre un nombre plus grand de personnes. Ce n’est pas encourager la pré- carité, ni faire travailler les vieux contre leur gré. Ce n’est pas promouvoir en France le modèle social des États-Unis”. Et il est vrai que rien n’est ici écrit d’avance. Le problème, c’est que toutes les recommandations du rapport vont non pas dans le sens d’un plein emploi à la danoise, avec une volonté affirmée de promouvoir l’emploi stable et régulier, mais bien dans le sens d’un plein emploi précaire et, n’en déplai- se à l’auteur, à l’américaine. La perspective que dessine le rapport de Jean Pisani-Ferry est donc celle d’une fuite en avant vers une société qui serait sans cesse davantage sou- mise aux impératifs marchands. Il est vrai que le marché reste asexué… même s’il est du genre masculin. Pierre Concialdi Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L 181