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Gilles Cohen-Tannoudji La science pense-t-elle encore?
Gilles Cohen- Tannoudji
La science pense-t -elle encore?
Le Débat. On a l'impression que les grandes avancées explicatives de la science contemporaine sont déjà
anciennes et que la science actuelle vit sur ce cadre en produisant une poussière de résultats ponctuels, sans
renouvellement explicatif. Est-ce une impression fausse? Est-ce un état transitoire? La science est-elle encore
capable de «penser» ?
J'ai pris la question qui nous a été posée à l'occasion de ce débat comme une salutaire alerte.
Qu'une revue intellectuelle de haut niveau comme celle qui nous accueille aujourd'hui puisse
s'interroger sur la capacité de la science à encore « penser », qu'elle ressente l'impression
que la science contemporaine ne produit plus « qu'une poussière de résultats ponctuels, sans
renouvellement explicatif » m'a laissé quelque peu pantois. La première réaction épi-
dermique passée, je me suis convaincu que la question posée reflète un problème réel qu'il
est nécessaire de prendre très au sérieux.
Je pense profondément que l'impression ressentie ne correspond pas à la réalité du mouve-
ment de la science contemporaine. Je vais essayer de montrer pourquoi cette impression est
fausse et d'analyser, en tous les cas dans ma discipline scientifique - la physique théorique
des particules - les causes de cette distorsion.
Il me semble que l'origine du malentendu se trouve dans le mot explicatif qui intervient par
deux fois dans l'énoncé de la question: les « avancées explicatives de la science contempo-
raine (seraient) déjà anciennes », et la science vivrait « sans renouvellement explicatif ».
Mais la science vise-t-elle à « expliquer » le monde ? Cette réputation de la science n'est-
elle pas une survivance du siècle passé au cours duquel la science, rivée à la méthode
expérimentale, jouait en effet un rôle de débroussaillage explicatif? Il est de fait que la
méthodologie expérimentale a permis à la science du XIX· siècle et, en particulier, à la
physique d'atteindre des apogées. Face à la complexité première du monde, la 'méthode
expérimentale consiste d'abord à classer et organiser les observations, à en dégager ensuite
des caractéristiques communes permettant de construire un modèle théorique explicatif.
Dans un troisième temps, l'expérience permet de confronter ce modèle à la réalité placée
dans des conditions d'observation maîtrisées à l'avance. Cette méthode, qui reste l'un des
fondements les plus incontestables de toute démarche scientifique, a permis à la science de
se libérer de la tutelle des philosophies ou idéologies normatives.
Or, dès le début du xx· siècle, la physique, qui se pensait comme la reine des sciences de la
nature, est entrée en crise. La découverte des implications gnoséologiques du caractère indé-
passable de la vitesse de la lumière et du caractère incompressible du quantum d'action a
conduit aux remises en cause fondamentales par la relativité et la théorie des quanta. Ces
remises en cause affectent l'ensemble du cadre théorique. Selon la relativité d'Einstein, le
temps, la métrique spatiale, la masse ne sont plus absolus, ils sont relatifs au mouvement.
Le quantum d'action est le grain de sable qui enraye toute la machinerie de la physique
classique. Son existence implique qu'il est impossible, à moins de faire une expérience
durant un temps infini, d'observer une particule microscopique sans lui communiquer un
tant soit peu d'énergie. C'est le dogme qu'il est possible, au moins en principe, de faire
abstraction des conditions de l'expérience qui est donc renversé. Il devient nécessaire de
tenir compte, jusque dans le formalisme, de ces conditions d'observation et d'expéri-
mentation. Il convient désormais de s'inclure, de s'impliquer dans la connaissance
scientifique. La découverte du subjectif dans l'objectif force à s'interroger sur ce qui dans le
subjectif est objectif.
De cette leçon de modestie, la physique sort renforcée. Prenant conscience de ses limites,
elle a dû affiner sa stratégie, diversifier ses approches et mettre en œuvre une démarche
rompant avec le rythme immuable de la méthode expérimentale que j'évoquais plus haut.
Des concepts peuvent être inventés avant toute observation; ils peuvent permettre des
raisonnements conduisant à l'invention de nouveaux montages et protocoles expérimentaux.
En retour, de telles expériences, qui n'ont plus rien à voir avec une observation
contemplative, peuvent révéler des phénomènes inattendus, nécessitant de nouvelles
élaborations théoriques. Pour caractériser une démarche aussi complexe, je pense que le
terme d'explication est insuffisant, même si elle comporte nécessairement des moments
explicatifs. En marchant, la physique apporte la preuve que les limites dont elle a pris
conscience ne sont pas des frontières infranchissables. Ces limites sont des horizons, certes
inaccessibles et virtuels, mais toujours au contact du réel, des horizons qui englobent, qui
limitent un champ, mais qui ouvrent sur un au-delà accessible à la pensée.
Si l'on admet que la fonction de la science n'est pas d'expliquer le monde mais d'élargir les
horizons des hommes, alors je crois qu'on doit honnêtement lui accorder qu'elle a bien
rempli sa tâche. Après avoir permis, ce qui n'est pas rien, la naissance de toutes les
technologies qui contribuent aux mutations de nos sociétés, la physique moderne est entrée
au cours des vingt, trente dernières années dans une véritable phase d'épanouissement. Ses
branches de frontière, en direction de l'infiniment petit - la physique des particules -, de
l'infiniment grand - la cosmologie - et de l'infiniment complexe - la physique statistique -
tendent à se rejoindre. Le programme des atomistes de l'Antiquité - décrire la variété des
structures de l'Univers à l'aide de la combinatoire de constituants insécables appartenant à
un petit nombre de types différents - est pour l'essentiel accompli. Le rêve d'Einstein d'une
théorie unitaire de toutes les interactions fondamentales sort petit à petit du domaine de
l'utopie.
Le second principe de la thermodynamique, selon lequel la qualité de l'énergie d'un système
isolé, livré à lui-même, ne peut que se dégrader, semblait jusque très récemment devoir
creuser un fossé infranchissable entre la physique d'une part, rigoureuse mais limitée à la
mécanique et ne connaissant d'évolution que celle, inéluctable, vers la mort thermique, et
les sciences humaines d'autre part, des sciences dites « molles», ne visant qu'à raconter
l'histoire de l'émergence des structures complexes qui caractérisent la vie. Or le modèle du
big-bang, apparu il n'y a pas plus de vingt-cinq ans, renverse complètement la situation. Il
apporte un éclairage scientifique complètement nouveau aux interrogations cosmogoniques
qui hantent l'humanité depuis la nuit des temps. La cosmologie et la physique des particules
conjuguent leurs efforts pour construire la surprenante représentation d'un univers en
expansion et en devenir depuis une phase primordiale où toutes les particules et interactions
étaient indifférenciées. La matière, comme la vie, a une histoire. Les étoiles, les galaxies
naissent, vivent et meurent. Les explosions terminales des astres dispersent dans le cosmos
la matière qui servira de terreau à la naissance d'autres systèmes. Le phénomène de
l'expansion de l'univers permet que dans certaines conditions, localement, au prix d'un infi-
nitésimal accroissement de l'entropie du reste de l'univers, s'organisent des structures de
plus en plus complexes, de plus en plus intriquées et donc de plus en plus fragiles. Plus donc
que d'explications, je dirais que la science contemporaine est source d'émerveillements. Elle
nous fait entrevoir un monde majestueux dans son unité profonde (les particules qui nous
constituent sont rigoureusement de même nature que celles qui constituent les galaxies les
plus lointaines), et inépuisable dans ses ressources d'inventivité et de diversité (la mission
Voyager II nous a récemment révélé l'extraordinaire variété de formes et de textures des
satellites des planètes lointaines du système solaire).
À quoi tient donc que la science donne d'elle-même une image aussi négative que celle que
reflète la question qui nous a été posée? Il me semble que la raison en est d'une brutale
simplicité: le taux de croissance de la production scientifique est supérieur à ce que la société
est capable de digérer. Le nombre de publications scientifiques est multiplié par deux fois
et demie tous les dix ans. Dans cent ans, le patrimoine de travaux scientifiques publiés sera
mille fois plus vaste que celui d'aujourd'hui. Mais faire ce constat ne peut suffire. Refuser
que le développement de la science ne laisse sur place celui de la société est un impératif
catégorique. Il y va, me semble-t-il, de la survie de l'humanité.
On ne résoudra pas le problème en freinant le développement scientifique, mais en accrois-
sant la capacité de la société à intégrer et à maîtriser ce développement. Or, dans ce domaine,
il est encore possible de progresser largement. Ce que produit la science, c'est de la culture
et la culture est une et indivisible. Il n'y a pas, d'une part, la culture littéraire et artistique, et
d'autre part, la culture scientifique et technique, mais une dimension scientifique et
technique de la culture qu'il convient de reconnaître dans sa spécificité. Il s'agit là d'un vaste
problème de société. Que les scientifiques consacrent plus d'efforts à s'expliquer, on peut,
je crois, légitimement le leur demander. Je remercie Le Débat de m'avoir .donné une
occasion de le faire.
Gilles Cohen- Tannoudji.

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La science pense-t-elle encore ?

  • 1. Gilles Cohen-Tannoudji La science pense-t-elle encore? Gilles Cohen- Tannoudji La science pense-t -elle encore? Le Débat. On a l'impression que les grandes avancées explicatives de la science contemporaine sont déjà anciennes et que la science actuelle vit sur ce cadre en produisant une poussière de résultats ponctuels, sans renouvellement explicatif. Est-ce une impression fausse? Est-ce un état transitoire? La science est-elle encore capable de «penser» ? J'ai pris la question qui nous a été posée à l'occasion de ce débat comme une salutaire alerte. Qu'une revue intellectuelle de haut niveau comme celle qui nous accueille aujourd'hui puisse s'interroger sur la capacité de la science à encore « penser », qu'elle ressente l'impression que la science contemporaine ne produit plus « qu'une poussière de résultats ponctuels, sans renouvellement explicatif » m'a laissé quelque peu pantois. La première réaction épi- dermique passée, je me suis convaincu que la question posée reflète un problème réel qu'il est nécessaire de prendre très au sérieux. Je pense profondément que l'impression ressentie ne correspond pas à la réalité du mouve- ment de la science contemporaine. Je vais essayer de montrer pourquoi cette impression est fausse et d'analyser, en tous les cas dans ma discipline scientifique - la physique théorique des particules - les causes de cette distorsion. Il me semble que l'origine du malentendu se trouve dans le mot explicatif qui intervient par deux fois dans l'énoncé de la question: les « avancées explicatives de la science contempo- raine (seraient) déjà anciennes », et la science vivrait « sans renouvellement explicatif ». Mais la science vise-t-elle à « expliquer » le monde ? Cette réputation de la science n'est- elle pas une survivance du siècle passé au cours duquel la science, rivée à la méthode expérimentale, jouait en effet un rôle de débroussaillage explicatif? Il est de fait que la méthodologie expérimentale a permis à la science du XIX· siècle et, en particulier, à la physique d'atteindre des apogées. Face à la complexité première du monde, la 'méthode expérimentale consiste d'abord à classer et organiser les observations, à en dégager ensuite des caractéristiques communes permettant de construire un modèle théorique explicatif. Dans un troisième temps, l'expérience permet de confronter ce modèle à la réalité placée dans des conditions d'observation maîtrisées à l'avance. Cette méthode, qui reste l'un des fondements les plus incontestables de toute démarche scientifique, a permis à la science de se libérer de la tutelle des philosophies ou idéologies normatives. Or, dès le début du xx· siècle, la physique, qui se pensait comme la reine des sciences de la nature, est entrée en crise. La découverte des implications gnoséologiques du caractère indé- passable de la vitesse de la lumière et du caractère incompressible du quantum d'action a conduit aux remises en cause fondamentales par la relativité et la théorie des quanta. Ces remises en cause affectent l'ensemble du cadre théorique. Selon la relativité d'Einstein, le temps, la métrique spatiale, la masse ne sont plus absolus, ils sont relatifs au mouvement. Le quantum d'action est le grain de sable qui enraye toute la machinerie de la physique classique. Son existence implique qu'il est impossible, à moins de faire une expérience durant un temps infini, d'observer une particule microscopique sans lui communiquer un tant soit peu d'énergie. C'est le dogme qu'il est possible, au moins en principe, de faire abstraction des conditions de l'expérience qui est donc renversé. Il devient nécessaire de tenir compte, jusque dans le formalisme, de ces conditions d'observation et d'expéri- mentation. Il convient désormais de s'inclure, de s'impliquer dans la connaissance scientifique. La découverte du subjectif dans l'objectif force à s'interroger sur ce qui dans le subjectif est objectif. De cette leçon de modestie, la physique sort renforcée. Prenant conscience de ses limites, elle a dû affiner sa stratégie, diversifier ses approches et mettre en œuvre une démarche rompant avec le rythme immuable de la méthode expérimentale que j'évoquais plus haut. Des concepts peuvent être inventés avant toute observation; ils peuvent permettre des raisonnements conduisant à l'invention de nouveaux montages et protocoles expérimentaux.
  • 2. En retour, de telles expériences, qui n'ont plus rien à voir avec une observation contemplative, peuvent révéler des phénomènes inattendus, nécessitant de nouvelles élaborations théoriques. Pour caractériser une démarche aussi complexe, je pense que le terme d'explication est insuffisant, même si elle comporte nécessairement des moments explicatifs. En marchant, la physique apporte la preuve que les limites dont elle a pris conscience ne sont pas des frontières infranchissables. Ces limites sont des horizons, certes inaccessibles et virtuels, mais toujours au contact du réel, des horizons qui englobent, qui limitent un champ, mais qui ouvrent sur un au-delà accessible à la pensée. Si l'on admet que la fonction de la science n'est pas d'expliquer le monde mais d'élargir les horizons des hommes, alors je crois qu'on doit honnêtement lui accorder qu'elle a bien rempli sa tâche. Après avoir permis, ce qui n'est pas rien, la naissance de toutes les technologies qui contribuent aux mutations de nos sociétés, la physique moderne est entrée au cours des vingt, trente dernières années dans une véritable phase d'épanouissement. Ses branches de frontière, en direction de l'infiniment petit - la physique des particules -, de l'infiniment grand - la cosmologie - et de l'infiniment complexe - la physique statistique - tendent à se rejoindre. Le programme des atomistes de l'Antiquité - décrire la variété des structures de l'Univers à l'aide de la combinatoire de constituants insécables appartenant à un petit nombre de types différents - est pour l'essentiel accompli. Le rêve d'Einstein d'une théorie unitaire de toutes les interactions fondamentales sort petit à petit du domaine de l'utopie. Le second principe de la thermodynamique, selon lequel la qualité de l'énergie d'un système isolé, livré à lui-même, ne peut que se dégrader, semblait jusque très récemment devoir creuser un fossé infranchissable entre la physique d'une part, rigoureuse mais limitée à la mécanique et ne connaissant d'évolution que celle, inéluctable, vers la mort thermique, et les sciences humaines d'autre part, des sciences dites « molles», ne visant qu'à raconter l'histoire de l'émergence des structures complexes qui caractérisent la vie. Or le modèle du big-bang, apparu il n'y a pas plus de vingt-cinq ans, renverse complètement la situation. Il apporte un éclairage scientifique complètement nouveau aux interrogations cosmogoniques qui hantent l'humanité depuis la nuit des temps. La cosmologie et la physique des particules conjuguent leurs efforts pour construire la surprenante représentation d'un univers en expansion et en devenir depuis une phase primordiale où toutes les particules et interactions étaient indifférenciées. La matière, comme la vie, a une histoire. Les étoiles, les galaxies naissent, vivent et meurent. Les explosions terminales des astres dispersent dans le cosmos la matière qui servira de terreau à la naissance d'autres systèmes. Le phénomène de l'expansion de l'univers permet que dans certaines conditions, localement, au prix d'un infi- nitésimal accroissement de l'entropie du reste de l'univers, s'organisent des structures de plus en plus complexes, de plus en plus intriquées et donc de plus en plus fragiles. Plus donc que d'explications, je dirais que la science contemporaine est source d'émerveillements. Elle nous fait entrevoir un monde majestueux dans son unité profonde (les particules qui nous constituent sont rigoureusement de même nature que celles qui constituent les galaxies les plus lointaines), et inépuisable dans ses ressources d'inventivité et de diversité (la mission Voyager II nous a récemment révélé l'extraordinaire variété de formes et de textures des satellites des planètes lointaines du système solaire). À quoi tient donc que la science donne d'elle-même une image aussi négative que celle que reflète la question qui nous a été posée? Il me semble que la raison en est d'une brutale simplicité: le taux de croissance de la production scientifique est supérieur à ce que la société est capable de digérer. Le nombre de publications scientifiques est multiplié par deux fois et demie tous les dix ans. Dans cent ans, le patrimoine de travaux scientifiques publiés sera mille fois plus vaste que celui d'aujourd'hui. Mais faire ce constat ne peut suffire. Refuser que le développement de la science ne laisse sur place celui de la société est un impératif catégorique. Il y va, me semble-t-il, de la survie de l'humanité. On ne résoudra pas le problème en freinant le développement scientifique, mais en accrois- sant la capacité de la société à intégrer et à maîtriser ce développement. Or, dans ce domaine,
  • 3. il est encore possible de progresser largement. Ce que produit la science, c'est de la culture et la culture est une et indivisible. Il n'y a pas, d'une part, la culture littéraire et artistique, et d'autre part, la culture scientifique et technique, mais une dimension scientifique et technique de la culture qu'il convient de reconnaître dans sa spécificité. Il s'agit là d'un vaste problème de société. Que les scientifiques consacrent plus d'efforts à s'expliquer, on peut, je crois, légitimement le leur demander. Je remercie Le Débat de m'avoir .donné une occasion de le faire. Gilles Cohen- Tannoudji.