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Université de Paris Est Marne la Vallée
       UFR : Lettres, Arts, Communication et Technologies
                    M1 Cinéma-Audiovisuel




Le VJing, une pratique inarchivable ?

           Par Hélène TAFRIHI-POUSSET
         Sous la direction de Steven BERNAS




                                                            UMLV 2009/2010


                               1
2
REMERCIEMENTS



        À Laurent Carlier, Brigitte Pousset, Jacques Emile Bertrand, Angie Eng,
    Matthieu Crimersmois, Giorgio Partesana, Duncan Pinhas et à tous ceux qui
contribuent à la recherche, à la création, à la diffusion et à la promotion des arts
                                                         numériques en temps réel.




                                      3
INTRODUCTION



     Tout comme Derrida au début de Mal d'archives, commençons par définir et tenter
de définir l'objet qui sera celui de notre étude. Le VJing consiste à effectuer une
performance artistique et/ou créative avec la plupart du temps une part d'improvisation
très forte grâce aux technologies en temps réel, faisant se confronter des images
montées et/ou filmées en direct, projetées et accompagnées par de la musique ou du
son, face à un public (espace public, galerie d'art, concert...), par le biais d'un dispositif
technique – analogique (caméras, vidéoprojecteurs, projecteurs de diapositives,
contrôleurs, micros...), numérique (ordinateurs, logiciels, programmation, contrôleurs
midi...), bien que cette définition tende à être plus vaste.

En effet, les nombreuses appellations que les performances audiovisuelles dénombrent
expriment la grande diversité et le flou des pratiques multiples regroupées sous
l'appellation de VJing : performance veejay, VJing (veejaying), performance A/V, live
A/V, live cinéma...Certains noms ont une même signification tandis que d'autres
peuvent désigner un type particulier de performance1.

Par souci d'unité nous nous limiterons à l'usage de « performances audiovisuelles » et
« VJing », ou « performance VJ » pour y référer par la suite (voir le glossaire). Le VJ
est le performeur audiovisuel, contraction de vidéo-jockey, tout comme le DJ mixe la
musique, le VJ mixe les images.

Puis, définir. Performance artistique : faire un acte, un geste artistique, créer une
attitude porteuse de sens au sein d'un contexte, face à un public conscient ou non du
geste s'effectuant face à lui et de son appartenance ou non au domaine artistique. Or, un
geste, d'autant plus lié au numérique, à une image projetée ou à un son peut ne pas
laisser de traces, si ce n'est mémorielle, au contraire d'une peinture ou d'une sculpture
où la matérialisation d'un objet laissera de facto une trace.

Puis inarchivable néologisme de non archivable, ou incapacité d'archiver. Archiver ?

1 Cf. le live cinéma, catégorie de Vjing n'utilisant que des images issues de films
   cinématographiques, aussi utilisée pour désigner le nom de ces performances.

                                                4
Conserver, mettre hors d'usage pour protéger des objets porteurs d'un savoir à léguer au
futur, pour exprimer ce qui a existé, laisser une trace, un indice d'un réel à un moment
donné, un témoignage par l'intermédiaire d'un document, faire du documentaire. Donc
incapacité de rendre compte, de garder trace ou d'établir un système de classement
permettant d'accéder aux archives. Inarchivable pour plusieurs hypothèses : pas de
traces possibles, des traces non conservables, des traces conservables non classifiables,
pour des raisons liées aux particularités de l'acte de performance artistique en Vjing.

Ces particularités des performances VJ face à la conservation seront l'objet principal
de ce mémoire, qui ne se veut pas un remplacement à d'éventuels livres ou thèses sur ce
qu'est le Vjing1 ni un point de vue d'archiviste sur la création artistique. Continuons
donc de définir l'indéfinissable, ou du moins de lui tourner autour au travers de ses
multiples influences.

Le Vjing est une pratique actuelle ayant émergé à l'apparition du média vidéo dans les
années 60, puis il s'est principalement répandu à partir des années 80/90, notamment au
sein du milieu des musiques électroniques. Des formes d'images animées en relation
avec la musique plus ou moins proches existaient longtemps avant la vidéo ou le
cinématographe, l'histoire des liens entre le sonore et le visuel est particulièrement
fournie, se référer aux livres de Jean Yves Bosseur à ce sujet.

Les performances en collectif d'artistes ou groupes sont prédominantes, elles peuvent
s'établir dans la durée ou juste le temps d'une soirée. Chaque artiste puise dans son
propre domaine et peut apporter sa propre vision sur la performance, donnant à voir
plusieurs facettes d'une même œuvre, recherche, d'une même expérience. La
dynamique de groupe permet aussi de compléter et échanger ses connaissances
techniques, donnant forme à des artistes hybrides, multitâches.

Cette tendance de l'artiste « touche à tout » est beaucoup répandue et se constate chez
les jeunes artistes contemporains qui ne font plus l'apprentissage d'un seul médium
mais choisissent plutôt en fonction de leurs projets, l'idée devient prédominante sur le
médium, cela prend forme dans les expositions qui montrent vidéos, photographies,


1 A cet effet voir le mémoire d'Océane Ragoucy ou les quelques livres sur le VJing au sein de la
bibliographie

                                               5
peintures conjointement et au sein des enseignements des écoles d'arts où ateliers d'arts
numériques, sonores ou de peinture sont des options qui cohabitent librement, l'étudiant
passant de l'un à l'autre.

Le regroupement d'artistes est aussi un mode de création que suit le Vjing mais qui a aussi
lieu en art contemporain, on peut citer les collectifs QUBO GAS 1         en dessin, 9ème

concept2 en peinture, Bureau d'études3 et leurs cartographies subversives, etc. Il est rare
de voir des performances audiovisuelles réalisées par une seule personne, mais il est
possible de citer Ryoichi Kurokawa, Ouananiche, Matthieu Crimersmois et bien
d'autres encore, malgré la difficulté de gérer la musique et l'image en temps réel en
même temps, à moins de créer un outil qui gère les deux paramètres.

Si le VJing puise dans autant de disciplines telles que l'installation, les arts numériques,
l'art vidéo, le chant, la danse, l'installation, etc, c'est parce les Vjs et autres artistes
participants aux performances VJ viennent d'horizons très différents, allant de l'amateur
à l'artiste reconnu, et pour des raisons très diverses aussi : musiciens cherchant à
augmenter le sens de leur interprétation par un aspect visuel, artistes multimédias,
programmeurs informatique, groupes musicaux associés à des vidéastes, photographes,
graphistes, DJs, scratcheurs, etc.

Tous ont en commun au minimum une réflexion sur le rapport image-son en temps réel
et sur les moyens techniques et artistiques de mettre en place leur performances,
souhaitant faire s'établir un dialogue entre plusieurs arts.

Ces performances héritières des arts numériques perpétuent les mélanges déjà en place
au sein de ce secteur, passant du mixed-médias à l'inter média, au multimédia en live, à
l'installation interactive, mélangeant CAVE* immersif ou dispositif parfois presque
cinématographique. Il est impossible d'établir une seule et même catégorie au Vjing, si
ce n'est le Vjing en lui même, car chaque performance est unique et a son propre
système de fonctionnement, plus ou moins proche d'une de ces catégories au sein des
arts numériques.


1 http://www.qubogas.com/
2 http://www.9eme.net/
3 http://bureaudetudes.org/

                                              6
Le numérique nous permet actuellement de surveiller, enregistrer, conserver, échanger,
en quelque sorte de mettre en place notre propre système d'archivage à plus ou moins
grande échelle. Il nous permet aussi de mettre en place des créations avec des
particularités propres à son domaine, se mélangeant avec le champ de l'artistique.

Le VJing embrasse donc maints questionnements quant à son dispositif (une pratique
délimitée et permise par la technique engendrant de nouveaux outils ou de nouvelles
utilisations de ces outils), son matériau, par ses relation entre le sonore et le visuel, son
émergence dans le contexte actuel et ses filiations, etc. C'est un art contextuel qui
s'adapte à un lieu et temps donné (un art in situ tout comme l'installation), cherchant à
atteindre un but artistique, esthétique, sémantique, processuel, par la confrontation de
plusieurs disciplines artistiques, principalement par l'image et le son.

Si l'apparition des outils technologiques récents tels que l'informatique portable a
permis à cette pratique d'émerger et de se diffuser, le VJing perpétue cependant les
réflexions entamées sur les formes d'art total et synesthésiques par Wagner, Louis
Bertrand de Castel, Scriabine et leur prédécesseurs, ainsi que les performances Fluxus.
De même, il prolonge les systèmes de notations visuelles développés en musique et en
danse(partitions de John Cage, notation Laban en danse, scratch graphique...).La Vjing
a cependant un lien très fort au contexte contemporain, avec une critique de l'univers
médiatique ou visuel dominant, un regard subjectif sur des faits passés, juxtaposés à
des images contemporaines. Cela crée un décalage tout comme en documentaire ou en
found footage où l'on peut trouver un mélange de documents à but et fonctions
différentes à l'origine, bien que la forme du Vjing soit libre et principalement liée au
rythme musical.

Le Vjing rassemble au sein d'improvisations plus ou moins préparées un éclatement
d'images hétérogènes du point de vue du sens et hétéroclites de par leur statut, le long
d'un mix dans la durée, pouvant procéder à un aplatissement des hiérarchies
sémantiques entre images, recréant un sens nouveau pour celles-ci, pouvant être
purement formel ou non narratif. Les images peuvent être récupérées ou créées par le
VJ, qui peut mélanger les deux ou n'utiliser que des images trouvées ou uniquement des
images qu'il aura filmées, voire des images captées en direct lors de la performance.


                                             7
L'auto diffusion a une part dominante dans cette pratique, où non seulement le vidéaste
et ou musicien décide de ce qu'il va montrer mais décide aussi de l'endroit où il le fera,
des conditions de la performance, des outils pour le faire, du type de public (sensibilisé
ou non à l'art)... Le Vjing a longtemps, hérité dans sa diffusion, des liens avec le milieu
musical, notamment avec les musiques électroniques par la dimension festive au sein
de l'espace public, le mix, la fête dans les clubs ou au sein de frees-parties en références
aux zones autonomes temporaires d'Hakim Bey. Cependant c'était toujours par le choix
musical que le public assistait aux performances. Cette tendance change, du fait que
beaucoup de groupes audiovisuels se mettent en place. Ceci laisse une plus grande part
à l'écriture en commun et à la vidéo.

Par ailleurs, il s'agit d'une pratique qui demeure communautaire et méconnue du grand
public, celui-ci pouvant y assister sans en connaître le nom au sein d'évènements
commerciaux, patrimoniaux ou en clubs : le Vjing est davantage connu au sein d'un
public amateur d'arts numériques et ou de musiques électroniques. Les performances
VJ sont encore peu considérées par le marché et les institutions de l'art ou par le milieu
musical qui, s'ils n'hésitent pas à faire appel aux VJs et performeurs pour des soirées,
concerts ou vernissages ne pensent pas à la possibilité de conserver des traces de ces
performances ou de les intégrer au sein des expositions.

Le manque de reconnaissance des institutions, du marché et des industries (pour le
moment), font de cette pratique un art en quête de reconnaissance. Les principaux
cadres de diffusion du Vjing sont les festivals d'arts numériques (festival Némo, mal au
pixel...) et ceux spécialisés en Vjing (Vision'R, Visionsonic, le Mapping festival...), les
soirées de performances audiovisuelles, les clubs et concerts où sont intégrés des
écrans, bien que beaucoup d'artistes soient à l'initiative du lieu et du moment de leur
performance hors de toute institution.

Ce mémoire cerne les performances veejay à travers le prisme de son archivage. Il pose
aussi la question des limites, nécessités et contingences de l'archive au sein du VJing,
ainsi que les raisons que pourraient avoir les artistes de conserver ou non des traces de
leur performances.

Nous étudieront donc la manière de créer des documents à partir d'une performance VJ,


                                             8
incluant le risque de dénaturer ou rendre compte de manière erronée ou trop obscure
cette dernière, la remettant en cause. Dans ce cas y aurait il des moyens pour que cela
ne puisse pas être le cas ? La trace a sa vie propre, en plus d'être un indice.

Si l'archive conserve, on peut se demander ce qu'elle conserve exactement et jusqu'à
quel point elle le fait, et de quelle manière elle peut rendre compte de dispositifs
technologiques complexes liés à un instant de développement de la technologie bien
particulier aussi bien qu'à des interactions liées à un contexte – public, époque et lieu-
bien spécifiques ?

Par ailleurs, y a t il réellement un intérêt à archiver des performances se voulant
précisément éphémères et ou en marge?

Nous chercherons à savoir si une pratique de performance artistique telle que le VJing
est (in)archivable. Quelles sont les spécificité de cette pratique? Quels enjeux et
intentions la conservation de cette pratique soulève-t-elle? Enfin par quels moyens
techniques et comment cette hypothèse serait elle possible dans la pratique et à long
terme?

Dans un premier temps nous tenterons d'élaborer une filiation succincte du Vjing qui
émerge au sein des archives des arts et mouvements culturels, puis dans un deuxième
temps tenterons de cerner plus techniquement ces particularités en évoquant les
possibilités pour son éventuel archivage, enfin nous nous pencherons sur la portée
éthique, philosophique de l'hypothèse de l'archivage des performances VJ, et de quelle
manière l'archivage peut s'effectuer en pratique.




                                             9
Partie I
                          archéologie du vjing :
         héritages et filiations au sein des arts et des
                    mouvements culturels


    I.   Formes premières de recherches entre le sonore et le
         visuel : des arts aux inter-médias

     Bien avant la naissance du VJing, des artistes ont rassemblé images et sons dans
des dispositifs scéniques, des œuvres ou des recherches d'instruments audiovisuels. Si
de visu ces œuvres peuvent se ressembler, elles n'appartiennent cependant pas aux
mêmes idéologies et filiations artistiques.

Cette volonté d'assembler les arts est différente selon chaque artiste et s'inscrit dans des
processus de création singuliers. Chez certains il y a l'établissement d'un système de
correspondances entre les arts tandis que d'autres considèrent chaque art comme étant
autonome les uns vis à vis des autres. Nous chercherons à savoir quelle incidence ces
particularités peuvent avoir sur l'archivage et leur éventuelle prise en compte.

Nécessitent elles un classement chronologique, quand bien même les expérimentations
reliant le sonore et le visuel parcourent des courants artistiques différents ?

Le VJing actuel n'échappe pas aux différences de filiations possibles au sein de son
champ. Il bénéficie des mêmes questionnements que les performances audiovisuelles
ayant pu exister auparavant à partir de l'œuvre d'art totale. Ceci nécessite une prise en
compte de ces différentes références et considérations lors d'un éventuel archivage.
Nous tenterons par un récapitulatif succinct et à travers des exemples de montrer ces
filiations et leur différences les unes entre les autres afin de mieux cerner leurs
influences sur le Vjing contemporain.



                                              10
1.1   L'œuvre d'art totale : Wagner et le romantisme

     Au sein de ces différentes idéologies d'assemblage des arts, on peut distinguer
l'œuvre d'art totale ou gesamtkunstwerk. Instituée par Richard Wagner, cette vision
considère l'interdépendance des arts dans une synthèse monumentale aspirant à renouer
avec la dimension romantique où à l'origine tous les arts étaient un. Cette perfection du
chef-d'œuvre ne peut s'atteindre selon Wagner que selon le drame musical assemblé à
la monumentalité architecturale, qui restituerait, par sa complexité intrinsèque, la
totalité et la complexité de la vie au sein d'une forme grandiose. Chaque art chercherait
à atteindre cette perfection. Cependant, le drame musical chez Wagner ne fait
communier que danse, musique et poésie, délaissant les arts visuels tels que la peinture,
ce qui peut s'expliquer par le fait que Wagner était musicien et considérait la musique
comme un art parfait, que les autres arts viendraient soutenir.

En 1849, Richard Wagner insuffle une dimension nouvelle à l'opéra avec son livre l'Art
et la Révolution, écrit dans un contexte insurrectionnel, où il exprime sa vision
politique des arts dans une dimension utopique. L'art total est pour lui « l'œuvre d'art
de l'avenir » et à la fois l'union des arts comme reflet de l'unicité profonde de la vie.
L'idéologie du progrès se diffuserait au sein de l'expérience esthétique par l'œuvre d'art
totale.

En 1874, Wagner applique sa proposition esthétique avec la création du Festspielhaus
de Bayreuth (toujours existant), salle spécialement conçue pour accueillir le drame
musical. Il accueillera L'Anneau du Nibelung, un cycle de quatre opéras. Ne restent de
ces représentations que des livrets d'opéra, des photographies d'acteurs, des partitions et
le lieu. Ce n'est pas tant les œuvres réalisées par Wagner que la forme qu'elles ont pris à
travers le biais de ses recherches théorisées qui retiendront notre attention, ainsi que
lesmodifications qu'il a pu effectuer au sein de la forme de l'opéra classique.

En effet, le      Festspielhaus cherche à apporter une vision directe de la scène au
spectateur, quel que soit le siège. Il bannit colonnades et pigeonniers traditionnels dans
les opéras classiques, l'orchestre est caché presque sous la scène, de manière à ce que le
son des instruments soit directement mélangé à celui de la voix des chanteurs. Ces


                                            11
changements visent à une expérience la plus immersive possible dans l'œuvre.




Gravure du Festspielhaus de Bayreuth et couverture du livret de l'opéra Parsifal




Si la vision de Wagner est restée purement utopique, réalisée au sein de quelques
opéras, son influence idéologique aura marqué des générations de créateurs à venir.
Steve Dixon2 explique que la vision wagnérienne est centrale dans la filiation des
performances numériques, de par l'utilisation du paradigme de la convergence des arts
et du grand spectacle théâtral. Le multimédia est pour lui un méta-média qui embrasse
une vision contemporaine de l'œuvre d'art totale, grâce au regroupement de tous les
médias (photo, vidéo, texte...).

Cependant la vision wagnérienne ne peut être considérée séparément de son contexte
de trouble politique et sa monumentalité n'est pas nécessairement l'apanage de toutes
les performances VJ ou œuvres d'arts numériques. Si les projections sur façades (voir
annexes) semblent correspondre à cette idéologie, la manière dont sont considérés les
différents arts entre eux peut diverger. Dans la vision wagnérienne tous les arts
atteignent un idéal reproduisant la complexité parfaite de la vie, or le VJing s'inscrit
comme un art non séparé de la vie de part ses héritages tels que les happenings et les
performances fluxus (voir développement ultérieur).

Par ailleurs le VJing ne regroupe pas toujours l'ensemble des arts, beaucoup de
performances n'allient que vidéo et musique. Cependant l'attraction immersive des
images en VJing est commune à l'immersion que souhaitait Wagner et l'on ne peut nier

2 Page 41, chapitre Wargner and the total artwork, in. Digital performance, a history of new
   media in theater, dance, performance art, ans installations, MIT press, 2007

                                                12
l'héritage fort qu'il a laissé au sein des arts, laissant dans son sillage une nuée d'artistes
prolongeant l'idée d'œuvre d'art totale.




L'heure de la nuit et L'heure du jour, de Philipp Otto Runge, dessins préparatoires au projet.

Selon Marcella Lista3, l'œuvre inachevée du peintre Philipp Otto Runge synthétise la
vision wagnérienne dans la fusion des arts et la vision romantique dans l'art comme
fragment qui l'a initiée. Celui ci entreprit en 1802 de décrire le cycle des Heures du
jour, réunissant peinture (par le biais de quatre panneaux, dont deux illustrés ci-dessus),
poésie et musique au sein d'un édifice architectural conçu à cet effet. Cherchant à
édifier un art du paysage autonome et complet devant dépasser toute formes
d'expressions préexistantes, le projet fut voué à l'échec par son ambition
disproportionnée, comme par la suite beaucoup d'artistes ayant fait des recherches dans
ce domaine, qui nous parviendront par des schémas, dessins et ouvrages publiés,
parfois prototypes, nous permettant de mieux comprendre l'ampleur des recherches
dans ce domaine. Barranoff-Rossiné, Scriabine, Schönberg, Kandinsky, etc, porteront
ces recherches à leur aboutissement, même dans leur œuvres ou projets de machines
inachevées, inachèvements marqués par leurs archives - ou leur manque d'archives.

En Russie, la théorie de Wagner est accueillie à travers la pensée de Schopenhauer par
les symbolistes et prend un autre tournant. Sa Métaphysique de la musique est reprise
3 in. L'oeuvre d'art totale à la naissance des avant-gardes, par Marcella LISTA, 2007.

                                                13
dans une synthèse des arts où chaque forme artistique tend à converger vers la musique.
Cette dernière prédomine aux autres arts dans une forme rituelle inspirée de l'Antiquité.

L'écrivain Andreï Biely incarne ce courant de pensée dans son essai Les formes de l'art,
radicalisant la thèse de Wagner. A la même époque en Russie, Viaceslav Ivanov puise
dans les écrits de Nietzsche pour revisiter la vision Wagnérienne. Par la participation
du public, le retour aux sources primitives et orgiaques ainsi que par le développement
des actions du chœur et des danseurs, il vise à retrouver la nature originelle de
l'homme. Tout comme Biely, il met en avant la supériorité de la musique sur les autres
arts. Pour Biely tout comme pour Ivanov, il s'agit de convertir les arts de l'espace
(peinture, danse...) en arts du temps (musique), idée aussi développée par le philosophe
Vladimir Soloviev. Il s'opère une fusion entre le symbole et son sens spirituel. C'est
dans la peinture de Mikolayus Konstantinas Ciurlionis et dans les symphonies visuelles
de Scriabine que leur thèses trouveront la concrétisation d'un art synthétique. C'est sur
ces bases de réflexion au sein de la notion l'œuvre d'art totale que l'abstraction naîtra,
portée par Kandinsky et Malevitch. La forme peut prendre un sens spirituel profond à
partir du moment où son intériorité est investie par le langage musical, dans cette
vision.




     1.2   La synesthésie et ses influences dans le prolongement de l'œuvre
           d'art totale

     Au XIXème siècle apparaissent les premières théories médicales sur la synesthésie
et les différentes formes que peuvent prendre cette maladie étrange, elles trouveront un
écho au sein du courant symboliste avec leur articulation au sein de l'œuvre d'art totale.
Aussi appelée audition colorée à l'époque, la synesthésie est une maladie qui connaitrait
deux causes : l'une psychologique et l'autre physiologique, où l'individu atteint subirait,
lorsqu'un stimuli sensoriel arrive via un des cinq sens, une réponse involontaire par un
autre sens pouvant prendre des formes diverses, telle que la vision sonore ou l'audition
colorée.


                                            14
Les artistes auront tôt fait de s'approprier ce système de correspondances subjectives,
par des œuvres recréant une synesthésie artificielle ou réellement destinées à provoquer
des réactions de la part de personnes synesthètes, prolongeant les recherches
précédentes de systèmes de correspondances entre sonore et visuel, initiées par
Arcimboldo ou Louis Bertrand Castel.

Comme eux, beaucoup d'artistes cherchant à concrétiser l'œuvre d'art totale laisseront
des essais inachevés. Ils justifieront ces correspondances par des notions de vérité
universelle au goût de positivisme scientifique ou au travers de la recherche d'une loi
d'ordre divine du côté des sciences occultes, systématisant la synesthésie.

Des projets de correspondances entre les arts seront envisagés dans tous les domaines
artistiques avec l'expansion de l'idée de l'art total, non plus recherche d'une perfection
de l'art comme dans la gesamtkunstwerk, mais d'une vision globale et utopique de
l'homme au sein d'un environnement où tout serait art, ce qui lui apporterait le bonheur,
comme avec les mouvements d'art nouveau, d'art déco et du début du Bauhaus en
architecture. Ce n'est plus l'œuvre d'art totale mais l'art total qui prend place, bien que
des créations rattachées à l'une comme à l'autre puissent coexister au sein d'une même
époque.

L'architecte Edmund George Lind crée un système de correspondances entre les
couleurs de l'arc en ciel et la gamme diatonique en musique, non sans écrire un livre sur
ses recherches entre musique et couleurs. Il laissera bon nombre d'architectures mais
peu de traces d'expérimentations.

Dans le sillage des Correspondances de Baudelaire, un exemple attaché à un lieu
montre la recherche de mise en spectacle de la peinture, combinant odeurs, peinture et
musique au sein du Théâtre d'art, lieu créé par Paul Fort en 1891. Cependant ce dernier
sera fortement critiqué par le public et les artistes, de part la médiocre qualité des
représentations, d'ailleurs il n'en restera pas trace, excepté au sein de publications de
critiques.

Autre publication, en 1902, Victor Segalen publie Les synesthésies de l'école
Symboliste, posant les bases d'un art synesthétique où l'union des sensations élargit le
champ des perceptions humaines, ainsi l'homme surpasserai la science à l'aide de ses

                                            15
sens subjectifs et en perpétuel progrès, idée qui sera reprise par les futuristes.

Un nouvel art spectaculaire basé sur des projections chromatiques en mouvement,
accompagnées ou non de musique naît avec les premiers films abstraits des futuristes
Arnoldo et Bruno Ginanni-Corradini et du cubiste Léopold Survage, laissant des traces
sur pellicule. L'époque est à la naissance de l'abstraction, et la fusion entre les arts n'est
pas innocente dans ce changement.

Le peintre Victor Borrissov-Moussatov propose une véritable relation de l'image à la
musique qui tend à ce qui l'image puisse représenter la fluidité idéale de la musique par
l'usage de la ligne. En ce sens, il précède les écrits de Kandinsky dans Point et ligne
sur plan et la performance d'Hundertwasser aux beaux arts de Vienne où ce dernier a
peint une ligne continue à travers toute l'école pendant plusieurs jours (voir annexe).
Cette réflexion de la temporalité du visuel amène à des questions de notation musicale,
et pour les symboles de la ligne et du point au Yi-king, le livre des mutations taoïste,
recensant tous les changements possibles, se jouant ou prédisant par l'intervention du
hasard, largement utilisé par John Cage dans son processus de composition musicale.




Correspondances colorées et partition, dessin préparatoire d'Alexandre Scriabine pour Prométhée.


En 1909, le compositeur Alexandre Scriabine se fait connaître pour sa création
Prométhée, le poème du feu, puis pour sa grande œuvre inachevée, Le mystère. Il fait
participer le public et aspire à une concordance des sens presque totale au sein de ses
spectacles par le biais d'un système très précis de correspondances de couleurs et de
notes inspiré par Louis Bertrand de Castel. Il puise dans la doctrine théosophique et

                                               16
met en application les idées synesthésiques pour créer ses œuvres, cependant en se
limitant au départ au sonore et au visuel dans un travail de correspondances
chromatiques, au début juste comme « résonateur psychologique », puis comme
véritable recherche de liens entre notes et couleurs. Malheureusement l'orgue de
lumière qu'il escomptait utiliser sur scène pour Prométhée et l'orgue à parfums destiné
à la représentation du Mystère ne se présenteront pas faute de moyens et laisseront son
idéal de concordance des arts inachevé. Resterons des partitions, écrits, croquis
préparatoires, et l'orgue de lumière conçu après sa mort. Il laissera derrière lui une
influence forte dans le domaine du sonore et du visuel qui inspirera de nombreux
artistes, tel le compositeur Ivan Wyschnegradsky (1893-1979), avec un Projet pour un
temple de lumière montrant des formes géométriques liées aux différentes tonalités de
l'œuvre jouée ou encore l'architecte américain Claude Bragdon qui présente en 1916 un
spectacle visuel et musical à partir de claviers mécaniques dans Cathedral without
Walls. Après de nombreuses recherches, il crée en 1921 avec Thomas Wilfred le
premier Clavilux (partie sur les machines audiovisuelles développée utlérieurement). Ils
font tous deux partie du groupe des Prométhéens, disciples de Scriabine installés à
Long Island cherchant à créer de nouveaux instruments jouant sur le mouvement et la
couleur.Un autre groupe inspiré par Scriabine, nommé Prométhée, est créé par Bulat
Galeyev. Il produira deux films, Prométhée (1965) et Mouvement perpétuel (1969).




            Le Clavilux en état de marche à gauche, avec Thomas Wilfried à droite

Tout comme Scriabine, le peintre Kandinsky voit l'art total comme l'expression d'une
spiritualité et subit l'influence du concept de Symphonie colorée, qu'il finira par



                                             17
abandonner après avoir atteint la maîtrise du langage non figuratif en peinture et écrit
deux livres. Il réaffirme l'autarcie de la peinture et la possibilité de formes naissant et se
construisant sans objet extérieur. Cependant l'œuvre d'art totale aura été un moyen
d'atteindre une dimension spirituelle par la convergence de tous les arts et une quête
d'élargissement au sein du langage pictural. Pourtant certains artistes contemporains
comme Claude Melin s'attachent toujours à cette idée. Ses partitions inspirées du
langage sonore hésitent entre écriture, dessin et partitions inventées sans qu'aucun
système de correspondance particulier ne soit mis en place.

Avec la fin des utopies des Avant-gardes, l'idée de la fusion des arts au sein d'une
même unité portée par l'œuvre d'art totale tombe en désuétude, piétinée par Laszlo
Mohol-Nagy dans Peinture Photographie Film qui préfigure l'intervention de l'art dans
la vie en redonnant aux œuvres leur propre lois et propre spécificités selon leur
médium:

       « Ce dont nous avons besoin n'est pas de l'œuvre d'art totale séparée du
       cours de la vie mais de la synthèse de tous les moments de la vie, elle même
       « œuvre totale » embrassant toute chose [...] Notre tâche principale devrait
       être à l'avenir de créer toute œuvre d'après ses propres lois et sa propre
       spécificité. Ce n'est pas en effaçant artificiellement les limites des
       différents domaines de créations pour les confondre que l'on fera
       apparaître l'unité de la vie. »



Disant cela, il préfigure un tournant de l'art porté à son apothéose avec le geste de
Duchamp et son célèbre urinoir, intégrant objets du quotidien à l'art. Si en VJing il ne s'agit
pas d'objets du quotidien, il s'agit d'images, parfois vues dans les médias, parfois issues du
quotidien d'un vidéaste. Et l'art du VJing se situe dans la vie par son contexte de
représentation et par ses images et sons glanés, puis altérés. Il ne s'agit plus d'embrasser
toutes choses, il s'agit d'affirmer un processus, une intention artistique au sein même de la
vie. Les limites entre musique et images ne sont plus effacées, il s'agit plutôt d'établir une
relation, une interaction entre l'un et l'autre, dans une approche improvisée, pouvant
conserver des correspondances qui ne seront plus nécessairement des passages d'un art à un
autre mais une résonance, une réaction au sein même de son propre matériau.

Au sein de toutes ces démarches, émergent plusieurs manières de créer des liens entre

                                              18
le sonore et le visuel : des correspondances entre couleurs ou contrastes allant du noir
au blanc reliées à des notes musicales à l'intérieur d'un système dont aucune exception
n'est possible, des correspondances décidées arbitrairement entre formes, couleurs et
notes musicales, des correspondances de couleurs et formes liées à un univers musical
auquel nous n'avons pas accès – retranscrivant donc la musique par la peinture, cela
vaut aussi pour images et musique et est réversible, des musiciens s'inspirant de
peintures ou d'images pour composer ou interpréter une œuvre ont déjà été recensés,
tout cela nous amenant à l'idée des partitions graphiques, représentant spatialement un
art du temps, où l'image se bornerait à suivre chaque note, idée qui sera inversée avec
l'apparition du cinématographe et largement utilisée au sein du mouvement lights and
sounds, notamment par la fabrication de machines audiovisuelles.


     1.3 Les instruments audiovisuels, une forme qui perdure dans le temps

     Parallèlement à l'influence de l'œuvre d'art totale sur les représentations in situ, des
instruments audiovisuels sont créés par artistes, musiciens et ou chercheurs afin de
compléter leurs spectacles combinant plusieurs arts, reprenant une idée déjà ancienne
puisque le premier à instituer des images ou lumières mouvantes au sein d'une œuvre
représentée sur scène fut Jacopo Peri, inventeur du premier opéra.

A la même époque, l'ancêtre du projecteur de cinéma se profilait avec les lanternes
magiques, permettant des performances visuelles improvisées où le geste, les images
graphiques sur des thèmes triviaux et la narration avaient déjà pris place, ne manquant
que l'aspect musical. La dimension nomade de ces objets était déjà présente, avec des
spectacles ambulants par Thomas Walgenstein ou Carmontelle.

Louis Betrand de Castel cherche de son côté à construire un clavecin oculaire, mais en
vain, cependant il nous lèguera son Optique des couleurs, publié en 1740. Grâce aux
instruments créés ou à leur recherches associées, nous pouvons remonter jusqu'à
l'époque qui les a portés et sommes à même d'étudier leurs usages et place dans les
interventions au sein des spectacles. Paradoxalement, s'il ne reste que peu de traces de
certaines représentations qui ont porté ces instruments, il nous reste un détail précis des
plans de construction de ces objets, quand ce n'est pas l'objet en lui même. Parfois, ces

                                             19
instruments sont juste un support de création qui entrent en jeu dans le processus d'un
artiste, comme pour Ludwig Hirschfeld-Mack, étudiant au Bauhaus, construisant la
machine «Farbenlicht-Spiel» en 1921, qui sera le support de projection servant à la
réalisation de ses peintures, mais aussi un accompagnement visuel pour piano lors de
performances en 1923. A la même époque, le peintre Baranoff-Rossiné présente son
piano octophonique à Moscou, pendant que Laszlo Moholy-Nagy crée lui aussi au sein
du Bauhaus le « Licht-Raum Modulator », sculpture jouant avec la lumière et aussi
destinée à la scène. Alexander Laszlo construit en 1925 un appareil synchronisant
lumière et musique. Il développe dans son livre Farblicht Musik un système de liens
entre lumière et accords musicaux.

Plus proche de nous, Brian Gysin propose de détendre son esprit avec la « dream
machine », sortie du psychédélisme et présentée lors des Acid parties au alentours des
années 60. Cette machine s'expérimente les yeux fermés et est aujourd'hui encore
utilisée lors de concerts. Ces machines peuvent être comparées à un équivalent ancien
des formes colorées aléatoirement et se mouvant en fonction de l'onde sonore que l'on
peut voir au sein des logiciels qui permettent d'écouter de la musique, cependant le
mouvement qui a animé la construction de ces machines et abouti à la production de
films, peintures ou représentations issues de celles-ci peut se résumer au mouvement
appelé Lights and sounds, rassemblant comme le Vjing divers profils de créateurs et
d'intentions, prolongeant les recherches de correspondances entre le sonore et le visuel.




     1.4 Cinématographe et VJing, du montage au mixage

     Avec l'arrivée du cinématographe en 1895, les liens entre sonore et visuel
prennent de l'ampleur. La chronophotographie puis le cinéma s'établissent au sein des
arts reproductibles, engendrant un changement de statut dans les arts en opposition
avec la peinture et la sculpture, basés sur la rareté et l'originalité de l'objet. L'image est
reproductible, peut importe l'original. En Vjing, on inverse cette tendance, l'image
« récupère » une aura de part son assemblage au sein d'une construction visuelle et


                                             20
sémantique qui ne peut jamais être la même – singulière - (mais intégrée au sein d'une
sérialité par le nombre de performances répétées, donc récupérant sa reproductibilité de
par la répétition), ainsi qu'au sein d'une composition sonore elle aussi mouvante. Cette
position d'un aura appliqué à un art reproductible, induite par le temps réel et
l'improvisation peut être vue comme moderniste, cependant son inclusion forte au sein
de son temps par les conditions de sa représentation, son contexte et ses images ne peut
que faire du Vjing un art issu de son époque, un post-post-modernisme contemporain.




                             Photographies issues de la performance Exploding Plastic Inevitable




Si le Vjing avait déjà lieu avec des diapositives et l'arrivée des premières caméras
vidéos dans les années 60 avec les performances multimédias organisées par Andy
Warhol et le Velvet Underground, The Exploding Plastic Inevitable ou encore avec les
Pinks Floyds, premier groupe musical audiovisuel, et leur lights shows inclus dans
leurs concerts, nous émettons l'hypothèse qu'il était aussi possible de faire des
performances en temps réel avec le support pellicule, avec plus de difficultés
probablement, cela a eu lieu mais ne s'est pas développé en dehors du cinéma
expérimental4 car les conditions de son émergence n'étaient pas encore là, bien que
Gene Youngblood ait écrit dès 1970 Expanded cinema, préfigurant l'intervention du
média vidéo dans l'espace public, ou que des expériences de participation du public à
l'histoire aient été réalisées en cinéma avec le Kino-Automat5 (Présenté au pavillon

4 Cf. les performances de Klonaris et Thomadakis.
5 De cette expérience on notera que les nombreuses sources         retiennent le dispositif mais

                                              21
Tchèque de Montréal en 1967, le Kino-Automat est considéré comme la première
expérience de cinéma interactif, avec des boutons sur les sièges de chaque spectateur
permettant de choisir entre deux suites possibles à l'histoire, avec l'intervention d'une
performeuse cinq fois durant le film). Par ailleurs, le fonctionnement du cinéma et celui
du Vjing sont intrinsèquement différents . Le cinéma est un art basé sur un montage
final qui ne changera plus une fois terminé, et basé sur une narration. Le Vjing possède
la liberté d'effectuer le montage de mêmes images à chaque fois différemment au sein
de la même performance ou à chaque représentation par l'utilisation d'une base de
donnée d'images, avec la possibilité de passer de la narration à la non narration, de la
vidéo au dessin et à la 3D de manière libre, jonglant entre les genres ou prônant
justement l'absence de genre. Pourtant, le Vjing renoue avec des questionnements ayant
eu lieu aux débuts du cinématographe, avec la relation de supériorité ou non de l'image
sur la musique, l'établissement des codes de la narration, du rythme visuel, etc.

Le cinéma muet établit une relation privilégiée entre musique improvisée et images
montée. Au fur et à mesure que la grammaire cinématographique s'installe, la musique
se fait illustrative, entièrement dominée par la narration des images. Des liens
pourraient être établis au sein du cinéma muet entre les codes colorés attribués à
certains genre de scènes et les morceaux joués par les orchestres au moment de la
projection, cependant trop peu de partitions dédiées aux films muets ont survécu au
temps pour en certifier. Une version contemporaine appelée cinémix consiste à
resonoriser un film muet avec une bande son qu'il n'avait pas à l'origine, tel le film
Three ages sonorisé par le musicien Jeff Mills. Dans certaines version avec VJing,
l'ordre des séquences est modifié selon la volonté du vidéaste, créant une nouvelle
narration à l'intérieur d'une histoire déjà établie, questionnant son sens originel, lorsque
il ne s'agit pas d'une performance uniquement basée sur des scènes de films différents.
Ralenti, pauses, silences dans l'image et dans le son nous font réfléchir sur le matériau,
sur la vision contemporaine de cette époque passée, etc. Nous pouvons nous demander
si l'archivage du processus est possible, si la conservation d'une performance issue d'un
film modifié constitue en soi la trace de ce processus.

   s'abstiennent de parler du résultat que le film a pu donner, comme si l'innovation du dispositif se
   suffisait à elle-même, peut importe le résultat escompté.

                                                 22
Parallèlement à l'émergence du cinéma narratif, ce média est aussi utilisé par les
artistes des arts picturaux et des chercheurs, les recherches d'abstraction
cinématographiques de l'époque avec Len Lye, Oskar Fischinger, Mary Ellen Bute
puis Norman Mc Laren montrent des recherches de synchromies, d'images et de formes
lumineuses en rythme avec la musique presque en même temps que perdurent les
débats sur l'art total au sein des autres arts (art déco, dadaïsme, futurisme, etc). Ces
recherches donneront naissance au courant de l'art vidéo, du dessin animé et du film
expérimental, en marge des institutions et du cinéma, tout comme le Vjing. C'est une
discipline visuellement très proche du Vjing dans ses formes les plus expérimentales,
de part sa liberté visuelle (pas de codes ou de règles pour filmer comme en cinéma),
proche de l'art vidéo, qui partage cette caractéristique. Le Vjing et l'art vidéo sont
d'autant plus proches qu'ils utilisent le même outil, la vidéo numérique ou analogique
Nam Jun Paik, les Vasulkas, Bill Viola ou Jeffrey Shaw retrancheront ce média dans
ses limites physiques et spatiotemporelles.. Tout comme le Vjing, cette discipline
n'hésite pas à utiliser des images préexistantes, à modifier sous-titres, voix, utilisant
effets, situations ou actions en concordance avec la démarche et le sens induits par
l'artiste. Cependant elle est pleinement reconnue par le milieu de l'art contemporain et
participe à son marché, au contraire du cinéma expérimental qui se voit méconnu du
cinéma dominant.

Cependant les débuts du cinéma révèlent aussi des formes plus libres, entre 1932 et
1933, Alexandre Medvedkine invente la forme du ciné train, ou kinopoezd en URSS.
Utopie itinérante réalisée qui n'aura pas duré plus de 294 jours, il s'agit d'un train
comprenant laboratoire, salle de montage et moyens de projections. Cette forme n'est
pas musicale, mais elle illustre une méthode du filmer-monter en un ou deux jours qui
ressemble à un ancêtre du temps réel6 . De plus, le nomadisme induit par le chemin de
fer est similaire à la réappropriation de l'espace parfois pratiquée en Vjing. La portée
révolutionnaire et documentaire de ce projet se retrouve aussi dans des formes de Vjing
militant (projections illégales, Vjing d'images documentaires d'ouvriers...) héritant du
mouvement de ciné-action ou cinéma-vérité, cherchant l'objectivité des faits.


6 Proche de la possibilité de directement montrer ce qui est filmé.

                                                 23
Hervé Bazin postule que le cinéma est l'art le plus proche de la réalité, de part la
captation de fragments de celle-ci, à l'inverse des arts plastiques dont le but inavouable
serait de dépeindre des objets du réel afin d'en garder une trace qui dépasserait
l'existence de son créateur dans un processus d'embaumement issu d'un complexe
mental de pulsion de dépassement de la mort. Cependant les arts plastiques ne
cherchent pas nécessairement à dépeindre un double du monde, d'autant plus que
depuis ils se sont fondus au monde, créant une frontière imperceptible entre objets du
réel et réalité, entre art et non-art. Par ailleurs, le Vjing ne se situe pas dans une
recherche d'illusion de la réalité mais comme un point de vue subjectif et artistique sur
ou par le biais des images parfois réalistes (webcams, téléphones portables, vidéos...)
ou au contraire tenant des partis pris formels assumés (pixels, flou général, effets...)
participant à la production du sens qu'il offre à la vision du spectateur, par la base
d'images connues ou totalement nouvelles, tout comme en art vidéo. Ceci d'autant plus
que le Vjing fonctionne rarement avec l'aide d'une production, il s'agit plutôt de
démarches individuelles, associatives ou au sein de collectifs informels, l'excluant des
industries culturelles dominantes, pour le moment.

Plus encore, si le cinéma narratif trouve son archivage facilité par son support fixe, d'un
temps standardisé selon qu'il soit court, moyen ou long métrage, le VJ ne peut
enregistrer directement ce qu'il effectue de par la complexité de ses gestes et choix au
sein d'une base de donnée. Son temps de performance peut durer de quelques minutes à
une nuit entière voire plus (au détriment de la qualité probablement). Dans ce cas là,
faut il conserver toute la base de donnée, juste l'écran lors de la performance, tout le
temps de la performance?



     1.5 Images immatérielles et matériaux réels : performance et
          interactivité issue des arts numériques


     L'utilisation d'une base de donnée de vidéos et du temps réel relie le Vjing aux arts
numériques ou à l'art vidéo bien plus qu'au cinéma. Beaucoup d'installations d'arts
numériques fonctionnent sur un choix aléatoire d'images, sur leur accumulation et leur


                                            24
absence de liens créant des associations d'idées dignes d'Internet7. Dick Higgins utilise
trois catégories pour qualifier les œuvres mélangeant plusieurs médias : intermedias,
mixed medias et multimedias. Le Vjing se place la plupart du temps dans les
intermedias, de par son lien entre l'art et la vie dans le décloisonnement des arts, non
plus dans un double de la vie comme dans l'œuvre d'art totale mais en elle même, bien
que selon les performances cela puisse changer.

La relation La liberté, parfois l'esthétique du bug et des dysfonctionnements (dans une
esthétique du Glitch par exemple) sont utilisés comme dans les performances net.art8.
Des références aux jeux vidéos, à l'univers des mangas et à la culture populaire peuvent
être faites, brassant le flux d'images ininterrompues de notre quotidien lié à la
mondialisation, afin d'en tirer un sens parfois proche du non-sens, cherchant à
réintégrer une vision personnelle, non formatée et différente de ces images produites
pour vendre du rêve passif. Cette performance est comme une réponse d'humain face à
un flot inhumain cherchant à formater son vécu à base de clichés, permettant au
spectateur de redevenir actif par l'usage de la performance, de se relever de son fauteuil
(beaucoup de performances voient leur public et les performeurs se tenir debout).




tleesioivn par Kro de la Bestiole, la télécommande se situe hors champ, dans le public.

Une fois levé, le spectateur peut venir intégrer des performances où il est pris en

     7 Cf. l'installation Manège de Claude Closky.

8 Cf la performance de Jodi à Mal au pixel 2009 où il est possible d'observer une série
d'accumulations de vidéos ouvertes en même temps et sur un même thème, qui font se retrancher
l'ordinateur aux limites de ses capacités, voir l'annexe.

                                                   25
compte de manière interactive, comme dans la performance tleesioivn par Kro de la
Bestiole où le public est invité à zapper du flux télévisuel par le biais d'une
télécommande, pendant que l'artiste modifie le son et l'image de la source
(télé)visuelle, à coups de coupes nettes pour le son, intégrant silences, voix et breakcore
intermittent ainsi que de bugs visuels, créant une poésie hachée issue du chaos
revisitant un média télévisuel devenu décadent. La réinsertion du spectateur dans une
copie projetée du dispositif télévisuel le place dans un contexte d'usage familier par le
biais du zapping, mais les modifications des flux sonores et visuels insérées
progressivement amènent le spectateur à ressentir une inquiétante étrangeté, partagée
par le fait de devoir prêter une télécommande à d'autres inconnus, et dont il rend les
autres spectateurs passifs lors de son errance au sein des chaînes, se mettant alors à la
place de celui qui décide de ce que l'on va montrer tout en subissant les choix de ce qui
est montré par les chaînes télévisuelles.




Images de l'installation Cocoon, festival Vision'R 2010.

Ou bien il peut assister à des performances immersives, comme dans l'exemple de
Cocoon par Urbrain, Ilona & Philo présentée lors du festival Vision'R 2010, où le
spectateur est amené à s'allonger sur un tapis vibrant en fonction de la musique, mi-
électronique mi-acoustique par l'usage de bols tibétains, et assiste à des images de la
vue subjective que pourrai avoir un cocon, inspirée de Microcosmos et des planches
d'acupuncture, projetée sur une grande alcôve de tissu pendant qu'une chanteuse berce
les spectateurs d'onomatopées et que des huiles essentielles parfument l'espace.

Ce type de performance se situe à la limite de l'installation. Dans ce cas là l'image ne



                                            26
peux expliquer la fonction du tapis vibrant, par exemple, et nécessite explications, il en
est de même pour l'ambiance parfumée. Cette performance renoue avec les
expérimentations immersives dans les arts numériques tout autant qu'avec une forme
contemporaine de revisitation de l'art total par des liens à la relaxation, à un
renouement avec la lenteur à contrepied d'une époque surmenée.




                                           27
II.    Émergence du Vjing au sein d'une culture
               numérique et musicale: de la TAZ à Internet


     2.1 Industrie du vidéoclip et le Vjing, deux cousins germains se
              retrouvant au repas de famille de la musique


     Parallèlement au développement des arts numériques, le vidéoclip comme forme
populaire a probablement contribué à l'émergence du Vjing, apparaissant avec la chaîne
MTV en 1982. Cependant ces formes sont différentes même si elles partagent des
caractéristiques communes, telles que leurs ressemblances visuelles (liens entre le
sonore et le visuel de dissonances, rythme, surdécoupage dans le montage, utilisation
d'effets visuels rajoutés à l'image d'origine,etc), leur liberté d'expression avec parfois
une absence de narration et des images sans tabou ou sur le mode du voyage ou de la
contemplation leur permettent d'être confondues par les non initiés. D'ailleurs beaucoup
de Vjs comme le duo Hextatic réalisent des clips vidéos, contribuant à perpétuer la
confusion. D'une part, il convient de différencier VJing des clips vidéos, car si le VJing
est une pratique live s'établissant dans la durée où le montage s'effectue en temps réel
avec les possibilités d'erreurs ou de trouvailles fabuleuses liées à l'improvisation- le
tout projeté en plein air-, le clip est une pratique télévisuelle qui se montre dans
l'accumulation- les clips défilent les uns à la suite des autres-, montée et de durée
courte, il est un produit issu des maisons de disques et donc correspond à une méthode
de vente du morceau musical où le réalisateur n'est souvent même pas nommé, bien que
pour le public il s'agisse de plus que de la promotion, l'image véhiculant une identité du
groupe, alors que le Vjing se veut tout aussi important que la musique, et si les Vjs
gardent aussi l'anonymat, ils escomptent bien établir un point de vue, une force
artistique, un processus non alignés sur les standards de l'industrie (comme l'utilisation
d'images non libres de droits) et surtout non récupérables par celle-ci puisqu'en dehors
de ses réseaux dominants (MTV, chaînes de télévision musicales...) pour ses formes de
diffusions les plus autonomes, dans les cas du festival et de la projection dans l'espace
public. Ses formes plus commerciales telles que le Vjing de club se placent dans une


                                           28
même mouvance que le clip, malgré les différences intrinsèques à leur pratiques. Par
ailleurs, le VJing contredit la vision adornienne prônant que la musique populaire ne
pourrait être qu'un produit de l'industrie. A la fois, le mouvement des musiques
électroniques recrée une élite et une communauté d'amateurs éclairés de part ses
réseaux de diffusion bien particuliers et à la fois s'est démocratisé et a été récupéré dans
des ersatz industriels (musique en clubs, passages à la télévision, fêtes à vocation
commerciale...). Cependant il est fort possible d'imaginer qu'au départ le clip ait pu
influencer les futurs VJs à faire naitre (ou renaitre) cette pratique au sein des musiques
électroniques, puisque nous ne connaissons pas à ce jour l'inventeur du Vjing et la
question ne se pose pas puisqu'il s'agit d'une volonté de retrait de la part des Vjs (un
parti pris politique), d'un échappement au traçage, en accord avec le mouvement des
musiques électroniques.




2.2 Les musiques électroniques, un lien fraternel au Vjing par similarité
gémellaire


     Afin de mieux comprendre les liens entre musiques électroniques 9 et Vjing, il faut
en revenir à l'émergence de celles-ci, car elles ont contribué à faire connaître et diffuser
le Vjing depuis leur naissance dans une version populaire à la fin des années 80, de part
les nombreuses caractéristiques communes et complémentarités entre le ces deux
domaines, et si l'apparition de la vidéo vient à point nommé compléter les musiques
électroniques, c'est peut-être parce que la machine ne laisse rien apparaître de comment
elle crée et modifie le signal pour le transformer en son, au contraire d'instruments de
musiques où les gestes du musicien sont directement à l'origine de la transformation en
ondes sonores et donnent au spectateur quelque chose à voir lors d'une représentation.
La plupart du temps en musiques électroniques il y a un manque scénique, étant donné
que tout se passe derrière un ordinateur ou des platines vinyle. Par ailleurs, une certaine
part des DJs revendiquent l'anonymat de leur personne (par l'usage de pseudonymes


9 Cf. La techno, Guillaume BARA, Librio, 2001.

                                            29
parfois multiples, parfois de masques ou de costumes...), et l'image devient l'élément
captivant qui empêche et parasite le transfert à la personnalité du créateur sur scène,
apportant par sa diversion une plus-value et une autre dimension à l'univers musical,
d'autant plus que l'élément musical au sein du mix improvisé, pratique spécifique à la
techno tout comme à l'improvisation en Jazz, se révèle le support d'une transe, dont les
auditeurs cherchent à repousser les limites en terme d'écoute (musique très forte) et de
durée (les raves peuvent durer jusqu'à plusieurs jours). Cette idée de transe et
d'immersion se retrouve dans la présence de plusieurs arts communiquant plus ou
moins entre eux, mais pas dans la perspective d'atteindre ou de retranscrire le tout de la
vie, plutôt dans un rassemblement catharctique autour de la musique et des images,
cherchant l'extrême, le rite de passage ou la rupture avec le quotidien plutôt qu'un
double parfait de la vie, avec un public lié à une performance : sans public, pas de fête,
pas de live audiovisuel, perpétuant l'utopie d'un art en réseau. Cependant il s'agit de
fêtes muettes, où le principal intérêt est la synesthésie comme support d'une trance,
rassemblant un public très varié, mais cela ne signifie pas que ce public communique, il
communie seulement avec la musique et les images qui lui sont proposées, dans une
extase plus ou moins mortifère, dans un oubli de soi au sein d'une communauté
utopique se voulant tribale.




     2.3 La machine comme support essentiel de création artistique et de
         réappropriation du monde

     Critique et paradoxalement usage d'une technologie mortière sont le point de
jonction essentiel entre les musiques électroniques et le Vjing, par de nombreuses
similarités liées à leur dispositif technique et son fonctionnement (machines
analogiques et numériques, logiciels en temps réel, opacités des pistes, boucles...). En
effet, les musiques électroniques sont un genre musical lié à l'évolution des machines et
de la technologie tout comme le Vjing et les arts numériques. Ces deux domaines
peuvent puiser historiquement dans des références artistiques allant jusqu'aux avant-


                                           30
gardes et liées à une vision globale des arts ainsi que de la technologie, réveillant
l'ancien démon qu'est l'œuvre d'art totale.

Depuis le début du XXème siècle, la considération de l'Homme envers les machines a
évolué différemment au sein des arts. Suivant l'idéologie du XIXème siècle que le
progrès apporterait le bonheur et faciliterait l'existence, les futuristes prônent l'apologie
du modernisme et de la vitesse et voient la technologie sous un œil positif. Ce sont les
premiers à considérer l'utilisation des bruits de machines comme de la musique avec les
travaux de Russolo et Pratella, mais dans une dimension d'apologie de la machine et du
chaos. Russolo dans L'art des bruits explique:

       « La vie antique ne fut que silence. C'est au dix-neuvième siècle
       seulement, avec l'invention des machines, que naquit le bruit.
       [...]Aujourd'hui l'art musical recherche les amalgames des sons les plus
       dissonants, les plus étranges et les plus stridents. Nous nous approchons
       ainsi du son-bruit. CETTE EVOLUTION DE LA MACHINE EST
       PARALLELE A LA MULTIPLICATION GRANDISSANTE DES
       MACHINES qui participent au travail humain. »

Ainsi il considère le bruit comme un nouveau médium musical en liaison avec la
machine, dans un projet global, à la fois littéraire, esthétique, musical et sociétal. Son
apologie de la technologie va jusqu'à la construction de machines musicales en
collaboration avec le peintre Ugo Piatti qu'ils présenteront le 2 juin 1913 au théâtre
Storchi de Modène. Ils fondent sans le savoir l'ancêtre de la techno, suivis par les
mouvements de musique concrète, GRM ou encore par les dadaïstes.

Deux guerres et quelques temps plus tard, l'industrialisation s'est imposée comme le
modèle dominant et décline, fermant usines et délocalisant à tout va. L'homme n'a plus
la foi en la machine qui peut faire le travail à sa place ou le rendre esclave de son
propre rythme effréné. A Detroit, l'usine Général Motors ferme définitivement, laissant
sa population dans la misère. Derrick May, Kevin Saunderson ou Juan Atkins créent la
techno aux alentours des années 1987 pour se réapproprier à des fins créatives les
machines qui ont exploité les générations autour d'eux et modifié profondément le
paysage de leur quotidien.

       « On a été amenés à créer cette musique inconsciemment, expliquera plus


                                              31
tard Derrick May. On a pris l'idée des machines et on a créé nos propres
        sons. Tous ces sons provenaient de l'univers de la mécanique, de
        l'industrie, des machines, de l'électronique. De l'environnement qui nous a
        crée, en quelque sorte. »

En effet, la musique techno pour sa création nécessite l'utilisation de machines
(analogiques ou numériques) et reprend l'esthétique sonore de l'usine (le fameux boum
boum binaire et répétitif) et sa diffusion s'est beaucoup effectuée au sein des usines
abandonnées avec les raves parties. De ce fait, ce qui fut une perte pour la ville et ses
habitants au départ a permis a ces Djs et musiciens d'accéder à une certaine notoriété,
amenant Détroit à devenir la capitale d'un certain genre de techno, promulgué par le
label Underground Résistance. Il s'agit d'un mouvement culturel et musical qui va se
répandre aux zones désindustrialisées du monde entier 10 avec plus ou moins de
réussite et de dérivation musicales, ce qui n'est pas propre au Vjing, celui-ci se
contentant plutôt de suivre les évolutions de la musique Techno et d'en porter les
mêmes caractéristiques plutôt que de suivre un courant, il est porté par des
personnalités plus ou moins singulières et oppose dans ce que l'on pourrait appeler des
catégories de Vjing à des similarités au sein de dispositifs et/ou de genres d'images sans
nécessairement établir de mouvement globaux à l'intérieur du Vjing.

Après la réappropriation des machines par l'Homme dans une société où la technologie
et les industries prennent une part de plus en plus importante dans nos vies (cf
l'informatique ubiquitaire), les musiciens et fêtards et VJs se réapproprient les lieux et
non-lieux de la désindustrialisation avec les frees parties et raves, poursuivant une
utopie de liberté à travers l'idéologie d'Hakim Bey avec son concept de Zones
Autonomes Temporaires:

        « La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre
        l'État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps,
        d'imagination) puis se dissout, avant que l'État ne l'écrase, pour se
        reformer ailleurs dans le temps ou l'espace. »

Cette tentative d'échapper au quotidien pour détourner ou investir des lieux abandonnés

10 Cf Guillaume Bara :« En Europe, ce n'est pas un hasard si la techno va d'abord s'implanter dans le
nord de l'Angleterre, de la France, en Belgique[...] Toutes des régions en pleine mutation, frappées
par la désindustrialisation... », in. La techno.

                                                   32
ou non prévus à cet effet peut se voir comme une recherche de liberté et comme un
renouement avec des rites de passages (avec la transgression, l'interdit...), ou un
renouement avec la nature dans une société fortement technicisée. Nous pouvons aussi
y voir un lien avec les rites dionysiaques ou païens dans un besoin de sortir du
quotidien afin de procéder à la catharcis, exutoire permis par par la performance
synesthésique et de renouer, en théorie, avec une communauté basée sur l'intérêt
musical et visuel le temps d'une nuit, indépendamment des questions de classes
sociales. La TAZ, tout comme les happenings ou events Fluxus, ne peut exister sans la
présence de personnes y participant. Cette dimension humaine est particulièrement
importante car elle est la condition à l'évènement. C'est aussi le cas des situationnistes
et des mouvements comme ceux de Reclaim the streets qui cherchent à réinvestir un
espace public de plus en plus privatisé. Il s'agit aussi d'un engagement de faire la fête
quasi gratuitement à l'air libre, avec des artistes proposant des performances aux
contenus hors catégories, parfois aussi formatées par cet hors catégorie devenu norme,
lorsque rares sont les endroits pour échanger et s'amuser sans devoir consommer,
assister à des performances musicales aux standards des industries et s'enfermer. Et si
la performance se réalise en dehors de toute institution, c'est parce que la liberté
permise peut aboutir à des résultats bien plus intéressants, en se frottant au monde réel,
c'est ce que nous explique Paul Ardenne dans Un art contextuel. Il illustre très bien la
manière dont ces formes d'art sont récupérées par les institutions et à la fois
pourchassées par les pouvoirs publics:

      « Non pérennité, non-programmation des formes d'art public: leur destin
      est de l'ordre du surgissement, et leur durée de vie des plus brève. Activiste
      volatil, l'art public non programmé suscite l'acquiescement ou l'ire des
      pouvoirs publics, qui laissent faire ou interdisent selon les rapports de
      force du moment. Ou encore récupèrent à bon compte cet art
      d'insoumission qui leur permet de faire valoir en place publique leur goût
      du « subversif ». ».

Ainsi nous pouvons faire un parallèle entre l'époque révolue des frees parties et l'art
contextuel (Paul Ardenne y inclut le graffiti, les processions, les installations
éphémères...) qui, si elles sont des pratiques fortement appréciées du public car à
l'initiative d'un semblant de lien social et créant une discontinuité dans le quotidien,


                                           33
sont vues d'un œil négatif par les politiques 11 et à la fois récupérées par les institutions
culturelles12 par la création de fêtes légales, appelées « sarkovals » dans le jargon;
enfin récupérées aussi bien par un mercantilisme basique, annihilant toute
revendication subversive, que par des méthodes de marketing en mal d'inventions.
Ainsi l'engagement du mouvement techno aura fortement influencé la pratique du
Vjing par son expression dans un contexte de plein air et insufflé à celle-ci un vent
subversif avant de se faire récupérer, archiver, précédée par une frange moins extrême
des musiques électroniques.

La réappropriation de l'espace, même si elle ne se revendique pas comme politique est
un acte engagé, poussant à son paroxysme la logique de réappropriation de la technique
par un « retour aux sources », appelant l'éternel débat entre la nature et la culture dans
lequel serait tiraillé l'Homme, allant à l'encontre d'une économie qui fragmente l'espace
public et d'une technique nous ôtant tout besoin de déplacement, puisque nous somme
reliés d'un bout à l'autre de la terre avec Internet. Acte engagé car à la fois forcé par la
difficulté d'organiser des évènements musicaux indépendants face à un état et des
communes réticentes aussi bien que par la volonté de se mettre hors de portée du star
system et des réseaux dominants de l'industrie culturelle, tout en portant sur eux un
discours critique par la réutilisation de leur « produits » par l'utilisation du sample et du
recyclage.




11Cf. l'amendement Mariani en 2001 visant directement les frees-parties en France.

12 Pour cautionner des politiques locales interventionnistes, selon Paul Ardenne, in. Un art
contextuel.

                                             34
Partie II
   Dispositifs, contextes et matériaux face à
                    l'archive

        2.1 L'enregistrement comme représentation d'un processus
             mnémonique ou comme monstration d'un stockage de données?

     L'émergence des techniques reproductibles telles que la photographie, le film, la
vidéo et le son ont permis dès le début, la réutilisation et modification des contenus par
l'usage de la copie de l'œuvre. Au départ était le found footage (récupération de films
jetés ou non utilisés), ont suivi avec la vidéo le sampling, pratique déjà largement
utilisée en musique, facilitée par l'usage de l'informatique musicale. Il s'agit d'extraire
un morceau (parfois infime d'une microseconde) d'une production sonore ou visuelle
déjà existante et de l'assembler et le modifier à sa guise afin d'en constituer une part
d'une autre œuvre indépendamment du contexte originel de production de cet extrait.
Cette pratique est tolérée du moment que le passage est court et non reconnaissable,
cependant la question du droit d'auteur dans cette méthode de travail est sujet à de
nombreux conflits lorsqu'il s'agit d'œuvres connues.

Elle s'inscrit dans une tendance post-moderne de recyclage, de parodie et de citation
très largement utilisée et répandue sur Internet, créant dans les domaines artistiques de
la musique et de l'image des assemblages inédits par le rythme, la mélodie, les
découpages, collages, dissonances... Elle trouve probablement son origine dans les
industries culturelles qui ont considéré les œuvres musicales ou filmiques comme des
produits jetables1, qu'à force les artistes ont choisi de réutiliser pour aller jusqu'au bout
de cette logique et la dénoncer. Considérer qu'une œuvre puisse être jetable, c'est
considérer uniquement l'aspect de mode et de consommation de celle-ci. Or, une
œuvre, même passée de mode, peut toujours toucher les personnes qui seront amenées
1 Les films des grosses industries, une fois passés au cinéma étaient récupérés pour le celluloïd
   qu'ils contenaient, permettant de faire des objets de la vie courante.

                                                  35
à la voir, sa portée peut dépasser la dimension temporelle.

Cécile Fontaine dans Monter/sampler, l'échantillonage généralisé nous explique que
« La réappropriation est une tentative de neutraliser un lieu, une œuvre aliénante ».
Nous allons plus loin en étayant qu'il s'agit aussi d'un moyen de questionner un
matériau sonore ou visuel, son origine, l'intention qui a pu avoir lieu avant sa
production, et même trouver un sens dont son auteur était inconscient afin de nous
positionner par rapport à des œuvres ou produits audiovisuels par des industries, et des
médias et des dispositifs de loisirs. Il s'agit aussi de se questionner sur notre rapport à
ce matériau extérieur à nous, sur comment nous l'intégrons ou le rejetons au travers de
notre vision du monde.

L'artiste compositeur Herbert ou le duo Coldcut en sont des exemples parlants. Le
premier connu pour son engagement a créé un album entier sur des pistes sonores
composées de bruits provenant uniquement de grandes enseignes de la restauration
rapides ou de destruction de CDs, tandis que les deuxièmes ont pratiqué le mash up,
consistant à mélanger deux mélodies différentes issues de morceaux connus pour
arriver à un hybride hors la loi pouvant lui aussi devenir un tube, paradoxalement.

En vidéo, les performeurs utilisant uniquement des images récupérées peuvent se
retrouver chez Hextatic, Kro de la bestiole, Tasman Richardson, Rko...

Avec la pratique du DJing, le mélange de plusieurs morceaux est devenu une norme; la
rupture ou le silence deviennent l'élément perturbateur dans une pratique de mix où la
particularité est le temps long, la transition et l'élaboration d'un autre morceau à partir
du mélange de plusieurs passages de morceaux. Cependant le VJ ne peut être comparé
au DJ, car bien des cas de figures montrent des veejays travailler avec les matériaux
qu'ils ont créé ou travaillent à partir de logiques différentes du seul mélange de
plusieurs sources. La pratique du mix reliant des éléments hétérogènes dans un temps
long peut se voir comme un reflet d'une époque contemporaine où des expériences
singulières sans rapport les unes avec les autres tout autant que l'embrassement
d'engagements idéologiques allant à l'encontre d'actions consommatrices quotidiennes
peuvent coexister sans problèmes. C'est l'époque de la cohabitation des paradoxes,
comme le prône Gilles Lipovetsky dans son livre L'ère du vide, où il évoque cette perte


                                            36
des repères à l'époque contemporaine où les individus sont devenus fragiles au sein
d'une société régressive.

Le Vjing utilise aussi les procédés du sampling et du mix. Le remix 1 est considéré
comme une pratique montée. N'étant pas en temps réel, il ne fait pas partie du Vjing 2
même si des VJ peuvent s'adonner à cette pratique, tout comme les musiciens peuvent
créer des œuvres musicales et avoir une activité de réinterprétation ou de mix (parfois
avec des titres d'autres artistes) de leur morceaux en live. Cette pratique questionne
l'authenticité des traces par leur remise en question, et démontre un parti pris de fin du
mythe de l'originalité chez l'artiste. Dans le cas de samples d'archives, l'archive est
considérée comme un gage d'authenticité non vérifiable, elle bénéficie d'une
reconnaissance par l'autorité que représente le lieu d'archive, qui amène l'artiste à
questionner cette relation de reconnaissance. L'archive qui échappe au questionnement
artistique échappe à la possibilité de revivre, d'être valorisée. Elle devient amnésie et
non plus mémoire.

Cependant ce modèle dominant de mix au sein de la pratique VJ est devenu une norme
avec l'utilisation des logiciels, dont la plupart fonctionnent sur le principe de boucle, la
plupart du temps utilisé avec des contrôleurs analogiques, fonctionnant sur la norme du
signal midi. Certains artistes faisant ce constat se sont impliqués dans la recherche et
création de nouveaux outils afin de trouver de nouvelles manières de faire, de penser et
de servir le sens de leur performances audiovisuelles par le biais de la programmation
et du circuit-bending, pratiqués autant en musique qu'en vidéo.

On peut établir la même comparaison entre des artistes concernés par les outils qu'ils
utilisent et ceux qui se contentent de choisir ceux mis à leur disposition dans le
commerce avec le domaine de la peinture. Il y a les artistes qui créent leur propres
pinceaux, pigments, châssis et ceux qui utilisent des outils déjà prêts. Cependant ce qui
domine au sein d'une œuvre réside dans le sens, dans ce qui est donné à voir (et à
imaginer) et dans le processus et comment ces outils servent et s'intègrent au sein de

1 Le remix est la reprise d'un morceau préexistant (avec ou sans consentement de l'artiste) et sa
réinterprétation ou reconstruction dans son intégralité par un autre artiste avec son propre
vocabulaire.
2 Même si des pratiques qui ne sont pas en temps réel peuvent aussi faire partie du Vjing, à partir du
moment où un élément est intégré en temps réel.

                                                 37
Outils utilisés par les artistes programmeurs : carte Arduino et logiciel Max Msp & Jitter à droite.



l'œuvre. Il en est de même pour le dispositif VJ, où les outils sont montrés au public et
participent de ce qui est donné à voir; ils induisent une esthétique du câble et de la
technique, malgré elle.
L'ordinateur a permis une diffusion à grande échelle de toutes sortes de contenus (du
discours politique aux vidéos amateur...), brassant les fluxs sans hiérarchie, faisant se
côtoyer le sérieux au trivial, mais permettant aussi aux artistes de créer des réseaux de
diffusion parallèles aux fonctionnements culturels dominants. La possibilité de
récupérer ces contenus et de les réutiliser et de rediffuser le contenu modifié est bien
plus grande grâce aux réseaux sociaux et aux sites de partage de contenus (Cf. Youtube
ou Flickr). Cependant ces contenus tendent aussi à une certaine uniformisation de part
leur modes de classements et leur diffusion.




      2.2 Dispositif et liberté de création: La technique comme contrainte
       idéologique au sein des performances

     Au palmarès des outils du VJ contemporain nous trouvons l'ordinateur, la caméra,
l'écran, le vidéo projecteur, les lecteurs DVD, les contrôleurs midi, les mixeurs vidéo,
etc, bien que nous pouvons trouver sur scène (lorsqu'il y en a une) attirail de musicien
(instruments, chanteur, etc) tables lumineuses, rétro/projecteurs (ou super8, projecteur
de diapositives...), écrans de télévision, aquariums, structures montées, consoles de

                                                 38
jeux ou jouets... Tous ces outils s'insèrent au sein d'une composition globale, le
dispositif, selon les envies et usages des artistes. Au contraire du cinéma, le dispositif
d'une performance VJ n'est pas toujours frontal (écran – public – projecteur, le tout
dans un noir relatif), mais librement configurable selon le lieu, la luminosité, la volonté
des performeurs. (se référer aux annexes)

Bien souvent on peut voir les VJs et musiciens face au public, l'écran derrière eux,
plaçant l'artiste et ses gestes devant l'écran, ou du moins bien visible par le public.
Cependant si les artistes sont face au public, cela ne veut pas dire que le public
comprend de quelle manière la performance se construit et quelle prise de risque est
effectuée. Les ordinateurs et outils laissent peu de transparence sur les actions qui sont
faites, la notion de temps réel échappant à un public novice. Cependant les instruments
audiovisuels comportant une visibilité d'une partie du lien entre geste et action sur le
son et l'image sont déjà plus explicites, par exemples des platines DJ configurées pour
avoir une action sur l'image projetée par le geste de la main sur les platines seront plus
parlantes qu'un ordinateur avec une personne derrière dont on ne peut savoir s'il fait
semblant de faire une performance ou s'il est en train d'inaugurer une avancée mondiale
en terme de création, conférant à la performance une aura de mystère technologique ou
d'incompréhension totale, engendrant une barrière entre le créateur et le public pour
peu que la performance soit trop austère du point de vue audiovisuel.

Ainsi si l'artiste ou une personne tierce ayant la volonté de conserver des traces de cette
performance oublie d'expliciter rôle et enjeux réalisés au travers d'annexes à un
enregistrement éventuel, cet enregistrement pourra rester un mystère total pour ses
futurs spectateurs. Il faudrait exprimer au sein même de l'archivage l'ambiguïté des
apparences (des machines, des éventuels costumes ou masques portés...), ainsi que
l'archivage d'un lieu à un moment donné afin de mieux comprendre l'appropriation du
lieu par les Vjs. Il s'agit aussi de rendre compte d'une position artistique, d'un être au
monde1 et d'un processus de représentation.

Le dispositif peut être un moyen de faire comprendre au public ce qui se passe, par
exemple avec des performeurs au même plan que le public, en rond les uns face aux

1 Cf. Le dasein chez Freud.

                                            39
autres permettant aux spectateurs d'observer les agissements électroniques des
performeurs. Ainsi si l'importance du dispositif peut se faire envers ou pour une
compréhension des personnes assistant à la performance, l'implication philosophique et
éthique du dispositif a aussi son importance au sein de performances où la technique est
l'outil principal à une étape particulière de son évolution et dans un contexte
(technique, humain, topographique...) particulier, propre à l'ici et maintenant du
moment de la performance.

Pour Giorgio Agamben, le dispositif englobe plusieurs significations (philosophiques,
stratégique, technologique, juridique, politique, administratif, militaire...), mais surtout
hérite d'une signification foucaldienne où le dispositif est ce « réseau qui existe entre
ces éléments » et où ces différentes significations créent la définition globale du
dispositif. Il ne néglige pas de parler de l'héritage de la religion, notamment chrétienne,
sur cette notion de dispositif où Dieu « organise Sa maison, la vie et le monde qu'il a
créé », son oikonomia en grec-signifiant économie, son administration, son
gouvernement, venant du grec oikos, la maison. Cet héritage théologique dans sa
signification donne une dimension totalisante au dispositif, et induit une part
d'intégration de ce dispositif au sein même de l'individu : « Tout dispositif implique un
processus de subjectivation sans lequel le dispositif ne saurait fonctionner ». Il invoque
les processus économiques actuels comme des dispositifs de dépersonnalisation qui
cohabiteraient avec les milliers d'autres dispositifs faisant partie de notre vie
quotidienne. Pour récupérer sa place d'individu, il appelle à la resubjectivisation par la
profanation des dispositifs, autrement dit de se ré-emparer d'eux afin de mettre en
lumière cet « Ingouvernable qui est tout à la fois l'origine et le point de fuite de toute
politique. » Il faudrait donc pouvoir disposer des outils englobés dans un dispositif afin
d'en détourner leurs usages et permettre à l'individu de prendre conscience du sens
implicite qu'induit ce dispositif dans son usage culturellement admis (par exemple
l'utilisation du téléphone portable ou de la télévision).

La vision de désubjectivation du dispositif s'oppose à l'archive vivante comme
individuante et permettant un acte de liberté artistique. C'est là le paradoxe du Vjing,
alliant liberté artistique par le moyen d'un dispositif technologique.



                                             40
Cette modification des outils n'est pas toujours possible à toutes les échelles, cependant
avec la technique, les outils deviennent modifiables. Les artistes l'ont bien compris et
n'hésitent pas à modifier l'usage des consoles de jeux (voir les VJs Pikilipita, The
noiser...),   les   télévisions,   téléphones        portables,   etc,   ces   détournements   et
réappropriations allant à l'encontre d'une vision issue du domaine commercial et
industriel s'intégrant pourtant au sein de logiciels, ordinateurs et outils numériques ou
analogiques que peuvent utiliser certains artistes lors de performances. Ces outils sont
certes faciles à prendre en main car intuitifs, mais s'avèrent souvent peu modulables et
permettent peu de liberté. Ils héritent de choix d'utilisation subjectifs en fonctions de
critères de vente ou de marketing qui peuvent avoir une incidence sur le processus de
création et lors de la performance elle même, allant parfois à l'encontre des idées ou
choix éthiques d'un artiste.

L'artiste vidéaste Angie Eng a un discours paradoxal vis à vis de ces logiciels. A la fois
elle les utilise car elle dit être incapable de programmer et à la fois les critique
fortement en soutenant qu'un enfant pourrait faire Vjing avec pour peu qu'on lui
apprenne quels boutons toucher, cependant serait-ce encore du Vjing en terme de
contenu et de démarche? S'oppose à cette vision le logiciel libre et la programmation
qui permettent une liberté chèrement acquise au prix de longues années d'apprentissage
et de pratique, soutenue par une forte communauté virtuelle.

Pour aller dans le sens de Giorgio Agamben, nous acquiesçons à l'idée que la technique
est porteuse d'une philosophie et d'une idéologie plus vaste que ce que l'on peut voir
dans un simple objet, de part son utilisation (dans quel but, quels gestes et intentions?),
son émergence au sein d'un contexte porteur d'une idéologie sur le monde tout comme
les vestiges archéologiques, à l'origine simples objets d'usage, deviennent des indices
pour comprendre la culture et le système de fonctionnement de l'époque qui les ont
portés.

Jacques Ellul (sociologue et penseur de la technique) soutient le contraire 1 , exprimant
que la technique a dépassé son lien à l'économie, qui lui court maintenant après, et
qu'elle domine celle-ci, car elle représente le pouvoir. Quand bien même, le duo

1 http://sergecar.perso.neuf.fr/cours/technq3.htm

                                                    41
économie-technique représente l'idéologie dominante du monde actuel et tous deux
asseyent leur légitimité l'une à travers l'autre. Il y a un lien possible entre l'archivage
comme classement du monde dans un double incomplet par le biais de supports
subjectifs et le brevetage du monde comme démarche occidentale du classement
totalisant.

Par exemple, le téléphone portable est une invention technique censée nous rendre plus
mobiles en théorie, or en raccourcissant les distances pour se parler et en court-
circuitant les rencontres réelles, il nous ôte le besoin de nous déplacer pour déclamer ce
que nous avions à exprimer à la personne concernée, induisant ainsi des conséquences
liées aux usages dont nous n'avons pas toujours conscience.

Ainsi l'artiste peut utiliser les outils lui convenant, mais il doit être vigilant sur le choix
de ceux qu'il utilise, car ils peuvent formater ou modifier son idée de recherche et
induire une idéologie plus ou moins visible au sein de la performance, par exemple le
logiciel Resolume fonctionne avec trois pistes vidéo pouvant jouer en opacité les unes
avec les autres, par différents système d'incrustation (lumière, parties sombres,
pointillés...). Est ce réellement utile pour un artiste pratiquant la vidéo par découpes
nettes et en images non superposées ? Ou bien pour un artiste dont la démarche
nécessiterai le maximum de couches vidéo superposées possibles ? Par ailleurs, la
plupart des logiciels de Vjing sont limités à 3 sorties d'écrans. Ne parlons pas des effets
propres aux logiciels permettant de les reconnaître les uns entre les autres, que tout le
monde utilise...ou s'abstient d'en faire usage justement pour cette raison.




                    Interface en fonctionnement des logiciels VJ Resolume (version2.3) et Modul8

Ainsi, si l'évolution de la technique a permis un développement d'outils complexes
permettant à beaucoup de bénéficier de ses ressources, elle est aussi en train dde

                                             42
favoriser une certaine uniformisation des pratiques créatives numériques, tout comme
on le constate déjà dans les pays industrialisés avec la mondialisation.

En effet, les logiciels utilisés ont souvent les mêmes fonctions, les mêmes effets, le
même système de fonctionnement (par boucles, superposition et opacité des pistes
vidéos), et ce qui pourrait distinguer les créateurs entre eux réside dans l'idée, les
images et le sens plus que dans les outils techniques. Cependant, certains artistes,
pratiquant la programmation informatique ou le bending vidéo/audio (personnalisation/
fabrication de machines électronique et ou analogique, souvent couplée à de la
programmation informatique), arrivent à générer des images et des logiciels plus
personnalisés en fonction du sens et du processus suivis, par l'adaptation de la
technologie à l'idée de l'artiste et non l'inverse. C'est ce sens et cette intention artistique
précédant l'acte qui crée la base de la performance, s'il s'agit juste de faire du technique
sans fin c'est se placer dans l'errance et se laisser guider par le progrès technologique
sans garde fous, sauf s'il s'agit justement de montrer cette errance dans une démarche et
dans un détournement critique.

Cette foi dans le progrès et dans l'avenir grâce à l'évolution nous ramène à l'ère de la
révolution industrielle, où avenir et progrès scientifique et technique allaient de pair
pour veiller au bonheur de chacun, modèle de pensée qui a déchanté avec l'arrivée du
XXème siècle et de ses guerres, mais qui pourtant persiste aujourd'hui avec le modèle
économique dominant (pouvoir en place et usage des archives institutionnelles). Dans
la Tyrannie technologique, Cedric Biagini et Guillaume Carnino explicitent la relation
du progrès au pouvoir (économique et politique) :

       « On retrouve ainsi d'une part le lien typique des sociétés modernes entre
       innovation technologique et production capitaliste (...) il s'agit simplement
       de combattre le progrès en tant qu'idéologie partiale et partielle, masquant
       les véritables intérêts qu'elle sert ».

L'enjeu, lorsqu'il touche à la création artistique est important, car c'est l'un des derniers
lieux de liberté relative et d'expression individuelle au sein de la société. Si même la
création devient formatée, si toute subversion est de suite annihilée par des outils créés
pour nous faire intégrer une normalisation des œuvres, des idées, des moyens de
production, quel est réellement le statut de la liberté et de l'artiste, voire de l'individu au

                                              43
sein de la société qui l'entoure? À contrario, Michel Gaillot explique que:

       « ...au lieu de voir dans les nouvelles technologies une simple
       continuation ou consolidation de la technique sur l'existence, que nous
       n'aurions qu'à accepter passivement, il nous semble au contraire qu'une
       chance nous est donnée là de reconquérir et d'affermir notre liberté, notre
       autonomie, et notre indépendance vis à vis de tous les pouvoirs politiques,
       techniques, économiques. C'est pourquoi l'appropriation de ces machines
       dans un monde qui tend à devenir technologique dans sa globalité,
       constitue sans doute l'attitude la plus responsable que nous puissions
       avoir. »

C'est cette notion de responsabilité qui prend le pas sur la création et oblige les artistes
à prendre en compte les outils, moyens de production et la politique engagée au sein de
chaque performance. L'art lorsqu'il engage des moyens techniques ne peut se passer
d'une réflexion sur ceux-ci puisqu'ils sont issus d'un état technologique, un contexte de
création (économique, militaire...) qui orientent leur utilisation et la manière dont ils
sont conçus.

« Celui qui détient l'information détient le pouvoir de configuration du monde »,
d'après le théoricien de la communication Marshall Mac Luhan, or la technique
véhicule une vision du monde (par exemple la métaphore d'un bureau virtuel utilisée
par le système d'exploitation Windows ou encore les DRM utilisés pour éviter les
échanges de fichiers...), l'artiste doit donc pouvoir dépasser, s'approprier et à terme
partager cette conception du monde, via une transmission permise et délimitée par la
technologie elle même, en parasitant et questionnant les moyens déjà en place.
L'archivage personnel de l'artiste comme mis en place au sein du VJing devient donc
une réappropriation et un détournement de la réalité en place par une reconfiguration
individuante lors de la performance.

Par ce biais, c'est aussi rendre acteur le public plutôt que de le rendre passif en
l'infantilisant et en l'instrumentalisant à des fins politiques ou économiques comme il
est possible de voir dans les médias1, en mettant les moyens de création, les
informations à disposition des gens pour aiguiser leur libre-arbitre et leur autonomie,
une place pour l'altérité et une meilleure compréhension des œuvres (voir par exemple


1 Cf. No logo de Naomi Klein et les études de Noam Chomsky.

                                            44
les nombreuses communautés d'échanges et d'entraide autour des logiciel de création
libre tels que Processing ou PureData) ou du matériel hardware tel que les cartes
électroniques Arduino très prisées chez les artistes numériques. Dans une « culture
populaire technique » telle que la conçoit Michel Gaillot, au sein d'un réseau horizontal
et non plus vertical (tel qu'on peut le voir dans les médias traditionnels), où l'individu
est son propre informateur et formateur et peut même créer ses propres logiciels, outils,
moyens de diffusion via un système de libre échange tel que soutenu par le copyleft,
Créative commons ou le système des logiciels open source (pas forcément en désaccord
avec le copyright mais permettant plus de souplesse et d'échanges par rapport à celui-
ci). La plupart des Vjs partagent ce mode de pensée de libre contribution et induisent de
ce fait une volonté de libre partage des images – Le mot « anarchive » en est un dérivé,
avec pour but le questionnement et l'échange de points de vues au sein du plaisir que
peut procurer la performance. Cela devient plus un archivage du réseau et des échanges
que l'archivage d'œuvres finies, comme on peut le voir avec les performances Wjs1.




      2.3 Art et économie, pas de place pour l'utopie du petit Vjing

      Le Vjing a réussi à mêler l'art et la vie, réalisant le fantasme du mouvement Fluxus
et la recherche de réalisme onthologie quez Bazin2, cherchant à dissoudre la frontière
entre cinéma et réalité - ce serait considérer que filmer est comme archiver, or ce n'est
pas seulement son but. Et si l'art est partout, l'art n'est nulle part. Se transfigurant en
banal, il n'est plus « l'utopie de l'art comme bulle de résistance » dont parle Jean-
Claude Moineau3, « résistance désolidarisée de toute critique », ce que l'on constate

1 http://www.wj-s.org/
2 Cf. le concept de momification à l'origine des arts plastiques selon Bazin, qui serait causé par un
complexe psychanalytique, s'exprimant par une obsession de survivance d'objets du réel par leur
reproduction au sein d'œuvres triomphant sur le le temps. La photo viendrait remplacer ce complexe.
Il s'agit d'une réduction des intentions des artistes utilisant peinture ou sculpture, qui ne se basent pas
forcément sur la reproduction du réel (voir les peintures abstraites ou l'art maniériste – utilisant des
effets non réalistes tels que la serpentine ou des éclairages impossibles en milieu naturel-par
exemple).
3 in. L'art dans l'indifférence de l'art

                                                   45
dans un certain nombre de performances, souvent liées à l'amateurisme mais pas
seulement, une tendance générale au formalisme absent de toute démarche se retrouve
dans le Vjing de club et dans certaines performances, rassemblant engagement factice
sans aboutissement et/ou un nombre d'images aléatoires sans qualités ni réflexion.

Arguant que toute résistance est absorbée par l'objet même qu'elle critique, il nous
incombe de ne plus tomber dans le travers des utopies que porte le champ de l'art, selon
Moineau. La plus grande subversion quand la subversion est devenue une norme de
l'art, est la neutralité, ne signifiant pas une absence de sens, mais un entre deux entre art
et réalité. L'hypothèse est que cet entre deux redonnera une place à l'art, puisque celui-
ci a trouvé une norme dans le banal, dans le non art à base de l'art, ne pouvant plus être
art tel que le modernisme et les utopies avant-gardistes le concevaient.

L'anti- spectaculaire, le banal se veulent des réponses embrassant une non adhésion à la
réalité en place, mettant en place un art presque invisible (voir les actions-peu de Boris
Achour ou les Monochromes audiovisuels du collectif Rybn – en annexe), entraînant
dans son sillage la possibilité d'un archivage de l'invisible, de l'immatériel.

Jean Claude moineau déclare que le champ de l'art a connu un schisme, séparant un art
cherchant l'autonomie de son champ face à un art cherchant à détruire ce premier
champ, laissant ces deux champs exempts, tourner à vide, montrant l'échec de la
résistance de l'art face à l'industrie culturelle. Cette tendance s'observe dans les
expositions à gros budget organisées par les réseaux de l'art officiel, elles ressemblent
fortement à un Disneyland de l'art. Le mot entertainment nous est venu à l'esprit lors
des visites à ces expositions-usines telles que La force de l'art, dont le but semblait être
le nombre de visiteurs croissant1.

Ce discours d'une marchandisation de l'art officiel et dominant est aussi tenu par Ben
Lewis, révélant avec son documentaire L'art 'explose (censuré lors de sa rediffusion en
France ndrl) au travers d'une investigation auprès des galeristes et acheteurs d'art
connus dans le monde de l'art international. Il y révèle comment les actionnaires ont
investi le marché de l'art et, avec la complicité des galeristes fait monter et descendre la
1 Afin de justifier l'emploi d'une armée de médiateurs culturels? Il y a un certain cynisme à
considérer le spectateur comme non capable d'appréhender l'art de lui même, transformant sa visite
en tourisme culturel au sein d'une exposition de l'art marchand et officiel.

                                               46
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Le VJing est il une pratique inarchivable ?

  • 1. Université de Paris Est Marne la Vallée UFR : Lettres, Arts, Communication et Technologies M1 Cinéma-Audiovisuel Le VJing, une pratique inarchivable ? Par Hélène TAFRIHI-POUSSET Sous la direction de Steven BERNAS UMLV 2009/2010 1
  • 2. 2
  • 3. REMERCIEMENTS À Laurent Carlier, Brigitte Pousset, Jacques Emile Bertrand, Angie Eng, Matthieu Crimersmois, Giorgio Partesana, Duncan Pinhas et à tous ceux qui contribuent à la recherche, à la création, à la diffusion et à la promotion des arts numériques en temps réel. 3
  • 4. INTRODUCTION Tout comme Derrida au début de Mal d'archives, commençons par définir et tenter de définir l'objet qui sera celui de notre étude. Le VJing consiste à effectuer une performance artistique et/ou créative avec la plupart du temps une part d'improvisation très forte grâce aux technologies en temps réel, faisant se confronter des images montées et/ou filmées en direct, projetées et accompagnées par de la musique ou du son, face à un public (espace public, galerie d'art, concert...), par le biais d'un dispositif technique – analogique (caméras, vidéoprojecteurs, projecteurs de diapositives, contrôleurs, micros...), numérique (ordinateurs, logiciels, programmation, contrôleurs midi...), bien que cette définition tende à être plus vaste. En effet, les nombreuses appellations que les performances audiovisuelles dénombrent expriment la grande diversité et le flou des pratiques multiples regroupées sous l'appellation de VJing : performance veejay, VJing (veejaying), performance A/V, live A/V, live cinéma...Certains noms ont une même signification tandis que d'autres peuvent désigner un type particulier de performance1. Par souci d'unité nous nous limiterons à l'usage de « performances audiovisuelles » et « VJing », ou « performance VJ » pour y référer par la suite (voir le glossaire). Le VJ est le performeur audiovisuel, contraction de vidéo-jockey, tout comme le DJ mixe la musique, le VJ mixe les images. Puis, définir. Performance artistique : faire un acte, un geste artistique, créer une attitude porteuse de sens au sein d'un contexte, face à un public conscient ou non du geste s'effectuant face à lui et de son appartenance ou non au domaine artistique. Or, un geste, d'autant plus lié au numérique, à une image projetée ou à un son peut ne pas laisser de traces, si ce n'est mémorielle, au contraire d'une peinture ou d'une sculpture où la matérialisation d'un objet laissera de facto une trace. Puis inarchivable néologisme de non archivable, ou incapacité d'archiver. Archiver ? 1 Cf. le live cinéma, catégorie de Vjing n'utilisant que des images issues de films cinématographiques, aussi utilisée pour désigner le nom de ces performances. 4
  • 5. Conserver, mettre hors d'usage pour protéger des objets porteurs d'un savoir à léguer au futur, pour exprimer ce qui a existé, laisser une trace, un indice d'un réel à un moment donné, un témoignage par l'intermédiaire d'un document, faire du documentaire. Donc incapacité de rendre compte, de garder trace ou d'établir un système de classement permettant d'accéder aux archives. Inarchivable pour plusieurs hypothèses : pas de traces possibles, des traces non conservables, des traces conservables non classifiables, pour des raisons liées aux particularités de l'acte de performance artistique en Vjing. Ces particularités des performances VJ face à la conservation seront l'objet principal de ce mémoire, qui ne se veut pas un remplacement à d'éventuels livres ou thèses sur ce qu'est le Vjing1 ni un point de vue d'archiviste sur la création artistique. Continuons donc de définir l'indéfinissable, ou du moins de lui tourner autour au travers de ses multiples influences. Le Vjing est une pratique actuelle ayant émergé à l'apparition du média vidéo dans les années 60, puis il s'est principalement répandu à partir des années 80/90, notamment au sein du milieu des musiques électroniques. Des formes d'images animées en relation avec la musique plus ou moins proches existaient longtemps avant la vidéo ou le cinématographe, l'histoire des liens entre le sonore et le visuel est particulièrement fournie, se référer aux livres de Jean Yves Bosseur à ce sujet. Les performances en collectif d'artistes ou groupes sont prédominantes, elles peuvent s'établir dans la durée ou juste le temps d'une soirée. Chaque artiste puise dans son propre domaine et peut apporter sa propre vision sur la performance, donnant à voir plusieurs facettes d'une même œuvre, recherche, d'une même expérience. La dynamique de groupe permet aussi de compléter et échanger ses connaissances techniques, donnant forme à des artistes hybrides, multitâches. Cette tendance de l'artiste « touche à tout » est beaucoup répandue et se constate chez les jeunes artistes contemporains qui ne font plus l'apprentissage d'un seul médium mais choisissent plutôt en fonction de leurs projets, l'idée devient prédominante sur le médium, cela prend forme dans les expositions qui montrent vidéos, photographies, 1 A cet effet voir le mémoire d'Océane Ragoucy ou les quelques livres sur le VJing au sein de la bibliographie 5
  • 6. peintures conjointement et au sein des enseignements des écoles d'arts où ateliers d'arts numériques, sonores ou de peinture sont des options qui cohabitent librement, l'étudiant passant de l'un à l'autre. Le regroupement d'artistes est aussi un mode de création que suit le Vjing mais qui a aussi lieu en art contemporain, on peut citer les collectifs QUBO GAS 1 en dessin, 9ème concept2 en peinture, Bureau d'études3 et leurs cartographies subversives, etc. Il est rare de voir des performances audiovisuelles réalisées par une seule personne, mais il est possible de citer Ryoichi Kurokawa, Ouananiche, Matthieu Crimersmois et bien d'autres encore, malgré la difficulté de gérer la musique et l'image en temps réel en même temps, à moins de créer un outil qui gère les deux paramètres. Si le VJing puise dans autant de disciplines telles que l'installation, les arts numériques, l'art vidéo, le chant, la danse, l'installation, etc, c'est parce les Vjs et autres artistes participants aux performances VJ viennent d'horizons très différents, allant de l'amateur à l'artiste reconnu, et pour des raisons très diverses aussi : musiciens cherchant à augmenter le sens de leur interprétation par un aspect visuel, artistes multimédias, programmeurs informatique, groupes musicaux associés à des vidéastes, photographes, graphistes, DJs, scratcheurs, etc. Tous ont en commun au minimum une réflexion sur le rapport image-son en temps réel et sur les moyens techniques et artistiques de mettre en place leur performances, souhaitant faire s'établir un dialogue entre plusieurs arts. Ces performances héritières des arts numériques perpétuent les mélanges déjà en place au sein de ce secteur, passant du mixed-médias à l'inter média, au multimédia en live, à l'installation interactive, mélangeant CAVE* immersif ou dispositif parfois presque cinématographique. Il est impossible d'établir une seule et même catégorie au Vjing, si ce n'est le Vjing en lui même, car chaque performance est unique et a son propre système de fonctionnement, plus ou moins proche d'une de ces catégories au sein des arts numériques. 1 http://www.qubogas.com/ 2 http://www.9eme.net/ 3 http://bureaudetudes.org/ 6
  • 7. Le numérique nous permet actuellement de surveiller, enregistrer, conserver, échanger, en quelque sorte de mettre en place notre propre système d'archivage à plus ou moins grande échelle. Il nous permet aussi de mettre en place des créations avec des particularités propres à son domaine, se mélangeant avec le champ de l'artistique. Le VJing embrasse donc maints questionnements quant à son dispositif (une pratique délimitée et permise par la technique engendrant de nouveaux outils ou de nouvelles utilisations de ces outils), son matériau, par ses relation entre le sonore et le visuel, son émergence dans le contexte actuel et ses filiations, etc. C'est un art contextuel qui s'adapte à un lieu et temps donné (un art in situ tout comme l'installation), cherchant à atteindre un but artistique, esthétique, sémantique, processuel, par la confrontation de plusieurs disciplines artistiques, principalement par l'image et le son. Si l'apparition des outils technologiques récents tels que l'informatique portable a permis à cette pratique d'émerger et de se diffuser, le VJing perpétue cependant les réflexions entamées sur les formes d'art total et synesthésiques par Wagner, Louis Bertrand de Castel, Scriabine et leur prédécesseurs, ainsi que les performances Fluxus. De même, il prolonge les systèmes de notations visuelles développés en musique et en danse(partitions de John Cage, notation Laban en danse, scratch graphique...).La Vjing a cependant un lien très fort au contexte contemporain, avec une critique de l'univers médiatique ou visuel dominant, un regard subjectif sur des faits passés, juxtaposés à des images contemporaines. Cela crée un décalage tout comme en documentaire ou en found footage où l'on peut trouver un mélange de documents à but et fonctions différentes à l'origine, bien que la forme du Vjing soit libre et principalement liée au rythme musical. Le Vjing rassemble au sein d'improvisations plus ou moins préparées un éclatement d'images hétérogènes du point de vue du sens et hétéroclites de par leur statut, le long d'un mix dans la durée, pouvant procéder à un aplatissement des hiérarchies sémantiques entre images, recréant un sens nouveau pour celles-ci, pouvant être purement formel ou non narratif. Les images peuvent être récupérées ou créées par le VJ, qui peut mélanger les deux ou n'utiliser que des images trouvées ou uniquement des images qu'il aura filmées, voire des images captées en direct lors de la performance. 7
  • 8. L'auto diffusion a une part dominante dans cette pratique, où non seulement le vidéaste et ou musicien décide de ce qu'il va montrer mais décide aussi de l'endroit où il le fera, des conditions de la performance, des outils pour le faire, du type de public (sensibilisé ou non à l'art)... Le Vjing a longtemps, hérité dans sa diffusion, des liens avec le milieu musical, notamment avec les musiques électroniques par la dimension festive au sein de l'espace public, le mix, la fête dans les clubs ou au sein de frees-parties en références aux zones autonomes temporaires d'Hakim Bey. Cependant c'était toujours par le choix musical que le public assistait aux performances. Cette tendance change, du fait que beaucoup de groupes audiovisuels se mettent en place. Ceci laisse une plus grande part à l'écriture en commun et à la vidéo. Par ailleurs, il s'agit d'une pratique qui demeure communautaire et méconnue du grand public, celui-ci pouvant y assister sans en connaître le nom au sein d'évènements commerciaux, patrimoniaux ou en clubs : le Vjing est davantage connu au sein d'un public amateur d'arts numériques et ou de musiques électroniques. Les performances VJ sont encore peu considérées par le marché et les institutions de l'art ou par le milieu musical qui, s'ils n'hésitent pas à faire appel aux VJs et performeurs pour des soirées, concerts ou vernissages ne pensent pas à la possibilité de conserver des traces de ces performances ou de les intégrer au sein des expositions. Le manque de reconnaissance des institutions, du marché et des industries (pour le moment), font de cette pratique un art en quête de reconnaissance. Les principaux cadres de diffusion du Vjing sont les festivals d'arts numériques (festival Némo, mal au pixel...) et ceux spécialisés en Vjing (Vision'R, Visionsonic, le Mapping festival...), les soirées de performances audiovisuelles, les clubs et concerts où sont intégrés des écrans, bien que beaucoup d'artistes soient à l'initiative du lieu et du moment de leur performance hors de toute institution. Ce mémoire cerne les performances veejay à travers le prisme de son archivage. Il pose aussi la question des limites, nécessités et contingences de l'archive au sein du VJing, ainsi que les raisons que pourraient avoir les artistes de conserver ou non des traces de leur performances. Nous étudieront donc la manière de créer des documents à partir d'une performance VJ, 8
  • 9. incluant le risque de dénaturer ou rendre compte de manière erronée ou trop obscure cette dernière, la remettant en cause. Dans ce cas y aurait il des moyens pour que cela ne puisse pas être le cas ? La trace a sa vie propre, en plus d'être un indice. Si l'archive conserve, on peut se demander ce qu'elle conserve exactement et jusqu'à quel point elle le fait, et de quelle manière elle peut rendre compte de dispositifs technologiques complexes liés à un instant de développement de la technologie bien particulier aussi bien qu'à des interactions liées à un contexte – public, époque et lieu- bien spécifiques ? Par ailleurs, y a t il réellement un intérêt à archiver des performances se voulant précisément éphémères et ou en marge? Nous chercherons à savoir si une pratique de performance artistique telle que le VJing est (in)archivable. Quelles sont les spécificité de cette pratique? Quels enjeux et intentions la conservation de cette pratique soulève-t-elle? Enfin par quels moyens techniques et comment cette hypothèse serait elle possible dans la pratique et à long terme? Dans un premier temps nous tenterons d'élaborer une filiation succincte du Vjing qui émerge au sein des archives des arts et mouvements culturels, puis dans un deuxième temps tenterons de cerner plus techniquement ces particularités en évoquant les possibilités pour son éventuel archivage, enfin nous nous pencherons sur la portée éthique, philosophique de l'hypothèse de l'archivage des performances VJ, et de quelle manière l'archivage peut s'effectuer en pratique. 9
  • 10. Partie I archéologie du vjing : héritages et filiations au sein des arts et des mouvements culturels I. Formes premières de recherches entre le sonore et le visuel : des arts aux inter-médias Bien avant la naissance du VJing, des artistes ont rassemblé images et sons dans des dispositifs scéniques, des œuvres ou des recherches d'instruments audiovisuels. Si de visu ces œuvres peuvent se ressembler, elles n'appartiennent cependant pas aux mêmes idéologies et filiations artistiques. Cette volonté d'assembler les arts est différente selon chaque artiste et s'inscrit dans des processus de création singuliers. Chez certains il y a l'établissement d'un système de correspondances entre les arts tandis que d'autres considèrent chaque art comme étant autonome les uns vis à vis des autres. Nous chercherons à savoir quelle incidence ces particularités peuvent avoir sur l'archivage et leur éventuelle prise en compte. Nécessitent elles un classement chronologique, quand bien même les expérimentations reliant le sonore et le visuel parcourent des courants artistiques différents ? Le VJing actuel n'échappe pas aux différences de filiations possibles au sein de son champ. Il bénéficie des mêmes questionnements que les performances audiovisuelles ayant pu exister auparavant à partir de l'œuvre d'art totale. Ceci nécessite une prise en compte de ces différentes références et considérations lors d'un éventuel archivage. Nous tenterons par un récapitulatif succinct et à travers des exemples de montrer ces filiations et leur différences les unes entre les autres afin de mieux cerner leurs influences sur le Vjing contemporain. 10
  • 11. 1.1 L'œuvre d'art totale : Wagner et le romantisme Au sein de ces différentes idéologies d'assemblage des arts, on peut distinguer l'œuvre d'art totale ou gesamtkunstwerk. Instituée par Richard Wagner, cette vision considère l'interdépendance des arts dans une synthèse monumentale aspirant à renouer avec la dimension romantique où à l'origine tous les arts étaient un. Cette perfection du chef-d'œuvre ne peut s'atteindre selon Wagner que selon le drame musical assemblé à la monumentalité architecturale, qui restituerait, par sa complexité intrinsèque, la totalité et la complexité de la vie au sein d'une forme grandiose. Chaque art chercherait à atteindre cette perfection. Cependant, le drame musical chez Wagner ne fait communier que danse, musique et poésie, délaissant les arts visuels tels que la peinture, ce qui peut s'expliquer par le fait que Wagner était musicien et considérait la musique comme un art parfait, que les autres arts viendraient soutenir. En 1849, Richard Wagner insuffle une dimension nouvelle à l'opéra avec son livre l'Art et la Révolution, écrit dans un contexte insurrectionnel, où il exprime sa vision politique des arts dans une dimension utopique. L'art total est pour lui « l'œuvre d'art de l'avenir » et à la fois l'union des arts comme reflet de l'unicité profonde de la vie. L'idéologie du progrès se diffuserait au sein de l'expérience esthétique par l'œuvre d'art totale. En 1874, Wagner applique sa proposition esthétique avec la création du Festspielhaus de Bayreuth (toujours existant), salle spécialement conçue pour accueillir le drame musical. Il accueillera L'Anneau du Nibelung, un cycle de quatre opéras. Ne restent de ces représentations que des livrets d'opéra, des photographies d'acteurs, des partitions et le lieu. Ce n'est pas tant les œuvres réalisées par Wagner que la forme qu'elles ont pris à travers le biais de ses recherches théorisées qui retiendront notre attention, ainsi que lesmodifications qu'il a pu effectuer au sein de la forme de l'opéra classique. En effet, le Festspielhaus cherche à apporter une vision directe de la scène au spectateur, quel que soit le siège. Il bannit colonnades et pigeonniers traditionnels dans les opéras classiques, l'orchestre est caché presque sous la scène, de manière à ce que le son des instruments soit directement mélangé à celui de la voix des chanteurs. Ces 11
  • 12. changements visent à une expérience la plus immersive possible dans l'œuvre. Gravure du Festspielhaus de Bayreuth et couverture du livret de l'opéra Parsifal Si la vision de Wagner est restée purement utopique, réalisée au sein de quelques opéras, son influence idéologique aura marqué des générations de créateurs à venir. Steve Dixon2 explique que la vision wagnérienne est centrale dans la filiation des performances numériques, de par l'utilisation du paradigme de la convergence des arts et du grand spectacle théâtral. Le multimédia est pour lui un méta-média qui embrasse une vision contemporaine de l'œuvre d'art totale, grâce au regroupement de tous les médias (photo, vidéo, texte...). Cependant la vision wagnérienne ne peut être considérée séparément de son contexte de trouble politique et sa monumentalité n'est pas nécessairement l'apanage de toutes les performances VJ ou œuvres d'arts numériques. Si les projections sur façades (voir annexes) semblent correspondre à cette idéologie, la manière dont sont considérés les différents arts entre eux peut diverger. Dans la vision wagnérienne tous les arts atteignent un idéal reproduisant la complexité parfaite de la vie, or le VJing s'inscrit comme un art non séparé de la vie de part ses héritages tels que les happenings et les performances fluxus (voir développement ultérieur). Par ailleurs le VJing ne regroupe pas toujours l'ensemble des arts, beaucoup de performances n'allient que vidéo et musique. Cependant l'attraction immersive des images en VJing est commune à l'immersion que souhaitait Wagner et l'on ne peut nier 2 Page 41, chapitre Wargner and the total artwork, in. Digital performance, a history of new media in theater, dance, performance art, ans installations, MIT press, 2007 12
  • 13. l'héritage fort qu'il a laissé au sein des arts, laissant dans son sillage une nuée d'artistes prolongeant l'idée d'œuvre d'art totale. L'heure de la nuit et L'heure du jour, de Philipp Otto Runge, dessins préparatoires au projet. Selon Marcella Lista3, l'œuvre inachevée du peintre Philipp Otto Runge synthétise la vision wagnérienne dans la fusion des arts et la vision romantique dans l'art comme fragment qui l'a initiée. Celui ci entreprit en 1802 de décrire le cycle des Heures du jour, réunissant peinture (par le biais de quatre panneaux, dont deux illustrés ci-dessus), poésie et musique au sein d'un édifice architectural conçu à cet effet. Cherchant à édifier un art du paysage autonome et complet devant dépasser toute formes d'expressions préexistantes, le projet fut voué à l'échec par son ambition disproportionnée, comme par la suite beaucoup d'artistes ayant fait des recherches dans ce domaine, qui nous parviendront par des schémas, dessins et ouvrages publiés, parfois prototypes, nous permettant de mieux comprendre l'ampleur des recherches dans ce domaine. Barranoff-Rossiné, Scriabine, Schönberg, Kandinsky, etc, porteront ces recherches à leur aboutissement, même dans leur œuvres ou projets de machines inachevées, inachèvements marqués par leurs archives - ou leur manque d'archives. En Russie, la théorie de Wagner est accueillie à travers la pensée de Schopenhauer par les symbolistes et prend un autre tournant. Sa Métaphysique de la musique est reprise 3 in. L'oeuvre d'art totale à la naissance des avant-gardes, par Marcella LISTA, 2007. 13
  • 14. dans une synthèse des arts où chaque forme artistique tend à converger vers la musique. Cette dernière prédomine aux autres arts dans une forme rituelle inspirée de l'Antiquité. L'écrivain Andreï Biely incarne ce courant de pensée dans son essai Les formes de l'art, radicalisant la thèse de Wagner. A la même époque en Russie, Viaceslav Ivanov puise dans les écrits de Nietzsche pour revisiter la vision Wagnérienne. Par la participation du public, le retour aux sources primitives et orgiaques ainsi que par le développement des actions du chœur et des danseurs, il vise à retrouver la nature originelle de l'homme. Tout comme Biely, il met en avant la supériorité de la musique sur les autres arts. Pour Biely tout comme pour Ivanov, il s'agit de convertir les arts de l'espace (peinture, danse...) en arts du temps (musique), idée aussi développée par le philosophe Vladimir Soloviev. Il s'opère une fusion entre le symbole et son sens spirituel. C'est dans la peinture de Mikolayus Konstantinas Ciurlionis et dans les symphonies visuelles de Scriabine que leur thèses trouveront la concrétisation d'un art synthétique. C'est sur ces bases de réflexion au sein de la notion l'œuvre d'art totale que l'abstraction naîtra, portée par Kandinsky et Malevitch. La forme peut prendre un sens spirituel profond à partir du moment où son intériorité est investie par le langage musical, dans cette vision. 1.2 La synesthésie et ses influences dans le prolongement de l'œuvre d'art totale Au XIXème siècle apparaissent les premières théories médicales sur la synesthésie et les différentes formes que peuvent prendre cette maladie étrange, elles trouveront un écho au sein du courant symboliste avec leur articulation au sein de l'œuvre d'art totale. Aussi appelée audition colorée à l'époque, la synesthésie est une maladie qui connaitrait deux causes : l'une psychologique et l'autre physiologique, où l'individu atteint subirait, lorsqu'un stimuli sensoriel arrive via un des cinq sens, une réponse involontaire par un autre sens pouvant prendre des formes diverses, telle que la vision sonore ou l'audition colorée. 14
  • 15. Les artistes auront tôt fait de s'approprier ce système de correspondances subjectives, par des œuvres recréant une synesthésie artificielle ou réellement destinées à provoquer des réactions de la part de personnes synesthètes, prolongeant les recherches précédentes de systèmes de correspondances entre sonore et visuel, initiées par Arcimboldo ou Louis Bertrand Castel. Comme eux, beaucoup d'artistes cherchant à concrétiser l'œuvre d'art totale laisseront des essais inachevés. Ils justifieront ces correspondances par des notions de vérité universelle au goût de positivisme scientifique ou au travers de la recherche d'une loi d'ordre divine du côté des sciences occultes, systématisant la synesthésie. Des projets de correspondances entre les arts seront envisagés dans tous les domaines artistiques avec l'expansion de l'idée de l'art total, non plus recherche d'une perfection de l'art comme dans la gesamtkunstwerk, mais d'une vision globale et utopique de l'homme au sein d'un environnement où tout serait art, ce qui lui apporterait le bonheur, comme avec les mouvements d'art nouveau, d'art déco et du début du Bauhaus en architecture. Ce n'est plus l'œuvre d'art totale mais l'art total qui prend place, bien que des créations rattachées à l'une comme à l'autre puissent coexister au sein d'une même époque. L'architecte Edmund George Lind crée un système de correspondances entre les couleurs de l'arc en ciel et la gamme diatonique en musique, non sans écrire un livre sur ses recherches entre musique et couleurs. Il laissera bon nombre d'architectures mais peu de traces d'expérimentations. Dans le sillage des Correspondances de Baudelaire, un exemple attaché à un lieu montre la recherche de mise en spectacle de la peinture, combinant odeurs, peinture et musique au sein du Théâtre d'art, lieu créé par Paul Fort en 1891. Cependant ce dernier sera fortement critiqué par le public et les artistes, de part la médiocre qualité des représentations, d'ailleurs il n'en restera pas trace, excepté au sein de publications de critiques. Autre publication, en 1902, Victor Segalen publie Les synesthésies de l'école Symboliste, posant les bases d'un art synesthétique où l'union des sensations élargit le champ des perceptions humaines, ainsi l'homme surpasserai la science à l'aide de ses 15
  • 16. sens subjectifs et en perpétuel progrès, idée qui sera reprise par les futuristes. Un nouvel art spectaculaire basé sur des projections chromatiques en mouvement, accompagnées ou non de musique naît avec les premiers films abstraits des futuristes Arnoldo et Bruno Ginanni-Corradini et du cubiste Léopold Survage, laissant des traces sur pellicule. L'époque est à la naissance de l'abstraction, et la fusion entre les arts n'est pas innocente dans ce changement. Le peintre Victor Borrissov-Moussatov propose une véritable relation de l'image à la musique qui tend à ce qui l'image puisse représenter la fluidité idéale de la musique par l'usage de la ligne. En ce sens, il précède les écrits de Kandinsky dans Point et ligne sur plan et la performance d'Hundertwasser aux beaux arts de Vienne où ce dernier a peint une ligne continue à travers toute l'école pendant plusieurs jours (voir annexe). Cette réflexion de la temporalité du visuel amène à des questions de notation musicale, et pour les symboles de la ligne et du point au Yi-king, le livre des mutations taoïste, recensant tous les changements possibles, se jouant ou prédisant par l'intervention du hasard, largement utilisé par John Cage dans son processus de composition musicale. Correspondances colorées et partition, dessin préparatoire d'Alexandre Scriabine pour Prométhée. En 1909, le compositeur Alexandre Scriabine se fait connaître pour sa création Prométhée, le poème du feu, puis pour sa grande œuvre inachevée, Le mystère. Il fait participer le public et aspire à une concordance des sens presque totale au sein de ses spectacles par le biais d'un système très précis de correspondances de couleurs et de notes inspiré par Louis Bertrand de Castel. Il puise dans la doctrine théosophique et 16
  • 17. met en application les idées synesthésiques pour créer ses œuvres, cependant en se limitant au départ au sonore et au visuel dans un travail de correspondances chromatiques, au début juste comme « résonateur psychologique », puis comme véritable recherche de liens entre notes et couleurs. Malheureusement l'orgue de lumière qu'il escomptait utiliser sur scène pour Prométhée et l'orgue à parfums destiné à la représentation du Mystère ne se présenteront pas faute de moyens et laisseront son idéal de concordance des arts inachevé. Resterons des partitions, écrits, croquis préparatoires, et l'orgue de lumière conçu après sa mort. Il laissera derrière lui une influence forte dans le domaine du sonore et du visuel qui inspirera de nombreux artistes, tel le compositeur Ivan Wyschnegradsky (1893-1979), avec un Projet pour un temple de lumière montrant des formes géométriques liées aux différentes tonalités de l'œuvre jouée ou encore l'architecte américain Claude Bragdon qui présente en 1916 un spectacle visuel et musical à partir de claviers mécaniques dans Cathedral without Walls. Après de nombreuses recherches, il crée en 1921 avec Thomas Wilfred le premier Clavilux (partie sur les machines audiovisuelles développée utlérieurement). Ils font tous deux partie du groupe des Prométhéens, disciples de Scriabine installés à Long Island cherchant à créer de nouveaux instruments jouant sur le mouvement et la couleur.Un autre groupe inspiré par Scriabine, nommé Prométhée, est créé par Bulat Galeyev. Il produira deux films, Prométhée (1965) et Mouvement perpétuel (1969). Le Clavilux en état de marche à gauche, avec Thomas Wilfried à droite Tout comme Scriabine, le peintre Kandinsky voit l'art total comme l'expression d'une spiritualité et subit l'influence du concept de Symphonie colorée, qu'il finira par 17
  • 18. abandonner après avoir atteint la maîtrise du langage non figuratif en peinture et écrit deux livres. Il réaffirme l'autarcie de la peinture et la possibilité de formes naissant et se construisant sans objet extérieur. Cependant l'œuvre d'art totale aura été un moyen d'atteindre une dimension spirituelle par la convergence de tous les arts et une quête d'élargissement au sein du langage pictural. Pourtant certains artistes contemporains comme Claude Melin s'attachent toujours à cette idée. Ses partitions inspirées du langage sonore hésitent entre écriture, dessin et partitions inventées sans qu'aucun système de correspondance particulier ne soit mis en place. Avec la fin des utopies des Avant-gardes, l'idée de la fusion des arts au sein d'une même unité portée par l'œuvre d'art totale tombe en désuétude, piétinée par Laszlo Mohol-Nagy dans Peinture Photographie Film qui préfigure l'intervention de l'art dans la vie en redonnant aux œuvres leur propre lois et propre spécificités selon leur médium: « Ce dont nous avons besoin n'est pas de l'œuvre d'art totale séparée du cours de la vie mais de la synthèse de tous les moments de la vie, elle même « œuvre totale » embrassant toute chose [...] Notre tâche principale devrait être à l'avenir de créer toute œuvre d'après ses propres lois et sa propre spécificité. Ce n'est pas en effaçant artificiellement les limites des différents domaines de créations pour les confondre que l'on fera apparaître l'unité de la vie. » Disant cela, il préfigure un tournant de l'art porté à son apothéose avec le geste de Duchamp et son célèbre urinoir, intégrant objets du quotidien à l'art. Si en VJing il ne s'agit pas d'objets du quotidien, il s'agit d'images, parfois vues dans les médias, parfois issues du quotidien d'un vidéaste. Et l'art du VJing se situe dans la vie par son contexte de représentation et par ses images et sons glanés, puis altérés. Il ne s'agit plus d'embrasser toutes choses, il s'agit d'affirmer un processus, une intention artistique au sein même de la vie. Les limites entre musique et images ne sont plus effacées, il s'agit plutôt d'établir une relation, une interaction entre l'un et l'autre, dans une approche improvisée, pouvant conserver des correspondances qui ne seront plus nécessairement des passages d'un art à un autre mais une résonance, une réaction au sein même de son propre matériau. Au sein de toutes ces démarches, émergent plusieurs manières de créer des liens entre 18
  • 19. le sonore et le visuel : des correspondances entre couleurs ou contrastes allant du noir au blanc reliées à des notes musicales à l'intérieur d'un système dont aucune exception n'est possible, des correspondances décidées arbitrairement entre formes, couleurs et notes musicales, des correspondances de couleurs et formes liées à un univers musical auquel nous n'avons pas accès – retranscrivant donc la musique par la peinture, cela vaut aussi pour images et musique et est réversible, des musiciens s'inspirant de peintures ou d'images pour composer ou interpréter une œuvre ont déjà été recensés, tout cela nous amenant à l'idée des partitions graphiques, représentant spatialement un art du temps, où l'image se bornerait à suivre chaque note, idée qui sera inversée avec l'apparition du cinématographe et largement utilisée au sein du mouvement lights and sounds, notamment par la fabrication de machines audiovisuelles. 1.3 Les instruments audiovisuels, une forme qui perdure dans le temps Parallèlement à l'influence de l'œuvre d'art totale sur les représentations in situ, des instruments audiovisuels sont créés par artistes, musiciens et ou chercheurs afin de compléter leurs spectacles combinant plusieurs arts, reprenant une idée déjà ancienne puisque le premier à instituer des images ou lumières mouvantes au sein d'une œuvre représentée sur scène fut Jacopo Peri, inventeur du premier opéra. A la même époque, l'ancêtre du projecteur de cinéma se profilait avec les lanternes magiques, permettant des performances visuelles improvisées où le geste, les images graphiques sur des thèmes triviaux et la narration avaient déjà pris place, ne manquant que l'aspect musical. La dimension nomade de ces objets était déjà présente, avec des spectacles ambulants par Thomas Walgenstein ou Carmontelle. Louis Betrand de Castel cherche de son côté à construire un clavecin oculaire, mais en vain, cependant il nous lèguera son Optique des couleurs, publié en 1740. Grâce aux instruments créés ou à leur recherches associées, nous pouvons remonter jusqu'à l'époque qui les a portés et sommes à même d'étudier leurs usages et place dans les interventions au sein des spectacles. Paradoxalement, s'il ne reste que peu de traces de certaines représentations qui ont porté ces instruments, il nous reste un détail précis des plans de construction de ces objets, quand ce n'est pas l'objet en lui même. Parfois, ces 19
  • 20. instruments sont juste un support de création qui entrent en jeu dans le processus d'un artiste, comme pour Ludwig Hirschfeld-Mack, étudiant au Bauhaus, construisant la machine «Farbenlicht-Spiel» en 1921, qui sera le support de projection servant à la réalisation de ses peintures, mais aussi un accompagnement visuel pour piano lors de performances en 1923. A la même époque, le peintre Baranoff-Rossiné présente son piano octophonique à Moscou, pendant que Laszlo Moholy-Nagy crée lui aussi au sein du Bauhaus le « Licht-Raum Modulator », sculpture jouant avec la lumière et aussi destinée à la scène. Alexander Laszlo construit en 1925 un appareil synchronisant lumière et musique. Il développe dans son livre Farblicht Musik un système de liens entre lumière et accords musicaux. Plus proche de nous, Brian Gysin propose de détendre son esprit avec la « dream machine », sortie du psychédélisme et présentée lors des Acid parties au alentours des années 60. Cette machine s'expérimente les yeux fermés et est aujourd'hui encore utilisée lors de concerts. Ces machines peuvent être comparées à un équivalent ancien des formes colorées aléatoirement et se mouvant en fonction de l'onde sonore que l'on peut voir au sein des logiciels qui permettent d'écouter de la musique, cependant le mouvement qui a animé la construction de ces machines et abouti à la production de films, peintures ou représentations issues de celles-ci peut se résumer au mouvement appelé Lights and sounds, rassemblant comme le Vjing divers profils de créateurs et d'intentions, prolongeant les recherches de correspondances entre le sonore et le visuel. 1.4 Cinématographe et VJing, du montage au mixage Avec l'arrivée du cinématographe en 1895, les liens entre sonore et visuel prennent de l'ampleur. La chronophotographie puis le cinéma s'établissent au sein des arts reproductibles, engendrant un changement de statut dans les arts en opposition avec la peinture et la sculpture, basés sur la rareté et l'originalité de l'objet. L'image est reproductible, peut importe l'original. En Vjing, on inverse cette tendance, l'image « récupère » une aura de part son assemblage au sein d'une construction visuelle et 20
  • 21. sémantique qui ne peut jamais être la même – singulière - (mais intégrée au sein d'une sérialité par le nombre de performances répétées, donc récupérant sa reproductibilité de par la répétition), ainsi qu'au sein d'une composition sonore elle aussi mouvante. Cette position d'un aura appliqué à un art reproductible, induite par le temps réel et l'improvisation peut être vue comme moderniste, cependant son inclusion forte au sein de son temps par les conditions de sa représentation, son contexte et ses images ne peut que faire du Vjing un art issu de son époque, un post-post-modernisme contemporain. Photographies issues de la performance Exploding Plastic Inevitable Si le Vjing avait déjà lieu avec des diapositives et l'arrivée des premières caméras vidéos dans les années 60 avec les performances multimédias organisées par Andy Warhol et le Velvet Underground, The Exploding Plastic Inevitable ou encore avec les Pinks Floyds, premier groupe musical audiovisuel, et leur lights shows inclus dans leurs concerts, nous émettons l'hypothèse qu'il était aussi possible de faire des performances en temps réel avec le support pellicule, avec plus de difficultés probablement, cela a eu lieu mais ne s'est pas développé en dehors du cinéma expérimental4 car les conditions de son émergence n'étaient pas encore là, bien que Gene Youngblood ait écrit dès 1970 Expanded cinema, préfigurant l'intervention du média vidéo dans l'espace public, ou que des expériences de participation du public à l'histoire aient été réalisées en cinéma avec le Kino-Automat5 (Présenté au pavillon 4 Cf. les performances de Klonaris et Thomadakis. 5 De cette expérience on notera que les nombreuses sources retiennent le dispositif mais 21
  • 22. Tchèque de Montréal en 1967, le Kino-Automat est considéré comme la première expérience de cinéma interactif, avec des boutons sur les sièges de chaque spectateur permettant de choisir entre deux suites possibles à l'histoire, avec l'intervention d'une performeuse cinq fois durant le film). Par ailleurs, le fonctionnement du cinéma et celui du Vjing sont intrinsèquement différents . Le cinéma est un art basé sur un montage final qui ne changera plus une fois terminé, et basé sur une narration. Le Vjing possède la liberté d'effectuer le montage de mêmes images à chaque fois différemment au sein de la même performance ou à chaque représentation par l'utilisation d'une base de donnée d'images, avec la possibilité de passer de la narration à la non narration, de la vidéo au dessin et à la 3D de manière libre, jonglant entre les genres ou prônant justement l'absence de genre. Pourtant, le Vjing renoue avec des questionnements ayant eu lieu aux débuts du cinématographe, avec la relation de supériorité ou non de l'image sur la musique, l'établissement des codes de la narration, du rythme visuel, etc. Le cinéma muet établit une relation privilégiée entre musique improvisée et images montée. Au fur et à mesure que la grammaire cinématographique s'installe, la musique se fait illustrative, entièrement dominée par la narration des images. Des liens pourraient être établis au sein du cinéma muet entre les codes colorés attribués à certains genre de scènes et les morceaux joués par les orchestres au moment de la projection, cependant trop peu de partitions dédiées aux films muets ont survécu au temps pour en certifier. Une version contemporaine appelée cinémix consiste à resonoriser un film muet avec une bande son qu'il n'avait pas à l'origine, tel le film Three ages sonorisé par le musicien Jeff Mills. Dans certaines version avec VJing, l'ordre des séquences est modifié selon la volonté du vidéaste, créant une nouvelle narration à l'intérieur d'une histoire déjà établie, questionnant son sens originel, lorsque il ne s'agit pas d'une performance uniquement basée sur des scènes de films différents. Ralenti, pauses, silences dans l'image et dans le son nous font réfléchir sur le matériau, sur la vision contemporaine de cette époque passée, etc. Nous pouvons nous demander si l'archivage du processus est possible, si la conservation d'une performance issue d'un film modifié constitue en soi la trace de ce processus. s'abstiennent de parler du résultat que le film a pu donner, comme si l'innovation du dispositif se suffisait à elle-même, peut importe le résultat escompté. 22
  • 23. Parallèlement à l'émergence du cinéma narratif, ce média est aussi utilisé par les artistes des arts picturaux et des chercheurs, les recherches d'abstraction cinématographiques de l'époque avec Len Lye, Oskar Fischinger, Mary Ellen Bute puis Norman Mc Laren montrent des recherches de synchromies, d'images et de formes lumineuses en rythme avec la musique presque en même temps que perdurent les débats sur l'art total au sein des autres arts (art déco, dadaïsme, futurisme, etc). Ces recherches donneront naissance au courant de l'art vidéo, du dessin animé et du film expérimental, en marge des institutions et du cinéma, tout comme le Vjing. C'est une discipline visuellement très proche du Vjing dans ses formes les plus expérimentales, de part sa liberté visuelle (pas de codes ou de règles pour filmer comme en cinéma), proche de l'art vidéo, qui partage cette caractéristique. Le Vjing et l'art vidéo sont d'autant plus proches qu'ils utilisent le même outil, la vidéo numérique ou analogique Nam Jun Paik, les Vasulkas, Bill Viola ou Jeffrey Shaw retrancheront ce média dans ses limites physiques et spatiotemporelles.. Tout comme le Vjing, cette discipline n'hésite pas à utiliser des images préexistantes, à modifier sous-titres, voix, utilisant effets, situations ou actions en concordance avec la démarche et le sens induits par l'artiste. Cependant elle est pleinement reconnue par le milieu de l'art contemporain et participe à son marché, au contraire du cinéma expérimental qui se voit méconnu du cinéma dominant. Cependant les débuts du cinéma révèlent aussi des formes plus libres, entre 1932 et 1933, Alexandre Medvedkine invente la forme du ciné train, ou kinopoezd en URSS. Utopie itinérante réalisée qui n'aura pas duré plus de 294 jours, il s'agit d'un train comprenant laboratoire, salle de montage et moyens de projections. Cette forme n'est pas musicale, mais elle illustre une méthode du filmer-monter en un ou deux jours qui ressemble à un ancêtre du temps réel6 . De plus, le nomadisme induit par le chemin de fer est similaire à la réappropriation de l'espace parfois pratiquée en Vjing. La portée révolutionnaire et documentaire de ce projet se retrouve aussi dans des formes de Vjing militant (projections illégales, Vjing d'images documentaires d'ouvriers...) héritant du mouvement de ciné-action ou cinéma-vérité, cherchant l'objectivité des faits. 6 Proche de la possibilité de directement montrer ce qui est filmé. 23
  • 24. Hervé Bazin postule que le cinéma est l'art le plus proche de la réalité, de part la captation de fragments de celle-ci, à l'inverse des arts plastiques dont le but inavouable serait de dépeindre des objets du réel afin d'en garder une trace qui dépasserait l'existence de son créateur dans un processus d'embaumement issu d'un complexe mental de pulsion de dépassement de la mort. Cependant les arts plastiques ne cherchent pas nécessairement à dépeindre un double du monde, d'autant plus que depuis ils se sont fondus au monde, créant une frontière imperceptible entre objets du réel et réalité, entre art et non-art. Par ailleurs, le Vjing ne se situe pas dans une recherche d'illusion de la réalité mais comme un point de vue subjectif et artistique sur ou par le biais des images parfois réalistes (webcams, téléphones portables, vidéos...) ou au contraire tenant des partis pris formels assumés (pixels, flou général, effets...) participant à la production du sens qu'il offre à la vision du spectateur, par la base d'images connues ou totalement nouvelles, tout comme en art vidéo. Ceci d'autant plus que le Vjing fonctionne rarement avec l'aide d'une production, il s'agit plutôt de démarches individuelles, associatives ou au sein de collectifs informels, l'excluant des industries culturelles dominantes, pour le moment. Plus encore, si le cinéma narratif trouve son archivage facilité par son support fixe, d'un temps standardisé selon qu'il soit court, moyen ou long métrage, le VJ ne peut enregistrer directement ce qu'il effectue de par la complexité de ses gestes et choix au sein d'une base de donnée. Son temps de performance peut durer de quelques minutes à une nuit entière voire plus (au détriment de la qualité probablement). Dans ce cas là, faut il conserver toute la base de donnée, juste l'écran lors de la performance, tout le temps de la performance? 1.5 Images immatérielles et matériaux réels : performance et interactivité issue des arts numériques L'utilisation d'une base de donnée de vidéos et du temps réel relie le Vjing aux arts numériques ou à l'art vidéo bien plus qu'au cinéma. Beaucoup d'installations d'arts numériques fonctionnent sur un choix aléatoire d'images, sur leur accumulation et leur 24
  • 25. absence de liens créant des associations d'idées dignes d'Internet7. Dick Higgins utilise trois catégories pour qualifier les œuvres mélangeant plusieurs médias : intermedias, mixed medias et multimedias. Le Vjing se place la plupart du temps dans les intermedias, de par son lien entre l'art et la vie dans le décloisonnement des arts, non plus dans un double de la vie comme dans l'œuvre d'art totale mais en elle même, bien que selon les performances cela puisse changer. La relation La liberté, parfois l'esthétique du bug et des dysfonctionnements (dans une esthétique du Glitch par exemple) sont utilisés comme dans les performances net.art8. Des références aux jeux vidéos, à l'univers des mangas et à la culture populaire peuvent être faites, brassant le flux d'images ininterrompues de notre quotidien lié à la mondialisation, afin d'en tirer un sens parfois proche du non-sens, cherchant à réintégrer une vision personnelle, non formatée et différente de ces images produites pour vendre du rêve passif. Cette performance est comme une réponse d'humain face à un flot inhumain cherchant à formater son vécu à base de clichés, permettant au spectateur de redevenir actif par l'usage de la performance, de se relever de son fauteuil (beaucoup de performances voient leur public et les performeurs se tenir debout). tleesioivn par Kro de la Bestiole, la télécommande se situe hors champ, dans le public. Une fois levé, le spectateur peut venir intégrer des performances où il est pris en 7 Cf. l'installation Manège de Claude Closky. 8 Cf la performance de Jodi à Mal au pixel 2009 où il est possible d'observer une série d'accumulations de vidéos ouvertes en même temps et sur un même thème, qui font se retrancher l'ordinateur aux limites de ses capacités, voir l'annexe. 25
  • 26. compte de manière interactive, comme dans la performance tleesioivn par Kro de la Bestiole où le public est invité à zapper du flux télévisuel par le biais d'une télécommande, pendant que l'artiste modifie le son et l'image de la source (télé)visuelle, à coups de coupes nettes pour le son, intégrant silences, voix et breakcore intermittent ainsi que de bugs visuels, créant une poésie hachée issue du chaos revisitant un média télévisuel devenu décadent. La réinsertion du spectateur dans une copie projetée du dispositif télévisuel le place dans un contexte d'usage familier par le biais du zapping, mais les modifications des flux sonores et visuels insérées progressivement amènent le spectateur à ressentir une inquiétante étrangeté, partagée par le fait de devoir prêter une télécommande à d'autres inconnus, et dont il rend les autres spectateurs passifs lors de son errance au sein des chaînes, se mettant alors à la place de celui qui décide de ce que l'on va montrer tout en subissant les choix de ce qui est montré par les chaînes télévisuelles. Images de l'installation Cocoon, festival Vision'R 2010. Ou bien il peut assister à des performances immersives, comme dans l'exemple de Cocoon par Urbrain, Ilona & Philo présentée lors du festival Vision'R 2010, où le spectateur est amené à s'allonger sur un tapis vibrant en fonction de la musique, mi- électronique mi-acoustique par l'usage de bols tibétains, et assiste à des images de la vue subjective que pourrai avoir un cocon, inspirée de Microcosmos et des planches d'acupuncture, projetée sur une grande alcôve de tissu pendant qu'une chanteuse berce les spectateurs d'onomatopées et que des huiles essentielles parfument l'espace. Ce type de performance se situe à la limite de l'installation. Dans ce cas là l'image ne 26
  • 27. peux expliquer la fonction du tapis vibrant, par exemple, et nécessite explications, il en est de même pour l'ambiance parfumée. Cette performance renoue avec les expérimentations immersives dans les arts numériques tout autant qu'avec une forme contemporaine de revisitation de l'art total par des liens à la relaxation, à un renouement avec la lenteur à contrepied d'une époque surmenée. 27
  • 28. II. Émergence du Vjing au sein d'une culture numérique et musicale: de la TAZ à Internet 2.1 Industrie du vidéoclip et le Vjing, deux cousins germains se retrouvant au repas de famille de la musique Parallèlement au développement des arts numériques, le vidéoclip comme forme populaire a probablement contribué à l'émergence du Vjing, apparaissant avec la chaîne MTV en 1982. Cependant ces formes sont différentes même si elles partagent des caractéristiques communes, telles que leurs ressemblances visuelles (liens entre le sonore et le visuel de dissonances, rythme, surdécoupage dans le montage, utilisation d'effets visuels rajoutés à l'image d'origine,etc), leur liberté d'expression avec parfois une absence de narration et des images sans tabou ou sur le mode du voyage ou de la contemplation leur permettent d'être confondues par les non initiés. D'ailleurs beaucoup de Vjs comme le duo Hextatic réalisent des clips vidéos, contribuant à perpétuer la confusion. D'une part, il convient de différencier VJing des clips vidéos, car si le VJing est une pratique live s'établissant dans la durée où le montage s'effectue en temps réel avec les possibilités d'erreurs ou de trouvailles fabuleuses liées à l'improvisation- le tout projeté en plein air-, le clip est une pratique télévisuelle qui se montre dans l'accumulation- les clips défilent les uns à la suite des autres-, montée et de durée courte, il est un produit issu des maisons de disques et donc correspond à une méthode de vente du morceau musical où le réalisateur n'est souvent même pas nommé, bien que pour le public il s'agisse de plus que de la promotion, l'image véhiculant une identité du groupe, alors que le Vjing se veut tout aussi important que la musique, et si les Vjs gardent aussi l'anonymat, ils escomptent bien établir un point de vue, une force artistique, un processus non alignés sur les standards de l'industrie (comme l'utilisation d'images non libres de droits) et surtout non récupérables par celle-ci puisqu'en dehors de ses réseaux dominants (MTV, chaînes de télévision musicales...) pour ses formes de diffusions les plus autonomes, dans les cas du festival et de la projection dans l'espace public. Ses formes plus commerciales telles que le Vjing de club se placent dans une 28
  • 29. même mouvance que le clip, malgré les différences intrinsèques à leur pratiques. Par ailleurs, le VJing contredit la vision adornienne prônant que la musique populaire ne pourrait être qu'un produit de l'industrie. A la fois, le mouvement des musiques électroniques recrée une élite et une communauté d'amateurs éclairés de part ses réseaux de diffusion bien particuliers et à la fois s'est démocratisé et a été récupéré dans des ersatz industriels (musique en clubs, passages à la télévision, fêtes à vocation commerciale...). Cependant il est fort possible d'imaginer qu'au départ le clip ait pu influencer les futurs VJs à faire naitre (ou renaitre) cette pratique au sein des musiques électroniques, puisque nous ne connaissons pas à ce jour l'inventeur du Vjing et la question ne se pose pas puisqu'il s'agit d'une volonté de retrait de la part des Vjs (un parti pris politique), d'un échappement au traçage, en accord avec le mouvement des musiques électroniques. 2.2 Les musiques électroniques, un lien fraternel au Vjing par similarité gémellaire Afin de mieux comprendre les liens entre musiques électroniques 9 et Vjing, il faut en revenir à l'émergence de celles-ci, car elles ont contribué à faire connaître et diffuser le Vjing depuis leur naissance dans une version populaire à la fin des années 80, de part les nombreuses caractéristiques communes et complémentarités entre le ces deux domaines, et si l'apparition de la vidéo vient à point nommé compléter les musiques électroniques, c'est peut-être parce que la machine ne laisse rien apparaître de comment elle crée et modifie le signal pour le transformer en son, au contraire d'instruments de musiques où les gestes du musicien sont directement à l'origine de la transformation en ondes sonores et donnent au spectateur quelque chose à voir lors d'une représentation. La plupart du temps en musiques électroniques il y a un manque scénique, étant donné que tout se passe derrière un ordinateur ou des platines vinyle. Par ailleurs, une certaine part des DJs revendiquent l'anonymat de leur personne (par l'usage de pseudonymes 9 Cf. La techno, Guillaume BARA, Librio, 2001. 29
  • 30. parfois multiples, parfois de masques ou de costumes...), et l'image devient l'élément captivant qui empêche et parasite le transfert à la personnalité du créateur sur scène, apportant par sa diversion une plus-value et une autre dimension à l'univers musical, d'autant plus que l'élément musical au sein du mix improvisé, pratique spécifique à la techno tout comme à l'improvisation en Jazz, se révèle le support d'une transe, dont les auditeurs cherchent à repousser les limites en terme d'écoute (musique très forte) et de durée (les raves peuvent durer jusqu'à plusieurs jours). Cette idée de transe et d'immersion se retrouve dans la présence de plusieurs arts communiquant plus ou moins entre eux, mais pas dans la perspective d'atteindre ou de retranscrire le tout de la vie, plutôt dans un rassemblement catharctique autour de la musique et des images, cherchant l'extrême, le rite de passage ou la rupture avec le quotidien plutôt qu'un double parfait de la vie, avec un public lié à une performance : sans public, pas de fête, pas de live audiovisuel, perpétuant l'utopie d'un art en réseau. Cependant il s'agit de fêtes muettes, où le principal intérêt est la synesthésie comme support d'une trance, rassemblant un public très varié, mais cela ne signifie pas que ce public communique, il communie seulement avec la musique et les images qui lui sont proposées, dans une extase plus ou moins mortifère, dans un oubli de soi au sein d'une communauté utopique se voulant tribale. 2.3 La machine comme support essentiel de création artistique et de réappropriation du monde Critique et paradoxalement usage d'une technologie mortière sont le point de jonction essentiel entre les musiques électroniques et le Vjing, par de nombreuses similarités liées à leur dispositif technique et son fonctionnement (machines analogiques et numériques, logiciels en temps réel, opacités des pistes, boucles...). En effet, les musiques électroniques sont un genre musical lié à l'évolution des machines et de la technologie tout comme le Vjing et les arts numériques. Ces deux domaines peuvent puiser historiquement dans des références artistiques allant jusqu'aux avant- 30
  • 31. gardes et liées à une vision globale des arts ainsi que de la technologie, réveillant l'ancien démon qu'est l'œuvre d'art totale. Depuis le début du XXème siècle, la considération de l'Homme envers les machines a évolué différemment au sein des arts. Suivant l'idéologie du XIXème siècle que le progrès apporterait le bonheur et faciliterait l'existence, les futuristes prônent l'apologie du modernisme et de la vitesse et voient la technologie sous un œil positif. Ce sont les premiers à considérer l'utilisation des bruits de machines comme de la musique avec les travaux de Russolo et Pratella, mais dans une dimension d'apologie de la machine et du chaos. Russolo dans L'art des bruits explique: « La vie antique ne fut que silence. C'est au dix-neuvième siècle seulement, avec l'invention des machines, que naquit le bruit. [...]Aujourd'hui l'art musical recherche les amalgames des sons les plus dissonants, les plus étranges et les plus stridents. Nous nous approchons ainsi du son-bruit. CETTE EVOLUTION DE LA MACHINE EST PARALLELE A LA MULTIPLICATION GRANDISSANTE DES MACHINES qui participent au travail humain. » Ainsi il considère le bruit comme un nouveau médium musical en liaison avec la machine, dans un projet global, à la fois littéraire, esthétique, musical et sociétal. Son apologie de la technologie va jusqu'à la construction de machines musicales en collaboration avec le peintre Ugo Piatti qu'ils présenteront le 2 juin 1913 au théâtre Storchi de Modène. Ils fondent sans le savoir l'ancêtre de la techno, suivis par les mouvements de musique concrète, GRM ou encore par les dadaïstes. Deux guerres et quelques temps plus tard, l'industrialisation s'est imposée comme le modèle dominant et décline, fermant usines et délocalisant à tout va. L'homme n'a plus la foi en la machine qui peut faire le travail à sa place ou le rendre esclave de son propre rythme effréné. A Detroit, l'usine Général Motors ferme définitivement, laissant sa population dans la misère. Derrick May, Kevin Saunderson ou Juan Atkins créent la techno aux alentours des années 1987 pour se réapproprier à des fins créatives les machines qui ont exploité les générations autour d'eux et modifié profondément le paysage de leur quotidien. « On a été amenés à créer cette musique inconsciemment, expliquera plus 31
  • 32. tard Derrick May. On a pris l'idée des machines et on a créé nos propres sons. Tous ces sons provenaient de l'univers de la mécanique, de l'industrie, des machines, de l'électronique. De l'environnement qui nous a crée, en quelque sorte. » En effet, la musique techno pour sa création nécessite l'utilisation de machines (analogiques ou numériques) et reprend l'esthétique sonore de l'usine (le fameux boum boum binaire et répétitif) et sa diffusion s'est beaucoup effectuée au sein des usines abandonnées avec les raves parties. De ce fait, ce qui fut une perte pour la ville et ses habitants au départ a permis a ces Djs et musiciens d'accéder à une certaine notoriété, amenant Détroit à devenir la capitale d'un certain genre de techno, promulgué par le label Underground Résistance. Il s'agit d'un mouvement culturel et musical qui va se répandre aux zones désindustrialisées du monde entier 10 avec plus ou moins de réussite et de dérivation musicales, ce qui n'est pas propre au Vjing, celui-ci se contentant plutôt de suivre les évolutions de la musique Techno et d'en porter les mêmes caractéristiques plutôt que de suivre un courant, il est porté par des personnalités plus ou moins singulières et oppose dans ce que l'on pourrait appeler des catégories de Vjing à des similarités au sein de dispositifs et/ou de genres d'images sans nécessairement établir de mouvement globaux à l'intérieur du Vjing. Après la réappropriation des machines par l'Homme dans une société où la technologie et les industries prennent une part de plus en plus importante dans nos vies (cf l'informatique ubiquitaire), les musiciens et fêtards et VJs se réapproprient les lieux et non-lieux de la désindustrialisation avec les frees parties et raves, poursuivant une utopie de liberté à travers l'idéologie d'Hakim Bey avec son concept de Zones Autonomes Temporaires: « La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre l'État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d'imagination) puis se dissout, avant que l'État ne l'écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l'espace. » Cette tentative d'échapper au quotidien pour détourner ou investir des lieux abandonnés 10 Cf Guillaume Bara :« En Europe, ce n'est pas un hasard si la techno va d'abord s'implanter dans le nord de l'Angleterre, de la France, en Belgique[...] Toutes des régions en pleine mutation, frappées par la désindustrialisation... », in. La techno. 32
  • 33. ou non prévus à cet effet peut se voir comme une recherche de liberté et comme un renouement avec des rites de passages (avec la transgression, l'interdit...), ou un renouement avec la nature dans une société fortement technicisée. Nous pouvons aussi y voir un lien avec les rites dionysiaques ou païens dans un besoin de sortir du quotidien afin de procéder à la catharcis, exutoire permis par par la performance synesthésique et de renouer, en théorie, avec une communauté basée sur l'intérêt musical et visuel le temps d'une nuit, indépendamment des questions de classes sociales. La TAZ, tout comme les happenings ou events Fluxus, ne peut exister sans la présence de personnes y participant. Cette dimension humaine est particulièrement importante car elle est la condition à l'évènement. C'est aussi le cas des situationnistes et des mouvements comme ceux de Reclaim the streets qui cherchent à réinvestir un espace public de plus en plus privatisé. Il s'agit aussi d'un engagement de faire la fête quasi gratuitement à l'air libre, avec des artistes proposant des performances aux contenus hors catégories, parfois aussi formatées par cet hors catégorie devenu norme, lorsque rares sont les endroits pour échanger et s'amuser sans devoir consommer, assister à des performances musicales aux standards des industries et s'enfermer. Et si la performance se réalise en dehors de toute institution, c'est parce que la liberté permise peut aboutir à des résultats bien plus intéressants, en se frottant au monde réel, c'est ce que nous explique Paul Ardenne dans Un art contextuel. Il illustre très bien la manière dont ces formes d'art sont récupérées par les institutions et à la fois pourchassées par les pouvoirs publics: « Non pérennité, non-programmation des formes d'art public: leur destin est de l'ordre du surgissement, et leur durée de vie des plus brève. Activiste volatil, l'art public non programmé suscite l'acquiescement ou l'ire des pouvoirs publics, qui laissent faire ou interdisent selon les rapports de force du moment. Ou encore récupèrent à bon compte cet art d'insoumission qui leur permet de faire valoir en place publique leur goût du « subversif ». ». Ainsi nous pouvons faire un parallèle entre l'époque révolue des frees parties et l'art contextuel (Paul Ardenne y inclut le graffiti, les processions, les installations éphémères...) qui, si elles sont des pratiques fortement appréciées du public car à l'initiative d'un semblant de lien social et créant une discontinuité dans le quotidien, 33
  • 34. sont vues d'un œil négatif par les politiques 11 et à la fois récupérées par les institutions culturelles12 par la création de fêtes légales, appelées « sarkovals » dans le jargon; enfin récupérées aussi bien par un mercantilisme basique, annihilant toute revendication subversive, que par des méthodes de marketing en mal d'inventions. Ainsi l'engagement du mouvement techno aura fortement influencé la pratique du Vjing par son expression dans un contexte de plein air et insufflé à celle-ci un vent subversif avant de se faire récupérer, archiver, précédée par une frange moins extrême des musiques électroniques. La réappropriation de l'espace, même si elle ne se revendique pas comme politique est un acte engagé, poussant à son paroxysme la logique de réappropriation de la technique par un « retour aux sources », appelant l'éternel débat entre la nature et la culture dans lequel serait tiraillé l'Homme, allant à l'encontre d'une économie qui fragmente l'espace public et d'une technique nous ôtant tout besoin de déplacement, puisque nous somme reliés d'un bout à l'autre de la terre avec Internet. Acte engagé car à la fois forcé par la difficulté d'organiser des évènements musicaux indépendants face à un état et des communes réticentes aussi bien que par la volonté de se mettre hors de portée du star system et des réseaux dominants de l'industrie culturelle, tout en portant sur eux un discours critique par la réutilisation de leur « produits » par l'utilisation du sample et du recyclage. 11Cf. l'amendement Mariani en 2001 visant directement les frees-parties en France. 12 Pour cautionner des politiques locales interventionnistes, selon Paul Ardenne, in. Un art contextuel. 34
  • 35. Partie II Dispositifs, contextes et matériaux face à l'archive 2.1 L'enregistrement comme représentation d'un processus mnémonique ou comme monstration d'un stockage de données? L'émergence des techniques reproductibles telles que la photographie, le film, la vidéo et le son ont permis dès le début, la réutilisation et modification des contenus par l'usage de la copie de l'œuvre. Au départ était le found footage (récupération de films jetés ou non utilisés), ont suivi avec la vidéo le sampling, pratique déjà largement utilisée en musique, facilitée par l'usage de l'informatique musicale. Il s'agit d'extraire un morceau (parfois infime d'une microseconde) d'une production sonore ou visuelle déjà existante et de l'assembler et le modifier à sa guise afin d'en constituer une part d'une autre œuvre indépendamment du contexte originel de production de cet extrait. Cette pratique est tolérée du moment que le passage est court et non reconnaissable, cependant la question du droit d'auteur dans cette méthode de travail est sujet à de nombreux conflits lorsqu'il s'agit d'œuvres connues. Elle s'inscrit dans une tendance post-moderne de recyclage, de parodie et de citation très largement utilisée et répandue sur Internet, créant dans les domaines artistiques de la musique et de l'image des assemblages inédits par le rythme, la mélodie, les découpages, collages, dissonances... Elle trouve probablement son origine dans les industries culturelles qui ont considéré les œuvres musicales ou filmiques comme des produits jetables1, qu'à force les artistes ont choisi de réutiliser pour aller jusqu'au bout de cette logique et la dénoncer. Considérer qu'une œuvre puisse être jetable, c'est considérer uniquement l'aspect de mode et de consommation de celle-ci. Or, une œuvre, même passée de mode, peut toujours toucher les personnes qui seront amenées 1 Les films des grosses industries, une fois passés au cinéma étaient récupérés pour le celluloïd qu'ils contenaient, permettant de faire des objets de la vie courante. 35
  • 36. à la voir, sa portée peut dépasser la dimension temporelle. Cécile Fontaine dans Monter/sampler, l'échantillonage généralisé nous explique que « La réappropriation est une tentative de neutraliser un lieu, une œuvre aliénante ». Nous allons plus loin en étayant qu'il s'agit aussi d'un moyen de questionner un matériau sonore ou visuel, son origine, l'intention qui a pu avoir lieu avant sa production, et même trouver un sens dont son auteur était inconscient afin de nous positionner par rapport à des œuvres ou produits audiovisuels par des industries, et des médias et des dispositifs de loisirs. Il s'agit aussi de se questionner sur notre rapport à ce matériau extérieur à nous, sur comment nous l'intégrons ou le rejetons au travers de notre vision du monde. L'artiste compositeur Herbert ou le duo Coldcut en sont des exemples parlants. Le premier connu pour son engagement a créé un album entier sur des pistes sonores composées de bruits provenant uniquement de grandes enseignes de la restauration rapides ou de destruction de CDs, tandis que les deuxièmes ont pratiqué le mash up, consistant à mélanger deux mélodies différentes issues de morceaux connus pour arriver à un hybride hors la loi pouvant lui aussi devenir un tube, paradoxalement. En vidéo, les performeurs utilisant uniquement des images récupérées peuvent se retrouver chez Hextatic, Kro de la bestiole, Tasman Richardson, Rko... Avec la pratique du DJing, le mélange de plusieurs morceaux est devenu une norme; la rupture ou le silence deviennent l'élément perturbateur dans une pratique de mix où la particularité est le temps long, la transition et l'élaboration d'un autre morceau à partir du mélange de plusieurs passages de morceaux. Cependant le VJ ne peut être comparé au DJ, car bien des cas de figures montrent des veejays travailler avec les matériaux qu'ils ont créé ou travaillent à partir de logiques différentes du seul mélange de plusieurs sources. La pratique du mix reliant des éléments hétérogènes dans un temps long peut se voir comme un reflet d'une époque contemporaine où des expériences singulières sans rapport les unes avec les autres tout autant que l'embrassement d'engagements idéologiques allant à l'encontre d'actions consommatrices quotidiennes peuvent coexister sans problèmes. C'est l'époque de la cohabitation des paradoxes, comme le prône Gilles Lipovetsky dans son livre L'ère du vide, où il évoque cette perte 36
  • 37. des repères à l'époque contemporaine où les individus sont devenus fragiles au sein d'une société régressive. Le Vjing utilise aussi les procédés du sampling et du mix. Le remix 1 est considéré comme une pratique montée. N'étant pas en temps réel, il ne fait pas partie du Vjing 2 même si des VJ peuvent s'adonner à cette pratique, tout comme les musiciens peuvent créer des œuvres musicales et avoir une activité de réinterprétation ou de mix (parfois avec des titres d'autres artistes) de leur morceaux en live. Cette pratique questionne l'authenticité des traces par leur remise en question, et démontre un parti pris de fin du mythe de l'originalité chez l'artiste. Dans le cas de samples d'archives, l'archive est considérée comme un gage d'authenticité non vérifiable, elle bénéficie d'une reconnaissance par l'autorité que représente le lieu d'archive, qui amène l'artiste à questionner cette relation de reconnaissance. L'archive qui échappe au questionnement artistique échappe à la possibilité de revivre, d'être valorisée. Elle devient amnésie et non plus mémoire. Cependant ce modèle dominant de mix au sein de la pratique VJ est devenu une norme avec l'utilisation des logiciels, dont la plupart fonctionnent sur le principe de boucle, la plupart du temps utilisé avec des contrôleurs analogiques, fonctionnant sur la norme du signal midi. Certains artistes faisant ce constat se sont impliqués dans la recherche et création de nouveaux outils afin de trouver de nouvelles manières de faire, de penser et de servir le sens de leur performances audiovisuelles par le biais de la programmation et du circuit-bending, pratiqués autant en musique qu'en vidéo. On peut établir la même comparaison entre des artistes concernés par les outils qu'ils utilisent et ceux qui se contentent de choisir ceux mis à leur disposition dans le commerce avec le domaine de la peinture. Il y a les artistes qui créent leur propres pinceaux, pigments, châssis et ceux qui utilisent des outils déjà prêts. Cependant ce qui domine au sein d'une œuvre réside dans le sens, dans ce qui est donné à voir (et à imaginer) et dans le processus et comment ces outils servent et s'intègrent au sein de 1 Le remix est la reprise d'un morceau préexistant (avec ou sans consentement de l'artiste) et sa réinterprétation ou reconstruction dans son intégralité par un autre artiste avec son propre vocabulaire. 2 Même si des pratiques qui ne sont pas en temps réel peuvent aussi faire partie du Vjing, à partir du moment où un élément est intégré en temps réel. 37
  • 38. Outils utilisés par les artistes programmeurs : carte Arduino et logiciel Max Msp & Jitter à droite. l'œuvre. Il en est de même pour le dispositif VJ, où les outils sont montrés au public et participent de ce qui est donné à voir; ils induisent une esthétique du câble et de la technique, malgré elle. L'ordinateur a permis une diffusion à grande échelle de toutes sortes de contenus (du discours politique aux vidéos amateur...), brassant les fluxs sans hiérarchie, faisant se côtoyer le sérieux au trivial, mais permettant aussi aux artistes de créer des réseaux de diffusion parallèles aux fonctionnements culturels dominants. La possibilité de récupérer ces contenus et de les réutiliser et de rediffuser le contenu modifié est bien plus grande grâce aux réseaux sociaux et aux sites de partage de contenus (Cf. Youtube ou Flickr). Cependant ces contenus tendent aussi à une certaine uniformisation de part leur modes de classements et leur diffusion. 2.2 Dispositif et liberté de création: La technique comme contrainte idéologique au sein des performances Au palmarès des outils du VJ contemporain nous trouvons l'ordinateur, la caméra, l'écran, le vidéo projecteur, les lecteurs DVD, les contrôleurs midi, les mixeurs vidéo, etc, bien que nous pouvons trouver sur scène (lorsqu'il y en a une) attirail de musicien (instruments, chanteur, etc) tables lumineuses, rétro/projecteurs (ou super8, projecteur de diapositives...), écrans de télévision, aquariums, structures montées, consoles de 38
  • 39. jeux ou jouets... Tous ces outils s'insèrent au sein d'une composition globale, le dispositif, selon les envies et usages des artistes. Au contraire du cinéma, le dispositif d'une performance VJ n'est pas toujours frontal (écran – public – projecteur, le tout dans un noir relatif), mais librement configurable selon le lieu, la luminosité, la volonté des performeurs. (se référer aux annexes) Bien souvent on peut voir les VJs et musiciens face au public, l'écran derrière eux, plaçant l'artiste et ses gestes devant l'écran, ou du moins bien visible par le public. Cependant si les artistes sont face au public, cela ne veut pas dire que le public comprend de quelle manière la performance se construit et quelle prise de risque est effectuée. Les ordinateurs et outils laissent peu de transparence sur les actions qui sont faites, la notion de temps réel échappant à un public novice. Cependant les instruments audiovisuels comportant une visibilité d'une partie du lien entre geste et action sur le son et l'image sont déjà plus explicites, par exemples des platines DJ configurées pour avoir une action sur l'image projetée par le geste de la main sur les platines seront plus parlantes qu'un ordinateur avec une personne derrière dont on ne peut savoir s'il fait semblant de faire une performance ou s'il est en train d'inaugurer une avancée mondiale en terme de création, conférant à la performance une aura de mystère technologique ou d'incompréhension totale, engendrant une barrière entre le créateur et le public pour peu que la performance soit trop austère du point de vue audiovisuel. Ainsi si l'artiste ou une personne tierce ayant la volonté de conserver des traces de cette performance oublie d'expliciter rôle et enjeux réalisés au travers d'annexes à un enregistrement éventuel, cet enregistrement pourra rester un mystère total pour ses futurs spectateurs. Il faudrait exprimer au sein même de l'archivage l'ambiguïté des apparences (des machines, des éventuels costumes ou masques portés...), ainsi que l'archivage d'un lieu à un moment donné afin de mieux comprendre l'appropriation du lieu par les Vjs. Il s'agit aussi de rendre compte d'une position artistique, d'un être au monde1 et d'un processus de représentation. Le dispositif peut être un moyen de faire comprendre au public ce qui se passe, par exemple avec des performeurs au même plan que le public, en rond les uns face aux 1 Cf. Le dasein chez Freud. 39
  • 40. autres permettant aux spectateurs d'observer les agissements électroniques des performeurs. Ainsi si l'importance du dispositif peut se faire envers ou pour une compréhension des personnes assistant à la performance, l'implication philosophique et éthique du dispositif a aussi son importance au sein de performances où la technique est l'outil principal à une étape particulière de son évolution et dans un contexte (technique, humain, topographique...) particulier, propre à l'ici et maintenant du moment de la performance. Pour Giorgio Agamben, le dispositif englobe plusieurs significations (philosophiques, stratégique, technologique, juridique, politique, administratif, militaire...), mais surtout hérite d'une signification foucaldienne où le dispositif est ce « réseau qui existe entre ces éléments » et où ces différentes significations créent la définition globale du dispositif. Il ne néglige pas de parler de l'héritage de la religion, notamment chrétienne, sur cette notion de dispositif où Dieu « organise Sa maison, la vie et le monde qu'il a créé », son oikonomia en grec-signifiant économie, son administration, son gouvernement, venant du grec oikos, la maison. Cet héritage théologique dans sa signification donne une dimension totalisante au dispositif, et induit une part d'intégration de ce dispositif au sein même de l'individu : « Tout dispositif implique un processus de subjectivation sans lequel le dispositif ne saurait fonctionner ». Il invoque les processus économiques actuels comme des dispositifs de dépersonnalisation qui cohabiteraient avec les milliers d'autres dispositifs faisant partie de notre vie quotidienne. Pour récupérer sa place d'individu, il appelle à la resubjectivisation par la profanation des dispositifs, autrement dit de se ré-emparer d'eux afin de mettre en lumière cet « Ingouvernable qui est tout à la fois l'origine et le point de fuite de toute politique. » Il faudrait donc pouvoir disposer des outils englobés dans un dispositif afin d'en détourner leurs usages et permettre à l'individu de prendre conscience du sens implicite qu'induit ce dispositif dans son usage culturellement admis (par exemple l'utilisation du téléphone portable ou de la télévision). La vision de désubjectivation du dispositif s'oppose à l'archive vivante comme individuante et permettant un acte de liberté artistique. C'est là le paradoxe du Vjing, alliant liberté artistique par le moyen d'un dispositif technologique. 40
  • 41. Cette modification des outils n'est pas toujours possible à toutes les échelles, cependant avec la technique, les outils deviennent modifiables. Les artistes l'ont bien compris et n'hésitent pas à modifier l'usage des consoles de jeux (voir les VJs Pikilipita, The noiser...), les télévisions, téléphones portables, etc, ces détournements et réappropriations allant à l'encontre d'une vision issue du domaine commercial et industriel s'intégrant pourtant au sein de logiciels, ordinateurs et outils numériques ou analogiques que peuvent utiliser certains artistes lors de performances. Ces outils sont certes faciles à prendre en main car intuitifs, mais s'avèrent souvent peu modulables et permettent peu de liberté. Ils héritent de choix d'utilisation subjectifs en fonctions de critères de vente ou de marketing qui peuvent avoir une incidence sur le processus de création et lors de la performance elle même, allant parfois à l'encontre des idées ou choix éthiques d'un artiste. L'artiste vidéaste Angie Eng a un discours paradoxal vis à vis de ces logiciels. A la fois elle les utilise car elle dit être incapable de programmer et à la fois les critique fortement en soutenant qu'un enfant pourrait faire Vjing avec pour peu qu'on lui apprenne quels boutons toucher, cependant serait-ce encore du Vjing en terme de contenu et de démarche? S'oppose à cette vision le logiciel libre et la programmation qui permettent une liberté chèrement acquise au prix de longues années d'apprentissage et de pratique, soutenue par une forte communauté virtuelle. Pour aller dans le sens de Giorgio Agamben, nous acquiesçons à l'idée que la technique est porteuse d'une philosophie et d'une idéologie plus vaste que ce que l'on peut voir dans un simple objet, de part son utilisation (dans quel but, quels gestes et intentions?), son émergence au sein d'un contexte porteur d'une idéologie sur le monde tout comme les vestiges archéologiques, à l'origine simples objets d'usage, deviennent des indices pour comprendre la culture et le système de fonctionnement de l'époque qui les ont portés. Jacques Ellul (sociologue et penseur de la technique) soutient le contraire 1 , exprimant que la technique a dépassé son lien à l'économie, qui lui court maintenant après, et qu'elle domine celle-ci, car elle représente le pouvoir. Quand bien même, le duo 1 http://sergecar.perso.neuf.fr/cours/technq3.htm 41
  • 42. économie-technique représente l'idéologie dominante du monde actuel et tous deux asseyent leur légitimité l'une à travers l'autre. Il y a un lien possible entre l'archivage comme classement du monde dans un double incomplet par le biais de supports subjectifs et le brevetage du monde comme démarche occidentale du classement totalisant. Par exemple, le téléphone portable est une invention technique censée nous rendre plus mobiles en théorie, or en raccourcissant les distances pour se parler et en court- circuitant les rencontres réelles, il nous ôte le besoin de nous déplacer pour déclamer ce que nous avions à exprimer à la personne concernée, induisant ainsi des conséquences liées aux usages dont nous n'avons pas toujours conscience. Ainsi l'artiste peut utiliser les outils lui convenant, mais il doit être vigilant sur le choix de ceux qu'il utilise, car ils peuvent formater ou modifier son idée de recherche et induire une idéologie plus ou moins visible au sein de la performance, par exemple le logiciel Resolume fonctionne avec trois pistes vidéo pouvant jouer en opacité les unes avec les autres, par différents système d'incrustation (lumière, parties sombres, pointillés...). Est ce réellement utile pour un artiste pratiquant la vidéo par découpes nettes et en images non superposées ? Ou bien pour un artiste dont la démarche nécessiterai le maximum de couches vidéo superposées possibles ? Par ailleurs, la plupart des logiciels de Vjing sont limités à 3 sorties d'écrans. Ne parlons pas des effets propres aux logiciels permettant de les reconnaître les uns entre les autres, que tout le monde utilise...ou s'abstient d'en faire usage justement pour cette raison. Interface en fonctionnement des logiciels VJ Resolume (version2.3) et Modul8 Ainsi, si l'évolution de la technique a permis un développement d'outils complexes permettant à beaucoup de bénéficier de ses ressources, elle est aussi en train dde 42
  • 43. favoriser une certaine uniformisation des pratiques créatives numériques, tout comme on le constate déjà dans les pays industrialisés avec la mondialisation. En effet, les logiciels utilisés ont souvent les mêmes fonctions, les mêmes effets, le même système de fonctionnement (par boucles, superposition et opacité des pistes vidéos), et ce qui pourrait distinguer les créateurs entre eux réside dans l'idée, les images et le sens plus que dans les outils techniques. Cependant, certains artistes, pratiquant la programmation informatique ou le bending vidéo/audio (personnalisation/ fabrication de machines électronique et ou analogique, souvent couplée à de la programmation informatique), arrivent à générer des images et des logiciels plus personnalisés en fonction du sens et du processus suivis, par l'adaptation de la technologie à l'idée de l'artiste et non l'inverse. C'est ce sens et cette intention artistique précédant l'acte qui crée la base de la performance, s'il s'agit juste de faire du technique sans fin c'est se placer dans l'errance et se laisser guider par le progrès technologique sans garde fous, sauf s'il s'agit justement de montrer cette errance dans une démarche et dans un détournement critique. Cette foi dans le progrès et dans l'avenir grâce à l'évolution nous ramène à l'ère de la révolution industrielle, où avenir et progrès scientifique et technique allaient de pair pour veiller au bonheur de chacun, modèle de pensée qui a déchanté avec l'arrivée du XXème siècle et de ses guerres, mais qui pourtant persiste aujourd'hui avec le modèle économique dominant (pouvoir en place et usage des archives institutionnelles). Dans la Tyrannie technologique, Cedric Biagini et Guillaume Carnino explicitent la relation du progrès au pouvoir (économique et politique) : « On retrouve ainsi d'une part le lien typique des sociétés modernes entre innovation technologique et production capitaliste (...) il s'agit simplement de combattre le progrès en tant qu'idéologie partiale et partielle, masquant les véritables intérêts qu'elle sert ». L'enjeu, lorsqu'il touche à la création artistique est important, car c'est l'un des derniers lieux de liberté relative et d'expression individuelle au sein de la société. Si même la création devient formatée, si toute subversion est de suite annihilée par des outils créés pour nous faire intégrer une normalisation des œuvres, des idées, des moyens de production, quel est réellement le statut de la liberté et de l'artiste, voire de l'individu au 43
  • 44. sein de la société qui l'entoure? À contrario, Michel Gaillot explique que: « ...au lieu de voir dans les nouvelles technologies une simple continuation ou consolidation de la technique sur l'existence, que nous n'aurions qu'à accepter passivement, il nous semble au contraire qu'une chance nous est donnée là de reconquérir et d'affermir notre liberté, notre autonomie, et notre indépendance vis à vis de tous les pouvoirs politiques, techniques, économiques. C'est pourquoi l'appropriation de ces machines dans un monde qui tend à devenir technologique dans sa globalité, constitue sans doute l'attitude la plus responsable que nous puissions avoir. » C'est cette notion de responsabilité qui prend le pas sur la création et oblige les artistes à prendre en compte les outils, moyens de production et la politique engagée au sein de chaque performance. L'art lorsqu'il engage des moyens techniques ne peut se passer d'une réflexion sur ceux-ci puisqu'ils sont issus d'un état technologique, un contexte de création (économique, militaire...) qui orientent leur utilisation et la manière dont ils sont conçus. « Celui qui détient l'information détient le pouvoir de configuration du monde », d'après le théoricien de la communication Marshall Mac Luhan, or la technique véhicule une vision du monde (par exemple la métaphore d'un bureau virtuel utilisée par le système d'exploitation Windows ou encore les DRM utilisés pour éviter les échanges de fichiers...), l'artiste doit donc pouvoir dépasser, s'approprier et à terme partager cette conception du monde, via une transmission permise et délimitée par la technologie elle même, en parasitant et questionnant les moyens déjà en place. L'archivage personnel de l'artiste comme mis en place au sein du VJing devient donc une réappropriation et un détournement de la réalité en place par une reconfiguration individuante lors de la performance. Par ce biais, c'est aussi rendre acteur le public plutôt que de le rendre passif en l'infantilisant et en l'instrumentalisant à des fins politiques ou économiques comme il est possible de voir dans les médias1, en mettant les moyens de création, les informations à disposition des gens pour aiguiser leur libre-arbitre et leur autonomie, une place pour l'altérité et une meilleure compréhension des œuvres (voir par exemple 1 Cf. No logo de Naomi Klein et les études de Noam Chomsky. 44
  • 45. les nombreuses communautés d'échanges et d'entraide autour des logiciel de création libre tels que Processing ou PureData) ou du matériel hardware tel que les cartes électroniques Arduino très prisées chez les artistes numériques. Dans une « culture populaire technique » telle que la conçoit Michel Gaillot, au sein d'un réseau horizontal et non plus vertical (tel qu'on peut le voir dans les médias traditionnels), où l'individu est son propre informateur et formateur et peut même créer ses propres logiciels, outils, moyens de diffusion via un système de libre échange tel que soutenu par le copyleft, Créative commons ou le système des logiciels open source (pas forcément en désaccord avec le copyright mais permettant plus de souplesse et d'échanges par rapport à celui- ci). La plupart des Vjs partagent ce mode de pensée de libre contribution et induisent de ce fait une volonté de libre partage des images – Le mot « anarchive » en est un dérivé, avec pour but le questionnement et l'échange de points de vues au sein du plaisir que peut procurer la performance. Cela devient plus un archivage du réseau et des échanges que l'archivage d'œuvres finies, comme on peut le voir avec les performances Wjs1. 2.3 Art et économie, pas de place pour l'utopie du petit Vjing Le Vjing a réussi à mêler l'art et la vie, réalisant le fantasme du mouvement Fluxus et la recherche de réalisme onthologie quez Bazin2, cherchant à dissoudre la frontière entre cinéma et réalité - ce serait considérer que filmer est comme archiver, or ce n'est pas seulement son but. Et si l'art est partout, l'art n'est nulle part. Se transfigurant en banal, il n'est plus « l'utopie de l'art comme bulle de résistance » dont parle Jean- Claude Moineau3, « résistance désolidarisée de toute critique », ce que l'on constate 1 http://www.wj-s.org/ 2 Cf. le concept de momification à l'origine des arts plastiques selon Bazin, qui serait causé par un complexe psychanalytique, s'exprimant par une obsession de survivance d'objets du réel par leur reproduction au sein d'œuvres triomphant sur le le temps. La photo viendrait remplacer ce complexe. Il s'agit d'une réduction des intentions des artistes utilisant peinture ou sculpture, qui ne se basent pas forcément sur la reproduction du réel (voir les peintures abstraites ou l'art maniériste – utilisant des effets non réalistes tels que la serpentine ou des éclairages impossibles en milieu naturel-par exemple). 3 in. L'art dans l'indifférence de l'art 45
  • 46. dans un certain nombre de performances, souvent liées à l'amateurisme mais pas seulement, une tendance générale au formalisme absent de toute démarche se retrouve dans le Vjing de club et dans certaines performances, rassemblant engagement factice sans aboutissement et/ou un nombre d'images aléatoires sans qualités ni réflexion. Arguant que toute résistance est absorbée par l'objet même qu'elle critique, il nous incombe de ne plus tomber dans le travers des utopies que porte le champ de l'art, selon Moineau. La plus grande subversion quand la subversion est devenue une norme de l'art, est la neutralité, ne signifiant pas une absence de sens, mais un entre deux entre art et réalité. L'hypothèse est que cet entre deux redonnera une place à l'art, puisque celui- ci a trouvé une norme dans le banal, dans le non art à base de l'art, ne pouvant plus être art tel que le modernisme et les utopies avant-gardistes le concevaient. L'anti- spectaculaire, le banal se veulent des réponses embrassant une non adhésion à la réalité en place, mettant en place un art presque invisible (voir les actions-peu de Boris Achour ou les Monochromes audiovisuels du collectif Rybn – en annexe), entraînant dans son sillage la possibilité d'un archivage de l'invisible, de l'immatériel. Jean Claude moineau déclare que le champ de l'art a connu un schisme, séparant un art cherchant l'autonomie de son champ face à un art cherchant à détruire ce premier champ, laissant ces deux champs exempts, tourner à vide, montrant l'échec de la résistance de l'art face à l'industrie culturelle. Cette tendance s'observe dans les expositions à gros budget organisées par les réseaux de l'art officiel, elles ressemblent fortement à un Disneyland de l'art. Le mot entertainment nous est venu à l'esprit lors des visites à ces expositions-usines telles que La force de l'art, dont le but semblait être le nombre de visiteurs croissant1. Ce discours d'une marchandisation de l'art officiel et dominant est aussi tenu par Ben Lewis, révélant avec son documentaire L'art 'explose (censuré lors de sa rediffusion en France ndrl) au travers d'une investigation auprès des galeristes et acheteurs d'art connus dans le monde de l'art international. Il y révèle comment les actionnaires ont investi le marché de l'art et, avec la complicité des galeristes fait monter et descendre la 1 Afin de justifier l'emploi d'une armée de médiateurs culturels? Il y a un certain cynisme à considérer le spectateur comme non capable d'appréhender l'art de lui même, transformant sa visite en tourisme culturel au sein d'une exposition de l'art marchand et officiel. 46