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Bernard Lewis, HISTOIRE DU MOYEN-ORIENT. Deux mille ans d'histoire de la naissance du christianisme à nos jours
Traduit de l'anglais par Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana
THE MIDDLE EAST. 2000 YEARS OF HISTORY FROM THE RISE OF CHRISTIANITY TO THE PRESENT DAY, ©   Bernard Lewis, 1995, ©
Éditions Albin Michel S.A., 1997


Préface
PREMIÈRE PARTIE Introduction
DEUXIÈME PARTIE Antécédents
I. Avant le christianisme
IL Avant l'islam
TROISIÈME PARTIE Aube et apogée de l'islam
III.      Les origines
IV.       Le califat abbasside
V. L'arrivée des peuples de la steppe
VI.       Les lendemains de la conquête mongole
VIL Les empires canonniers
QUATRIÈME PARTIE Transversales
VIII. L'État
IX. L'économie
X. Les élites      199
XI. Le peuple
XII. La religion et le droit
XIII.     La culture
CINQUIÈME PARTIE Le choc de la modernité
XIV.      Défi
XV. Mutations
XVI. Réaction et riposte
XVII. Idées nouvelles
XVIII. De guerre en guerre
XIX. D'une liberté à l'autre
Notes
Orientations bibliographiques
Remarques sur les calendriers
Chronologie
Table des illustrations
Cartes
Index
Table des cartes


Préface
Il existe à présent de nombreuses histoires du Moyen-Orient en un volume. La plupart s'arrêtent à l'avènement du
christianisme ou commencent à celui de l'islam. En prenant pour point de départ le début de l'ère chrétienne, j'avais un
double objectif. D'une part, je voulais sortir la Perse et Byzance du rôle modeste de toile de fond à la carrière de
Mahomet et à la création de l'État musulman qui leur est généralement attribué, aux côtés de l'Arabie préislamique. Ces
deux grands empires rivaux, qui se sont partagé le Moyen-Orient pendant plusieurs siècles, méritent, en effet, davantage
qu'une simple mention. D'autre part, je souhaitais établir un lien entre le Moyen-Orient d'aujourd'hui et les anciennes
civilisations qui s'y sont succédé, ainsi qu'en témoignent quantité de textes et de monuments. Durant les premiers siècles
de l'ère chrétienne ou, si l'on veut, entre Jésus et Mahomet, les territoires à l'ouest de l'Empire perse ont enregistré de
profondes transformations sous l'effet de l'hellénisation, de la romanisation et enfin de la christianisation, si bien que le
souvenir (mais non toutes les traces) de ces anciennes civilisations a fini par s'effacer. Ce n'est qu'à une époque
relativement récente qu'archéologues et orientalistes l'ont fait revivre. Il n'empêche, le lien qui unit le Moyen-Orient
ancien et contemporain, à travers l'Antiquité tardive et le Moyen Age, vaut qu'on s'y arrête.
Les premières histoires modernes de la région se sont, par la force des choses, concentrées sur les événements politiques
et militaires, sans lesquels il est difficile, sinon impossible, de comprendre les évolutions plus profondes. Grâce aux
travaux de mes prédécesseurs, j'ai pu prendre la liberté de réduire au minimum le récit de ces événements, afin de
consacrer davantage d'attention aux mutations sociales, économiques et surtout culturelles. Dans cet esprit, j'ai souvent
cité des sources de l'époque — chroniques et récits de voyage, documents et inscriptions, voire poèmes et anecdotes.
Similairement, il m'a paru qu'une illustration est parfois plus éclairante que le récit ou même l'analyse.
Vouloir présenter deux mille ans d'histoire d'une région aussi riche, vivante et diverse dans le cadre d'un seul volume
oblige à laisser de côté bien des aspects importants. Tous ceux qui s'intéressent à cette région feront leur choix. J'ai fait
le mien; il est forcément personnel. J'ai essayé de donner leur juste place aux personnages, aux événements, aux
courants et aux réalisations qui me semblaient les plus caractéristiques et les plus révélateurs. Au lecteur de juger si j'y
suis parvenu.
Il est à présent de mon agréable devoir de remercier David Marmer, Michael Doran, Kate Elliott et Jane Baun, quatre
jeunes historiens de l'université de Princeton qui, de différentes manières, m'ont aidé à préparer cet ouvrage. Ma dette
est grande envers Jane Baun, dont l'érudition méticuleuse et l'esprit critique m'ont été si précieux. Je tiens également à
exprimer toute ma gratitude à mon assistante Anna-marie Cerminaro pour la patience avec laquelle elle a pris soin des
nombreuses versions de cet ouvrage, du premier manuscrit jusqu'au texte définitif. L'édition, l'illustration et la
publication de ce livre doivent beaucoup au savoir-faire et à la gentillesse de Benjamin Buchan, de Tom Graves, et de
Douglas Matthews qui a bien voulu se charger de l'établissement de l'index.
Enfin, je remercie vivement tous ceux dont j'ai retenu les suggestions ; que les autres veuillent bien m'excuser de ne pas
m'être rallié aux leurs. Il va de soi que j'assume l'entière responsabilité des fautes et des erreurs qui auraient pu subsister.
Bernard Lewis Princeton, avril 1995


Transcription
Les noms arabes et persans apparaissent selon leur graphie la plus courante en Occident et les noms turcs dans une
forme légèrement modifiée de l'orthographe officielle turque.


PREMIÈRE PARTIE
Introduction
Le café ou la maison de thé sont des éléments familiers de la vie urbaine au Moyen-Orient : à toute heure de la journée,
ou presque, on y trouve des hommes — rarement des femmes - attablés, en train de siroter une tasse de café ou de thé,
de fumer une cigarette, de lire un journal ou de jouer à un jeu de société tout en écoutant d'une oreille distraite la radio
ou la télévision installée dans un coin.
Vu de l'extérieur, le client d'un café moyen-oriental ne diffère guère de son homologue européen, et surtout
méditerranéen. En revanche, il n'a pas grand-chose en commun avec celui qui se tenait à la même place il y a cinquante
ans, et plus encore, il y a cent ans. C'est vrai aussi du client européen, mais pour des raisons très différentes. Sauf
exception, tous les changements qui se sont opérés dans son apparence, son allure, sa tenue, son comportement sont nés
de l'intérieur de la société européenne, ou de la société américaine qui lui est étroitement apparentée.
Au Moyen-Orient, ces mêmes changements proviennent de sociétés et de cultures profondément étrangères aux
traditions autochtones. L'homme au café assis sur une chaise, devant une table, en train de lire un journal, incarne les
immenses bouleversements venus de l'Occident qui, à l'époque moderne, ont transformé la vie des habitants de la
région, leur apparence extérieure, leurs activités, leur façon de se vêtir et même leur mentalité.
Le premier et le plus visible de ces changements concerne le costume. Notre client porte peut-être une tenue
traditionnelle, mais en ville, c'est de moins en moins fréquent. Plus probablement, il est habillé à l'occidentale: chemise
et pantalon, ou encore T-shirt et jean. Les vêtements possèdent une importance considérable, parce qu'ils permettent,
non seulement de se protéger des intempéries et de ne pas attenter à la pudeur, mais aussi - et surtout dans cette partie du
monde - d'affirmer son identité, de proclamer ses origines et d'adresser un signe de reconnaissance à ceux qui les
partagent. Déjà au VIF siècle avant J.-O, le prophète Sophonie déclarait: «Au jour du sacrifice de Iahvé», Dieu châtiera
«tous ceux qui revêtent un vêtement étranger» (I, 8). Les textes juifs et plus tard musulmans exhortent les fidèles à
conserver leurs habitudes vestimentaires. « Ne vous habillez pas comme les infidèles, de crainte de devenir comme
eux», dit une maxime fréquemment citée. Selon une tradition attribuée au Prophète, «le turban est la barrière qui sépare
l'infidélité de la foi». Selon une autre, « celui qui essaie d'imiter les gens [d'un autre peuple ou d'une autre religion]
devient l'un d'eux». Jusque très récemment, et dans certaines régions encore aujourd'hui, chaque groupe ethnique,
chaque communauté religieuse, chaque tribu, chaque province, parfois chaque corps de métier possède une manière
distinctive de s'habiller.
Il est fort probable que notre homme assis au café porte quelque chose sur la tête, une casquette, ou bien — sauf en
Turquie — une coiffure plus traditionnelle. Ceux qui ont visité un cimetière de la période ottomane se souviennent sans
doute que les stèles comportent souvent une représentation sculptée du couvre-chef que portait le défunt de son vivant.
S'il était cadi, on voit une coiffe de juge; s'il était janissaire, sa stèle est surmontée d'une sorte de bonnet ressemblant à
une manche repliée. Quel que fut le métier qu'il exerçât, un couvre-chef, symbole de sa profession, orne sa tombe. Pour
le suivre jusque dans sa mort, ce trait distinctif devait assurément avoir une importance capitale dans sa vie. En turc, il
n'y a pas si longtemps, l'expression §apka giymek, mettre un chapeau, correspondait au français « retourner sa veste »,
autrement dit, devenir un renégat, un apostat, passer dans l'autre camp. Aujourd'hui, bien entendu, la plupart des Turcs
qui se couvrent la tête portent un chapeau, une casquette ou -s'ils sont religieux — un béret, et l'expression n'est plus
utilisée dans ce sens-là. Néanmoins, les couvre-chefs occidentaux demeurent rares dans les pays arabes, et plus encore
en Iran. D'une certaine façon, on peut retracer les étapes de la modernisation au Moyen-Orient en suivant
l'occidentalisation du vêtement et, plus particulièrement, de la coiffure.
Comme presque tous les autres aspects de la modernisation, l'évolution du vêtement commença dans l'armée. Aux yeux
des réformateurs, les uniformes militaires occidentaux possédaient une certaine magie. Face aux défaites répétées de
leurs armées, les princes musulmans finirent par adopter non seulement les armes, mais aussi l'organisation et
l'équipement des infidèles, uniformes compris. A la fin du XVIIIe siècle, l'armée ottomane, soucieuse d'efficacité, se
tourna vers l'Europe pour s'approvisionner en armes et entraîner ses soldats. En revanche, rien ne l'obligeait à leur
imposer le képi et la capote ajustée. Il s'agissait d'une décision d'ordre non pas militaire mais social, que reprendraient
presque tous les pays musulmans modernes, Libye et République islamique d'Iran incluses. Ce changement de style
témoigne du prestige et de la fascination que continue d'exercer la civilisation occidentale, même chez ceux qui la
rejettent avec le plus de véhémence.
Le couvre-chef fut le dernier élément de l'uniforme militaire à sacrifier à la mode européenne et, aujourd'hui encore, il
est probable que, dans la plupart des pays arabes, l'homme assis dans le café porte une coiffure traditionnelle, sans doute
une keffiah dont le dessin et la couleur indiquent peut-être aussi son appartenance tribale ou régionale. La valeur
symbolique de la tête et de ce qui la recouvre est évidente. Pour les musulmans vient s'ajouter le fait que la plupart des
couvre-chefs européens munis d'une visière ou d'un rebord gênent l'observance des rites. Comme dans le judaïsme, les
hommes prient la tête couverte en signe de respect. Une visière ou un rebord les empêche de se prosterner le front à
terre. Alors qu'elles avaient adopté des uniformes plus ou moins occidentalisés, les armées musulmanes du Moyen-
Orient conservèrent pendant longtemps encore des coiffures traditionnelles. Le sultan Mahmud II, qui régna de 1808 à
1839 et fut l'un des premiers grands réformateurs du XIXe siècle, introduisit le fez, aussi appelé tarbouche. Au début
détesté et rejeté parce qu'il représentait une innovation venue des infidèles, il finit par être accepté au point de devenir
un symbole de l'islam. Son abolition en 1925 par le premier président de la République turque rencontra une opposition
aussi farouche que son introduction, et pour les mêmes raisons. En interdisant le port du fez et des autres coiffures
masculines traditionnelles au profit du chapeau ou de la casquette, Kemal Atatûrk, expert en symbolique sociale, ne se
livrait pas au vain caprice d'un despote. Il s'agissait d'une décision politique majeure, dont lui et ses partisans mesuraient
parfaitement la portée, tout comme ses adversaires, naturellement.
Semblable bouleversement s'était déjà produit. Au XIIIe siècle, lorsque les pays musulmans situés au cœur du Moyen-
Orient tombèrent, pour la première fois depuis le prophète Mahomet, aux mains de non-musulmans, leurs habitants
adoptèrent les pratiques des conquérants, du moins dans le domaine militaire; même en Egypte, qui échappa à la
conquête mongole, les grands émirs se mirent à porter le costume mongol, à se laisser pousser les cheveux et à
harnacher leurs chevaux à la mode mongole. Et ce pour la même raison que les armées musulmanes d'aujourd'hui
arborent des capotes ajustées et des képis : c'était la tenue de la victoire, celle de la plus grande puissance militaire de
l'époque. Il en fut ainsi, rapportent les chroniqueurs, jusqu'en 1315, date à laquelle, les envahisseurs s'étant convertis et
assimilés, le sultan d'Egypte ordonna à ses officiers de couper leurs longues boucles et de revenir au costume et au
caparaçon musulmans. A ce jour, les armées modernes de l'islam n'ont pas encore opéré ce genre de retour à la tradition.
Après l'armée, vint le tour du palais. Un jour, le sultan en personne se présenta dans un costume européen, légèrement
adapté pour paraître différent, mais pas trop. Au palais Topkapi d'Istanbul, on peut voir deux charmants portraits de
Mahmud II, avant et après la réforme vestimentaire de l'armée. Dus à l'évidence au même artiste, ils représentent le
sultan caracolant sur le même cheval et vu sous le même angle. Dans l'un, Mahmud II porte un costume ottoman, dans
l'autre, un pantalon et un manteau à brandebourgs. Le harnachement de sa monture s'est, lui aussi, occidentalisé. Direct,
comme à son habitude, Atatûrk devait déclarer : « Nous voulons nous habiller de manière civilisée. » Mais qu'entendait-
il par là ? Et pourquoi des vêtements appartenant à des civilisations beaucoup plus anciennes ne seraient-ils pas civilisés
? En fait, pour lui, « civilisé » voulait dire moderne, autrement dit occidental.
A la suite du sultan, les courtisans commencèrent à s'habiller à l'européenne. Le palais était l'endroit où il était le plus
facile pour le souverain d'édicter des règles en matière vestimentaire et de les imposer aux civils. Les hauts serviteurs de
l'État se mirent à porter des pantalons et des redingotes. Du palais, la nouvelle mode s'étendit à l'administration en
général, si bien qu'à la fin du XIXe siècle, tous les fonctionnaires de l'Empire portaient des manteaux et des pantalons de
coupes diverses, signe d'un profond changement des valeurs sociales. De la fonction publique, elle se propagea peu à
peu dans le reste de la population, gagnant jusqu'au simple citoyen, du moins dans les villes. L'Iran connut une même
évolution, avec un léger décalage dans le temps; comme dans le monde ottoman, l'occidentalisation du vêtement fut
beaucoup plus lente en milieu ouvrier et rural, et n'est pas encore achevée. Malgré la révolution islamique de 1979, les
diplomates iraniens continuent de s'habiller à l'européenne, exception faite de la cravate, façon d'exprimer leur rejet des
modes et des contraintes occidentales.
L'occidentalisation - ou modernisation - du vêtement féminin se heurta à des résistances plus grandes encore. Elle
débuta beaucoup plus tard et ne fut jamais aussi généralisée. Les règles musulmanes concernant la pudeur féminine en
font, encore aujourd'hui, un sujet sensible, source de polémiques et de divisions. S'il interdit le fez et autres couvre-chefs
traditionnels aux hommes, Atatûrk ne se hasarda pas à abolir le voile. Quelques municipalités de la République turque
légiférèrent en ce sens, mais son port disparut par une sorte d'osmose, sous l'effet de la pression sociale et non d'une loi.
Le vêtement, comme d'autres choses, reste un révélateur de la condition des femmes. Dans les maisons de thé ou les
cafés, les femmes sont rares et quand elles y viennent, elles sont en général couvertes des pieds à la tête. Toutefois, on
peut rencontrer des élégantes, vêtues à l'occidentale, dans les grands hôtels ou les cafés fréquentés par les classes aisées.
L'évolution du vêtement reflète également des changements plus larges, y compris dans les pays les plus farouchement
anti-occidentaux. De même que leurs habitants continuent de porter une tenue semi-occidentalisée, de même l'État
conserve des atours occidentaux sous la forme d'une constitution écrite, d'une assemblée législative et d'élections d'un
genre ou d'un autre. Ainsi, la République islamique d'Iran ne les a pas abolis, bien qu'ils n'aient de précédent ni dans
l'Iran ancien ni dans l'histoire musulmane.
Au café, notre client, pour revenir à lui, est assis sur une chaise près d'une table, deux autres innovations dues à
l'influence occidentale. Connues au Moyen-Orient dans l'Antiquité et à l'époque romaine, tables et chaises disparurent
après la conquête musulmane. Les Arabes venaient d'une terre pauvre en forêts, où le bois était rare et précieux. En
revanche, ils avaient de la laine et du cuir en abondance qui leur servaient non seulement à se vêtir, mais aussi à meubler
leurs demeures et à orner les lieux publics. On s'allongeait ou on s'asseyait sur des coussins de taille et de forme
diverses, sur des divans ou des ottomanes — deux mots originaires du Moyen-Orient — recouverts de tapis noués ou
tissés ; la nourriture était servie sur d'élégants plateaux en métal repoussé. Des miniatures ottomanes du début du XVIIIe
siècle représentent des Européens invités aux fêtes de la cour du sultan. Ils se reconnaissent aisément à leur tunique
ajustée, à leur pantalon moulant et à leur chapeau, mais aussi au fait qu'ils sont les seuls à être assis sur des chaises.
Hôtes pleins d'attention, les Ottomans veillaient à ce que leurs invités européens se sentent à l'aise.
Notre homme est probablement en train de fumer une cigarette -produit occidental, et même plus précisément
américain. Sans doute apporté au Moyen-Orient par des marchands anglais au début du XVIIe siècle, le tabac devint
rapidement très populaire. Le café était arrivé un peu plus tôt, au XVIe siècle. Cultivé en Ethiopie, il apparut d'abord au
sud de l'Arabie, puis en Egypte, en Syrie et en Turquie. Selon des chroniques turques, il fut introduit à Istanbul sous le
règne de Soliman le Magnifique (1520-1566) par deux Syriens, l'un originaire d'Alep, l'autre de Damas, qui ouvrirent
les premières « boutiques de café » dans la capitale turque. Ce nouveau breuvage rencontra aussitôt un succès
considérable, au point que le Syrien d'Alep retourna dans sa ville natale au bout de trois ans seulement en possession de
cinq mille pièces d'or gagnées grâce à son commerce. La fréquentation des cafés ne manqua pas d'inquiéter les autorités
politiques, qui craignaient qu'on y fomente des actions séditieuses, ainsi que les autorités religieuses, incertaines du
caractère licite ou non de ce genre de stimulant au regard de la loi musulmane. En 1633, le sultan Murad IV interdit le
café et le tabac, allant jusqu'à faire exécuter leurs amateurs. Finalement, après de longs débats, le tabac fut déclaré licite
par une fatwa du grand mufti Mehmed Bahai Efendi, lui-même fumeur invétéré, qui, en 1634, avait été destitué et
envoyé en exil parce qu'il refusait de renoncer à sa passion. Selon son contemporain, l'auteur ottoman Kâtib Çelebi, le
grand mufti n'aurait pas rendu cet arrêt poussé par son goût immodéré pour le tabac, mais en vertu du principe juridique
selon lequel tout ce qui n'est pas explicitement interdit est autorisé et par souci de « ce qui convient le mieux aux gens1
».
Fort probablement, notre homme est aussi en train de lire un journal, à moins qu'il n'écoute quelqu'un en faire la lecture
publique. L'introduction de la presse fut, à n'en pas douter, l'un des changements les plus révolutionnaires, tant sur le
plan social qu'individuel. Ce journal est imprimé en arabe, la langue qui prévaut dans la majeure partie du Moyen-
Orient. En effet, dans le Croissant fertile, en Egypte et en Afrique du Nord, les langues parlées dans l'Antiquité ont
quasiment disparu, certaines n'ayant plus qu'un usage liturgique ou un nombre extrêmement limité de locuteurs. La
seule exception est l'hébreu, que les Juifs ont conservé à travers les siècles comme langue religieuse et littéraire et qui
est redevenu une langue politique et quotidienne dans l'État moderne d'Israël. En Perse, la langue ne fut pas supplantée
par l'arabe, mais se transforma. Après l'avènement de l'islam, elle adopta l'alphabet arabe et s'enrichit de nombreux
emprunts. Il en alla de même du turc, jusqu'au moment où Kemal Atatùrk, prenant l'initiative d'une grande réforme
culturelle, abolit l'alphabet arabe au profit de l'alphabet latin. Plusieurs républiques turcophones de l'ex-Union
soviétique ont récemment fait le même choix.
L'écriture se pratique au Moyen-Orient depuis la plus haute Antiquité. Invention moyen-orientale, l'alphabet représenta
un immense progrès par rapport aux divers systèmes de signes et de pictogrammes qui le précédèrent et dont quelques-
uns subsistent encore dans certaines parties du monde. Les alphabets latin, grec, hébreu et arabe dérivent tous du
premier alphabet inventé par les peuples maritimes du Levant. Si l'alphabet simplifia la rédaction et le déchiffrement des
textes, l'introduction du papier en provenance de Chine au VIIIe siècle de notre ère facilita leur production et leur
diffusion. Toutefois, pour une raison mystérieuse, lorsqu'elle se fraya un chemin vers l'Occident, une autre invention
chinoise, l'imprimerie, contourna le Moyen-Orient. Elle n'y était cependant pas totalement inconnue, car des documents
attestent l'existence, au Moyen Age, de formes de bois gravées. On sait même qu'à la fin du XIIIe siècle, les princes
mongols de Perse firent imprimer des billets de banque, mais comme ils payaient leurs employés avec tout en
continuant à exiger le versement des impôts en or, ce papier-monnaie fut accueilli avec défiance. Malheureuse,
l'expérience resta sans lendemain. Lorsque l'imprimerie finit par arriver au Moyen-Orient, ce fut non de Chine mais
d'Occident où, fait remarquable, son introduction avait attiré l'attention des Turcs. Ne s'intéressant guère d'habitude à ce
qui se passait dans les contrées des infidèles, les chroniqueurs ottomans allèrent jusqu'à consacrer quelques lignes à
Gutenberg et à sa première presse. Il semble que ce soit des Juifs expulsés d'Espagne en 1492 qui aient introduit
l'imprimerie au Moyen-Orient. Entre autres objets, idées et savoir-faire occidentaux, ils apportèrent le livre imprimé et
l'art de le fabriquer. D'autres communautés non musulmanes s'y lancèrent à leur tour. Bien que n'ayant pas d'impact
direct sur la culture majoritaire, leur activité contribua à défricher le terrain. Comme l'attestent des inventaires de
succession conservés dans les archives ottomanes, des livres en caractères arabes étaient importés d'Europe par de riches
musulmans. Et lorsque la première imprimerie musulmane finit par s'ouvrir au début du XVIIIe siècle à Istanbul, elle
n'eut pas de mal à trouver une main-d'œuvre qualifiée parmi les typographes juifs et chrétiens.
Les journaux ne firent leur apparition que beaucoup plus tard ; très vite, certains intellectuels musulmans prirent
conscience des avantages, mais aussi des dangers qu'ils recelaient. Dès 1690, l'ambassadeur marocain en Espagne,
Muhammad ibn 'Abd al-Wahhâb, plus connu sous le nom de al-Wazir al-Ghassânï, mentionne dans sa relation de
voyage « ces moulins à écriture qui publient des rapports censés contenir des informations, mais qui bruissent de
mensonges sensationnels2». Au XVIIIe siècle, les Ottomans savaient qu'il existait une presse européenne et
manifestaient parfois de l'intérêt pour ce qui s'y disait sur eux, mais sans plus. Son introduction au Moyen-Orient fut une
conséquence directe de la Révolution française. En 1795, en effet, parut le premier numéro de la Gazette française de
Constantinople publiée par l'ambassade de France. D'abord destiné aux ressortissants français, ce journal, qui fut sans
doute le premier à être imprimé dans cette partie du monde, avait aussi d'autres lecteurs. Après l'arrivée en Egypte de la
Révolution française en la personne du général Bonaparte, d'autres journaux et gazettes officiels virent le jour au Caire.
Les Français envisagèrent un moment de créer un journal en arabe, mais aucun exemplaire n'en ayant été retrouvé, il est
probable que ce projet ne connut pas de suite.
Dans les sociétés musulmanes traditionnelles, le prince disposait de plusieurs moyens pour informer ses sujets
d'événements importants. Deux d'entre eux faisaient partie de ses prérogatives. En effet, la légende sur les pièces de
monnaie et le sermon du vendredi dans les mosquées devaient, en principe, mentionner son nom et, le cas échéant, celui
de son suzerain. L'omission ou l'ajout d'un nom dans la prière rogatoire signifiait généralement un changement au
sommet du pouvoir, suite à une succession, une révolte, ou encore un transfert d'allégeance. Le reste du prône servait
parfois à annoncer une nouvelle politique ou des mesures particulières. L'abolition d'un impôt, mais pas son
introduction, pouvait aussi être portée à la connaissance du peuple par des inscriptions dans les lieux publics. Les poètes
de cour chantaient les louanges du prince ; leurs poèmes — facilement mémorisables et largement difïusés —
entretenaient sa réputation. Des documents rédigés par des chroniqueurs officiels, tels les fathname ou lettres de
victoire, par lesquelles les sultans ottomans proclamaient leurs succès militaires, étaient distribués pour faire connaître
tout événement jugé important. Utilisant depuis longtemps l'écriture ou la parole comme instrument de gouvernement,
les souverains musulmans surent vite tirer parti de cette invention venue d'ailleurs : le journal.
L'histoire de la presse locale en langue vernaculaire commence avec les deux grands dirigeants réformateurs,
contemporains et rivaux, que furent Muhammad Ali Pacha en Egypte et le sultan Mahmud II en Turquie. Comme dans
bien d'autres domaines, Muhammad Ali prit l'initiative et Mahmud II lui emboîta le pas, en vertu du principe selon
lequel un sultan se devait de faire autant sinon mieux qu'un pacha. Le premier lança une gazette officielle, d'abord en
français, puis en arabe ; le second, une gazette en français, puis en turc. Pendant longtemps, les journaux paraissant au
Moyen-Orient furent tous des organes gouvernementaux, dont la fonction, comme l'indiquait sans détour un édito-rial
turc de l'époque, était de «faire connaître les intentions et les décisions du gouvernement3». Une telle conception de la
nature de la presse et de son rôle n'a pas encore entièrement disparu dans cette partie du monde.
Écrire l'histoire de la presse au Moyen-Orient n'est pas une tâche aisée. De nombreux journaux ne connurent qu'une
existence éphémère, cessant de paraître après quelques numéros; quant aux autres, les collections conservées dans les
archives sont souvent incomplètes. Pour autant qu'on sache, le premier périodique non officiel parut à Istanbul en 1840.
Son propriétaire et directeur était un Anglais, William Churchill, qui réussit à obtenir un firman autorisant son
entreprise. Bien que paraissant à intervalles irréguliers, ce Journal des événements (Jeride-i Havadis) parvint à se
maintenir.
L'introduction du télégraphe et la guerre de Crimée marquèrent un tournant dans l'histoire non seulement de ce journal
mais aussi de l'ensemble de la presse au Moyen-Orient. De nombreux correspondants de guerre, français et anglais,
accoururent dans la région. Churchill s'arrangea avec l'un d'eux pour qu'il lui fournisse le double des dépêches qu'il
envoyait à son journal londonien, ce qui lui permit de sortir cinq numéros par semaine, un exploit pour l'époque. Voilà
comment les Turcs et les autres peuples du Moyen-Orient devinrent dépendants d'une drogue bien plus puissante,
certains diraient plus nocive, que le café ou le tabac, réclamant leur dose quotidienne de nouvelles. Peu après, naquit un
journal en langue arabe destiné aux provinces arabophones de l'Empire ; il cessa de paraître au lendemain de la guerre
de Crimée, contrairement à son homologue turc qui poursuivit sa carrière et fit de nombreux émules.
En 1860, le gouvernement ottoman parraina un quotidien en arabe. Paraissant à Istanbul, il ne se contentait pas de
publier des décrets officiels et autres informations du même genre ; c'était un authentique journal dans lequel on trouvait
des nouvelles de l'Empire et du monde, des éditoriaux et des articles de fond. A peu près à la même époque, les jésuites
de Beyrouth fondèrent un autre journal, très certainement le premier quotidien à paraître dans un pays arabe. Quand les
musulmans dénoncent les impérialistes et les missionnaires, ils ont au moins raison sur un point : c'est à eux, en effet,
qu'ils doivent la presse quotidienne. Et, avec le développement de la presse, les directeurs de journaux, les journalistes
et les lecteurs se trouvèrent confrontés à deux grands écueils : la propagande et la censure.
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe les publications — quotidiennes, hebdomadaires et mensuelles - se
multiplièrent, notamment en Egypte où, en raison de l'occupation britannique, les conditions étaient plus favorables. Ces
publications étaient largement diffusées dans les autres pays arabophones qui, à leur tour, créèrent leurs propres
journaux et magazines. L'essor de la presse eut des répercussions considérables. Le fait d'être régulièrement informé de
ce qui se passait chez lui et à l'étranger donna au simple citoyen capable de lire ou de se faire lire un journal une
connaissance de sa ville, de son pays et même du monde impensable un siècle plus tôt. La presse engendra de nouvelles
formes de socialisation et de politisation. C'est également pendant la guerre de Crimée que se créèrent des municipalités
sur le modèle occidental et que l'État commença à recourir à l'emprunt public.
La langue, elle aussi, subit de profondes transformations. En turc, en arabe et plus tard en persan, le style ampoulé des
premiers journaux, modelé sur celui des chroniques de cour et des décrets officiels, céda progressivement la place au
style journalistique plus vigoureux que nous connaissons aujourd'hui. Pour aborder les problèmes du monde moderne,
les journalistes durent se forger de nouvelles formes d'expression. Le besoin d'informer le lecteur et de lui expliquer des
événements aussi abscons que l'insurrection de la Pologne contre la Russie, la guerre de Sécession ou encore les
discours du trône de la reine Victoria fut, en grande partie, à l'origine du langage politique et journalistique du Moyen-
Orient moderne.
Nouveau venu sur la scène moyen-orientale, le journaliste, dont la profession était inconnue jusque-là, se mit à jouer un
rôle de plus en plus important.
Aujourd'hui, le journal n'est plus le seul moyen de communication présent dans un café. On y trouve généralement une
radio, sinon aussi une télévision. Le premier organisme de radiodiffusion au Moyen-Orient fut inauguré en Turquie en
1925, trois ans seulement après celui de Londres. Etant sous domination étrangère, la plupart des autres pays de la
région durent attendre un peu plus longtemps. En Egypte, la radio ne commença à émettre qu'en 1934 et ne prit
véritablement son essor qu'après la révolution de 1952. C'est en 1964 que la Turquie, encore une fois pionnière, créa une
radio indépendante du gouvernement. D'une façon générale, le degré de liberté dont jouissent les gens de radio ou de
télévision dépend de la nature du régime en place. L'Italie fasciste fut apparemment la première puissance étrangère à
répandre sa propagande par la voie des ondes: en 1935, elle commença à émettre des émissions régulières en arabe
depuis Bari, inaugurant ainsi une guerre de propagande dans laquelle allaient s'engouffrer la Grande-Bretagne,
l'Allemagne, puis la France et, plus tard, les États-Unis et l'Union soviétique. A leur tour, les pays du Moyen-Orient se
mirent à arroser la région de leurs programmes, dispensant des informations, prodiguant des conseils et, à l'occasion,
appelant à la subversion. Plus coûteuse, l'introduction de la télévision fut aussi plus laborieuse, mais à l'heure actuelle
elle est présente dans tout le Moyen-Orient.
Dans une région où l'analphabétisme reste très répandu, l'apparition d'instruments modernes de communication orale eut
un impact révolutionnaire, au sens propre du terme. Ainsi, la révolution iranienne de 1979 fut sans doute la première
révolution électronique de l'histoire : les discours de l'ayatollah Khomeini étaient distribués sur cassettes, et ses
instructions transmises par liaisons téléphoniques directes. Grâce à ces moyens techniques, l'art oratoire acquit une force
inédite et put toucher des foules immenses.
Le contenu des programmes de radio et de télévision dépend beaucoup du régime en place. Très vraisemblablement, le
portrait du chef de l'État ou du gouvernement orne l'un des murs du café. Dans les rares pays qui ont adopté un système
démocratique à l'occidentale et ont réussi à le conserver, les dirigeants sont démocratiquement élus et les médias, à côté
des positions gouvernementales, font place à un large éventail d'opinions. Dans les autres, l'écrasante majorité, prévalent
des régimes plus ou moins autocratiques. Quand ceux-ci revêtent un caractère traditionnel et modéré, les formes sont en
général respectées et une certaine liberté d'expression est permise. Quand il s'agit de dictatures exercées par des
militaires ou un parti, les médias - presse, radio et télévision confondues - sont soumis à une discipline totalitaire et
contraints à l'unanimisme.
Toutefois, quelle que soit la nature du régime, le portrait de son chef accroché au mur constitue, par sa seule présence,
une rupture radicale avec le passé. Comme le rapportait, en 1721, l'ambassadeur turc en France, la coutume voulait que
le roi offre aux représentants étrangers «son portrait garni de diamants». Ayant expliqué qu'il n'était point permis aux
musulmans d'avoir des portraits, il reçut en échange d'autres présents4. L'art du portrait n'était cependant pas inconnu au
Moyen-Orient. Le sultan Mehmed II, surnommé le Conquérant, avait autorisé le peintre italien Bellini à faire son
portrait et possédait même une collection de tableaux européens. Plus pieux, son fils et successeur s'en débarrassa. Par la
suite, les sultans se montrèrent moins pointilleux, si bien que le palais Topkapi à Istanbul abrite une riche galerie de
portraits de souverains et autres dignitaires de l'Empire. A l'époque moderne s'est développée une sorte d'iconographie
musulmane qui propose des portraits, à l'évidence mythiques, d"Ali et de Hussein en pays shiite, et d'autres figures
religieuses, en moins grand nombre il est vrai, en pays sunnite. On rencontre peu d'effigies sur les monnaies, comme
c'est la coutume en Europe depuis l'Antiquité grecque et romaine. Une seule pièce montre ce que l'on suppose être le
portrait d'un calife abbasside. Elle est volontairement provocatrice, car non seulement elle représente le souverain, mais
encore celui-ci est en train de porter une coupe à ses lèvres. Quelques pièces seljuqides à l'effigie d'un émir proviennent
de petites principautés d'Anatolie, mais c'est là un phénomène purement local dû à l'influence byzantine.
Il n'y a sans doute pas d'autres tableaux aux murs, si ce n'est un texte calligraphié et encadré, reproduisant un verset du
Coran ou un dit du Prophète. Depuis quatorze siècles, l'islam est la principale religion de la région et, depuis presque
autant, la religion dominante. Limité à la récitation de quelques versets du Coran, le culte observé dans la mosquée est
simple et austère. La prière commune est un acte collectif et discipliné de soumission au Créateur, Dieu unique et
immatériel. Le culte ne tolère ni le spectaculaire ni le mystère. Il n'admet ni la poésie ni la musique liturgique, ni, a
fortiori^ la peinture ou la sculpture figurative que la tradition musulmane récuse comme idolâtre. Les artistes pratiquent
le dessin abstrait et géométrique, et leurs motifs décoratifs s'inspirent abondamment de la calligraphie. Des versets et
même des sourates entières du Coran ornent les murs et le plafond des mosquées, mais aussi des demeures privées et
des lieux publics.
C'est peut-être dans les arts qu'apparurent les premiers signes de la pénétration culturelle de l'Occident. Ainsi, dans un
pays comme l'Iran, pourtant plus éloigné et plus refermé sur lui-même, la peinture manifeste, dès le début du XVIe
siècle, des influences occidentales aussi bien dans la représentation des ombres, de la perspective que des figures
humaines. Défiant les règles de l'aniconisme musulman, ces dernières étaient depuis longtemps présentes dans l'art perse
et ottoman ; à partir de cette époque, elles s'individualisent et perdent leur caractère stéréotypé. L'art du portrait était
également connu, mais l'image du prince reproduite sur les pièces de monnaie, les timbres ou les murs est un
phénomène récent et passe encore, dans les pays les plus conservateurs, pour un sacrilège confinant à de l'idolâtrie.
Contrairement au théâtre, le cinéma rencontre au Moyen-Orient un succès considérable. Dès 1897, l'Egypte commença à
importer des films muets d'Italie. Les séances de projections organisées à l'intention des soldats alliés pendant la
Première Guerre mondiale donnèrent à de nombreux habitants de la région l'occasion de découvrir ce nouveau moyen
d'expression. En 1917, l'Egypte encore se lançait dans la production et, en 1927, elle présentait ses premiers longs
métrages. Aujourd'hui, l'industrie cinématographique égyptienne occupe le troisième rang mondial, derrière celles des
États-Unis et de l'Inde.
D'autres inventions occidentales sont désormais si anciennes et si bien intégrées que leur origine étrangère n'est plus
perçue. Si notre homme dans le café a fait des études et s'est abîmé les yeux à force de lire, il porte sans doute des
lunettes, invention européenne attestée au Moyen-Orient depuis le XVe siècle. Le café possède peut-être une horloge et
le client une montre; encore aujourd'hui, celles-ci sont probablement de fabrication étrangère — européenne ou
asiatique. L'utilisation d'instruments précis pour mesurer le temps a entraîné, et continue d'entraîner, de grands
bouleversements dans les modes de vie traditionnels.
Il y a toutes les chances pour que notre amateur de café passe le temps, sans avoir à le mesurer, en compagnie d'amis et
joue à l'un de ces jeux de table qui ont une très longue histoire dans la région. Les plus appréciés sont le jacquet et, dans
les classes plus instruites, les échecs. Tous deux sont arrivés en Occident par l'intermédiaire du Moyen-Orient, les
échecs ayant peut-être une origine indienne. Leur présence est déjà attestée en Perse préislamique. Dans le grand débat
sur la question de la prédestination ou du libre arbitre qui a opposé les théologiens musulmans au Moyen Age, ces jeux
servaient parfois d'illustration ou même d'exemple par excellence. Faut-il comparer l'existence à une partie d'échecs où
le joueur reste, à chaque coup, libre de déplacer ses pièces comme il l'entend et où la victoire dépend de son talent et de
sa faculté d'anticipation ? Ou bien à une partie de jacquet, dont l'issue peut être accélérée ou retardée grâce à un brin
d'habileté, mais dont le résultat final dépend des lancers de dés successifs, qualifiés par certains de pur hasard et par
d'autres de prédétermination divine? Ces deux jeux fournirent de puissantes métaphores dans ce grand débat
théologique, où la prédestination — le jacquet — finit par l'emporter.
Entre les nouvelles et les discours, la radio ou la télévision diffuse de la musique. Dans la plupart des cafés, il s'agit de
musique orientale, traditionnelle ou de variétés, ou encore de musique pop occidentale arrangée au goût oriental. La
musique classique occidentale est presque totalement absente. Car les musulmans les plus occidentalisés ne l'apprécient
guère, contrairement aux Japonais ou même aux Chinois qui l'aiment, l'interprètent, voire en composent. Chez les
chrétiens libanais ou les Juifs israéliens, il existe un public pour cette musique. En Turquie, où l'occidentalisation a
également touché le domaine musical, on trouve aujourd'hui des orchestres symphoniques, des opéras et des
compositeurs de musique classique. Pouvant, comme les arts plastiques, se passer de la langue, la musique, du moins
instrumentale, semble a priori plus accessible aux peuples d'une autre culture. Pourtant, dans presque tout le Moyen-
Orient, peut-être à cause de la place qu'y occupe le chant, les amateurs de musique classique demeurent relativement
peu nombreux. En revanche, dès les premiers contacts avec l'Occident, la peinture et l'architecture se sont transformées
sous son influence ; en littérature, les genres traditionnels ont pratiquement disparu, le roman, le théâtre et la poésie se
conformant aux canons esthétiques modernes. Si les arts plastiques ont été les premiers à s'occidentaliser et ont poussé
très loin ce processus, la musique reste à la traîne. Ce qui ne devrait pas nous étonner car, de tous les arts, elle est celui
qu'un étranger a le plus de mal à comprendre, à assimiler et à jouer.
Ce qui frappe le plus un visiteur occidental lorsqu'il entre dans un café, presque partout au Moyen-Orient, c'est
l'absence, ou la quasi-absence, de femmes ; lorsqu'il y en a, ce sont en général des étrangères.
Les tables sont occupées par des hommes, seuls ou à plusieurs ; le soir, des groupes de jeunes gens se promènent dans
les rues en quête de distraction. L'émancipation des femmes accuse un net retard par rapport aux progrès intervenus
dans le statut des hommes et enregistre même, depuis quelque temps, des reculs dans bien des pays.
L'impression qu'on en retire est celle d'une région dotée d'une culture ancienne et de fortes traditions. A certaines
époques, elle a été un centre d'où ont rayonné des idées, des marchandises et parfois des armées. A d'autres, elle a été un
aimant attirant de nombreux étrangers, pèlerins et disciples, esclaves et prisonniers, conquérants et maîtres. Elle a été un
carrefour et un lieu d'échanges, où le savoir et les biens arrivaient d'antiques et lointaines contrées et repartaient, parfois
considérablement améliorés, vers d'autres horizons.
Aujourd'hui, une grande majorité de ses habitants reste marquée par le choc qu'a représenté la pénétration d'abord
européenne puis, plus généralement, occidentale, par les transformations — certains diraient les effets déstabilisateurs -
qu'elle a engendrées. L'histoire moderne du Moyen-Orient est faite d'une succession quasi ininterrompue de
bouleversements imposés de l'extérieur — de défis auxquels ont été apportées des réponses diverses pouvant aller
jusqu'au rejet. Profonds, certains de ces bouleversements sont probablement irréversibles et beaucoup les jugent encore
insuffisants. Plus limités et superficiels, d'autres enregistrent des retours en arrière, à la plus grande satisfaction des
conservateurs et des extrémistes pour qui la pénétration de la civilisation occidentale a été un désastre encore plus grand
que les terribles invasions mongoles du XIIIe siècle. Il y a peu, cette pénétration était qualifiée d'impérialisme, mais ce
terme n'est plus approprié maintenant que la brève période de colonisation européenne s'éloigne dans le temps et que les
États-Unis, peu désireux de s'impliquer, se tiennent à distance. Une autre expression décrit mieux la façon dont elle est
perçue par ceux qui la rejettent, c'est celle qu'employait Khomeini à propos des États-Unis : « le grand Satan ». Satan
n'est pas un impérialiste, mais un tentateur. Il ne conquiert pas, il séduit. L'affrontement se poursuit entre ceux qui
haïssent le mode de vie occidental et redoutent sa force d'attraction, à leurs yeux destructrice, et ceux qui y voient
l'occasion de nouveaux progrès, de nouvelles ouvertures, d'échanges féconds entre cultures et civilisations.
L'issue de ce combat est encore incertaine. Ses origines, ses avatars et ses enjeux se comprennent sans doute mieux si on
les replace dans l'histoire et la civilisation du Moyen-Orient.


DEUXIÈME PARTIE
Antécédents
Chapitre premier Avant le christianisme
Au début de l'ère chrétienne, deux grands empires se disputaient la région que nous appelons aujourd'hui le Moyen-
Orient. Ce n'était ni la première ni la dernière fois de son histoire millénaire. Comprenant les pays du pourtour
méditerranéen depuis le Bosphore jusqu'au delta du Nil, son versant occidental faisait partie de l'Empire romain. Les
anciennes civilisations qui y avaient fleuri s'étaient éteintes et les cités étaient administrées par des gouverneurs romains
ou des princes locaux soumis à Rome. Son versant oriental appartenait à un autre empire, que les Romains, après les
Grecs, appelaient la Perse et ses habitants l'Iran.
La carte politique de la région était très différente de celle d'aujourd'hui. Les pays portaient d'autres noms et avaient
d'autres frontières. De même, la plupart des peuples parlaient d'autres langues et professaient d'autres religions. Il y a,
bien sûr, des exceptions, mais certaines sont plus apparentes que réelles, dans la mesure où elles résultent d'une volonté
délibérée de faire revivre une Antiquité redécouverte, plutôt que d'une transmission ininterrompue d'antiques traditions.
La carte de l'Asie du Sud-Ouest et de l'Afrique du Nord-Est à l'époque de la domination des puissances rivales, Rome et
la Perse, était également très différente de celle des empires et des cultures qui les avaient précédées et qui, pour la
plupart, avaient été conquis et absorbés par des voisins plus puissants, bien avant que les phalanges macédoniennes, les
légions romaines ou les cataphractes perses n'y fassent irruption. Parmi les cultures qui avaient survécu jusqu'au début
de l'ère chrétienne et conservé tant bien que mal leur identité et leur langue, la plus ancienne était sans conteste l'Egypte.
Remarquablement caractérisé par son histoire et sa géographie, le pays comprend la basse vallée du Nil et son delta;
bordé de chaque côté par le désert, il est délimité au nord par la mer. Sa civilisation était déjà plusieurs fois millénaire
lorsque les conquérants arrivèrent ; néanmoins, ni les Perses ni les Grecs ni les Romains ne parvinrent à en effacer les
traits distinctifs. Malgré de multiples transformations, la langue et l'écriture pharaoniques présentent une étonnante
continuité. L'ancienne écriture hiéroglyphique et celle, plus cursive, qui lui succéda, le démotique, survécurent jusqu'aux
premiers siècles de l'ère chrétienne, avant d'être finalement supplantés par le copte, dernier avatar de l'égyptien ancien,
transcrit dans un alphabet adapté du grec et augmenté de sept lettres dérivées du démotique. L'écriture copte fit son
apparition au IIe siècle avant J.-C. et se stabilisa au cours du Ier siècle de notre ère. Lorsque les Égyptiens se
convertirent au christianisme, le copte devint la langue culturelle et nationale de l'Egypte chrétienne sous domination
romaine et byzantine. Après l'islamisation et l'arabisation du pays, même ceux qui décidèrent de rester chrétiens
adoptèrent la langue arabe. Ils s'appellent encore des coptes, mais leur langue s'est progressivement éteinte, pour ne
subsister que dans la liturgie. L'Egypte avait désormais une nouvelle identité.
Le pays a porté bien des noms. A la suite des Grecs et des Romains, nous l'appelons «Egypte», adaptation grecque d'un
ancien vocable égyptien. Le mot « copte » a probablement la même racine consonan-tique. Les Égyptiens l'appellent «
Misr », nom apporté par les conquérants arabes et apparenté aux appellations sémitiques de l'Egypte que l'on trouve
dans la Bible et dans d'autres textes anciens.
La civilisation du Croissant fertile née dans les vallées du Tigre et de l'Euphrate était peut-être encore plus ancienne que
celle de l'Egypte, mais ne présentait ni la même unité politique ni la même continuité sociale. Au sud, au centre et au
nord vivaient des peuples différents parlant des langues différentes : Sumer et Akkad, Assyrie et Babylonie. Dans la
Bible, la région s'appelle Aram Naharayim, Aram d'entre les deux fleuves. Dans le monde gréco-romain, elle s'appelait
Mésopotamie, mot dont la signification est à peu près identique. Au début de l'ère chrétienne, le centre et le sud se
trouvaient entre les mains des Perses dont la capitale impériale, Ctésiphon, était située non loin du site actuel de Bagdad.
D'origine perse, «Bagdad» signifie «Dieu a donné ». C'était le nom du village où, des siècles plus tard, les Arabes
fonderaient une nouvelle capitale impériale. Mot arabe, « Iraq » désignait au Moyen Age la moitié sud du pays, de
Bagdad jusqu'à la mer. Cette province était aussi appelée 'Iraq 'Arabï pour la distinguer de 'Iraq 'Ajamï, la région voisine
située au sud-ouest de l'Iran.
Territoire disputé, le nord de la Mésopotamie était gouverné tantôt par Rome, tantôt par la Perse, tantôt par des
dynasties locales. A certaines époques, il faisait même partie de la Syrie, région délimitée au nord par la chaîne
montagneuse du Taurus, au sud par le désert du Sinaï, à l'est par le désert d'Arabie et à l'ouest par la mer Méditerranée.
L'origine du nom « Syrie » est incertaine. Hérodote y voit une forme abrégée d'Assyrie. Les historiens modernes le font
remonter à divers toponymes locaux. Il apparaît pour la première fois en grec et n'a pas d'antécédents identifiables, ni
pour la forme ni pour le contenu, dans les textes préhellénistiques. Bien établi dans l'usage officiel romain et byzantin, il
disparaît au VIF siècle avec la conquête arabe, mais continue à être utilisé en Europe, surtout après le renouveau des
études classiques et de la terminologie gréco-romaine au moment de la Renaissance. Dans le monde arabe, et plus
généralement musulman, la région autrefois appelée Syrie portait le nom de Sham, qui était aussi celui de sa ville
principale, Damas. Hormis quelques rares occurrences dans d'obscurs traités de géographie, le nom « Syrie » — en
arabe « Suriya » — était inconnu jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle où il resurgit sous l'influence
européenne. En 1865, il devint, sous administration ottomane, le nom officiel d'une province, le vilayet de Damas, et
après l'obtention en 1920 d'un mandat par les Français, celui d'un État. Parmi les noms plus anciens d'origine
autochtone, le plus utilisé était celui d'Aram, d'après le peuple — les Araméens — qui s'était installé en Syrie et en
Mésopotamie. De même que la Mésopotamie s'appelait « Aram d'entre les deux fleuves », le sud s'appelait « Aram de
Damas » et le nord (Alep) « Aram de Sobah » (voir, par exemple, II Samuel, VIII, 6 et X, 6).
Plus couramment, cependant, les territoires formant la branche occidentale du Croissant fertile portaient les noms des
royaumes et des peuples qui les contrôlaient. Les plus connus, ou du moins ceux pour lesquels nous possédons le plus
de documents, sont ceux du sud, que les premiers livres de la Bible et d'autres textes anciens appellent Canaan. Après la
conquête Israélite, cette zone prit le nom de «pays des enfants d'Israël » (Josué, XI, 22) ou simplement de « pays d'Israël
» (I Samuel, XIII, 19). Après le partage, au Xe siècle avant J.-C, du royaume de David et de Salomon, le sud, avec
Jérusalem pour capitale, prit le nom de Juda, et le nord celui d'Israël, avant de prendre celui de Samarie. La région
côtière s'appelait au nord la Phénicie et au sud la Philistie, d'après les peuples qui y résidaient. Les Philistins disparurent
de la scène de l'histoire au moment des conquêtes babyloniennes. Les Phéniciens continuèrent d'occuper le nord d'Israël
et le sud du Liban actuels jusqu'à l'arrivée des Romains et le début du christianisme. Après la conquête perse au VIe
siècle avant J.-C, la région où se réinstallèrent les exilés prit le nom de «Yehud» (voir les passages en araméen: Daniel,
II, 25 et V, 13; Ezra, V, 1 et V, 8). Pour les Romains, de même que dans le Nouveau Testament, le sud, le centre et le
nord s'appelaient respectivement la Judée, la Samarie et la Galilée. On peut y ajouter, plus au sud, le désert que les
Romains appelaient l'Idumée, d'après l'Edom biblique - aujourd'hui le Néguev - et, à l'est du Jourdain, la Pérée.
En Mésopotamie comme en Syrie, les langues dominantes étaient sémitiques mais se subdivisaient en plusieurs groupes.
Le groupe le plus ancien était l'akkadien, auquel appartenaient l'assyrien et le babylonien, surtout pratiqués en
Mésopotamie. Le cananéen regroupait l'hébreu biblique, le phénicien et son surgeon en Afrique du Nord, le
carthaginois, ainsi qu'un certain nombre d'autres langues étroitement apparentées, attestées par des inscriptions
découvertes dans le nord et le sud de la Syrie. Au début de l'ère chrétienne, la plupart avaient quasiment disparu, pour
être remplacées par des langues très proches les unes des autres appartenant à un autre ensemble sémitique, l'araméen.
Pour ce qui est des langues cananéennes, si le phénicien était encore parlé dans les ports du Levant et les colonies nord-
africaines, l'hébreu ne l'était plus par les Juifs, mais demeurait la langue de la religion, de la littérature et de l'érudition.
Quant à l'assyrien et au babylonien, ils n'étaient apparemment plus du tout en usage. Devenu langue internationale du
commerce et de la diplomatie, l'araméen était largement répandu non seulement dans le Croissant fertile, mais aussi en
Perse, en Egypte et dans le sud de la Turquie actuelle.
A cette époque, l'arabe, dernière des langues sémitiques à faire son entrée dans la région, était pour l'essentiel confiné
dans le centre et le nord de la péninsule Arabique. Les cités plus développées du sud-ouest — aujourd'hui le Yémen -
parlaient une autre langue sémitique, le sud-arabique, proche de l'éthiopien, que des colons venus d'Arabie du Sud
avaient apportée avec eux dans la Corne de l'Afrique. Certaines sources indiquent que, plus au nord, des locuteurs
arabes s'étaient installés dans les marches de la Syrie et de l'Irak, bien avant les grandes conquêtes du VIIe siècle qui
aboutiraient au triomphe de l'arabe dans toute la région. De nos jours, l'araméen subsiste dans le rituel de certaines
Eglises orientales et est encore parlé dans quelques villages reculés.
Ce n'est qu'au Moyen Age, avec l'arrivée des Turcs, que le pays aujourd'hui appelé la Turquie prit ce nom — et encore,
seulement en Europe. Pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, on parlait d'Asie, ou d'Asie Mineure, et
d'Anatolie. Désignant au départ la côte orientale de la mer Egée, ces deux termes gagnèrent, pour ainsi dire, du terrain
vers l'est. Plus généralement, le pays était désigné par le nom de ses différentes provinces, villes ou royaumes. Le grec
était la langue dominante et la plus couramment parlée.
«Anatolie» vient d'un mot grec qui signifie «lever du soleil», comme «Orient» qui vient du latin et «Levant» de l'italien.
Ces termes reflètent une époque où les pays de la Méditerranée orientale constituaient les limites du monde connu.
Prenant peu à peu conscience de l'existence d'une Asie plus lointaine et plus vaste, les peuples méditerranéens
rebaptisèrent celle qu'ils connaissaient du nom d'Asie Mineure. De même, lorsque, bien des siècles plus tard, un Orient
encore plus éloigné apparut à l'horizon des Occidentaux, l'Orient ancien et immémorial devint le « Proche- », puis le «
Moyen-Orient ». De toutes ces lointaines contrées, la plus importante mais aussi la plus menaçante pour le Moyen-
Orient était l'Iran, plus connu en Occident sous le nom de Perse.
Au sens strict, la « Perse » ou « Perside » désigne non pas un pays ou une nation, mais une province, le Pars ou Fars, au
sud-ouest de l'Iran, en bordure du golfe Persique. Les Perses n'ont jamais donné ce nom à l'ensemble du pays, même si
le dialecte de cette province finit par devenir la langue politique et culturelle dominante, au même titre que le toscan en
Italie, le castillan en Espagne et le parler de la région londonienne en Angleterre. Le nom qu'ils ont toujours utilisé et
imposé au reste du monde en 1935 est l'Iran. Il dérive de l'ancien perse aryanam, un génitif pluriel qui signifie « [le
pays] des Aryens » et remonte aux premières migrations des peuples indo-aryens.
La carte religieuse du Moyen-Orient était encore plus complexe - et confuse - que celle de ses peuples et de ses langues.
Si certaines divinités étaient tombées dans l'oubli, beaucoup existaient encore, non sans avoir, il est vrai, subi d'étranges
transformations. Au fil du temps, conquêtes et migrations, pénétration de la culture hellénistique et domination romaine
avaient donné naissance à de nouvelles religions syncrétiques. Divers cultes orientaux avaient trouvé un écho auprès des
Romains et se pratiquaient jusque dans la capitale de l'Empire. Ainsi, Isis d'Egypte, Adonis de Syrie, Cybèle de Phrygie
en Asie Mineure avaient-ils des adorateurs chez les nouveaux maîtres du Moyen-Orient.
En l'espace de quelques siècles, soit un laps de temps relativement court à l'échelle de la région, deux nouvelles
religions apparues successivement, le christianisme et l'islam, allaient supplanter toutes les anciennes divinités et leurs
cultes. L'avènement et le triomphe de l'islam au VIIe siècle furent précédés et, en un sens, rendus possibles par le succès
du christianisme, qui lui-même avait une dette envers plusieurs courants antérieurs, religieux et philosophiques. L'un et
l'autre plongent leurs racines dans la rencontre et l'interpénétration de trois civilisations universalistes du Moyen-Orient
ancien: les civilisations juive, perse et grecque.
Le monothéisme n'était pas une idée entièrement nouvelle. On le trouve déjà, par exemple, dans le Grand Hymne
d'Akhenaton, le pharaon qui régna sur l'Egypte au XIVe siècle avant J.-C. Toutefois, faisant des apparitions sporadiques
et très localisées, il n'eut qu'un impact éphémère et géographiquement circonscrit. Les Juifs furent les premiers à faire
du monothéisme éthique l'un des principes fondamentaux de leur religion; on peut d'ailleurs suivre l'évolution de leurs
croyances d'un culte tribal primitif à un monothéisme éthique universel dans les livres successifs de la Bible. Ces livres
montrent également que les Juifs avaient de plus en plus conscience que cette croyance les isolait de leurs voisins
idolâtres et polythéistes. A l'époque moderne, ceux qui prétendent être les seuls détenteurs de la vérité se laissent
facilement convaincre qu'ils en sont aussi les découvreurs. Dans les temps anciens, une telle présomption eût été
inconcevable. Confrontés à ce fait extraordinaire qu'ils étaient les seuls à avoir reconnu son unicité, les Hébreux,
incapables d'imaginer qu'ils eussent pu choisir Dieu, adoptèrent une attitude plus humble : c'était Dieu qui les avait
choisis. Cette élection leur conférait des privilèges, mais leur imposait aussi des devoirs et se révélait parfois un fardeau
bien lourd à porter. « C'est vous seuls que j'ai distingués entre toutes les familles de la terre, c'est pourquoi je vous
demande compte de toutes vos fautes» (Amos, III, 2).
Toutefois, les Juifs n'étaient pas les seuls à adorer un Dieu universel et éthique. Beaucoup plus à l'est, sur les hauts
plateaux d'Iran, deux peuples apparentés, les Mèdes et les Perses, étaient peu à peu passés du paganisme à une croyance
en une seule divinité suprême incarnant le principe du bien en lutte perpétuelle contre les forces du mal. L'apparition de
cette religion est associée au prophète Zoroastre, dont les écrits rédigés en ancien perse ont conservé les enseignements.
On ignore à quelle époque ce prophète a vécu et prêché, les estimations des historiens divergeant de mille ans ou plus.
Néanmoins, il semblerait que le zoroastrisme connut son apogée aux VIe et Ve siècles avant J.-C. Pendant longtemps,
les Mèdes et les Perses avaient, chacun de leur côté, poursuivi leur quête d'un Dieu. Les bouleversements du VIe siècle
les rapprochèrent. Les répercussions s'en feraient sentir dans le monde entier des siècles durant.
En 586 avant J.-C, Nabuchodonosor, roi de Babylone, conquit le royaume de Juda, s'empara de Jérusalem, détruisit le
Temple et, fidèle aux pratiques de l'époque, déporta la population en Babylonie. Quelques décennies plus tard, les
Babyloniens furent à leur tour submergés par un autre conquérant, Cyrus le Mède, fondateur d'un nouvel empire perse
qui ne tarderait pas à s'étendre jusqu'en Syrie et au-delà. Apparemment, les Mèdes avaient une vision du monde et des
croyances assez proches de celles des Juifs, l'un des nombreux peuples soumis de leur vaste territoire polyglotte. Cyrus
permit aux exilés de regagner la terre d'Israël et ordonna la reconstruction du Temple de Jérusalem aux frais de l'État.
Dans la Bible, il jouit d'une estime accordée à aucun autre souverain non juif et à bien peu de chefs juifs. Rédigés après
la captivité de Babylone, les derniers chapitres du Livre d'Isaïe en fournissent une illustration saisissante: «Il [Cyrus] est
mon berger; il exécutera toute ma volonté, en disant à Jérusalem : "Sois rebâtie !" et au Temple : "Sois fondé!" (Isaïe,
XLIV, 28). Le chapitre qui suit va encore plus loin: «Ainsi parle l'Éternel à son oint, à Cyrus : "Je l'ai pris par la main
pour mettre les nations à ses pieds"... » (Isaïe, XLV, 1).
Entre les premiers et les derniers livres de la Bible, rédigés les uns avant la captivité de Babybone, les autres après le
retour des exilés, il existe de notables différences; certaines sont peut-être dues à l'influence de la pensée religieuse
iranienne, en particulier, l'idée d'un combat cosmique entre les forces du Bien et du Mal, entre Dieu et le Démon, dans
lequel l'humanité aurait un rôle à jouer, l'affirmation plus explicite d'un jugement après la mort, d'une rétribution au ciel
ou en enfer, l'idée qu'un sauveur né d'une « semence sacrée » et consacré par l'onction viendra à la fin des temps et
assurera le triomphe définitif du Bien sur le Mal. La place qu'occuperont ces idées dans le judaïsme tardif et le
christianisme primitif est bien connue.
Les relations entre ces deux peuples eurent également des conséquences politiques. Cyrus accorda ses faveurs aux Juifs
qui, en retour, le servirent loyalement; pendant des siècles, ceux-ci, tant dans leur patrie que dans les autres territoires
sous domination romaine, seront soupçonnés, non sans raison parfois, de sympathie voire de collusion avec les Perses
ennemis de Rome.
Le philosophe allemand Karl Jaspers voit dans la période qui s'étend de 600 à 300 avant J.-C. un « moment déterminant
» de l'histoire de l'humanité. En effet, c'est à cette époque que des peuples vivant dans des pays éloignés et apparemment
sans contact effectuèrent des percées majeures sur le plan spirituel et intellectuel, comme en témoignent Confucius et
Lao-tseu en Chine, Bouddha en Inde, Zoroastre ou ses principaux disciples en Iran, les prophètes en Israël et les
philosophes en Grèce. Ils ne se connaissaient pratiquement pas. Des missionnaires bouddhistes venus de l'Inde auraient
tenté de propager leur doctrine au Moyen-Orient, mais leurs efforts sont très mal connus et ne semblent pas avoir porté
de fruit. Les fécondes relations entre les Juifs et les Perses datent de Cyrus et de ses successeurs. Etendant leurs
conquêtes à l'Asie Mineure et à la mer Egée, ces derniers entrèrent en contact et en conflit avec les Grecs, jetant ainsi un
pont entre la civilisation grecque naissante et les nombreux peuples de l'Empire perse. La Grèce avait un génie
philosophique et scientifique, plutôt que religieux, mais son apport intellectuel exercerait une profonde influence sur les
civilisations religieuses du Moyen-Orient et même du monde.
Très tôt, les marchands et les mercenaires grecs partirent à la découverte du Moyen-Orient et rapportèrent de ces
étranges contrées de quoi aiguiser la curiosité grandissante des philosophes et des savants. L'expansion de l'Empire
perse facilita les déplacements et les échanges, favorisa la connaissance des langues et fit entrer quantité de spécialistes
grecs à tous les échelons de l'administration impériale. Une nouvelle ère débuta avec les conquêtes d'Alexandre le
Grand (356-323) qui étendit la domination macédonienne et l'influence culturelle grecque, vers l'est, en Iran, en Asie
centrale et jusqu'aux confins de l'Inde, vers le sud, en Syrie et en Egypte. Après sa mort, ses généraux se partagèrent son
empire et fondèrent trois royaumes, situés respectivement en Iran, en Syrie et en Egypte.
Les Grecs, qui connaissaient déjà un peu la Perse avant les expéditions d'Alexandre, commencèrent à se familiariser
avec ces régions mystérieuses; en Mésopotamie, en Syrie et en Egypte, ils établirent une suprématie politique, qui
céderait la place à celle des Romains, et une suprématie culturelle qui se poursuivrait encore plusieurs siècles. En 64
avant J.-C., le général romain Pompée s'empara de la Syrie et, peu après, de la Judée. En 31 avant J.-C., après la défaite
d'Antoine et de Cléopâtre à la bataille d'Actium, les Ptolémées d'Egypte durent, à leur tour, faire acte de soumission à
Rome. Face au triomphe universel de la culture hellénistique et de la puissance romaine, seul deux peuples osèrent
résister : les Perses et les Juifs, avec des fortunes différentes.
Vers 247 avant notre ère, un chef parthe, Arsace, se révolta contre les Séleucides de Syrie et fonda sa propre dynastie.
Malgré plusieurs tentatives des Macédoniens pour restaurer leur suprématie, les Parthes réussirent à conserver et même
à étendre leur souveraineté politique, au point de devenir une grande puissance et un dangereux rival pour Rome, tout en
demeurant ouverts aux influences culturelles grecques, lesquelles semblent avoir été considérables. La situation changea
du tout au tout lorsque Ardashïr (226-240 après J.-C.) renversa la dynastie parthe, fonda celle des Sassanides et restaura
le zoroastrisme. Incorporé dans les institutions royales, gouvernementales et sociales, celui-ci devint la religion
officielle de l'Iran. C'était sans doute la première fois dans l'histoire qu'une religion d'État possédait une hiérarchie
sacerdotale chargée de veiller sur l'orthodoxie et de pourchasser les hérésies. A cet égard, les Sassanides marquent une
rupture avec la tolérance et l'éclectisme des Parthes et de la Rome impériale.
Étroitement liés à l'État, la religion et le clergé profitèrent de sa puissance, mais subirent aussi de plein fouet les
conséquences de son renversement. Les prêtres zoroastriens disparurent avec l'Empire perse. Après la conquête arabe, le
zoroastrisme entama un long et inexorable déclin, et ne joua aucun rôle dans les divers renouveaux politiques et
culturels que connut l'Iran à l'époque islamique. La résistance à l'avance de l'islam vint, non pas du clergé orthodoxe
exerçant traditionnellement le pouvoir, mais des hérésies zoroastriennes habituées à lutter dans l'opposition.
Certaines d'entre elles eurent un retentissement considérable au Moyen-Orient et même dans le monde. Ainsi, le
mithriacisme fit de très nombreux adeptes dans l'Empire romain, en particulier parmi les soldats, et se répandit jusqu'en
Angleterre, où l'on a retrouvé les vestiges d'un temple de Mithra. Tout aussi connu est le manichéisme, du Perse Mani,
qui vécut de 216 à 277 et fonda une religion syncrétique alliant des éléments puisés dans le christianisme et le
zoroastrisme. En 277, il fut mis à mort, mais sa doctrine, remarquablement vivace, survécut aux terribles persécutions
dont elle fut victime de la part des musulmans au Moyen-Orient et des chrétiens en Europe. Plus localisé mais tout aussi
important, le mazdéisme fleurit au début du VIe siècle en Iran et institua une sorte de communisme religieux. Il
représenta une source d'inspiration pour plusieurs mouvements shiites dissidents.
Le zoroastrisme fut la première religion impériale à ne pas tolérer les hérésies, mais il ne semble pas que l'Iran ait fait
œuvre de prosélytisme en dehors de son aire politique et culturelle. Comme toutes les religions antiques, le zoroastrisme
fut d'abord lié à un peuple, devint une religion civique et disparut avec le pouvoir politique qui le soutenait. Une seule
fait exception: elle survécut à la destruction de son assise politique et territoriale, et se perpétua parce qu'elle sut se
transformer radicalement. C'est ainsi que les enfants d'Israël devinrent les Judéens et, plus tard, les Juifs.
La résistance politique des Juifs à la Grèce et à Rome se solda par un échec. Si, sous les Maccabées, ils parvinrent à
affirmer leur indépendance contre les Séleucides et à restaurer le royaume de Juda, ils ne purent rien contre la puissance
de Rome. Malgré de nombreuses révoltes, dont certaines furent peut-être menées à l'instigation et avec l'aide des Perses,
ils furent écrasés et réduits en esclavage. Leurs rois et leurs grands prêtres se mirent au service des vainqueurs et un
procurateur romain régna sur la Judée. La plus importante de ces révoltes commença en 66 après J.-C. En dépit de longs
et âpres combats, les rebelles furent vaincus ; en 70, les Romains prirent Jérusalem et détruisirent le second Temple,
construit par les exilés à leur retour de Baby-lone. Mais cette défaite ne mit pas fin à la résistance juive. Après la révolte
de Bar-Kokhba en 135, les Romains décidèrent de se débarrasser une fois pour toutes de ces fauteurs de troubles.
Comme autrefois les Babyloniens, ils déportèrent une grande partie de la population juive et, cette fois, il n'y eut pas de
Cyrus pour mettre fin à leur exil. Ils tentèrent d'effacer jusqu'aux noms juifs : Jérusalem fut rebaptisée Aelia Capitolina
et un temple dédié à Jupiter érigé sur le site du sanctuaire détruit. Les appellations «Judée» et «Samarie» furent abolies
et le pays nommé Palestine, d'après les Philistins, un peuple depuis longtemps tombé dans l'oubli.
Un passage du Talmud, rapportant une conversation entre trois rabbins qui se déroula au cours du IIe siècle de notre ère,
illustre avec force la façon dont les Juifs et sans doute d'autres peuples du Moyen-Orient percevaient les avantages et les
inconvénients de la domination romaine :
« Rabbi Yehouda ouvrit la discussion et dit : "Combien sont admirables les réalisations de cette nation [les Romains].
Ils ont aménagé des marchés, lancé des ponts et construit des thermes." Rabbi Yossé garda le silence. Rabbi Shimon
Bar-Yokhai prit la parole et dit: "Tout ce qu'ils ont institué, ils ne l'ont fait que pour servir leurs intérêts. Ils ont aménagé
des marchés pour pouvoir y installer des prostituées, construit des thermes pour leur propre plaisir et lancé des ponts
pour encaisser un droit de péage." Yehouda, fils de prosélytes, alla rapporter ces propos aux autorités, qui déclarèrent :
"Yehouda qui a fait notre éloge recevra un titre. Yossé qui s'est tu sera exilé à Tsipori et Shimon qui nous a critiqués
sera exécuté1." »
Sur un point important, les Juifs, les Grecs et les Romains se ressemblaient tout en se distinguant des autres peuples de
l'Antiquité - ressemblance et différence qui leur conféreraient un rôle crucial dans l'essor des civilisations à venir.
Phénomène universel, tous les groupes humains tracent une ligne de partage entre eux et les autres, et se définissent en
rejetant l'étranger. Cette tendance instinctive remonte aux origines de l'humanité et même au-delà, puisqu'elle se
retrouve dans presque toutes les formes de vie animale. Invariablement, les liens du sang, autrement dit la filiation ou,
comme on dirait aujourd'hui, l'appartenance ethnique, constituaient le critère déterminant. Les Grecs et les Juifs, les
deux peuples les plus conscients de leur spécificité dans le monde méditerranéen antique, nous ont légué deux
définitions classiques de l'Autre: respectivement, le barbare et le gentil. Les barrières qu'elles érigent sont imposantes
mais — là résidait la nouveauté — elles n'étaient pas insurmontables, contrairement à celles qu'opposent les définitions
plus primitives et plus universelles de la différence fondées sur le sang et la filiation. Ces barrières pouvaient être
franchies et même abolies, dans un cas en adoptant la langue et la culture des Grecs, dans l'autre en embrassant la
religion et la loi des Juifs. Si ni les uns ni les autres ne cherchaient à s'agrandir, ils accueillaient volontiers de nouveaux
membres, de sorte qu'au début de l'ère chrétienne, barbares hellénisés et gentils judaïsés faisaient partie du paysage de
nombreuses cités du Moyen-Orient.
Les Grecs et les Juifs avaient un autre point commun qui les rendait uniques dans le monde ancien : la compassion dont
ils savaient faire preuve à l'égard de leurs ennemis. Sur ce plan, rien n'égale la description que donne Eschyle - il avait
participé aux guerres Médiques - des souffrances des Perses vaincus, ni la sollicitude du Livre de Jonas pour les
habitants de Ninive.
Allant encore plus loin en matière d'intégration, Rome institua peu à peu le principe d'une citoyenneté commune à tous
les habitants de l'Empire. Les Grecs avaient inventé la notion de citoyen — de membre d'une cité ayant le droit de
participer à la formation et à la conduite du gouvernement -, mais seuls pouvaient s'en réclamer ceux qui y étaient nés et
leurs descendants, les autres ne pouvant aspirer au mieux qu'au statut de résident étranger. Les Romains adoptèrent cette
conception de la citoyenneté et, progressivement, retendirent à toutes les provinces de l'Empire.
Par leur ouverture au monde extérieur, la culture hellénistique, la religion juive et la communauté politique romaine
facilitèrent l'essor et la propagation du christianisme, religion missionnaire dont les adeptes, persuadés de détenir
l'ultime révélation divine, estimaient de leur devoir sacré de la transmettre au reste de l'humanité. Quelques siècles plus
tard surgirait une autre religion universelle, l'islam, qui insufflerait à ses fidèles un élan comparable - malgré un contenu
et des méthodes différents. Soutenues par la même conviction, mues par les mêmes ambitions, vivant côte à côte dans la
même région, ces deux religions universelles ne pouvaient que se heurter de front un jour ou l'autre.


Chapitre II Avant l'islam
La période qui va de la naissance du christianisme à la naissance de l'islam, soit, en gros, les six premiers siècles de
notre ère, a été marquée par une succession d'événements majeurs.
Le premier et, à bien des égards, le plus important fut justement l'avènement du christianisme, dont la diffusion
progressive entraîna la disparition ou plutôt le lent dépérissement des cultes antérieurs, à l'exception du judaïsme et des
religions perses. Le paganisme gréco-romain parvint à se maintenir pendant quelque temps et connut même un dernier
sursaut sous le règne de l'empereur Julien (361-363), que les historiens chrétiens appellent Julien l'Apostat. Jusqu'au
début du IVe siècle, le christianisme fut un mouvement de protestation contre l'ordre romain. Parfois toléré, plus
souvent persécuté, il se développa, par la force des choses, comme une entité séparée de l'État et créa sa propre
organisation : l'Église avec ses circonscriptions, sa direction, sa hiérarchie, ses lois, ses tribunaux qui, peu à peu,
s'étendirent à l'ensemble du monde romain.
Avec la conversion de l'empereur Constantin (311-337), le christianisme s'empara de l'Empire romain et, en un sens,
devint son prisonnier. Il en résulta une christianisation progressive des rouages de l'État. A la persuasion vint s'ajouter la
force de l'autorité, au point que, sous le règne du grand empereur chrétien Justinien (527-569), le pouvoir utilisa tous les
moyens à sa disposition, non seulement pour établir la suprématie du christianisme sur les autres religions, mais aussi
pour imposer la doctrine chrétienne déclarée orthodoxe par l'État. A cette date, en effet, il n'existait plus une, mais
plusieurs Églises qui, outre des divergences théologiques importantes, étaient séparées par des loyautés personnelles,
juridictionnelles, régionales et même nationales différentes.
Le deuxième événement fut le déplacement du centre de gravité de l'Empire d'ouest en est, de Rome à Constantinople,
la nouvelle capitale fondée par Constantin. Avant sa mort en 395, Théodose avait partagé l'Empire entre ses deux fils.
Dans un laps de temps relativement court, l'Empire d'Occident, submergé par des vagues successives d'invasions
barbares, cessa d'exister. En revanche, celui d'Orient repoussa les envahisseurs et vécut plus de mille ans.
L'Empire romain d'Orient, plus couramment appelé Empire byzantin, tire son nom de Byzance, site sur lequel fut bâtie
la ville de Constantinople. Ses habitants ne se disaient pas byzantins, mais romains ; ils étaient gouvernés par un
empereur romain censé appliquer la loi romaine. En fait, il y avait quelques différences. L'empereur et ses sujets étaient
chrétiens et non païens, et si les habitants de la capitale se disaient romains, c'était non pas en latin - romani - mais en
grec -rhomaioi. Il en allait de même dans les provinces, comme en témoignent, ici et là, ces inscriptions en grec qui
prient pour « la suprématie des Romains » — hegemonia ton Rhomaion — ou encore ce prince vassal de la principauté
d'Edesse renversé par les Perses et réinstallé sur son trône par les Romains, qui se pare fièrement du titre grec de
philorhomaios, « ami des Romains ». Lorsque Rome parvint à son apogée, le grec avait déjà le statut de seconde langue
de l'Empire. Dans l'Empire romain d'Orient, il devint la première. Le latin résista quelque temps; des termes latins
entrèrent dans le grec de Byzance et, quelques siècles plus tard, dans l'arabe du califat. Toutefois, le grec devint, et pour
longtemps, la langue du gouvernement et de la culture. Même dans les provinces orientales, le copte, l'araméen et, plus
tard, l'arabe seraient profondément influencés par la philosophie et la science hellénistiques.
Le troisième bouleversement majeur, l'hellénisation du Moyen-Orient, avait commencé plusieurs siècles auparavant,
d'abord sous Alexandre le Grand, puis sous les Séleucides et les Ptolémées, ses successeurs en Syrie et en Egypte.
Imprégnés de culture grecque, l'État romain et les Eglises chrétiennes contribuèrent à sa diffusion. Inspirées des
institutions d'Alexandre et de ses successeurs, les structures politiques de l'Empire romain d'Orient reflétaient une
conception de la monarchie fort différente de celle des césars romains. De même, en matière de religion, les premiers
chrétiens se complaisaient dans le genre de subtilités métaphysiques qui avaient longtemps préoccupé les Grecs, mais
n'avaient jamais beaucoup passionné les Romains ou les Juifs. Le Nouveau Testament était rédigé dans une langue qui,
bien que s'écartant de celle des poètes tragiques et des philosophes athéniens, était assurément du grec. Même l'Ancien
Testament était disponible dans une traduction grecque établie des siècles plus tôt par la communauté juive
d'Alexandrie.
Un autre phénomène important, sans doute dû lui aussi à des influences antérieures, fut l'intensification de ce qu'on
appellerait aujourd'hui le dirigisme économique. C'était assez logique dans des pays dont l'activité se concentrait autour
de la vallée d'un fleuve, comme l'Egypte par exemple, où la planification étatique avait déjà atteint un stade avancé sous
la dynastie des Ptolémées. Au cours des premiers siècles de l'ère chrétienne, et notamment à partir du IIIe, l'État se mit à
jouer un rôle croissant dans l'industrie, le commerce et l'agriculture, s'efforçant de contrôler l'activité des rares
entrepreneurs privés encore existants et d'imposer sa propre politique économique. Dans de nombreux domaines, il allait
jusqu'à se substituer au secteur privé. Ainsi, pour son armement, son équipement et, à certaines périodes, pour ses
uniformes, l'armée traitait avec des entreprises d'État. Son ravitaillement était en général assuré par des impôts en nature
redistribués aux soldats sous forme de rations. L'intervention croissante de l'État laissait de moins en moins de place aux
entrepreneurs, aux fabricants, aux fournisseurs, etc.
Il en allait de même en agriculture. La législation impériale, dont une bonne partie a été conservée, témoigne à maintes
reprises de l'inquiétude de l'État face à la diminution persistante des surfaces cultivées et de son désir d'inciter, par
diverses mesures fiscales et autres, les paysans et les propriétaires à les remettre en culture. Il semble que cela ait
constitué un grave problème, en particulier entre le IIIe et le VIe siècle, autrement dit depuis Dioclétien (284-305),
fervent partisan de l'interventionnisme de l'État, jusqu'aux conquêtes musulmanes qui aboutiront à une restructuration
des pouvoirs et des fonctions économiques.
L'Empire byzantin et l'Empire perse furent tous deux submergés par l'islam dans les premières décennies du VIF siècle,
mais sur un point au moins leur sort fut bien différent. Si les armées byzantines subirent d'écrasantes défaites et durent
céder aux Arabes de vastes provinces, l'Asie Mineure resta grecque et chrétienne et, malgré plusieurs assauts,
Constantinople, la capitale impériale, demeura inviolée derrière ses hautes murailles et ses digues. Bien qu'affaibli et
diminué, l'Empire byzantin survécut encore sept cents ans, sa langue, sa culture et ses institutions continuant à se
développer à leur propre rythme. Et lorsque le dernier bastion de cet empire grec chrétien s'effondra en 1453, il existait
un monde chrétien auquel les Byzantins purent léguer leur histoire et le souvenir de leurs traditions.
Tout autre fut le destin de la Perse. Non seulement ses provinces éloignées, mais sa capitale et l'ensemble de son
territoire furent conquis et incorporés dans le nouvel empire arabo-musulman. Les notables byzantins installés en Syrie
et en Egypte purent trouver refuge à Byzance; en revanche, les zoroastriens de Perse n'eurent pas d'autre choix que de se
soumettre ou de s'enfuir dans le seul pays disposé à les accueillir, l'Inde. Au cours des premiers siècles de la domination
musulmane en Iran, l'ancienne langue perse et son écriture tombèrent peu à peu dans l'oubli, sauf au sein d'une petite
minorité en constante diminution. Sous l'effet de la conquête, même la langue se transforma, un peu comme l'anglo-
saxon finit par devenir l'anglais. Ce n'est qu'à une époque relativement récente que les historiens ont commencé à
exhumer et à déchiffrer textes et inscriptions en vieux perse, explorant ainsi l'histoire préislamique de l'Iran.
Du Ier au VIe siècle, l'histoire de l'Empire iranien se divise en deux grandes périodes : celle des Parthes et celle des
Sassanides. Le premier roi sassanide, Ardashïr (226-240), se lança dans une série de campagnes militaires contre Rome.
Son successeur, Shapur Ier (240-271), réussit à capturer, sur le champ de bataille, l'empereur romain Valérien, exploit
qui lui causa une telle fierté qu'il en fit graver des représentations sur plusieurs montagnes d'Iran, où l'on peut les
contempler encore aujourd'hui. Elles montrent le shah à cheval, un pied posé sur la nuque du vaincu. L'empereur
Valérien mourut en captivité.
Cette rivalité perso-romaine puis perso-byzantine représenta le fait politique marquant de l'histoire de la région, jusqu'à
l'apparition du califat musulman qui élimina l'un des rivaux et affaiblit considérablement l'autre. La succession
apparemment interminable de guerres, ponctuées, à une exception près, de brefs intervalles de paix, contribua
certainement à ce résultat.
Unique exception, la Longue Paix dura plus d'un siècle. En 384, Shapur III (383-388) conclut une trêve avec Rome.
Hormis quelques escarmouches aux frontières en 421-422, les hostilités ne reprirent qu'au début du VIe siècle et se
poursuivirent de façon presque ininterrompue jusqu'en 628. A cette date, une nouvelle puissance était en train de naître,
qui ne tarderait pas à éclipser les deux adversaires.
Pour les historiens de l'époque et plus tard du Moyen Age, le principal enjeu de ces guerres était, comme on peut s'en
douter, territorial. Les Romains revendiquaient l'Arménie et la Mésopotamie qui, pendant presque toute cette période, se
trouvaient sous domination perse. Ils les revendiquaient parce que l'empereur Trajan les avait conquises, ce qui leur
octroyait, selon un principe également partagé par les Perses et, plus tard, les musulmans, un droit permanent sur ces
deux régions. Les Byzantins, quant à eux, pouvaient se prévaloir d'un argument supplémentaire, à savoir que leurs
habitants, majoritairement chrétiens, devaient allégeance à l'empereur chrétien. Les Perses, de leur côté, revendiquaient
la Syrie, la Palestine et même l'Egypte conquise en 525 avant J.-C. par Cambyse, le fils de Cyrus. Au fil des guerres, ils
réussirent à envahir ces contrées et même à les conserver pendant de brèves périodes. Elles n'abritaient ni Perses ni
zoroastriens, mais d'autres minorités non chrétiennes vinrent à leur aide.
Les historiens contemporains ont montré que ces guerres avaient aussi d'autres enjeux, notamment le contrôle des routes
commerciales entre l'Orient et l'Occident. Deux produits d'Extrême-Orient, la soie de Chine et les épices d'Inde et d'Asie
du Sud-Est, étaient particulièrement prisés dans le monde méditerranéen. Leur commerce connut un essor considérable ;
les édits romains révèlent un souci constant de le protéger contre toute ingérence. Grâce à lui, le monde romain et le
monde byzantin entrèrent en contact avec les civilisations asiatiques de la Chine et de l'Inde. S'ils n'entretenaient pas de
relations régulières et, pour autant qu'on sache, n'échangeaient que très peu de visiteurs, ils importaient de la soie et des
épices en grande quantité, qu'ils payaient en pièces d'or, n'ayant quasiment pas d'autres marchandises à offrir en
échange. C'est ainsi que des milliers de pièces d'or romaines partirent pour l'Extrême-Orient, mais aussi pour l'Orient où
les Perses, jouant le rôle d'intermédiaires, prélevaient au passage de substantiels profits, surtout lorsqu'ils dominaient
l'Asie centrale et contrôlaient le commerce de la soie à son point de départ. Bien qu'il s'en inquiétât à l'occasion, le
monde romain paraît, dans l'ensemble, avoir remarquablement bien supporté ces ponctions de métal précieux.
La voie la plus directe vers l'Extrême-Orient passait par la Perse ou divers territoires sous sa domination, mais les
Romains et, plus tard, les Byzantins avaient naturellement intérêt, tant sur le plan économique que stratégique, à en
chercher d'autres, hors de portée des armées perses. Ils avaient le choix entre, au nord, une route terrestre qui, partant de
Chine, traversait les territoires turcs de la steppe eurasienne pour déboucher sur la mer Noire et l'espace byzantin, et, au
sud, une voie maritime qui, partant de l'océan Indien, aboutissait au golfe Per-sique et en Arabie, ou bien en mer Rouge,
et se poursuivait par voie terrestre à travers l'Egypte et l'isthme de Suez, ou encore empruntait les routes caravanières
d'Arabie occidentale depuis le Yémen jusqu'aux frontières de la Syrie. De son côté, l'Empire perse entendait profiter de
sa position stratégique pour avoir la haute main sur le commerce byzantin, en tirer des bénéfices en temps de paix et
l'entraver en temps de guerre. D'où les perpétuelles luttes d'influence que se livrèrent les deux puissances impériales
dans les pays qui leur étaient limitrophes. Leurs interventions - commerciales, diplomatiques et, plus rarement,
militaires - eurent des répercussions considérables, notamment au nord, sur les tribus et les principautés turques, et au
sud, sur les tribus et les principautés arabes. Ni les Turcs ni les Arabes ne semblent avoir participé de façon notable à
l'essor des anciennes civilisations de la région. Toutefois, après plusieurs vagues d'invasions, ils seraient appelés, au
cours du Moyen Age, à jouer un rôle éminent dans les pays situés au cœur du monde islamique.
Durant les six premiers siècles de l'ère chrétienne, les uns et les autres vivaient de l'autre côté des frontières impériales,
dans la steppe ou le désert. Même au plus fort de leur expansion, ni les Perses ni les Romains ne jugèrent utile de les
conquérir et prirent même garde à ne pas s'y frotter de trop près. Au IVe siècle, l'historien romain Ammien Marcellin,
originaire de Syrie, notait à propos des peuples de la steppe :
« La population, dans toute cette contrée, est belliqueuse. A ses yeux, le suprême bonheur est de mourir en combattant;
et la mort naturelle est quelque chose d'ignoble et de lâche» (XXIII, 5).
Et il disait, à propos des habitants du désert: «Ces Sarrasins, que je ne nous souhaite ni pour amis ni pour ennemis... »
(XTV, 4) *. Conquérir de tels voisins par la force eût été coûteux, difficile et risqué, pour des résultats aléatoires. Aussi,
les deux empires adoptèrent-ils une politique qui deviendrait un classique du genre : ils courtisaient les tribus et
s'efforçaient de s'attirer leurs bonnes grâces en leur octroyant des aides financières, militaires et techniques, des titres,
des honneurs, etc. Très tôt, les chefs de ces tribus - appelés en grec phylarques - surent exploiter cette situation à leur
avantage, penchant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, tantôt des deux, tantôt d'aucun. La prospérité née du commerce
caravanier leur permit à certains moments de créer des villes et des royaumes poursuivant leur propre politique, comme
satellites ou même alliés des puissances impériales. Quand cela leur apparaissait sans risque, celles-ci tentaient parfois
de les conquérir et de les annexer. Mais le plus souvent, elles préféraient avoir recours à une forme indirecte de
domination, telle que le clientélisme.
Remontant sans doute à la plus haute Antiquité, ces pratiques n'étaient pas nouvelles. En 65 avant J.-G, lorsque Pompée
avait visité la capitale nabatéenne de Pétra (aujourd'hui en Jordanie), les Romains avaient eu l'occasion de s'y initier.
Bien que de culture et de langue araméenne, les Nabatéens étaient apparemment des Arabes. Ils avaient fondé dans
l'oasis de Pétra une florissante cité caravanière, avec laquelle Rome jugea opportun d'établir des relations amicales.
Pétra servait d'État-tampon entre ses provinces orientales et le désert ; en outre, elle constituait un auxiliaire précieux
pour atteindre l'Arabie du Sud et les routes commerciales de l'Inde. En 25 avant J.-G, l'empereur Auguste décida de
changer de politique et envoya un détachement conquérir le Yémen. L'objectif était d'établir une base à l'extrémité sud
de la mer Rouge, afin de contrôler directement la route des Indes. L'expédition se solda par un cuisant échec, qui ôta
définitivement aux Romains l'envie de recommencer. Au lieu de pénétrer par la force en Arabie, ils préférèrent
désormais s'appuyer sur les villes caravanières et les États du désert pour assurer leurs besoins commerciaux en temps
de paix et stratégiques en temps de guerre.
C'est cette politique qui permit l'essor d'une multitude de principautés arabes dont Pétra fut la première à l'époque
romaine. D'autres suivirent, en particulier Palmyre, aujourd'hui Tadmor, dans le sud-est de la Syrie. Apparemment, cette
oasis avait déjà été, en des temps plus anciens, un centre de peuplement et de commerce. Disposant d'un comptoir à
Doura sur les bords de l'Euphrate, les Palmyréniens exploitaient la route transdésertique menant de la Méditerranée à la
Mésopotamie et au golfe Persique, ce qui leur conférait une certaine importance commerciale et stratégique.
Au nord de la mer Noire et de la mer Caspienne, où s'étendait la route terrestre traversant l'Asie centrale jusqu'en Chine,
prévalait une situation à bien des égards similaire. Dans le dernier quart du Ier siècle, les tribus indigènes se révoltèrent
contre la Chine qui revendiquait une suzeraineté assez vague sur l'ensemble de la région. Parmi elles se trouvait une
tribu particulièrement farouche que les chroniqueurs chinois appellent les Xiongnu et dont sont apparemment issus les
Huns de l'histoire européenne. Un général chinois, Ban Chao, réussit à écraser la rébellion et à écarter les Xiongnu de la
route de la soie. Puis, continuant sur sa lancée, il conquit la région qui s'appellerait plus tard le Turkestan. Grâce à lui, la
partie asiatique de la route de la soie tomba sous le contrôle de la Chine. Ce même général envoya en Occident une
mission diplomatique chargée de prendre contact avec les Romains. Conduite par un certain Kang Ying, celle-ci
atteignit le golfe Persique en l'an 97 de notre ère.
Ces manœuvres militaires et diplomatiques, ainsi que quelques autres, expliquent peut-être l'ambitieux programme
d'expansion que l'empereur romain Trajan entreprit au Moyen-Orient. En 106, renonçant à ses relations d'amitié avec les
Nabatéens, il envahit et conquit Pétra. Réduite au rang de province romaine sous le nom de Provincia Arabia, celle-ci
fut désormais gouvernée par un légat de la légion stationnée à Bosra. Reliant divers canaux et affluents du Nil, Trajan
ouvrit également une voie navigable entre Alexandrie et Clysma, permettant ainsi aux bateaux romains d'aller de la
Méditerranée à la mer Rouge. En 107, les Romains dépêchèrent une ambassade en Inde et, peu de temps après, tracèrent
une nouvelle route entre la frontière orientale de la Syrie et la mer Rouge.
Alarmés, les Parthes déclarèrent la guerre à Rome. Parti en campagne en 114, Trajan occupa l'Arménie, conclut un
accord avec le prince d'Édesse, une principauté chrétienne indépendante, franchit le Tigre et, en été 116, s'empara de la
grande cité perse de Ctésiphon, poussant jusqu'aux rives du golfe Persique. Au même moment, et sans doute n'est-ce pas
une coïncidence, une grave révolte éclata en Judée. Après la mort de Trajan en 117, Hadrien, son successeur, se retira
des territoires conquis à l'est, mais conserva la Province d'Arabie.
Vers 100 après J.-C, c'est-à-dire à la veille de l'expansion romaine, la situation de la péninsule Arabique était en gros la
suivante. L'intérieur n'était soumis à aucune autorité, locale ou extérieure ; tout autour, de petits États, ou plutôt des
principautés, entretenaient des liens de nature diverse avec d'un côté les Parthes et de l'autre les Romains. Ils tiraient leur
subsistance du commerce caravanier qui traversait l'Arabie et qui, du Yémen, se rendait par voie maritime en Afrique de
l'Est ou en Inde.
Véritable tournant politique, l'annexion de Pétra par les Romains rompit l'équilibre des forces qui existait jusqu'alors.
Un peu plus tard, les Romains adoptèrent la même attitude à l'égard de Palmyre, avant finalement de l'annexer à leur
empire. Bien que l'on ignore la date exacte de cette annexion, des sources du IIe siècle mentionnent une garnison
romaine stationnée à Palmyre.
L'avènement des Sassanides en Perse et l'instauration, dans ce pays, d'un gouvernement plus centralisé et beaucoup plus
intransigeant bouleversèrent de nouveau l'échiquier politique. Au nord-est de l'Arabie, les Perses subjuguèrent et
absorbèrent plusieurs petites principautés. Vers le milieu du IIIe siècle, ils détruisirent Hatra, une ancienne ville arabe,
et s'emparèrent d'une partie du littoral du golfe Persique.
Les historiens romains rapportent un épisode intéressant qui se déroula dans la seconde moitié du IIIe siècle. Refusant la
tutelle de Rome, la reine Zénobie (nom probablement dérivé de l'arabe Zaynab) voulut redonner à Palmyre son
indépendance. Inquiet, Auré-lien fit le siège de la ville et Palmyre, vaincue, fut de nouveau solidement amarrée à
l'Empire.
Entre-temps, l'extrême sud de la péninsule Arabique avait connu des bouleversements tout aussi grands. Contrairement
au nord semi-désertique, le sud était cultivé et abritait des cités gouvernées par des monarchies héréditaires. La réunion
de cinq d'entre elles donna naissance au royaume himyarite, qui devint rapidement le théâtre des luttes d'influence que
se livraient, à l'ouest, les rois chrétiens d'Ethiopie, intéressés comme de juste par ce qui se passait de l'autre côté de la
mer Rouge et, à l'est, les Perses qui n'avaient de cesse de contrer la pénétration romaine et chrétienne - ils ne faisaient
guère de différence entre les deux.
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  • 1. Bernard Lewis, HISTOIRE DU MOYEN-ORIENT. Deux mille ans d'histoire de la naissance du christianisme à nos jours Traduit de l'anglais par Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana THE MIDDLE EAST. 2000 YEARS OF HISTORY FROM THE RISE OF CHRISTIANITY TO THE PRESENT DAY, © Bernard Lewis, 1995, © Éditions Albin Michel S.A., 1997 Préface PREMIÈRE PARTIE Introduction DEUXIÈME PARTIE Antécédents I. Avant le christianisme IL Avant l'islam TROISIÈME PARTIE Aube et apogée de l'islam III. Les origines IV. Le califat abbasside V. L'arrivée des peuples de la steppe VI. Les lendemains de la conquête mongole VIL Les empires canonniers QUATRIÈME PARTIE Transversales VIII. L'État IX. L'économie X. Les élites 199 XI. Le peuple XII. La religion et le droit XIII. La culture CINQUIÈME PARTIE Le choc de la modernité XIV. Défi XV. Mutations XVI. Réaction et riposte XVII. Idées nouvelles XVIII. De guerre en guerre XIX. D'une liberté à l'autre Notes Orientations bibliographiques Remarques sur les calendriers Chronologie Table des illustrations Cartes Index Table des cartes Préface Il existe à présent de nombreuses histoires du Moyen-Orient en un volume. La plupart s'arrêtent à l'avènement du christianisme ou commencent à celui de l'islam. En prenant pour point de départ le début de l'ère chrétienne, j'avais un
  • 2. double objectif. D'une part, je voulais sortir la Perse et Byzance du rôle modeste de toile de fond à la carrière de Mahomet et à la création de l'État musulman qui leur est généralement attribué, aux côtés de l'Arabie préislamique. Ces deux grands empires rivaux, qui se sont partagé le Moyen-Orient pendant plusieurs siècles, méritent, en effet, davantage qu'une simple mention. D'autre part, je souhaitais établir un lien entre le Moyen-Orient d'aujourd'hui et les anciennes civilisations qui s'y sont succédé, ainsi qu'en témoignent quantité de textes et de monuments. Durant les premiers siècles de l'ère chrétienne ou, si l'on veut, entre Jésus et Mahomet, les territoires à l'ouest de l'Empire perse ont enregistré de profondes transformations sous l'effet de l'hellénisation, de la romanisation et enfin de la christianisation, si bien que le souvenir (mais non toutes les traces) de ces anciennes civilisations a fini par s'effacer. Ce n'est qu'à une époque relativement récente qu'archéologues et orientalistes l'ont fait revivre. Il n'empêche, le lien qui unit le Moyen-Orient ancien et contemporain, à travers l'Antiquité tardive et le Moyen Age, vaut qu'on s'y arrête. Les premières histoires modernes de la région se sont, par la force des choses, concentrées sur les événements politiques et militaires, sans lesquels il est difficile, sinon impossible, de comprendre les évolutions plus profondes. Grâce aux travaux de mes prédécesseurs, j'ai pu prendre la liberté de réduire au minimum le récit de ces événements, afin de consacrer davantage d'attention aux mutations sociales, économiques et surtout culturelles. Dans cet esprit, j'ai souvent cité des sources de l'époque — chroniques et récits de voyage, documents et inscriptions, voire poèmes et anecdotes. Similairement, il m'a paru qu'une illustration est parfois plus éclairante que le récit ou même l'analyse. Vouloir présenter deux mille ans d'histoire d'une région aussi riche, vivante et diverse dans le cadre d'un seul volume oblige à laisser de côté bien des aspects importants. Tous ceux qui s'intéressent à cette région feront leur choix. J'ai fait le mien; il est forcément personnel. J'ai essayé de donner leur juste place aux personnages, aux événements, aux courants et aux réalisations qui me semblaient les plus caractéristiques et les plus révélateurs. Au lecteur de juger si j'y suis parvenu. Il est à présent de mon agréable devoir de remercier David Marmer, Michael Doran, Kate Elliott et Jane Baun, quatre jeunes historiens de l'université de Princeton qui, de différentes manières, m'ont aidé à préparer cet ouvrage. Ma dette est grande envers Jane Baun, dont l'érudition méticuleuse et l'esprit critique m'ont été si précieux. Je tiens également à exprimer toute ma gratitude à mon assistante Anna-marie Cerminaro pour la patience avec laquelle elle a pris soin des nombreuses versions de cet ouvrage, du premier manuscrit jusqu'au texte définitif. L'édition, l'illustration et la publication de ce livre doivent beaucoup au savoir-faire et à la gentillesse de Benjamin Buchan, de Tom Graves, et de Douglas Matthews qui a bien voulu se charger de l'établissement de l'index. Enfin, je remercie vivement tous ceux dont j'ai retenu les suggestions ; que les autres veuillent bien m'excuser de ne pas m'être rallié aux leurs. Il va de soi que j'assume l'entière responsabilité des fautes et des erreurs qui auraient pu subsister. Bernard Lewis Princeton, avril 1995 Transcription Les noms arabes et persans apparaissent selon leur graphie la plus courante en Occident et les noms turcs dans une forme légèrement modifiée de l'orthographe officielle turque. PREMIÈRE PARTIE Introduction
  • 3. Le café ou la maison de thé sont des éléments familiers de la vie urbaine au Moyen-Orient : à toute heure de la journée, ou presque, on y trouve des hommes — rarement des femmes - attablés, en train de siroter une tasse de café ou de thé, de fumer une cigarette, de lire un journal ou de jouer à un jeu de société tout en écoutant d'une oreille distraite la radio ou la télévision installée dans un coin. Vu de l'extérieur, le client d'un café moyen-oriental ne diffère guère de son homologue européen, et surtout méditerranéen. En revanche, il n'a pas grand-chose en commun avec celui qui se tenait à la même place il y a cinquante ans, et plus encore, il y a cent ans. C'est vrai aussi du client européen, mais pour des raisons très différentes. Sauf exception, tous les changements qui se sont opérés dans son apparence, son allure, sa tenue, son comportement sont nés de l'intérieur de la société européenne, ou de la société américaine qui lui est étroitement apparentée. Au Moyen-Orient, ces mêmes changements proviennent de sociétés et de cultures profondément étrangères aux traditions autochtones. L'homme au café assis sur une chaise, devant une table, en train de lire un journal, incarne les immenses bouleversements venus de l'Occident qui, à l'époque moderne, ont transformé la vie des habitants de la région, leur apparence extérieure, leurs activités, leur façon de se vêtir et même leur mentalité. Le premier et le plus visible de ces changements concerne le costume. Notre client porte peut-être une tenue traditionnelle, mais en ville, c'est de moins en moins fréquent. Plus probablement, il est habillé à l'occidentale: chemise et pantalon, ou encore T-shirt et jean. Les vêtements possèdent une importance considérable, parce qu'ils permettent, non seulement de se protéger des intempéries et de ne pas attenter à la pudeur, mais aussi - et surtout dans cette partie du monde - d'affirmer son identité, de proclamer ses origines et d'adresser un signe de reconnaissance à ceux qui les partagent. Déjà au VIF siècle avant J.-O, le prophète Sophonie déclarait: «Au jour du sacrifice de Iahvé», Dieu châtiera «tous ceux qui revêtent un vêtement étranger» (I, 8). Les textes juifs et plus tard musulmans exhortent les fidèles à conserver leurs habitudes vestimentaires. « Ne vous habillez pas comme les infidèles, de crainte de devenir comme eux», dit une maxime fréquemment citée. Selon une tradition attribuée au Prophète, «le turban est la barrière qui sépare l'infidélité de la foi». Selon une autre, « celui qui essaie d'imiter les gens [d'un autre peuple ou d'une autre religion] devient l'un d'eux». Jusque très récemment, et dans certaines régions encore aujourd'hui, chaque groupe ethnique, chaque communauté religieuse, chaque tribu, chaque province, parfois chaque corps de métier possède une manière distinctive de s'habiller. Il est fort probable que notre homme assis au café porte quelque chose sur la tête, une casquette, ou bien — sauf en Turquie — une coiffure plus traditionnelle. Ceux qui ont visité un cimetière de la période ottomane se souviennent sans doute que les stèles comportent souvent une représentation sculptée du couvre-chef que portait le défunt de son vivant. S'il était cadi, on voit une coiffe de juge; s'il était janissaire, sa stèle est surmontée d'une sorte de bonnet ressemblant à une manche repliée. Quel que fut le métier qu'il exerçât, un couvre-chef, symbole de sa profession, orne sa tombe. Pour le suivre jusque dans sa mort, ce trait distinctif devait assurément avoir une importance capitale dans sa vie. En turc, il n'y a pas si longtemps, l'expression §apka giymek, mettre un chapeau, correspondait au français « retourner sa veste », autrement dit, devenir un renégat, un apostat, passer dans l'autre camp. Aujourd'hui, bien entendu, la plupart des Turcs qui se couvrent la tête portent un chapeau, une casquette ou -s'ils sont religieux — un béret, et l'expression n'est plus utilisée dans ce sens-là. Néanmoins, les couvre-chefs occidentaux demeurent rares dans les pays arabes, et plus encore en Iran. D'une certaine façon, on peut retracer les étapes de la modernisation au Moyen-Orient en suivant l'occidentalisation du vêtement et, plus particulièrement, de la coiffure.
  • 4. Comme presque tous les autres aspects de la modernisation, l'évolution du vêtement commença dans l'armée. Aux yeux des réformateurs, les uniformes militaires occidentaux possédaient une certaine magie. Face aux défaites répétées de leurs armées, les princes musulmans finirent par adopter non seulement les armes, mais aussi l'organisation et l'équipement des infidèles, uniformes compris. A la fin du XVIIIe siècle, l'armée ottomane, soucieuse d'efficacité, se tourna vers l'Europe pour s'approvisionner en armes et entraîner ses soldats. En revanche, rien ne l'obligeait à leur imposer le képi et la capote ajustée. Il s'agissait d'une décision d'ordre non pas militaire mais social, que reprendraient presque tous les pays musulmans modernes, Libye et République islamique d'Iran incluses. Ce changement de style témoigne du prestige et de la fascination que continue d'exercer la civilisation occidentale, même chez ceux qui la rejettent avec le plus de véhémence. Le couvre-chef fut le dernier élément de l'uniforme militaire à sacrifier à la mode européenne et, aujourd'hui encore, il est probable que, dans la plupart des pays arabes, l'homme assis dans le café porte une coiffure traditionnelle, sans doute une keffiah dont le dessin et la couleur indiquent peut-être aussi son appartenance tribale ou régionale. La valeur symbolique de la tête et de ce qui la recouvre est évidente. Pour les musulmans vient s'ajouter le fait que la plupart des couvre-chefs européens munis d'une visière ou d'un rebord gênent l'observance des rites. Comme dans le judaïsme, les hommes prient la tête couverte en signe de respect. Une visière ou un rebord les empêche de se prosterner le front à terre. Alors qu'elles avaient adopté des uniformes plus ou moins occidentalisés, les armées musulmanes du Moyen- Orient conservèrent pendant longtemps encore des coiffures traditionnelles. Le sultan Mahmud II, qui régna de 1808 à 1839 et fut l'un des premiers grands réformateurs du XIXe siècle, introduisit le fez, aussi appelé tarbouche. Au début détesté et rejeté parce qu'il représentait une innovation venue des infidèles, il finit par être accepté au point de devenir un symbole de l'islam. Son abolition en 1925 par le premier président de la République turque rencontra une opposition aussi farouche que son introduction, et pour les mêmes raisons. En interdisant le port du fez et des autres coiffures masculines traditionnelles au profit du chapeau ou de la casquette, Kemal Atatûrk, expert en symbolique sociale, ne se livrait pas au vain caprice d'un despote. Il s'agissait d'une décision politique majeure, dont lui et ses partisans mesuraient parfaitement la portée, tout comme ses adversaires, naturellement. Semblable bouleversement s'était déjà produit. Au XIIIe siècle, lorsque les pays musulmans situés au cœur du Moyen- Orient tombèrent, pour la première fois depuis le prophète Mahomet, aux mains de non-musulmans, leurs habitants adoptèrent les pratiques des conquérants, du moins dans le domaine militaire; même en Egypte, qui échappa à la conquête mongole, les grands émirs se mirent à porter le costume mongol, à se laisser pousser les cheveux et à harnacher leurs chevaux à la mode mongole. Et ce pour la même raison que les armées musulmanes d'aujourd'hui arborent des capotes ajustées et des képis : c'était la tenue de la victoire, celle de la plus grande puissance militaire de l'époque. Il en fut ainsi, rapportent les chroniqueurs, jusqu'en 1315, date à laquelle, les envahisseurs s'étant convertis et assimilés, le sultan d'Egypte ordonna à ses officiers de couper leurs longues boucles et de revenir au costume et au caparaçon musulmans. A ce jour, les armées modernes de l'islam n'ont pas encore opéré ce genre de retour à la tradition. Après l'armée, vint le tour du palais. Un jour, le sultan en personne se présenta dans un costume européen, légèrement adapté pour paraître différent, mais pas trop. Au palais Topkapi d'Istanbul, on peut voir deux charmants portraits de Mahmud II, avant et après la réforme vestimentaire de l'armée. Dus à l'évidence au même artiste, ils représentent le sultan caracolant sur le même cheval et vu sous le même angle. Dans l'un, Mahmud II porte un costume ottoman, dans l'autre, un pantalon et un manteau à brandebourgs. Le harnachement de sa monture s'est, lui aussi, occidentalisé. Direct, comme à son habitude, Atatûrk devait déclarer : « Nous voulons nous habiller de manière civilisée. » Mais qu'entendait-
  • 5. il par là ? Et pourquoi des vêtements appartenant à des civilisations beaucoup plus anciennes ne seraient-ils pas civilisés ? En fait, pour lui, « civilisé » voulait dire moderne, autrement dit occidental. A la suite du sultan, les courtisans commencèrent à s'habiller à l'européenne. Le palais était l'endroit où il était le plus facile pour le souverain d'édicter des règles en matière vestimentaire et de les imposer aux civils. Les hauts serviteurs de l'État se mirent à porter des pantalons et des redingotes. Du palais, la nouvelle mode s'étendit à l'administration en général, si bien qu'à la fin du XIXe siècle, tous les fonctionnaires de l'Empire portaient des manteaux et des pantalons de coupes diverses, signe d'un profond changement des valeurs sociales. De la fonction publique, elle se propagea peu à peu dans le reste de la population, gagnant jusqu'au simple citoyen, du moins dans les villes. L'Iran connut une même évolution, avec un léger décalage dans le temps; comme dans le monde ottoman, l'occidentalisation du vêtement fut beaucoup plus lente en milieu ouvrier et rural, et n'est pas encore achevée. Malgré la révolution islamique de 1979, les diplomates iraniens continuent de s'habiller à l'européenne, exception faite de la cravate, façon d'exprimer leur rejet des modes et des contraintes occidentales. L'occidentalisation - ou modernisation - du vêtement féminin se heurta à des résistances plus grandes encore. Elle débuta beaucoup plus tard et ne fut jamais aussi généralisée. Les règles musulmanes concernant la pudeur féminine en font, encore aujourd'hui, un sujet sensible, source de polémiques et de divisions. S'il interdit le fez et autres couvre-chefs traditionnels aux hommes, Atatûrk ne se hasarda pas à abolir le voile. Quelques municipalités de la République turque légiférèrent en ce sens, mais son port disparut par une sorte d'osmose, sous l'effet de la pression sociale et non d'une loi. Le vêtement, comme d'autres choses, reste un révélateur de la condition des femmes. Dans les maisons de thé ou les cafés, les femmes sont rares et quand elles y viennent, elles sont en général couvertes des pieds à la tête. Toutefois, on peut rencontrer des élégantes, vêtues à l'occidentale, dans les grands hôtels ou les cafés fréquentés par les classes aisées. L'évolution du vêtement reflète également des changements plus larges, y compris dans les pays les plus farouchement anti-occidentaux. De même que leurs habitants continuent de porter une tenue semi-occidentalisée, de même l'État conserve des atours occidentaux sous la forme d'une constitution écrite, d'une assemblée législative et d'élections d'un genre ou d'un autre. Ainsi, la République islamique d'Iran ne les a pas abolis, bien qu'ils n'aient de précédent ni dans l'Iran ancien ni dans l'histoire musulmane. Au café, notre client, pour revenir à lui, est assis sur une chaise près d'une table, deux autres innovations dues à l'influence occidentale. Connues au Moyen-Orient dans l'Antiquité et à l'époque romaine, tables et chaises disparurent après la conquête musulmane. Les Arabes venaient d'une terre pauvre en forêts, où le bois était rare et précieux. En revanche, ils avaient de la laine et du cuir en abondance qui leur servaient non seulement à se vêtir, mais aussi à meubler leurs demeures et à orner les lieux publics. On s'allongeait ou on s'asseyait sur des coussins de taille et de forme diverses, sur des divans ou des ottomanes — deux mots originaires du Moyen-Orient — recouverts de tapis noués ou tissés ; la nourriture était servie sur d'élégants plateaux en métal repoussé. Des miniatures ottomanes du début du XVIIIe siècle représentent des Européens invités aux fêtes de la cour du sultan. Ils se reconnaissent aisément à leur tunique ajustée, à leur pantalon moulant et à leur chapeau, mais aussi au fait qu'ils sont les seuls à être assis sur des chaises. Hôtes pleins d'attention, les Ottomans veillaient à ce que leurs invités européens se sentent à l'aise. Notre homme est probablement en train de fumer une cigarette -produit occidental, et même plus précisément américain. Sans doute apporté au Moyen-Orient par des marchands anglais au début du XVIIe siècle, le tabac devint rapidement très populaire. Le café était arrivé un peu plus tôt, au XVIe siècle. Cultivé en Ethiopie, il apparut d'abord au sud de l'Arabie, puis en Egypte, en Syrie et en Turquie. Selon des chroniques turques, il fut introduit à Istanbul sous le
  • 6. règne de Soliman le Magnifique (1520-1566) par deux Syriens, l'un originaire d'Alep, l'autre de Damas, qui ouvrirent les premières « boutiques de café » dans la capitale turque. Ce nouveau breuvage rencontra aussitôt un succès considérable, au point que le Syrien d'Alep retourna dans sa ville natale au bout de trois ans seulement en possession de cinq mille pièces d'or gagnées grâce à son commerce. La fréquentation des cafés ne manqua pas d'inquiéter les autorités politiques, qui craignaient qu'on y fomente des actions séditieuses, ainsi que les autorités religieuses, incertaines du caractère licite ou non de ce genre de stimulant au regard de la loi musulmane. En 1633, le sultan Murad IV interdit le café et le tabac, allant jusqu'à faire exécuter leurs amateurs. Finalement, après de longs débats, le tabac fut déclaré licite par une fatwa du grand mufti Mehmed Bahai Efendi, lui-même fumeur invétéré, qui, en 1634, avait été destitué et envoyé en exil parce qu'il refusait de renoncer à sa passion. Selon son contemporain, l'auteur ottoman Kâtib Çelebi, le grand mufti n'aurait pas rendu cet arrêt poussé par son goût immodéré pour le tabac, mais en vertu du principe juridique selon lequel tout ce qui n'est pas explicitement interdit est autorisé et par souci de « ce qui convient le mieux aux gens1 ». Fort probablement, notre homme est aussi en train de lire un journal, à moins qu'il n'écoute quelqu'un en faire la lecture publique. L'introduction de la presse fut, à n'en pas douter, l'un des changements les plus révolutionnaires, tant sur le plan social qu'individuel. Ce journal est imprimé en arabe, la langue qui prévaut dans la majeure partie du Moyen- Orient. En effet, dans le Croissant fertile, en Egypte et en Afrique du Nord, les langues parlées dans l'Antiquité ont quasiment disparu, certaines n'ayant plus qu'un usage liturgique ou un nombre extrêmement limité de locuteurs. La seule exception est l'hébreu, que les Juifs ont conservé à travers les siècles comme langue religieuse et littéraire et qui est redevenu une langue politique et quotidienne dans l'État moderne d'Israël. En Perse, la langue ne fut pas supplantée par l'arabe, mais se transforma. Après l'avènement de l'islam, elle adopta l'alphabet arabe et s'enrichit de nombreux emprunts. Il en alla de même du turc, jusqu'au moment où Kemal Atatùrk, prenant l'initiative d'une grande réforme culturelle, abolit l'alphabet arabe au profit de l'alphabet latin. Plusieurs républiques turcophones de l'ex-Union soviétique ont récemment fait le même choix. L'écriture se pratique au Moyen-Orient depuis la plus haute Antiquité. Invention moyen-orientale, l'alphabet représenta un immense progrès par rapport aux divers systèmes de signes et de pictogrammes qui le précédèrent et dont quelques- uns subsistent encore dans certaines parties du monde. Les alphabets latin, grec, hébreu et arabe dérivent tous du premier alphabet inventé par les peuples maritimes du Levant. Si l'alphabet simplifia la rédaction et le déchiffrement des textes, l'introduction du papier en provenance de Chine au VIIIe siècle de notre ère facilita leur production et leur diffusion. Toutefois, pour une raison mystérieuse, lorsqu'elle se fraya un chemin vers l'Occident, une autre invention chinoise, l'imprimerie, contourna le Moyen-Orient. Elle n'y était cependant pas totalement inconnue, car des documents attestent l'existence, au Moyen Age, de formes de bois gravées. On sait même qu'à la fin du XIIIe siècle, les princes mongols de Perse firent imprimer des billets de banque, mais comme ils payaient leurs employés avec tout en continuant à exiger le versement des impôts en or, ce papier-monnaie fut accueilli avec défiance. Malheureuse, l'expérience resta sans lendemain. Lorsque l'imprimerie finit par arriver au Moyen-Orient, ce fut non de Chine mais d'Occident où, fait remarquable, son introduction avait attiré l'attention des Turcs. Ne s'intéressant guère d'habitude à ce qui se passait dans les contrées des infidèles, les chroniqueurs ottomans allèrent jusqu'à consacrer quelques lignes à Gutenberg et à sa première presse. Il semble que ce soit des Juifs expulsés d'Espagne en 1492 qui aient introduit l'imprimerie au Moyen-Orient. Entre autres objets, idées et savoir-faire occidentaux, ils apportèrent le livre imprimé et l'art de le fabriquer. D'autres communautés non musulmanes s'y lancèrent à leur tour. Bien que n'ayant pas d'impact
  • 7. direct sur la culture majoritaire, leur activité contribua à défricher le terrain. Comme l'attestent des inventaires de succession conservés dans les archives ottomanes, des livres en caractères arabes étaient importés d'Europe par de riches musulmans. Et lorsque la première imprimerie musulmane finit par s'ouvrir au début du XVIIIe siècle à Istanbul, elle n'eut pas de mal à trouver une main-d'œuvre qualifiée parmi les typographes juifs et chrétiens. Les journaux ne firent leur apparition que beaucoup plus tard ; très vite, certains intellectuels musulmans prirent conscience des avantages, mais aussi des dangers qu'ils recelaient. Dès 1690, l'ambassadeur marocain en Espagne, Muhammad ibn 'Abd al-Wahhâb, plus connu sous le nom de al-Wazir al-Ghassânï, mentionne dans sa relation de voyage « ces moulins à écriture qui publient des rapports censés contenir des informations, mais qui bruissent de mensonges sensationnels2». Au XVIIIe siècle, les Ottomans savaient qu'il existait une presse européenne et manifestaient parfois de l'intérêt pour ce qui s'y disait sur eux, mais sans plus. Son introduction au Moyen-Orient fut une conséquence directe de la Révolution française. En 1795, en effet, parut le premier numéro de la Gazette française de Constantinople publiée par l'ambassade de France. D'abord destiné aux ressortissants français, ce journal, qui fut sans doute le premier à être imprimé dans cette partie du monde, avait aussi d'autres lecteurs. Après l'arrivée en Egypte de la Révolution française en la personne du général Bonaparte, d'autres journaux et gazettes officiels virent le jour au Caire. Les Français envisagèrent un moment de créer un journal en arabe, mais aucun exemplaire n'en ayant été retrouvé, il est probable que ce projet ne connut pas de suite. Dans les sociétés musulmanes traditionnelles, le prince disposait de plusieurs moyens pour informer ses sujets d'événements importants. Deux d'entre eux faisaient partie de ses prérogatives. En effet, la légende sur les pièces de monnaie et le sermon du vendredi dans les mosquées devaient, en principe, mentionner son nom et, le cas échéant, celui de son suzerain. L'omission ou l'ajout d'un nom dans la prière rogatoire signifiait généralement un changement au sommet du pouvoir, suite à une succession, une révolte, ou encore un transfert d'allégeance. Le reste du prône servait parfois à annoncer une nouvelle politique ou des mesures particulières. L'abolition d'un impôt, mais pas son introduction, pouvait aussi être portée à la connaissance du peuple par des inscriptions dans les lieux publics. Les poètes de cour chantaient les louanges du prince ; leurs poèmes — facilement mémorisables et largement difïusés — entretenaient sa réputation. Des documents rédigés par des chroniqueurs officiels, tels les fathname ou lettres de victoire, par lesquelles les sultans ottomans proclamaient leurs succès militaires, étaient distribués pour faire connaître tout événement jugé important. Utilisant depuis longtemps l'écriture ou la parole comme instrument de gouvernement, les souverains musulmans surent vite tirer parti de cette invention venue d'ailleurs : le journal. L'histoire de la presse locale en langue vernaculaire commence avec les deux grands dirigeants réformateurs, contemporains et rivaux, que furent Muhammad Ali Pacha en Egypte et le sultan Mahmud II en Turquie. Comme dans bien d'autres domaines, Muhammad Ali prit l'initiative et Mahmud II lui emboîta le pas, en vertu du principe selon lequel un sultan se devait de faire autant sinon mieux qu'un pacha. Le premier lança une gazette officielle, d'abord en français, puis en arabe ; le second, une gazette en français, puis en turc. Pendant longtemps, les journaux paraissant au Moyen-Orient furent tous des organes gouvernementaux, dont la fonction, comme l'indiquait sans détour un édito-rial turc de l'époque, était de «faire connaître les intentions et les décisions du gouvernement3». Une telle conception de la nature de la presse et de son rôle n'a pas encore entièrement disparu dans cette partie du monde. Écrire l'histoire de la presse au Moyen-Orient n'est pas une tâche aisée. De nombreux journaux ne connurent qu'une existence éphémère, cessant de paraître après quelques numéros; quant aux autres, les collections conservées dans les archives sont souvent incomplètes. Pour autant qu'on sache, le premier périodique non officiel parut à Istanbul en 1840.
  • 8. Son propriétaire et directeur était un Anglais, William Churchill, qui réussit à obtenir un firman autorisant son entreprise. Bien que paraissant à intervalles irréguliers, ce Journal des événements (Jeride-i Havadis) parvint à se maintenir. L'introduction du télégraphe et la guerre de Crimée marquèrent un tournant dans l'histoire non seulement de ce journal mais aussi de l'ensemble de la presse au Moyen-Orient. De nombreux correspondants de guerre, français et anglais, accoururent dans la région. Churchill s'arrangea avec l'un d'eux pour qu'il lui fournisse le double des dépêches qu'il envoyait à son journal londonien, ce qui lui permit de sortir cinq numéros par semaine, un exploit pour l'époque. Voilà comment les Turcs et les autres peuples du Moyen-Orient devinrent dépendants d'une drogue bien plus puissante, certains diraient plus nocive, que le café ou le tabac, réclamant leur dose quotidienne de nouvelles. Peu après, naquit un journal en langue arabe destiné aux provinces arabophones de l'Empire ; il cessa de paraître au lendemain de la guerre de Crimée, contrairement à son homologue turc qui poursuivit sa carrière et fit de nombreux émules. En 1860, le gouvernement ottoman parraina un quotidien en arabe. Paraissant à Istanbul, il ne se contentait pas de publier des décrets officiels et autres informations du même genre ; c'était un authentique journal dans lequel on trouvait des nouvelles de l'Empire et du monde, des éditoriaux et des articles de fond. A peu près à la même époque, les jésuites de Beyrouth fondèrent un autre journal, très certainement le premier quotidien à paraître dans un pays arabe. Quand les musulmans dénoncent les impérialistes et les missionnaires, ils ont au moins raison sur un point : c'est à eux, en effet, qu'ils doivent la presse quotidienne. Et, avec le développement de la presse, les directeurs de journaux, les journalistes et les lecteurs se trouvèrent confrontés à deux grands écueils : la propagande et la censure. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe les publications — quotidiennes, hebdomadaires et mensuelles - se multiplièrent, notamment en Egypte où, en raison de l'occupation britannique, les conditions étaient plus favorables. Ces publications étaient largement diffusées dans les autres pays arabophones qui, à leur tour, créèrent leurs propres journaux et magazines. L'essor de la presse eut des répercussions considérables. Le fait d'être régulièrement informé de ce qui se passait chez lui et à l'étranger donna au simple citoyen capable de lire ou de se faire lire un journal une connaissance de sa ville, de son pays et même du monde impensable un siècle plus tôt. La presse engendra de nouvelles formes de socialisation et de politisation. C'est également pendant la guerre de Crimée que se créèrent des municipalités sur le modèle occidental et que l'État commença à recourir à l'emprunt public. La langue, elle aussi, subit de profondes transformations. En turc, en arabe et plus tard en persan, le style ampoulé des premiers journaux, modelé sur celui des chroniques de cour et des décrets officiels, céda progressivement la place au style journalistique plus vigoureux que nous connaissons aujourd'hui. Pour aborder les problèmes du monde moderne, les journalistes durent se forger de nouvelles formes d'expression. Le besoin d'informer le lecteur et de lui expliquer des événements aussi abscons que l'insurrection de la Pologne contre la Russie, la guerre de Sécession ou encore les discours du trône de la reine Victoria fut, en grande partie, à l'origine du langage politique et journalistique du Moyen- Orient moderne. Nouveau venu sur la scène moyen-orientale, le journaliste, dont la profession était inconnue jusque-là, se mit à jouer un rôle de plus en plus important. Aujourd'hui, le journal n'est plus le seul moyen de communication présent dans un café. On y trouve généralement une radio, sinon aussi une télévision. Le premier organisme de radiodiffusion au Moyen-Orient fut inauguré en Turquie en 1925, trois ans seulement après celui de Londres. Etant sous domination étrangère, la plupart des autres pays de la région durent attendre un peu plus longtemps. En Egypte, la radio ne commença à émettre qu'en 1934 et ne prit
  • 9. véritablement son essor qu'après la révolution de 1952. C'est en 1964 que la Turquie, encore une fois pionnière, créa une radio indépendante du gouvernement. D'une façon générale, le degré de liberté dont jouissent les gens de radio ou de télévision dépend de la nature du régime en place. L'Italie fasciste fut apparemment la première puissance étrangère à répandre sa propagande par la voie des ondes: en 1935, elle commença à émettre des émissions régulières en arabe depuis Bari, inaugurant ainsi une guerre de propagande dans laquelle allaient s'engouffrer la Grande-Bretagne, l'Allemagne, puis la France et, plus tard, les États-Unis et l'Union soviétique. A leur tour, les pays du Moyen-Orient se mirent à arroser la région de leurs programmes, dispensant des informations, prodiguant des conseils et, à l'occasion, appelant à la subversion. Plus coûteuse, l'introduction de la télévision fut aussi plus laborieuse, mais à l'heure actuelle elle est présente dans tout le Moyen-Orient. Dans une région où l'analphabétisme reste très répandu, l'apparition d'instruments modernes de communication orale eut un impact révolutionnaire, au sens propre du terme. Ainsi, la révolution iranienne de 1979 fut sans doute la première révolution électronique de l'histoire : les discours de l'ayatollah Khomeini étaient distribués sur cassettes, et ses instructions transmises par liaisons téléphoniques directes. Grâce à ces moyens techniques, l'art oratoire acquit une force inédite et put toucher des foules immenses. Le contenu des programmes de radio et de télévision dépend beaucoup du régime en place. Très vraisemblablement, le portrait du chef de l'État ou du gouvernement orne l'un des murs du café. Dans les rares pays qui ont adopté un système démocratique à l'occidentale et ont réussi à le conserver, les dirigeants sont démocratiquement élus et les médias, à côté des positions gouvernementales, font place à un large éventail d'opinions. Dans les autres, l'écrasante majorité, prévalent des régimes plus ou moins autocratiques. Quand ceux-ci revêtent un caractère traditionnel et modéré, les formes sont en général respectées et une certaine liberté d'expression est permise. Quand il s'agit de dictatures exercées par des militaires ou un parti, les médias - presse, radio et télévision confondues - sont soumis à une discipline totalitaire et contraints à l'unanimisme. Toutefois, quelle que soit la nature du régime, le portrait de son chef accroché au mur constitue, par sa seule présence, une rupture radicale avec le passé. Comme le rapportait, en 1721, l'ambassadeur turc en France, la coutume voulait que le roi offre aux représentants étrangers «son portrait garni de diamants». Ayant expliqué qu'il n'était point permis aux musulmans d'avoir des portraits, il reçut en échange d'autres présents4. L'art du portrait n'était cependant pas inconnu au Moyen-Orient. Le sultan Mehmed II, surnommé le Conquérant, avait autorisé le peintre italien Bellini à faire son portrait et possédait même une collection de tableaux européens. Plus pieux, son fils et successeur s'en débarrassa. Par la suite, les sultans se montrèrent moins pointilleux, si bien que le palais Topkapi à Istanbul abrite une riche galerie de portraits de souverains et autres dignitaires de l'Empire. A l'époque moderne s'est développée une sorte d'iconographie musulmane qui propose des portraits, à l'évidence mythiques, d"Ali et de Hussein en pays shiite, et d'autres figures religieuses, en moins grand nombre il est vrai, en pays sunnite. On rencontre peu d'effigies sur les monnaies, comme c'est la coutume en Europe depuis l'Antiquité grecque et romaine. Une seule pièce montre ce que l'on suppose être le portrait d'un calife abbasside. Elle est volontairement provocatrice, car non seulement elle représente le souverain, mais encore celui-ci est en train de porter une coupe à ses lèvres. Quelques pièces seljuqides à l'effigie d'un émir proviennent de petites principautés d'Anatolie, mais c'est là un phénomène purement local dû à l'influence byzantine. Il n'y a sans doute pas d'autres tableaux aux murs, si ce n'est un texte calligraphié et encadré, reproduisant un verset du Coran ou un dit du Prophète. Depuis quatorze siècles, l'islam est la principale religion de la région et, depuis presque autant, la religion dominante. Limité à la récitation de quelques versets du Coran, le culte observé dans la mosquée est
  • 10. simple et austère. La prière commune est un acte collectif et discipliné de soumission au Créateur, Dieu unique et immatériel. Le culte ne tolère ni le spectaculaire ni le mystère. Il n'admet ni la poésie ni la musique liturgique, ni, a fortiori^ la peinture ou la sculpture figurative que la tradition musulmane récuse comme idolâtre. Les artistes pratiquent le dessin abstrait et géométrique, et leurs motifs décoratifs s'inspirent abondamment de la calligraphie. Des versets et même des sourates entières du Coran ornent les murs et le plafond des mosquées, mais aussi des demeures privées et des lieux publics. C'est peut-être dans les arts qu'apparurent les premiers signes de la pénétration culturelle de l'Occident. Ainsi, dans un pays comme l'Iran, pourtant plus éloigné et plus refermé sur lui-même, la peinture manifeste, dès le début du XVIe siècle, des influences occidentales aussi bien dans la représentation des ombres, de la perspective que des figures humaines. Défiant les règles de l'aniconisme musulman, ces dernières étaient depuis longtemps présentes dans l'art perse et ottoman ; à partir de cette époque, elles s'individualisent et perdent leur caractère stéréotypé. L'art du portrait était également connu, mais l'image du prince reproduite sur les pièces de monnaie, les timbres ou les murs est un phénomène récent et passe encore, dans les pays les plus conservateurs, pour un sacrilège confinant à de l'idolâtrie. Contrairement au théâtre, le cinéma rencontre au Moyen-Orient un succès considérable. Dès 1897, l'Egypte commença à importer des films muets d'Italie. Les séances de projections organisées à l'intention des soldats alliés pendant la Première Guerre mondiale donnèrent à de nombreux habitants de la région l'occasion de découvrir ce nouveau moyen d'expression. En 1917, l'Egypte encore se lançait dans la production et, en 1927, elle présentait ses premiers longs métrages. Aujourd'hui, l'industrie cinématographique égyptienne occupe le troisième rang mondial, derrière celles des États-Unis et de l'Inde. D'autres inventions occidentales sont désormais si anciennes et si bien intégrées que leur origine étrangère n'est plus perçue. Si notre homme dans le café a fait des études et s'est abîmé les yeux à force de lire, il porte sans doute des lunettes, invention européenne attestée au Moyen-Orient depuis le XVe siècle. Le café possède peut-être une horloge et le client une montre; encore aujourd'hui, celles-ci sont probablement de fabrication étrangère — européenne ou asiatique. L'utilisation d'instruments précis pour mesurer le temps a entraîné, et continue d'entraîner, de grands bouleversements dans les modes de vie traditionnels. Il y a toutes les chances pour que notre amateur de café passe le temps, sans avoir à le mesurer, en compagnie d'amis et joue à l'un de ces jeux de table qui ont une très longue histoire dans la région. Les plus appréciés sont le jacquet et, dans les classes plus instruites, les échecs. Tous deux sont arrivés en Occident par l'intermédiaire du Moyen-Orient, les échecs ayant peut-être une origine indienne. Leur présence est déjà attestée en Perse préislamique. Dans le grand débat sur la question de la prédestination ou du libre arbitre qui a opposé les théologiens musulmans au Moyen Age, ces jeux servaient parfois d'illustration ou même d'exemple par excellence. Faut-il comparer l'existence à une partie d'échecs où le joueur reste, à chaque coup, libre de déplacer ses pièces comme il l'entend et où la victoire dépend de son talent et de sa faculté d'anticipation ? Ou bien à une partie de jacquet, dont l'issue peut être accélérée ou retardée grâce à un brin d'habileté, mais dont le résultat final dépend des lancers de dés successifs, qualifiés par certains de pur hasard et par d'autres de prédétermination divine? Ces deux jeux fournirent de puissantes métaphores dans ce grand débat théologique, où la prédestination — le jacquet — finit par l'emporter. Entre les nouvelles et les discours, la radio ou la télévision diffuse de la musique. Dans la plupart des cafés, il s'agit de musique orientale, traditionnelle ou de variétés, ou encore de musique pop occidentale arrangée au goût oriental. La musique classique occidentale est presque totalement absente. Car les musulmans les plus occidentalisés ne l'apprécient
  • 11. guère, contrairement aux Japonais ou même aux Chinois qui l'aiment, l'interprètent, voire en composent. Chez les chrétiens libanais ou les Juifs israéliens, il existe un public pour cette musique. En Turquie, où l'occidentalisation a également touché le domaine musical, on trouve aujourd'hui des orchestres symphoniques, des opéras et des compositeurs de musique classique. Pouvant, comme les arts plastiques, se passer de la langue, la musique, du moins instrumentale, semble a priori plus accessible aux peuples d'une autre culture. Pourtant, dans presque tout le Moyen- Orient, peut-être à cause de la place qu'y occupe le chant, les amateurs de musique classique demeurent relativement peu nombreux. En revanche, dès les premiers contacts avec l'Occident, la peinture et l'architecture se sont transformées sous son influence ; en littérature, les genres traditionnels ont pratiquement disparu, le roman, le théâtre et la poésie se conformant aux canons esthétiques modernes. Si les arts plastiques ont été les premiers à s'occidentaliser et ont poussé très loin ce processus, la musique reste à la traîne. Ce qui ne devrait pas nous étonner car, de tous les arts, elle est celui qu'un étranger a le plus de mal à comprendre, à assimiler et à jouer. Ce qui frappe le plus un visiteur occidental lorsqu'il entre dans un café, presque partout au Moyen-Orient, c'est l'absence, ou la quasi-absence, de femmes ; lorsqu'il y en a, ce sont en général des étrangères. Les tables sont occupées par des hommes, seuls ou à plusieurs ; le soir, des groupes de jeunes gens se promènent dans les rues en quête de distraction. L'émancipation des femmes accuse un net retard par rapport aux progrès intervenus dans le statut des hommes et enregistre même, depuis quelque temps, des reculs dans bien des pays. L'impression qu'on en retire est celle d'une région dotée d'une culture ancienne et de fortes traditions. A certaines époques, elle a été un centre d'où ont rayonné des idées, des marchandises et parfois des armées. A d'autres, elle a été un aimant attirant de nombreux étrangers, pèlerins et disciples, esclaves et prisonniers, conquérants et maîtres. Elle a été un carrefour et un lieu d'échanges, où le savoir et les biens arrivaient d'antiques et lointaines contrées et repartaient, parfois considérablement améliorés, vers d'autres horizons. Aujourd'hui, une grande majorité de ses habitants reste marquée par le choc qu'a représenté la pénétration d'abord européenne puis, plus généralement, occidentale, par les transformations — certains diraient les effets déstabilisateurs - qu'elle a engendrées. L'histoire moderne du Moyen-Orient est faite d'une succession quasi ininterrompue de bouleversements imposés de l'extérieur — de défis auxquels ont été apportées des réponses diverses pouvant aller jusqu'au rejet. Profonds, certains de ces bouleversements sont probablement irréversibles et beaucoup les jugent encore insuffisants. Plus limités et superficiels, d'autres enregistrent des retours en arrière, à la plus grande satisfaction des conservateurs et des extrémistes pour qui la pénétration de la civilisation occidentale a été un désastre encore plus grand que les terribles invasions mongoles du XIIIe siècle. Il y a peu, cette pénétration était qualifiée d'impérialisme, mais ce terme n'est plus approprié maintenant que la brève période de colonisation européenne s'éloigne dans le temps et que les États-Unis, peu désireux de s'impliquer, se tiennent à distance. Une autre expression décrit mieux la façon dont elle est perçue par ceux qui la rejettent, c'est celle qu'employait Khomeini à propos des États-Unis : « le grand Satan ». Satan n'est pas un impérialiste, mais un tentateur. Il ne conquiert pas, il séduit. L'affrontement se poursuit entre ceux qui haïssent le mode de vie occidental et redoutent sa force d'attraction, à leurs yeux destructrice, et ceux qui y voient l'occasion de nouveaux progrès, de nouvelles ouvertures, d'échanges féconds entre cultures et civilisations. L'issue de ce combat est encore incertaine. Ses origines, ses avatars et ses enjeux se comprennent sans doute mieux si on les replace dans l'histoire et la civilisation du Moyen-Orient. DEUXIÈME PARTIE
  • 12. Antécédents Chapitre premier Avant le christianisme Au début de l'ère chrétienne, deux grands empires se disputaient la région que nous appelons aujourd'hui le Moyen- Orient. Ce n'était ni la première ni la dernière fois de son histoire millénaire. Comprenant les pays du pourtour méditerranéen depuis le Bosphore jusqu'au delta du Nil, son versant occidental faisait partie de l'Empire romain. Les anciennes civilisations qui y avaient fleuri s'étaient éteintes et les cités étaient administrées par des gouverneurs romains ou des princes locaux soumis à Rome. Son versant oriental appartenait à un autre empire, que les Romains, après les Grecs, appelaient la Perse et ses habitants l'Iran. La carte politique de la région était très différente de celle d'aujourd'hui. Les pays portaient d'autres noms et avaient d'autres frontières. De même, la plupart des peuples parlaient d'autres langues et professaient d'autres religions. Il y a, bien sûr, des exceptions, mais certaines sont plus apparentes que réelles, dans la mesure où elles résultent d'une volonté délibérée de faire revivre une Antiquité redécouverte, plutôt que d'une transmission ininterrompue d'antiques traditions. La carte de l'Asie du Sud-Ouest et de l'Afrique du Nord-Est à l'époque de la domination des puissances rivales, Rome et la Perse, était également très différente de celle des empires et des cultures qui les avaient précédées et qui, pour la plupart, avaient été conquis et absorbés par des voisins plus puissants, bien avant que les phalanges macédoniennes, les légions romaines ou les cataphractes perses n'y fassent irruption. Parmi les cultures qui avaient survécu jusqu'au début de l'ère chrétienne et conservé tant bien que mal leur identité et leur langue, la plus ancienne était sans conteste l'Egypte. Remarquablement caractérisé par son histoire et sa géographie, le pays comprend la basse vallée du Nil et son delta; bordé de chaque côté par le désert, il est délimité au nord par la mer. Sa civilisation était déjà plusieurs fois millénaire lorsque les conquérants arrivèrent ; néanmoins, ni les Perses ni les Grecs ni les Romains ne parvinrent à en effacer les traits distinctifs. Malgré de multiples transformations, la langue et l'écriture pharaoniques présentent une étonnante continuité. L'ancienne écriture hiéroglyphique et celle, plus cursive, qui lui succéda, le démotique, survécurent jusqu'aux premiers siècles de l'ère chrétienne, avant d'être finalement supplantés par le copte, dernier avatar de l'égyptien ancien, transcrit dans un alphabet adapté du grec et augmenté de sept lettres dérivées du démotique. L'écriture copte fit son apparition au IIe siècle avant J.-C. et se stabilisa au cours du Ier siècle de notre ère. Lorsque les Égyptiens se convertirent au christianisme, le copte devint la langue culturelle et nationale de l'Egypte chrétienne sous domination romaine et byzantine. Après l'islamisation et l'arabisation du pays, même ceux qui décidèrent de rester chrétiens adoptèrent la langue arabe. Ils s'appellent encore des coptes, mais leur langue s'est progressivement éteinte, pour ne subsister que dans la liturgie. L'Egypte avait désormais une nouvelle identité. Le pays a porté bien des noms. A la suite des Grecs et des Romains, nous l'appelons «Egypte», adaptation grecque d'un ancien vocable égyptien. Le mot « copte » a probablement la même racine consonan-tique. Les Égyptiens l'appellent « Misr », nom apporté par les conquérants arabes et apparenté aux appellations sémitiques de l'Egypte que l'on trouve dans la Bible et dans d'autres textes anciens. La civilisation du Croissant fertile née dans les vallées du Tigre et de l'Euphrate était peut-être encore plus ancienne que celle de l'Egypte, mais ne présentait ni la même unité politique ni la même continuité sociale. Au sud, au centre et au nord vivaient des peuples différents parlant des langues différentes : Sumer et Akkad, Assyrie et Babylonie. Dans la Bible, la région s'appelle Aram Naharayim, Aram d'entre les deux fleuves. Dans le monde gréco-romain, elle s'appelait Mésopotamie, mot dont la signification est à peu près identique. Au début de l'ère chrétienne, le centre et le sud se trouvaient entre les mains des Perses dont la capitale impériale, Ctésiphon, était située non loin du site actuel de Bagdad.
  • 13. D'origine perse, «Bagdad» signifie «Dieu a donné ». C'était le nom du village où, des siècles plus tard, les Arabes fonderaient une nouvelle capitale impériale. Mot arabe, « Iraq » désignait au Moyen Age la moitié sud du pays, de Bagdad jusqu'à la mer. Cette province était aussi appelée 'Iraq 'Arabï pour la distinguer de 'Iraq 'Ajamï, la région voisine située au sud-ouest de l'Iran. Territoire disputé, le nord de la Mésopotamie était gouverné tantôt par Rome, tantôt par la Perse, tantôt par des dynasties locales. A certaines époques, il faisait même partie de la Syrie, région délimitée au nord par la chaîne montagneuse du Taurus, au sud par le désert du Sinaï, à l'est par le désert d'Arabie et à l'ouest par la mer Méditerranée. L'origine du nom « Syrie » est incertaine. Hérodote y voit une forme abrégée d'Assyrie. Les historiens modernes le font remonter à divers toponymes locaux. Il apparaît pour la première fois en grec et n'a pas d'antécédents identifiables, ni pour la forme ni pour le contenu, dans les textes préhellénistiques. Bien établi dans l'usage officiel romain et byzantin, il disparaît au VIF siècle avec la conquête arabe, mais continue à être utilisé en Europe, surtout après le renouveau des études classiques et de la terminologie gréco-romaine au moment de la Renaissance. Dans le monde arabe, et plus généralement musulman, la région autrefois appelée Syrie portait le nom de Sham, qui était aussi celui de sa ville principale, Damas. Hormis quelques rares occurrences dans d'obscurs traités de géographie, le nom « Syrie » — en arabe « Suriya » — était inconnu jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle où il resurgit sous l'influence européenne. En 1865, il devint, sous administration ottomane, le nom officiel d'une province, le vilayet de Damas, et après l'obtention en 1920 d'un mandat par les Français, celui d'un État. Parmi les noms plus anciens d'origine autochtone, le plus utilisé était celui d'Aram, d'après le peuple — les Araméens — qui s'était installé en Syrie et en Mésopotamie. De même que la Mésopotamie s'appelait « Aram d'entre les deux fleuves », le sud s'appelait « Aram de Damas » et le nord (Alep) « Aram de Sobah » (voir, par exemple, II Samuel, VIII, 6 et X, 6). Plus couramment, cependant, les territoires formant la branche occidentale du Croissant fertile portaient les noms des royaumes et des peuples qui les contrôlaient. Les plus connus, ou du moins ceux pour lesquels nous possédons le plus de documents, sont ceux du sud, que les premiers livres de la Bible et d'autres textes anciens appellent Canaan. Après la conquête Israélite, cette zone prit le nom de «pays des enfants d'Israël » (Josué, XI, 22) ou simplement de « pays d'Israël » (I Samuel, XIII, 19). Après le partage, au Xe siècle avant J.-C, du royaume de David et de Salomon, le sud, avec Jérusalem pour capitale, prit le nom de Juda, et le nord celui d'Israël, avant de prendre celui de Samarie. La région côtière s'appelait au nord la Phénicie et au sud la Philistie, d'après les peuples qui y résidaient. Les Philistins disparurent de la scène de l'histoire au moment des conquêtes babyloniennes. Les Phéniciens continuèrent d'occuper le nord d'Israël et le sud du Liban actuels jusqu'à l'arrivée des Romains et le début du christianisme. Après la conquête perse au VIe siècle avant J.-C, la région où se réinstallèrent les exilés prit le nom de «Yehud» (voir les passages en araméen: Daniel, II, 25 et V, 13; Ezra, V, 1 et V, 8). Pour les Romains, de même que dans le Nouveau Testament, le sud, le centre et le nord s'appelaient respectivement la Judée, la Samarie et la Galilée. On peut y ajouter, plus au sud, le désert que les Romains appelaient l'Idumée, d'après l'Edom biblique - aujourd'hui le Néguev - et, à l'est du Jourdain, la Pérée. En Mésopotamie comme en Syrie, les langues dominantes étaient sémitiques mais se subdivisaient en plusieurs groupes. Le groupe le plus ancien était l'akkadien, auquel appartenaient l'assyrien et le babylonien, surtout pratiqués en Mésopotamie. Le cananéen regroupait l'hébreu biblique, le phénicien et son surgeon en Afrique du Nord, le carthaginois, ainsi qu'un certain nombre d'autres langues étroitement apparentées, attestées par des inscriptions découvertes dans le nord et le sud de la Syrie. Au début de l'ère chrétienne, la plupart avaient quasiment disparu, pour être remplacées par des langues très proches les unes des autres appartenant à un autre ensemble sémitique, l'araméen.
  • 14. Pour ce qui est des langues cananéennes, si le phénicien était encore parlé dans les ports du Levant et les colonies nord- africaines, l'hébreu ne l'était plus par les Juifs, mais demeurait la langue de la religion, de la littérature et de l'érudition. Quant à l'assyrien et au babylonien, ils n'étaient apparemment plus du tout en usage. Devenu langue internationale du commerce et de la diplomatie, l'araméen était largement répandu non seulement dans le Croissant fertile, mais aussi en Perse, en Egypte et dans le sud de la Turquie actuelle. A cette époque, l'arabe, dernière des langues sémitiques à faire son entrée dans la région, était pour l'essentiel confiné dans le centre et le nord de la péninsule Arabique. Les cités plus développées du sud-ouest — aujourd'hui le Yémen - parlaient une autre langue sémitique, le sud-arabique, proche de l'éthiopien, que des colons venus d'Arabie du Sud avaient apportée avec eux dans la Corne de l'Afrique. Certaines sources indiquent que, plus au nord, des locuteurs arabes s'étaient installés dans les marches de la Syrie et de l'Irak, bien avant les grandes conquêtes du VIIe siècle qui aboutiraient au triomphe de l'arabe dans toute la région. De nos jours, l'araméen subsiste dans le rituel de certaines Eglises orientales et est encore parlé dans quelques villages reculés. Ce n'est qu'au Moyen Age, avec l'arrivée des Turcs, que le pays aujourd'hui appelé la Turquie prit ce nom — et encore, seulement en Europe. Pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, on parlait d'Asie, ou d'Asie Mineure, et d'Anatolie. Désignant au départ la côte orientale de la mer Egée, ces deux termes gagnèrent, pour ainsi dire, du terrain vers l'est. Plus généralement, le pays était désigné par le nom de ses différentes provinces, villes ou royaumes. Le grec était la langue dominante et la plus couramment parlée. «Anatolie» vient d'un mot grec qui signifie «lever du soleil», comme «Orient» qui vient du latin et «Levant» de l'italien. Ces termes reflètent une époque où les pays de la Méditerranée orientale constituaient les limites du monde connu. Prenant peu à peu conscience de l'existence d'une Asie plus lointaine et plus vaste, les peuples méditerranéens rebaptisèrent celle qu'ils connaissaient du nom d'Asie Mineure. De même, lorsque, bien des siècles plus tard, un Orient encore plus éloigné apparut à l'horizon des Occidentaux, l'Orient ancien et immémorial devint le « Proche- », puis le « Moyen-Orient ». De toutes ces lointaines contrées, la plus importante mais aussi la plus menaçante pour le Moyen- Orient était l'Iran, plus connu en Occident sous le nom de Perse. Au sens strict, la « Perse » ou « Perside » désigne non pas un pays ou une nation, mais une province, le Pars ou Fars, au sud-ouest de l'Iran, en bordure du golfe Persique. Les Perses n'ont jamais donné ce nom à l'ensemble du pays, même si le dialecte de cette province finit par devenir la langue politique et culturelle dominante, au même titre que le toscan en Italie, le castillan en Espagne et le parler de la région londonienne en Angleterre. Le nom qu'ils ont toujours utilisé et imposé au reste du monde en 1935 est l'Iran. Il dérive de l'ancien perse aryanam, un génitif pluriel qui signifie « [le pays] des Aryens » et remonte aux premières migrations des peuples indo-aryens. La carte religieuse du Moyen-Orient était encore plus complexe - et confuse - que celle de ses peuples et de ses langues. Si certaines divinités étaient tombées dans l'oubli, beaucoup existaient encore, non sans avoir, il est vrai, subi d'étranges transformations. Au fil du temps, conquêtes et migrations, pénétration de la culture hellénistique et domination romaine avaient donné naissance à de nouvelles religions syncrétiques. Divers cultes orientaux avaient trouvé un écho auprès des Romains et se pratiquaient jusque dans la capitale de l'Empire. Ainsi, Isis d'Egypte, Adonis de Syrie, Cybèle de Phrygie en Asie Mineure avaient-ils des adorateurs chez les nouveaux maîtres du Moyen-Orient. En l'espace de quelques siècles, soit un laps de temps relativement court à l'échelle de la région, deux nouvelles religions apparues successivement, le christianisme et l'islam, allaient supplanter toutes les anciennes divinités et leurs cultes. L'avènement et le triomphe de l'islam au VIIe siècle furent précédés et, en un sens, rendus possibles par le succès
  • 15. du christianisme, qui lui-même avait une dette envers plusieurs courants antérieurs, religieux et philosophiques. L'un et l'autre plongent leurs racines dans la rencontre et l'interpénétration de trois civilisations universalistes du Moyen-Orient ancien: les civilisations juive, perse et grecque. Le monothéisme n'était pas une idée entièrement nouvelle. On le trouve déjà, par exemple, dans le Grand Hymne d'Akhenaton, le pharaon qui régna sur l'Egypte au XIVe siècle avant J.-C. Toutefois, faisant des apparitions sporadiques et très localisées, il n'eut qu'un impact éphémère et géographiquement circonscrit. Les Juifs furent les premiers à faire du monothéisme éthique l'un des principes fondamentaux de leur religion; on peut d'ailleurs suivre l'évolution de leurs croyances d'un culte tribal primitif à un monothéisme éthique universel dans les livres successifs de la Bible. Ces livres montrent également que les Juifs avaient de plus en plus conscience que cette croyance les isolait de leurs voisins idolâtres et polythéistes. A l'époque moderne, ceux qui prétendent être les seuls détenteurs de la vérité se laissent facilement convaincre qu'ils en sont aussi les découvreurs. Dans les temps anciens, une telle présomption eût été inconcevable. Confrontés à ce fait extraordinaire qu'ils étaient les seuls à avoir reconnu son unicité, les Hébreux, incapables d'imaginer qu'ils eussent pu choisir Dieu, adoptèrent une attitude plus humble : c'était Dieu qui les avait choisis. Cette élection leur conférait des privilèges, mais leur imposait aussi des devoirs et se révélait parfois un fardeau bien lourd à porter. « C'est vous seuls que j'ai distingués entre toutes les familles de la terre, c'est pourquoi je vous demande compte de toutes vos fautes» (Amos, III, 2). Toutefois, les Juifs n'étaient pas les seuls à adorer un Dieu universel et éthique. Beaucoup plus à l'est, sur les hauts plateaux d'Iran, deux peuples apparentés, les Mèdes et les Perses, étaient peu à peu passés du paganisme à une croyance en une seule divinité suprême incarnant le principe du bien en lutte perpétuelle contre les forces du mal. L'apparition de cette religion est associée au prophète Zoroastre, dont les écrits rédigés en ancien perse ont conservé les enseignements. On ignore à quelle époque ce prophète a vécu et prêché, les estimations des historiens divergeant de mille ans ou plus. Néanmoins, il semblerait que le zoroastrisme connut son apogée aux VIe et Ve siècles avant J.-C. Pendant longtemps, les Mèdes et les Perses avaient, chacun de leur côté, poursuivi leur quête d'un Dieu. Les bouleversements du VIe siècle les rapprochèrent. Les répercussions s'en feraient sentir dans le monde entier des siècles durant. En 586 avant J.-C, Nabuchodonosor, roi de Babylone, conquit le royaume de Juda, s'empara de Jérusalem, détruisit le Temple et, fidèle aux pratiques de l'époque, déporta la population en Babylonie. Quelques décennies plus tard, les Babyloniens furent à leur tour submergés par un autre conquérant, Cyrus le Mède, fondateur d'un nouvel empire perse qui ne tarderait pas à s'étendre jusqu'en Syrie et au-delà. Apparemment, les Mèdes avaient une vision du monde et des croyances assez proches de celles des Juifs, l'un des nombreux peuples soumis de leur vaste territoire polyglotte. Cyrus permit aux exilés de regagner la terre d'Israël et ordonna la reconstruction du Temple de Jérusalem aux frais de l'État. Dans la Bible, il jouit d'une estime accordée à aucun autre souverain non juif et à bien peu de chefs juifs. Rédigés après la captivité de Babylone, les derniers chapitres du Livre d'Isaïe en fournissent une illustration saisissante: «Il [Cyrus] est mon berger; il exécutera toute ma volonté, en disant à Jérusalem : "Sois rebâtie !" et au Temple : "Sois fondé!" (Isaïe, XLIV, 28). Le chapitre qui suit va encore plus loin: «Ainsi parle l'Éternel à son oint, à Cyrus : "Je l'ai pris par la main pour mettre les nations à ses pieds"... » (Isaïe, XLV, 1). Entre les premiers et les derniers livres de la Bible, rédigés les uns avant la captivité de Babybone, les autres après le retour des exilés, il existe de notables différences; certaines sont peut-être dues à l'influence de la pensée religieuse iranienne, en particulier, l'idée d'un combat cosmique entre les forces du Bien et du Mal, entre Dieu et le Démon, dans lequel l'humanité aurait un rôle à jouer, l'affirmation plus explicite d'un jugement après la mort, d'une rétribution au ciel
  • 16. ou en enfer, l'idée qu'un sauveur né d'une « semence sacrée » et consacré par l'onction viendra à la fin des temps et assurera le triomphe définitif du Bien sur le Mal. La place qu'occuperont ces idées dans le judaïsme tardif et le christianisme primitif est bien connue. Les relations entre ces deux peuples eurent également des conséquences politiques. Cyrus accorda ses faveurs aux Juifs qui, en retour, le servirent loyalement; pendant des siècles, ceux-ci, tant dans leur patrie que dans les autres territoires sous domination romaine, seront soupçonnés, non sans raison parfois, de sympathie voire de collusion avec les Perses ennemis de Rome. Le philosophe allemand Karl Jaspers voit dans la période qui s'étend de 600 à 300 avant J.-C. un « moment déterminant » de l'histoire de l'humanité. En effet, c'est à cette époque que des peuples vivant dans des pays éloignés et apparemment sans contact effectuèrent des percées majeures sur le plan spirituel et intellectuel, comme en témoignent Confucius et Lao-tseu en Chine, Bouddha en Inde, Zoroastre ou ses principaux disciples en Iran, les prophètes en Israël et les philosophes en Grèce. Ils ne se connaissaient pratiquement pas. Des missionnaires bouddhistes venus de l'Inde auraient tenté de propager leur doctrine au Moyen-Orient, mais leurs efforts sont très mal connus et ne semblent pas avoir porté de fruit. Les fécondes relations entre les Juifs et les Perses datent de Cyrus et de ses successeurs. Etendant leurs conquêtes à l'Asie Mineure et à la mer Egée, ces derniers entrèrent en contact et en conflit avec les Grecs, jetant ainsi un pont entre la civilisation grecque naissante et les nombreux peuples de l'Empire perse. La Grèce avait un génie philosophique et scientifique, plutôt que religieux, mais son apport intellectuel exercerait une profonde influence sur les civilisations religieuses du Moyen-Orient et même du monde. Très tôt, les marchands et les mercenaires grecs partirent à la découverte du Moyen-Orient et rapportèrent de ces étranges contrées de quoi aiguiser la curiosité grandissante des philosophes et des savants. L'expansion de l'Empire perse facilita les déplacements et les échanges, favorisa la connaissance des langues et fit entrer quantité de spécialistes grecs à tous les échelons de l'administration impériale. Une nouvelle ère débuta avec les conquêtes d'Alexandre le Grand (356-323) qui étendit la domination macédonienne et l'influence culturelle grecque, vers l'est, en Iran, en Asie centrale et jusqu'aux confins de l'Inde, vers le sud, en Syrie et en Egypte. Après sa mort, ses généraux se partagèrent son empire et fondèrent trois royaumes, situés respectivement en Iran, en Syrie et en Egypte. Les Grecs, qui connaissaient déjà un peu la Perse avant les expéditions d'Alexandre, commencèrent à se familiariser avec ces régions mystérieuses; en Mésopotamie, en Syrie et en Egypte, ils établirent une suprématie politique, qui céderait la place à celle des Romains, et une suprématie culturelle qui se poursuivrait encore plusieurs siècles. En 64 avant J.-C., le général romain Pompée s'empara de la Syrie et, peu après, de la Judée. En 31 avant J.-C., après la défaite d'Antoine et de Cléopâtre à la bataille d'Actium, les Ptolémées d'Egypte durent, à leur tour, faire acte de soumission à Rome. Face au triomphe universel de la culture hellénistique et de la puissance romaine, seul deux peuples osèrent résister : les Perses et les Juifs, avec des fortunes différentes. Vers 247 avant notre ère, un chef parthe, Arsace, se révolta contre les Séleucides de Syrie et fonda sa propre dynastie. Malgré plusieurs tentatives des Macédoniens pour restaurer leur suprématie, les Parthes réussirent à conserver et même à étendre leur souveraineté politique, au point de devenir une grande puissance et un dangereux rival pour Rome, tout en demeurant ouverts aux influences culturelles grecques, lesquelles semblent avoir été considérables. La situation changea du tout au tout lorsque Ardashïr (226-240 après J.-C.) renversa la dynastie parthe, fonda celle des Sassanides et restaura le zoroastrisme. Incorporé dans les institutions royales, gouvernementales et sociales, celui-ci devint la religion officielle de l'Iran. C'était sans doute la première fois dans l'histoire qu'une religion d'État possédait une hiérarchie
  • 17. sacerdotale chargée de veiller sur l'orthodoxie et de pourchasser les hérésies. A cet égard, les Sassanides marquent une rupture avec la tolérance et l'éclectisme des Parthes et de la Rome impériale. Étroitement liés à l'État, la religion et le clergé profitèrent de sa puissance, mais subirent aussi de plein fouet les conséquences de son renversement. Les prêtres zoroastriens disparurent avec l'Empire perse. Après la conquête arabe, le zoroastrisme entama un long et inexorable déclin, et ne joua aucun rôle dans les divers renouveaux politiques et culturels que connut l'Iran à l'époque islamique. La résistance à l'avance de l'islam vint, non pas du clergé orthodoxe exerçant traditionnellement le pouvoir, mais des hérésies zoroastriennes habituées à lutter dans l'opposition. Certaines d'entre elles eurent un retentissement considérable au Moyen-Orient et même dans le monde. Ainsi, le mithriacisme fit de très nombreux adeptes dans l'Empire romain, en particulier parmi les soldats, et se répandit jusqu'en Angleterre, où l'on a retrouvé les vestiges d'un temple de Mithra. Tout aussi connu est le manichéisme, du Perse Mani, qui vécut de 216 à 277 et fonda une religion syncrétique alliant des éléments puisés dans le christianisme et le zoroastrisme. En 277, il fut mis à mort, mais sa doctrine, remarquablement vivace, survécut aux terribles persécutions dont elle fut victime de la part des musulmans au Moyen-Orient et des chrétiens en Europe. Plus localisé mais tout aussi important, le mazdéisme fleurit au début du VIe siècle en Iran et institua une sorte de communisme religieux. Il représenta une source d'inspiration pour plusieurs mouvements shiites dissidents. Le zoroastrisme fut la première religion impériale à ne pas tolérer les hérésies, mais il ne semble pas que l'Iran ait fait œuvre de prosélytisme en dehors de son aire politique et culturelle. Comme toutes les religions antiques, le zoroastrisme fut d'abord lié à un peuple, devint une religion civique et disparut avec le pouvoir politique qui le soutenait. Une seule fait exception: elle survécut à la destruction de son assise politique et territoriale, et se perpétua parce qu'elle sut se transformer radicalement. C'est ainsi que les enfants d'Israël devinrent les Judéens et, plus tard, les Juifs. La résistance politique des Juifs à la Grèce et à Rome se solda par un échec. Si, sous les Maccabées, ils parvinrent à affirmer leur indépendance contre les Séleucides et à restaurer le royaume de Juda, ils ne purent rien contre la puissance de Rome. Malgré de nombreuses révoltes, dont certaines furent peut-être menées à l'instigation et avec l'aide des Perses, ils furent écrasés et réduits en esclavage. Leurs rois et leurs grands prêtres se mirent au service des vainqueurs et un procurateur romain régna sur la Judée. La plus importante de ces révoltes commença en 66 après J.-C. En dépit de longs et âpres combats, les rebelles furent vaincus ; en 70, les Romains prirent Jérusalem et détruisirent le second Temple, construit par les exilés à leur retour de Baby-lone. Mais cette défaite ne mit pas fin à la résistance juive. Après la révolte de Bar-Kokhba en 135, les Romains décidèrent de se débarrasser une fois pour toutes de ces fauteurs de troubles. Comme autrefois les Babyloniens, ils déportèrent une grande partie de la population juive et, cette fois, il n'y eut pas de Cyrus pour mettre fin à leur exil. Ils tentèrent d'effacer jusqu'aux noms juifs : Jérusalem fut rebaptisée Aelia Capitolina et un temple dédié à Jupiter érigé sur le site du sanctuaire détruit. Les appellations «Judée» et «Samarie» furent abolies et le pays nommé Palestine, d'après les Philistins, un peuple depuis longtemps tombé dans l'oubli. Un passage du Talmud, rapportant une conversation entre trois rabbins qui se déroula au cours du IIe siècle de notre ère, illustre avec force la façon dont les Juifs et sans doute d'autres peuples du Moyen-Orient percevaient les avantages et les inconvénients de la domination romaine : « Rabbi Yehouda ouvrit la discussion et dit : "Combien sont admirables les réalisations de cette nation [les Romains]. Ils ont aménagé des marchés, lancé des ponts et construit des thermes." Rabbi Yossé garda le silence. Rabbi Shimon Bar-Yokhai prit la parole et dit: "Tout ce qu'ils ont institué, ils ne l'ont fait que pour servir leurs intérêts. Ils ont aménagé des marchés pour pouvoir y installer des prostituées, construit des thermes pour leur propre plaisir et lancé des ponts
  • 18. pour encaisser un droit de péage." Yehouda, fils de prosélytes, alla rapporter ces propos aux autorités, qui déclarèrent : "Yehouda qui a fait notre éloge recevra un titre. Yossé qui s'est tu sera exilé à Tsipori et Shimon qui nous a critiqués sera exécuté1." » Sur un point important, les Juifs, les Grecs et les Romains se ressemblaient tout en se distinguant des autres peuples de l'Antiquité - ressemblance et différence qui leur conféreraient un rôle crucial dans l'essor des civilisations à venir. Phénomène universel, tous les groupes humains tracent une ligne de partage entre eux et les autres, et se définissent en rejetant l'étranger. Cette tendance instinctive remonte aux origines de l'humanité et même au-delà, puisqu'elle se retrouve dans presque toutes les formes de vie animale. Invariablement, les liens du sang, autrement dit la filiation ou, comme on dirait aujourd'hui, l'appartenance ethnique, constituaient le critère déterminant. Les Grecs et les Juifs, les deux peuples les plus conscients de leur spécificité dans le monde méditerranéen antique, nous ont légué deux définitions classiques de l'Autre: respectivement, le barbare et le gentil. Les barrières qu'elles érigent sont imposantes mais — là résidait la nouveauté — elles n'étaient pas insurmontables, contrairement à celles qu'opposent les définitions plus primitives et plus universelles de la différence fondées sur le sang et la filiation. Ces barrières pouvaient être franchies et même abolies, dans un cas en adoptant la langue et la culture des Grecs, dans l'autre en embrassant la religion et la loi des Juifs. Si ni les uns ni les autres ne cherchaient à s'agrandir, ils accueillaient volontiers de nouveaux membres, de sorte qu'au début de l'ère chrétienne, barbares hellénisés et gentils judaïsés faisaient partie du paysage de nombreuses cités du Moyen-Orient. Les Grecs et les Juifs avaient un autre point commun qui les rendait uniques dans le monde ancien : la compassion dont ils savaient faire preuve à l'égard de leurs ennemis. Sur ce plan, rien n'égale la description que donne Eschyle - il avait participé aux guerres Médiques - des souffrances des Perses vaincus, ni la sollicitude du Livre de Jonas pour les habitants de Ninive. Allant encore plus loin en matière d'intégration, Rome institua peu à peu le principe d'une citoyenneté commune à tous les habitants de l'Empire. Les Grecs avaient inventé la notion de citoyen — de membre d'une cité ayant le droit de participer à la formation et à la conduite du gouvernement -, mais seuls pouvaient s'en réclamer ceux qui y étaient nés et leurs descendants, les autres ne pouvant aspirer au mieux qu'au statut de résident étranger. Les Romains adoptèrent cette conception de la citoyenneté et, progressivement, retendirent à toutes les provinces de l'Empire. Par leur ouverture au monde extérieur, la culture hellénistique, la religion juive et la communauté politique romaine facilitèrent l'essor et la propagation du christianisme, religion missionnaire dont les adeptes, persuadés de détenir l'ultime révélation divine, estimaient de leur devoir sacré de la transmettre au reste de l'humanité. Quelques siècles plus tard surgirait une autre religion universelle, l'islam, qui insufflerait à ses fidèles un élan comparable - malgré un contenu et des méthodes différents. Soutenues par la même conviction, mues par les mêmes ambitions, vivant côte à côte dans la même région, ces deux religions universelles ne pouvaient que se heurter de front un jour ou l'autre. Chapitre II Avant l'islam La période qui va de la naissance du christianisme à la naissance de l'islam, soit, en gros, les six premiers siècles de notre ère, a été marquée par une succession d'événements majeurs. Le premier et, à bien des égards, le plus important fut justement l'avènement du christianisme, dont la diffusion progressive entraîna la disparition ou plutôt le lent dépérissement des cultes antérieurs, à l'exception du judaïsme et des religions perses. Le paganisme gréco-romain parvint à se maintenir pendant quelque temps et connut même un dernier
  • 19. sursaut sous le règne de l'empereur Julien (361-363), que les historiens chrétiens appellent Julien l'Apostat. Jusqu'au début du IVe siècle, le christianisme fut un mouvement de protestation contre l'ordre romain. Parfois toléré, plus souvent persécuté, il se développa, par la force des choses, comme une entité séparée de l'État et créa sa propre organisation : l'Église avec ses circonscriptions, sa direction, sa hiérarchie, ses lois, ses tribunaux qui, peu à peu, s'étendirent à l'ensemble du monde romain. Avec la conversion de l'empereur Constantin (311-337), le christianisme s'empara de l'Empire romain et, en un sens, devint son prisonnier. Il en résulta une christianisation progressive des rouages de l'État. A la persuasion vint s'ajouter la force de l'autorité, au point que, sous le règne du grand empereur chrétien Justinien (527-569), le pouvoir utilisa tous les moyens à sa disposition, non seulement pour établir la suprématie du christianisme sur les autres religions, mais aussi pour imposer la doctrine chrétienne déclarée orthodoxe par l'État. A cette date, en effet, il n'existait plus une, mais plusieurs Églises qui, outre des divergences théologiques importantes, étaient séparées par des loyautés personnelles, juridictionnelles, régionales et même nationales différentes. Le deuxième événement fut le déplacement du centre de gravité de l'Empire d'ouest en est, de Rome à Constantinople, la nouvelle capitale fondée par Constantin. Avant sa mort en 395, Théodose avait partagé l'Empire entre ses deux fils. Dans un laps de temps relativement court, l'Empire d'Occident, submergé par des vagues successives d'invasions barbares, cessa d'exister. En revanche, celui d'Orient repoussa les envahisseurs et vécut plus de mille ans. L'Empire romain d'Orient, plus couramment appelé Empire byzantin, tire son nom de Byzance, site sur lequel fut bâtie la ville de Constantinople. Ses habitants ne se disaient pas byzantins, mais romains ; ils étaient gouvernés par un empereur romain censé appliquer la loi romaine. En fait, il y avait quelques différences. L'empereur et ses sujets étaient chrétiens et non païens, et si les habitants de la capitale se disaient romains, c'était non pas en latin - romani - mais en grec -rhomaioi. Il en allait de même dans les provinces, comme en témoignent, ici et là, ces inscriptions en grec qui prient pour « la suprématie des Romains » — hegemonia ton Rhomaion — ou encore ce prince vassal de la principauté d'Edesse renversé par les Perses et réinstallé sur son trône par les Romains, qui se pare fièrement du titre grec de philorhomaios, « ami des Romains ». Lorsque Rome parvint à son apogée, le grec avait déjà le statut de seconde langue de l'Empire. Dans l'Empire romain d'Orient, il devint la première. Le latin résista quelque temps; des termes latins entrèrent dans le grec de Byzance et, quelques siècles plus tard, dans l'arabe du califat. Toutefois, le grec devint, et pour longtemps, la langue du gouvernement et de la culture. Même dans les provinces orientales, le copte, l'araméen et, plus tard, l'arabe seraient profondément influencés par la philosophie et la science hellénistiques. Le troisième bouleversement majeur, l'hellénisation du Moyen-Orient, avait commencé plusieurs siècles auparavant, d'abord sous Alexandre le Grand, puis sous les Séleucides et les Ptolémées, ses successeurs en Syrie et en Egypte. Imprégnés de culture grecque, l'État romain et les Eglises chrétiennes contribuèrent à sa diffusion. Inspirées des institutions d'Alexandre et de ses successeurs, les structures politiques de l'Empire romain d'Orient reflétaient une conception de la monarchie fort différente de celle des césars romains. De même, en matière de religion, les premiers chrétiens se complaisaient dans le genre de subtilités métaphysiques qui avaient longtemps préoccupé les Grecs, mais n'avaient jamais beaucoup passionné les Romains ou les Juifs. Le Nouveau Testament était rédigé dans une langue qui, bien que s'écartant de celle des poètes tragiques et des philosophes athéniens, était assurément du grec. Même l'Ancien Testament était disponible dans une traduction grecque établie des siècles plus tôt par la communauté juive d'Alexandrie.
  • 20. Un autre phénomène important, sans doute dû lui aussi à des influences antérieures, fut l'intensification de ce qu'on appellerait aujourd'hui le dirigisme économique. C'était assez logique dans des pays dont l'activité se concentrait autour de la vallée d'un fleuve, comme l'Egypte par exemple, où la planification étatique avait déjà atteint un stade avancé sous la dynastie des Ptolémées. Au cours des premiers siècles de l'ère chrétienne, et notamment à partir du IIIe, l'État se mit à jouer un rôle croissant dans l'industrie, le commerce et l'agriculture, s'efforçant de contrôler l'activité des rares entrepreneurs privés encore existants et d'imposer sa propre politique économique. Dans de nombreux domaines, il allait jusqu'à se substituer au secteur privé. Ainsi, pour son armement, son équipement et, à certaines périodes, pour ses uniformes, l'armée traitait avec des entreprises d'État. Son ravitaillement était en général assuré par des impôts en nature redistribués aux soldats sous forme de rations. L'intervention croissante de l'État laissait de moins en moins de place aux entrepreneurs, aux fabricants, aux fournisseurs, etc. Il en allait de même en agriculture. La législation impériale, dont une bonne partie a été conservée, témoigne à maintes reprises de l'inquiétude de l'État face à la diminution persistante des surfaces cultivées et de son désir d'inciter, par diverses mesures fiscales et autres, les paysans et les propriétaires à les remettre en culture. Il semble que cela ait constitué un grave problème, en particulier entre le IIIe et le VIe siècle, autrement dit depuis Dioclétien (284-305), fervent partisan de l'interventionnisme de l'État, jusqu'aux conquêtes musulmanes qui aboutiront à une restructuration des pouvoirs et des fonctions économiques. L'Empire byzantin et l'Empire perse furent tous deux submergés par l'islam dans les premières décennies du VIF siècle, mais sur un point au moins leur sort fut bien différent. Si les armées byzantines subirent d'écrasantes défaites et durent céder aux Arabes de vastes provinces, l'Asie Mineure resta grecque et chrétienne et, malgré plusieurs assauts, Constantinople, la capitale impériale, demeura inviolée derrière ses hautes murailles et ses digues. Bien qu'affaibli et diminué, l'Empire byzantin survécut encore sept cents ans, sa langue, sa culture et ses institutions continuant à se développer à leur propre rythme. Et lorsque le dernier bastion de cet empire grec chrétien s'effondra en 1453, il existait un monde chrétien auquel les Byzantins purent léguer leur histoire et le souvenir de leurs traditions. Tout autre fut le destin de la Perse. Non seulement ses provinces éloignées, mais sa capitale et l'ensemble de son territoire furent conquis et incorporés dans le nouvel empire arabo-musulman. Les notables byzantins installés en Syrie et en Egypte purent trouver refuge à Byzance; en revanche, les zoroastriens de Perse n'eurent pas d'autre choix que de se soumettre ou de s'enfuir dans le seul pays disposé à les accueillir, l'Inde. Au cours des premiers siècles de la domination musulmane en Iran, l'ancienne langue perse et son écriture tombèrent peu à peu dans l'oubli, sauf au sein d'une petite minorité en constante diminution. Sous l'effet de la conquête, même la langue se transforma, un peu comme l'anglo- saxon finit par devenir l'anglais. Ce n'est qu'à une époque relativement récente que les historiens ont commencé à exhumer et à déchiffrer textes et inscriptions en vieux perse, explorant ainsi l'histoire préislamique de l'Iran. Du Ier au VIe siècle, l'histoire de l'Empire iranien se divise en deux grandes périodes : celle des Parthes et celle des Sassanides. Le premier roi sassanide, Ardashïr (226-240), se lança dans une série de campagnes militaires contre Rome. Son successeur, Shapur Ier (240-271), réussit à capturer, sur le champ de bataille, l'empereur romain Valérien, exploit qui lui causa une telle fierté qu'il en fit graver des représentations sur plusieurs montagnes d'Iran, où l'on peut les contempler encore aujourd'hui. Elles montrent le shah à cheval, un pied posé sur la nuque du vaincu. L'empereur Valérien mourut en captivité. Cette rivalité perso-romaine puis perso-byzantine représenta le fait politique marquant de l'histoire de la région, jusqu'à l'apparition du califat musulman qui élimina l'un des rivaux et affaiblit considérablement l'autre. La succession
  • 21. apparemment interminable de guerres, ponctuées, à une exception près, de brefs intervalles de paix, contribua certainement à ce résultat. Unique exception, la Longue Paix dura plus d'un siècle. En 384, Shapur III (383-388) conclut une trêve avec Rome. Hormis quelques escarmouches aux frontières en 421-422, les hostilités ne reprirent qu'au début du VIe siècle et se poursuivirent de façon presque ininterrompue jusqu'en 628. A cette date, une nouvelle puissance était en train de naître, qui ne tarderait pas à éclipser les deux adversaires. Pour les historiens de l'époque et plus tard du Moyen Age, le principal enjeu de ces guerres était, comme on peut s'en douter, territorial. Les Romains revendiquaient l'Arménie et la Mésopotamie qui, pendant presque toute cette période, se trouvaient sous domination perse. Ils les revendiquaient parce que l'empereur Trajan les avait conquises, ce qui leur octroyait, selon un principe également partagé par les Perses et, plus tard, les musulmans, un droit permanent sur ces deux régions. Les Byzantins, quant à eux, pouvaient se prévaloir d'un argument supplémentaire, à savoir que leurs habitants, majoritairement chrétiens, devaient allégeance à l'empereur chrétien. Les Perses, de leur côté, revendiquaient la Syrie, la Palestine et même l'Egypte conquise en 525 avant J.-C. par Cambyse, le fils de Cyrus. Au fil des guerres, ils réussirent à envahir ces contrées et même à les conserver pendant de brèves périodes. Elles n'abritaient ni Perses ni zoroastriens, mais d'autres minorités non chrétiennes vinrent à leur aide. Les historiens contemporains ont montré que ces guerres avaient aussi d'autres enjeux, notamment le contrôle des routes commerciales entre l'Orient et l'Occident. Deux produits d'Extrême-Orient, la soie de Chine et les épices d'Inde et d'Asie du Sud-Est, étaient particulièrement prisés dans le monde méditerranéen. Leur commerce connut un essor considérable ; les édits romains révèlent un souci constant de le protéger contre toute ingérence. Grâce à lui, le monde romain et le monde byzantin entrèrent en contact avec les civilisations asiatiques de la Chine et de l'Inde. S'ils n'entretenaient pas de relations régulières et, pour autant qu'on sache, n'échangeaient que très peu de visiteurs, ils importaient de la soie et des épices en grande quantité, qu'ils payaient en pièces d'or, n'ayant quasiment pas d'autres marchandises à offrir en échange. C'est ainsi que des milliers de pièces d'or romaines partirent pour l'Extrême-Orient, mais aussi pour l'Orient où les Perses, jouant le rôle d'intermédiaires, prélevaient au passage de substantiels profits, surtout lorsqu'ils dominaient l'Asie centrale et contrôlaient le commerce de la soie à son point de départ. Bien qu'il s'en inquiétât à l'occasion, le monde romain paraît, dans l'ensemble, avoir remarquablement bien supporté ces ponctions de métal précieux. La voie la plus directe vers l'Extrême-Orient passait par la Perse ou divers territoires sous sa domination, mais les Romains et, plus tard, les Byzantins avaient naturellement intérêt, tant sur le plan économique que stratégique, à en chercher d'autres, hors de portée des armées perses. Ils avaient le choix entre, au nord, une route terrestre qui, partant de Chine, traversait les territoires turcs de la steppe eurasienne pour déboucher sur la mer Noire et l'espace byzantin, et, au sud, une voie maritime qui, partant de l'océan Indien, aboutissait au golfe Per-sique et en Arabie, ou bien en mer Rouge, et se poursuivait par voie terrestre à travers l'Egypte et l'isthme de Suez, ou encore empruntait les routes caravanières d'Arabie occidentale depuis le Yémen jusqu'aux frontières de la Syrie. De son côté, l'Empire perse entendait profiter de sa position stratégique pour avoir la haute main sur le commerce byzantin, en tirer des bénéfices en temps de paix et l'entraver en temps de guerre. D'où les perpétuelles luttes d'influence que se livrèrent les deux puissances impériales dans les pays qui leur étaient limitrophes. Leurs interventions - commerciales, diplomatiques et, plus rarement, militaires - eurent des répercussions considérables, notamment au nord, sur les tribus et les principautés turques, et au sud, sur les tribus et les principautés arabes. Ni les Turcs ni les Arabes ne semblent avoir participé de façon notable à
  • 22. l'essor des anciennes civilisations de la région. Toutefois, après plusieurs vagues d'invasions, ils seraient appelés, au cours du Moyen Age, à jouer un rôle éminent dans les pays situés au cœur du monde islamique. Durant les six premiers siècles de l'ère chrétienne, les uns et les autres vivaient de l'autre côté des frontières impériales, dans la steppe ou le désert. Même au plus fort de leur expansion, ni les Perses ni les Romains ne jugèrent utile de les conquérir et prirent même garde à ne pas s'y frotter de trop près. Au IVe siècle, l'historien romain Ammien Marcellin, originaire de Syrie, notait à propos des peuples de la steppe : « La population, dans toute cette contrée, est belliqueuse. A ses yeux, le suprême bonheur est de mourir en combattant; et la mort naturelle est quelque chose d'ignoble et de lâche» (XXIII, 5). Et il disait, à propos des habitants du désert: «Ces Sarrasins, que je ne nous souhaite ni pour amis ni pour ennemis... » (XTV, 4) *. Conquérir de tels voisins par la force eût été coûteux, difficile et risqué, pour des résultats aléatoires. Aussi, les deux empires adoptèrent-ils une politique qui deviendrait un classique du genre : ils courtisaient les tribus et s'efforçaient de s'attirer leurs bonnes grâces en leur octroyant des aides financières, militaires et techniques, des titres, des honneurs, etc. Très tôt, les chefs de ces tribus - appelés en grec phylarques - surent exploiter cette situation à leur avantage, penchant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, tantôt des deux, tantôt d'aucun. La prospérité née du commerce caravanier leur permit à certains moments de créer des villes et des royaumes poursuivant leur propre politique, comme satellites ou même alliés des puissances impériales. Quand cela leur apparaissait sans risque, celles-ci tentaient parfois de les conquérir et de les annexer. Mais le plus souvent, elles préféraient avoir recours à une forme indirecte de domination, telle que le clientélisme. Remontant sans doute à la plus haute Antiquité, ces pratiques n'étaient pas nouvelles. En 65 avant J.-G, lorsque Pompée avait visité la capitale nabatéenne de Pétra (aujourd'hui en Jordanie), les Romains avaient eu l'occasion de s'y initier. Bien que de culture et de langue araméenne, les Nabatéens étaient apparemment des Arabes. Ils avaient fondé dans l'oasis de Pétra une florissante cité caravanière, avec laquelle Rome jugea opportun d'établir des relations amicales. Pétra servait d'État-tampon entre ses provinces orientales et le désert ; en outre, elle constituait un auxiliaire précieux pour atteindre l'Arabie du Sud et les routes commerciales de l'Inde. En 25 avant J.-G, l'empereur Auguste décida de changer de politique et envoya un détachement conquérir le Yémen. L'objectif était d'établir une base à l'extrémité sud de la mer Rouge, afin de contrôler directement la route des Indes. L'expédition se solda par un cuisant échec, qui ôta définitivement aux Romains l'envie de recommencer. Au lieu de pénétrer par la force en Arabie, ils préférèrent désormais s'appuyer sur les villes caravanières et les États du désert pour assurer leurs besoins commerciaux en temps de paix et stratégiques en temps de guerre. C'est cette politique qui permit l'essor d'une multitude de principautés arabes dont Pétra fut la première à l'époque romaine. D'autres suivirent, en particulier Palmyre, aujourd'hui Tadmor, dans le sud-est de la Syrie. Apparemment, cette oasis avait déjà été, en des temps plus anciens, un centre de peuplement et de commerce. Disposant d'un comptoir à Doura sur les bords de l'Euphrate, les Palmyréniens exploitaient la route transdésertique menant de la Méditerranée à la Mésopotamie et au golfe Persique, ce qui leur conférait une certaine importance commerciale et stratégique. Au nord de la mer Noire et de la mer Caspienne, où s'étendait la route terrestre traversant l'Asie centrale jusqu'en Chine, prévalait une situation à bien des égards similaire. Dans le dernier quart du Ier siècle, les tribus indigènes se révoltèrent contre la Chine qui revendiquait une suzeraineté assez vague sur l'ensemble de la région. Parmi elles se trouvait une tribu particulièrement farouche que les chroniqueurs chinois appellent les Xiongnu et dont sont apparemment issus les Huns de l'histoire européenne. Un général chinois, Ban Chao, réussit à écraser la rébellion et à écarter les Xiongnu de la
  • 23. route de la soie. Puis, continuant sur sa lancée, il conquit la région qui s'appellerait plus tard le Turkestan. Grâce à lui, la partie asiatique de la route de la soie tomba sous le contrôle de la Chine. Ce même général envoya en Occident une mission diplomatique chargée de prendre contact avec les Romains. Conduite par un certain Kang Ying, celle-ci atteignit le golfe Persique en l'an 97 de notre ère. Ces manœuvres militaires et diplomatiques, ainsi que quelques autres, expliquent peut-être l'ambitieux programme d'expansion que l'empereur romain Trajan entreprit au Moyen-Orient. En 106, renonçant à ses relations d'amitié avec les Nabatéens, il envahit et conquit Pétra. Réduite au rang de province romaine sous le nom de Provincia Arabia, celle-ci fut désormais gouvernée par un légat de la légion stationnée à Bosra. Reliant divers canaux et affluents du Nil, Trajan ouvrit également une voie navigable entre Alexandrie et Clysma, permettant ainsi aux bateaux romains d'aller de la Méditerranée à la mer Rouge. En 107, les Romains dépêchèrent une ambassade en Inde et, peu de temps après, tracèrent une nouvelle route entre la frontière orientale de la Syrie et la mer Rouge. Alarmés, les Parthes déclarèrent la guerre à Rome. Parti en campagne en 114, Trajan occupa l'Arménie, conclut un accord avec le prince d'Édesse, une principauté chrétienne indépendante, franchit le Tigre et, en été 116, s'empara de la grande cité perse de Ctésiphon, poussant jusqu'aux rives du golfe Persique. Au même moment, et sans doute n'est-ce pas une coïncidence, une grave révolte éclata en Judée. Après la mort de Trajan en 117, Hadrien, son successeur, se retira des territoires conquis à l'est, mais conserva la Province d'Arabie. Vers 100 après J.-C, c'est-à-dire à la veille de l'expansion romaine, la situation de la péninsule Arabique était en gros la suivante. L'intérieur n'était soumis à aucune autorité, locale ou extérieure ; tout autour, de petits États, ou plutôt des principautés, entretenaient des liens de nature diverse avec d'un côté les Parthes et de l'autre les Romains. Ils tiraient leur subsistance du commerce caravanier qui traversait l'Arabie et qui, du Yémen, se rendait par voie maritime en Afrique de l'Est ou en Inde. Véritable tournant politique, l'annexion de Pétra par les Romains rompit l'équilibre des forces qui existait jusqu'alors. Un peu plus tard, les Romains adoptèrent la même attitude à l'égard de Palmyre, avant finalement de l'annexer à leur empire. Bien que l'on ignore la date exacte de cette annexion, des sources du IIe siècle mentionnent une garnison romaine stationnée à Palmyre. L'avènement des Sassanides en Perse et l'instauration, dans ce pays, d'un gouvernement plus centralisé et beaucoup plus intransigeant bouleversèrent de nouveau l'échiquier politique. Au nord-est de l'Arabie, les Perses subjuguèrent et absorbèrent plusieurs petites principautés. Vers le milieu du IIIe siècle, ils détruisirent Hatra, une ancienne ville arabe, et s'emparèrent d'une partie du littoral du golfe Persique. Les historiens romains rapportent un épisode intéressant qui se déroula dans la seconde moitié du IIIe siècle. Refusant la tutelle de Rome, la reine Zénobie (nom probablement dérivé de l'arabe Zaynab) voulut redonner à Palmyre son indépendance. Inquiet, Auré-lien fit le siège de la ville et Palmyre, vaincue, fut de nouveau solidement amarrée à l'Empire. Entre-temps, l'extrême sud de la péninsule Arabique avait connu des bouleversements tout aussi grands. Contrairement au nord semi-désertique, le sud était cultivé et abritait des cités gouvernées par des monarchies héréditaires. La réunion de cinq d'entre elles donna naissance au royaume himyarite, qui devint rapidement le théâtre des luttes d'influence que se livraient, à l'ouest, les rois chrétiens d'Ethiopie, intéressés comme de juste par ce qui se passait de l'autre côté de la mer Rouge et, à l'est, les Perses qui n'avaient de cesse de contrer la pénétration romaine et chrétienne - ils ne faisaient guère de différence entre les deux.