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UNIVERSITE DE PARIS I
             PANTHEON-SORBONNE




       Abû Sulaymân al-ManÔiqî
Rôle et place dans la société bagdadienne d'après
le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al-
                      TawÎîdî
                    982-985




                                          Mémoire de maîtrise
                                présenté par Tarek Ben Yakhlef
                                           sous la direction de
                                   Madame Françoise Micheau




                    1993-1994
Abû Sulaymân al-ManÔiqî
Rôle et place dans la société bagdadienne d'après
le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al-
                      TawÎîdî
                    982-985




                                                    2
TABLE DES MATIERES

ABREVIATIONS                                                                                         7

INTRODUCTION                                                                                         8

CHAPITRE PREMIER

LE MILIEU INTELLECTUEL D'ABU SULAYMAN ET SA PLACE DANS LA
SOCIETE BUYIDE                                                                                      11

A. Les bouleversements politiques de la seconde moitié du Xe siècle dans le monde musulman : l'un
devient pluriel !                                                                                   13
  1. Les Bûyides et la légitimité politique                                                         13
  2. Les centres concurrents de Bagdad ou les conséquences de la décentralisation                   16
  3. Quelques notions sur la position de l’islam à l’égard du savoir et du savant                   17

B. Joute verbale dans les cercles et réactions violentes dans les rues...                           19
  1. Joute verbale et confrontation dans les cercles                                                19
     a. confrontation d'idées                                                                       19
     b. Tolérance ?                                                                                 22
  2. Fracture entre le peuple et l'élite                                                            24
  3. La réaction, parfois violente, du Îanbalisme dans les rues de Bagdad                           24
  4. Quelle est l'attitude des hommes de savoir par rapport au peuple ?                             26

C. Les Bûyides et le Mécénat                                                                        27
  1. Mécénat bûyide : Qui sont-ils ?                                                                27
     a. Mécénat et culture d'Elite                                                                  27
     b. Quelques mécènes musulmans                                                                  27
     c. Les Bûyides, de grands mécènes ?                                                            28
  2. Pourquoi deviennent-ils les protecteurs des arts et des sciences ?                             30
     a. Le prestige                                                                                 30
     b. Les conseils politiques                                                                     30
     c. La religion                                                                                 31
  3. Quels sont les revenus ?                                                                       32
     a. La situation économique                                                                     32
     b. Les revenus du pouvoir                                                                      32
  4. Les lettrés à la quête d'un protecteur                                                         34

D. Les conséquences du mécénat : de l'émulation à la jalousie maladive...                           35
  1. Comment faire pour s'introduire auprès d'un grand ?                                            35
  2. Les conséquences du mécénat                                                                    37
     a. Les lettrés esclaves de leur public                                                         37
     b. Úarf et frivolité                                                                           38




CHAPITRE DEUXIEME



                                                                                                     3
L'ECOLE DE BAGDAD OU LA GENERATION FORMEE PAR ABU BISR MATTA
B. YUNUS                                                    40
A. Les animateurs de la vie intellectuelle bagdadienne              41
  1. La civilisation urbaine                                        41
  2. Le désir de regroupement volontaire de l'élite                 42
  3. Langage et science                                             43
     a. La langue arabe                                             43
     b. Classification du savoir                                    44
  4. Critère de regroupement : le cercle des savants                44

B. Enseignements et diffusion du savoir                             46
  1. La civilisation de la parole                                   46
     a. Le témoignage                                               46
     b. La culture orale                                            46
     c. Ebauche de critique                                         47
  2. Lieux où l'on diffuse le savoir                                47
     a. Les magasins                                                47
     b. Ecoles religieuses et lieux de culte                        47
     c. Bayt al-Íikma et bibliothèques                              48
  3. L'enseignement                                                 48
     a. Quel est-il ?                                               48
     b. La relation maître/disciple                                 49

C. Aspirations et déceptions de l'élite                             50
  1. Anthologie, genre spécifique du Xe siècle                      50
     a. Un genre littéraire                                         50
     b. Quelques anthologues                                        50
     c. Le public                                                   51
  2. Aspirations...                                                 51
     a. L'homme parfait                                             51
     b. Le modèle des anciens                                       52
  3. ...et déceptions de l'élite                                    53
     a. La quête de la cité vertueuse                               53
     b. La société est-elle malade ?                                54
     c. Echec de l'Umma                                             54

D. L'Ecole de Bagdad                                                54
  1. Bagdad, la grande métropole bûyide                             54
     a. Carrefour intellectuel                                      54
     b. Les librairies                                              55
        Localisation.                                               55
        Développement des publications.                             55
        Rôle de Ibn Nadîm                                           56
        Le travail de copiste.                                      56
  2. L'Ecole de Bagdad                                              56
     a. L'école de Abû Bišr Mattâ b. Yûnus                          56
     b. Quelques disciples                                          58
     c. Abû Sulaymân et TawÎîdî                                     58
     d. Le cas d'Abû-l-Íasan al-‘Âmirî                              59
     e. Le débat entre Sîrâfî et Mattâ b. Yûnus chez Ibn al-Furât   60
  3. Le cercle d'Abû Sulaymân al-ManÔiqî                            61
     a. Qui est Abû Sulaymân ?                                      61
     b. Abû Sulaymân et le Sijistan                                 63
     c. Abû Sulaymân habitant du quartier d’al Karkh                63
     d. Le cercle Abû Sulaymân avant 983                            63




                                                                     4
CHAPITRE TROISIEME

LE CERCLE DE L'IMTA‘ WA-L-MU'ANASA : ABU SULAYMAN AL-MANOIQI, UN
GRAND REPRESENTANT DE L'ECOLE PHILOSOPHIQUE DE MATTA B. YUNUS
(983-985)                                                      66
A. Le Kitâb al-Imtâ‘ de TawÎîdî ou le témoignage de la place qu'occupait Abû Sulaymân dans la société
bagdadienne                                                                                           67
  1. Nature et structure de l'Imtâ‘                                                                   67
     a. Datation et place dans l’œuvre de TawÎîdî                                                     67
     b. Pourquoi l'avoir écrit ?                                                                      68
     c. Le vizir al-‘Ârià                                                                             69
  2. TawÎîdî témoin de la vie des cercles des grands et des savants                                   69
     a. La personnalité de TawÎîdî                                                                    69
     b. TawÎîdî témoin de son siècle ?                                                                70
     c.. L'art du portrait                                                                            71
     d. Ton de l'Imtâ‘                                                                                71
  3. Le déroulement du cercle                                                                         73
  4. Al-‘Ârià et le cercle                                                                            74
     a. Pourquoi et dans quel but ?                                                                   74
     b. Les intimes du vizir                                                                          74
     c. La relation avec TawÎîdî                                                                      75

B. Abû Sulaymân le maître et TawÎîdî le confident                                                    75
  1 - Abû Sulaymân et l’œuvre de TawÎîdî                                                             75
     a. Quelles sont les occurrences d’Abû Sulaymân dans l’œuvre de TawÎîdî ?                        75
     b. Eloge du maître ?                                                                            77
     c. TawÎîdî, le disciple et l'ami                                                                77
  2. Les relations dans le cercle du vizir                                                           78
     a. TawÎîdî est le lien entre le monde extérieur et Abû Sulaymân                                 78
     b. TawÎîdî est le lien entre le vizir al-‘Ârià et Abû Sulaymân                                  78
     c. Le vizir et Abû Sulaymân                                                                     79
  3. La pensée d'Abû Sulaymân al-ManÔiqî d’après les indications de l’Imtâ‘                          81
     a. Le pouvoir : al-dawla                                                                        81
     b. L'exemple du Roi                                                                             82
     c. Le prophète et le philosophe                                                                 83
     d. La religion et la philosophie                                                                83
  4. Abû Sulaymân et l'amitié                                                                        84
     a. L'astrologie                                                                                 84
     b. L'amitié et le bonheur                                                                       84

C. Abû Sulaymân, illustre représentant de l'école de Mattâ b. Yûnus et YaÎyâ b.‘Adî                  85
  1. Abû Sulaymân, la grande référence                                                               86
     a. Le Kitâb al-Imtâ‘                                                                            86
     b. L'exemple                                                                                    86
     c. L'autorité                                                                                   87
            Verbes et noms                                                                           89
     d. Le commentateur                                                                              89
  2. Abû Sulaymân et la controverse avec...                                                          90
     a. Les mutakallimûn                                                                             90
     b. Les ikhwân al-Òafâ' ou Frères de la pureté                                                   91
     c. Ibn Zur‘a                                                                                    91
  3. Abû Sulaymân laisse-t-il des gens indifférents à son savoir ?                                   92
  4. Abû Sulaymân, haute figure qui s’impose à sa génération                                         93
     a. Quelle est cette génération ?                                                                93




                                                                                                      5
b. Le cas de TawÎîdî et d'Ibn Zur‘a: deux disciples de YaÎyâ b. ‘Adî encore vivants qui ne
     s'imposent pas aux autres                                                                     93
     c. La place du philosophe Abû Sulaymân dans la société bagdadienne : Le sage aux qualités
     exceptionnelles                                                                               94


CONCLUSION                                                                                        96

BIBLIOGRAPHIE                                                                                     98
I. Sources                                                                                         98

II. Ouvrages généraux                                                                              99
   A - Généralités                                                                                 99
   B - Encyclopédie de l'Islam                                                                     99

III. Ouvrages spécialisés                                                                         100
   A - Travaux et Etudes spécialisés                                                              100
   B - Articles                                                                                   101




                                                                                                    6
ABREVIATIONS

  Les ouvrages fréquemment cités sont mentionnés par les abréviations suivantes :

  a - Miskawayh : M. Arkoun, L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle : Miskawayh
philosophe et historien, Paris, J. Vrin, 1982.


   b - Al-Imtâ‘ : M. Bergé, Une source pour la connaissance de la vie intellectuelle et
sociale à Bagdad au IVe/Xe siècle : plan, traduction partielle (125 pages des 650
pages du Texte arabe) et analyse suivie des quarante « nuits » du Kitâb al-Imtâ‘ wa-
l-Mu’ânasa d'al-TawÎîdî, avec introduction (thèse de 3ème cycle de 750 pages dact.).


  c - TawÎîdî : M. Bergé, Pour un humanisme vécu : Abû Íayyân al-TawÎîdî,
Damas, Institut Français de Damas, 1979.


   d - Essayiste arabe : I. Keilani, Abû Íayyân at-TawÎîdî. Essayiste arabe du IVe
siècle de l'Hégire (Xe siècle), Beyrouth, Institut Français de Damas, 1950.


  e - Abû Sulaymân : J. L. Kraemer, Philosophy in the renaissance of Islam. Abû
Sulaymân al-Sijistânî and his circle, Leiden, E. J. Brill, 1986.




                                                                                     7
INTRODUCTION

   Abû Sulaymân al-ManÔiqî d’après le Kitâb al-Imtâ‘ d'Abû Íayyân al-TawÎîdî.
Pourquoi engager des recherches sur ce philosophe du IVe/Xe siècle si peu présent
dans la mémoire collective du monde arabo-musulman1 ? Et pourquoi choisir le Kitâb
al-Imtâ‘ ?

   Le grand témoin de la vie d’Abû Sulaymân à Bagdad est Abû Íayyân al-TawÎîdî,
le célèbre prosateur encore tant admiré et très étudié2 de nos jours, dans plusieurs
pays arabes. Depuis une quarantaine d’années, ce dernier a fait l'objet de
nombreuses recherches scientifiques très poussées dans de grandes universités
occidentales3. Or, nous avons remarqué qu’Abû Sulaymân n’apparaît pas
systématiquement dans toutes ces études comme haute figure de la vie
intellectuelle4, mais comme un intermédiaire, qui permet de cerner et d'analyser le
profil psychologique et intellectuel de TawÎîdî, sa relation avec ses contemporains, et
son parcours philosophique atypique. Finalement, Abû Sulaymân est omniprésent
dans toute cette littérature sans être réellement son centre d'intérêt. Quelle est la
cause de ce silence ? Nous avons alors décidé d'étudier la période du vizirat d'al-
‘Ârià et de son cercle, de 983 à 985.

   La plupart des documents et presque toutes les publications concernant Abû
Sulaymân sont soit anciens5, soit écrit dans une langue étrangère6 et, enfin les
recherches abordent le plus souvent sa pensée7 et non son rôle de philosophe dans
la société. Une histoire sociale avec ce penseur comme centre d'intérêt reste encore
à écrire. Nous avons utilisé pour notre étude, comme source principale, mais non
exclusive, la traduction partielle du Kitâb al-Imtâ‘ de M. Bergé afin de dresser un
tableau de la société des savants et des philosophes de Bagdad à l'époque où Abû

1 Mattâ b. Yûnus et Yahyâ b. ‘Adî sont eux aussi très peu présents dans les écrits des biographes
postérieurs vivant à Bagdad. Nous pouvons nous demander pourquoi de telles figures sont quasiment
devenues anonymes dès le XIesiècle ?
2 Le Kitâb al-Imtâ‘ était, il y a encore quelques années, au programme du baccalauréat en Tunisie

pour ne citer qu'un exemple.
3 Cf. l’œuvre importante de M. Bergé mais aussi celle de I. Keilani ou de M. Arkoun.
4 Cf. TawÎîdî ou Essayiste arabe. Il n'y a aucun chapitre sur Abû Sulaymân, sa place, son rôle, ou

bien, sur son enseignement.
5 Cf. l'étude de M. K. Qazvînî de 1933 et l'article de S.M. Stern dans E.I².
6 M. K. Qazvînî écrit en Persan, J. L. Kraemer en anglais et D. M. Dunlop en anglais et en arabe.
7 J. L. Kraemer dans son livre, Philosophy in the renaissance of Islam. Abû Sulaymân al-Sijistânî and

his circle, aborde surtout l'aspect de la philosophie d’Abû Sulaymân puisqu'il se base essentiellement
sur le Ñiwân al-Íikma et les Muqâbasât et non sur le Kitâb al-Imtâ‘.



                                                                                                    8
Sulaymân, digne représentant de l'enseignement d’Abû Bišr Mattâ b. Yûnus, est au
firmament de son art entre 983 et 985.

   Dans presque tous les travaux sur TawÎîdî (et sur son œuvre), il y a des
occurrences sur Abû Sulaymân plus ou moins importantes. Or, les écrits sur Abû
Íayyân al-TawÎîdî sont si nombreux que cela nous a permis d'avoir une somme de
renseignements supplémentaires pour mieux éclairer les chemins de notre
investigation dans le passé et aussi d'apporter une sorte de ciment à l'édifice qu'est
le Kitâb al-Imtâ‘. Points obscurs et situations incongrues1 ont pu être ainsi expliqués.
Nous avons puisé beaucoup d'indications dans les livres de J. L. Kraemer qui
proviennent des nombreuses traductions partielles qu'il a faites des œuvres de ce
prosateur.

    La vie intellectuelle à Bagdad, en cette seconde moitié du Xe siècle, est
intimement liée à la conjoncture politique, sociale et économique. En 945, sous
l'impulsion de Daylamites le califat disparaît dans les faits mais pas en tant
qu'institution religieuse. D'ailleurs, il n'en a jamais été question ! Dès lors, ils fondent
une dynastie, celle des Bûyides2, avec pour illustre représentant à notre époque,
‘AÃud al-Dawla3. Le résultat est qu'il y a une désacralisation de l'autorité politique car
plus aucun lien n'existe entre le pouvoir temporel et la famille du prophète.

   En outre, le pouvoir est décentralisé puisqu'il y a un partage de l’Empire au
bénéfice des trois frères bûyides. Le chiisme ismaélien étend sa domination au
Maghreb (909-972) puis en Egypte où il fonde le Caire et al-Azhar (969-972). Les
Fatimides éradiquent la menace qarmate et leur reprend la Syrie en 987. Tout
comme les villes saintes, les Íamdânides d'Alep se rallient à cette nouvelle force
venue de l’ouest. Enfin, le front byzantin se stabilise et le danger est pour un moment
écarté, loin du Caire ou de Bagdad. Al-Andalus connaît son apogée sous ‘Abd al-
RaÎman III (912-961) et Cordoue devient le plus grand centre intellectuel et artistique
de l'Occident musulman. Une politique d'ouverture sur Constantinople est menée afin
de s'affirmer par apport à Bagdad et Kairouan. Il n'y a plus, en somme, de véritable
Empire abbasside. Jadis unique, le califat est dorénavant triple. La fracture déjà
consommée, l'idée de l’Umma une et indivisible perdue à jamais ne cesse de hanter
la communauté musulmane, petits et grands, pauvres et riches...

  Ce Xe siècle n’est-il pas celui de la prépondérance chiite ? L'islam d'opposition
devient officiel tandis que l'islam sunnite est réduit à la défensive4. Une fracture


1  Al-Imtâ‘, Ie nuit.
2 « Bûyides », E.I² (C. Cahen).
3 « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen).
4 Cf. les troubles fréquents à Bagdad surtout dans le quartier d'al-Karkh, le rôle du Îanbalisme,

l'attitude de TawÎîdî...



                                                                                               9
s’opère dans la cité entre d'une part, l'aristocratie terrienne, la bourgeoisie
marchande, les groupes dirigeants et les savants et, d'autre part, les petites gens
des villes, les ‘ayyârûn1 et les nomades. Cette dichotomie de la société n’a cessé
d’affecter la littérature et la pensée puisque la « populace » et l'élite2 y sont
constamment mises en opposition. Pourtant, la conjoncture économique est
favorable jusqu'au XIe siècle puisqu'il y a une forte croissance et les richesses sont
toujours présentes à Bagdad ainsi que dans les autres villes de l’Empire, mais
subsistent les inégalités qui accentuent le fossé entre les riches et le peuple.

   Tel est donc le tableau que l’on peut dresser du siècle dans lequel a vécu ce
philosophe (912-985) et dans lequel il s'affirme par l'étendue de son savoir comme
une incontournable personnalité. Une question, toutefois, à laquelle il s'agit de
répondre, nous a préoccupé tout au long de notre recherche. Dans quelle mesure
est-on susceptible d'avancer qu'Abû Sulaymân, au crépuscule de sa vie, tel que le
décrit TawÎîdî dans le Kitâb al-Imtâ‘, s'impose à toute sa génération comme l'illustre
représentant et digne héritier de la pensée de Abû Bišr Mattâ b. Yûnus?

   Nous verrons en quoi et pourquoi l'avènement des Bûyides en 945 engendre une
nouvelle donne qui se répercute également sur le milieu intellectuel d'Abû Sulaymân.
Peut-on parler alors de réalisme ou bien de tolérance ? Il nous semble qu'il
convienne de décrire et, surtout de cerner cette Ecole de Bagdad ainsi que toute
cette génération formée par Abû Bišr Mattâ b. Yûnus. Enfin, à l'aide du cercle du vizir
al-‘Ârià nous pouvons effectivement comprendre comment Abû Sulaymân s'est
imposé à ses contemporains, après la mort de ses maîtres.




1   « ‘Ayyâr », E.I² (Fr. Taeschner).
2   « Khâss », E.I² (C. Orhonlu).



                                                                                     10
Chapitre Premier
Le milieu intellectuel d'Abû Sulaymân
et sa place dans la société bûyide

    A. Les bouleversements politiques de la
    seconde moitié du Xe siècle dans le monde
    musulman : l'un devient pluriel !


    B. Joute verbale dans les cercles et
    réactions violentes dans les rues...


    C. Les Bûyides et le mécénat


    D. Les conséquences du mécénat : de
    l'émulation à la jalousie maladive




                                           11
En cette seconde moitié du Xe siècle, le Califat de Bagdad subit une
transformation importante avec l'arrivée des Bûyides à la tête de l'émirat. Le partage
du domaine abbasside en trois provinces (‘Iraq, Fars et Djabâl) accentue la
dislocation de l’Empire et dilue les pouvoirs réels du calife : l'un devient pluriel.

   Ces nouveaux venus ont-ils une réelle influence sur le devenir ainsi que sur le
déroulement de la vie culturelle et intellectuelle des disciples de Mattâ b. Yûnus dans
leurs nouvelles provinces et, en particulier, dans leurs capitales respectives1,
Bagdad, Rayy et Chiraz ? Ont-ils été réalistes ou ont-ils plutôt fait preuve de
tolérance à l'égard des opinions divergentes et à l'encontre des autres communautés
religieuses, que ce soit les ahl al-Kitâb (chrétiens et juifs) ou les autres expressions
de l’islam ?

   Alors que dans les rues de Bagdad les différences s'affirment très souvent au
cours de violents affrontements2, qui se transforment parfois en émeutes
incontrôlables, les cercles de pensée se servent, lors des discussions, des
particularismes de chacun pour une meilleure réflexion, sans pour autant permettre à
quiconque de le ridiculiser en présence du prince ou devant l’assemblée. Tout se
passe dans un climat de joute verbale ainsi que dans le respect d'autrui, sans pour
autant se renier ou alors dissimuler sa véritable pensée. C’est dans une sorte de
communion, n’épargnant ni les faibles ni les perdants, que ces savants, hommes
cultivés, philosophes et dirigeants curieux, posent les questions fondamentales et
tentent d’y répondre.

   Grâce au mécénat, certains Bûyides3, et non des moindres, ainsi que leurs vizirs
contribuent à ce que la vie de cour reste toujours florissante. Cependant, l'attrait des
richesses et le désir d'acquérir une place près d'un grand ont une incidence sur les
relations entre les hommes de savoir4, dès lors que l’honneur et le rang sont mis en
cause devant des témoins.




1 « Bûyides », E.I² (C. Cahen).
2 TawÎîdî, p. 5.
3 Nous pensons surtout à ‘AÃud al-Dawla et ‘Izz al-Dawla.
4 Miskawayh, p. 45.




                                                                                     12
A. Les bouleversements politiques de la seconde
moitié du Xe siècle dans le monde musulman : l'un
devient pluriel !

     Les Bûyides, contrairement aux Omeyyades et aux premiers Abbassides, n’ont
pas besoin de produire un discours politique et, encore moins de rechercher une
légitimité quelconque en se réclamant de la famille du Prophète. Bien au contraire, ils
détiennent l'autorité suprême en Islam, le califat. Ainsi, leur politique extérieure et
intérieure ne recherche aucune reconnaissance auprès d'autres forces religieuses ou
d'autres dirigeants musulmans.


1. Les Bûyides et la légitimité politique

   En destituant le Calife al-Mustakfi, en 945, Mu‘izz al-Dawla commet un acte
politique majeur puisqu'il met fin pour longtemps à une vénérable institution dont il ne
laisse subsister que les apparences. Dès lors, la destinée de la communauté change
de guide.

   D'après A. Miquel, l’Empire ne survit qu'en tant que concept1 du fait d'une forte
activité économique, qui se définit encore comme impériale. Il invoque aussi une
sorte de résistance inconsciente à la réalité et une envie de vivre ensemble l'emporte
encore chez la plupart des musulmans. Par conséquent au niveau de la politique
intérieure, il est primordial de dissoudre progressivement dans la conscience
collective une autorité séculaire ayant, de surcroît un lien de parenté avec le
Prophète. Cela devient donc, pour les Bûyides, un sujet de dérision et de moquerie
publique2 car une suppression radicale et brutale risquerait alors de cristalliser les
mécontentements divers3 et de déclencher une forte opposition4 dans les quartiers
populaires. Pour ces diverses raisons, les émirs et leur entourage n’ont guère besoin
d'orienter ouvertement les esprits et la littérature afin d'y trouver un moyen efficace et
discret de s'affirmer ou alors un vecteur de diffusion leur permettant de se faire



1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11ème siècle, T1, Paris,
Mouton, 1973, p. 337.
2 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A.

Maisonneuve, 1981, p. 106 à 107.
3 Miskawayh, p. 172.
4 A Bagdad, les Îanbalites ont pignon sur rue et ne sont pas du tout prêts à céder leur place. Cf. S.

Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A.
Maisonneuve, 1981, chap. IV.



                                                                                                  13
admettre comme autorité unique et légale1. Mu‘izz al-Dawla favorise pourtant le
chiisme2, sans pour autant l'imposer à tous et, fonde une organisation Óalibite. Il
attribue à cette dernière une grande représentativité aux postes clés face au reste de
la population et nomme ses membres à de hautes fonctions dans la direction des
affaires de l’Etat3. Deux événements peuvent, semble-t-il, nous donner une idée de
l'atmosphère qui règne à Bagdad durant ces années là4.

   En 962, Mu‘izz al-Dawla donne l'ordre de couvrir les murs et les portes des
mosquées d'injures contre Mu‘âwiya. Sitôt effacés par les habitants, les slogans
reparaissent sur l'ordre de l'émir. Un an plus tard, il décide d'instituer deux fêtes
chiites : ‘Ašurâ' et Ghadir Khum. Cette décision ne fait qu'aggraver la fracture entre
sunnites et alides.

    Tout et, d'abord le vizirat, est maintenant directement rattaché à l'émirat5. Les
prérogatives califales échouent aux Bûyides puisque le calife, dorénavant, n'alloue
plus les soldes et les traitements, mais s'occupe uniquement de nommer et de
contrôler le personnel des mosquées ainsi que la juridiction « cadiale » sunnite à
Bagdad. Le pouvoir temporel des Abbassides disparaît dans les faits. On ne peut
ainsi considérer cela comme de la tolérance mais plutôt comme une sorte de
réalisme et de pragmatisme de la part des Bûyides. A cet égard, il convient de citer
l’archétype du politique, incarné par ‘AÃud al-Dawla6 (949-983), sachant s'adapter à
toutes les situations difficiles : dès 977, il ramène la paix et sécurise les populations
puis, un an plus tard, fait son entrée à Bagdad, insufflant ainsi un climat propice à la
recherche scientifique, aux affaires culturelles et, bien sûr, on assiste à une
renaissance de la vie mondaine7. La conjoncture favorise naturellement la liberté
d'expression tant que personne ne se permette de remettre en question l’autorité de
cette dynastie.

   ‘AÃud al-Dawla considère les sermonnaires populaires comme étant les
responsables des désordres dont souffre Bagdad. Il prend la décision d'interdire les
séances d'exhortation8 dans les mosquées et dans les autres lieux publics. Pourtant,

1 Ce n’est pas le cas des Fatimides qui tentent de propager leur idéologie dans tout le Dâr al-Islam.
Cf. « Ismâ'îliyya », E.I² (W. Madelung).
2 Notons que les mots d'ordre chiite sont accompagnés de l'interdiction de louer les compagnons du

Prophète. Cf. M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 277; S.
Sabari, Mouvement populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-Xème siècles, p. 106.
3 S. Sabari, Mouvement populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-Xème siècles, p. 106.
4 S. Sabari, idem, p. 107 et Tawhîdî, p. 5.
5 « Bûyides », E.I² (C. Cahen).
6 « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen).
7 TawÎîdî, p 166 et « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen).
8 H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris,

Payot, 1977, p. 165.



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comme le souligne M. Arkoun, « l'une des plus frappantes caractéristiques de la
culture sous les Bûyides, c'est qu'aucune des tendances qui, depuis l'avènement de
l'Islam, se sont développées dans une atmosphère de rude compétition, ne l'a
emporté sur les autres de manière décisive. Au contraire, tous connaissent un plein
épanouissement grâce à la conjonction d'une tension socio-politique permanente et
d'une étonnante liberté de pensée1 ». Les multiples changements survenus à la tête
de l'émirat sont souvent accompagnés de troubles civils et militaires, d'arrestations,
de perquisitions, de poursuites et parfois même d'exécutions capitales. Par exemple,
à la mort de ‘AÃud al-Dawla, ses trois fils déclenchent une guerre de succession avec
toutes les conséquences négatives que cela peut supposer pour la survie de la
dynastie2.

  En somme, la situation intérieure du domaine bûyide est le résultat d’une
succession de troubles et de rétablissement de l'ordre avec un seul objectif pour les
émirs : retrouver l'unité et défendre un mode de vie ainsi qu'une manière de
gouverner. Cet émirat perpétuellement démembré ne connaît, pour la période qui
nous intéresse, l'unité que sous ‘AÃud al-Dawla3.

   Les Bûyides luttent essentiellement contre d'autres puissances et d'autres
dynasties musulmanes4. Le calife fatimide est le grand rival car les deux dynasties
ont une volonté de domination et d'extension de leur territoire. L’affrontement est
inévitable. Les Bûyides, par conséquent, se rapprochent pour un temps des
Qarmates et de certaines tribus arabes, dont des Íamdânides, afin d’être encore
plus puissant face à ce péril. En réalité, les Fatimides apparaissent comme de
terribles voisins car ils deviennent face aux chrétiens « le Sabre de l'Islam » et en
outre, jusqu'à la fin du Xe siècle, ils imposent leur suprématie économique dans toute
la région, sans négliger d’alimenter les troubles endémiques qui secouent la
population chiite du bas Iraq. Aucune menace majeure venant de l'extérieur ne
menace encore Bagdad car elle est fort éloignée du limes musulman.

   Pendant toute cette période, la vie politique souffre de l'insubordination de l'armée
et de ses chefs qui se servent de la soldatesque pour satisfaire leur ambition

1 Miskawayh, p. 189.
2 M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 269.
3 TawÎîdî, p. 29 ; D. Sourdel, Le vizirat Abbasside de 749 à 936, T.2, Damas, Institut Français de

Damas, 1959-1960, p. 516 à 517 et S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque
Abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 46 à 49.
4 « Bûyides », E.I² (C. Cahen). A l'est, les Sâmânides et leurs vassaux, Ziyârides et Saffârides du

Sijistan, connaissent des désagréments causés par des rebelles du Khorâsân soutenu par les
Bûyides. Au nord ouest, ils imposent un protectorat sur les petites dynasties daylamites et combattent
les Kurdes en Azerbaïdjan et dans le Djabâl. A l'ouest, ils neutralisent les Íamdânides chiites, arabes
et rivaux. Au sud, ils liquident les Barîdides de Basra et subissent du fait des Qarmates une petite
guerre permanente en Iraq, Arabie ainsi qu'au BaÎrayn.



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personnelle1. Pourtant, la plus grande transformation qui affecte l’équilibre de
l’institution militaire est celle du régime de l’Iqtâ‘2, c'est-à-dire, le droit accordé à
certains officiers de prélever l'impôt dans un district fiscal en échange du service
rendu. Il en résulte une concentration des terres aux mains de quelques soldats
ignorant tout du travail de la terre. Ils ont ainsi des revenus considérables3 et un
important pouvoir politique dans les provinces.

   Le démembrement de l’Empire et la désintégration de l'ordre régnant s’ajoutent à
la décentralisation politique.


  2. Les centres concurrents de Bagdad ou les conséquences de la
décentralisation

  La dislocation de l’Empire est une nouvelle étape et un défi pour Bagdad
puisqu’elle n’a plus la primauté culturelle. Elle conserve encore son prestige et tout
son éclat4.

   Nous observons que ce changement politique majeur permet un éveil des esprits
en raison de l’émergence de groupes socioculturels variés en concurrence. En outre,
la multiplication de cours princières ne cesse de favoriser les lettrés5. Pourquoi la
grande capitale abbasside est devenue un centre culturel menacé par d'autres
centres urbains ? Tout d'abord, Bagdad est secouée, en ce Xe siècle, par
d'incessants troubles politiques, sociaux et religieux, qui dans l'ensemble portent un
sérieux coup à la prospérité de la ville et à son rang dans le monde islamique. Le
souci de chercher ailleurs, dans les forces neuves du Caire et de Cordoue, explique
peut-être, la déchéance de Bagdad6 ou, du moins la perte de sa splendeur. Celle-ci
devient une référence rappelant le passé flamboyant et le symbole de la grandeur

1 « Bûyides », E.I² (C. Cahen) ; H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la
religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 165 et M. Canard, « Bagdâd au IVe siècle de l'Hégire », in
Arabica, IX, 1962, p. 274.
2 « Bûyides », E.I² (C. Cahen) ; S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside,

IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 45 à 46 et C. Cahen, « l'évolution de l'Iqtâ‘ du
IXe au XIIIe siècle », in Les peuples musulmans dans l'histoire médiévale, Damas, Institut Français de
Damas, 1977.
3 Certains officiers entretiennent une cour et protègent les lettrés et les artistes.
4 Al-Andalusî est venu d'Occident pour apprendre auprès des maîtres réputés à Bagdad, la Morale et

la philosophie, pour ne citer qu'un exemple de l'Imtâ‘.
5 Cf. Introduction de al- Íamaδâni, Choix de Maqâmât (séances), traduction R. Blachère et P.

Masnou, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1957.
6 « Baghdâd », E.I² (A. A. Dûrî) ; M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX,

1962, p. 267 et A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème
siècle, T.1, Paris, Mouton, 1973, p. 338.



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des temps premiers et fondateurs. La survivance d'une société aristocratique et
bourgeoise héritière des gloires de l'époque antérieure, l'activité intellectuelle qui
continue à s'y exercer par le biais de la Bayt al-Íikma1 et des cercles, n’ont pas plus
d'importance que ce que l'on peut trouver dans ces nouvelles capitales provinciales2.
En effet, ce développement est bénéfique à la vie de l'esprit et rapproche les
exigences intellectuelles des diverses populations, lui conférant une vitalité nouvelle3
et, semble-t-il, les moyens d'un essor indépendant de Bagdad4. C’est le cas des
métropoles bûyides5 : Rayy pour n'en citer qu'une, devient selon M. Bergé « une
brillante ville du Djabâl6 » et une sérieuse rivale. D'autres villes connaissent leur
apogée durant cette même époque : al-BaÒra, al-Kufa, Nišappour et Damas.


  3. Quelques notions sur la position de l’islam à l’égard du savoir et du
savant

    Le système de pensée médiévale diffère du notre à tout point de vue. Comme le
souligne M. Arkoun, « il en résulte que l'attitude de l'intelligence contemporaine
renforcée par les récents progrès de la civilisation industrialisée est diamétralement
opposée à celle de l'intelligence médiévale devant la connaissance. L'univers
intellectuel de l'homme médiéval est dominé par la manifestation à tous les niveaux
de l'existence d'un Dieu vivant7 ». Par conséquent, le savoir et la religion sont
intimement liés. Dieu se manifeste partout et dans toutes les consciences : la
structure mentale se définit par rapport aux enseignements de l'islam et de ses
docteurs. Le Donné révélé sert à toute la société8 de source et de critère absolu, du
vrai et du faux, du bien et du rare. Il n’est donc pas étonnant que la philosophie, tout
comme les autres disciplines profanes (médecine, morale, éthique...), reste encore

1 M.-G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-Íikma de Baghdad », in Arabica, XXXIX, 1992.
2 M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 267.
3 « Bûyides », E.I² , (C. Cahen).
4 Nous pouvons prendre, pour exemple le développement des bibliothèques, depuis al-Ma’mûn, dans

les autres villes d'Iraq ainsi que dans l'Egypte fatimide. Cf. Y. Eche, Les Bibliothèques arabes
publiques et semi-publiques en Mésopotamie, Syrie et en Egypte au Moyen Age, Damas, Institut
Français de Damas, 1967 et C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris,
Sindbad, 1984, p. 98.
5 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965,

p. 158.
6 TawÎîdî, p. 137 et Cf. Miskawayh, p. 65.
7 M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris,

Maisonneuve et Larose, 1984, p. 13 et 14. Pour plus de détails, Cf. F. Schuon, Comprendre l'Islam,
Paris, Le seuil, 1976, p. 11 à 101 et R. Delort, La vie au Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1982, p. 61 à 124
et J. le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Paris, Le seuil, 1985.
8 Miskawayh, p. 176 et Cf. Al-Imtâ‘ où l'on retrouve souvent des questions concernant à la religion et

Dieu, des citations des Prophètes et des Íadi×s…



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tributaire de la religion1. L'islam est, en outre, un moyen privilégié de diffusion du
savoir et de la science. La connaissance joue un rôle essentiel dans le
développement de la culture musulmane2.

   Cette question du savoir et de la connaissance est abordée de différents points de
vue, par de nombreux préceptes, qui ont leur origine dans les Íadi×s et dans la
tradition de l’Imam ‘Alî3 :
       Honorabilité scientifique.
       Obligation d'apprendre pour l'homme et pour la femme.
       Appréciation et respect du savant et du maître.
       Rapport permanent au savoir.
       Connaissance et innovation.
       Connaissance dans l'espace.
       Diffusion du savoir est un devoir.
   Le Coran sert de référence fondamentale à la production littéraire des arabo-
musulmans4. Les versets coraniques relatifs à la connaissance, à la réflexion, à
l'observation et à l'éducation abondent véritablement : « On en a dénombré près de
750 alors qu'à peine 250 traitent de Droit et de l'organisation sociale5 ». Les savants
arabes, dans toutes les sciences, se sont progressivement affranchis de leurs
maîtres grecs dans les domaines de l'observation, de l'expérimentation, de la mesure
et des procédés pratiques de calcul.

   Le cas de la philosophie doit être étudié en particulier car au Xe siècle elle a atteint
un haut niveau de développement6. A-t-elle, alors, comblé un espace intellectuel
resté vide malgré la sunna et le Coran ? Est-ce le résultat logique du mouvement de
collecte des traditions et de l'élaboration des différentes Ecoles juridiques ? Quelle
est sa place ? En réalité les philosophes de l'Islam restent effectivement des
musulmans en rapport avec des théologiens, des courants mystiques et, qui ne
veulent guère se séparer de l'enseignement du Coran7. Rendre la falsafa marginale
serait sûrement une erreur puisqu'elle ne se sépare pas de l'ensemble du
mouvement culturel et spirituel. Nous pouvons citer ici, A. Amin, qui pense que « les
falâsifa furent d'abord, hommes de religion ensuite ils s'occupèrent de la religion que

1 Miskawayh, p. 367.
2 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris,
Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 7 et 15.
3 E. Naraghi, idem, p. 14.
4 E. Naraghi, idem, p. 13 et 14 et M. Arkoun, « Introduction à la pensée Islamique », in Essais sur la

pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p.16.
5 E. Naraghi, op. cit., p. 14.
6 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikma of Abû Sulaimân as-Sijistânî, The Hague, Mouton,

1979, p. XI.
7 « Falâsifa », E.I² ( R. Arnaldez).




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là où leur spéculation philosophique était en désaccord avec elle et, pour chercher à
les harmoniser1 ». Toutefois, certains philosophes ont une attitude audacieuse à
l'égard de la religion puisqu'ils veulent justifier, voire dépasser, la Loi religieuse par la
raison. Mais même ceux qui osent adopter cette conduite extrême, continuent à se
mouvoir dans une métaphysique d'essence religieuse2.



B. Joute verbale dans les cercles et réactions
violentes dans les rues...

   Deux sociétés distinctes cohabitent à Bagdad, celle des grands et des lettrés
incarnant l'élite urbaine et, celle de la masse, majoritaire et exclue. Echanges d’idées
et mondanités caractérisent les premiers alors que la violence3 est le lot quotidien
des petites gens. Nous envisageons sans peine qu'il y a une incompréhension entre
ces deux groupes.


    1. Joute verbale et confrontation dans les cercles

    a. confrontation d'idées

   Au Xe siècle, après la réaction sunnite déclenchée sous al-Mutawakkil, les
conditions économiques, sociales, politiques et culturelles libèrent et excitent de
nouveau les esprits vivaces. Le fait qui domine la vie de l’esprit est la promotion de la
falsafa, celle d'une élite iranienne présente en nombre dans l'entourage des Bûyides.
Le retour en force de la liberté de pensée est accompagnée par celui du chiisme et
du mu‘tazilisme4. N'oublions pas que le calife al-Mutawakkil avait interdit la lecture
des ouvrages philosophiques et de logique, la vente de livres de kalâm et les
réunions publiques des anthologues5. De surcroît, ce siècle annonce les prémisses
d'un grand débat doctrinal qui traduit les divisions socio-politiques de la population.
Celle-ci est la principale conséquence de la décentralisation et de la confluence de
vieux courants culturels vivaces et concurrents6, telles que les traditions sassanides.



1 C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée Islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 99.
2 Miskawayh, p. 183 et 362.
3 Nous entendons par-là, violence physique, dureté de la vie, problèmes économiques... Cf.

« Baghdâd », E.I² (A. A. Dûrî) ; « ‘Ayyâr », E.I² (Fr. Taeschner).
4 « Mu‘tazila », E.I² (D. Gimaret).
5 Miskawayh, p. 184, 185, 358 et 359.
6 M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, Chap. III (coll. Que Sais-Je ? n°915).




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Donc, tout engagement religieux dans cette diversification d'écoles et de sectes1 a
automatiquement des répercussions vis-à-vis du pouvoir, sans parler de
l'épanouissement des lettrés et des hommes de savoir2. Par exemple, les Îanbalites
deviennent une force avec qui les dirigeants doivent compter même s'ils refusent la
controverse par principe3. Il est donc difficile de discuter avec ces derniers. En
revanche, les ismaéliens modérés, ikhwân al-Òafâ', gardent un souci constant pour
les valeurs spirituelles avec pour principal objectif d'enseigner et de discuter avec
autrui. Ils insistent sur le rôle de la famille, des amis, des professeurs et du milieu
social en général pour expliquer les rouages de la formation4. Il existe, enfin,
quelques tensions entre mu‘tazilites et opposants5. En somme, la discussion à
l'intérieur de la communauté musulmane existe même si certaines forces politiques
ou religieuses ne veulent jamais y participer.

   Le Dâr al-Islam n’est pas sur la défensive, ainsi que le montre A. Miquel : « L'islam
n'est pas encore, pour l'essentiel, en affrontement ouvert avec les communautés des
autres confessions mais vit, au contraire, avec elles, en une sorte de symbiose (…).
C'est que les différences de sectes ou d'écoles ne compromettent pas le sentiment
unitaire de l'Islam dès qu'il se pense globalement par rapport à autrui ; l'identité de la
foi en est sans doute pour beaucoup, mais tout autant peut être, les cadres, les
moyens et les goûts de la culture profane qui créent, au-delà des divergences
doctrinales, une communauté intellectuelle aussi solide, au total, que la communauté
religieuse, Umma, dont elle est comme la forme séculière6 ».

   Les « Gens du Livre » ont en effet collaboré de près à l'essor des sciences et de la
philosophie7, dès les temps fondateurs. En l'occurrence, une bonne part de l'activité
des chrétiens concerne la traduction et la médecine8, domaines où ils sont passés
maîtres, servant ainsi de modèles aux néophytes musulmans. Il est évident qu'à ses
origines l’islam ne peut que s'adapter et accepter les us et coutumes, les écrits


1 Cf. H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris,
Payot, 1977.
2 Exemple de TawÎîdî : Cf. TawÎîdî, p. 30 et 31.
3 D. Sourdel, Le vizirat Abbasside de 749 à 936, T.2, Damas, Institut Français de Damas, 1959-60, p.

522.
4 « Ismâ'îliyya », E.I² (W. Madelung) ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique,

Paris, Sindbad, 1984, p. 206 et 207.
5 C. Cahen, « Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l'Asie musulmane du moyen

âge », in Arabica, VI, 1959, p. 28.
6 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris,

Mouton, 1973, p. 341.
7 M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris,

Maisonneuve et Larose, 1984, p. 15.
8 M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 383.




                                                                                                   20
profanes et les traditions grecques, indiennes, persanes et chrétiennes. Celles-ci se
sont propagées dans des lieux où naguère ont vu le jour d'illustres civilisations1.

   Les hommes de pouvoir et de savoir, au Xe siècle, considèrent cela comme une
richesse et acceptent aisément le débat : le choc des cultures les amène à se poser
des questions. Et, comme l'indique M. Bergé, « ils constituaient un exemple d'esprit
œcuménique, pris dans son sens le plus large2 », œcuménique ne voulant pas dire
syncrétique. Ne nous leurrons point sur la perfection de ces relations où les
différences ne manquent pas de surgir lors des rencontres3, sans parler des
jugements sévères4 que ces lettrés portent parfois les uns sur les autres.

   Nous avons gardé le cas du zoroastrisme pour finir, car l'attitude des musulmans
nous a paraît assez difficile à cerner en ce qui le concerne. Ils ne sont pas des
« Gens du Livre » mais ne sont, par ailleurs, jamais considérés et traités par les
conquérants arabes comme des idolâtres. Pourtant, au Xe siècle, la libre pensée5
n’est pas la falsafa, dont les disciples musulmans ne se réclament que de la
philosophie grecque. C’est bien la zandaqa qui s'inspire volontiers des mazdéens ou
des manichéens, c'est-à-dire d'une autre religion.

   Cette recherche de la vérité devient la règle du jeu intellectuel, comme du jeu
politique, pour tout un groupe social qui discute, participe aux débats et s'affronte
dans des joutes verbales6. La compétition est engagée entre théologiens,
jurisconsultes, grammairiens et philosophes7 qui utilisent les mêmes mots avec pour
chacun des sens différents, voire divergents, d'où le besoin de constituer un lexique
et pratiquer la définition8. D'aucuns pensent, à cette époque, détenir la vérité, ou
plutôt les conditions d'accès à celle-ci. Aussi faut-il pour cela s'exposer en public,
avec tous les risques que cela comporte, afin de faire progresser ses vues9. Or, une
philosophie assez souple permet de ne refuser catégoriquement aucune opinion,
1 C. Cahen, « Le problème préjudiciel de l'adaptation entre les autochtones et l'Islam », in Les peuples
musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977 ; TawÎîdî, p. XV.
2 TawÎîdî, p. 64.
3 Cf. Le débat entre Mattâ b. Yûnus et Sîrâfî ou celui d'Abû Sulaymân et Ibn Zur‘a que nous

retrouvons dans le Kitâb Al-Imtâ‘.
4 Cf. La position d'Abû Sulaymân, de Fârâbî et de Tawhîdî concernant les mutakkalimûn ou bien le

jugement sévère d'Abû Sulaymân sur les ikhwân ou encore la critique très dure de TawÎîdî à l'égard
des chiites.
5 C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 99.
6 Miskawayh, p. 198.
7 Miskawayh, p. 198 et G. Troupeau, « La grammaire à Bagdâd du IXème au XIIIème siècle », in

Arabica, IX, 1962 et M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée
islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 14 et 15.
8 Tout au long de l'Imtâ‘ les membres du cercle définissent des mots en se rapportant aux définitions

des bédouins.
9 Miskawayh, p. 161.




                                                                                                     21
même celles qui touchent le domaine de la religion. La conséquence est que la
culture peut s'épanouir et enrichir son patrimoine1 sans que, toutefois, des éléments
exogènes ne viennent tout remettre en question.

    b. Tolérance ?

   Les Bûyides, dont le centre d'intérêt est principalement la politique et l'exercice du
pouvoir, tentent de dépasser les conflits entre les sectes, les écoles, les diverses
croyances et toutes les traditions, en instaurant une parenthèse de tolérance. Nous
assistons à un échange poussé dans tous les domaines du savoir, avec pour
corollaire une diversification et une multiplication des connaissances.

   Au Xe siècle, le chiisme prend le relais du mu‘tazilisme et dépasse ce dernier au
moins sur un plan, celui de la politique2. Il cristallise de plus en plus nettement les
espoirs, en faveur d'un islam composite respectant les autres - au sens large du
terme - et d'un parti alide à la recherche d'un succès temporel3. Parallèlement, le
Îanbalisme devient à Bagdad une grande force sociale capable d'empêcher toute
innovation jugée audacieuse, touchant les préceptes de la sunna. Les milieux
cultivés sont réduits à chercher un moyen de sauver, vaille que vaille, derrière al-
Aš‘arî, certaines méthodes mu‘tazilites4. Par conséquent, parler de tolérance quand il
s'agit d'évoquer cette période dans sa totalité nous paraît très difficile à concevoir5,
en particulier lorsque nous découvrons les quelques événements sanglants qui ont
lieu dans le quartier d’al-Karkh. Or, certains rivalisent sans utiliser la force et la
menace afin d'assurer la prééminence de leur Ecole6. Rivalité qui constitue, certes,
une véritable émulation mais qui ne correspond nullement pas à une généralité7.

   Au sujet des conversions et de l'expansion du message coranique, nous citerons
C. Cahen, qui considère que « certaines populations ont adopté l'islam, elles ont fait
aussi de cet islam leur islam, et c'est la synthèse réalisée qui s'est avérée la plus


1 TawÎîdî, p. XVII ; J. C. Vadet, « Le souvenir de l'ancienne Perse chez le philosophe Abû-l-Íasan al-
‘Âmirî (m. 381 H) », in Arabica, XI, 1964, p. 258.
2 Après la réaction violente du calife al-Mutawakkil, le mu‘tazilisme n’a plus aucune influence politique.

Cf. « Mu‘tazila », E.I² (D. Gimaret).
3 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris,

Mouton, 1973, p. 341.
4 C. Cahen, « La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », in Les peuples

musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 204.
5 La lutte est parfois très virulente car aucune partie ne s’est réellement imposée. On utilise parfois

des termes extrêmement durs pour décrire son rival : « impies, pêcheurs ». Cf. Al-Imtâ‘, p. 470.
6 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris,

Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 23.
7 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965,

p. 79.



                                                                                                       22
cohérente de celles qu'elles avaient jusqu'alors expérimentées1 ». N’est-ce point le
cas durant ces décennies ?

   Nous savons, grâce aux conclusions de C. Cahen, qu'il y a peu de conversions
jusqu'au début de ce siècle. Elles connaissent par la suite une hausse tendancielle2.
N’est-ce là pas un changement décisif dans le rapport de force entre musulmans et
non-musulmans ? Voyons maintenant ce qu'il en est des ahl al-Kitâb. La conquête
arabe, tout d'abord, n’a pas - ou presque - détruit les structures sociales des
chrétiens et des juifs3, offrant ainsi à ces derniers la possibilité de se mouvoir dans
leur culture originelle - mais originale pour les musulmans venus d'Arabie !

   Les lieux de diffusion du savoir, en l'occurrence les cercles philosophiques, sont
essentiellement composés de musulmans, de juifs et de chrétiens (jacobites et
nestoriens) et on y trouve parfois même des sabéens ou des manichéens.
Néanmoins, les chrétiens sont plus nombreux que les juifs dans ce milieu4. L. Gardet
explique ainsi « qu’aucune discrimination d'ethnies, ni même d'appartenance
religieuse n'intervenait. En ces IXe/Xe siècles abbassides, chiites et sunnites
s'opposèrent sans doute aux heures troubles, mais non point dans le monde des
lettrés. Des juifs, des chrétiens, des sabéens, des mazdéens, fréquentaient les
cercles les plus côtés (...). Cette attitude d'esprit ne se présente point alors comme la
réaction contre l'islam mais bien plutôt comme l'une de ses exigences5... ».

   Peut-on alors parler de tolérance dans la coexistence, plus ou moins paisible entre
ces différentes confessions détenant chacune sa vérité ? La plupart du temps, elle
est plus officielle et tactique que vécue et désintéressée, sans cesse remise en
question et par des événements imprévus, remettant en cause l'équilibre existant, et
les légitimes ambitions de chacun6. Selon TawÎîdî, « c'était une époque où la
situation politique était calme et laissait le loisir de réfléchir sur des problèmes de
morale7 » : cela explique, en partie, l'attitude des premiers Bûyides à Bagdad. Les
entretiens sur les Mérites respectifs des Nations sont régulièrement discutés dans
les différents cercles. En effet, on s'intéresse alors à autrui et, précisément, à ses
qualités intrinsèques, favorisant ainsi un comportement tolérant chez une certaine

1 C. Cahen, « Le problème préjudiciel de l'adaptation entre les autochtones et l'Islam », in les peuples
musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 174.
2 C. Cahen, « Le problème préjudiciel de l'adaptation entre les autochtones et l'Islam », in Les peuples

musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 181.
3 G. Vajda, « Le milieu juif à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 389 ; M. -G. Balty-Guesdon, « Le Bayt

al-Íikma de Baghdad », in Arabica, XXXIX, 1992, p. 136.
4 Abû Sulaymân, p. X ; TawÎîdî, p. 6 et 60.
5 L. Gardet, Les hommes de l'Islam, Paris, Hachette, p. 134 à 136.
6 La politique extérieure et intérieure des Bûyides est un exemple flagrant de cette capacité

d'adaptation. Cf. « Bûyides », E.I² (C. Cahen ) ; TawÎîdî, p 31 et Miskawayh, p. 361.
7 Al-Imtâ‘, p. 428.




                                                                                                     23
élite de l'esprit, encouragé de façon pratique par le pouvoir1, notamment le vizir de
ÑamÒam al-Dawla selon qui « c'est un problème très discuté où les opinions
divergent beaucoup2 ».

   Son rôle économique, politique et culturel ainsi que sa situation géographique font
inévitablement de Bagdad un carrefour obligé entre l'ouest et l'est, le sud et le nord -
d'où cette présence massive de personnes venant des quatre coins de l’Empire.


    2. Fracture entre le peuple et l'élite

   Le Xe siècle connaît un relâchement de l'autorité politique aussi bien à Bagdad
que dans les autres villes de province. En effet, le pouvoir de celle-ci s’amenuise
jusque dans les plus petites bourgades. Ainsi, le désordre peut, s'il le souhaite,
pénétrer par la grande porte. De plus, cette période voit les califes, déchus de leur
pouvoir temporel, s’éloigner du peuple et, loin des regards indiscrets, s'adonner à la
« luxure et aux intrigues de la cour3 ». Les gens du peuple ne supportent plus les
excès du pouvoir. Beaucoup d'entre eux rejoignent les rangs des Îanbalites ou des
chiites actifs dans plusieurs villes du domaine abbasside ou bien deviennent la
clientèle de la bourgeoisie locale dont les richesses accroissent4. Toutefois, ils ne se
désintéressent pas de ce qui se trame chez les dirigeants et les marchands influents.
Bien au contraire, les faits et gestes de ces hommes engendrent de nombreuses
discussions, des rumeurs... Le peuple veut savoir5. Cette distance entre la base et le
sommet n’induit donc pas un manque d'intérêt, loin de là, puisque la méfiance régit
les liens entre les gouvernés et les gouvernants.


  3. La réaction, parfois violente, du Îanbalisme dans les rues de
Bagdad

  Il s’agit d’une Ecole juridique qui interprète les textes coraniques à la lettre et, par
conséquent, exclue le raisonnement analogique tout comme l'opinion personnelle.
Son fondateur, AÎmad b. Íanbal (780-855), est un traditionaliste, jurisconsulte et


1 TawÎîdî, p. 59 et 277 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée Islamique, Paris, Sindbad,
1984, p. 176 ; M. Bergé, « Mérites respectifs des Nations selon le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-mu'ânasa d'Abû
Íayyân al-TawÎîdî (m. en 414/1023) », in Arabica, IX, 1962, p. 382.
2 M. Bergé, op. cit., p.165.
3 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A.

Maisonneuve, 1981, p. 103.
4 Miskawayh, p. 164.
5 Al-Imtâ‘, p. 390.




                                                                                                  24
théologien opposé à la doctrine mu‘tazilite. Il écrit un recueil de tradition1, source
privilégiée de ses adeptes. La religion est omniprésente dans la vie de tous les
jours : auprès du peuple, les prédicateurs entretiennent toutes sortes de croyances
et prononcent des sermons2 tandis que les lettrés, à travers leurs spéculations,
demeurent, eux aussi, toujours en contact avec la littérature religieuse. Dans les
grandes métropoles comme dans les campagnes, les nombreuses masses
populaires non-intégrées représentent un élément d'instabilité endémique pour le
pouvoir3. Les Îanbalites, formant une opposition minoritaire très active, recrutent
leurs partisans, essentiellement dans le petit peuple urbain4.

   Le Xe siècle est traversé par une période d'affrontement ouvert entre
propagandistes sunnites et chiites. En effet, les rivalités entre un islam minoritaire
devenant officiel et un islam majoritaire soutenu par les masses mais exclu, les
rivalités deviennent plus âpres et prennent d'avantage d'importance lors de l'arrivée
des Bûyides à la tête de l’Empire5. Ces derniers favorisent les chiites d’al-Karkh en
échange d'un statut de préséance. Nous constatons toutefois qu'ils encouragent
plutôt un chiisme modéré et tolérant6. Cette prépondérance du politique ne parvient à
aucun moment à freiner le développement du sunnisme et, surtout, ne peut mettre fin
aux réactions violentes des partisans les plus tenaces de « l'orthodoxie7 ». Il serait
sans doute imprudent, selon C. Cahen, de trouver entre ces deux communautés de
profondes différences économiques et sociales8. Ce sont les mêmes groupes
sociaux qui s'affrontent à Bâb al-BaÒra, par exemple.




1  S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-Xème siècles, Paris, A.
Maisonneuve, 1981, p. 101 à 109.
2 TawÎîdî, p. 31.
3 Miskawayh, p. 164.
4 TawÎîdî, p. 26 ; R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les

premiers Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 362 ; C. Cahen, « la changeante portée sociale de
quelques doctrines religieuses », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut
Français de Damas, 1977, p. 204.
5 Miskawayh, p. 97 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème

siècle, T.1, Paris, Mouton, 1973, p. 355 ; M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in
Arabica, IX, 1962, p. 275.
6 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème- Xème siècles, Paris, A.

Maisonneuve, 1981, p. 106 à 112.
7 M. Bergé, « Les Ecrits d'Abû Íayyân al-TawÎîdî. Problèmes de chronologie », Damas, in B.E.O,

I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 56 ; H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la
religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 163 et 174.
8 C. Cahen, « La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », in Les peuples

musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 202.



                                                                                                  25
Les autres écoles sunnites1, la falsafa, toutes les sciences spéculatives y compris
le kalâm, la gnose ismaélienne et les mu‘tazilites ont pour farouche adversaire les
partisans d'Ibn Íanbal2. Ils répondent à ceux qu'ils considèrent comme éloignés de
la Vérité par des professions de Foi rigides, exclusives, formalistes et
conservatrices3. Le dialogue est impossible. Evitons, néanmoins, d’opposer
systématiquement le sunnisme au chiisme car, à cette époque, chacun pense détenir
la Vérité. Surtout, n'oublions pas que le sunnisme n’est pas encore la doctrine
officielle : il se cherche et cherche un allié puissant, outre le peuple.


    4. Quelle est l'attitude des hommes de savoir par rapport au peuple ?

   Le comportement excessif de certains militants, qu'ils soient sunnites ou bien
alides, les heurts et les désordres sociaux accentuent la distance - déjà très grande -
entre l'élite et le peuple. « A la rationalité et aux certitudes logiques de l'une
s'opposaient radicalement l'émotivité et les certitudes dogmatiques de l'autre4 ».
Cette élite, qui représente 50 000 âmes5, est assez nombreuse pour vivre à part et
ne pas se mêler à la population - elle n'aide jamais les ‘ayyârûn6. Quant aux hommes
de science et aux milieux cultivés, ils leurs réservent les noms les plus méprisants7 et
ne veulent à aucun moment les intégrer dans leur monde. Ils n’ont nulle intention de
les instruire8 puisqu'ils les dénigrent et respectent à leur égard une certaine étiquette
pour bien marquer leur différence9.




1  M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris,
Maisonneuve et Larose, 1984, p. 28.
2 Miskawayh, p. 178 et 362 ; M. Arkoun, Ibid., p 27 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la

pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 120 ; M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991,
Chap. II (coll. Que Sais-je ? n°915).
3 Miskawayh, p. 361.
4 Miskawayh, p. 151.
5 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A.

Maisonneuve, 1981, p. 17.
6 S. Sabari, idem, p. 99.
7 Miskawayh, p. 96 et 164.
8 M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil »,

in Studia islamique, XIV, 1961, p. 96.
9 Al-Imtâ‘, p. 375 à 377 ; Miskawayh, p. 63.




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C. Les Bûyides et le Mécénat

  Nous nous sommes demandés en quoi et pourquoi les Bûyides bénéficient d'un
quelconque avantage à favoriser les arts et les lettres sans attendre - officiellement -
en contrepartie la légitimation de la part du milieu intellectuel ?


    1. Mécénat bûyide : Qui sont-ils ?

    a. Mécénat et culture d'Elite

   « La culture arabe médiévale est une culture d'élite donc de classe1 ». En effet,
deux catégories distinctes cohabitent dans la cité : l’une, dirigeante formée par la
cour et les protégés dont le pouvoir est illimité, s'accapare richesse et gloire ; l’autre,
regroupant les érudits, les savants, les intellectuels et tous ceux, ayant pour trait
commun la misère et la pauvreté, qui tentent de vivre au jour le jour dans de bonnes
conditions2. Nous constatons, cependant, qu'auprès des grands vivent de riches
marchands que nous ne pouvons guère associer au bas peuple. Leur fortune les met
à l'abri des divers soucis de l'existence et ils n’ont pas besoin de se rapprocher du
pouvoir pour en tirer certains avantages. Le trait commun qui relie ces hommes est la
culture3 car l'accès aux lieux de savoir n’est permis qu'aux notables. Seule l’élite peut
s'instruire.

  En somme, une infime partie de la population, « les gens nobles4 », par le biais du
mécénat accède aux sciences, aux arts et aux livres parce qu'elle possède les
moyens5 nécessaires (locaux, revenus et instruction).

    b. Quelques mécènes musulmans

   La dispersion du pouvoir et l'élévation des provinces au rang de principautés plus
ou moins indépendantes transforment radicalement les conditions du milieu social et
culturel. Le mécénat, devenant un usage, se disperse lui aussi avec ces nouvelles



1 E. Bencheikh, « Le cénacle poétique du Calife al-Mutawakkil (m. 247). Contribution à l'analyse des
instances de légitimation socio-littéraires », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 33.
2 Essayiste arabe, p. 29.
3 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A , XVI,

1958-60, p. 29 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu de XIème
siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 346.
4 Al-Imtâ‘, p. 11.
5 Miskawayh, p. 163.




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cours1. Le cercle du souverain reste l'instance suprême dont le verdict est, le plus
souvent, définitif2.

  Le premier éveil intellectuel survient dans le cercle du vizir Ibn al-Furât3 autour de
937. Nous trouvons dans l’Imtâ‘ un témoignage de TawÎîdî sur la teneur des propos
échangés lors de ces réunions. Un autre mécène, Sayf al-Dawla, instaure à Alep une
somptueuse cour et se montre généreux, comme en témoigne la protection qu'il
accorde à Fârâbî et aux deux poètes Abû Firâs et al-Mutanabbi. Il est question de lui
dans l'une des séances de ÍamaÃâni, celle des princes ou des mécènes4.

   De simples marchands ainsi que des fonctionnaires peuvent organiser, à
l'occasion, des réunions5. En outre, la prédominance de la classe moyenne, prospère
grâce à la liberté économique, permet à certains de ses éléments versés dans la
science grecque d'animer et de soutenir la vie de l'esprit. C’est aussi un public
réceptif et stimulant, accueillant volontiers les œuvres nouvelles6.

    c. Les Bûyides, de grands mécènes ?

    Les dignitaires bûyides reçoivent la formation de l'aristocratie cultivée d’Iran, d'où
ce besoin qu’ils ont de se tenir au courant, d'apprendre et de découvrir de nouvelles
choses. Les savants trouvent bon accueil auprès de ces hommes et, en premier lieu,
ceux dont la science a une utilité pratique et concrète. Quant aux falâsifa qui ne sont
pas patronnés, ils peuvent néanmoins discuter et enseigner sans le moindre
problème. Souvent, ils aident les représentants les plus marquants de la falsafa car
ils y trouvent un certain intérêt7.

   Le plus illustre des mécènes bûyides est, sans aucun doute, ‘AÃud al-Dawla. Il a
été éduqué par le vizir de son père, Abû-l-FaÃl b. al-‘Amid. En 977, le grand
vainqueur de Takrit devient le maître de Bagdad et s'attache à y restaurer les beaux
jours de l'ère abbasside. Ce protecteur libéral et exigeant s'entoure de savants ainsi
que de fins lettrés qu’il protège. Il construit également des mosquées, des écoles et
des hôpitaux. La politique et la philosophie l'intéressent au plus au point8 si l'on se


1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T.1, Paris,
Mouton, 1973, p. 335.
2 E. Bencheikh, « Le cénacle poétique du Calife al-Mutawakkil (m. 247). Contribution à l'analyse des

instances de légitimation socio-littéraires », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 34.
3 TawÎîdî, p. 55 et 60.
4 Al-ÍamaÃâni, Choix de Maqâmât (séances), Paris, librairie C. Klincksieck, 1957, p. 114 à 116.
5 Par exemple, un ra'is dans une ville avait son propre cercle. Cf. TawÎîdî, p. 98.
6 Miskawayh, p. 163.
7 « Bûyides », E.I² (Cahen) ; H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la

religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 186.
8 « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen).




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rapporte aux dires de TawÎîdî et d'Abû Sulaymân dans l’Imtâ‘. Tous ceux qu'il
comble d'honneurs et de bienfaits se rencontrent au palais, où seuls les intimes, les
médecins et les philosophes, ont un lieu réservé prés de la salle d'audience, dans la
même pièce que le Chambellan1.

   Un autre grand émir, ‘Izz al-Dawla, a été un mécène attentif puisqu'il organise l'un
des cercles les plus éminents de Bagdad2, où qualité d'expression et savoir ne font
qu'un. Mais la protection des gens de lettres n’est, somme toute, que l’œuvre d'un
groupe très actif de vizirs persans admirablement cultivés et informés3.

    Tout d'abord, le cercle d'al-MuÎallabî marque intensément la vie intellectuelle de la
première moitié du Xe siècle. Cet homme comble de ses dons les membres de son
cénacle, ressuscite des disciplines tombées dans l'oubli après la réaction hostile de
« l’orthodoxie ». Une vie luxuriante, faite de légèreté et de débauche, triomphe dans
sa cour4. De célèbres figures, que nous retrouvons plus tard chez ‘AÃud al-Dawla et
YaÎyâ b. ‘Adî, fréquentent déjà ce cercle. N’est-ce pas là un signe de regroupement
volontaire et réservé aux initiés ? Ibn ‘Abbad as-ÑâÎib appartient, lui aussi, à cette
famille de vizirs avisés qui attire bien des poètes et autres beaux esprits venant
essentiellement de la Perse septentrionale. Il offre des avantages matériels en
échange des faveurs de ses protégés5. Enfin, deux témoignages de TawÎîdî 6 nous
présente Ibn al-‘Amid comme un bienfaiteur dynamique à la recherche de la
meilleure compagnie : « Une fois arrivé à Bagdad, il s'y dépensa, réunit beaucoup de
monde, organisa des cercles variés, un jour les jurisconsultes [...] un autre jour les
philosophes. Il distribua des sommes considérables. Il chercha [à rencontrer] Sîrâfî,
al-Rummânî, et d'autres, et leur proposa de partir avec lui à Rayy, en leur faisant des
promesses, en leur accordant des dons et en leur montrant son admiration pour eux.
Il tint le même langage à Ibn Ka‘b, Abû Sulaymân... et à d'autres ». Un jour Ibn
‘Abbad interroge TawÎîdî sur sa fréquentation d’al-‘Amid et se voit rétorquer : « Oui,
répondis-je, je l'ai vu, j'ai été présenté à son cercle, j'ai été témoin de ce qui lui est
arrivé. Voici telles et telles dépenses qu'il a fait pour attirer les hommes de lettres... ».

   Comme nous venons de le voir, ces hommes qui possèdent la richesse et le
pouvoir sont amenés à intervenir dans le monde des savants. Reste à en définir les
raisons.




1 Miskawayh, p. 78.
2 TawÎîdî, p. 63 et 96.
3 Essayiste arabe, p. 18.
4 TawÎîdî, p. 64, 65 ; 67 ; Miskawayh, p. 62.
5 Al- ÍamaÃâni, Choix de Maqâmât (séances), Paris, Librairie C. Klincksieck, 1957, Introduction.
6 TawÎîdî, p. 139 et 141.




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2. Pourquoi deviennent-ils les protecteurs des arts et des sciences ?

    a. Le prestige

   Le mécénat devient une mode à laquelle il faut se soumettre, sous peine de
déchoir. En effet, les chefs de ces Etats autonomes, dans l'espoir de perpétuer les
traditions de la Bagdad des VIIIe et IXe siècles, ou plutôt dans l'intention de
ressembler aux califes abbassides, rivalisent pour attirer à leur cour littérateurs et
savants de renom1. Le haut degré de compétence de l'un de ces derniers a une
incidence sur l'image du souverain parmi les siens.

    Les Bûyides et leurs ministres, par amour du prestige ainsi que de toutes les
apparences de grandeur et de munificence qui incitent le peuple à la soumission et à
l'obéissance aux maîtres, constituent des cénacles dans ce but. Par souci politique,
ils récompensent largement ceux qui les élèvent au-dessus de leurs sujets ; ils n’ont
jamais assez de faveurs envers les écrivains de leur entourage ni envers les poètes,
leurs panégyristes. Le domaine intellectuel est considéré, outre le prestige qu’il
confère, comme un facteur de puissance2. Il n’y a donc aucune discrimination raciale
ou religieuse dans le recrutement au sein des cénacles car la diversité des opinions
permet d'obtenir, finalement, les éléments nécessaires pour apprendre et, parfois
même, pour prendre des décisions capitales.

    b. Les conseils politiques

    L'Ethique et la politique3 tendent à éclipser les autres sciences spéculatives.
D'autant plus que la dynastie bûyide, en particulier dans sa période d'ascension,
assure un support socio-politique à ceux qui pratiquent ces deux disciplines. TawÎîdî
et Abû Sulaymân, en l'occurrence, proposent dans une Epître leur vision sur l'art et la
manière de gouverner. La notion de royauté enseignée par les textes grecs devient
avec l'émirat une réalité institutionnelle qui consacre le mérite du chef de la cité sur le
principe de légitimité califale4. Les sciences morales et politiques doivent, par
conséquent, déboucher sur l'art de gouverner. Or, le cercle permet à celui qui
l'organise de bénéficier des conseils avisés des spécialistes en la question mais
aussi de choisir des hommes de bon conseil5. Selon M. Arkoun, l'apparition de
gouverneurs-philosophes favorise l'essor de ces enseignements : Ibn al-‘Amid et


1 Essayiste arabe, p. 17 et 18.
2 Essayiste arabe, p. 29 et 30 ; TawÎîdî, p. 58 et 59.
3 Cf. L’œuvre d'al-Fârâbî et toutes les Epîtres composées par ses successeurs durant le Xe siècle.
4 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965,

p. 173.
5 TawÎîdî, p. 62 et 133 ; Miskawayh, p. 69.




                                                                                                 30
‘AÃud al-Dawla sont deux figures éminentes dirigeant les affaires publiques et
possédant une vaste culture philosophique1.

   Gouverner suppose ainsi de savoir choisir ses hommes… Pour TawÎîdî, « choisir
les hommes était avant tout un art. Rares furent ceux qui le possédaient, car cet art
était autre chose que celui d'écrire2 ». En effet, toute prise de décision ne peut guère
risquer de léser certaines populations récalcitrantes. Pouvoir et savoir, en somme,
s’allient pour diriger la communauté, l'un grâce à l'autorité qu'il exerce, l'autre en
sachant comment l'utiliser convenablement. Ces émirs duodécimains ont un plus
grand souci d'efficacité que de prosélytisme confessionnel. Aussi sont-il peu enclins
à raviver la flamme, fraîchement éteinte, entre alides et sunnites.

    c. La religion

  « La religion et le pouvoir sont deux frères : la religion est la base, le pouvoir est le
gardien. Ce qui n'a pas de base est [voué] à la destruction et ce qui n'est pas gardé
est [destiné] à la perdition3 ». Cet adage est la conception de l'émir ‘AÃud al-Dawla
sur les liens entre le sacral et le temporel.

   Les Bûyides sont explicitement alides. Ils protègent et encouragent, de ce fait, des
théologiens duodécimains qui tels MuÎammad b. ‘Alî b. Bâbawayh (m. 991),
bénéficient de leur appui et de leur largesse. La littérature doctrinale des imamites
connaît une étonnante vitalité puisque la plupart de ses œuvres maîtresses voient le
jour au Xe siècle4, du moins celles qui font autorité. Une clientèle chiite s'exprime et
assiste, dans les cercles, aux diverses discussions : la taqîya, qui est une manière de
se protéger en évitant de se découvrir, n’est plus à l'ordre du jour. Ce soutien
accordé vise-t-il plus à satisfaire cette clientèle politique très influente - les riches et
les hommes cultivés d'appartenance duodécimaine sont en majorité d'origine
iranienne - qu'à défendre une profession de foi tenue pour seule vraie ?

   Pour organiser ces réunions nocturnes et entretenir tant de lettrés, il faut détenir
des sommes considérables. La richesse est donc l'unique critère pour reconnaître les
grands mécènes des petits bienfaiteurs, souvent occasionnels.




1 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965,
p. 174.
2 M. Bergé, « Conseils politiques à un ministre. Epître d'Abû Íayyân al-TawÎîdî au vizir Ibn Sa‘dân al-

‘Ârià », in Arabica, XVI, 1969, p. 271.
3 TawÎîdî, p. 128.
4 Miskawayh, p. 175 ; « Bûyides », E.I² (C. Cahen) et H. Laoust, Les schismes dans l'Islam :

introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 181 et 182.



                                                                                                    31
3. Quels sont les revenus ?

    a. La situation économique

   L'avènement des militaires, au Xe siècle, installe en permanence la crise dans les
campagnes. Une crise agraire qui affecte, avant tout, les territoires relevant de
l'autorité des émirs. L'armée, en outre, met la main sur la totalité des ressources de
l'Etat puis distribue à qui de droit des terres en Iqtâ‘1. Les petits propriétaires sont
dépossédés de leurs terres pendant cette période. Cette nouvelle donne crée, ainsi,
un climat malsain dans les campagnes. Les conséquences sont néfastes en ville
puisqu’une crise des prix des céréales et du pain s’installe jusqu'au XIe siècle.
Ajoutons à cela une crise monétaire, causée par la baisse de la valeur du dinar ; les
sources d'or à l'ouest passent sous contrôle de l’ennemi, les Fatimides2. ‘AÃud al-
Dawla ramène, cependant, un semblant de prospérité à Bagdad pour un temps.

    b. Les revenus du pouvoir

   Afin de donner une idée précise sur les moyens réels du mécénat, nous avons
dressé un tableau général des différents revenus existant dans la société
bagdadienne :
            • Le salaire moyen d'un professeur particulier varie de deux à quinze
            dinars par mois ; il augmente en fonction de la personne à qui
            l'enseignement est destiné. Par exemple, donner des cours au fils d'un
            vizir est rétribué au minimum quinze dinars3.
            • L’anecdote suivante peut, nous semble-t-il, nous donner un aperçu de
            ce que peut gagner un médecin : « ‘Isa, le médecin d'al-Qahir (932-934)
            s'était vu confisquer une somme de 200 000 dinars ». Cela signifie, en
            somme, que la médecine est très lucrative et permet d'avoir une situation
            privilégiée dans la société4, d'autant plus que les grands et les riches
            attirent vers eux ceux qui possèdent ce savoir pratique.




1 C. Cahen, « L'évolution de l'Iqtâ‘ du IXe au XIIIe siècle », in Les peuples musulmans dans l'Histoire
médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 237, 240, 241 et 243 ; A. Miquel, La
géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973,
p. 338.
2 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A.

Maisonneuve, 1981, p. 42 et 43.
3 S. Sabari, idem, p. 38 et 39.
4 S. Sabari, idem, p. 38 et 39.




                                                                                                    32
• Au Xe siècle, les commerçants en tissus, fils d'or et parfums sont très
            riches, leur fortune se comptant en centaines de milliers de dinars. Ils
            pratiquent largement le mécénat1.
            • Certains propriétaires terriens détiennent également de très grosses
            fortunes, parfois plusieurs millions de dinars2.
            • Au début du Xe siècle, le salaire mensuel des vizirs est de 5 000 dinars,
            plus des maisons, des terres et des revenus provenant de l’Iqtâ‘; en 927,
            ces dernières sont évaluées à 170000 dinars.
            • Le salaire des gouverneurs varie entre 2 500 et 5 000 dinars.
            • En 930, un muÎtasib perçoit 200 dinars par mois3.
   De plus, nous pouvons dire qu'au Xe siècle la plupart des fonctionnaires
appartiennent à de grandes familles aisées, le plus souvent d'origine persane. Ils
s’accoutument au luxe en raison des énormes ressources que leur charge leur
procure4. Cependant, il arrive qu'un mécène omette de rétribuer un savant alors
qu'au même moment il offre à un concurrent une grosse somme en dinars5. Les
revenus de la maison califale et de l'armée vont clore ce tableau descriptif. L'ampleur
de leurs avoirs permet au calife et à sa famille de jouir d'une très grande richesse se
chiffrant en millions de dinars. Les émirs bûyides en possèdent autant6, voire plus,
lorsque l’Empire ne fait qu'un. Dans l'armée, il y a une fracture causée par les
différences de revenus entre les soldats et les officiers, et ce sans parler de la
mésentente entre les Turcs et les Daylamites.

   Seuls les chefs s'enrichissent très rapidement et constituent des trésors évalués
en millions de dinars. Comment ont-ils pu s'enrichir aussi vite ? Sous les Bûyides, les
militaires perçoivent les impôts dans leur totalité sans rendre de comptes mais
s’appuient aussi sur la production de leurs domaines7, tant qu'ils sont rentables.
Miskawayh pense que ce régime est une catastrophe économique8. En effet, le
soldat, qui ne vit pas sur la terre, ne se soucie guère d'elle ; il envoie son intendant
toucher les redevances des paysans, avec pour mission de les pressurer au
maximum. La terre risque d'être ruinée : mais qu'importe ! Il se retourne vers l'Etat,


1 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A.
Maisonneuve, 1981, p. 37 et 38.
2 S. Sabari, idem, p. 37 et 38.
3 S. Sabari, idem, p. 34 et 36.
4 D. Sourdel, Le vizirat abbasside de 749 à 936, T. 2, Institut Français de Damas, 1959-60, p. 690.
5 Al-Imtâ‘, p. 5 ; Miskawayh, p. 42.
6 S. Sabari, op. cit., p. 33 et 34.
7 A. Miquel, Infra., p. 337 ; C. Cahen, « L'évolution de l'Iqtâ‘ du IXème au XIIIème siècle », in Les

peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 238 et
239.
8 C. Cahen, idem, p. 242 et 243.




                                                                                                  33
garant de son revenu, fait établir que son Iqtâ‘ ne lui rapporte plus assez et se la fait
compléter ou remplacer. Ainsi, des zones jadis fertiles deviennent de simples friches.

   Nous venons de voir qu'une infime partie de la population, les privilégiés qui
possèdent les moyens d'entretenir les arts et les lettres, a la capacité et les moyens
d'organiser des cénacles et offre des subsides aux détenteurs du savoir. Mais ces
derniers ne recherchent-ils simplement pas ces quelques avantages, de même
l'accès aux cours somptueuses... et pleines de richesses ?


    4. Les lettrés à la quête d'un protecteur

   C’est le temps où des vizirs et des administrateurs de premier plan se trouvent
être à la fois de fins lettrés, voire des écrivains, et des décideurs. Cela favorise les
bonnes relations entre le pouvoir et le savoir1. C’est un moyen, pour certains,
d'assurer la continuité de l'héritage persan tout en restant à la tête de l'Etat. Tout en
agissant sur le déroulement de l'histoire, ils cultivent leur jardin secret : la science
complément du « dawla ».

   La situation du Sage dans la société exacerbe l’inquiétude de certains face au
problème de la véritable fonction sociale et politique du philosophe et des devoirs qui
lui incombent dans ce domaine. Ainsi, se rapprocher de ceux qui dirigent donne au
savant l’opportunité d'appliquer sa théorie, c'est-à-dire de renforcer l'ordre social et
moral2. Et ce, même si une partie de son intégrité risque d’en être affectée.

   Dans la société bûyide, l'art de la politique consiste pour l'essentiel dans le
maniement du langage. Dès lors, le cénacle ne peut que conforter cette pratique et
devient, par-là même, un lieu fondamental pour la direction de la cité : y pénétrer
pour parler signifie agir et critiquer, quand cela s’avère nécessaire, l'application
dérisoire des principes fondamentaux énoncés par Fârâbî et ses disciples3. Est-ce le
siècle des moralistes ?

   L’homme ne vaut que par les services qu’il rend à sa communauté. Il se doit de
divulguer la science et d’œuvrer dans la cité pour le bien de tous : l’acte social est
particulièrement méritoire4. Les savants chez qui l'idée d’utilité est fréquemment
exprimée tâchent de montrer aux dirigeants qu'il leur faut être au fait de telles ou

1 TawÎîdî, p. 132 ; Miskawayh, p. 70 et 171.
2 Miskawayh, p. 36 ; Abû Sulaymân, p. XI ; Al-Imtâ‘, p. 3, 4, 6, et 14 ; C. Bouamrane, L. Gardet,
Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 180 et 186 ; al-Fârâbî, Idées des
habitants de la cité vertueuse, Beyrouth, Edité par la commission libanaise pour la traduction des
chefs-d’œuvre et l'I.F.A.O. du Caire, 1980.
3 C. Bouamrane, L. Gardet, op. cit., p. 180 ; Miskawayh, p. 174 et 193.
4 Miskawayh, p. 34 ; C. Bouamrane, L. Gardet, op. cit., p. 175, 176 et 186.




                                                                                               34
telles sciences, ou de s'en faire informer par des gens compétents afin de bien
exercer les prérogatives de leur charge1. Côtoyer les grands, en outre, permet aux
savants de consulter leurs précieuses bibliothèques et d'y trouver des livres rares et
coûteux2. Mais aussi, et en particulier, servir le pouvoir est un moyen de s'élever au-
dessus du peuple que l'on ne porte point dans son cœur.

   Le fait d’accéder à un meilleur statut social et de jouir parfois d’une certaine
puissance3 en motivent plus d'un. La richesse, le désir de se faire une place en vue
près d'un notable, de se sortir de la misère et fuir sa condition, la volonté de faire
partie des petites gens, sont les causes exogènes qui poussent de très nombreux
hommes cultivés à la quête d'un mécène. Les conséquences sont-elles néfastes sur
la production livresque et sur les relations entre savants ?



D. Les conséquences du mécénat : de l'émulation à
la jalousie maladive...

   Nous venons de constater que les mécènes détiennent les moyens adéquats pour
financer la vie de l'esprit et que certains se mettent au service du pouvoir pour
diverses raisons. Encore faut-il pénétrer dans ce milieu fermé et hostile pour ensuite
s'adapter aux nouvelles conditions d'existence qui en découlent. Les conséquences
sur la production littéraire, la manière de se comporter et l'ambiance régnante sont-
elle négatives ou bien positives ?


    1. Comment faire pour s'introduire auprès d'un grand ?

  Nous avons relevé quatre pratiques utilisées dans le but de s'introduire dans le
cercle d'une personnalité :
    1. Gagner les faveurs d'un mécène par toutes sortes de subterfuges.
    2. Posséder un savoir pratique, utile ou attrayant.
    3. Avoir ses entrées ou de bonnes connaissances.
    4. Etre renommé.
  « C'est avec le calame en roseau que j'ai gagné des faveurs que l'on ne gagne
pas en s'avançant l'échine courbée ; et j'ai acquis tout ce que j'ai voulu grâce à
1  R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers
Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 367.
2 TawÎîdî, p. 170 ; Miskawayh, p. 42.
3 TawÎîdî, p. 134 ; Miskawayh, p. 42 ; Al-Imtâ‘, p. 12, 13 et 282 ; M. Arkoun, « L'Humanisme arabe au

IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 85.



                                                                                                  35
l'effort et à la chance vers lesquels tend le désir de toute âme1 ». Miskawayh
apparaît ici comme un personnage intègre pour qui l'accès à la cour ne fut que le
résultat logique de son effort. A aucun moment il n’est question de compromis, de
flatterie ou de toute autre attitude qui rabaisse l'âme. Pourtant, dans l'une des ses
« wasiyya », il avoue que « la recherche intellectuelle est demeurée liée au souci de
mériter l'attention des grands2 ». Or, tout savoir lié à un quelconque mérite implique,
forcément, que l'on plaise à un moment ou à un autre afin d'obtenir quelque chose
que l'on désire. Ne plus être soi quoiqu'il advienne pour en arriver à ses fins : n'est-
ce pas là le contraire de la première de ses affirmations ? Cette ambiguïté est
révélatrice d'un certain malaise. TawÎîdî nous indique que Miskawayh, comme
beaucoup d'autres, réussit à capter quelques faveurs de mécènes3.

   L’on attire l'attention, généralement, par sa prestance et son allure, sa patience et
son expérience mais aussi grâce à sa complaisance et sa répartie4. D'autres
procédés sont utilisés : la ruse, les écrits de commande, les panégyriques,
l'hypocrisie, la mauvaise foi, l'envie, l'intrigue. Mais aussi, et très souvent, les lettres
d'éloge5 servent de pont entre ces deux mondes.

    Des disciplines sont à l'honneur pendant tout ce siècle, comme la médecine et
l'alchimie, car elles sont recherchées par les puissants. La plupart des princes au
Moyen Âge ont, en effet, très fréquemment à leur côté au moins un médecin ou un
alchimiste ; ils encouragent leurs recherches en les récompensant largement6. Les
mathématiques, la grammaire, la politique et l'Ethique connaissent sous l'émirat un
réel regain d'intérêt.

   Quelques personnalités, proches du pouvoir, agissent auprès des dirigeants7 afin
d'aider leurs contemporains désireux d'intégrer un cercle. L'impulsion ne vient pas
seulement des savants, les institutions jouent aussi un rôle essentiel8. Il arrive que
des mécènes éclairés attirent par leur aura et l'étendue de leur savoir des hommes
de sciences et des philosophes. Le contraire est aussi une réalité : la renommée d'un
penseur incite, de temps à autre, un vizir à lui demander ses faveurs sans que ce
dernier n'ait besoin de le solliciter9. Certains refusent, comme al-Balkhî, une invitation


1 Miskawayh, p. 38.
2 Miskawayh, p. 38.
3 Miskawayh, p. 43.
4 Miskawayh, p. 79.
5 Miskawayh, p. 45 ; TawÎîdî, p. 147.
6 Miskawayh, p. 78.
7 TawÎîdî, p. 191 ; Al-Imtâ‘, p. 5.
8 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris,

Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 18.
9 TawÎîdî, p. XVI et 147 ; « al-Fârâbî », E.I² (R. Walzer).




                                                                                         36
à rejoindre une cour1. Enfin, un homme riche ou un haut fonctionnaire peut engager
les services d'un lettré pour l'éducation de ses fils, la gestion de la bibliothèque
personnelle, en tant que conseiller ou écrivain personnel2.


    2. Les conséquences du mécénat

   Tout privilège est précaire dans la société médiévale, il est chaque jour menacé
par le bon vouloir du prince. Dans le contexte social de l'époque, les chances
d'épanouissement et de rayonnement d'un individu isolé, livré à ses seules
ressources, sont minces. Il faut donc pour vivre décemment vivre auprès d'un
bienfaiteur3. La sagesse et l'usage prescrivent avec instance la vertu du « šukr »
envers Dieu comme envers le prince ou le mécène4.

    a. Les lettrés esclaves de leur public

    Les savants défendent un certain mode de vie propre à leurs affinités : l'adab offre
un terrain d'entente et de rencontre. De plus, au Xe siècle, le public attend des
spéculations des plus détachées du réel et une littérature correspondant aux mœurs
du temps, c'est-à-dire à celles du citadin cultivé. L’adab s'adresse, avant tout, à
l’homme du monde et se propose de clarifier toute chose, de fournir un code de
bienséance et d'exposer les questions d'actualité5. Ainsi, le philosophe utilise les
cadres et les procédés de l’adab pour intéresser un public plus large que celui des
initiés6.

   Le mécénat pèse, toutefois, sur la production des œuvres écrites, leur contenu et
particulièrement leurs auteurs puisqu'il règne et contrôle, en despote, la majeure
partie de celle-ci. Ne s’est-elle pas mise au service de ceux qui ont les moyens7 de
se l’offrir ? De surcroît, le milieu social et politique détermine, ou modifie, la teneur et
la présentation des publications8 : le conteur devient esclave de son public. Le fait
que de grands penseurs soient obligés d'épouser la croyance, les opinions de la

1 « al-Balkhî », E.I² (D. M. Dunlop).
2 Miskawayh, p. 77 ; "al-Balkhî", E.I² (D. M Dunlop) ; « al-Fârâbî », E.I² (R. Walzer) ; « Kâtib. En
Perse », E.I² (B. Fragner).
3 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 199 ; TawÎîdî, p. 54 ;

Essayiste arabe, p. 28.
4 Miskawayh, p. 62 ; TawÎîdî, p. 60 ; M. Bergé, « Conseils politiques à un ministre. Epître d'Abû

Íayyân al-TawÎîdî au vizir Ibn Sa‘dân al-‘Ârià », in Arabica, XVI, 1969, p. 277.
5 « Kâtib. En Perse », E.I² (B. Fragner) ; Miskawayh, p 48 ; Cf. choix de Maqâmât, p. 3 à 20.
6 M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, p 54 à 59 (coll. Que Sais Je ? n°915).
7 Cf. Introduction du Kitâb al-Imtâ‘ ; TawÎîdî, p. 78 ; Miskawayh, p. 123.
8 G. Troupeau, « La grammaire à Bagdâd du IXème au XIIIème siècle », in Arabica, IX, 1962, p. 399 ;

Essayiste arabe, p. 28 et 89 ; TawÎîdî, p. 135 ; Miskawayh, p. 64 et 78.



                                                                                                       37
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Maitrise Histoire

  • 1. UNIVERSITE DE PARIS I PANTHEON-SORBONNE Abû Sulaymân al-ManÔiqî Rôle et place dans la société bagdadienne d'après le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al- TawÎîdî 982-985 Mémoire de maîtrise présenté par Tarek Ben Yakhlef sous la direction de Madame Françoise Micheau 1993-1994
  • 2. Abû Sulaymân al-ManÔiqî Rôle et place dans la société bagdadienne d'après le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al- TawÎîdî 982-985 2
  • 3. TABLE DES MATIERES ABREVIATIONS 7 INTRODUCTION 8 CHAPITRE PREMIER LE MILIEU INTELLECTUEL D'ABU SULAYMAN ET SA PLACE DANS LA SOCIETE BUYIDE 11 A. Les bouleversements politiques de la seconde moitié du Xe siècle dans le monde musulman : l'un devient pluriel ! 13 1. Les Bûyides et la légitimité politique 13 2. Les centres concurrents de Bagdad ou les conséquences de la décentralisation 16 3. Quelques notions sur la position de l’islam à l’égard du savoir et du savant 17 B. Joute verbale dans les cercles et réactions violentes dans les rues... 19 1. Joute verbale et confrontation dans les cercles 19 a. confrontation d'idées 19 b. Tolérance ? 22 2. Fracture entre le peuple et l'élite 24 3. La réaction, parfois violente, du Îanbalisme dans les rues de Bagdad 24 4. Quelle est l'attitude des hommes de savoir par rapport au peuple ? 26 C. Les Bûyides et le Mécénat 27 1. Mécénat bûyide : Qui sont-ils ? 27 a. Mécénat et culture d'Elite 27 b. Quelques mécènes musulmans 27 c. Les Bûyides, de grands mécènes ? 28 2. Pourquoi deviennent-ils les protecteurs des arts et des sciences ? 30 a. Le prestige 30 b. Les conseils politiques 30 c. La religion 31 3. Quels sont les revenus ? 32 a. La situation économique 32 b. Les revenus du pouvoir 32 4. Les lettrés à la quête d'un protecteur 34 D. Les conséquences du mécénat : de l'émulation à la jalousie maladive... 35 1. Comment faire pour s'introduire auprès d'un grand ? 35 2. Les conséquences du mécénat 37 a. Les lettrés esclaves de leur public 37 b. Úarf et frivolité 38 CHAPITRE DEUXIEME 3
  • 4. L'ECOLE DE BAGDAD OU LA GENERATION FORMEE PAR ABU BISR MATTA B. YUNUS 40 A. Les animateurs de la vie intellectuelle bagdadienne 41 1. La civilisation urbaine 41 2. Le désir de regroupement volontaire de l'élite 42 3. Langage et science 43 a. La langue arabe 43 b. Classification du savoir 44 4. Critère de regroupement : le cercle des savants 44 B. Enseignements et diffusion du savoir 46 1. La civilisation de la parole 46 a. Le témoignage 46 b. La culture orale 46 c. Ebauche de critique 47 2. Lieux où l'on diffuse le savoir 47 a. Les magasins 47 b. Ecoles religieuses et lieux de culte 47 c. Bayt al-Íikma et bibliothèques 48 3. L'enseignement 48 a. Quel est-il ? 48 b. La relation maître/disciple 49 C. Aspirations et déceptions de l'élite 50 1. Anthologie, genre spécifique du Xe siècle 50 a. Un genre littéraire 50 b. Quelques anthologues 50 c. Le public 51 2. Aspirations... 51 a. L'homme parfait 51 b. Le modèle des anciens 52 3. ...et déceptions de l'élite 53 a. La quête de la cité vertueuse 53 b. La société est-elle malade ? 54 c. Echec de l'Umma 54 D. L'Ecole de Bagdad 54 1. Bagdad, la grande métropole bûyide 54 a. Carrefour intellectuel 54 b. Les librairies 55 Localisation. 55 Développement des publications. 55 Rôle de Ibn Nadîm 56 Le travail de copiste. 56 2. L'Ecole de Bagdad 56 a. L'école de Abû Bišr Mattâ b. Yûnus 56 b. Quelques disciples 58 c. Abû Sulaymân et TawÎîdî 58 d. Le cas d'Abû-l-Íasan al-‘Âmirî 59 e. Le débat entre Sîrâfî et Mattâ b. Yûnus chez Ibn al-Furât 60 3. Le cercle d'Abû Sulaymân al-ManÔiqî 61 a. Qui est Abû Sulaymân ? 61 b. Abû Sulaymân et le Sijistan 63 c. Abû Sulaymân habitant du quartier d’al Karkh 63 d. Le cercle Abû Sulaymân avant 983 63 4
  • 5. CHAPITRE TROISIEME LE CERCLE DE L'IMTA‘ WA-L-MU'ANASA : ABU SULAYMAN AL-MANOIQI, UN GRAND REPRESENTANT DE L'ECOLE PHILOSOPHIQUE DE MATTA B. YUNUS (983-985) 66 A. Le Kitâb al-Imtâ‘ de TawÎîdî ou le témoignage de la place qu'occupait Abû Sulaymân dans la société bagdadienne 67 1. Nature et structure de l'Imtâ‘ 67 a. Datation et place dans l’œuvre de TawÎîdî 67 b. Pourquoi l'avoir écrit ? 68 c. Le vizir al-‘Ârià 69 2. TawÎîdî témoin de la vie des cercles des grands et des savants 69 a. La personnalité de TawÎîdî 69 b. TawÎîdî témoin de son siècle ? 70 c.. L'art du portrait 71 d. Ton de l'Imtâ‘ 71 3. Le déroulement du cercle 73 4. Al-‘Ârià et le cercle 74 a. Pourquoi et dans quel but ? 74 b. Les intimes du vizir 74 c. La relation avec TawÎîdî 75 B. Abû Sulaymân le maître et TawÎîdî le confident 75 1 - Abû Sulaymân et l’œuvre de TawÎîdî 75 a. Quelles sont les occurrences d’Abû Sulaymân dans l’œuvre de TawÎîdî ? 75 b. Eloge du maître ? 77 c. TawÎîdî, le disciple et l'ami 77 2. Les relations dans le cercle du vizir 78 a. TawÎîdî est le lien entre le monde extérieur et Abû Sulaymân 78 b. TawÎîdî est le lien entre le vizir al-‘Ârià et Abû Sulaymân 78 c. Le vizir et Abû Sulaymân 79 3. La pensée d'Abû Sulaymân al-ManÔiqî d’après les indications de l’Imtâ‘ 81 a. Le pouvoir : al-dawla 81 b. L'exemple du Roi 82 c. Le prophète et le philosophe 83 d. La religion et la philosophie 83 4. Abû Sulaymân et l'amitié 84 a. L'astrologie 84 b. L'amitié et le bonheur 84 C. Abû Sulaymân, illustre représentant de l'école de Mattâ b. Yûnus et YaÎyâ b.‘Adî 85 1. Abû Sulaymân, la grande référence 86 a. Le Kitâb al-Imtâ‘ 86 b. L'exemple 86 c. L'autorité 87 Verbes et noms 89 d. Le commentateur 89 2. Abû Sulaymân et la controverse avec... 90 a. Les mutakallimûn 90 b. Les ikhwân al-Òafâ' ou Frères de la pureté 91 c. Ibn Zur‘a 91 3. Abû Sulaymân laisse-t-il des gens indifférents à son savoir ? 92 4. Abû Sulaymân, haute figure qui s’impose à sa génération 93 a. Quelle est cette génération ? 93 5
  • 6. b. Le cas de TawÎîdî et d'Ibn Zur‘a: deux disciples de YaÎyâ b. ‘Adî encore vivants qui ne s'imposent pas aux autres 93 c. La place du philosophe Abû Sulaymân dans la société bagdadienne : Le sage aux qualités exceptionnelles 94 CONCLUSION 96 BIBLIOGRAPHIE 98 I. Sources 98 II. Ouvrages généraux 99 A - Généralités 99 B - Encyclopédie de l'Islam 99 III. Ouvrages spécialisés 100 A - Travaux et Etudes spécialisés 100 B - Articles 101 6
  • 7. ABREVIATIONS Les ouvrages fréquemment cités sont mentionnés par les abréviations suivantes : a - Miskawayh : M. Arkoun, L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle : Miskawayh philosophe et historien, Paris, J. Vrin, 1982. b - Al-Imtâ‘ : M. Bergé, Une source pour la connaissance de la vie intellectuelle et sociale à Bagdad au IVe/Xe siècle : plan, traduction partielle (125 pages des 650 pages du Texte arabe) et analyse suivie des quarante « nuits » du Kitâb al-Imtâ‘ wa- l-Mu’ânasa d'al-TawÎîdî, avec introduction (thèse de 3ème cycle de 750 pages dact.). c - TawÎîdî : M. Bergé, Pour un humanisme vécu : Abû Íayyân al-TawÎîdî, Damas, Institut Français de Damas, 1979. d - Essayiste arabe : I. Keilani, Abû Íayyân at-TawÎîdî. Essayiste arabe du IVe siècle de l'Hégire (Xe siècle), Beyrouth, Institut Français de Damas, 1950. e - Abû Sulaymân : J. L. Kraemer, Philosophy in the renaissance of Islam. Abû Sulaymân al-Sijistânî and his circle, Leiden, E. J. Brill, 1986. 7
  • 8. INTRODUCTION Abû Sulaymân al-ManÔiqî d’après le Kitâb al-Imtâ‘ d'Abû Íayyân al-TawÎîdî. Pourquoi engager des recherches sur ce philosophe du IVe/Xe siècle si peu présent dans la mémoire collective du monde arabo-musulman1 ? Et pourquoi choisir le Kitâb al-Imtâ‘ ? Le grand témoin de la vie d’Abû Sulaymân à Bagdad est Abû Íayyân al-TawÎîdî, le célèbre prosateur encore tant admiré et très étudié2 de nos jours, dans plusieurs pays arabes. Depuis une quarantaine d’années, ce dernier a fait l'objet de nombreuses recherches scientifiques très poussées dans de grandes universités occidentales3. Or, nous avons remarqué qu’Abû Sulaymân n’apparaît pas systématiquement dans toutes ces études comme haute figure de la vie intellectuelle4, mais comme un intermédiaire, qui permet de cerner et d'analyser le profil psychologique et intellectuel de TawÎîdî, sa relation avec ses contemporains, et son parcours philosophique atypique. Finalement, Abû Sulaymân est omniprésent dans toute cette littérature sans être réellement son centre d'intérêt. Quelle est la cause de ce silence ? Nous avons alors décidé d'étudier la période du vizirat d'al- ‘Ârià et de son cercle, de 983 à 985. La plupart des documents et presque toutes les publications concernant Abû Sulaymân sont soit anciens5, soit écrit dans une langue étrangère6 et, enfin les recherches abordent le plus souvent sa pensée7 et non son rôle de philosophe dans la société. Une histoire sociale avec ce penseur comme centre d'intérêt reste encore à écrire. Nous avons utilisé pour notre étude, comme source principale, mais non exclusive, la traduction partielle du Kitâb al-Imtâ‘ de M. Bergé afin de dresser un tableau de la société des savants et des philosophes de Bagdad à l'époque où Abû 1 Mattâ b. Yûnus et Yahyâ b. ‘Adî sont eux aussi très peu présents dans les écrits des biographes postérieurs vivant à Bagdad. Nous pouvons nous demander pourquoi de telles figures sont quasiment devenues anonymes dès le XIesiècle ? 2 Le Kitâb al-Imtâ‘ était, il y a encore quelques années, au programme du baccalauréat en Tunisie pour ne citer qu'un exemple. 3 Cf. l’œuvre importante de M. Bergé mais aussi celle de I. Keilani ou de M. Arkoun. 4 Cf. TawÎîdî ou Essayiste arabe. Il n'y a aucun chapitre sur Abû Sulaymân, sa place, son rôle, ou bien, sur son enseignement. 5 Cf. l'étude de M. K. Qazvînî de 1933 et l'article de S.M. Stern dans E.I². 6 M. K. Qazvînî écrit en Persan, J. L. Kraemer en anglais et D. M. Dunlop en anglais et en arabe. 7 J. L. Kraemer dans son livre, Philosophy in the renaissance of Islam. Abû Sulaymân al-Sijistânî and his circle, aborde surtout l'aspect de la philosophie d’Abû Sulaymân puisqu'il se base essentiellement sur le Ñiwân al-Íikma et les Muqâbasât et non sur le Kitâb al-Imtâ‘. 8
  • 9. Sulaymân, digne représentant de l'enseignement d’Abû Bišr Mattâ b. Yûnus, est au firmament de son art entre 983 et 985. Dans presque tous les travaux sur TawÎîdî (et sur son œuvre), il y a des occurrences sur Abû Sulaymân plus ou moins importantes. Or, les écrits sur Abû Íayyân al-TawÎîdî sont si nombreux que cela nous a permis d'avoir une somme de renseignements supplémentaires pour mieux éclairer les chemins de notre investigation dans le passé et aussi d'apporter une sorte de ciment à l'édifice qu'est le Kitâb al-Imtâ‘. Points obscurs et situations incongrues1 ont pu être ainsi expliqués. Nous avons puisé beaucoup d'indications dans les livres de J. L. Kraemer qui proviennent des nombreuses traductions partielles qu'il a faites des œuvres de ce prosateur. La vie intellectuelle à Bagdad, en cette seconde moitié du Xe siècle, est intimement liée à la conjoncture politique, sociale et économique. En 945, sous l'impulsion de Daylamites le califat disparaît dans les faits mais pas en tant qu'institution religieuse. D'ailleurs, il n'en a jamais été question ! Dès lors, ils fondent une dynastie, celle des Bûyides2, avec pour illustre représentant à notre époque, ‘AÃud al-Dawla3. Le résultat est qu'il y a une désacralisation de l'autorité politique car plus aucun lien n'existe entre le pouvoir temporel et la famille du prophète. En outre, le pouvoir est décentralisé puisqu'il y a un partage de l’Empire au bénéfice des trois frères bûyides. Le chiisme ismaélien étend sa domination au Maghreb (909-972) puis en Egypte où il fonde le Caire et al-Azhar (969-972). Les Fatimides éradiquent la menace qarmate et leur reprend la Syrie en 987. Tout comme les villes saintes, les Íamdânides d'Alep se rallient à cette nouvelle force venue de l’ouest. Enfin, le front byzantin se stabilise et le danger est pour un moment écarté, loin du Caire ou de Bagdad. Al-Andalus connaît son apogée sous ‘Abd al- RaÎman III (912-961) et Cordoue devient le plus grand centre intellectuel et artistique de l'Occident musulman. Une politique d'ouverture sur Constantinople est menée afin de s'affirmer par apport à Bagdad et Kairouan. Il n'y a plus, en somme, de véritable Empire abbasside. Jadis unique, le califat est dorénavant triple. La fracture déjà consommée, l'idée de l’Umma une et indivisible perdue à jamais ne cesse de hanter la communauté musulmane, petits et grands, pauvres et riches... Ce Xe siècle n’est-il pas celui de la prépondérance chiite ? L'islam d'opposition devient officiel tandis que l'islam sunnite est réduit à la défensive4. Une fracture 1 Al-Imtâ‘, Ie nuit. 2 « Bûyides », E.I² (C. Cahen). 3 « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen). 4 Cf. les troubles fréquents à Bagdad surtout dans le quartier d'al-Karkh, le rôle du Îanbalisme, l'attitude de TawÎîdî... 9
  • 10. s’opère dans la cité entre d'une part, l'aristocratie terrienne, la bourgeoisie marchande, les groupes dirigeants et les savants et, d'autre part, les petites gens des villes, les ‘ayyârûn1 et les nomades. Cette dichotomie de la société n’a cessé d’affecter la littérature et la pensée puisque la « populace » et l'élite2 y sont constamment mises en opposition. Pourtant, la conjoncture économique est favorable jusqu'au XIe siècle puisqu'il y a une forte croissance et les richesses sont toujours présentes à Bagdad ainsi que dans les autres villes de l’Empire, mais subsistent les inégalités qui accentuent le fossé entre les riches et le peuple. Tel est donc le tableau que l’on peut dresser du siècle dans lequel a vécu ce philosophe (912-985) et dans lequel il s'affirme par l'étendue de son savoir comme une incontournable personnalité. Une question, toutefois, à laquelle il s'agit de répondre, nous a préoccupé tout au long de notre recherche. Dans quelle mesure est-on susceptible d'avancer qu'Abû Sulaymân, au crépuscule de sa vie, tel que le décrit TawÎîdî dans le Kitâb al-Imtâ‘, s'impose à toute sa génération comme l'illustre représentant et digne héritier de la pensée de Abû Bišr Mattâ b. Yûnus? Nous verrons en quoi et pourquoi l'avènement des Bûyides en 945 engendre une nouvelle donne qui se répercute également sur le milieu intellectuel d'Abû Sulaymân. Peut-on parler alors de réalisme ou bien de tolérance ? Il nous semble qu'il convienne de décrire et, surtout de cerner cette Ecole de Bagdad ainsi que toute cette génération formée par Abû Bišr Mattâ b. Yûnus. Enfin, à l'aide du cercle du vizir al-‘Ârià nous pouvons effectivement comprendre comment Abû Sulaymân s'est imposé à ses contemporains, après la mort de ses maîtres. 1 « ‘Ayyâr », E.I² (Fr. Taeschner). 2 « Khâss », E.I² (C. Orhonlu). 10
  • 11. Chapitre Premier Le milieu intellectuel d'Abû Sulaymân et sa place dans la société bûyide A. Les bouleversements politiques de la seconde moitié du Xe siècle dans le monde musulman : l'un devient pluriel ! B. Joute verbale dans les cercles et réactions violentes dans les rues... C. Les Bûyides et le mécénat D. Les conséquences du mécénat : de l'émulation à la jalousie maladive 11
  • 12. En cette seconde moitié du Xe siècle, le Califat de Bagdad subit une transformation importante avec l'arrivée des Bûyides à la tête de l'émirat. Le partage du domaine abbasside en trois provinces (‘Iraq, Fars et Djabâl) accentue la dislocation de l’Empire et dilue les pouvoirs réels du calife : l'un devient pluriel. Ces nouveaux venus ont-ils une réelle influence sur le devenir ainsi que sur le déroulement de la vie culturelle et intellectuelle des disciples de Mattâ b. Yûnus dans leurs nouvelles provinces et, en particulier, dans leurs capitales respectives1, Bagdad, Rayy et Chiraz ? Ont-ils été réalistes ou ont-ils plutôt fait preuve de tolérance à l'égard des opinions divergentes et à l'encontre des autres communautés religieuses, que ce soit les ahl al-Kitâb (chrétiens et juifs) ou les autres expressions de l’islam ? Alors que dans les rues de Bagdad les différences s'affirment très souvent au cours de violents affrontements2, qui se transforment parfois en émeutes incontrôlables, les cercles de pensée se servent, lors des discussions, des particularismes de chacun pour une meilleure réflexion, sans pour autant permettre à quiconque de le ridiculiser en présence du prince ou devant l’assemblée. Tout se passe dans un climat de joute verbale ainsi que dans le respect d'autrui, sans pour autant se renier ou alors dissimuler sa véritable pensée. C’est dans une sorte de communion, n’épargnant ni les faibles ni les perdants, que ces savants, hommes cultivés, philosophes et dirigeants curieux, posent les questions fondamentales et tentent d’y répondre. Grâce au mécénat, certains Bûyides3, et non des moindres, ainsi que leurs vizirs contribuent à ce que la vie de cour reste toujours florissante. Cependant, l'attrait des richesses et le désir d'acquérir une place près d'un grand ont une incidence sur les relations entre les hommes de savoir4, dès lors que l’honneur et le rang sont mis en cause devant des témoins. 1 « Bûyides », E.I² (C. Cahen). 2 TawÎîdî, p. 5. 3 Nous pensons surtout à ‘AÃud al-Dawla et ‘Izz al-Dawla. 4 Miskawayh, p. 45. 12
  • 13. A. Les bouleversements politiques de la seconde moitié du Xe siècle dans le monde musulman : l'un devient pluriel ! Les Bûyides, contrairement aux Omeyyades et aux premiers Abbassides, n’ont pas besoin de produire un discours politique et, encore moins de rechercher une légitimité quelconque en se réclamant de la famille du Prophète. Bien au contraire, ils détiennent l'autorité suprême en Islam, le califat. Ainsi, leur politique extérieure et intérieure ne recherche aucune reconnaissance auprès d'autres forces religieuses ou d'autres dirigeants musulmans. 1. Les Bûyides et la légitimité politique En destituant le Calife al-Mustakfi, en 945, Mu‘izz al-Dawla commet un acte politique majeur puisqu'il met fin pour longtemps à une vénérable institution dont il ne laisse subsister que les apparences. Dès lors, la destinée de la communauté change de guide. D'après A. Miquel, l’Empire ne survit qu'en tant que concept1 du fait d'une forte activité économique, qui se définit encore comme impériale. Il invoque aussi une sorte de résistance inconsciente à la réalité et une envie de vivre ensemble l'emporte encore chez la plupart des musulmans. Par conséquent au niveau de la politique intérieure, il est primordial de dissoudre progressivement dans la conscience collective une autorité séculaire ayant, de surcroît un lien de parenté avec le Prophète. Cela devient donc, pour les Bûyides, un sujet de dérision et de moquerie publique2 car une suppression radicale et brutale risquerait alors de cristalliser les mécontentements divers3 et de déclencher une forte opposition4 dans les quartiers populaires. Pour ces diverses raisons, les émirs et leur entourage n’ont guère besoin d'orienter ouvertement les esprits et la littérature afin d'y trouver un moyen efficace et discret de s'affirmer ou alors un vecteur de diffusion leur permettant de se faire 1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11ème siècle, T1, Paris, Mouton, 1973, p. 337. 2 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 106 à 107. 3 Miskawayh, p. 172. 4 A Bagdad, les Îanbalites ont pignon sur rue et ne sont pas du tout prêts à céder leur place. Cf. S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, chap. IV. 13
  • 14. admettre comme autorité unique et légale1. Mu‘izz al-Dawla favorise pourtant le chiisme2, sans pour autant l'imposer à tous et, fonde une organisation Óalibite. Il attribue à cette dernière une grande représentativité aux postes clés face au reste de la population et nomme ses membres à de hautes fonctions dans la direction des affaires de l’Etat3. Deux événements peuvent, semble-t-il, nous donner une idée de l'atmosphère qui règne à Bagdad durant ces années là4. En 962, Mu‘izz al-Dawla donne l'ordre de couvrir les murs et les portes des mosquées d'injures contre Mu‘âwiya. Sitôt effacés par les habitants, les slogans reparaissent sur l'ordre de l'émir. Un an plus tard, il décide d'instituer deux fêtes chiites : ‘Ašurâ' et Ghadir Khum. Cette décision ne fait qu'aggraver la fracture entre sunnites et alides. Tout et, d'abord le vizirat, est maintenant directement rattaché à l'émirat5. Les prérogatives califales échouent aux Bûyides puisque le calife, dorénavant, n'alloue plus les soldes et les traitements, mais s'occupe uniquement de nommer et de contrôler le personnel des mosquées ainsi que la juridiction « cadiale » sunnite à Bagdad. Le pouvoir temporel des Abbassides disparaît dans les faits. On ne peut ainsi considérer cela comme de la tolérance mais plutôt comme une sorte de réalisme et de pragmatisme de la part des Bûyides. A cet égard, il convient de citer l’archétype du politique, incarné par ‘AÃud al-Dawla6 (949-983), sachant s'adapter à toutes les situations difficiles : dès 977, il ramène la paix et sécurise les populations puis, un an plus tard, fait son entrée à Bagdad, insufflant ainsi un climat propice à la recherche scientifique, aux affaires culturelles et, bien sûr, on assiste à une renaissance de la vie mondaine7. La conjoncture favorise naturellement la liberté d'expression tant que personne ne se permette de remettre en question l’autorité de cette dynastie. ‘AÃud al-Dawla considère les sermonnaires populaires comme étant les responsables des désordres dont souffre Bagdad. Il prend la décision d'interdire les séances d'exhortation8 dans les mosquées et dans les autres lieux publics. Pourtant, 1 Ce n’est pas le cas des Fatimides qui tentent de propager leur idéologie dans tout le Dâr al-Islam. Cf. « Ismâ'îliyya », E.I² (W. Madelung). 2 Notons que les mots d'ordre chiite sont accompagnés de l'interdiction de louer les compagnons du Prophète. Cf. M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 277; S. Sabari, Mouvement populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-Xème siècles, p. 106. 3 S. Sabari, Mouvement populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-Xème siècles, p. 106. 4 S. Sabari, idem, p. 107 et Tawhîdî, p. 5. 5 « Bûyides », E.I² (C. Cahen). 6 « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen). 7 TawÎîdî, p 166 et « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen). 8 H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 165. 14
  • 15. comme le souligne M. Arkoun, « l'une des plus frappantes caractéristiques de la culture sous les Bûyides, c'est qu'aucune des tendances qui, depuis l'avènement de l'Islam, se sont développées dans une atmosphère de rude compétition, ne l'a emporté sur les autres de manière décisive. Au contraire, tous connaissent un plein épanouissement grâce à la conjonction d'une tension socio-politique permanente et d'une étonnante liberté de pensée1 ». Les multiples changements survenus à la tête de l'émirat sont souvent accompagnés de troubles civils et militaires, d'arrestations, de perquisitions, de poursuites et parfois même d'exécutions capitales. Par exemple, à la mort de ‘AÃud al-Dawla, ses trois fils déclenchent une guerre de succession avec toutes les conséquences négatives que cela peut supposer pour la survie de la dynastie2. En somme, la situation intérieure du domaine bûyide est le résultat d’une succession de troubles et de rétablissement de l'ordre avec un seul objectif pour les émirs : retrouver l'unité et défendre un mode de vie ainsi qu'une manière de gouverner. Cet émirat perpétuellement démembré ne connaît, pour la période qui nous intéresse, l'unité que sous ‘AÃud al-Dawla3. Les Bûyides luttent essentiellement contre d'autres puissances et d'autres dynasties musulmanes4. Le calife fatimide est le grand rival car les deux dynasties ont une volonté de domination et d'extension de leur territoire. L’affrontement est inévitable. Les Bûyides, par conséquent, se rapprochent pour un temps des Qarmates et de certaines tribus arabes, dont des Íamdânides, afin d’être encore plus puissant face à ce péril. En réalité, les Fatimides apparaissent comme de terribles voisins car ils deviennent face aux chrétiens « le Sabre de l'Islam » et en outre, jusqu'à la fin du Xe siècle, ils imposent leur suprématie économique dans toute la région, sans négliger d’alimenter les troubles endémiques qui secouent la population chiite du bas Iraq. Aucune menace majeure venant de l'extérieur ne menace encore Bagdad car elle est fort éloignée du limes musulman. Pendant toute cette période, la vie politique souffre de l'insubordination de l'armée et de ses chefs qui se servent de la soldatesque pour satisfaire leur ambition 1 Miskawayh, p. 189. 2 M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 269. 3 TawÎîdî, p. 29 ; D. Sourdel, Le vizirat Abbasside de 749 à 936, T.2, Damas, Institut Français de Damas, 1959-1960, p. 516 à 517 et S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 46 à 49. 4 « Bûyides », E.I² (C. Cahen). A l'est, les Sâmânides et leurs vassaux, Ziyârides et Saffârides du Sijistan, connaissent des désagréments causés par des rebelles du Khorâsân soutenu par les Bûyides. Au nord ouest, ils imposent un protectorat sur les petites dynasties daylamites et combattent les Kurdes en Azerbaïdjan et dans le Djabâl. A l'ouest, ils neutralisent les Íamdânides chiites, arabes et rivaux. Au sud, ils liquident les Barîdides de Basra et subissent du fait des Qarmates une petite guerre permanente en Iraq, Arabie ainsi qu'au BaÎrayn. 15
  • 16. personnelle1. Pourtant, la plus grande transformation qui affecte l’équilibre de l’institution militaire est celle du régime de l’Iqtâ‘2, c'est-à-dire, le droit accordé à certains officiers de prélever l'impôt dans un district fiscal en échange du service rendu. Il en résulte une concentration des terres aux mains de quelques soldats ignorant tout du travail de la terre. Ils ont ainsi des revenus considérables3 et un important pouvoir politique dans les provinces. Le démembrement de l’Empire et la désintégration de l'ordre régnant s’ajoutent à la décentralisation politique. 2. Les centres concurrents de Bagdad ou les conséquences de la décentralisation La dislocation de l’Empire est une nouvelle étape et un défi pour Bagdad puisqu’elle n’a plus la primauté culturelle. Elle conserve encore son prestige et tout son éclat4. Nous observons que ce changement politique majeur permet un éveil des esprits en raison de l’émergence de groupes socioculturels variés en concurrence. En outre, la multiplication de cours princières ne cesse de favoriser les lettrés5. Pourquoi la grande capitale abbasside est devenue un centre culturel menacé par d'autres centres urbains ? Tout d'abord, Bagdad est secouée, en ce Xe siècle, par d'incessants troubles politiques, sociaux et religieux, qui dans l'ensemble portent un sérieux coup à la prospérité de la ville et à son rang dans le monde islamique. Le souci de chercher ailleurs, dans les forces neuves du Caire et de Cordoue, explique peut-être, la déchéance de Bagdad6 ou, du moins la perte de sa splendeur. Celle-ci devient une référence rappelant le passé flamboyant et le symbole de la grandeur 1 « Bûyides », E.I² (C. Cahen) ; H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 165 et M. Canard, « Bagdâd au IVe siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 274. 2 « Bûyides », E.I² (C. Cahen) ; S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 45 à 46 et C. Cahen, « l'évolution de l'Iqtâ‘ du IXe au XIIIe siècle », in Les peuples musulmans dans l'histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977. 3 Certains officiers entretiennent une cour et protègent les lettrés et les artistes. 4 Al-Andalusî est venu d'Occident pour apprendre auprès des maîtres réputés à Bagdad, la Morale et la philosophie, pour ne citer qu'un exemple de l'Imtâ‘. 5 Cf. Introduction de al- Íamaδâni, Choix de Maqâmât (séances), traduction R. Blachère et P. Masnou, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1957. 6 « Baghdâd », E.I² (A. A. Dûrî) ; M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 267 et A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T.1, Paris, Mouton, 1973, p. 338. 16
  • 17. des temps premiers et fondateurs. La survivance d'une société aristocratique et bourgeoise héritière des gloires de l'époque antérieure, l'activité intellectuelle qui continue à s'y exercer par le biais de la Bayt al-Íikma1 et des cercles, n’ont pas plus d'importance que ce que l'on peut trouver dans ces nouvelles capitales provinciales2. En effet, ce développement est bénéfique à la vie de l'esprit et rapproche les exigences intellectuelles des diverses populations, lui conférant une vitalité nouvelle3 et, semble-t-il, les moyens d'un essor indépendant de Bagdad4. C’est le cas des métropoles bûyides5 : Rayy pour n'en citer qu'une, devient selon M. Bergé « une brillante ville du Djabâl6 » et une sérieuse rivale. D'autres villes connaissent leur apogée durant cette même époque : al-BaÒra, al-Kufa, Nišappour et Damas. 3. Quelques notions sur la position de l’islam à l’égard du savoir et du savant Le système de pensée médiévale diffère du notre à tout point de vue. Comme le souligne M. Arkoun, « il en résulte que l'attitude de l'intelligence contemporaine renforcée par les récents progrès de la civilisation industrialisée est diamétralement opposée à celle de l'intelligence médiévale devant la connaissance. L'univers intellectuel de l'homme médiéval est dominé par la manifestation à tous les niveaux de l'existence d'un Dieu vivant7 ». Par conséquent, le savoir et la religion sont intimement liés. Dieu se manifeste partout et dans toutes les consciences : la structure mentale se définit par rapport aux enseignements de l'islam et de ses docteurs. Le Donné révélé sert à toute la société8 de source et de critère absolu, du vrai et du faux, du bien et du rare. Il n’est donc pas étonnant que la philosophie, tout comme les autres disciplines profanes (médecine, morale, éthique...), reste encore 1 M.-G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-Íikma de Baghdad », in Arabica, XXXIX, 1992. 2 M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 267. 3 « Bûyides », E.I² , (C. Cahen). 4 Nous pouvons prendre, pour exemple le développement des bibliothèques, depuis al-Ma’mûn, dans les autres villes d'Iraq ainsi que dans l'Egypte fatimide. Cf. Y. Eche, Les Bibliothèques arabes publiques et semi-publiques en Mésopotamie, Syrie et en Egypte au Moyen Age, Damas, Institut Français de Damas, 1967 et C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 98. 5 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 158. 6 TawÎîdî, p. 137 et Cf. Miskawayh, p. 65. 7 M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 13 et 14. Pour plus de détails, Cf. F. Schuon, Comprendre l'Islam, Paris, Le seuil, 1976, p. 11 à 101 et R. Delort, La vie au Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1982, p. 61 à 124 et J. le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Paris, Le seuil, 1985. 8 Miskawayh, p. 176 et Cf. Al-Imtâ‘ où l'on retrouve souvent des questions concernant à la religion et Dieu, des citations des Prophètes et des Íadi×s… 17
  • 18. tributaire de la religion1. L'islam est, en outre, un moyen privilégié de diffusion du savoir et de la science. La connaissance joue un rôle essentiel dans le développement de la culture musulmane2. Cette question du savoir et de la connaissance est abordée de différents points de vue, par de nombreux préceptes, qui ont leur origine dans les Íadi×s et dans la tradition de l’Imam ‘Alî3 :  Honorabilité scientifique.  Obligation d'apprendre pour l'homme et pour la femme.  Appréciation et respect du savant et du maître.  Rapport permanent au savoir.  Connaissance et innovation.  Connaissance dans l'espace.  Diffusion du savoir est un devoir. Le Coran sert de référence fondamentale à la production littéraire des arabo- musulmans4. Les versets coraniques relatifs à la connaissance, à la réflexion, à l'observation et à l'éducation abondent véritablement : « On en a dénombré près de 750 alors qu'à peine 250 traitent de Droit et de l'organisation sociale5 ». Les savants arabes, dans toutes les sciences, se sont progressivement affranchis de leurs maîtres grecs dans les domaines de l'observation, de l'expérimentation, de la mesure et des procédés pratiques de calcul. Le cas de la philosophie doit être étudié en particulier car au Xe siècle elle a atteint un haut niveau de développement6. A-t-elle, alors, comblé un espace intellectuel resté vide malgré la sunna et le Coran ? Est-ce le résultat logique du mouvement de collecte des traditions et de l'élaboration des différentes Ecoles juridiques ? Quelle est sa place ? En réalité les philosophes de l'Islam restent effectivement des musulmans en rapport avec des théologiens, des courants mystiques et, qui ne veulent guère se séparer de l'enseignement du Coran7. Rendre la falsafa marginale serait sûrement une erreur puisqu'elle ne se sépare pas de l'ensemble du mouvement culturel et spirituel. Nous pouvons citer ici, A. Amin, qui pense que « les falâsifa furent d'abord, hommes de religion ensuite ils s'occupèrent de la religion que 1 Miskawayh, p. 367. 2 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 7 et 15. 3 E. Naraghi, idem, p. 14. 4 E. Naraghi, idem, p. 13 et 14 et M. Arkoun, « Introduction à la pensée Islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p.16. 5 E. Naraghi, op. cit., p. 14. 6 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikma of Abû Sulaimân as-Sijistânî, The Hague, Mouton, 1979, p. XI. 7 « Falâsifa », E.I² ( R. Arnaldez). 18
  • 19. là où leur spéculation philosophique était en désaccord avec elle et, pour chercher à les harmoniser1 ». Toutefois, certains philosophes ont une attitude audacieuse à l'égard de la religion puisqu'ils veulent justifier, voire dépasser, la Loi religieuse par la raison. Mais même ceux qui osent adopter cette conduite extrême, continuent à se mouvoir dans une métaphysique d'essence religieuse2. B. Joute verbale dans les cercles et réactions violentes dans les rues... Deux sociétés distinctes cohabitent à Bagdad, celle des grands et des lettrés incarnant l'élite urbaine et, celle de la masse, majoritaire et exclue. Echanges d’idées et mondanités caractérisent les premiers alors que la violence3 est le lot quotidien des petites gens. Nous envisageons sans peine qu'il y a une incompréhension entre ces deux groupes. 1. Joute verbale et confrontation dans les cercles a. confrontation d'idées Au Xe siècle, après la réaction sunnite déclenchée sous al-Mutawakkil, les conditions économiques, sociales, politiques et culturelles libèrent et excitent de nouveau les esprits vivaces. Le fait qui domine la vie de l’esprit est la promotion de la falsafa, celle d'une élite iranienne présente en nombre dans l'entourage des Bûyides. Le retour en force de la liberté de pensée est accompagnée par celui du chiisme et du mu‘tazilisme4. N'oublions pas que le calife al-Mutawakkil avait interdit la lecture des ouvrages philosophiques et de logique, la vente de livres de kalâm et les réunions publiques des anthologues5. De surcroît, ce siècle annonce les prémisses d'un grand débat doctrinal qui traduit les divisions socio-politiques de la population. Celle-ci est la principale conséquence de la décentralisation et de la confluence de vieux courants culturels vivaces et concurrents6, telles que les traditions sassanides. 1 C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée Islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 99. 2 Miskawayh, p. 183 et 362. 3 Nous entendons par-là, violence physique, dureté de la vie, problèmes économiques... Cf. « Baghdâd », E.I² (A. A. Dûrî) ; « ‘Ayyâr », E.I² (Fr. Taeschner). 4 « Mu‘tazila », E.I² (D. Gimaret). 5 Miskawayh, p. 184, 185, 358 et 359. 6 M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, Chap. III (coll. Que Sais-Je ? n°915). 19
  • 20. Donc, tout engagement religieux dans cette diversification d'écoles et de sectes1 a automatiquement des répercussions vis-à-vis du pouvoir, sans parler de l'épanouissement des lettrés et des hommes de savoir2. Par exemple, les Îanbalites deviennent une force avec qui les dirigeants doivent compter même s'ils refusent la controverse par principe3. Il est donc difficile de discuter avec ces derniers. En revanche, les ismaéliens modérés, ikhwân al-Òafâ', gardent un souci constant pour les valeurs spirituelles avec pour principal objectif d'enseigner et de discuter avec autrui. Ils insistent sur le rôle de la famille, des amis, des professeurs et du milieu social en général pour expliquer les rouages de la formation4. Il existe, enfin, quelques tensions entre mu‘tazilites et opposants5. En somme, la discussion à l'intérieur de la communauté musulmane existe même si certaines forces politiques ou religieuses ne veulent jamais y participer. Le Dâr al-Islam n’est pas sur la défensive, ainsi que le montre A. Miquel : « L'islam n'est pas encore, pour l'essentiel, en affrontement ouvert avec les communautés des autres confessions mais vit, au contraire, avec elles, en une sorte de symbiose (…). C'est que les différences de sectes ou d'écoles ne compromettent pas le sentiment unitaire de l'Islam dès qu'il se pense globalement par rapport à autrui ; l'identité de la foi en est sans doute pour beaucoup, mais tout autant peut être, les cadres, les moyens et les goûts de la culture profane qui créent, au-delà des divergences doctrinales, une communauté intellectuelle aussi solide, au total, que la communauté religieuse, Umma, dont elle est comme la forme séculière6 ». Les « Gens du Livre » ont en effet collaboré de près à l'essor des sciences et de la philosophie7, dès les temps fondateurs. En l'occurrence, une bonne part de l'activité des chrétiens concerne la traduction et la médecine8, domaines où ils sont passés maîtres, servant ainsi de modèles aux néophytes musulmans. Il est évident qu'à ses origines l’islam ne peut que s'adapter et accepter les us et coutumes, les écrits 1 Cf. H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977. 2 Exemple de TawÎîdî : Cf. TawÎîdî, p. 30 et 31. 3 D. Sourdel, Le vizirat Abbasside de 749 à 936, T.2, Damas, Institut Français de Damas, 1959-60, p. 522. 4 « Ismâ'îliyya », E.I² (W. Madelung) ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 206 et 207. 5 C. Cahen, « Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l'Asie musulmane du moyen âge », in Arabica, VI, 1959, p. 28. 6 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 341. 7 M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 15. 8 M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 383. 20
  • 21. profanes et les traditions grecques, indiennes, persanes et chrétiennes. Celles-ci se sont propagées dans des lieux où naguère ont vu le jour d'illustres civilisations1. Les hommes de pouvoir et de savoir, au Xe siècle, considèrent cela comme une richesse et acceptent aisément le débat : le choc des cultures les amène à se poser des questions. Et, comme l'indique M. Bergé, « ils constituaient un exemple d'esprit œcuménique, pris dans son sens le plus large2 », œcuménique ne voulant pas dire syncrétique. Ne nous leurrons point sur la perfection de ces relations où les différences ne manquent pas de surgir lors des rencontres3, sans parler des jugements sévères4 que ces lettrés portent parfois les uns sur les autres. Nous avons gardé le cas du zoroastrisme pour finir, car l'attitude des musulmans nous a paraît assez difficile à cerner en ce qui le concerne. Ils ne sont pas des « Gens du Livre » mais ne sont, par ailleurs, jamais considérés et traités par les conquérants arabes comme des idolâtres. Pourtant, au Xe siècle, la libre pensée5 n’est pas la falsafa, dont les disciples musulmans ne se réclament que de la philosophie grecque. C’est bien la zandaqa qui s'inspire volontiers des mazdéens ou des manichéens, c'est-à-dire d'une autre religion. Cette recherche de la vérité devient la règle du jeu intellectuel, comme du jeu politique, pour tout un groupe social qui discute, participe aux débats et s'affronte dans des joutes verbales6. La compétition est engagée entre théologiens, jurisconsultes, grammairiens et philosophes7 qui utilisent les mêmes mots avec pour chacun des sens différents, voire divergents, d'où le besoin de constituer un lexique et pratiquer la définition8. D'aucuns pensent, à cette époque, détenir la vérité, ou plutôt les conditions d'accès à celle-ci. Aussi faut-il pour cela s'exposer en public, avec tous les risques que cela comporte, afin de faire progresser ses vues9. Or, une philosophie assez souple permet de ne refuser catégoriquement aucune opinion, 1 C. Cahen, « Le problème préjudiciel de l'adaptation entre les autochtones et l'Islam », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977 ; TawÎîdî, p. XV. 2 TawÎîdî, p. 64. 3 Cf. Le débat entre Mattâ b. Yûnus et Sîrâfî ou celui d'Abû Sulaymân et Ibn Zur‘a que nous retrouvons dans le Kitâb Al-Imtâ‘. 4 Cf. La position d'Abû Sulaymân, de Fârâbî et de Tawhîdî concernant les mutakkalimûn ou bien le jugement sévère d'Abû Sulaymân sur les ikhwân ou encore la critique très dure de TawÎîdî à l'égard des chiites. 5 C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 99. 6 Miskawayh, p. 198. 7 Miskawayh, p. 198 et G. Troupeau, « La grammaire à Bagdâd du IXème au XIIIème siècle », in Arabica, IX, 1962 et M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 14 et 15. 8 Tout au long de l'Imtâ‘ les membres du cercle définissent des mots en se rapportant aux définitions des bédouins. 9 Miskawayh, p. 161. 21
  • 22. même celles qui touchent le domaine de la religion. La conséquence est que la culture peut s'épanouir et enrichir son patrimoine1 sans que, toutefois, des éléments exogènes ne viennent tout remettre en question. b. Tolérance ? Les Bûyides, dont le centre d'intérêt est principalement la politique et l'exercice du pouvoir, tentent de dépasser les conflits entre les sectes, les écoles, les diverses croyances et toutes les traditions, en instaurant une parenthèse de tolérance. Nous assistons à un échange poussé dans tous les domaines du savoir, avec pour corollaire une diversification et une multiplication des connaissances. Au Xe siècle, le chiisme prend le relais du mu‘tazilisme et dépasse ce dernier au moins sur un plan, celui de la politique2. Il cristallise de plus en plus nettement les espoirs, en faveur d'un islam composite respectant les autres - au sens large du terme - et d'un parti alide à la recherche d'un succès temporel3. Parallèlement, le Îanbalisme devient à Bagdad une grande force sociale capable d'empêcher toute innovation jugée audacieuse, touchant les préceptes de la sunna. Les milieux cultivés sont réduits à chercher un moyen de sauver, vaille que vaille, derrière al- Aš‘arî, certaines méthodes mu‘tazilites4. Par conséquent, parler de tolérance quand il s'agit d'évoquer cette période dans sa totalité nous paraît très difficile à concevoir5, en particulier lorsque nous découvrons les quelques événements sanglants qui ont lieu dans le quartier d’al-Karkh. Or, certains rivalisent sans utiliser la force et la menace afin d'assurer la prééminence de leur Ecole6. Rivalité qui constitue, certes, une véritable émulation mais qui ne correspond nullement pas à une généralité7. Au sujet des conversions et de l'expansion du message coranique, nous citerons C. Cahen, qui considère que « certaines populations ont adopté l'islam, elles ont fait aussi de cet islam leur islam, et c'est la synthèse réalisée qui s'est avérée la plus 1 TawÎîdî, p. XVII ; J. C. Vadet, « Le souvenir de l'ancienne Perse chez le philosophe Abû-l-Íasan al- ‘Âmirî (m. 381 H) », in Arabica, XI, 1964, p. 258. 2 Après la réaction violente du calife al-Mutawakkil, le mu‘tazilisme n’a plus aucune influence politique. Cf. « Mu‘tazila », E.I² (D. Gimaret). 3 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 341. 4 C. Cahen, « La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 204. 5 La lutte est parfois très virulente car aucune partie ne s’est réellement imposée. On utilise parfois des termes extrêmement durs pour décrire son rival : « impies, pêcheurs ». Cf. Al-Imtâ‘, p. 470. 6 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 23. 7 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 79. 22
  • 23. cohérente de celles qu'elles avaient jusqu'alors expérimentées1 ». N’est-ce point le cas durant ces décennies ? Nous savons, grâce aux conclusions de C. Cahen, qu'il y a peu de conversions jusqu'au début de ce siècle. Elles connaissent par la suite une hausse tendancielle2. N’est-ce là pas un changement décisif dans le rapport de force entre musulmans et non-musulmans ? Voyons maintenant ce qu'il en est des ahl al-Kitâb. La conquête arabe, tout d'abord, n’a pas - ou presque - détruit les structures sociales des chrétiens et des juifs3, offrant ainsi à ces derniers la possibilité de se mouvoir dans leur culture originelle - mais originale pour les musulmans venus d'Arabie ! Les lieux de diffusion du savoir, en l'occurrence les cercles philosophiques, sont essentiellement composés de musulmans, de juifs et de chrétiens (jacobites et nestoriens) et on y trouve parfois même des sabéens ou des manichéens. Néanmoins, les chrétiens sont plus nombreux que les juifs dans ce milieu4. L. Gardet explique ainsi « qu’aucune discrimination d'ethnies, ni même d'appartenance religieuse n'intervenait. En ces IXe/Xe siècles abbassides, chiites et sunnites s'opposèrent sans doute aux heures troubles, mais non point dans le monde des lettrés. Des juifs, des chrétiens, des sabéens, des mazdéens, fréquentaient les cercles les plus côtés (...). Cette attitude d'esprit ne se présente point alors comme la réaction contre l'islam mais bien plutôt comme l'une de ses exigences5... ». Peut-on alors parler de tolérance dans la coexistence, plus ou moins paisible entre ces différentes confessions détenant chacune sa vérité ? La plupart du temps, elle est plus officielle et tactique que vécue et désintéressée, sans cesse remise en question et par des événements imprévus, remettant en cause l'équilibre existant, et les légitimes ambitions de chacun6. Selon TawÎîdî, « c'était une époque où la situation politique était calme et laissait le loisir de réfléchir sur des problèmes de morale7 » : cela explique, en partie, l'attitude des premiers Bûyides à Bagdad. Les entretiens sur les Mérites respectifs des Nations sont régulièrement discutés dans les différents cercles. En effet, on s'intéresse alors à autrui et, précisément, à ses qualités intrinsèques, favorisant ainsi un comportement tolérant chez une certaine 1 C. Cahen, « Le problème préjudiciel de l'adaptation entre les autochtones et l'Islam », in les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 174. 2 C. Cahen, « Le problème préjudiciel de l'adaptation entre les autochtones et l'Islam », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 181. 3 G. Vajda, « Le milieu juif à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 389 ; M. -G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-Íikma de Baghdad », in Arabica, XXXIX, 1992, p. 136. 4 Abû Sulaymân, p. X ; TawÎîdî, p. 6 et 60. 5 L. Gardet, Les hommes de l'Islam, Paris, Hachette, p. 134 à 136. 6 La politique extérieure et intérieure des Bûyides est un exemple flagrant de cette capacité d'adaptation. Cf. « Bûyides », E.I² (C. Cahen ) ; TawÎîdî, p 31 et Miskawayh, p. 361. 7 Al-Imtâ‘, p. 428. 23
  • 24. élite de l'esprit, encouragé de façon pratique par le pouvoir1, notamment le vizir de ÑamÒam al-Dawla selon qui « c'est un problème très discuté où les opinions divergent beaucoup2 ». Son rôle économique, politique et culturel ainsi que sa situation géographique font inévitablement de Bagdad un carrefour obligé entre l'ouest et l'est, le sud et le nord - d'où cette présence massive de personnes venant des quatre coins de l’Empire. 2. Fracture entre le peuple et l'élite Le Xe siècle connaît un relâchement de l'autorité politique aussi bien à Bagdad que dans les autres villes de province. En effet, le pouvoir de celle-ci s’amenuise jusque dans les plus petites bourgades. Ainsi, le désordre peut, s'il le souhaite, pénétrer par la grande porte. De plus, cette période voit les califes, déchus de leur pouvoir temporel, s’éloigner du peuple et, loin des regards indiscrets, s'adonner à la « luxure et aux intrigues de la cour3 ». Les gens du peuple ne supportent plus les excès du pouvoir. Beaucoup d'entre eux rejoignent les rangs des Îanbalites ou des chiites actifs dans plusieurs villes du domaine abbasside ou bien deviennent la clientèle de la bourgeoisie locale dont les richesses accroissent4. Toutefois, ils ne se désintéressent pas de ce qui se trame chez les dirigeants et les marchands influents. Bien au contraire, les faits et gestes de ces hommes engendrent de nombreuses discussions, des rumeurs... Le peuple veut savoir5. Cette distance entre la base et le sommet n’induit donc pas un manque d'intérêt, loin de là, puisque la méfiance régit les liens entre les gouvernés et les gouvernants. 3. La réaction, parfois violente, du Îanbalisme dans les rues de Bagdad Il s’agit d’une Ecole juridique qui interprète les textes coraniques à la lettre et, par conséquent, exclue le raisonnement analogique tout comme l'opinion personnelle. Son fondateur, AÎmad b. Íanbal (780-855), est un traditionaliste, jurisconsulte et 1 TawÎîdî, p. 59 et 277 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée Islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 176 ; M. Bergé, « Mérites respectifs des Nations selon le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî (m. en 414/1023) », in Arabica, IX, 1962, p. 382. 2 M. Bergé, op. cit., p.165. 3 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 103. 4 Miskawayh, p. 164. 5 Al-Imtâ‘, p. 390. 24
  • 25. théologien opposé à la doctrine mu‘tazilite. Il écrit un recueil de tradition1, source privilégiée de ses adeptes. La religion est omniprésente dans la vie de tous les jours : auprès du peuple, les prédicateurs entretiennent toutes sortes de croyances et prononcent des sermons2 tandis que les lettrés, à travers leurs spéculations, demeurent, eux aussi, toujours en contact avec la littérature religieuse. Dans les grandes métropoles comme dans les campagnes, les nombreuses masses populaires non-intégrées représentent un élément d'instabilité endémique pour le pouvoir3. Les Îanbalites, formant une opposition minoritaire très active, recrutent leurs partisans, essentiellement dans le petit peuple urbain4. Le Xe siècle est traversé par une période d'affrontement ouvert entre propagandistes sunnites et chiites. En effet, les rivalités entre un islam minoritaire devenant officiel et un islam majoritaire soutenu par les masses mais exclu, les rivalités deviennent plus âpres et prennent d'avantage d'importance lors de l'arrivée des Bûyides à la tête de l’Empire5. Ces derniers favorisent les chiites d’al-Karkh en échange d'un statut de préséance. Nous constatons toutefois qu'ils encouragent plutôt un chiisme modéré et tolérant6. Cette prépondérance du politique ne parvient à aucun moment à freiner le développement du sunnisme et, surtout, ne peut mettre fin aux réactions violentes des partisans les plus tenaces de « l'orthodoxie7 ». Il serait sans doute imprudent, selon C. Cahen, de trouver entre ces deux communautés de profondes différences économiques et sociales8. Ce sont les mêmes groupes sociaux qui s'affrontent à Bâb al-BaÒra, par exemple. 1 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-Xème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 101 à 109. 2 TawÎîdî, p. 31. 3 Miskawayh, p. 164. 4 TawÎîdî, p. 26 ; R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 362 ; C. Cahen, « la changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 204. 5 Miskawayh, p. 97 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T.1, Paris, Mouton, 1973, p. 355 ; M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 275. 6 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème- Xème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 106 à 112. 7 M. Bergé, « Les Ecrits d'Abû Íayyân al-TawÎîdî. Problèmes de chronologie », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 56 ; H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 163 et 174. 8 C. Cahen, « La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 202. 25
  • 26. Les autres écoles sunnites1, la falsafa, toutes les sciences spéculatives y compris le kalâm, la gnose ismaélienne et les mu‘tazilites ont pour farouche adversaire les partisans d'Ibn Íanbal2. Ils répondent à ceux qu'ils considèrent comme éloignés de la Vérité par des professions de Foi rigides, exclusives, formalistes et conservatrices3. Le dialogue est impossible. Evitons, néanmoins, d’opposer systématiquement le sunnisme au chiisme car, à cette époque, chacun pense détenir la Vérité. Surtout, n'oublions pas que le sunnisme n’est pas encore la doctrine officielle : il se cherche et cherche un allié puissant, outre le peuple. 4. Quelle est l'attitude des hommes de savoir par rapport au peuple ? Le comportement excessif de certains militants, qu'ils soient sunnites ou bien alides, les heurts et les désordres sociaux accentuent la distance - déjà très grande - entre l'élite et le peuple. « A la rationalité et aux certitudes logiques de l'une s'opposaient radicalement l'émotivité et les certitudes dogmatiques de l'autre4 ». Cette élite, qui représente 50 000 âmes5, est assez nombreuse pour vivre à part et ne pas se mêler à la population - elle n'aide jamais les ‘ayyârûn6. Quant aux hommes de science et aux milieux cultivés, ils leurs réservent les noms les plus méprisants7 et ne veulent à aucun moment les intégrer dans leur monde. Ils n’ont nulle intention de les instruire8 puisqu'ils les dénigrent et respectent à leur égard une certaine étiquette pour bien marquer leur différence9. 1 M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 28. 2 Miskawayh, p. 178 et 362 ; M. Arkoun, Ibid., p 27 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 120 ; M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, Chap. II (coll. Que Sais-je ? n°915). 3 Miskawayh, p. 361. 4 Miskawayh, p. 151. 5 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 17. 6 S. Sabari, idem, p. 99. 7 Miskawayh, p. 96 et 164. 8 M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia islamique, XIV, 1961, p. 96. 9 Al-Imtâ‘, p. 375 à 377 ; Miskawayh, p. 63. 26
  • 27. C. Les Bûyides et le Mécénat Nous nous sommes demandés en quoi et pourquoi les Bûyides bénéficient d'un quelconque avantage à favoriser les arts et les lettres sans attendre - officiellement - en contrepartie la légitimation de la part du milieu intellectuel ? 1. Mécénat bûyide : Qui sont-ils ? a. Mécénat et culture d'Elite « La culture arabe médiévale est une culture d'élite donc de classe1 ». En effet, deux catégories distinctes cohabitent dans la cité : l’une, dirigeante formée par la cour et les protégés dont le pouvoir est illimité, s'accapare richesse et gloire ; l’autre, regroupant les érudits, les savants, les intellectuels et tous ceux, ayant pour trait commun la misère et la pauvreté, qui tentent de vivre au jour le jour dans de bonnes conditions2. Nous constatons, cependant, qu'auprès des grands vivent de riches marchands que nous ne pouvons guère associer au bas peuple. Leur fortune les met à l'abri des divers soucis de l'existence et ils n’ont pas besoin de se rapprocher du pouvoir pour en tirer certains avantages. Le trait commun qui relie ces hommes est la culture3 car l'accès aux lieux de savoir n’est permis qu'aux notables. Seule l’élite peut s'instruire. En somme, une infime partie de la population, « les gens nobles4 », par le biais du mécénat accède aux sciences, aux arts et aux livres parce qu'elle possède les moyens5 nécessaires (locaux, revenus et instruction). b. Quelques mécènes musulmans La dispersion du pouvoir et l'élévation des provinces au rang de principautés plus ou moins indépendantes transforment radicalement les conditions du milieu social et culturel. Le mécénat, devenant un usage, se disperse lui aussi avec ces nouvelles 1 E. Bencheikh, « Le cénacle poétique du Calife al-Mutawakkil (m. 247). Contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 33. 2 Essayiste arabe, p. 29. 3 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A , XVI, 1958-60, p. 29 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu de XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 346. 4 Al-Imtâ‘, p. 11. 5 Miskawayh, p. 163. 27
  • 28. cours1. Le cercle du souverain reste l'instance suprême dont le verdict est, le plus souvent, définitif2. Le premier éveil intellectuel survient dans le cercle du vizir Ibn al-Furât3 autour de 937. Nous trouvons dans l’Imtâ‘ un témoignage de TawÎîdî sur la teneur des propos échangés lors de ces réunions. Un autre mécène, Sayf al-Dawla, instaure à Alep une somptueuse cour et se montre généreux, comme en témoigne la protection qu'il accorde à Fârâbî et aux deux poètes Abû Firâs et al-Mutanabbi. Il est question de lui dans l'une des séances de ÍamaÃâni, celle des princes ou des mécènes4. De simples marchands ainsi que des fonctionnaires peuvent organiser, à l'occasion, des réunions5. En outre, la prédominance de la classe moyenne, prospère grâce à la liberté économique, permet à certains de ses éléments versés dans la science grecque d'animer et de soutenir la vie de l'esprit. C’est aussi un public réceptif et stimulant, accueillant volontiers les œuvres nouvelles6. c. Les Bûyides, de grands mécènes ? Les dignitaires bûyides reçoivent la formation de l'aristocratie cultivée d’Iran, d'où ce besoin qu’ils ont de se tenir au courant, d'apprendre et de découvrir de nouvelles choses. Les savants trouvent bon accueil auprès de ces hommes et, en premier lieu, ceux dont la science a une utilité pratique et concrète. Quant aux falâsifa qui ne sont pas patronnés, ils peuvent néanmoins discuter et enseigner sans le moindre problème. Souvent, ils aident les représentants les plus marquants de la falsafa car ils y trouvent un certain intérêt7. Le plus illustre des mécènes bûyides est, sans aucun doute, ‘AÃud al-Dawla. Il a été éduqué par le vizir de son père, Abû-l-FaÃl b. al-‘Amid. En 977, le grand vainqueur de Takrit devient le maître de Bagdad et s'attache à y restaurer les beaux jours de l'ère abbasside. Ce protecteur libéral et exigeant s'entoure de savants ainsi que de fins lettrés qu’il protège. Il construit également des mosquées, des écoles et des hôpitaux. La politique et la philosophie l'intéressent au plus au point8 si l'on se 1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T.1, Paris, Mouton, 1973, p. 335. 2 E. Bencheikh, « Le cénacle poétique du Calife al-Mutawakkil (m. 247). Contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 34. 3 TawÎîdî, p. 55 et 60. 4 Al-ÍamaÃâni, Choix de Maqâmât (séances), Paris, librairie C. Klincksieck, 1957, p. 114 à 116. 5 Par exemple, un ra'is dans une ville avait son propre cercle. Cf. TawÎîdî, p. 98. 6 Miskawayh, p. 163. 7 « Bûyides », E.I² (Cahen) ; H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 186. 8 « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen). 28
  • 29. rapporte aux dires de TawÎîdî et d'Abû Sulaymân dans l’Imtâ‘. Tous ceux qu'il comble d'honneurs et de bienfaits se rencontrent au palais, où seuls les intimes, les médecins et les philosophes, ont un lieu réservé prés de la salle d'audience, dans la même pièce que le Chambellan1. Un autre grand émir, ‘Izz al-Dawla, a été un mécène attentif puisqu'il organise l'un des cercles les plus éminents de Bagdad2, où qualité d'expression et savoir ne font qu'un. Mais la protection des gens de lettres n’est, somme toute, que l’œuvre d'un groupe très actif de vizirs persans admirablement cultivés et informés3. Tout d'abord, le cercle d'al-MuÎallabî marque intensément la vie intellectuelle de la première moitié du Xe siècle. Cet homme comble de ses dons les membres de son cénacle, ressuscite des disciplines tombées dans l'oubli après la réaction hostile de « l’orthodoxie ». Une vie luxuriante, faite de légèreté et de débauche, triomphe dans sa cour4. De célèbres figures, que nous retrouvons plus tard chez ‘AÃud al-Dawla et YaÎyâ b. ‘Adî, fréquentent déjà ce cercle. N’est-ce pas là un signe de regroupement volontaire et réservé aux initiés ? Ibn ‘Abbad as-ÑâÎib appartient, lui aussi, à cette famille de vizirs avisés qui attire bien des poètes et autres beaux esprits venant essentiellement de la Perse septentrionale. Il offre des avantages matériels en échange des faveurs de ses protégés5. Enfin, deux témoignages de TawÎîdî 6 nous présente Ibn al-‘Amid comme un bienfaiteur dynamique à la recherche de la meilleure compagnie : « Une fois arrivé à Bagdad, il s'y dépensa, réunit beaucoup de monde, organisa des cercles variés, un jour les jurisconsultes [...] un autre jour les philosophes. Il distribua des sommes considérables. Il chercha [à rencontrer] Sîrâfî, al-Rummânî, et d'autres, et leur proposa de partir avec lui à Rayy, en leur faisant des promesses, en leur accordant des dons et en leur montrant son admiration pour eux. Il tint le même langage à Ibn Ka‘b, Abû Sulaymân... et à d'autres ». Un jour Ibn ‘Abbad interroge TawÎîdî sur sa fréquentation d’al-‘Amid et se voit rétorquer : « Oui, répondis-je, je l'ai vu, j'ai été présenté à son cercle, j'ai été témoin de ce qui lui est arrivé. Voici telles et telles dépenses qu'il a fait pour attirer les hommes de lettres... ». Comme nous venons de le voir, ces hommes qui possèdent la richesse et le pouvoir sont amenés à intervenir dans le monde des savants. Reste à en définir les raisons. 1 Miskawayh, p. 78. 2 TawÎîdî, p. 63 et 96. 3 Essayiste arabe, p. 18. 4 TawÎîdî, p. 64, 65 ; 67 ; Miskawayh, p. 62. 5 Al- ÍamaÃâni, Choix de Maqâmât (séances), Paris, Librairie C. Klincksieck, 1957, Introduction. 6 TawÎîdî, p. 139 et 141. 29
  • 30. 2. Pourquoi deviennent-ils les protecteurs des arts et des sciences ? a. Le prestige Le mécénat devient une mode à laquelle il faut se soumettre, sous peine de déchoir. En effet, les chefs de ces Etats autonomes, dans l'espoir de perpétuer les traditions de la Bagdad des VIIIe et IXe siècles, ou plutôt dans l'intention de ressembler aux califes abbassides, rivalisent pour attirer à leur cour littérateurs et savants de renom1. Le haut degré de compétence de l'un de ces derniers a une incidence sur l'image du souverain parmi les siens. Les Bûyides et leurs ministres, par amour du prestige ainsi que de toutes les apparences de grandeur et de munificence qui incitent le peuple à la soumission et à l'obéissance aux maîtres, constituent des cénacles dans ce but. Par souci politique, ils récompensent largement ceux qui les élèvent au-dessus de leurs sujets ; ils n’ont jamais assez de faveurs envers les écrivains de leur entourage ni envers les poètes, leurs panégyristes. Le domaine intellectuel est considéré, outre le prestige qu’il confère, comme un facteur de puissance2. Il n’y a donc aucune discrimination raciale ou religieuse dans le recrutement au sein des cénacles car la diversité des opinions permet d'obtenir, finalement, les éléments nécessaires pour apprendre et, parfois même, pour prendre des décisions capitales. b. Les conseils politiques L'Ethique et la politique3 tendent à éclipser les autres sciences spéculatives. D'autant plus que la dynastie bûyide, en particulier dans sa période d'ascension, assure un support socio-politique à ceux qui pratiquent ces deux disciplines. TawÎîdî et Abû Sulaymân, en l'occurrence, proposent dans une Epître leur vision sur l'art et la manière de gouverner. La notion de royauté enseignée par les textes grecs devient avec l'émirat une réalité institutionnelle qui consacre le mérite du chef de la cité sur le principe de légitimité califale4. Les sciences morales et politiques doivent, par conséquent, déboucher sur l'art de gouverner. Or, le cercle permet à celui qui l'organise de bénéficier des conseils avisés des spécialistes en la question mais aussi de choisir des hommes de bon conseil5. Selon M. Arkoun, l'apparition de gouverneurs-philosophes favorise l'essor de ces enseignements : Ibn al-‘Amid et 1 Essayiste arabe, p. 17 et 18. 2 Essayiste arabe, p. 29 et 30 ; TawÎîdî, p. 58 et 59. 3 Cf. L’œuvre d'al-Fârâbî et toutes les Epîtres composées par ses successeurs durant le Xe siècle. 4 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 173. 5 TawÎîdî, p. 62 et 133 ; Miskawayh, p. 69. 30
  • 31. ‘AÃud al-Dawla sont deux figures éminentes dirigeant les affaires publiques et possédant une vaste culture philosophique1. Gouverner suppose ainsi de savoir choisir ses hommes… Pour TawÎîdî, « choisir les hommes était avant tout un art. Rares furent ceux qui le possédaient, car cet art était autre chose que celui d'écrire2 ». En effet, toute prise de décision ne peut guère risquer de léser certaines populations récalcitrantes. Pouvoir et savoir, en somme, s’allient pour diriger la communauté, l'un grâce à l'autorité qu'il exerce, l'autre en sachant comment l'utiliser convenablement. Ces émirs duodécimains ont un plus grand souci d'efficacité que de prosélytisme confessionnel. Aussi sont-il peu enclins à raviver la flamme, fraîchement éteinte, entre alides et sunnites. c. La religion « La religion et le pouvoir sont deux frères : la religion est la base, le pouvoir est le gardien. Ce qui n'a pas de base est [voué] à la destruction et ce qui n'est pas gardé est [destiné] à la perdition3 ». Cet adage est la conception de l'émir ‘AÃud al-Dawla sur les liens entre le sacral et le temporel. Les Bûyides sont explicitement alides. Ils protègent et encouragent, de ce fait, des théologiens duodécimains qui tels MuÎammad b. ‘Alî b. Bâbawayh (m. 991), bénéficient de leur appui et de leur largesse. La littérature doctrinale des imamites connaît une étonnante vitalité puisque la plupart de ses œuvres maîtresses voient le jour au Xe siècle4, du moins celles qui font autorité. Une clientèle chiite s'exprime et assiste, dans les cercles, aux diverses discussions : la taqîya, qui est une manière de se protéger en évitant de se découvrir, n’est plus à l'ordre du jour. Ce soutien accordé vise-t-il plus à satisfaire cette clientèle politique très influente - les riches et les hommes cultivés d'appartenance duodécimaine sont en majorité d'origine iranienne - qu'à défendre une profession de foi tenue pour seule vraie ? Pour organiser ces réunions nocturnes et entretenir tant de lettrés, il faut détenir des sommes considérables. La richesse est donc l'unique critère pour reconnaître les grands mécènes des petits bienfaiteurs, souvent occasionnels. 1 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 174. 2 M. Bergé, « Conseils politiques à un ministre. Epître d'Abû Íayyân al-TawÎîdî au vizir Ibn Sa‘dân al- ‘Ârià », in Arabica, XVI, 1969, p. 271. 3 TawÎîdî, p. 128. 4 Miskawayh, p. 175 ; « Bûyides », E.I² (C. Cahen) et H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 181 et 182. 31
  • 32. 3. Quels sont les revenus ? a. La situation économique L'avènement des militaires, au Xe siècle, installe en permanence la crise dans les campagnes. Une crise agraire qui affecte, avant tout, les territoires relevant de l'autorité des émirs. L'armée, en outre, met la main sur la totalité des ressources de l'Etat puis distribue à qui de droit des terres en Iqtâ‘1. Les petits propriétaires sont dépossédés de leurs terres pendant cette période. Cette nouvelle donne crée, ainsi, un climat malsain dans les campagnes. Les conséquences sont néfastes en ville puisqu’une crise des prix des céréales et du pain s’installe jusqu'au XIe siècle. Ajoutons à cela une crise monétaire, causée par la baisse de la valeur du dinar ; les sources d'or à l'ouest passent sous contrôle de l’ennemi, les Fatimides2. ‘AÃud al- Dawla ramène, cependant, un semblant de prospérité à Bagdad pour un temps. b. Les revenus du pouvoir Afin de donner une idée précise sur les moyens réels du mécénat, nous avons dressé un tableau général des différents revenus existant dans la société bagdadienne : • Le salaire moyen d'un professeur particulier varie de deux à quinze dinars par mois ; il augmente en fonction de la personne à qui l'enseignement est destiné. Par exemple, donner des cours au fils d'un vizir est rétribué au minimum quinze dinars3. • L’anecdote suivante peut, nous semble-t-il, nous donner un aperçu de ce que peut gagner un médecin : « ‘Isa, le médecin d'al-Qahir (932-934) s'était vu confisquer une somme de 200 000 dinars ». Cela signifie, en somme, que la médecine est très lucrative et permet d'avoir une situation privilégiée dans la société4, d'autant plus que les grands et les riches attirent vers eux ceux qui possèdent ce savoir pratique. 1 C. Cahen, « L'évolution de l'Iqtâ‘ du IXe au XIIIe siècle », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 237, 240, 241 et 243 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 338. 2 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 42 et 43. 3 S. Sabari, idem, p. 38 et 39. 4 S. Sabari, idem, p. 38 et 39. 32
  • 33. • Au Xe siècle, les commerçants en tissus, fils d'or et parfums sont très riches, leur fortune se comptant en centaines de milliers de dinars. Ils pratiquent largement le mécénat1. • Certains propriétaires terriens détiennent également de très grosses fortunes, parfois plusieurs millions de dinars2. • Au début du Xe siècle, le salaire mensuel des vizirs est de 5 000 dinars, plus des maisons, des terres et des revenus provenant de l’Iqtâ‘; en 927, ces dernières sont évaluées à 170000 dinars. • Le salaire des gouverneurs varie entre 2 500 et 5 000 dinars. • En 930, un muÎtasib perçoit 200 dinars par mois3. De plus, nous pouvons dire qu'au Xe siècle la plupart des fonctionnaires appartiennent à de grandes familles aisées, le plus souvent d'origine persane. Ils s’accoutument au luxe en raison des énormes ressources que leur charge leur procure4. Cependant, il arrive qu'un mécène omette de rétribuer un savant alors qu'au même moment il offre à un concurrent une grosse somme en dinars5. Les revenus de la maison califale et de l'armée vont clore ce tableau descriptif. L'ampleur de leurs avoirs permet au calife et à sa famille de jouir d'une très grande richesse se chiffrant en millions de dinars. Les émirs bûyides en possèdent autant6, voire plus, lorsque l’Empire ne fait qu'un. Dans l'armée, il y a une fracture causée par les différences de revenus entre les soldats et les officiers, et ce sans parler de la mésentente entre les Turcs et les Daylamites. Seuls les chefs s'enrichissent très rapidement et constituent des trésors évalués en millions de dinars. Comment ont-ils pu s'enrichir aussi vite ? Sous les Bûyides, les militaires perçoivent les impôts dans leur totalité sans rendre de comptes mais s’appuient aussi sur la production de leurs domaines7, tant qu'ils sont rentables. Miskawayh pense que ce régime est une catastrophe économique8. En effet, le soldat, qui ne vit pas sur la terre, ne se soucie guère d'elle ; il envoie son intendant toucher les redevances des paysans, avec pour mission de les pressurer au maximum. La terre risque d'être ruinée : mais qu'importe ! Il se retourne vers l'Etat, 1 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 37 et 38. 2 S. Sabari, idem, p. 37 et 38. 3 S. Sabari, idem, p. 34 et 36. 4 D. Sourdel, Le vizirat abbasside de 749 à 936, T. 2, Institut Français de Damas, 1959-60, p. 690. 5 Al-Imtâ‘, p. 5 ; Miskawayh, p. 42. 6 S. Sabari, op. cit., p. 33 et 34. 7 A. Miquel, Infra., p. 337 ; C. Cahen, « L'évolution de l'Iqtâ‘ du IXème au XIIIème siècle », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 238 et 239. 8 C. Cahen, idem, p. 242 et 243. 33
  • 34. garant de son revenu, fait établir que son Iqtâ‘ ne lui rapporte plus assez et se la fait compléter ou remplacer. Ainsi, des zones jadis fertiles deviennent de simples friches. Nous venons de voir qu'une infime partie de la population, les privilégiés qui possèdent les moyens d'entretenir les arts et les lettres, a la capacité et les moyens d'organiser des cénacles et offre des subsides aux détenteurs du savoir. Mais ces derniers ne recherchent-ils simplement pas ces quelques avantages, de même l'accès aux cours somptueuses... et pleines de richesses ? 4. Les lettrés à la quête d'un protecteur C’est le temps où des vizirs et des administrateurs de premier plan se trouvent être à la fois de fins lettrés, voire des écrivains, et des décideurs. Cela favorise les bonnes relations entre le pouvoir et le savoir1. C’est un moyen, pour certains, d'assurer la continuité de l'héritage persan tout en restant à la tête de l'Etat. Tout en agissant sur le déroulement de l'histoire, ils cultivent leur jardin secret : la science complément du « dawla ». La situation du Sage dans la société exacerbe l’inquiétude de certains face au problème de la véritable fonction sociale et politique du philosophe et des devoirs qui lui incombent dans ce domaine. Ainsi, se rapprocher de ceux qui dirigent donne au savant l’opportunité d'appliquer sa théorie, c'est-à-dire de renforcer l'ordre social et moral2. Et ce, même si une partie de son intégrité risque d’en être affectée. Dans la société bûyide, l'art de la politique consiste pour l'essentiel dans le maniement du langage. Dès lors, le cénacle ne peut que conforter cette pratique et devient, par-là même, un lieu fondamental pour la direction de la cité : y pénétrer pour parler signifie agir et critiquer, quand cela s’avère nécessaire, l'application dérisoire des principes fondamentaux énoncés par Fârâbî et ses disciples3. Est-ce le siècle des moralistes ? L’homme ne vaut que par les services qu’il rend à sa communauté. Il se doit de divulguer la science et d’œuvrer dans la cité pour le bien de tous : l’acte social est particulièrement méritoire4. Les savants chez qui l'idée d’utilité est fréquemment exprimée tâchent de montrer aux dirigeants qu'il leur faut être au fait de telles ou 1 TawÎîdî, p. 132 ; Miskawayh, p. 70 et 171. 2 Miskawayh, p. 36 ; Abû Sulaymân, p. XI ; Al-Imtâ‘, p. 3, 4, 6, et 14 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 180 et 186 ; al-Fârâbî, Idées des habitants de la cité vertueuse, Beyrouth, Edité par la commission libanaise pour la traduction des chefs-d’œuvre et l'I.F.A.O. du Caire, 1980. 3 C. Bouamrane, L. Gardet, op. cit., p. 180 ; Miskawayh, p. 174 et 193. 4 Miskawayh, p. 34 ; C. Bouamrane, L. Gardet, op. cit., p. 175, 176 et 186. 34
  • 35. telles sciences, ou de s'en faire informer par des gens compétents afin de bien exercer les prérogatives de leur charge1. Côtoyer les grands, en outre, permet aux savants de consulter leurs précieuses bibliothèques et d'y trouver des livres rares et coûteux2. Mais aussi, et en particulier, servir le pouvoir est un moyen de s'élever au- dessus du peuple que l'on ne porte point dans son cœur. Le fait d’accéder à un meilleur statut social et de jouir parfois d’une certaine puissance3 en motivent plus d'un. La richesse, le désir de se faire une place en vue près d'un notable, de se sortir de la misère et fuir sa condition, la volonté de faire partie des petites gens, sont les causes exogènes qui poussent de très nombreux hommes cultivés à la quête d'un mécène. Les conséquences sont-elles néfastes sur la production livresque et sur les relations entre savants ? D. Les conséquences du mécénat : de l'émulation à la jalousie maladive... Nous venons de constater que les mécènes détiennent les moyens adéquats pour financer la vie de l'esprit et que certains se mettent au service du pouvoir pour diverses raisons. Encore faut-il pénétrer dans ce milieu fermé et hostile pour ensuite s'adapter aux nouvelles conditions d'existence qui en découlent. Les conséquences sur la production littéraire, la manière de se comporter et l'ambiance régnante sont- elle négatives ou bien positives ? 1. Comment faire pour s'introduire auprès d'un grand ? Nous avons relevé quatre pratiques utilisées dans le but de s'introduire dans le cercle d'une personnalité : 1. Gagner les faveurs d'un mécène par toutes sortes de subterfuges. 2. Posséder un savoir pratique, utile ou attrayant. 3. Avoir ses entrées ou de bonnes connaissances. 4. Etre renommé. « C'est avec le calame en roseau que j'ai gagné des faveurs que l'on ne gagne pas en s'avançant l'échine courbée ; et j'ai acquis tout ce que j'ai voulu grâce à 1 R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 367. 2 TawÎîdî, p. 170 ; Miskawayh, p. 42. 3 TawÎîdî, p. 134 ; Miskawayh, p. 42 ; Al-Imtâ‘, p. 12, 13 et 282 ; M. Arkoun, « L'Humanisme arabe au IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 85. 35
  • 36. l'effort et à la chance vers lesquels tend le désir de toute âme1 ». Miskawayh apparaît ici comme un personnage intègre pour qui l'accès à la cour ne fut que le résultat logique de son effort. A aucun moment il n’est question de compromis, de flatterie ou de toute autre attitude qui rabaisse l'âme. Pourtant, dans l'une des ses « wasiyya », il avoue que « la recherche intellectuelle est demeurée liée au souci de mériter l'attention des grands2 ». Or, tout savoir lié à un quelconque mérite implique, forcément, que l'on plaise à un moment ou à un autre afin d'obtenir quelque chose que l'on désire. Ne plus être soi quoiqu'il advienne pour en arriver à ses fins : n'est- ce pas là le contraire de la première de ses affirmations ? Cette ambiguïté est révélatrice d'un certain malaise. TawÎîdî nous indique que Miskawayh, comme beaucoup d'autres, réussit à capter quelques faveurs de mécènes3. L’on attire l'attention, généralement, par sa prestance et son allure, sa patience et son expérience mais aussi grâce à sa complaisance et sa répartie4. D'autres procédés sont utilisés : la ruse, les écrits de commande, les panégyriques, l'hypocrisie, la mauvaise foi, l'envie, l'intrigue. Mais aussi, et très souvent, les lettres d'éloge5 servent de pont entre ces deux mondes. Des disciplines sont à l'honneur pendant tout ce siècle, comme la médecine et l'alchimie, car elles sont recherchées par les puissants. La plupart des princes au Moyen Âge ont, en effet, très fréquemment à leur côté au moins un médecin ou un alchimiste ; ils encouragent leurs recherches en les récompensant largement6. Les mathématiques, la grammaire, la politique et l'Ethique connaissent sous l'émirat un réel regain d'intérêt. Quelques personnalités, proches du pouvoir, agissent auprès des dirigeants7 afin d'aider leurs contemporains désireux d'intégrer un cercle. L'impulsion ne vient pas seulement des savants, les institutions jouent aussi un rôle essentiel8. Il arrive que des mécènes éclairés attirent par leur aura et l'étendue de leur savoir des hommes de sciences et des philosophes. Le contraire est aussi une réalité : la renommée d'un penseur incite, de temps à autre, un vizir à lui demander ses faveurs sans que ce dernier n'ait besoin de le solliciter9. Certains refusent, comme al-Balkhî, une invitation 1 Miskawayh, p. 38. 2 Miskawayh, p. 38. 3 Miskawayh, p. 43. 4 Miskawayh, p. 79. 5 Miskawayh, p. 45 ; TawÎîdî, p. 147. 6 Miskawayh, p. 78. 7 TawÎîdî, p. 191 ; Al-Imtâ‘, p. 5. 8 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 18. 9 TawÎîdî, p. XVI et 147 ; « al-Fârâbî », E.I² (R. Walzer). 36
  • 37. à rejoindre une cour1. Enfin, un homme riche ou un haut fonctionnaire peut engager les services d'un lettré pour l'éducation de ses fils, la gestion de la bibliothèque personnelle, en tant que conseiller ou écrivain personnel2. 2. Les conséquences du mécénat Tout privilège est précaire dans la société médiévale, il est chaque jour menacé par le bon vouloir du prince. Dans le contexte social de l'époque, les chances d'épanouissement et de rayonnement d'un individu isolé, livré à ses seules ressources, sont minces. Il faut donc pour vivre décemment vivre auprès d'un bienfaiteur3. La sagesse et l'usage prescrivent avec instance la vertu du « šukr » envers Dieu comme envers le prince ou le mécène4. a. Les lettrés esclaves de leur public Les savants défendent un certain mode de vie propre à leurs affinités : l'adab offre un terrain d'entente et de rencontre. De plus, au Xe siècle, le public attend des spéculations des plus détachées du réel et une littérature correspondant aux mœurs du temps, c'est-à-dire à celles du citadin cultivé. L’adab s'adresse, avant tout, à l’homme du monde et se propose de clarifier toute chose, de fournir un code de bienséance et d'exposer les questions d'actualité5. Ainsi, le philosophe utilise les cadres et les procédés de l’adab pour intéresser un public plus large que celui des initiés6. Le mécénat pèse, toutefois, sur la production des œuvres écrites, leur contenu et particulièrement leurs auteurs puisqu'il règne et contrôle, en despote, la majeure partie de celle-ci. Ne s’est-elle pas mise au service de ceux qui ont les moyens7 de se l’offrir ? De surcroît, le milieu social et politique détermine, ou modifie, la teneur et la présentation des publications8 : le conteur devient esclave de son public. Le fait que de grands penseurs soient obligés d'épouser la croyance, les opinions de la 1 « al-Balkhî », E.I² (D. M. Dunlop). 2 Miskawayh, p. 77 ; "al-Balkhî", E.I² (D. M Dunlop) ; « al-Fârâbî », E.I² (R. Walzer) ; « Kâtib. En Perse », E.I² (B. Fragner). 3 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 199 ; TawÎîdî, p. 54 ; Essayiste arabe, p. 28. 4 Miskawayh, p. 62 ; TawÎîdî, p. 60 ; M. Bergé, « Conseils politiques à un ministre. Epître d'Abû Íayyân al-TawÎîdî au vizir Ibn Sa‘dân al-‘Ârià », in Arabica, XVI, 1969, p. 277. 5 « Kâtib. En Perse », E.I² (B. Fragner) ; Miskawayh, p 48 ; Cf. choix de Maqâmât, p. 3 à 20. 6 M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, p 54 à 59 (coll. Que Sais Je ? n°915). 7 Cf. Introduction du Kitâb al-Imtâ‘ ; TawÎîdî, p. 78 ; Miskawayh, p. 123. 8 G. Troupeau, « La grammaire à Bagdâd du IXème au XIIIème siècle », in Arabica, IX, 1962, p. 399 ; Essayiste arabe, p. 28 et 89 ; TawÎîdî, p. 135 ; Miskawayh, p. 64 et 78. 37