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Une association de femmes
                  propose de prendre le thé
                  dans des « cafés d’hommes »
                  pour habituer les regards Ă 
                  plus de mixité.




                 des cafés réservés aux hommes ?

                 thé poUr toUs
                 à Bruxelles et dans les grandes villes du pays, les femmes hésitent à entrer dans certains
                 salons de thé car la clientèle y est exclusivement masculine. N’y seraient-elles pas les
                 bienvenues ? Une association de promotion des droits des femmes fait le test : dimanche,
                 on prend le thé parmi les hommes.
                    « Rendez-vous Femmes au café demain 16 h devant la fontaine            mixité. S’il est bien sûr tout à fait normal et légitime que certains 
                 de la Tour du Midi. » Comme pour les soirées underground, le              lieux publics soient plutôt fréquentés par des femmes (les soldes 
                 lieu de rencontre n’est communiqué que la veille, par sms. « Pour         chez Zara, les cours de yoga) ou par des hommes (les brasseries 
                 garantir l’effet de surprise », précise l’invitation de l’AWSA (Arab      à tiercé, les stades de foot), il faut en effet rappeler que dans l’es-
                 Women’s Solidarity Association), qui œuvre à la promotion des             pace public, seuls certains lieux dédiés au corps (clubs de sport, 
                 droits des femmes arabes, en Belgique et dans les pays d’ori-             saunas, sex-shops, etc.) peuvent être légitimement réservés aux 
                 gine. Peut-être aussi le secret est-il gardé pour éviter la présence      femmes ou aux hommes. « D’ailleurs, dans ces cafés, il y a des 
                 d’éventuels opposants.                                                    toilettes pour dames », rappelle Noura, la présidente de l’AWSA. 
                    En soi, la proposition n’a rien de très révolutionnaire : l’associa-   La preuve qu’on y est les bienvenues.
                 tion invite les personnes qui le souhaitent – hommes ou femmes,             Dimanche après-midi, elles sont sept à attendre dans les cou-
                 arabes ou non – à se retrouver pour prendre un verre dans un              rants d’air de la Tour du Midi : Noura, Khadija, Ghezala, Nadia, 
Julie Grégoire




                 café où il n’y a habituellement que des hommes. Sans provo-               Anne-Françoise et Renée, membres du conseil d’administration 
                 cation, sans agressivité. Avec comme seul objectif annoncé la             de la section belge d’AWSA, ainsi que Nadine, qui se définit 
                                                                                                                                                        



                                                                                                                                         décembre.09 eLLe BELGIQUE 87
DEs cAfés réservés aux hommes ?




                                                                                                                                      Les femmes sont
                                                                                                                                         les bienvenues

   « certaines femmes ont peur qu’on dise                                                                                                 à El Manama.
                                                                                                                                Mais il faut le savoir…


   qu’elles vont "traîner" au café »
    simplement comme féministe. On s’apprête à « investir »                    Et voilà. Personne ne s’émeut. Personne ne crie au scandale.
    El Manama, un grand café à deux étages à l’angle du boule-               Personne même ne tourne la tête vers nous, sauf peut-être les 
    vard Poincaré et de l’avenue de Stalingrad. L’établissement              deux voisins de table, qui se bougent un peu pour nous faire de 
    sert de délicieux thés à la menthe et des rayifs (crêpes au miel)        la place. L’événement n’en est pas un. Tout ça pour ça ? Où est 
    à tomber, à quelques mètres de la gare du Midi. Il n’est pour-           le « malaise », le « tabou » dont parlait Noura ? « Le fait de venir 
    tant renseigné dans aucun guide de voyage, ni sur aucun site             dans des endroits comme ça », répond-elle, « c’est aussi faire 
    internet.                                                                confiance à l’intelligence de l’homme, qui n’est pas forcément 
      L’atmosphère parmi le groupe de femmes est plus à la                   un pervers ou un extrémiste. » Le tout est d’habituer son regard, 
    curiosité qu’à la bataille rangée. Pourtant, dans le communi-            de faire un tout petit pas.
    qué faisant le bilan des quatre premières visites « Femmes au               « J’ai beaucoup d’amies arabo-musulmanes qui m’encoura-
    café », le vocabulaire laisse penser qu’il y a un réel « combat »        gent dans cette initiative "Femmes au café" », explique Nadia, 
    à mener : « Plusieurs termes ont été utilisés pour décrire notre         27 ans. « Elles viendraient bien, mais quand la voie sera ouverte. 
    action : "provocation", "descente", "investir", "révolution" », écrit    Elles ne veulent pas qu’on dise qu’elles vont "traîner" au café. » 
    Noura. « Notre activité est une action citoyenne qui consiste en         En attendant, elles préfèrent prendre le thé chez Häagen-Dazs 
    une descente surprise dans un café afin d’investir un espace             dans le haut de la ville, quitte à le payer trois fois le prix. 
    réservé symboliquement aux hommes, dans le but de faire la                 Après avoir bu son thé, Noura se dirige vers une table où sont
    révolution aux traditions discriminatoires et de provoquer un            assis deux hommes, jeunes, avec un petit garçon. Elle demande 
    changement : habituer le regard à la présence des femmes dans            si elle peut les déranger quelques instants pour leur parler du pro-
    ces cafés et aider, à travers notre présence, d’autres femmes à          jet "Femmes au café". Ils rigolent. « Non, les cafés ne sont pas du 
    en franchir la porte. » Allons-y.                                        tout réservés aux hommes. Il y a plein de femmes. » Hum. Là, par 
       Noura emmène le groupe vers le boulevard du Midi, pas-                exemple, il n’y en aucune. « Oui, mais c’est juste aujourd’hui. Il 
    sant devant une terrasse bondée où l’on sirote la menthe en              y en a tous les autres jours, ne vous inquiétez pas. Il n’y a pas de 
    regardant passer les trains. Tout le monde le remarque : à une           problème. » Noura exprime quand même son inquiétude : « Je suis 
    table, il y a une femme, assise avec un homme et un enfant.              choquée que les femmes arabes soient plus à l’aise dans des cafés 
    Un seul visage voilé parmi des dizaines de vestes de skaï noir.          belges qu’ici. » « Oui », admet son interlocuteur, « c’est vrai qu’elles 
    Petite victoire. On entre à El Manama. à l’entrée, un garçon             ne sont pas à l’aise ici. Mais ce n’est pas de notre faute. Pour notre 
    s’étonne de voir arriver tant de femmes d’un seul coup : « C’est         génération, cela ne pose aucun problème. Peut-être que ce sont les 
    un groupe de où ? » Mais le serveur prend chaleureusement les            femmes qui ne veulent pas venir ? » Noura leur distribue des bro-
                                                                                                                                                          Julie Grégoire




    devants. Le client est roi, ou reine, qu’importe : « Non-fumeur ?        chures présentant les activités de l’association : événement autour 
    On va vous installer à l’étage. »                                        des femmes artistes du monde arabe, chorale, débats…    



88 eLLe BELGIQUE décembre.09
DEs cAfés réservés aux hommes ?




                                                                                                                                             La mixité des genres,
                                                                                                                                           mais aussi des cultures
                                                                                                                                           et des milieux sociaux :

    « Les femmes arabes sont plus à l’aise                                                                                                   un beau défi pour les
                                                                                                                                                   grandes villes.

    dans les cafés belges qu’ici »
       à la table suivante, Noura entame un débat passionnant, en           vocations. Ici, au moins, personne ne nous regarde de travers. » 
    arabe, avec trois garçons plus jeunes. Elle nous en traduit les         Et tant pis si le thé est trois fois plus cher que là-bas.
    grandes lignes : « Ils commencent par dire que pour eux, cela              Tandis que nous parlons de toutes ces expériences avec les 
    ne pose pas de problème que des femmes viennent au café,                femmes de l’AWSA, un jeune routard passe son nez à travers la 
    comme cela se fait d’ailleurs au Maroc. Le problème, c’est qu’ils       porte du salon de thé. Il hésite. Il nous voit. Il entre. Il pose son 
    supposent que certains hommes pourraient nous manquer de                sac à dos et commande un café au lait. De toute évidence, la ques-
    respect. Mais eux, certainement pas ! Ils soulignent aussi le fait      tion de la mixité ne se limite pas à une question de genre. Il y a 
    que certains hommes passent la journée au café au lieu de s’oc-         aussi des établissements à Bruxelles dans lesquels on hésiterait à 
    cuper de leurs enfants, qui sont dans la rue. Et puis, le jour où       entrer, pensant qu’ils sont « réservés » à certaines communautés. 
    il y a un problème, ils vont s’énerver sur leur femme qui ne les        « Les Belges ont une responsabilité aussi », note Anne-Françoise. 
    a pas bien éduqués. »                                                   « Ils ont un peu déserté certains quartiers qui étaient mixtes. Ils 
      Aujourd’hui, nous ne sommes tombées sur aucun excité.                 ont fui. Les petits commerces, les cafés ont été repris par des 
    Mais ça arrive, assure le groupe. « Il y a des hommes plus reli-        Marocains. Il n’y a plus aucune mixité. Ici, il y a quelques années, 
    gieux, plus extrémistes qui nous répondent : vous êtes des intel-       c’était le lieu où on venait prendre une bière en sortant de la gare. 
    lectuelles, vous êtes manipulées par l’Occident. C’est toujours         Aujourd’hui, n’essaie pas de demander une pils. » Une manière 
    le même discours, comme un CD. Soi-disant, nous sommes                  de voir les choses. 
    financées par l’Occident. Si seulement c’était vrai ! »                    Ce qui est sûr, note Noura, c’est que l’opération « Femmes au 
       Peut-être aussi que des filles plus jeunes, en plus petit groupe,    café » a des effets positifs et inattendus : « Les membres de l’AWSA 
    se seraient senties moins en sécurité. Comme ces deux jeunes            étant d’origines diverses, une mixité sociale sociale s’installe éga-
    filles, Khadija et Nadia, croisées avenue Louise, sirotant le thé       lement. Des personnes qui n’ont jamais eu l’occasion ou l’envie 
    loin de leur quartier : « On doit prendre le métro pour être tran-      d’aller dans ces quartiers ou ces cafés y viennent grâce à l’activité 
    quilles. Près de chez nous, il y a soit des vieux cafés de Belges où    et prennent ainsi conscience d’une autre réalité. D’ailleurs, nous 
    on boit de la bière du matin au soir. Et là, un thé, c’est une tasse    aimerions aussi investir des quartiers plus "fermés". » Et l’associa-
    d’eau tiède avec un sachet de Lipton. Ou alors, il y a les cafés        tion de rêver déjà à l’étape suivante : « Peut-être qu’un jour nous 
    marocains et nous, on n’entre pas. » Pourquoi ? « J’entends déjà        pourrions proposer aux habitants de ces quartiers, hommes et 
    les remarques jusque ici. On a vu ta fille traîner au café, blabla-     femmes, de visiter des cafés branchés ou situés dans des commu-
    bla. Tu sais, quand tu es d’origine marocaine, ça arrive tout le        nes qui leur semblent peut-être inaccessibles ! »   CéLInE GaUtIEr
    temps que tu te fasses accoster dans le métro par un crétin qui 
                                                                                                                                                                      Julie Grégoire




                                                                            _Week-end « Portes ouvertes sur les talents artistiques des femmes arabes »
    te traite de pute parce que tu ne portes pas le foulard ou que tu       les 28 et 29 novembre à la Maison des cultures et de la cohésion sociale à Molenbeek.
    as une jupe trop courte. Alors, nous, on préfère éviter les pro-        Chorale tous les jeudis de 19 h à 21 h. www.awsa.be




90 eLLe BELGIQUE décembre.09

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La grèce confrontée à ses travaux d’hercule
La grèce confrontée à ses travaux d’herculeLa grèce confrontée à ses travaux d’hercule
La grèce confrontée à ses travaux d’hercule
 

Femmes Au Cafe Be[1]

  • 1. Une association de femmes propose de prendre le thĂ© dans des « cafĂ©s d’hommes » pour habituer les regards Ă  plus de mixitĂ©. des cafĂ©s rĂ©servĂ©s aux hommes ? thĂ© poUr toUs Ă  Bruxelles et dans les grandes villes du pays, les femmes hĂ©sitent Ă  entrer dans certains salons de thĂ© car la clientèle y est exclusivement masculine. N’y seraient-elles pas les bienvenues ? Une association de promotion des droits des femmes fait le test : dimanche, on prend le thĂ© parmi les hommes. « Rendez-vous Femmes au café demain 16 h devant la fontaine  mixitĂ©. S’il est bien sĂ»r tout à fait normal et lĂ©gitime que certains  de la Tour du Midi. » Comme pour les soirĂ©es underground, le  lieux publics soient plutĂ´t frĂ©quentĂ©s par des femmes (les soldes  lieu de rencontre n’est communiqué que la veille, par sms. « Pour  chez Zara, les cours de yoga) ou par des hommes (les brasseries  garantir l’effet de surprise », prĂ©cise l’invitation de l’AWSA (Arab  à tiercĂ©, les stades de foot), il faut en effet rappeler que dans l’es- Women’s Solidarity Association), qui œuvre à la promotion des  pace public, seuls certains lieux dĂ©diĂ©s au corps (clubs de sport,  droits des femmes arabes, en Belgique et dans les pays d’ori- saunas, sex-shops, etc.) peuvent être lĂ©gitimement rĂ©servĂ©s aux  gine. Peut-ĂŞtre aussi le secret est-il gardé pour éviter la prĂ©sence  femmes ou aux hommes. « D’ailleurs, dans ces cafĂ©s, il y a des  d’éventuels opposants.  toilettes pour dames », rappelle Noura, la prĂ©sidente de l’AWSA.  En soi, la proposition n’a rien de très rĂ©volutionnaire : l’associa- La preuve qu’on y est les bienvenues. tion invite les personnes qui le souhaitent – hommes ou femmes,  Dimanche après-midi, elles sont sept Ă  attendre dans les cou- arabes ou non – à se retrouver pour prendre un verre dans un  rants d’air de la Tour du Midi : Noura, Khadija, Ghezala, Nadia,  Julie GrĂ©goire café où il n’y a habituellement que des hommes. Sans provo- Anne-Françoise et RenĂ©e, membres du conseil d’administration  cation, sans agressivitĂ©. Avec comme seul objectif annoncé la  de la section belge d’AWSA, ainsi que Nadine, qui se dĂ©finit    dĂ©cembre.09 eLLe BELGIQUE 87
  • 2. DEs cAfĂ©s rĂ©servĂ©s aux hommes ? Les femmes sont les bienvenues « certaines femmes ont peur qu’on dise Ă  El Manama. Mais il faut le savoir… qu’elles vont "traĂ®ner" au cafĂ© » simplement comme fĂ©ministe. On s’apprĂŞte à « investir »  Et voilĂ . Personne ne s’émeut. Personne ne crie au scandale. El Manama, un grand café à deux étages à l’angle du boule- Personne mĂŞme ne tourne la tĂŞte vers nous, sauf peut-ĂŞtre les  vard Poincaré et de l’avenue de Stalingrad. L’établissement  deux voisins de table, qui se bougent un peu pour nous faire de  sert de dĂ©licieux thĂ©s à la menthe et des rayifs (crĂŞpes au miel)  la place. L’évĂ©nement n’en est pas un. Tout ça pour ça ? Où est  à tomber, à quelques mètres de la gare du Midi. Il n’est pour- le « malaise », le « tabou » dont parlait Noura ? « Le fait de venir  tant renseigné dans aucun guide de voyage, ni sur aucun site  dans des endroits comme ça », rĂ©pond-elle, « c’est aussi faire  internet.  confiance à l’intelligence de l’homme, qui n’est pas forcĂ©ment  L’atmosphère parmi le groupe de femmes est plus Ă  la un pervers ou un extrĂ©miste. » Le tout est d’habituer son regard,  curiositĂ© qu’à la bataille rangĂ©e. Pourtant, dans le communi- de faire un tout petit pas. qué faisant le bilan des quatre premières visites « Femmes au  « J’ai beaucoup d’amies arabo-musulmanes qui m’encoura- café », le vocabulaire laisse penser qu’il y a un rĂ©el « combat »  gent dans cette initiative "Femmes au cafĂ©" », explique Nadia,  à mener : « Plusieurs termes ont été utilisĂ©s pour dĂ©crire notre  27 ans. « Elles viendraient bien, mais quand la voie sera ouverte.  action : "provocation", "descente", "investir", "rĂ©volution" », écrit  Elles ne veulent pas qu’on dise qu’elles vont "traĂ®ner" au cafĂ©. »  Noura. « Notre activité est une action citoyenne qui consiste en  En attendant, elles prĂ©fèrent prendre le thé chez Häagen-Dazs  une descente surprise dans un café afin d’investir un espace  dans le haut de la ville, quitte à le payer trois fois le prix.  rĂ©servé symboliquement aux hommes, dans le but de faire la  Après avoir bu son thĂ©, Noura se dirige vers une table oĂą sont rĂ©volution aux traditions discriminatoires et de provoquer un  assis deux hommes, jeunes, avec un petit garçon. Elle demande  changement : habituer le regard à la prĂ©sence des femmes dans  si elle peut les dĂ©ranger quelques instants pour leur parler du pro- ces cafĂ©s et aider, à travers notre prĂ©sence, d’autres femmes à  jet "Femmes au cafĂ©". Ils rigolent. « Non, les cafĂ©s ne sont pas du  en franchir la porte. » Allons-y. tout rĂ©servĂ©s aux hommes. Il y a plein de femmes. » Hum. LĂ , par  Noura emmène le groupe vers le boulevard du Midi, pas- exemple, il n’y en aucune. « Oui, mais c’est juste aujourd’hui. Il  sant devant une terrasse bondĂ©e où l’on sirote la menthe en  y en a tous les autres jours, ne vous inquiĂ©tez pas. Il n’y a pas de  regardant passer les trains. Tout le monde le remarque : à une  problème. » Noura exprime quand mĂŞme son inquiĂ©tude : « Je suis  table, il y a une femme, assise avec un homme et un enfant.  choquĂ©e que les femmes arabes soient plus à l’aise dans des cafĂ©s  Un seul visage voilé parmi des dizaines de vestes de skaï noir.  belges qu’ici. » « Oui », admet son interlocuteur, « c’est vrai qu’elles  Petite victoire. On entre à El Manama. à l’entrĂ©e, un garçon  ne sont pas à l’aise ici. Mais ce n’est pas de notre faute. Pour notre  s’étonne de voir arriver tant de femmes d’un seul coup : « C’est  gĂ©nĂ©ration, cela ne pose aucun problème. Peut-ĂŞtre que ce sont les  un groupe de où ? » Mais le serveur prend chaleureusement les  femmes qui ne veulent pas venir ? » Noura leur distribue des bro- Julie GrĂ©goire devants. Le client est roi, ou reine, qu’importe : « Non-fumeur ?  chures prĂ©sentant les activitĂ©s de l’association : évĂ©nement autour  On va vous installer à l’étage. » des femmes artistes du monde arabe, chorale, dĂ©bats…     88 eLLe BELGIQUE dĂ©cembre.09
  • 3. DEs cAfĂ©s rĂ©servĂ©s aux hommes ? La mixitĂ© des genres, mais aussi des cultures et des milieux sociaux : « Les femmes arabes sont plus Ă  l’aise un beau dĂ©fi pour les grandes villes. dans les cafĂ©s belges qu’ici » à la table suivante, Noura entame un dĂ©bat passionnant, en  vocations. Ici, au moins, personne ne nous regarde de travers. »  arabe, avec trois garçons plus jeunes. Elle nous en traduit les    Et tant pis si le thé est trois fois plus cher que lĂ -bas. grandes lignes : « Ils commencent par dire que pour eux, cela  Tandis que nous parlons de toutes ces expĂ©riences avec les  ne pose pas de problème que des femmes viennent au cafĂ©,  femmes de l’AWSA, un jeune routard passe son nez à travers la  comme cela se fait d’ailleurs au Maroc. Le problème, c’est qu’ils  porte du salon de thĂ©. Il hĂ©site. Il nous voit. Il entre. Il pose son  supposent que certains hommes pourraient nous manquer de  sac à dos et commande un café au lait. De toute évidence, la ques- respect. Mais eux, certainement pas ! Ils soulignent aussi le fait  tion de la mixité ne se limite pas à une question de genre. Il y a  que certains hommes passent la journĂ©e au café au lieu de s’oc- aussi des établissements à Bruxelles dans lesquels on hĂ©siterait à  cuper de leurs enfants, qui sont dans la rue. Et puis, le jour où  entrer, pensant qu’ils sont « rĂ©servĂ©s » à certaines communautĂ©s.  il y a un problème, ils vont s’énerver sur leur femme qui ne les  « Les Belges ont une responsabilité aussi », note Anne-Françoise.  a pas bien éduquĂ©s. » « Ils ont un peu dĂ©serté certains quartiers qui étaient mixtes. Ils  Aujourd’hui, nous ne sommes tombĂ©es sur aucun excitĂ©. ont fui. Les petits commerces, les cafĂ©s ont été repris par des  Mais ça arrive, assure le groupe. « Il y a des hommes plus reli- Marocains. Il n’y a plus aucune mixitĂ©. Ici, il y a quelques annĂ©es,  gieux, plus extrĂ©mistes qui nous rĂ©pondent : vous êtes des intel- c’était le lieu où on venait prendre une bière en sortant de la gare.  lectuelles, vous êtes manipulĂ©es par l’Occident. C’est toujours  Aujourd’hui, n’essaie pas de demander une pils. » Une manière  le mĂŞme discours, comme un CD. Soi-disant, nous sommes  de voir les choses.  financĂ©es par l’Occident. Si seulement c’était vrai ! »  Ce qui est sĂ»r, note Noura, c’est que l’opĂ©ration « Femmes au  Peut-ĂŞtre aussi que des filles plus jeunes, en plus petit groupe,  café » a des effets positifs et inattendus : « Les membres de l’AWSA  se seraient senties moins en sĂ©curitĂ©. Comme ces deux jeunes  Ă©tant d’origines diverses, une mixité sociale sociale s’installe éga- filles, Khadija et Nadia, croisĂ©es avenue Louise, sirotant le thé  lement. Des personnes qui n’ont jamais eu l’occasion ou l’envie  loin de leur quartier : « On doit prendre le mĂ©tro pour être tran- d’aller dans ces quartiers ou ces cafĂ©s y viennent grâce à l’activité  quilles. Près de chez nous, il y a soit des vieux cafĂ©s de Belges où  et prennent ainsi conscience d’une autre rĂ©alitĂ©. D’ailleurs, nous  on boit de la bière du matin au soir. Et lĂ , un thĂ©, c’est une tasse  aimerions aussi investir des quartiers plus "fermĂ©s". » Et l’associa- d’eau tiède avec un sachet de Lipton. Ou alors, il y a les cafĂ©s  tion de rĂŞver dĂ©jà à l’étape suivante : « Peut-ĂŞtre qu’un jour nous  marocains et nous, on n’entre pas. » Pourquoi ? « J’entends dĂ©jà  pourrions proposer aux habitants de ces quartiers, hommes et  les remarques jusque ici. On a vu ta fille traĂ®ner au cafĂ©, blabla- femmes, de visiter des cafĂ©s branchĂ©s ou situĂ©s dans des commu- bla. Tu sais, quand tu es d’origine marocaine, ça arrive tout le  nes qui leur semblent peut-ĂŞtre inaccessibles ! »   CĂ©LInE GaUtIEr temps que tu te fasses accoster dans le mĂ©tro par un crĂ©tin qui  Julie GrĂ©goire _Week-end « Portes ouvertes sur les talents artistiques des femmes arabes » te traite de pute parce que tu ne portes pas le foulard ou que tu  les 28 et 29 novembre Ă  la Maison des cultures et de la cohĂ©sion sociale Ă  Molenbeek. as une jupe trop courte. Alors, nous, on prĂ©fère éviter les pro- Chorale tous les jeudis de 19 h Ă  21 h. www.awsa.be 90 eLLe BELGIQUE dĂ©cembre.09