1. A l’école, les intellectuelles hors sujet Libération. Août 2014.
La pétition d’une jeune bac helière dénonç ant la faible présence des femmes dans les manuels scolaires
rencontre un vif succès. Lassée d’avoir passé sa sc olarité à «entendre parler des hommes qui ont fait des
exploits formidables et, au second plan, de leur femme aimante qui les a un peu aidés», Ariane Baillon,
bachelière de 17 ans, a eu envie de pousser un coup de gueule. Il y a trois semaines, la Bordelaise a
lancé une pétition intitulée «Donnez une place aux femmes dans les programmes scolaires», adressée au
ministre de l’Educ ation, Benoît Hamon. Le suc c ès (13 000 signatures à ce jour) a été très rapide.
Pourtant, à la fois impressionnée par les sollicitations médiatiques et doutant de sa légitimité à jouer le
rôle d’«experte» (lire ci-contre), la future élève d’hypokhâgne est en passe de lâc her l’affaire.
Elle est partie du c onstat qu’au programme de philosophie de terminale littéraire - sa filière -, Hannah
Arendt est la seule femme à figurer dans la longue liste des grands penseurs à connaître. Une aberration
pour Ariane, qui estime que d’autres y ont aussi leur plac e. «Simone Weil, c ’est pas possible de trouver un
argument qui justifie qu’elle ne soit pas au programme ! Elle a éc rit sur les ouvriers : ça rentre pile dans
le thème du travail, qu’on étudie !» s’agac e l’adolesc ente, fille d’une prof de philo et d’un enseignant -
chercheur.
Le problème va bien au-delà de la philosophie, comme le montrent les résultats de plusieurs études,
mises en place notamment par le centre Hubertine-Auc lert, qui promeut une c ulture de l’égalité entre
femmes et hommes. «Dans les manuels de français des secondes professionnelles, technologiques et
générales, par exemple, seulement 5% des textes présentés sont écrits par des femmes. C’est
désastreux»,indique Amandine Berton-Schmitt, chargée de mission éducation au centre.
«Invisibilisation». En histoire, le constat est le même. Roland Courteau (PS), vice-président de la
délégation sénatoriale aux droits des femmes et auteur d’un rapport sur les stéréotypes sexistes dans les
manuels scolaires remis au Sénat en juin, le regrette : «Parmi les "grands hommes", il y a très peu de
femmes, plaisante-t-il à moitié. Sur 3 346 personnages cités dans les manuels, seuls 670 ne sont pas des
hommes.» Le sénateur parle d’une «invisibilisation des femmes» qui s’expliquerait par divers fac teurs.
Outre le poids de la tradition et de l’habitude, les maisons d’édition se plaignent notamment de ne pas
avoir de base de ressources iconographiques suffisamment étoffées en ce qui concerne les femmes. En
conséquence, «les manuels sc olaires ne sont ac tuellement pas des vec teurs d’égalité entre filles et
garçons», conclut Roland Courteau, qui déposera bientôt une proposition de loi sur le sujet.
De la politique, Ariane Baillon ne veut pas en faire. Elle est pourtant engagée chez les Jeunes
Communistes, mais trouve que, finalement, lancer cette pétition était un acte«peut-être trop
politique» qu’elle a du mal à assumer. Le suc c ès de son c oup de gueule dépasse la jolie rousse au style un
peu pin-up, au point qu’elle a déc idé de tout arrêter. Elle a c ontac té la plateforme Change.org, sur
laquelle elle a déposé sa pétition, pour savoir si quelqu’un d’autre serait d’ac c ord pour en prendre la
responsabilité. Etonnamment, Ariane ne voit pas le fait de laisser tomber comme un échec. Elle
est «presque contente», parce que cette expérience - et notamment les réactions suscitées, bonnes et
mauvaises - l’a fait réfléc hir : «Je me rends compte que le féminisme, c e n’est pas de dire qu’on devient
tous sans sexe. Au contraire, ça passe par la visibilité et la différence.» Songeuse, la jeune fille évoque les
Femen* c omme modèle de visibilité, mais avoue ne pas trop savoir c e qu’elle en pense. «A 17 ans, je suis
encore un peu en chantier», reconnaît-elle de sa voix fluette.
Confiance. Elle se pose aussi la question de sa légitimité. Son expertise ne tient qu’à son expérienc e et,
selon elle, c e n’est pas suffisant. Plutôt extravertie dans la vie, si elle n’ose pas s’a ffirmer publiquement,
c ’est peut-être justement parc e qu’elle manque de modèles. «Mettre plus de femmes au programme, ça
nous inspirerait, ça nous donnerait envie de faire comme elles et ça nous redonnerait confiance»,assure
Ariane, avant d’ajouter : «On veut entendre parler de femmes puissantes en c ours. Là, on a l’impression
qu’il n’y en a pas et c ’est hyperdéc ourageant.»
Ses diffic ultés à prendre c onfianc e en elle et en sa légitimité illustrent le problème qu’elle dénonc e.
Certaines de ses copines ont beau dire que le féminisme n’a plus lieu d’être c ar les grands c ombats ont
été gagnés, Ariane a l’impressio n que la lutte doit se poursuivre et se perç oit, elle aussi, vic time des
stéréotypes latents de la société :«Je ne peux pas m’empêc her de penser que si un homme avait été à
l’origine de c ette pétition, peut-être qu’il ne se serait pas remis en question c omme ç a, peut -être qu’il
aurait été plus fort pour séparer ses sentiments de sa parole publique.»Puis, elle avoue, lucide : «Ça
m’embête un peu de différencier les hommes et les femmes comme ça.»
Débat: Êtes-vous d'accord avec la démarche d'Ariane ? Pensez-vous qu'il faille faire la même
chose en Espagne ? Le féminisme a-t-il encore lieu d'être ? Êtes-vous d'accord avec sa vision
de la différence homme-femme dans le dernier paragraphe ? *Femen: Les Femen sont un mouvement
féministe créé en 2008 en Ukraine. Les militantes de cette organisation défendent les droits des femmes et sont connues pour la
provocation de leurs actions, souvent seins nus. Créé entre autres par Anna Hutsol, ce groupe dispose de figures médiatiques
comme Inna Shevchenko.