Mairies communes du Pays de Fouesnant --phpcd5 ll5
Chroniques de Fouesnant - l-jdtje
1. La guérison
merveilleuse
Du Seigneur de
LESPONT
Racontée par Louis
Guennec (la
dépêche de Brest,
13 août 1932)
Jadis le château de Lespont,
appartenait à un noble seigneur que la
Providence avait pourvu de tout ce qu'il
faut pour être heureux ici-bas : santé,
fortune, belle et bonne femme, excellents
amis, et qui pourtant, affligé d'une
malheureuse maladie de la volonté, passait
ses jours plongé dans la plus noire
tristesse.
Vainement
ses
proches
s'efforçaient-ils de lui démontrer qu'il
n'avait aucune raison de s'affliger ainsi,
alors que l'existence pouvait être si douce
pour lui, dans ce délicieux pays de
Fouesnant où tout invite au bonheur de
vivre : moissons opulentes, cidre pétillant,
jolies filles aux atours de princesse, férues
de danse et de jolis propos.
Mais rien ne pouvait l'arracher à
cette sombre mélancolie qui lui couvrait
chaque chose d'un voile de deuil. Sa
femme, désolée, consulta les médecins. Ils
déclarèrent que le cas était grave, qu'il
fallait de toute nécessité distraire le malade
et égayer son esprit. Dans ce but, on fouilla
les bibliothèques des lettrés quimpérois, on
lui lut les pages les plus facétieuses des
notes de Straparole, du Pantagruel de
Rabelais, du Décaméron de Boccace, de
l'Heptaméron de Marguerite de Navarre,
des contes d'Entrapel du rennais Noël du
Fail, des Cent Nouvelles et autres recueils
débordant de cette belle humeur gaillarde
qui ravissait nos pères; Monsieur de
Lespont écouta les plus bouffonnes
drôleries sans sortir de son accablement
navré. Ce que voyant, sa femme offrit une
récompense de cent écus à quiconque
parviendrait seulement à le faire rire ; mais
de tous ceux qui s'y évertuèrent, nul ne
réussit.
Un jour, quelqu'un frappe portail du
manoir. Le portier, important personnage
obèse et paresseux, ouvrit le guichet et
aperçut un petit homme à la face épanouie,
aux yeux pétillants, portant le costume des
environs de Quimperlé.
- Que veux-tu, mon gars? Si c'est la
charité, on ne donne que le mercredi!
1/4
2. - Je ne suis pas un mendiant, l'ami,
j'ai un métier meilleur que le tien et mon
aiguille me fait vivre. C'est bien ici, n'estce pas, le château de Lespont où habite un
gentilhomme qui se fait, m'a-t-on dit,
autant de soucis que je m'en ferais peu si
j'avais la chance d'être à sa place?
- Parfaitement, mon gars; mais qu'as-tu
affaire à mon maître?
- On m'a assuré qu'il y avait une
récompense de cent écus et peut-être
davantage promise à qui le ferait rire, ce
qui, paraît-il, n'est pas facile du tout.
2/4
3. Eh bien! Serait-il aussi triste que le Bon
Dieu de Pleumeur, là-bas dans le pays de
Tréguier, moi, Yann Ponteven, tailleur de
profession, je me fais fort, grâce aux
histoires plaisantes et aux chansons
comiques dont j'ai la mémoire garnie, de
lui avoir fendu la bouche jusqu'aux
oreilles, dix minutes tout au plus après
notre rencontre. J'ai fait mes preuves de
farceur mille fois pour une et je suis aussi
sûr de gagner les cent écus que ce n'est pas
à boire de l'eau claire que tu t'es ainsi
illuminé la trogne!
- En tout cas, cela n'a jamais été à tes
dépens. Tu me parais terriblement
fanfaron, mais écoute-moi bien: Je t'avertis
que tu ne verras pas le seigneur d'ici si tu
ne me promets de partager par moitié avec
moi les cent écus que tu te crois tellement
certain d'empocher.
- Pas possible! C'est donc toi qui
commandes à Lespont?
- A prendre ou à laisser, mon gars, je
commande au moins sur la porte, et elle
s'ouvrira pour toi quand nous serons
d'accord.
- Et si je criais, si j'appelais ton maître?
Essaie, mon mignon; je t'avertis qu'il est
sans doute au fond de son cabinet, la tête
entre les mains, qu'il ne t'entendra guère, et
que s'il me demandait qui braille ainsi, je
lui dirais que c'est un ivrogne. Il
m'ordonnera sans doute de lâcher ses deux
dogues à tes trousses, et alors tu pourras
préparer ton aiguille pour rapiécer le fond
de ton bragou-braz!
Voyons, sois raisonnable contente; toi du
quart, soit vingt, cinq écus, et une bolée de
ch'uero-briz par dessus le marché.
- La moitié, te dis-je, ou bien,
tourne les talons !
- Va donc pour la moitié; mais tu n'es
qu'un juif, un tartare! Peut-on ainsi
écorcher le pauvre monde? J'en aurais
honte à ta place!
-La honte et les scrupules, mon
gars, cela n'a jamais garni la bourse de
personne. Tu acceptes mes conditions,
mais ta parole ne me suffit pas: allons
d'abord au bourg trouver mon compère
Tudal Glémarec, le notaire des juridictions
du Henvez et de Guériven. Il nous
griffonnera, un joli petit contrat dans les
règles et après tu pourras dégoiser à mon
pauvre maître toutes les bêtises que tu
voudras, s'il lui plaît de perdre son temps a
les entendre.
Une heure plus
tard,
Yann
Ponteven
était admis devant le,
seigneur de Lespont, plus morne que
jamais, et s'évertuait à lui débiter : force
calembredaines; le malin, tailleur n'avait
pas volé sa réputation de marvailha horsligne. C'était un feu roulant d'anecdotes, de
laisanteries truculentes, de récits d'une
gaieté un peu grasse.
Tour à tour, il raconta l'histoire
désopilante de Yann Ploubezré, celle des
deux marchands de l'auberge de
Rosporden, celle des gars de Roudouallec
se baignant dans un champ de lin qu'ils
prenaient pour la mer, ou des gens de
Saint-Thurien hissant une vache sur la
flèche de leur église pour la débarrasser
des mauvaises herbes. Il chanta la fameuse
Son an Dagan, la Femme du : meunier de
Scaër, le Testament de la vieille truie.
Quelques amis du, seigneur qui étaient là
se tordaient de rire, Madame de Lespont
elle-même s'esclaffait derrière son éventail;
seul son époux demeurait invinciblement
prostré et lugubre. Lorsqu'il eut ainsi vidé
son sac de drôleries, Yann Ponteven
s'arrêta, découragé, en épongeant son front
ruisselant. La partie semblait perdue, les
cent écus ne seraient pas pour lui, l'avide
concierge n'en aurait pas sa part. Soudain,
une idée lumineuse vint au tailleur, et il se
résolut à tenter un dernier effort avant de
s'avouer vaincu.
- Je vois, Monsieur, dit-il au malade, qu'il
ne suffit pas de mettre un cochon sur le toit
pour vous amuser. Permettez-moi d'essayer
encore quelque chose. Si elle échoue, ma
foi, je jette ma langue aux chiens. Voulezvous faire venir ici votre portier et me
laisser lui parler sans me contredire?
3/4
4. Le cerbère arriva bientôt, vaguement
inquiet. Yann avait pris un air faussement
désolé, et ce fut sur le ton le plus
lamentable qu'il l'interpella : Pas de veine,
mon pauvre Figure-toi que je n'ai pas
réussi à divertir un brin Monsieur de
Lespont. Au contraire, je l'ai tellement
ennuyé que, pour me punir, il vient
d'ordonner qu'on me "lève courroie", ce qui
est, comme tu le sais, enlever une lanière
de peau à quelqu'un depuis la nuque
jusqu'au talon. Hein, qu'en penses-tu?
- C'est bien fâcheux pour toi, répliqua le
portier rassuré, mais je n'y peux rien; et en
quoi cela me regarde-t-il? Comment! Mais
tu y es intéressé autant que moi! Hé t'ai-je
pas promis par ce papier dont nous avons
chacun la copie de te donner la moitié de la
récompense que m'accorderait Monsieur?
Si j'avais palpé cent écus, tu en aurais eu
cinquante. Mais puisque je n'ai rien gagné
que de me faire tailler un ruban de peau
tout le long de l'échine, il est très juste que
tu y participes aussi. Tiens, je te donnerai
l'exemple. On va me lever courroie depuis
la tête jusqu'à la ceinture et, ensuite, tu
subiras la même opération sur la partie la
plus rebondie de ton individu. Fais-toi une
raison, que diable! Et ne prend pas cette
mine d'enterrement. Ce sont les petites
cruautés de la vie, comme lorsqu'on vint
m'annoncer que ma belle-mère était
tombée par la fenêtre, sans se faire aucun
mal!
Le brave concierge douillet comme une
petite maîtresse. Devant la perspective du
supplice qu'il allait endurer pour avoir été
trop exigeant, ses jambes flageolèrent sous
lui, son visage béat et rubicond devint
blafard, ses traits prirent une expression de
consternation si intense, d'épouvante si
grotesque que toute l'assistance fut saisie
d'un irrésistible fou rire. Le neurasthénique
lui-même n'y put tenir. Un pâle mais réel
sourire vint relever les coins de ses lèvres
si obstinément tombantes depuis tant de
mois.
Bravo. Messire! s'exclama Yann Ponteven
en battant des mains, vous avez ri, vous
êtes sauvé
et moi j'ai gagné mes cent écus!
Tu dis vrai mon ami répondit en souriant
de nouveau le seigneur qui semblait
s'éveiller d'un pénible cauchemar. Grâce à
ton habilité je sens qu'il peut encore y avoir
pour moi du bonheur ici-bas. Rassure ce
gros imbécile, à qui je te défends de bailler
un seul des cent écus que tu as su si bien
gagner. Qu'il lui suffise de conserver
intacte sa précieuse peau!
Et maintenant, traou var an dol !
pour célébrer ma résurrection, que tout le
monde au château et à la ferme soit
badaouet pour ce soir, autant qu'il est
possible de l'être, et que ce cher tailleur qui
m'a guéri ne puisse de huit jours, tant il
aura fêté le cidre de mon cellier, retrouver
le chemin de sa paroisse!
4/4