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Arthur Schopenhauer
Essai sur les apparitions et
opuscules divers
Parerga et Paralipomena

Traduit par Auguste Dietrich, 1912

Numérisation et mise en page par
Guy Heff
Otobre 2013
www.schopenhauer.fr
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE .................................................................................................................................. 4
ESSAI SUR LES APPARITIONS ET LES FAITS QUI S’Y RATTACHENT...................... 30
SUR LE BRUIT ET LE VACARME ...................................................................................... 99
ALLÉGORIES, PARABOLES ET FABLES ........................................................................ 103
REMARQUES DE SCHOPENHAUER SUR LUI-MÊME .................................................. 109
4|Essai sur les apparitions et opuscules divers

PRÉFACE
C'est un Schopenhauer assez inattendu, et, on peut le dire, tout
nouveau, que nous prĂ©sentons aujourd’hui au lecteur. L’ « Essai sur les
apparitions », qui ouvre le prĂ©sent volume,— le dernier des Parerga et
Paralipomena — tĂ©moigne que son auteur, quoique philosophe intĂ©gral,
ou plutĂŽt pour cette raison mĂȘme, ne rĂ©solvait pas si aisĂ©ment et d'un
cƓur lĂ©ger tous les problĂšmes que soulĂšve l’existence du monde et de
l'homme, toutes les questions qui s’agitent obscurĂ©ment au fond de l’ĂȘtre,
et qu’il se disait, dans son for intĂ©rieur, avec Hamlet, qu’ « il y a plus de
choses sur la terre et dans le ciel, qu’il n’en est rĂȘvĂ© dans la philosophie ».
En prĂȘtant une attention sĂ©rieuse aux phĂ©nomĂšnes dits psychiques, au
lieu de les rejeter a priori, comme dénués jusque-là de base
suffisamment scientifique, Schopenhauer a, d’une part, Ă©largi le domaine
de la philosophie ; et, d’autre part, grĂące Ă  cette Ă©troite porte laissĂ©e
ouverte sur l’invisible, il a donnĂ© en mĂȘme temps satisfaction aux besoins
de beaucoup d’ñmes, hantĂ©es avec une obsession plus ou moins
angoissante par la prĂ©occupation des choses occultes et de l’au-delĂ 
terrestre.
Ce n’était d'ailleurs pas la premiĂšre fois que ce thĂšme captivant Ă©tait
l'objet, en Allemagne, d’un examen « philosophique ». DĂšs 1766, Kant
avait publiĂ©, sous l’anonymat, un opuscule : Les rĂȘves d’un visionnaire
Ă©claircis par les rĂȘves de la mĂ©taphysique (TrĂ€ume eines Geistersehers,
erlÀutert durch TrÀume der Metaphysik), dans lequel il admet entre les
esprits une loi d'universelle dĂ©pendance, analogue Ă  la loi de l’attraction
assignée par Newton aux substances matérielles. « Dans les mobiles les
plus intimes, dit-il, nous nous trouvons dépendre de la rÚgle de la volonté
universelle, et il en résulte, dans le monde de toutes les natures
pensantes, une unité morale et une constitution mathématique suivant
des lois purement spirituelles. » Il va mĂȘme jusqu'Ă  affirmer que « le
sentiment moral est le sentiment de cette subordination de la volonté
particuliÚre à la volonté universelle », la traduction par la conscience
individuelle de l'effort commun des esprits vers l'unité morale. Cette
affirmation fait ainsi entrevoir, pour l'action morale, la possibilité de se
réaliser pleinement dÚs cette vie dans un univers spirituel, ou nouménal,
comme l'aurait nommé plus tard le philosophe : car cette rapide lueur est
en quelque sorte la premiÚre esquisse de la distinction du « phénomÚne »
et du « noumÚne », que la Critique de la raison pure ne tardera pas à
fonder. Kant, dont l’opuscule a surtout en vue l’illuminisme du fameux
Swedenborg, est loin, du reste, d’accorder grande crĂ©ance aux
5|Essai sur les apparitions et opuscules divers

élucubrations du théosophe suédois. Il déclare au contraire que les
visions de celui-ci ne sont que des images projetées au dehors par un
cerveau malade, et il conclut ironiquement qu’un bon purgatif en aurait
aisément raison.
Il pose toutefois ici des principes qui peuvent aboutir logiquement Ă 
l’acceptation de 1’occultisme. « J’avoue, dit-il, que j’incline fort Ă  affirmer
dans le monde l’existence de natures immatĂ©rielles, et Ă  placer mon Ăąme
mĂȘme dans la classe de ces ĂȘtres. » « En consĂ©quence, il faudrait
regarder l’ñme humaine comme reliĂ©e, dĂšs la vie prĂ©sente, Ă  deux
mondes à la fois, mais, de ces deux mondes, dùs qu’elle est parvenue à
l’unitĂ© personnelle, grĂące Ă  un corps, elle ne perçoit clairement que le
monde matĂ©riel » « Il n’y a donc qu’un seul sujet, qui forme un membre
du monde visible et invisible Ă  la fois, mais ce n’est pas la mĂȘme
personne, parce que les reprĂ©sentations de l’un de ces mondes, par suite
de sa nature différente ne sont aucunement des idées accompagnatrices
de celles de 1’autre monde, et, en consĂ©quence, ce que je me reprĂ©sente
comme esprit n’est pas reconnu par moi comme ĂȘtre humain, et
réciproquement. »
Un ouvrage postérieur de Kant, Leçons sur la psychologie, est plus
explicite et plus net encore Ă  cet Ă©gard. On y trouve ces assertions Ă 
tournure scolastique : « La vie consiste dans le commercio de l’ñme avec
le corps. Le commencement de la vie est le commencement du
commercii, la fin de la vie est la fin du commercii. Le commencement du
commercii est la naissance, la fin du commercii est la mort. La durée du
commercii est la vie. Le commencement de la vie est la naissance ; celleci toutefois est non le commencement de la vie de l'Ăąme, mais celui de la
vie de l’ĂȘtre humain. La fin de la vie est la mort ; celle-ci toutefois est non
la fin de la vie de l’ñme, mais la fin de la vie de l’ĂȘtre humain. Naissance,
vie et mort ne sont donc que des Ă©tats de l’ñme ». « En consĂ©quence, la
substance demeure, quand le corps disparaĂźt, et la substance doit donc
avoir existé aussi, quand le corps a pris naissance. » « La vie chez
l’homme est double : il y a la vie animale et la vie spirituelle. La vie
animale est la vie de l’ĂȘtre humain, comme tel; et ici le corps est
nĂ©cessaire, pour que l’ĂȘtre humain vive. L’autre vie est la vie spirituelle,
dans laquelle l’ñme, indĂ©pendante du corps, doit continuer a exercer ces
mĂȘmes actes de la vie. »
Schelling, dont le systĂšme de 1’ « identitĂ© » n'est guĂšre que le systĂšme
de Fichte fondu avec celui de Spinoza, se rallia aux vues de Kant en cette
matiĂšre : l'objet et le sujet, le rĂ©el et l'idĂ©al, la nature et l’esprit Ă©tant
identiques pour lui dans l'absolu, considéré comme créateur du principe
idĂ©al, il Ă©tendit sa thĂ©orie jusqu'Ă  l’étude des forces occultes, qu’il traita
6|Essai sur les apparitions et opuscules divers

en tout sĂ©rieux, mais en tombant bien vite dans le mysticisme. Quoi qu’il
en soit, Schopenhauer, devenu pour ce fait mĂȘme moins sĂ©vĂšre Ă  son
égard, lui rendit à sa mort, en 1854, le témoignage qu'il avait «
essentiellement amélioré et fait progresser la conception de la nature ».
En 1848, les Américains avaient introduit en Europe, et tout d'abord en
Allemagne, les phénomÚnes dénommés par eux « spiritualités ».
Lorsque, dans l’hiver de 1834, le cĂ©lĂšbre magnĂ©tiseur italien Regazzoni
vint donner des séances à Francfort, Schopenhauer les suivit avec la plus
grande attention : et bien que les expériences du magnétiseur fussent sur
plus d’un point sujettes Ă  caution, il prit en dĂ©finitive parti pour elles. Un
physiologiste connu ayant mĂȘme entrepris de dĂ©masquer Regazzoni
comme « charlatan », Schopenhauer se rangea énergiquement du cÎté de
ce dernier, et ne ménagea pas, dans ses conversations et dans ses lettres,
ses attaques contre les « médicastres », qui ne voyaient pas plus loin que
leur petit savoir positif terre Ă  terre1.
Hostile comme il le fut de tout temps à la conception mécanique de la
nature, qui, avec les hĂ©gĂ©liens de l'extrĂȘme-gauche et surtout les
matérialistes irréductibles tels que Moles-chott et Louis Buchner, allait
s’implanter en Allemagne pour une durĂ©e d'un demi-siĂšcle, il se reprit
d'une belle ardeur pour l'Ă©tude des faits de l’hypnotisme, du
somnambulisme et du spiritisme, qui l'avaient préoccupé et intéressé de
longue date. Son « Essai sur les apparitions » est le fruit d’observations et
de recherches poursuivies pendant beaucoup d'années. Son livre sur La
volonté dans la nature, publié en 1836, renferme déjà un chapitre étendu
sur « le magnétisme animal et la magie ». S'il n'avait pas lu, cela va sans
dire, les trente mille volumes qui, d'aprĂšs le professeur bernois
Maximilien Perty, constituent la « littérature » des sciences occultes, il
connaissait au moins les principales sources, celles qui forment la base de
cette étude. Son « Essai » et toutes les indications à cet égard répandues
dans ses autres ouvrages, le prouvent surabondamment.
Une prĂ©disposition naturelle portait d'ailleurs Schopenhauer Ă  prĂȘter
une vive attention aux phĂ©nomĂšnes de l’occultisme. Au plus profond de
son cƓur, en effet, et quoi que sa raison fit pour s’en dĂ©fendre, il crut
toute sa vie aux pressentiments, aux rĂȘves fatidiques, aux hallucinations
hypnagogiques. On sait combien, malgré sa robuste constitution
physique, sa nature psychique Ă©tait sensitive et excitable.
Cet « Essai sur les apparitions », qu’on pourrait croire, si l’on n'Ă©tait pas
renseignĂ©, un chapitre isolĂ© et un peu fantaisiste dans l’ensemble de son
1

W. Gwinner, Schopenhauer’s Leben, pp.80-581.
7|Essai sur les apparitions et opuscules divers

Ɠuvre, se rattache au contraire à celle-ci tout entiùre par le lien le plus
Ă©troit. Il est philosophique au premier chef. II ne s’y agit en effet de rien
moins, pour l’auteur du Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation,
que de confirmer par les faits des rĂȘves prophĂ©tiques et de la clairvoyance
somnambulique, sa doctrine de l’idĂ©alitĂ© du temps et de l’espace. Bien
entendu, il présuppose démontrée à priori l'identité de celui-ci et de
celui-là, ainsi que de la causalité. Si le temps était une forme des choses
en soi, il ne pourrait, dans l’état de clairvoyance, ĂȘtre franchi ; et cet Ă©tat
supprime l’espace avec ses distances, qui interviennent plus
frĂ©quemment que celles du temps. C’est uniquement sur cette base que
les faits occultes semblent explicables à Schopenhauer. En un mot, s’il
attache une si grande importance aux phĂ©nomĂšnes de l’occultisme, c’est
qu’il trouvait en eux la confirmation de sa mĂ©taphysique. Elle seule, en
effet, par son principe, — la volontĂ© unique et inconditionnĂ©e, — est
capable de rendre compte de ces phĂ©nomĂšnes. Si les tables remuent, c’est
évidemment la volonté qui les met en mouvement, ou qui, plutÎt, se
manifeste dans leurs mouvements. Bref, cette « métaphysique
expérimentale et pratique », comme Bacon a déjà défini les sciences
occultes avec ses effets « magiques », c’est-Ă -dire indĂ©pendants de
l'espace et du temps, corroborait sa doctrine de l'unité intérieure de
l’omnivolontĂ©.
Sans admettre toutes les fantaisies plus ou moins extravagantes
auxquelles donnaient alors lieu ces questions, il n’hĂ©sitait pas Ă  dĂ©clarer
que celui qui, aujourd'hui, met en doute les faits du magnétisme animal
et de sa clairvoyance, doit ĂȘtre qualifiĂ© non seulement d'incrĂ©dule, mais
aussi d'ignorant, et que le susdit magnétisme, s'il propose pour l'instant
plus d’énigmes qu'il n’en rĂ©sout, constitue, au point de vue
philosophique, la plus riche et la plus suggestive des découvertes.
Sa croyance en matiĂšre d'occultisme s'Ă©tendait d’ailleurs trĂšs loin. S'il
est persuadé, par exemple, que des vivants, mais particuliÚrement des
mourants, peuvent provoquer des visions chez des personnes Ă©trangĂšres,
la seule chose qui reste pour lui problĂ©matique, c’est de savoir si un mort
le peut aussi.
Ce sujet revenait fréquemment dans sa conversation. FrauenstÊdt
raconte qu'il lui citait un jour plusieurs cas d'action magique de la
volontĂ© sur d’autres personnes, qui en restaient comme annihilĂ©es; une
malédiction émise paralysait aussitÎt les uns, faisait boiter les autres, etc.
Il est d’ailleurs plus facile, ajoutait-il, d'agir sur les animaux que sur les
hommes, parce que, comme le dit Paracelse, l’homme se dĂ©fend.
8|Essai sur les apparitions et opuscules divers

Il expliquait Ă  son mĂȘme doctor indefatigabilis la prĂ©vision de l’avenir,
dans la clairvoyance, par 1’ « idĂ©alitĂ© du temps » et la « nĂ©cessitĂ© absolue
de tout ce qui arrive ». Tout ce qui adviendra existe dÚs maintenant,
disait-il, seulement, avec nos yeux ordinaires, nous ne le voyons pas. Le
clairvoyant, lui, pousse en quelque sorte en avant les lunettes du temps,
et le voit2.
Tel est le noyau des idées autour desquelles se déroule la doctrine de
Schopenhauer en matiĂšre d'occultisme. On voit qu'ici la fantaisie tient
peu de place, et que c’est toujours de philosophie qu'avant tout il s’agit.
Ces faits du spiritisme en général, depuis l'un des plus simples
relativement, la table tournante, jusqu’au plus dĂ©concertant et le plus
invraisemblable, l'apparition de personnes décédées il y a un an ou mille
ans, méritent évidemment l'attention la plus sérieuse et la plus impartiale
La science est en effet tenue Ă  regarder en face tout problĂšme qui peut se
présenter à elle; son devoir étroit est de sonder tous les phénomÚnes.
Nous ne sommes plus aujourd'hui au temps oĂč l’Église s'arrogeait la
prĂ©tention de rĂ©pondre seule Ă  des questions de la nature de celles-lĂ , —
et de toute nature, y compris celle des lois cosmiques. Ce qui est certain,
c’est que, suivant les Ă©poques, les points de vue changent. La pythie de
Delphes, dans l'antiquité, passait pour inspirée par Apollon : au moyen
ùge elle aurait été exorcisée, puis brûlée comme sorciÚre; de nos jours, on
la déclarerait somnambule. Les faits subsistent, et les explications seules
varient. En ce qui concerne les manifestations de l’au-delĂ , l’humanitĂ©
sera probablement toujours divisée en deux camps : celui des croyants et
celui des incrédules, hommes dont la valeur intellectuelle peut trÚs bien
s’équipoller. Quoi qu'il en soit, pour aborder l’étude de ces
manifestations, il faut y apporter un esprit entiÚrement désintéressé,
absolument affranchi de partis pris, chercher la vĂ©ritĂ© pour elle-mĂȘme, et
se soucier peu ou point, en cette matiĂšre comme dans la plupart de celles
qui intĂ©ressent l’ĂȘtre humain, de cette mĂ©prisable prostituĂ©e qui pousse
l'impudence jusqu’à se qualifier d’elle-mĂȘme l’opinion publique, —
l’opinion de la masse inculte, irrĂ©flĂ©chie, qui rampe des siĂšcles entiers
dans l’orniùre de ses habituels errements, comme la limace dans sa bave
!3 La comprĂ©hension dĂ©finitive des faits du spiritisme n’est peut-ĂȘtre,
aprĂšs tout, et trĂšs probablement, qu’une question de dĂ©veloppement plus
ou moins avancé de la science. Qui oserait prétendre, en effet, que notre
philosophie et nos vues sur le monde ont atteint leur dernier terme
d'aboutissement? C'est d’autant moins le cas, que les phĂ©nomĂšnes
naturels les plus importants destinés à constituer une doctrine générale
Ed Grisebach, Schopenhauer’s Gespreche, pp.41-42.
« Rejette l’opinion, tu seras sauvĂ©. Qui donc t’empĂȘche de la rejeter ? » Marc-AurĂšle,
Pensées (livre XII, 25)
2
3
9|Essai sur les apparitions et opuscules divers

de l’univers, sont pour nous obscurs et Ă©nigmatiques. C’est donc un
problÚme dont la solution est réservée à la science de l'avenir. Mais, dÚs
aujourd’hui, le savant n'est plus en droit d’opposer à l'occultisme des
objections de principe. Seuls les matérialistes obstinés se cabrent encore
contre lui. Ils tiennent le monde représenté par la conscience humaine
pour le seul monde possible, c’est-Ă -dire qu'ils n’ont aucune idĂ©e du
problÚme de la connaissance théorique. Le surnaturel, affirment des gens
qualifiés pour dire leur mot à ce sujet, nous devient naturel, dÚs que
notre ignorance est dissipée. C'est évidemment là une étude qui ouvre la
voie à une définition nouvelle et plus complÚte de l'homme.
Certains faits sont incontestables. ÉnumĂ©rons-en quelques-uns.
Une lourde table se soulÚve entiÚrement des quatre pieds, se détache
complĂštement du sol, s’élĂšve jusqu'Ă  40 ou 50 centimĂštres de hauteur,
sous l'influence d'une force inconnue émise par les expérimentateurs qui
sont autour d'elle et qui posent leurs mains dessus. Et cette mĂȘme table,
sur laquelle s'assied un homme vigoureux, ou que l’on charge de sacs de
sable et de pierres, se soulĂšve encore, sans mĂȘme que, pour cela, il soit
absolument nécessaire de la toucher.
Et disons tout de suite que si l’on opùre le plus habituellement avec une
table, c’est qu’elle est le meuble le plus indiquĂ©, l’un des plus usuels, que
l’on trouve partout, autour duquel on s’assied. Mais tout autre objet est
bon pour ces expériences: un fauteuil, un piano, etc. Celui-ci, malgré son
poids, se soulĂšve comme une table.
On entend des coups frappĂ©s dans un meuble, dans un mur, dans l’air,
des instruments de musique résonner, sans qu'aucune main les actionne.
Un Ă©pais rideau se gonfle soudainement, en encapuchonnant la tĂȘte des
personnes qui se trouvent dans la chambre. Toutes les fenĂȘtres sont
fermĂ©es, et aucun vent, au cas oĂč il en ferait, n’a pu le pousser.
Des mains, des tĂȘtes et des corps apparaissent, lesdites mains et lesdites
tĂȘtes entrent en contact.
Voilà quelques exemples de lévitations et de matérialisations. Voilà ce
qu'affirment avoir vu, de leurs yeux d'expérimentateurs sincÚres et
impartiaux, des savants venus d’ordinaire en sceptiques, des hommes de
tempéraments divers et nés aux deux pÎles terrestres opposés. Tous,
dans les expériences auxquelles ils ont assisté, ont pris des précautions
excessives, allant jusqu’à lier les jambes du mĂ©dium, Ă  tenir ses pieds
sous leurs pieds, ses mains dans leurs mains. Et presque tous s'accordent
10 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

pour reconnaĂźtre que, mĂȘme quand on surprend les mĂ©diums en fraude,
ce qui n’est pas rare, les fraudes constatĂ©es n’expliquent pas tous les
phénomÚnes observés.
Quant aux prodiges des apparitions des morts, qui tiennent une large
place dans l’« Essai » de Schopenhauer, ils sont d’une nature plus
complexe et d’une solution beaucoup plus difficile encore. Ce qu’on
pourrait dire Ă  ce sujet, c'est que notre conscience ne s’étend sans doute
pas au-delĂ  de notre ĂȘtre tout entier. Il y aurait donc tout au fond de
nous, dĂ©robĂ© Ă  elle, un noyau essentiel susceptible d’une adaptation au
monde extĂ©rieur, adaptation toute diffĂ©rente de celle du corps. C’est ce
noyau qui recÚlerait les facultés occultes. Mais ce dualisme dans notre vie
intellectuelle se trouverait-il seulement dans notre cerveau, ou existeraitil un dualisme du corps et de l’ñme ? Dans le premier cas, il faudrait
compter avec un « double moi », dont les deux moitiés seraient
enveloppées par la psychologie physiologique ; dans le second cas, par
contre, il faudrait nous reporter à cette définition de l'homme déjà
donnĂ©e par Kant : un sujet qui se partage en deux personnes. L’une de
ces personnes serait de nature physiologique, l'autre de nature
psychologique.
Plus d'un haut esprit, depuis Schopenhauer, a Ă©prouvĂ© l’obsession des
angoissants problĂšmes posĂ©s par le spiritisme et l’occultisme. Goethe, le
plus Ă©quilibrĂ© des gĂ©nies, avait Ă©tĂ©, avant lui, hantĂ© par l’au-delĂ , comme
en tĂ©moigne surtout son second Faust. Il en fut de mĂȘme, plus tard, de
Victor Hugo Ă  Jersey; le grand poĂšte eut lĂ  son SinaĂŻ. M. Jules Bois, le
maĂźtre actuel en sciences occultes, nous a initiĂ©s, d’aprĂšs un document
encore inédit, rédigé minutieusement, au jour le jour, par Victor Hugo
lui-mĂȘme ou par Auguste Vacquerie, aux expĂ©riences dont, pendant
plusieurs années, la maison de Marine-Terrace fut le théùtre. Les exilés,
Victor Hugo en tĂȘte, interrogĂšrent sans se lasser les tables, et crurent
fermement, aprÚs les hésitations des premiÚres séances, correspondre
avec les grands morts du passĂ©. « Ceux-ci rĂ©pondent Ă  ceux-lĂ , et c’est un
dialogue extraordinaire, un chaos rempli d’éclairs avec de trĂšs rares
trivialités, des réponses qui enthousiasment et effarent, des éclats de rire
qui alternent avec des pages de la philosophie la plus haute, des poĂšmes
signĂ©s par les dĂ©funts les plus illustres. Et aux esprits viennent se mĂȘler
les idĂ©es. AprĂšs Eschyle et Shakespeare, le Drame lui-mĂȘme anime le
guéridon. La Dame blanche qui sort des brumes de la mer alterne avec la
Blague qui revient sans doute des cafĂ©s du boulevard. L’ñnesse de Balaam
fait prophĂ©tiser le pied du guĂ©ridon oĂč tout Ă  l’heure le lion d'AndroclĂšs
rugira en beaux vers. Et ils passent en trombe, les plus grands, les plus
maudits, les plus fantasques, Luther et Loyola, Mandrin et le Masque de
fer, MoliĂšre et Dante, Torquemada et Nerarod. Ils se choquent, se
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bousculent, se supplantent, toujours imprévus, souvent admirables,
retenant pendant des heures, autour d'un meuble qui s’agite et frappe le
parquet, ce public d’élite angoissĂ© et frĂ©missant. » Et quelle Ă©motion
parmi tous les assistants, Ă  commencer par Mme Victor Hugo, quand, en
prĂ©sence de Mme Émile de Girardin, fĂ©rue de spiritisme, Charles Hugo
Ă©voqua inconsciemment l’esprit de sa sƓur LĂ©opoldine, qui s’était noyĂ©e
accidentellement, le 4 septembre 1843, avec son mari, le frùre d’Auguste
Vacquerie !
Ces faits paraissent incroyables, et c’est peut-ĂȘtre pour cette raison
mĂȘme qu’il faut y croire: credo quia absurdum, disait Tertullien. Que
penser, par exemple, des cas de télépathie tels qu'ils se présentent assez
fréquemment, et que la Tribuna, de Rome, en enregistrait un dans son
numéro du 26 décembre 1911? Le jour de Noël, un des fils du marquis
Marcucci, capitaine au 61° d'infanterie, combattant à Tobrouk, se leva
tout Ă  coup, en sursaut, en proie Ă  l’épouvante. Aux questions de sa mĂšre,
il rĂ©pondit : « J'ai vu papa Ă  la tĂȘte de ses soldats marcher contre
l’ennemi. Un Turc, cachĂ© dans un arbre, a tirĂ© sur lui et l’a tuĂ© ». Dans
l’aprĂšs-midi arriva un tĂ©lĂ©gramme annonçant en effet la mort du
capitaine.
Il y a là indubitablement, dans tous ces phénomÚnes dont on pourrait
multiplier les exemples à l’infini, une force à la fois physique et
psychique, une intelligence, une volonté. Est-elle en nous ou hors de
nous? That is the question.
Quant aux faits de lévitation, de matérialisation, d'apports, etc., les
expĂ©rimentateurs Ă©clairĂ©s ne sont pas d'accord sur l’interprĂ©tation Ă  leur
donner. Pour Victorien Sardou, le spiritisme actuel est « l'aurore d’une
vérité encore inexpliquée ». Pour le comte de Gasparin, Lombroso, le
colonel de Rochas, c’est un fluide nerveux, une « extĂ©riorisation de la
motricitĂ© ». Une multitude d’hypothĂšses analogues a surgi Ă  ce sujet ;
mais aucune n’est encore parvenue Ă  fournir la solution des phĂ©nomĂšnes
dont il s’agit.
Les apparitions offrent un problÚme beaucoup plus compliqué encore.
Si l'on admet que les Ăąmes survivent Ă  la destruction du corps, on
conclura qu'il y a ici en jeu des forces inconnues. En tout cas, les
phénomÚnes en question sont des manifestations du dynamisme
universel ; mais nous comprenons mal la chose, parce que les forces
psychiques du monde dans lequel nous vivons jouent un rĂŽle encore trĂšs
incomplĂštement observĂ©. Il s’agit donc, en cette matiĂšre, d’étudier des
forces inconnues; et ces forces ne peuvent ĂȘtre que naturelles, car tout est
dans la nature, et il n’y a rien Ă  cĂŽtĂ© ni en dehors d’elle.
12 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

Ainsi, tous les faits d'occultisme tendent à démontrer qu'il y a, au fond
de notre inconscient, des forces et des facultĂ©s dont l’emploi et mĂȘme
l'existence sont inconnus de notre conscience sensorielle, parce que notre
conscience est corporelle, tandis que ces forces sont indépendantes du
corps. Quand le somnambule se rĂ©veille, c’est-Ă -dire revient Ă  la
conscience corporelle, il ne conserve aucun souvenir, et montre ainsi que
sa conscience n'Ă©tait pas corporelle. Cela dĂ©montre en mĂȘme temps que
notre conscience, comme nous l’avons soulignĂ© plus haut, n’embrasse pas
notre ĂȘtre tout entier. Ces forces de l'inconscient sont sans doute
réparties en tout un systÚme de forces, comme les forces de notre
personne terrestre, dont nous sommes conscients, sont réparties dans le
monde visible. Or, c’est ce systùme de forces, auquel nous appartenons
inconsciemment, qui constituerait le royaume des esprits.
C'est à ce point qu’en est aujourd'hui la question du spiritisme et du
psychisme. Ce qui est certain, c'est que les problÚmes soulevés par eux
rencontrent de plus en plus l'approbation des savants les plus autorisés.
Émile Duclaux, l’éminent directeur de l'Institut Pasteur, a dit un jour,
dans une conférence, peu de temps avant sa mort : « Ce monde peuplé
d’influences que nous subissons sans les connaĂźtre, pĂ©nĂ©trĂ© de ce quid
divinum que nous devinons sans en avoir le détail, eh bien ! ce monde du
psychisme est un monde plus intĂ©ressant que celui dans lequel s’est
jusqu’ici confinĂ©e notre pensĂ©e. TĂąchons de l’ouvrir Ă  nos recherches; il y
a lĂ  d’immenses dĂ©couvertes Ă  faire, dont profitera 1’humanitĂ© ».
Le professeur Charles Richet, qui cherche une voie nouvelle pour la
science, affirme qu'avant toutes choses il faut séparer la théorie (tout à
fait absurde) du spiritisme, des faits sur lesquels ladite théorie est
appuyée. Les faits sont réels. Quant aux théories, il faut avoir le courage
de reconnaĂźtre que nous n'y comprenons rien, rien, rien VĂ©rifions
d’abord les choses : ensuite nous les comprendrons. Mais prĂ©tendre que
les faits nouveaux constatés dans les recherches psychiques sont
absurdes et impossibles, parce qu'ils se dérobent à toute interprétation
satisfaisante, c’est supposer en dĂ©finitive que nous avons tout vu, tout
observĂ©, et qu’il ne nous reste plus rien Ă  connaĂźtre. C’est Ă  peu prĂšs
comme si des aveugles soutenaient qu’il n’y a pas de soleil, parce qu'ils ne
le voient pas.
Pour conclure sur ce sujet si abstrus, voici, en somme, les trois
principales hypothÚses qui peuvent expliquer les phénomÚnes dont il
vient d’ĂȘtre question : Io l’existence d’une force encore inconnue ; 2°
l’existence d'esprits ayant appartenu Ă  des ĂȘtres humains ; 3° l’existence
d'un monde autre que le nĂŽtre, d’une humanitĂ© invisible pour nous,
vivant à part d’une vie que nous ne connaissons pas. Car rien ne prouve
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que l’humanitĂ© actuellement visible soit la derniĂšre manifestation de la
nature.
Ou bien encore, comme le prétendent les mystiques, la naissance ne
serait-elle pas le véritable commencement de notre existence, et la vie
terrestre aurait-elle pour prélude une vie individuelle toute différente,
dont nous perdons le souvenir en entrant dans ce monde-ci ? En ce cas,
les Ă©troites limites de notre conscience s’expliqueraient par le
rapetissement qu’elle subit en faisant son apparition dans la vie d’ici-bas.
Ajoutons qu'un savant ingénieux et profond, le Dr Gustave Le Bon, dit,
pour sa part, que si l’existence des phĂ©nomĂšnes psychiques Ă©tait
dĂ©montrĂ©e, on trouverait peut-ĂȘtre une Ă©bauche de leur explication dans
les idĂ©es nouvelles sur la dissociation de la matiĂšre, —thĂ©orie qui lui est
personnelle.
Quant Ă  Schopenhauer, il se demande, en terminant ses laborieuses
recherches, s’il a rĂ©ussi Ă  jeter mĂȘme une faible lumiĂšre sur ce sujet « trĂšs
important et trÚs intéressant » ? C'est au lecteur compétent à lui
répondre.
Peut-ĂȘtre le meilleur rĂ©sumĂ© de toutes ces discussions et ratiocinations
relatives aux apparitions serait-il le mot fameux de Mme Du Deffant : « Je
ne crois pas aux spectres, mais j’ai peur d’eux ».
Passer, des apparitions et des faits qui s’y rattachent, au bruit et au
vacarme, des morts aux trop vivants, c’est là une transition des plus
brusques, mais déterminée par la nature d'un volume composé d'articles
sur des thÚmes variés. Nous avons signalé par anticipation, dans la
Préface de Philosophie et science de la nature, la sortie de Schopenhauer
contre les bruits irritants de la rue. C'est le lieu de revenir ici Ă  ce sujet,
avec plus de détails et en insistant davantage, car, sur cette question, qui
n’est dĂ©pourvue d’importance que pour la masse vulgaire, notre auteur
parle d’or.
Ces quelques pages sont à lire et à méditer de la premiÚre ligne à la
derniùre. Le philosophe s’y insurge contre les bruits de tout genre dans la
rue et hors des maisons, coups de marteaux, de béliers, aboiements et
gémissements de chiens, piaillements d'enfants, toutes choses a
« épouvantables » ; il aurait pu ajouter à cette nomenclature les coups de
battoir des blanchisseuses pénétrant à travers les murs de votre
habitation. Mais « le plus scandaleux » de tous les bruits, pour lui, ce
sont les coups de fouet dont les charretiers assourdissent la rue, et qui
viennent troubler violemment le penseur en train de concentrer toutes
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ses forces, « comme un miroir concave tous ses rayons », sur un seul
point et un seul objet; ce bruit traverse les méditations de celui-là « aussi
douloureusement et mortellement que le glaive du bourreau sépare la
tĂȘte du tronc ». Schopenhauer ne voit pas comment un drĂŽle qui charrie
du sable ou du fumier a par lĂ  mĂȘme le privilĂšge d’étouffer en germe dans
la tĂȘte de dizaines de milliers de personnes chaque idĂ©e peut-ĂȘtre en train
de naĂźtre. Sans doute, remarque-t-il, il y a beaucoup de gens que sa colĂšre
à cet égard fera sourire. « Ces gens-là sont indifférents au bruit ; mais ils
sont indiffĂ©rents en mĂȘme temps aux raisons, aux idĂ©es, Ă  la poĂ©sie et aux
Ɠuvres d'art, bref, aux impressions intellectuelles de tout genre ; c’est le
résultat de la nature coriace et de la texture épaisse de leur masse
cérébrale. »
Cette riposte ainsi assénée par un homme supérieur en pleine face des
gens de basse mentalité, qui sont, hélas ! le grand nombre, est décisive, il
nous semble, et retombe de tout son poids sur leur crĂąne rudimentaire,
comme un coup de la massue d’Hercule. Schopenhauer a ici Ă©videmment
le beau rĂŽle. La chose n'est que trop vraie : les gens Ă  peu prĂšs
uniquement préoccupés des soucis matériels, des besoins vulgaires de la
vie, comprimĂ©s dans l’étau de l'ordre social et contraints de mettre leur
existence plus ou moins au service des autres, mal élevés en outre de
pÚres en fils, deviennent bien vite obtus aux impressions désagréables, et
supportent imperturbablement celle du bruit, s’étonnant, dans leur
insensibilitĂ© grossiĂšre, que celui-ci puisse ĂȘtre une cause de gĂȘne pour
des natures plus délicates, plus affinées, qui entretiennent dans leur ùme
le feu sacrĂ© de l’étude dĂ©sintĂ©ressĂ©e, et qui trouvent perdue la journĂ©e
qu'ils ont passée sans apprendre un fait nouveau, sans avoir vu surgir
dans leur cerveau une pensée nouvelle. Allez donc faire valoir un pareil
argument auprĂšs d’un charretier ou de tel autre individu qui, en dĂ©pit de
ses prĂ©tentions aux bonnes maniĂšres, ne possĂšde pas un intellect d’un
ordre beaucoup supérieur ! Ces gens-là se soucient bien de lecture, de
rĂ©flexion, d’intellectualitĂ© ! Margaritas ante porcos !
Oui, l’indignation de notre philosophe contre les rustres insoucieux du
repos de leurs concitoyens et de leurs voisins, est parfaitement justifiée ;
ĂȘtre troublĂ© dans son travail intellectuel par de tristes gens incapables
d’apprĂ©cier cet ordre d’activitĂ©, ou qui assez souvent mĂȘme vous le
jalousent, c’est lĂ  une torture rĂ©elle pour un homme cultivĂ©. Le monde
serait un bien rĂ©pugnant amalgame de ventres et de matiĂšre, s’il se
composait avant tout de charretiers et de boueux. Les excréments,
humains peuvent ĂȘtre un bon engrais matĂ©riel, mais nullement
intellectuel ni moral. Le monde est en droit d'aspirer à un idéal plus haut.
Pour l’atteindre, il faut que les chercheurs, les penseurs, les artistes
puissent accomplir en paix et avec sérénité leur noble tùche, sans que le
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laisser-aller des ĂȘtres vulgaires qui les entourent, qu'ils soient revĂȘtus
d’une blouse sale ou d’un habit noir, vienne envahir leur domaine et
ralentir l’effort de leur cerveau.
Schopenhauer n’est pas le seul esprit Ă©minent qui se soit ainsi insurgĂ©
contre le bruit et le vacarme, contre les véritables malfaiteurs publics qui
en sont les auteurs responsables. Kant, Goethe, et beaucoup d'autres, ditil lui-mĂȘme, se sont Ă©galement plaints du tourment infligĂ© par lĂ  aux
hommes de pensée. Carlyle, par exemple, raconte son ami et biographe
Anthony Froude, — lui-mĂȘme un haut esprit et un brillant historien, —
ne supportait aucun bruit dans sa maison ni aux alentours ; l’une des
principales fonctions de sa femme Ă©tait d'obtenir, par persuasion ou
autrement, la mort, ou Ă  tout le moins l'exil des coqs, poules, chats,
chiens, perroquets, que leur mauvaise étoile avait amenés dans le
voisinage de son mari. Froude ne dit pas si la pauvre Mme Carlyle, qui
avait beaucoup Ă  faire sous ce rapport, obtenait le mĂȘme rĂ©sultat avec les
enfants criards.
L’auteur du Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation s'Ă©lĂšve
aussi contre les sons « inutiles » des tambours, car, dit-il, « en
Allemagne, les choses semblent arrangées à dessein de façon que le bruit
empĂȘche tout le monde d’avoir sa tĂȘte ». Cet instrument de musique
militaire excitait aussi vers le mĂȘme temps, en France, la verve railleuse
de notre BĂ©ranger :
Terreur des nuits, trouble des jours,
Tambours, tambours, tambours, tambours,
M'Ă©tourdirez-vous donc toujours,
Tambours, tambours, maudits tambours !
Schopenhauer ne parle pas des pianos, qu’on trouve aujourd’hui, en
Allemagne comme en France, jusque dans des loges de concierges,
engeance d’ailleurs beaucoup moins nombreuse chez nos voisins de l'Est
que chez nous. Les pianos Ă©taient partout, il y a soixante ans, un meuble
encore assez rare, par suite de leur prix élevé. Autrement, nul doute que
le philosophe n'eût aussi protesté véhémentement contre la tolérance
excessive dont ils semblent tout particuliĂšrement jouir.
Oui, les bruits de la rue et des maisons, qui viennent inopinément
troubler le chercheur dans son travail, peuvent exaspérer jusqu'à
l'extrĂȘme violence mĂȘme un esprit des plus rassis, mĂȘme un philosophe,
et l'inciter à anéantir la brute à quatre pattes ou à deux pieds qui met
ainsi obstacle à l'exercice de son activité intellectuelle. Aussi toute
personne vraiment intelligente et bien élevée, consciente de ses devoirs,
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et, par consĂ©quent, respectueuse des droits d’autrui, devrait-elle
s'imposer comme rÚgle de conduite absolue, de limiter et d'atténuer ces
bruits dans la plus stricte mesure possible. Mais la personne Ă  laquelle
peuvent s'appliquer ces qualificatifs est la rara avis sur cette terre.
N'entend-on pas couramment des imbéciles des deux sexes affirmer avec
arrogance qu’ils ont le droit de faire chez eux tout ce qu'ils veulent? Oui,
mes drĂŽles, mais Ă  la condition que votre bruit respectera mon silence, et
ne dépassera pas les limites de votre habitacle. Ou alors il ne reste plus
qu’à vous tenir pour les vilaines petites gens de bas Ă©tage que vous ĂȘtes
en réalité, et à user de tous les moyens pour vous ramener quelque peu
au bon sens et aux convenances, avec lesquels vous ĂȘtes Ă©videmment
brouillés depuis votre naissance.
Et, — argument d’un ordre pratique, — ne perdez pas de vue que les
bruits intempestifs par lesquels vous exaspérez vos voisins peuvent
empĂȘcher tels de ceux-ci de vous laisser, aprĂšs eux, un tĂ©moignage
apprĂ©ciable d’une sympathie qui avait commencĂ© peut-ĂȘtre Ă  Ă©clore,
comme il serait possible qu’ils en aient d’abord l’idĂ©e. Car tout arrive, et
ce n’est pas seulement dans les romans qu'on voit ces choses-là. Mais, un
proverbe nous l'enseigne, on n'attrape pas les mouches — dans notre cas,
des mouches à miel — avec du vinaigre, ni une succession par de mauvais
procédés.
Relatons, comme une curiositĂ© piquante, qu’il existe sur le globe
terrestre quelques pays et quelques villes — oh ! en bien petit nombre —
oĂč il est interdit, sous peine de fortes amendes et parfois de chĂątiments
corporels, de se livrer, mĂȘme en plein jour, Ă  des tapages ou Ă  des bruits
de nature Ă  produire de l’émotion et Ă  troubler les habitants. A Scutari,
ville turque de 80.000 ùmes, défense absolue aux cochers de faire
claquer leur fouet et d’échanger entre eux les amĂ©nitĂ©s dont les nĂŽtres
sont si prodigues, aux camelots et marchands ambulants d’annoncer à
grands cris leurs objets à vendre ; dans cette enceinte privilégiée, point
de trompes d’autos beuglant aux carrefours, point de bruits de ferrailles
tressautant sur le pavé, point de monologues ou de chansons d'ivrognes.
A New-York, le préfet de police a récemment donné à ses 10.000 agents
des instructions précises et sévÚres en vue de diminuer le plus possible le
tumulte assourdissant des rues, qui met parfois en péril les personnes
maladives et les vieillards, dont il trouble les facultés. On y a édicté des
dĂ©fenses analogues Ă  celles de Scutari, en plus de l’ordre donnĂ© aux
steamers de ne plus faire retentir sans nécessité urgente leurs sifflets et
leurs sirĂšnes. Enfin, tous ceux qui connaissent Londres savent que
l’énorme ville renferme des quartiers, d’ordinaire des places et des
squares, oĂč un avis bien en vue dĂ©fend aux musiciens ambulants de
stationner, et recommande aux passants de s’abstenir de tout bruit.
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Ah! si nos pauvres oreilles, Ă  nous autres Parisiens ou habitants de la
banlieue, pouvaient ĂȘtre ainsi Ă©pargnĂ©es! Mais bruits lancinants, notes
aiguĂ«s, mĂ©lopĂ©es crispantes, invectives brutales, aboiements de chiens —
et d’hommes, cacophonies de tout genre, en un mot, brisent à toute heure
inexorablement notre tympan et exaspùrent souvent jusqu’à la fureur
rouge la sensibilitĂ© — de ceux qui en possĂšdent une dose plus ou moins
forte.
Il y a bien, dans notre code pénal, un article 479, § 8, punissant « les
auteurs ou complices de bruits ou tapages nocturnes troublant la
tranquillité des habitants ». Mais cet article n'est à peu prÚs jamais
appliqué; et quant aux bruits ou tapages diurnes, qui ont un peu plus
d'importance encore au point de vue de l'exercice de la pensée, ils ont
échappé jusqu'ici aux sanctions du législateur.
Nous nous sommes quelque peu Ă©tendu sur ce chapitre du bruit et du
vacarme, parce que, sous un semblant humoristique, il soulĂšve une
question de la plus grave importance, qui, on peut le dire sans
exagĂ©ration, intĂ©resse l’humanitĂ© tout entiĂšre.
Du bruit aux voisins, la transition, cette fois, contrairement Ă  la
précédente, existe à peine : ceux-ci sont le marteau qui fait retentir
dĂ©sagrĂ©ablement l’enclume. Schopenhauer, on s’en doute Ă  l’avance, ne
porte pas une grande tendresse dans son cƓur pour les bipùdes des deux
sexes plus ou moins intĂ©ressants dont le hasard de l’habitation l’a
entouré. Dans la derniÚre de ses « allégories, paraboles et fables », qui
forment un chapitre du volume actuel, il nous montre une bande de
porcs-Ă©pics se serrant, par le froid, Ă©troitement les uns contre les autres,
puis s’écartant, une fois rĂ©chauffĂ©s. C’est lĂ  l’histoire des voisins entre
eux, des relations humaines en général. La seule réunion possible entre
hommes, c’est celle qui est fondĂ©e sur la politesse et les bonnes maniĂšres;
mais il faut avant tout garder sa distance. Si cela empĂȘche de se
réchauffer complÚtement, on ne ressent pas, du moins, la piqûre des
aiguillons. « Quant à celui qui possÚde une forte dose de chaleur
intĂ©rieure propre, il s’éloigne plutĂŽt de la sociĂ©tĂ©, pour ne pas causer de
dĂ©sagrĂ©ments, — ni en subir. »
Ces réflexions sont dictées à notre philosophe moins encore par sa
tendance misanthropique innée, que par la prudence que lui avait assez
vite inculquĂ©e l’expĂ©rience de la vie. Carlyle, dĂ©jĂ  allĂ©guĂ© par nous, et
dont la tournure de caractùre rappelle assez celle de l’auteur du Monde
comme volonté et comme représentation, avait prévenu sa femme, avant
le mariage, que, dùs qu'il serait le maütre d’une maison, son premier soin
serait d’en fermer la porte au nez des « intrus nausĂ©abonds ». « Je me
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sens, avait-il ajouté, assez de vigueur pour expédier ce gibier-là à la
douzaine, et de façon qu’il n’y revienne jamais. » Nous ignorons quelle
Ă©tait l’étendue de son logis Ă  Craigenputtock, endroit qu’il vint habiter
peu aprĂšs son mariage; mais sa petite maison de Chelsea, Cheyne Row,
oĂč il passa quarante annĂ©es de sa vie et oĂč il mourut, que nous avons
visitĂ©e l’an dernier, n’a en effet jamais dĂ» se prĂȘter, par ses dimensions
exiguĂ«s, Ă  contenir beaucoup de visiteurs Ă  la fois. C’est tout au juste la
maison de Socrate, pouvant accueillir une demi-douzaine d’amis.
Schopenhauer, qui n’eut pas de maison à lui tout seul, ni de femme
dĂ©vouĂ©e veillant Ă  l’entrĂ©e, prit de bonne heure ses mesures en vue de
passer sa vie dans le calme et de conserver sa libertĂ© entiĂšre d’action. Il
vécut isolé, le jour et la nuit, dans son cabinet de travail ou dans sa
chambre, se promenant solitairement avec son chien, dont il préférait la
société à celle de la plupart des hommes. Les curieux, les importuns, les
snobs désireux de le connaitre, quand les premiers rayons de la gloire
commencĂšrent Ă  lui sourire, il les Ă©vitait le plus possible, ou leur donnait
rendez-vous en dehors de sa demeure, Ă  l’hĂŽtel oĂč il prenait ses repas, sur
la route oĂč il poursuivait ses spĂ©culations philosophiques. Cet isolement,
muraille qui l’abritait contre l’envahissement du monde extĂ©rieur, Ă©tait
son fort dĂ©fensif et en mĂȘme temps sa source la plus intense de
satisfaction intime et de joie de vivre. Il lui faisait ressentir l’avant-goĂ»t
de cette volonté morale supérieure qu'il a si vigoureusement décrite dans
le dernier chapitre de son grand ouvrage. Son genre d’existence tout
entiÚre, réglé de bonne heure avec une minutie exacte et pour ainsi dire
mathĂ©matique, avait quelque chose d’hiĂ©ratique. Pour ne jamais s’en
Ă©carter, il renonça mĂȘme, dĂšs la fin de sa jeunesse, aux voyages dont il
s’était d'abord montrĂ© avide, ayant compris, Ă  l'instar du vieil Ulysse, que
rien n’est plus profitable, pour la formation sĂ©rieuse de l’esprit, que de
connaßtre « les villes et les hommes ». Etabli à Francfort, il y resta prÚs de
trente ans sans plus jamais en sortir.
Il est probable aussi que la façon de vivre de sa mÚre à Weimar avait
pesé de quelque poids sur ses déterminations,
Il ne se souvenait qu’avec trop d'amertume de sa maison ouverte à tout
venant, de la promiscuité fùcheuse de visiteurs comme le grand Goethe et
comme Frédéric Muller (plus tard, de Gerstenbergk), un mélange
d'homme de lettres et de « rastaquouÚre », qui prenait ses repas chez
Mme Schopenhauer, passait le plus clair de son temps en sa société, et
Ă©tait en rĂ©alitĂ© son amant, bien qu’il eĂ»t quatorze ans de moins qu’elle,
alors ornĂ©e de quarante-sept printemps; il n’avait que trop fidĂšlement
conservé la mémoire des scÚnes pénibles que provoquait cette fausse
situation, des dĂ©penses excessives, du dĂ©sordre matĂ©riel et de la gĂȘne
finale qui avaient rĂ©sultĂ© pour sa mĂšre de son genre d’existence trop Ă 
19 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

l’abandon. Lui, au contraire, il voulait vivre tout entier pour son Ɠuvre,
c’est-Ă -dire pour lui-mĂȘme, et il n'admettait pas que les voisins, les
passants, les demi-inconnus qu'un hasard amenait dans ses parages,
vinssent le distraire inopinément de son labeur, lui ravir une parcelle de
son temps si prĂ©cieux, s’initier Ă  ses habitudes intimes. Les hommes qui
travaillent avec les yeux fixĂ©s sur la postĂ©ritĂ©, dĂ©daignent et n’aperçoivent
mĂȘme pas les homuncules qui rampent Ă  leurs pieds. VoilĂ  pourquoi
Schopenhauer Ă©cartait de son cercle d’action les « intrus nausĂ©abonds ».
Et il avait en cela grandement raison, pensera tout homme sensé. Le
commencement de la sagesse, c'est d'Ă©viter les gens qui grouillent autour
de vous, de les fuir comme la peste, sauf quelques bien rares exceptions.
La grande majoritĂ© des habitants de la rue oĂč vous demeurez, du rayon
oĂč s'agite votre existence, qu’est-ce, en gĂ©nĂ©ral et chiffres en mains,
sinon, dans la proportion de dix-huit sur vingt, un ramassis de gens
ordinaires, insignifiants, boutiquiers, commis, employés, dixiÚmes de
lettrés souvent trÚs prétentieux, dont la fréquentation ne peut avoir
aucun charme pour l’homme d’une valeur intellectuelle quelque peu
sĂ©rieuse? Est-il quelque chose au monde de plus banal que tous ces genslĂ , esclaves du pain quotidien Ă  gagner, Ă  demi abĂȘtis par le mouvement
incessamment répété de diastole et de systole de leurs occupations
prosaïques, qui leur enlÚvent tout loisir et tout goût pour l'étude
dĂ©sintĂ©ressĂ©e, repassant perpĂ©tuellement Ă  travers le mĂȘme cercle d’idĂ©es
Ă©troites et mesquines, comme l’écureuil en cage Ă  travers son rond ?
Prenons le petit commerçant, par exemple. Sans doute, il joue un rÎle
indispensable dans la vie matérielle de ce monde, et, à ce point de vue, il
en est un facteur qui compte ; mais, il faut bien l'avouer, la nature de son
occupation journaliĂšre n'est pas faite pour entretenir chez lui la
dĂ©licatesse morale et la noblesse d’ñme; l’espoir d'un sou de plus Ă 
gagner, mĂȘme illicitement, en rognant sur la quantitĂ© ou en trompant sur
la qualitĂ©, constitue trop souvent son « idĂ©al » suprĂȘme. Aussi avait-il sa
raison d'ĂȘtre, cet adage de l’ancien rĂ©gime : « Le trafic dĂ©roge Ă  la
noblesse ». Non, ce n’est pas parce qu'ils marchent Ă©galement sur deux
pieds (et de quelle dimension, souvent !), que ces gens-lĂ  et les autres ont
le droit de se croire les Ă©gaux des hommes de valeur ! Qu'ils restent donc
chez eux, et vivent avec leurs pareils! Puisqu’ils se ressemblent, qu'ils
s’assemblent! Il convient toutefois d’excepter de cet ostracisme les
ouvriers habiles dans leur mĂ©tier, parce qu’ils ont quelque chose Ă  nous
apprendre à tous, nous donnent l’exemple d’un travail autrement
difficile, intelligent et mĂ©ritoire que celui d’un magasin ou d’un bureau,
pratiquent Ă  leur façon l’idĂ©al, et qu’un homme cultivĂ© peut, en un mot,
s’entretenir utilement avec eux. Michelet n’a-t-il pas Ă©mis jadis cette
assertion, qui fit alors beaucoup de bruit : « Un bon tailleur vaut trois
sculpteurs classiques » ? Ce qui est certain, c'est que de grands esprits,
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Diderot, GƓthe, Carlyle, — pour ne citer que ceux-ci, — recherchùrent la
frĂ©quentation des ouvriers, s’initiĂšrent Ă  leurs procĂ©dĂ©s, et qu'il en
rĂ©sulta pour eux un enrichissement de connaissances techniques, d’idĂ©es
et de style.
S’il vaut mieux en gĂ©nĂ©ral pour l'homme vivre isolĂ© et fermer sa porte
aux badauds, cela vaudrait mieux aussi pour la femme ; mais celle-ci est
l’animal grĂ©gaire par excellence, et il rĂ©sulte assez souvent pour elle, de
cette disposition innée, des désagréments qui rejaillissent jusque sur son
mari. Qui ne connaĂźt en effet de ces commĂšres, habitantes du mĂȘme
endroit, lesquelles, au lieu de s’occuper de leur mĂ©nage ou de leurs
enfants, de mettre Ă  profit un moment de loisir pour garnir par une
bonne lecture leur cerveau rudimentaire, passent le plus clair de leur
temps, dans la dĂ©tresse de leur tĂȘte vide d'idĂ©es et de notions acquises, Ă 
faire la navette de l'une chez l’autre, en se contant les nouvelles du coin
oĂč se dĂ©roule leur noble existence, en ressassant les histoires de ceux-ci
et de ceux-lĂ , en inventant les calomnies les plus saugrenues contre les
caractÚres un peu hauts qui se hérissent à leur approche, chacune
affirmant sa supĂ©rioritĂ© sur tous ses semblables, — sans parvenir Ă 
comprendre, les dĂ©plorables sottes, qu’elles sont, de tous les ĂȘtres
humains, les plus ridicules et les plus mĂ©prisables ? Et ce qui n’est pas le
cĂŽtĂ© le moins drolatique de leur baroque mentalitĂ©, c’est que, en dĂ©pit de
leur intimité apparente, elles n'ont cesse, à peine ont-elles changé de
milieu, de s’entre-dĂ©chirer Ă  belles dents. Parmi les « amies » quittĂ©es il y
a un instant, celle-ci, Ă  en croire telle ou telle, est bĂȘte et vulgaire, celle-lĂ 
ressent un appĂ©tit furieux pour l’homme, une troisiĂšme ne doit sa dot
qu’aux faillites rĂ©itĂ©rĂ©es de ses parents. Et ainsi de suite. Jugez de la
sĂ»retĂ© de relations qu’offrent toutes ces dames entre elles !
Maupassant nous a conté une amusante histoire de ce genre. Un
Parisien d’ñge mĂ»r, homme sĂ©rieux et distinguĂ©, quelque peu las de la vie
tumultueuse de la grande ville, va s’établir, en vue de jouir d'un calme
qu'il espùre complet, à une certaine distance de celle-ci. Il est d’un
caractĂšre assez peu liant et ne s’est nullement prĂ©occupĂ© des voisins que
le hasard lui donnait, bien décidé à en fréquenter le moins possible. Il ne
tarde pas à les connaütre plus qu’il ne voudrait : car ceux-ci viennent bien
vite Ă  lui. La curiositĂ© s’abat sur sa personne comme les corneilles sur les
noix. Des groupes Ă©tranges passent et repassent devant sa maison, pour
en scruter les mystĂšres probables, savoir qui y entre et qui en sort, si
blanchisseuse vient réguliÚrement, s'il ne reçoit pas de visites féminines
suspectes, et combien de fois par semaine il se rend dans la capitale, sans
doute pour se livrer Ă  ses passions libidineuses. Ces groupes sont
composés d'éléments hétérogÚnes qui forment un tableau exhilarant.
C’est une Ă©norme virago Ă  l’aspect falot, ex-lavandiĂšre jouant Ă  la grande
21 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

dame avec la grùce et le succÚs de Mme Angot, « point bégueule et forte en
gueule », professant le catéchisme poissard et la morale cynique, et
affectant de mener par le bout du nez son nigaud de mari. C’est un
monsieur qui cĂŽtoie la littĂ©rature, mais reste en marge d’elle, car il est
incapable d’écrire dix lignes qui se tiennent, et son Ă©rudition est si sure,
qu’il parle avec ostentation du Paradis perdu — de lord Byron, et croit
que Pierre Corneille Ă©tait le pĂšre — de son frĂšre Thomas. C’est une
seconde dame formant plein contraste physique avec la précédente,
longue comme un jour sans pain, le cou long, les bras longs, les pieds
longs, les dents longues, mais l’esprit court, pĂ©ronnelle arrogante et
autoritaire qui affiche des airs de duchesse évidemment hérités de sa
mĂšre, une ancienne laveuse de vaisselle. C’est le majestueux Ă©poux
d’icelle, un grand flandrin Ă  tĂȘte simiesque, « laid Ă  faire avorter une
femme vraiment », comme dit Victor Hugo, et que, dans l’ancienne
GrÚce, son pÚre, à cause de sa hideur, aurait jeté au barathrum; un
gratte-papier d’une vanitĂ© extravagante, qui se regarde comme un «
surhomme », — il a lu par hasard un jour quelque chose Ă  ce sujet dans
son journal, — tant sa haute situation sociale lui inspire de respect pour
son Ă©minente personne; c’est la caricature de Narcisse se mirant
perpĂ©tuellement dans l’eau. A ces groupes s’en mĂȘlent d’autres, dont une
bizarre famille d’albinos renfermant sept à huit femmes, mùre, filles,
tantes, cousines, oiseuses perruches Ă  l’Ɠil blafard et Ă©teint, mais Ă  la
langue vivace, trompettes sonores de l’endroit, au courant des moindres
Ă©vĂ©nements qui s’y passent, sachant aussitĂŽt que, dans telle maison, la
chienne vient de mettre bas. Il y a encore une dame « dans l’instruction
», officier d’AcadĂ©mie, s’il vous plaĂźt, en sa double qualitĂ© de professeur
de littérature et de cuisine, bas-bleu intolérant qui ne perd aucune
occasion de redresser les fautes de langage de ses interlocuteurs et en
mĂȘme temps de leur glisser les meilleures recettes pour la confection du
potage; — une toute petite femme grĂȘle, un schĂ©ma, une ombre, vacillant
sur les trop faibles assises de ses menus tibias, répétant à qui veut
l'entendre qu’elle est un « pur esprit », quoi qu’elle ait gratifiĂ© son mari
de dix ou douze enfants. Nous laissons de cÎté d'autres personnages non
moins plaisants — et dĂ©plaisants. Tel est l’épanouissement de la flore et
de la faune de ce dĂ©licieux ilot. La flore est bariolĂ©e, si elle n’est ni belle ni
de choix, et la faune offre un spectacle d'autant plus dĂ©sopilant, qu’elle
renferme plus de singes que d’aigles. C’est une vĂ©ritable galerie de
grotesques. Nous ne nous rappelons pas exactement la fin de l'histoire,
que nous avons lue il y a trĂšs longtemps ; on peut aller la chercher dans
les trente-cinq ou quarante volumes de Maupassant. Il nous semble que
l’infortunĂ© Parisien, que rien n'enchainait Ă  ce Landerneau assez peu
folichon, finit par se mettre en quĂȘte d'une rive plus riante, un peu moins
troublée par les coassements des stupides grenouilles, quoique ces vilains
animaux grouillent un peu partout.
22 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

Si nous avons assez longuement insisté, en suivant les traces de
Schopenhauer, sur les désagréments du bruit et les inconvénients de la
fréquentation des voisins, c'est que ce sont là deux points d'une réelle
importance, qui mĂ©ritent d’arrĂȘter l'attention de tout homme rĂ©flĂ©chi. On
peut dire que cette question offre un intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, et s'impose aux
prĂ©occupations de chaque ĂȘtre vivant. Ces considĂ©rations viennent
ajouter quelques grains de sagesse pratique aux aphorismes de notre
philosophe sur les conditions du bonheur dans l'existence.
Ainsi donc, et c’est la conclusion à laquelle il nous incite, si nous
voulons sauvegarder notre repos matériel et moral, rester maitres de
nous-mĂȘmes, tenons-nous, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, le plus loin possible de nos
voisins, qui sont rarement une élite, et avec la majorité desquels un
homme d'une valeur rĂ©elle, qui a une flamme au cƓur et des idĂ©es
personnelles dans la tĂȘte, n'a rien de bon Ă  gagner. GƓthe a, lui aussi,
Ă©mis un jour l’idĂ©e que « les personnes de pensĂ©e profonde et sĂ©rieuse
sont en mauvaise posture devant le public ». Numerus stultorum est
infinitus, a déjà dit la Bible. Et faisons nÎtre la phrase en anglais que
l’auteur du Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation aimait Ă  se
répéter : « I stood among them, but not of them ».
Oui, hérissons-nous comme le chat sauvage devant les « intrus
nauséabonds » qui tentent de nous prendre notre temps et de franchir le
mur de notre vie privée ; la fréquentation de ces gens-là est un danger
pour les bons esprits, qu’elle ne peut que diminuer. L’expĂ©rience
enseigne qu'un individu est d’autant plus sociable qu'il est plus dĂ©nuĂ© de
valeur intellectuelle et plus vulgaire4; car, dans le monde, on n’a guùre le
choix qu’entre l’isolement et la promiscuitĂ©. « Le bonheur, affirme
Aristote, appartient Ă  ceux qui se suffisent Ă  eux-mĂȘmes » (Morale Ă 
EudĂšme, VII, 2)5. TĂąchons donc d’arriver Ă  ce rĂ©sultat enviable, grĂące au
développement intensif de notre culture intellectuelle : car ce que
l’homme est contribue bien plus à son bonheur que ce qu’il a.
Ce huitiĂšme volume des Parerga et Paralipomena termine, nous
l’avons dit, la traduction de l’Ɠuvre. Nous avons donnĂ© celle-ci en entier,
sauf le fameux chapitre sur « l’amour, les femmes et le mariage », dĂ©jĂ 
Thomas Browne, le savant et humoristique Ă©crivain anglais du XVIIe siĂšcle, que ses
compatriotes ont comparé à notre Montaigne, a déjà fait cette remarque ingénieuse : « Des
cervelles qui ne pensent pas, qui n'ont pas appris Ă  supporter la solitude, sont une prison
pour elles-mĂȘmes, si elles ne sont pas en compagnie ». Et Robert Burton, dans son gros livre
étrange et si attrayant, The Anatomy of Melancholy (6e édit.. 1652), a qualiiié la solitude : «
un paradis, un ciel sur la terre, si l'on en use bien, bonne pour le corps, et meilleure pour
l'ùme ».
5 Scipion l’Africain aimait Ă  rĂ©pĂ©ter, si l’on en croit CicĂ©ron : « Nunquam minus otiosus quant
cum oliosus, nec minus solus quam cum solus».
4
23 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

publié par J. Bourdeau6, et les Aphorismes sur la sagesse dans la vie,
traduits antérieurement par J.-A. CantacuzÚne. Cette partie des Parerga,
disons-le Ă  cette occasion, constitue une Bible laĂŻque en raccourci oĂč l'on
trouve tout : rĂšgles de vie, principes de morale, conseils pratiques,
hygiĂšne de l’ñme, prĂ©sentĂ©s d’ordinaire sous l’aspect d'un breuvage un
peu amer, mais singuliÚrement sain et fortifiant. Schopenhauer s'y révÚle
un La Rochefoucauld allemand, aussi désabusé, mais beaucoup moins
sec et froid que celui-ci, aussi perspicace et profond, mais plus
imaginatif, plus attrayant. Pour posséder en entier les Parerga et
Paralipomena, il faut rattacher ces deux chapitres d’une Ă©tendue fort
inégale aux huit volumes de notre traduction.
Avant de prendre un congé définitif de notre auteur, sur lequel nous
avons exprimé déjà tant de jugements, nous voulons en reproduire
encore un d'autant plus intĂ©ressant, qu'il Ă©mane de lui-mĂȘme. Cette page
fait partie de fragments autobiographiques intitulĂ©s Î•ÎŻÏ‚ Î­Î±Ï…Ï„ÎżÎœ, qu’il
Ă©crivit Ă  diffĂ©rentes Ă©poques de sa vie, qui ne devaient paraĂźtre qu’aprĂšs
sa mort, et qu’il voulut Ă  la fin soustraire Ă  la publicitĂ©, sans doute parce
qu’il s'y Ă©tait confessĂ© avec trop de franchise. Mais Gwinner, chargĂ© de
détruire le manuscrit, en utilisa certaines portions pour sa consciencieuse
biographie, et Grisebach a rendu aux schopenhaueriens le service de
restituer l'ensemble d’une façon qui parait assez fidùle7. Voici donc
quelques-uns des aveux trĂšs suggestifs de notre philosophe « sur luimĂȘme » :
« L’énorme diffĂ©rence entre des hommes tels que moi et les autres, c'est
en grande partie que mes pareils ressentent un besoin pressant que ceuxci ne connaissent pas, et dont la satisfaction leur serait mĂȘme nuisible : le
besoin du loisir pour penser et étudier. Un homme né avec mes
dispositions n’a plus qu’une chose à souhaiter; c’est pouvoir, sa vie
entiĂšre, chaque jour et chaque heure, ĂȘtre lui-mĂȘme, et vivre pour son
esprit. Mais c'est lĂ  un souhait difficile Ă  rĂ©aliser dans un monde oĂč le
sort et la destination de l’homme sont tout diffĂ©rents, oĂč il nous faut
naviguer, comme entre Charybde et Scylla, entre la pauvreté qui nous
enlÚve tout loisir, et la richesse qui de toute façon nous gùte celui-ci...
« L’importance de l’homme intellectuel, de l’homme immortel en moi,
est si infiniment grande, comparĂ©e Ă  celle de l’individu, que j’ai toujours
immĂ©diatement rejetĂ© au loin mes soucis personnels, dĂšs qu’une pensĂ©e
philosophique s’agitait dans mon esprit. Car une telle pensĂ©e a toujours
Ă©tĂ© pour moi une chose trĂšs sĂ©rieuse, et tout le reste, Ă  cĂŽtĂ© d’elle, une
6
7

Schopenhauer, Pensées et fragments, 24e édition, pp. 71-115. Librairie Félix Alcan.
Schopenhauer’s GesprĂ€che, pp. 97-123.
24 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

plaisanterie. C’est la lettre de noblesse et de franchise de la nature. Le
bonheur des hommes ordinaires consiste dans l'alternative du travail et
de la jouissance, qui pour moi ne font qu’un. Aussi la vie des hommes de
mon espÚce est-elle nécessairement un monodrame...
« Dans un monde qui se compose, pour les cinq sixiÚmes au moins, de
coquins, de fous et d’imbĂ©ciles, la rĂšgle de conduite de chaque membre
du sixiĂšme restant doit ĂȘtre de se retirer d’autant plus loin qu’il diffĂšre
davantage des autres, et plus loin il se retire, mieux cela vaut pour lui. La
persuasion que le monde est un dĂ©sert oĂč l’on ne trouvera jamais de
société, doit devenir chez lui un sentiment habituel. Comme des murs
rĂ©trĂ©cissent l’horizon, qui ne s'Ă©largit de nouveau que devant des champs
et des plaines, ainsi la sociĂ©tĂ© rĂ©trĂ©cit mon esprit, et la solitude l’élargit...
En rÚgle générale, toute conversation, sauf avec un véritable ami et la
femme aimée, laisse un arriÚre-goût désagréable, un léger trouble de la
paix intime. Toute occupation personnelle de l'esprit, au contraire, laisse
une impression bienfaisante. Quand je m’entretiens avec les hommes, je
subis leurs opinions, le plus souvent fausses, plates ou mensongĂšres, et
exprimées dans le misérable langage de leur esprit. Quand je
m’entretiens avec la nature, elle met sous mes yeux, dans tout son Ă©clat et
en pleine vĂ©ritĂ©, l’essence de chaque chose, et me parle le langage de mon
esprit...
« Il y a eu de tout temps, chez les nations civilisées, une sorte de moines
naturels, des gens qui, dans la conscience de leurs facultés intellectuelles
supérieures, ont préféré la culture de ces facultés à tout autre bien, et ont
mené en conséquence une vie activement contemplative, dont les fruits
enrichirent ensuite l’humanitĂ©. Ils renoncĂšrent donc Ă  la richesse, au gain
matĂ©riel, Ă  la considĂ©ration mondaine, Ă  la possession d’une famille :
c’est là une loi de compensation. Tout en constituant par le rang la classe
la plus distinguĂ©e de l’humanitĂ©, que c’est un honneur pour chacun de
reconnaĂźtre, ils renoncent aux distinctions vulgaires avec une certaine
humilité extérieure analogue à celle des moines. Le monde est leur
couvent, leur ermitage. Ce qu’un homme peut ĂȘtre Ă  l'autre a des limites
trĂšs Ă©troites : en rĂ©alitĂ©, chacun est rĂ©duit Ă  soi-mĂȘme. Il s’agit
simplement de savoir quelle espĂšce d’homme est en cause. Si j’étais roi,
l’ordre que je donnerais le plus souvent et avec le plus d’insistance, par
rapport à ma personne, serait celui-ci : « Laissez-moi seul ! »... On a donc
beaucoup gagnĂ©, quand l'Age et l’expĂ©rience vous ont enfin donnĂ© une
vue nette de toute la bassesse morale et intellectuelle des hommes en
gĂ©nĂ©ral, parce qu'on n’éprouve plus la tentation de se livrer Ă  eux plus
qu’il n'est nĂ©cessaire, parce qu'on ne vit plus constamment dans un Ă©tat
de lutte qui ressemble Ă  celui que se livrent la soif et une tisane
repoussante, parce qu’on ne se laisse plus entraüner à l’illusion de
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s'imaginer les hommes comme on les dĂ©sire, mais qu’on se les reprĂ©sente
toujours comme ils sont ».
Ajoutons Ă  ces tĂ©moignages sur lui mĂȘme les derniĂšres lignes d’une trĂšs
courte notice écrite, en 1852, par Schopenhauer, pour le KonversationsLexicon de Meyer : « J'ai eu le bonheur, dit-il, de passer ma vie dans la
pleine indépendance et la jouissance illimitée de mon temps et de mes
forces, comme cela Ă©tait nĂ©cessaire aux Ă©tudes variĂ©es ainsi qu’à
l’élasticitĂ© et Ă  la libertĂ© d’esprit exigĂ©es par mes ouvrages ».
Enfin les « remarques de Schopenhauer sur lui-mĂȘme », qui donnent le
dernier chapitre du présent volume, complÚtent, par des coups de
pinceau ingénieusement distribués et d'un effet heureux, par des ajoutés
et des retouches habiles, le portrait de notre philosophe peint par luimĂȘme.
Evidemment, le caractĂšre et la maniĂšre de voir de celui-ci sur les choses
et sur les hommes, tels qu'ils se révÚlent à nous dans toutes ces pages de
lui, sortent de l’orniĂšre Ă  laquelle le gros des ĂȘtres humains est
accoutumé. Il est pessimiste, parce qu'il est une intelligence réfléchie et
profonde qui chercha de bonne heure la solution des problĂšmes qui se
posaient devant son esprit, et s’interrogea anxieusement au sujet des
contradictions et des tristesses de l’existence. Des hommes comme ceuxlĂ  peuvent jouir de la plus robuste santĂ©, possible, vivre dans l’éclat et la
splendeur, occuper mĂȘme un trĂŽne, comme il s’en est vu quelques
exemples, et ne goûter aucune satisfaction à ce qui rend précisément
heureux le restant des mortels. La vie est pour eux une Ă©nigme dont ils
veulent Ă  tout prix avoir le mot ; d’autre part, l’ « infĂ©licitĂ© » de celle-lĂ 
les affecte trop intimement, pour qu'ils puissent trouver une tranquillité
dans les représentations logiques et abstraites. En présence du spectacle
de l'indéniable souffrance humaine, ils se demandent avec désespoir ce
qu’elle signifie. Et quel est le sens de tout ce jeu de la nature, qui
commence avec la naissance et se termine avec la mort? C’est en scrutant
le mystùre de celle-ci, que le mystùre de la vie devient pour l’homme une
obsession. Aussi, avec son tempérament passionné, avide de pénétrer
l'essence des choses, est-ce le scalpel en main que notre philosophe
aborde la nature physique et morale, et quand les difficultés ne se
rĂ©solvent pas d'elles-mĂȘmes, il les tranche violemment. Ceux-lĂ  seuls qui
opĂšrent avec de pĂąles concepts et des notions usĂ©es, s’interposant entre
eux et la réalité de la vie, peuvent tenir ce monde pour le meilleur. Ce qui
est vrai, c’est que la nature ne connaĂźt qu’un but unique : la perpĂ©tuation
des espùces, la naissance et la mort, et ne se soucie en rien de l’individu,
qu’elle dĂ©chire impitoyablement Ă  tous les angles du chemin de la vie,
comme le tigre sa proie. Si l’on prĂ©tend que ce monde est le meilleur et le
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plus beau, il faut donc regarder comme quelque chose de bon et de beau
le mal impitoyable dont il est le théùtre, la souffrance individuelle des
créatures, la lutte atroce, dépourvue de signification compréhensible,
qu'elles se livrent entre elles. Ce n’est pas à ce fade et niais optimisme que
s’est jamais ralliĂ© l’auteur du Monde comme volontĂ© et comme
représentation.
Le tout récent et le plus complet historien français de la vie et de la
doctrine de Schopenhauer, M. Théodore Ruyssen, professeur à la Faculté
des lettres de l’UniversitĂ© de Bordeaux, conclut en ces termes sa trĂšs
sérieuse étude sur celui-ci :
« C’est sans doute pour n’avoir pas craint de poser le problĂšme du mal
sous sa forme la plus tragique, que Schopenhauer exerce encore sur tant
d’esprits un ascendant qui n’est sans doute pas prĂšs de dĂ©cliner. Il a
fourni le modÚle éminent d'une pensée intrépide et sincÚre jusqu'à la
duretĂ©, mais, en mĂȘme temps, pitoyable Ă  l’universelle misĂšre et animĂ©e
d’une sorte de charitĂ© fanatique. A cet Ă©gard, et quoi qu’on pense mĂȘme
des thĂšses essentielles du systĂšme, c’est se mettre Ă  bonne Ă©cole que de
suivre quelque temps les leçons de ce maßtre un peu rude. En un temps,
surtout, oĂč l’on est rassasiĂ© jusqu’au dĂ©goĂ»t d'un certain optimisme qui
nous inviterait Ă  rien moins qu’à nous laisser porter par le flot rĂ©gulier du
progrÚs, il est bon de relire telle page des « Suppléments », dont la
savoureuse amertume repose de ces fadeurs. Il n’est peut-ĂȘtre pas bon de
s’en tenir au pessimisme, mais il est d’une saine discipline intellectuelle
et morale de l'avoir traversĂ©. Car, aussi bien et mieux qu’à l’inerte
béatitude du nirvùna, il peut conduire au dédain de l'épreuve, à
l'acceptation du risque, Ă  l’action entreprenante et rĂ©formatrice. C’est en
ce sens que Nietzsche a pu reconnaßtre en Schopenhauer, à cÎté du génial
inventeur d’idĂ©es, un incomparable « Ă©ducateur » des intelligences et des
volontés. Car, de cette philosophie, on peut dégager sans peine une
Ă©thique d’effort et de saintetĂ©, Ă  la premiĂšre page de laquelle pourraient
figurer comme motto ces lignes des Parerga : « Une vie heureuse est
impossible ; le plus haut sommet auquel l’homme puisse s’élever est une
vie héroïque ».8
Le véritable mérite de Schopenhauer, dirons-nous de notre cÎté pour
conclure, c’est d’avoir reconnu que l’essence de l'homme est dans la
Schopenhauer, pp. 378-379, 1911, Paris FĂ©lix Alcan. — Ce volume fait partie de la
remarquable collection « Les grands philosophes », dirigée par C. Piat, qui renferme un
précédent volume de M. Ruyssen sur Kant, et qui comprendra les noms des penseurs
éminents de tous les temps et de tous les pays. Une vingtaine de monographies ont déjà été
publiées jusqu'ici : Socrate, Platon, Aristote, Philon, Saint Augustin, Avicenne, Saint Thomas
d'Aquin, Montaigne, Pascal, Malebranche, Maine de Biran, etc.
8
27 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

volontĂ©, d’avoir assignĂ© comme tĂąche Ă  la mĂ©taphysique de retrouver par
analogie, dans ce qui est donnĂ© par l’expĂ©rience, le monde donnĂ©
seulement comme reprĂ©sentation, d’avoir placĂ© l’épanouissement de
l'individualité dans le sentiment de la sympathie, et le noyau de la
religion dans l'abnĂ©gation de soi-mĂȘme. Il est ainsi devenu le
rĂ©formateur de la psychologie, de la mĂ©taphysique et de l’éthique.
Comme chaque constructeur de systÚmes, il a emprunté à son propre
fonds et Ă  celui de ses devanciers. Ce qu’il a tirĂ© uniquement de lui-mĂȘme
est probablement la partie la plus solide de son Ɠuvre. Son caractùre trop
absolu l’a entraĂźnĂ© Ă  des jugements trop dogmatiques et Ă  des
affirmations parfois peu justifiées. Aussi est-il advenu que la postérité a
dû réviser un certain nombre de ses doctrines, mais presque chacune de
celles-ci renferme un fond de vérité. Il s'est déchaßné avec la violence
d’un ouragan renversant tout ce qui faisait obstacle à son passage,
dĂ©truisant plus d’une demeure tranquille qui se croyait Ă  jamais Ă  l’abri
de la tempĂȘte, mais purifiant en dĂ©finitive l’atmosphĂšre philosophique
chargĂ©e d’une infinitĂ© de miasmes malsains. Ses idĂ©es se sont prĂ©cipitĂ©es
Ă  travers le monde comme un torrent intellectuel portant au loin la vie et
la fécondité. Par lui, la science de l'homme est redevenue une force
vivante. Il n’est guĂšre d’esprit sĂ©rieux, avide de scruter le problĂšme de
l’existence, qui, de nos jours, ait pu se dĂ©rober Ă  son influence et ne soit
plus ou moins pĂ©nĂ©trĂ© de ses vues, sans mĂȘme toujours savoir qu'il est le
pĂšre de celles-ci.
Voilà, quelques-unes des pensées que nous agitions dans notre cerveau,
quand, il y a un certain nombre d'annĂ©es, par une belle soirĂ©e d’étĂ©
finissant, alors que le soleil se couchait lentement dans les flots du Mein,
nous nous tenions, dans l'allée de chùtaigniers à gauche du cimetiÚre de
Francfort, devant la large table de granit belge noir, entourĂ©e d’une grille
en fer et bordĂ©e d’immortelles, sur laquelle on lit, sans aucune autre
mention, les deux simples mots : ARTHUR SCHOPENHAUER.
Tous les amis des arts connaissent la célÚbre gravure d'Albert Durer, «
Le Chevalier, la Mort et le Diable ». Un guerrier armé de toutes piÚces, sa
longue lance sur l’épaule, enveloppĂ© hermĂ©tiquement dans son armure,
les lÚvres serrées et le regard droit et dur, porté par un noble cheval et
accompagnĂ© de son beau chien fidĂšle, traverse la gorge d’une montagne,
un lieu sauvage et sinistre. A sa droite, la Mort, Ă©galement Ă  cheval, lui
présente railleusement son sablier; par derriÚre, un démon grotesque et
horrible Ă©tend vers lui avidement sa griffe ; Ă  ses pieds gĂźt un crĂąne
humain et rampe un saurien fantastique. Le chevalier ne bronche point,
et a mĂȘme l'air de ricaner. SĂ»r de lui-mĂȘme, fort de sa conscience, il
poursuit inflexiblement sa route. OĂč le mĂšnera-t-elle? Au triomphe ou Ă 
la ruine? Peu importe. En tout cas, ni la Mort ni le Diable ne sont
28 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

vainqueurs ; les puissances de l’enfer ont perdu leur crĂ©dit; le monde se
transforme.
Eh bien ! c’est à ce chevalier sans peur et sans reproche, qui fonce
intrĂ©pidement devant lui sans mĂȘme voir les pĂ©rils qui le guettent, que
Nietzsche, qui est fréquemment hanté par le souvenir de Schopenhauer,
compare celui-ci : « Il n'avait aucune espérance, mais il voulait la vérité.
Il n’a pas son Ă©gal »9.
Depuis la publication de notre premier volume des Parerga et
Paralipomcna, en 1905, jusqu’à la date actuelle, prĂšs de huit annĂ©es se
sont Ă©coulĂ©es. C’est lĂ  une forte branche dĂ©tachĂ©e du tronc de l’arbre de
la vie humaine. Ce grande évi spatium — pour parler avec Tacite —
rapproche l’interprĂšte du moment oĂč il ira rejoindre dans le repos son
MaĂźtre. Cette longue intimitĂ© avec le philosophe de la rĂ©signation n’a pas
été du moins stérile pour lui. Il lui doit, outre la trÚs utile mise en
application de certains préceptes pratiques de la sagesse humaine, un
enseignement d’un ordre plus idĂ©al. C’est l’enseignement le plus haut de
tous, celui qui apprend Ă  envisager froidement les contingences de la vie
et de la mort, qui ne sont que les deux termes logiques d’un processus
naturel et nĂ©cessaire, Ă  voir venir avec sĂ©rĂ©nitĂ© l’heure oĂč la Nature, qui
professe la mĂȘme indiffĂ©rence pour la disparition d’un ĂȘtre pensant que
pour la chute d’une feuille, dissoudra ses organes, et, dans son creuset
mystérieux, en fera surgir des éléments de vie nouveaux. A cette heure-là
cesseront les conflits douloureux de la chair et de l’esprit, l’antagonisme
des passions bonnes et mauvaises ; à cette heure-là s’harmoniseront dans
un Ă©tat d’ataraxie absolue les pĂ©nibles contradictions de l’existence
terrestre. Pourquoi donc la redouter? Pourquoi donc, au contraire, ne pas
l’accueillir en visiteuse consolatrice? Elle marque peut-ĂȘtre l'avĂšnement
de la vie véritable. Répétons-nous, avec le lyrique grec : « Nous sommes
Werke, t. I : Die Geburt der Tragödie, pp. 175-176.
Comme exemple de l'action exercée par Schopenhauer sur des esprits non prévenus et
simplement lettrés. P.-J. Möbius reproduit, dans son livre sur celui-ci (pp. 87-88), quelques
passages des lettres posthumes d'un M. de Villers, conseiller de légation saxon à Vienne, un
homme du monde aimable et sĂ©rieux, dont la rĂ©putation n’a d ailleurs pas franchi le cercle de
ses relations habituelles. Voici ces citations : « Je lis exclusivement Schopenhauer. On a
rarement Ă©crit avec tant d’esprit, de sorte que le sujet est presque indiffĂ©rent. Je veux dire
qu'aucun Allemand n’a jamais Ă©crit aussi Ă©lĂ©gamment. Sa colĂšre est amusante et distinguĂ©e Ă 
la fois, bien qu'excessivement grossiĂšre... J'aurais beaucoup Ă  dire sur lui et sur le plaisir qu'il
me cause. Je n'ai encore rien vu de plus spirituel sous une si belle forme ». Et quelques
années plus tard : « Je ne partage pas l'enthousiasme de tant de gens pour Schopenhauer.
Mais son sĂ©rieux amer, sa sĂ©vĂšre honnĂȘtetĂ© exercent sur moi une influence aromatique et
fortifiante comme des herbes sauvages. Je reconnais en lui l'ami qui ne flatte jamais, blesse
souvent, mais ne nous permet jamais d'Ă©chapper Ă  sa domination. Notre cƓur entier se
prend, quand cet ùpre critique nous fait sentir le Beau en termes simples et d'une façon
profondément impressive. Rien de plus émouvant que ce tendre hommage émanant d'une
bouche si amÚre ».
9
29 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

des Ă©phĂ©mĂšres. Qu’est-ce ĂȘtre, ou ne pas ĂȘtre ? Le rĂȘve d’une ombre, voilĂ 
l'homme », et avec Marc-AurÚle, le stoïcien couronné : « Il faut quitter la
vie d’un cƓur soumis, comme l’olive mĂ»re qui tombe en bĂ©nissant la
terre sa nourrice, et en rendant grñces à l’arbre qui l’a produite... Mourir
est aussi un des actes de la vie ; la mort, comme la naissance, a sa place
dans le systÚme du monde... Homme! tu as été citoyen dans la grande
citĂ©. Va-t-en donc avec un cƓur paisible : celui qui te congĂ©die est sans
colÚre ».
12 avril 1912. Auguste Dietrich.
30 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

ESSAI SUR LES APPARITIONS ET LES FAITS QUI S’Y RATTACHENT
Et crois-moi : n’aime
Pas trop le soleil ni les Ă©toiles.
Viens, descends avec moi dans le royaume sombre.
GOETHE.

Les spectres qui, au siĂšcle dernier, d’intelligence supĂ©rieure, quoiqu’en
pensent les prĂ©cĂ©dents, n’avaient pas tant Ă©tĂ© bannis que mĂ©prisĂ©s, ont
Ă©tĂ© dans ces vingt-cinq derniĂšres annĂ©es, comme l’avait Ă©tĂ© auparavant
dĂ©jĂ  la magie, rĂ©habilitĂ©s en Allemagne. Peut-ĂȘtre non sans raison. Les
preuves contre leur existence Ă©taient en effet, d’une part, mĂ©taphysiques,
c’est-Ă -dire appuyĂ©es sur une base incertaine; d’autre part, empiriques,
prouvant simplement que dans les cas oĂč l’on ne dĂ©couvrait aucune
tromperie accidentelle ou voulue, il n’existait rien non plus qui aurait pu
agir sur la rétine au moyen de la réflexion de la lumiÚre, ou sur le tympan
au moyen de la vibration de l’air. Ceci toutefois parle uniquement contre
la prĂ©sence de corps que personne non plus n’avait affirmĂ©e, et dont la
manifestation de la façon physique indiquĂ©e supprimerait la vĂ©ritĂ© d’une
apparition spectrale. L’idĂ©e mĂȘme d’un esprit veut que sa prĂ©sence nous
soit rĂ©vĂ©lĂ©e d’une tout autre maniĂšre que celle d’un corps. Ce
qu’affirmerait un visionnaire qui se comprendrait et s’exprimerait bien,
c’est seulement la prĂ©sence, dans son intellect intuitif, d’une image
absolument indiscernable de celle que produisent les corps par
l’entremise de la lumiĂšre et de ses yeux, et cependant sans la prĂ©sence
rĂ©elle de ces corps. Il en est de mĂȘme en ce qui concerne les choses
perceptibles à l’oreille, bruits, sons, voix, qui sont absolument semblables
Ă  ceux produits par les corps vibrants et par l’air, mais sans la prĂ©sence
ou le mouvement de ces corps. C’est prĂ©cisĂ©ment la source du
malentendu qui pĂ©nĂštre tout ce qu’on allĂšgue pour et contre la rĂ©alitĂ© des
apparitions. Cette distinction est malaisée et exige des connaissances
spĂ©ciales, mĂȘme un savoir philosophique et physiologique. Il s’agit en
effet de concevoir qu’une action semblable à celle d’un corps ne
prĂ©suppose pas nĂ©cessairement la prĂ©sence d’un corps.
Aussi devons-nous avant tout nous rappeler et ne jamais perdre de vue,
Ă  propos du sujet que je vais traiter, ce que j’ai frĂ©quemment et
minutieusement exposé10 à savoir que notre intuition du monde extérieur
n’est pas seulement sensorielle, mais qu’elle est surtout intellectuelle,
c’est-Ă -dire, pour exprimer la chose objectivement, cĂ©rĂ©brale. Les sens ne
En particulier dans mon traité Sur la quadruple racine de la raison suffisante, §21; et, en
outre, Sur la vision et les couleurs, § 1; Theoria colorum, II; Le monde comme volonté et
comme représentation, I, § 4; Ibid., chap. II.
10
31 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

donnent jamais plus qu’une pure sensation dans leur organe, soit une
matiĂšre trĂšs pauvre en elle-mĂȘme, de laquelle tout d’abord l'intelligence
construit, Ă  l’aide de la loi de causalitĂ© qui lui est connue Ă  priori et des
formes existant en elle Ă©galement Ă  priori, l’espace et le temps, ce monde
corporel. L’incitation Ă  cet acte intuitif naĂźt d’ailleurs, Ă  l’état Ă©veillĂ© et
normal, de l’impression sensorielle, puisque celle-ci est l’effet auquel
l’intelligence impute la cause. Pourquoi ne serait-il donc pas possible
qu’une incitation provenant d’un tout autre cĂŽtĂ©, c’est-Ă -dire de
l’intĂ©rieur, de l’organisme mĂȘme, ne pĂ»t parvenir une fois aussi au
cerveau et ĂȘtre Ă©laborĂ©e par celui-ci, comme celle-lĂ , Ă  l’aide de sa
fonction particuliÚre et conformément au mécanisme de celle-ci? AprÚs
cette élaboration, toutefois, la diversité de la matiÚre primitive ne serait
plus reconnaissable, pas plus que le chyle ne permet de discerner la
nourriture qui l’a prĂ©parĂ©. Un cas rĂ©el quelconque de ce genre soulĂšverait
immĂ©diatement cette question : la cause plus Ă©loignĂ©e de l’apparition
ainsi produite ne devrait-elle pas ĂȘtre cherchĂ©e plus loin que dans
l’intĂ©rieur de l’organisme? ou, toute impression sensorielle Ă©tant exclue,
cette cause ne pourrait-elle pas ĂȘtre une cause extĂ©rieure qui, dans ce cas,
il est vrai, n’aurait pas agi physiquement ou corporellement? Cela Ă©tant,
quel rapport l’apparition donnĂ©e pourrait-elle avoir avec une telle cause
extĂ©rieure Ă©loignĂ©e? c’est-Ă -dire, contiendrait-elle des indices sur celle-ci,
ou l’essence de cette derniĂšre serait-elle exprimĂ©e en elle? Nous serions
en conséquence amenés ici aussi, comme dans le monde corporel, à la
question du rapport du phénomÚne avec la chose en soi. Mais ceci est le
point de vue transcendantal, d’oĂč il pourrait peut-ĂȘtre rĂ©sulter que
l’apparition des esprits n’a ni plus ni moins d’idĂ©alitĂ© que l’apparition des
corps; or celle-ci, on le sait, constitue la base inĂ©vitable de l’idĂ©alisme et
ne peut en consĂ©quence ĂȘtre ramenĂ©e que par un long dĂ©tour Ă  la chose
en soi, c’est-Ă -dire Ă  ce qui est vĂ©ritablement rĂ©el. Nous avons reconnu
que cette chose en soi est la volonté. Cela donne donc lieu à la
supposition que peut-ĂȘtre celle-ci ne sert pas moins de base aux
apparitions des esprits qu’aux apparitions des corps. Toutes les
explications antérieures des apparitions des esprits ont été spiritualistes;
c’est comme telles qu’elles subissent la critique de Kant, dans la premiùre
partie de ses RĂȘves d’un visionnaire. Je tente ici une explication idĂ©aliste.
AprĂšs cette introduction synoptique aux recherches qui vont suivre, je
prends désormais la marche plus lente qui leur convient. Je remarque
seulement que je présuppose connus du lecteur les faits auxquels elles se
rapportent. Car, d’une part, il s’agit pour moi non de raconter ni
d’expliquer des faits, mais d’exposer la thĂ©orie de ceux-ci; d’autre part, il
me faudrait écrire un gros volume, si je voulais répéter toutes les
histoires de magnétisme, les visions, apparitions, etc., dont la matiÚre
sert de base à notre thÚme et qui ont été racontées déjà dans maints
32 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

ouvrages; enfin, je ne me sens non plus aucunement disposé à combattre
le scepticisme de l’ignorance, dont les comportements excessivement
habiles tombent de jour en jour dans le discrĂ©dit et n’auront bientĂŽt plus
cours que dans la seule Angleterre. Celui qui met aujourd’hui en doute les
faits du magnĂ©tisme animal et de sa clairvoyance, doit ĂȘtre qualifiĂ© non
d’incrĂ©dule, mais d’ignorant. J’exige encore davantage : je dois
prĂ©supposer que l’on connaĂźt au moins quelques-uns des ouvrages si
nombreux relatifs aux apparitions, ou que l’on est au courant de ce sujet
par quelque autre voie. Je ne donne mĂȘme les citations se rĂ©fĂ©rant Ă  ces
ouvrages, que lorsqu’il s’agit de faits spĂ©ciaux ou de points en litige. Au
reste, je me flatte tout d’abord que le lecteur, qui sans doute me connaüt
dĂ©jĂ  par d’autres cĂŽtĂ©s, estimera que, si j’admets certains faits comme
fondĂ©s, c’est que je les tiens de bonne source ou de ma propre expĂ©rience.
Il s’agit donc avant tout de savoir si des images intuitives, absolument
semblables Ă  celles qu’y provoque sur les sens extĂ©rieurs la prĂ©sence des
corps, peuvent véritablement prendre naissance dans notre intellect
intuitif, ou cerveau, sans cette influence. Par bonheur, un phénomÚne qui
nous est des plus familiers nous enlĂšve Ă  ce sujet le moindre doute : je
parle du rĂȘve.
PrĂ©tendre donner les rĂȘves comme de simples jeux de la pensĂ©e, de
simples images de la fantaisie, c’est tĂ©moigner d’un manque de rĂ©flexion
ou de loyauté; car, de toute évidence, ils en diffÚrent spécifiquement. Les
images de la fantaisie sont faibles, languissantes, incomplĂštes, partielles
et si fugitives, qu’on peut Ă  peine fixer dans sa mĂ©moire pendant
quelques secondes les traits d’un absent, et que mĂȘme le jeu le plus vif de
la fantaisie ne peut nullement entrer en comparaison avec la réalité
palpable que le rĂȘve met sous nos yeux. Notre facultĂ© de reprĂ©sentation,
dans le rĂȘve, dĂ©passe infiniment celle de notre imagination; chaque objet
intuitif y rĂȘve une vĂ©ritĂ©, un achĂšvement, une universalitĂ© logique qui
s’étendent jusqu’aux propriĂ©tĂ©s les plus essentielles, comme la rĂ©alitĂ©
elle-mĂȘme, dont la fantaisie reste infiniment Ă©loignĂ©e; aussi notre facultĂ©
de représentation nous procurerait-elle les tableaux les plus merveilleux,
si nous pouvions choisir l’objet de nos rĂȘves.
Il est tout Ă  fait faux de vouloir expliquer ceci par le trouble et
l’affaiblissement que l’impression simultanĂ©e du monde extĂ©rieur rĂ©el
fait subir aux images de la fantaisie; car mĂȘme dans le silence le plus
profond de la nuit la plus obscure, la fantaisie ne peut rien produire qui
se rapprocherait de cette perspicuité objective et de ce caractÚre vivant
du rĂȘve. En outre, les images de la fantaisie sont toujours amenĂ©es par
une association d’idĂ©es ou par des motifs, et accompagnĂ©es de la
conscience de leur libre arbitre. Le rĂȘve, au contraire, est lĂ  comme une
33 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

chose complĂštement Ă©trangĂšre, qui s’impose Ă  nous, Ă  l’instar du monde
extĂ©rieur, sans notre participation et mĂȘme contre notre volontĂ©. Les
surprises tout Ă  fait inattendues de ses processus, mĂȘme des plus
insignifiants, impriment Ă  ceux-ci le cachet de l’objectivitĂ© et de la rĂ©alitĂ©.
Tous ses objets apparaissent déterminés et nets, comme la réalité, non
seulement par rapport à nous, c’est-à-dire sous une seule superficie, ou
simplement en gros et dans les contours généraux; mais exactement
dessinĂ©s, jusqu’aux dĂ©tails les plus infimes et les plus accidentels, et les
circonstances accessoires qui sont souvent pour nous une gĂȘne et un
obstacle; chaque corps y projette son ombre, celle-ci tombe exactement
avec la pesanteur répondant à son poids spécifique, et chaque obstacle
doit ĂȘtre d’abord Ă©cartĂ©, juste comme dans la rĂ©alitĂ©. Le caractĂšre
complĂštement objectif du rĂȘve se montre en outre en ce que ses
processus s’accomplissent en gĂ©nĂ©ral contre notre attente, souvent
contre notre dĂ©sir, et provoquent mĂȘme parfois notre Ă©tonnement : en ce
que les personnages agissants se comportent envers nous avec un
manque rĂ©voltant d’égards; bref, dans l’exactitude dramatique purement
objective des caractĂšres et des actes, qui a donnĂ© lieu Ă  l’observation
spirituelle que chacun de nous, au cours d’un rĂȘve, est un Shakespeare.
Cette mĂȘme omniscience en nous qui fait que, en rĂȘve, chaque corps
naturel agit en conformité exacte de ses propriétés essentielles, a aussi
pour consĂ©quence de faire agir et parler chaque ĂȘtre humain en pleine
conformitĂ© de son caractĂšre. Aussi, par suite de tout cela, l’illusion
provoquĂ©e par le rĂȘve est-elle si forte, que la rĂ©alitĂ© mĂȘme, que nous
retrouvons à notre réveil, doit souvent commencer par lutter, et a besoin
de temps pour arriver Ă  nous convaincre de l’importance du rĂȘve qui s’est
produit, mais qui dĂ©jĂ  n’existe plus. En ce qui concerne le souvenir, nous
sommes parfois en doute, quand il s’agit de faits insignifiants, si nous les
avons rĂȘvĂ©s ou s’ils sont rĂ©ellement arrivĂ©s. Quand, au contraire, on
doute si quelque chose est arrivĂ© ou si on se l’est seulement imaginĂ©, on
jette sur soi le soupçon de folie. Tout cela dĂ©montre que le rĂȘve est une
fonction absolument particuliĂšre de notre cerveau, qui diffĂšre
complùtement de l’imagination pure et de sa rumination. Aristote dit
aussi : τό έΜύπΜÎčόΜ ÎŹÎčσΞηΌα, Ï„ÏÏŒÏ€ÎżÎœ τÎčÎœÎŹ (Somnium quodammodo
sensum est) (De somno et vigilia, chap. II). Il remarque de plus
exactement et finement que, dans le rĂȘve mĂȘme, nous continuons Ă  nous
reprĂ©senter par la fantaisie les choses absentes. Mais il s’ensuit de lĂ  que,
pendant le rĂȘve, la fantaisie continue Ă  ĂȘtre disponible, et n’est donc pas
elle-mĂȘme le mĂ©dium ou organe du rĂȘve.
D’autre part, le rĂȘve a une ressemblance incontestable avec la folie. Ce
qui distingue en effet la conscience rĂȘvante de la conscience Ă©veillĂ©e, c’est
le manque de mémoire, ou plutÎt de ressouvenir cohérent et raisonné.
Nous nous rĂȘvons dans des situations et des circonstances Ă©tonnantes et
34 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

impossibles, sans qu’il nous vienne l’idĂ©e de rechercher les rapports de
celles-ci avec ce qui est absent et les causes de leur apparition; nous
accomplissons des actes sans rime ni raison, parce que nous ne nous
rappelons pas ce qui s’oppose à eux. Des gens morts depuis longtemps
continuent Ă  figurer vivants dans nos rĂȘves, parce que nous oublions
alors qu’ils n’existent plus. Souvent nous nous retrouvons dans les
circonstances de notre premiĂšre jeunesse, au milieu de nos relations
d’alors : c’est que tous les changements et toutes les transformations
advenus depuis cette Ă©poque sont mis en oubli. Il semble donc vraiment
que dans le rĂȘve, alors que toutes les forces de l’esprit sont en activitĂ©, la
mĂ©moire seule n’est pas trĂšs disponible. C’est en cela justement que
consiste sa ressemblance avec la folie, qui, ainsi que je l’ai montrĂ© (Le
monde comme volonté et comme représentation, livre III, § 36, et Ibid.,
chap. XXXIIl), est imputable pour l’essentiel Ă  un certain Ă©branlement de
la facultĂ© du souvenir. De ce point de vue, on peut donc considĂ©rer le rĂȘve
comme une courte folie, la folie comme un long rĂȘve. En rĂ©sumĂ©, le rĂȘve
contient l’intuition de la rĂ©alitĂ© prĂ©sente d’une façon complĂšte et mĂȘme
minutieuse : par contre, notre horizon y est trÚs borné, puisque ce qui est
absent et passĂ©, mĂȘme imaginĂ©, ne tombe que peu dans la conscience.
De mĂȘme que toute modification dans le monde rĂ©el ne peut
absolument se produire que par suite d’une autre qui l’a prĂ©cĂ©dĂ©e, - sa
cause premiĂšre -, l’entrĂ©e dans notre conscience des pensĂ©es et des
représentations est assujettie, elle aussi, au principe de la raison
suffisante. Elles doivent donc ĂȘtre provoquĂ©es ou par impression
extĂ©rieure sur les sens, ou, d’aprĂšs les lois de l’association (voir
Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation, chap.
XIV), par une pensée antérieure à elles; autrement, elles ne pourraient se
produire. Or, les rĂȘves aussi, en ce qui concerne leur production, doivent
ĂȘtre assujettis, en une maniĂšre quelconque, Ă  ce principe de la raison
suffisante, comme au principe sans exception de l’indĂ©pendance et de la
conditionnalité de tous les objets existant pour nous; seulement, en
quelle maniùre lui sont-ils assujettis, c’est ce qu’il est trùs difficile de
dĂ©terminer. La condition caractĂ©ristique et essentielle du rĂȘve, c’est le
sommeil, c’est-Ă -dire la suppression de l’activitĂ© normale du cerveau et
des sens. C’est seulement quand cette activitĂ© chĂŽme, que le rĂȘve peut se
produire, - absolument comme les images de la lanterne magique ne
peuvent apparaĂźtre, tant qu’on n’a pas fait l’obscuritĂ© dans la chambre. La
production, et, partant, la matiĂšre du rĂȘve, ne proviennent donc pas
avant tout d’impressions extĂ©rieures sur les sens; des cas isolĂ©s oĂč, dans
un lĂ©ger sommeil, des sons et mĂȘme des bruits extĂ©rieurs ont pĂ©nĂ©trĂ©
jusqu’au sensorium et ont influencĂ© le rĂȘve, sont des exceptions spĂ©ciales
dont je ne tiens pas compte ici. Mais il est trĂšs remarquable que les rĂȘves
ne sont pas non plus produits par une association d’idĂ©es. Ou ils naissent,
35 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

en effet, au milieu d’un profond sommeil, ce repos du cerveau, que nous
avons toute cause de regarder comme complet, c’est-à-dire comme
absolument inconscient, - ce qui Ă©carte mĂȘme toute possibilitĂ© d’une
association d’idĂ©es; ou ils naissent du passage de la conscience Ă©veillĂ©e au
sommeil, c’est-Ă -dire quand on s’endort; en rĂ©alitĂ©, ils ne cessent ici
jamais complùtement, et nous fournissent ainsi l’occasion de nous
convaincre pleinement qu’ils ne sont reliĂ©s par aucune association d’idĂ©es
aux reprĂ©sentations de l’état de veille, mais laissent intact le fil de cellesci, pour prendre tout Ă  fait ailleurs, nous ne savons oĂč, leur matiĂšre et
leur occasion. Ces premiers songes de l’ĂȘtre qui s’endort sont toujours,
comme il est facile de l’observer, sans aucun rapport avec les pensĂ©es au
milieu desquelles il s’est endormi, et mĂȘme leur sont tellement opposĂ©s,
qu’ils semblent avoir choisi, à dessein, parmi toutes les choses du monde,
précisément ce qui nous préoccupait le moins; voilà pourquoi ceux qui y
rĂ©flĂ©chissent sont forcĂ©s de se demander par quoi peuvent bien ĂȘtre
déterminés leur choix et leur nature. Ils ont en outre ce caractÚre
distinctif,- comme le remarque trĂšs finement et trĂšs exactement
Burdach11 dans sa Physiologie, tome III, - de ne représenter aucun
événement cohérent, et de ne pas nous faire jouer, en général, un rÎle à
nous-mĂȘme, comme dans les autres rĂȘves; ils ne sont qu’un spectacle
purement objectif, consistant en tableaux isolés qui surgissent
soudainement lorsqu’on s’endort, ou aussi des processus trùs simples.
Comme nous nous réveillons souvent aussitÎt, nous pouvons nous
convaincre pleinement qu’ils n’ont jamais la moindre ressemblance,
l’analogie la plus Ă©loignĂ©e ou une relation quelconque avec les pensĂ©es
encore prĂ©sentes il y a un instant, mais qu’ils nous surprennent plutĂŽt
par l’inattendu de leur contenu. Celui-ci, en effet, est aussi Ă©tranger au
cours de notre pensĂ©e antĂ©rieure que n’importe quel objet de la rĂ©alitĂ©
qui, Ă  l’état de veille, tombe tout Ă  coup, de la façon la plus accidentelle,
sous notre perception; souvent on a Ă©tĂ© le chercher si loin, on l’a choisi si
bizarrement et tellement Ă  l’aveuglette, qu’on le croirait tirĂ© au sort ou
amené par un coup de dé. Donc, le fil que le principe de la raison
suffisante nous met en main, nous semble ĂȘtre coupĂ© ici aux deux bouts,
l’intĂ©rieur et l’extĂ©rieur. Mais ceci n’est ni possible ni imaginable. Il faut
nécessairement une cause qui amÚne ces visions et les détermine. Elle
devrait en conséquence exactement expliquer pourquoi moi, par
exemple, qui, jusqu’au moment de m’endormir, ai Ă©tĂ© occupĂ© par de tout
autres pensĂ©es, je vois s’offrir Ă  moi, tout Ă  coup, un arbre en fleur
doucement agité par le vent, une autre fois une servante avec un panier
sur la tĂȘte, une autre fois encore une troupe de soldats, etc.
Disciple de Schelling, K.F. Burdach (1776-1847) s’occupa particuliùrement des fonctions du
systÚme nerveux et de psychologie; il a laissé son nom aux cordons ou faisceaux de Burdach,
cordon postérieur de la moelle épiniÚre.
11
36 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s

L’excitation du dehors par les sens, aussi bien que celle du dedans par
les pensĂ©es, Ă©tant ainsi, dans la production des rĂȘves, soit que l’on
s’endorme ou que le sommeil ait dĂ©jĂ  lieu, supprimĂ©e pour le cerveau, ce
siÚge et cet organe unique de toutes les représentations, il ne nous reste
plus qu’une seule hypothùse : c’est que celui-là reçoit une pure excitation
physiologique de l’intĂ©rieur de l’organisme. Deux voies sont ouvertes au
cerveau pour l’influence de ce dernier : celle des nerfs et celle des
vaisseaux. La force vitale s’est, pendant le sommeil, c’est-Ă -dire l’arrĂȘt de
toutes les fonctions animales, concentrée complÚtement dans la vie
organique, et s’occupe à peu prùs exclusivement, tandis que la
respiration, le pouls, la chaleur et presque toutes les sécrétions subissent
quelque diminution, de la lente reproduction, de la réparation de tout ce
qui est usé, de la cure de toutes les blessures et de la suppression de tous
les désordres; le sommeil est donc le temps pendant lequel la vis naturÊ
medicatrix amĂšne, dans toutes les maladies, les crises salutaires qui
triomphent ensuite du mal existant, et au bout duquel le malade s’éveille,
soulagé et joyeux, avec le sentiment certain de la guérison qui approche.
Il opĂšre aussi de mĂȘme chez l’ĂȘtre sain, mais Ă  un degrĂ© infiniment
moindre, sur tous les points oĂč cela est nĂ©cessaire.
Celui-ci aussi, en s’éveillant, Ă©prouve un sentiment de bien-ĂȘtre et de
rénovation; le cerveau particuliÚrement a, dans le sommeil, reçu sa
nutrition, ce qui ne peut advenir Ă  l’état de veille; la consĂ©quence en est le
rétablissement de la clarté de la conscience. Toutes ces opérations sont
soumises Ă  la direction et au contrĂŽle du systĂšme nerveux plastique,
c’est-Ă -dire des grands ganglions qui, rĂ©unis dans toute la longueur du
tronc par les cordes nerveuses, constituent le nerf grand sympathique ou
le foyer nerveux interne. Ce foyer est tout à fait séparé et isolé du foyer
nerveux externe, le cerveau, qui assume exclusivement la direction des
circonstances externes, et qui a, pour cette raison, un appareil nerveux
dirigé vers le dehors et des représentations occasionnées par lui; de sorte
que, Ă  l’état normal, ses opĂ©rations ne parviennent pas Ă  la conscience, ne
sont pas senties. Il a aussi un faible rapport médiat avec le systÚme
cérébral, par des nerfs minces et qui débouchent de loin. Dans les états
anormaux, ou quand il y a lĂ©sion des parties internes, l’isolation de ceuxlĂ  est interrompue en un certain degrĂ©, et ils pĂ©nĂštrent dans la conscience
sous forme de chaleur plus ou moins vive. Au contraire, Ă  l’état normal et
sain, les processus et les mouvements qui s’opùrent dans l’atelier si
compliqué et si actif de la vie organique, la marche en avant facile ou
pĂ©nible de celle-ci, ne laissent parvenir dans le sensorium qu’un Ă©cho
extrĂȘmement faible et en quelque sorte perdu. Dans la veille, quand le
cerveau est pleinement occupĂ© de ses propres opĂ©rations, c’est-Ă -dire
reçoit des impressions extérieures qui lui apportent des intuitions, quand
il pense, cet Ă©cho n’est pas perçu; il a tout au plus une influence secrĂšte et
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  • 1.
  • 2. Arthur Schopenhauer Essai sur les apparitions et opuscules divers Parerga et Paralipomena Traduit par Auguste Dietrich, 1912 NumĂ©risation et mise en page par Guy Heff Otobre 2013 www.schopenhauer.fr
  • 3. TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE .................................................................................................................................. 4 ESSAI SUR LES APPARITIONS ET LES FAITS QUI S’Y RATTACHENT...................... 30 SUR LE BRUIT ET LE VACARME ...................................................................................... 99 ALLÉGORIES, PARABOLES ET FABLES ........................................................................ 103 REMARQUES DE SCHOPENHAUER SUR LUI-MÊME .................................................. 109
  • 4. 4|Essai sur les apparitions et opuscules divers PRÉFACE C'est un Schopenhauer assez inattendu, et, on peut le dire, tout nouveau, que nous prĂ©sentons aujourd’hui au lecteur. L’ « Essai sur les apparitions », qui ouvre le prĂ©sent volume,— le dernier des Parerga et Paralipomena — tĂ©moigne que son auteur, quoique philosophe intĂ©gral, ou plutĂŽt pour cette raison mĂȘme, ne rĂ©solvait pas si aisĂ©ment et d'un cƓur lĂ©ger tous les problĂšmes que soulĂšve l’existence du monde et de l'homme, toutes les questions qui s’agitent obscurĂ©ment au fond de l’ĂȘtre, et qu’il se disait, dans son for intĂ©rieur, avec Hamlet, qu’ « il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, qu’il n’en est rĂȘvĂ© dans la philosophie ». En prĂȘtant une attention sĂ©rieuse aux phĂ©nomĂšnes dits psychiques, au lieu de les rejeter a priori, comme dĂ©nuĂ©s jusque-lĂ  de base suffisamment scientifique, Schopenhauer a, d’une part, Ă©largi le domaine de la philosophie ; et, d’autre part, grĂące Ă  cette Ă©troite porte laissĂ©e ouverte sur l’invisible, il a donnĂ© en mĂȘme temps satisfaction aux besoins de beaucoup d’ñmes, hantĂ©es avec une obsession plus ou moins angoissante par la prĂ©occupation des choses occultes et de l’au-delĂ  terrestre. Ce n’était d'ailleurs pas la premiĂšre fois que ce thĂšme captivant Ă©tait l'objet, en Allemagne, d’un examen « philosophique ». DĂšs 1766, Kant avait publiĂ©, sous l’anonymat, un opuscule : Les rĂȘves d’un visionnaire Ă©claircis par les rĂȘves de la mĂ©taphysique (TrĂ€ume eines Geistersehers, erlĂ€utert durch TrĂ€ume der Metaphysik), dans lequel il admet entre les esprits une loi d'universelle dĂ©pendance, analogue Ă  la loi de l’attraction assignĂ©e par Newton aux substances matĂ©rielles. « Dans les mobiles les plus intimes, dit-il, nous nous trouvons dĂ©pendre de la rĂšgle de la volontĂ© universelle, et il en rĂ©sulte, dans le monde de toutes les natures pensantes, une unitĂ© morale et une constitution mathĂ©matique suivant des lois purement spirituelles. » Il va mĂȘme jusqu'Ă  affirmer que « le sentiment moral est le sentiment de cette subordination de la volontĂ© particuliĂšre Ă  la volontĂ© universelle », la traduction par la conscience individuelle de l'effort commun des esprits vers l'unitĂ© morale. Cette affirmation fait ainsi entrevoir, pour l'action morale, la possibilitĂ© de se rĂ©aliser pleinement dĂšs cette vie dans un univers spirituel, ou noumĂ©nal, comme l'aurait nommĂ© plus tard le philosophe : car cette rapide lueur est en quelque sorte la premiĂšre esquisse de la distinction du « phĂ©nomĂšne » et du « noumĂšne », que la Critique de la raison pure ne tardera pas Ă  fonder. Kant, dont l’opuscule a surtout en vue l’illuminisme du fameux Swedenborg, est loin, du reste, d’accorder grande crĂ©ance aux
  • 5. 5|Essai sur les apparitions et opuscules divers Ă©lucubrations du thĂ©osophe suĂ©dois. Il dĂ©clare au contraire que les visions de celui-ci ne sont que des images projetĂ©es au dehors par un cerveau malade, et il conclut ironiquement qu’un bon purgatif en aurait aisĂ©ment raison. Il pose toutefois ici des principes qui peuvent aboutir logiquement Ă  l’acceptation de 1’occultisme. « J’avoue, dit-il, que j’incline fort Ă  affirmer dans le monde l’existence de natures immatĂ©rielles, et Ă  placer mon Ăąme mĂȘme dans la classe de ces ĂȘtres. » « En consĂ©quence, il faudrait regarder l’ñme humaine comme reliĂ©e, dĂšs la vie prĂ©sente, Ă  deux mondes Ă  la fois, mais, de ces deux mondes, dĂšs qu’elle est parvenue Ă  l’unitĂ© personnelle, grĂące Ă  un corps, elle ne perçoit clairement que le monde matĂ©riel » « Il n’y a donc qu’un seul sujet, qui forme un membre du monde visible et invisible Ă  la fois, mais ce n’est pas la mĂȘme personne, parce que les reprĂ©sentations de l’un de ces mondes, par suite de sa nature diffĂ©rente ne sont aucunement des idĂ©es accompagnatrices de celles de 1’autre monde, et, en consĂ©quence, ce que je me reprĂ©sente comme esprit n’est pas reconnu par moi comme ĂȘtre humain, et rĂ©ciproquement. » Un ouvrage postĂ©rieur de Kant, Leçons sur la psychologie, est plus explicite et plus net encore Ă  cet Ă©gard. On y trouve ces assertions Ă  tournure scolastique : « La vie consiste dans le commercio de l’ñme avec le corps. Le commencement de la vie est le commencement du commercii, la fin de la vie est la fin du commercii. Le commencement du commercii est la naissance, la fin du commercii est la mort. La durĂ©e du commercii est la vie. Le commencement de la vie est la naissance ; celleci toutefois est non le commencement de la vie de l'Ăąme, mais celui de la vie de l’ĂȘtre humain. La fin de la vie est la mort ; celle-ci toutefois est non la fin de la vie de l’ñme, mais la fin de la vie de l’ĂȘtre humain. Naissance, vie et mort ne sont donc que des Ă©tats de l’ñme ». « En consĂ©quence, la substance demeure, quand le corps disparaĂźt, et la substance doit donc avoir existĂ© aussi, quand le corps a pris naissance. » « La vie chez l’homme est double : il y a la vie animale et la vie spirituelle. La vie animale est la vie de l’ĂȘtre humain, comme tel; et ici le corps est nĂ©cessaire, pour que l’ĂȘtre humain vive. L’autre vie est la vie spirituelle, dans laquelle l’ñme, indĂ©pendante du corps, doit continuer a exercer ces mĂȘmes actes de la vie. » Schelling, dont le systĂšme de 1’ « identitĂ© » n'est guĂšre que le systĂšme de Fichte fondu avec celui de Spinoza, se rallia aux vues de Kant en cette matiĂšre : l'objet et le sujet, le rĂ©el et l'idĂ©al, la nature et l’esprit Ă©tant identiques pour lui dans l'absolu, considĂ©rĂ© comme crĂ©ateur du principe idĂ©al, il Ă©tendit sa thĂ©orie jusqu'Ă  l’étude des forces occultes, qu’il traita
  • 6. 6|Essai sur les apparitions et opuscules divers en tout sĂ©rieux, mais en tombant bien vite dans le mysticisme. Quoi qu’il en soit, Schopenhauer, devenu pour ce fait mĂȘme moins sĂ©vĂšre Ă  son Ă©gard, lui rendit Ă  sa mort, en 1854, le tĂ©moignage qu'il avait « essentiellement amĂ©liorĂ© et fait progresser la conception de la nature ». En 1848, les AmĂ©ricains avaient introduit en Europe, et tout d'abord en Allemagne, les phĂ©nomĂšnes dĂ©nommĂ©s par eux « spiritualitĂ©s ». Lorsque, dans l’hiver de 1834, le cĂ©lĂšbre magnĂ©tiseur italien Regazzoni vint donner des sĂ©ances Ă  Francfort, Schopenhauer les suivit avec la plus grande attention : et bien que les expĂ©riences du magnĂ©tiseur fussent sur plus d’un point sujettes Ă  caution, il prit en dĂ©finitive parti pour elles. Un physiologiste connu ayant mĂȘme entrepris de dĂ©masquer Regazzoni comme « charlatan », Schopenhauer se rangea Ă©nergiquement du cĂŽtĂ© de ce dernier, et ne mĂ©nagea pas, dans ses conversations et dans ses lettres, ses attaques contre les « mĂ©dicastres », qui ne voyaient pas plus loin que leur petit savoir positif terre Ă  terre1. Hostile comme il le fut de tout temps Ă  la conception mĂ©canique de la nature, qui, avec les hĂ©gĂ©liens de l'extrĂȘme-gauche et surtout les matĂ©rialistes irrĂ©ductibles tels que Moles-chott et Louis Buchner, allait s’implanter en Allemagne pour une durĂ©e d'un demi-siĂšcle, il se reprit d'une belle ardeur pour l'Ă©tude des faits de l’hypnotisme, du somnambulisme et du spiritisme, qui l'avaient prĂ©occupĂ© et intĂ©ressĂ© de longue date. Son « Essai sur les apparitions » est le fruit d’observations et de recherches poursuivies pendant beaucoup d'annĂ©es. Son livre sur La volontĂ© dans la nature, publiĂ© en 1836, renferme dĂ©jĂ  un chapitre Ă©tendu sur « le magnĂ©tisme animal et la magie ». S'il n'avait pas lu, cela va sans dire, les trente mille volumes qui, d'aprĂšs le professeur bernois Maximilien Perty, constituent la « littĂ©rature » des sciences occultes, il connaissait au moins les principales sources, celles qui forment la base de cette Ă©tude. Son « Essai » et toutes les indications Ă  cet Ă©gard rĂ©pandues dans ses autres ouvrages, le prouvent surabondamment. Une prĂ©disposition naturelle portait d'ailleurs Schopenhauer Ă  prĂȘter une vive attention aux phĂ©nomĂšnes de l’occultisme. Au plus profond de son cƓur, en effet, et quoi que sa raison fit pour s’en dĂ©fendre, il crut toute sa vie aux pressentiments, aux rĂȘves fatidiques, aux hallucinations hypnagogiques. On sait combien, malgrĂ© sa robuste constitution physique, sa nature psychique Ă©tait sensitive et excitable. Cet « Essai sur les apparitions », qu’on pourrait croire, si l’on n'Ă©tait pas renseignĂ©, un chapitre isolĂ© et un peu fantaisiste dans l’ensemble de son 1 W. Gwinner, Schopenhauer’s Leben, pp.80-581.
  • 7. 7|Essai sur les apparitions et opuscules divers Ɠuvre, se rattache au contraire Ă  celle-ci tout entiĂšre par le lien le plus Ă©troit. Il est philosophique au premier chef. II ne s’y agit en effet de rien moins, pour l’auteur du Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation, que de confirmer par les faits des rĂȘves prophĂ©tiques et de la clairvoyance somnambulique, sa doctrine de l’idĂ©alitĂ© du temps et de l’espace. Bien entendu, il prĂ©suppose dĂ©montrĂ©e Ă  priori l'identitĂ© de celui-ci et de celui-lĂ , ainsi que de la causalitĂ©. Si le temps Ă©tait une forme des choses en soi, il ne pourrait, dans l’état de clairvoyance, ĂȘtre franchi ; et cet Ă©tat supprime l’espace avec ses distances, qui interviennent plus frĂ©quemment que celles du temps. C’est uniquement sur cette base que les faits occultes semblent explicables Ă  Schopenhauer. En un mot, s’il attache une si grande importance aux phĂ©nomĂšnes de l’occultisme, c’est qu’il trouvait en eux la confirmation de sa mĂ©taphysique. Elle seule, en effet, par son principe, — la volontĂ© unique et inconditionnĂ©e, — est capable de rendre compte de ces phĂ©nomĂšnes. Si les tables remuent, c’est Ă©videmment la volontĂ© qui les met en mouvement, ou qui, plutĂŽt, se manifeste dans leurs mouvements. Bref, cette « mĂ©taphysique expĂ©rimentale et pratique », comme Bacon a dĂ©jĂ  dĂ©fini les sciences occultes avec ses effets « magiques », c’est-Ă -dire indĂ©pendants de l'espace et du temps, corroborait sa doctrine de l'unitĂ© intĂ©rieure de l’omnivolontĂ©. Sans admettre toutes les fantaisies plus ou moins extravagantes auxquelles donnaient alors lieu ces questions, il n’hĂ©sitait pas Ă  dĂ©clarer que celui qui, aujourd'hui, met en doute les faits du magnĂ©tisme animal et de sa clairvoyance, doit ĂȘtre qualifiĂ© non seulement d'incrĂ©dule, mais aussi d'ignorant, et que le susdit magnĂ©tisme, s'il propose pour l'instant plus d’énigmes qu'il n’en rĂ©sout, constitue, au point de vue philosophique, la plus riche et la plus suggestive des dĂ©couvertes. Sa croyance en matiĂšre d'occultisme s'Ă©tendait d’ailleurs trĂšs loin. S'il est persuadĂ©, par exemple, que des vivants, mais particuliĂšrement des mourants, peuvent provoquer des visions chez des personnes Ă©trangĂšres, la seule chose qui reste pour lui problĂ©matique, c’est de savoir si un mort le peut aussi. Ce sujet revenait frĂ©quemment dans sa conversation. FrauenstĂŠdt raconte qu'il lui citait un jour plusieurs cas d'action magique de la volontĂ© sur d’autres personnes, qui en restaient comme annihilĂ©es; une malĂ©diction Ă©mise paralysait aussitĂŽt les uns, faisait boiter les autres, etc. Il est d’ailleurs plus facile, ajoutait-il, d'agir sur les animaux que sur les hommes, parce que, comme le dit Paracelse, l’homme se dĂ©fend.
  • 8. 8|Essai sur les apparitions et opuscules divers Il expliquait Ă  son mĂȘme doctor indefatigabilis la prĂ©vision de l’avenir, dans la clairvoyance, par 1’ « idĂ©alitĂ© du temps » et la « nĂ©cessitĂ© absolue de tout ce qui arrive ». Tout ce qui adviendra existe dĂšs maintenant, disait-il, seulement, avec nos yeux ordinaires, nous ne le voyons pas. Le clairvoyant, lui, pousse en quelque sorte en avant les lunettes du temps, et le voit2. Tel est le noyau des idĂ©es autour desquelles se dĂ©roule la doctrine de Schopenhauer en matiĂšre d'occultisme. On voit qu'ici la fantaisie tient peu de place, et que c’est toujours de philosophie qu'avant tout il s’agit. Ces faits du spiritisme en gĂ©nĂ©ral, depuis l'un des plus simples relativement, la table tournante, jusqu’au plus dĂ©concertant et le plus invraisemblable, l'apparition de personnes dĂ©cĂ©dĂ©es il y a un an ou mille ans, mĂ©ritent Ă©videmment l'attention la plus sĂ©rieuse et la plus impartiale La science est en effet tenue Ă  regarder en face tout problĂšme qui peut se prĂ©senter Ă  elle; son devoir Ă©troit est de sonder tous les phĂ©nomĂšnes. Nous ne sommes plus aujourd'hui au temps oĂč l’Église s'arrogeait la prĂ©tention de rĂ©pondre seule Ă  des questions de la nature de celles-lĂ , — et de toute nature, y compris celle des lois cosmiques. Ce qui est certain, c’est que, suivant les Ă©poques, les points de vue changent. La pythie de Delphes, dans l'antiquitĂ©, passait pour inspirĂ©e par Apollon : au moyen Ăąge elle aurait Ă©tĂ© exorcisĂ©e, puis brĂ»lĂ©e comme sorciĂšre; de nos jours, on la dĂ©clarerait somnambule. Les faits subsistent, et les explications seules varient. En ce qui concerne les manifestations de l’au-delĂ , l’humanitĂ© sera probablement toujours divisĂ©e en deux camps : celui des croyants et celui des incrĂ©dules, hommes dont la valeur intellectuelle peut trĂšs bien s’équipoller. Quoi qu'il en soit, pour aborder l’étude de ces manifestations, il faut y apporter un esprit entiĂšrement dĂ©sintĂ©ressĂ©, absolument affranchi de partis pris, chercher la vĂ©ritĂ© pour elle-mĂȘme, et se soucier peu ou point, en cette matiĂšre comme dans la plupart de celles qui intĂ©ressent l’ĂȘtre humain, de cette mĂ©prisable prostituĂ©e qui pousse l'impudence jusqu’à se qualifier d’elle-mĂȘme l’opinion publique, — l’opinion de la masse inculte, irrĂ©flĂ©chie, qui rampe des siĂšcles entiers dans l’orniĂšre de ses habituels errements, comme la limace dans sa bave !3 La comprĂ©hension dĂ©finitive des faits du spiritisme n’est peut-ĂȘtre, aprĂšs tout, et trĂšs probablement, qu’une question de dĂ©veloppement plus ou moins avancĂ© de la science. Qui oserait prĂ©tendre, en effet, que notre philosophie et nos vues sur le monde ont atteint leur dernier terme d'aboutissement? C'est d’autant moins le cas, que les phĂ©nomĂšnes naturels les plus importants destinĂ©s Ă  constituer une doctrine gĂ©nĂ©rale Ed Grisebach, Schopenhauer’s Gespreche, pp.41-42. « Rejette l’opinion, tu seras sauvĂ©. Qui donc t’empĂȘche de la rejeter ? » Marc-AurĂšle, PensĂ©es (livre XII, 25) 2 3
  • 9. 9|Essai sur les apparitions et opuscules divers de l’univers, sont pour nous obscurs et Ă©nigmatiques. C’est donc un problĂšme dont la solution est rĂ©servĂ©e Ă  la science de l'avenir. Mais, dĂšs aujourd’hui, le savant n'est plus en droit d’opposer Ă  l'occultisme des objections de principe. Seuls les matĂ©rialistes obstinĂ©s se cabrent encore contre lui. Ils tiennent le monde reprĂ©sentĂ© par la conscience humaine pour le seul monde possible, c’est-Ă -dire qu'ils n’ont aucune idĂ©e du problĂšme de la connaissance thĂ©orique. Le surnaturel, affirment des gens qualifiĂ©s pour dire leur mot Ă  ce sujet, nous devient naturel, dĂšs que notre ignorance est dissipĂ©e. C'est Ă©videmment lĂ  une Ă©tude qui ouvre la voie Ă  une dĂ©finition nouvelle et plus complĂšte de l'homme. Certains faits sont incontestables. ÉnumĂ©rons-en quelques-uns. Une lourde table se soulĂšve entiĂšrement des quatre pieds, se dĂ©tache complĂštement du sol, s’élĂšve jusqu'Ă  40 ou 50 centimĂštres de hauteur, sous l'influence d'une force inconnue Ă©mise par les expĂ©rimentateurs qui sont autour d'elle et qui posent leurs mains dessus. Et cette mĂȘme table, sur laquelle s'assied un homme vigoureux, ou que l’on charge de sacs de sable et de pierres, se soulĂšve encore, sans mĂȘme que, pour cela, il soit absolument nĂ©cessaire de la toucher. Et disons tout de suite que si l’on opĂšre le plus habituellement avec une table, c’est qu’elle est le meuble le plus indiquĂ©, l’un des plus usuels, que l’on trouve partout, autour duquel on s’assied. Mais tout autre objet est bon pour ces expĂ©riences: un fauteuil, un piano, etc. Celui-ci, malgrĂ© son poids, se soulĂšve comme une table. On entend des coups frappĂ©s dans un meuble, dans un mur, dans l’air, des instruments de musique rĂ©sonner, sans qu'aucune main les actionne. Un Ă©pais rideau se gonfle soudainement, en encapuchonnant la tĂȘte des personnes qui se trouvent dans la chambre. Toutes les fenĂȘtres sont fermĂ©es, et aucun vent, au cas oĂč il en ferait, n’a pu le pousser. Des mains, des tĂȘtes et des corps apparaissent, lesdites mains et lesdites tĂȘtes entrent en contact. VoilĂ  quelques exemples de lĂ©vitations et de matĂ©rialisations. VoilĂ  ce qu'affirment avoir vu, de leurs yeux d'expĂ©rimentateurs sincĂšres et impartiaux, des savants venus d’ordinaire en sceptiques, des hommes de tempĂ©raments divers et nĂ©s aux deux pĂŽles terrestres opposĂ©s. Tous, dans les expĂ©riences auxquelles ils ont assistĂ©, ont pris des prĂ©cautions excessives, allant jusqu’à lier les jambes du mĂ©dium, Ă  tenir ses pieds sous leurs pieds, ses mains dans leurs mains. Et presque tous s'accordent
  • 10. 10 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s pour reconnaĂźtre que, mĂȘme quand on surprend les mĂ©diums en fraude, ce qui n’est pas rare, les fraudes constatĂ©es n’expliquent pas tous les phĂ©nomĂšnes observĂ©s. Quant aux prodiges des apparitions des morts, qui tiennent une large place dans l’« Essai » de Schopenhauer, ils sont d’une nature plus complexe et d’une solution beaucoup plus difficile encore. Ce qu’on pourrait dire Ă  ce sujet, c'est que notre conscience ne s’étend sans doute pas au-delĂ  de notre ĂȘtre tout entier. Il y aurait donc tout au fond de nous, dĂ©robĂ© Ă  elle, un noyau essentiel susceptible d’une adaptation au monde extĂ©rieur, adaptation toute diffĂ©rente de celle du corps. C’est ce noyau qui recĂšlerait les facultĂ©s occultes. Mais ce dualisme dans notre vie intellectuelle se trouverait-il seulement dans notre cerveau, ou existeraitil un dualisme du corps et de l’ñme ? Dans le premier cas, il faudrait compter avec un « double moi », dont les deux moitiĂ©s seraient enveloppĂ©es par la psychologie physiologique ; dans le second cas, par contre, il faudrait nous reporter Ă  cette dĂ©finition de l'homme dĂ©jĂ  donnĂ©e par Kant : un sujet qui se partage en deux personnes. L’une de ces personnes serait de nature physiologique, l'autre de nature psychologique. Plus d'un haut esprit, depuis Schopenhauer, a Ă©prouvĂ© l’obsession des angoissants problĂšmes posĂ©s par le spiritisme et l’occultisme. Goethe, le plus Ă©quilibrĂ© des gĂ©nies, avait Ă©tĂ©, avant lui, hantĂ© par l’au-delĂ , comme en tĂ©moigne surtout son second Faust. Il en fut de mĂȘme, plus tard, de Victor Hugo Ă  Jersey; le grand poĂšte eut lĂ  son SinaĂŻ. M. Jules Bois, le maĂźtre actuel en sciences occultes, nous a initiĂ©s, d’aprĂšs un document encore inĂ©dit, rĂ©digĂ© minutieusement, au jour le jour, par Victor Hugo lui-mĂȘme ou par Auguste Vacquerie, aux expĂ©riences dont, pendant plusieurs annĂ©es, la maison de Marine-Terrace fut le thĂ©Ăątre. Les exilĂ©s, Victor Hugo en tĂȘte, interrogĂšrent sans se lasser les tables, et crurent fermement, aprĂšs les hĂ©sitations des premiĂšres sĂ©ances, correspondre avec les grands morts du passĂ©. « Ceux-ci rĂ©pondent Ă  ceux-lĂ , et c’est un dialogue extraordinaire, un chaos rempli d’éclairs avec de trĂšs rares trivialitĂ©s, des rĂ©ponses qui enthousiasment et effarent, des Ă©clats de rire qui alternent avec des pages de la philosophie la plus haute, des poĂšmes signĂ©s par les dĂ©funts les plus illustres. Et aux esprits viennent se mĂȘler les idĂ©es. AprĂšs Eschyle et Shakespeare, le Drame lui-mĂȘme anime le guĂ©ridon. La Dame blanche qui sort des brumes de la mer alterne avec la Blague qui revient sans doute des cafĂ©s du boulevard. L’ñnesse de Balaam fait prophĂ©tiser le pied du guĂ©ridon oĂč tout Ă  l’heure le lion d'AndroclĂšs rugira en beaux vers. Et ils passent en trombe, les plus grands, les plus maudits, les plus fantasques, Luther et Loyola, Mandrin et le Masque de fer, MoliĂšre et Dante, Torquemada et Nerarod. Ils se choquent, se
  • 11. 11 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s bousculent, se supplantent, toujours imprĂ©vus, souvent admirables, retenant pendant des heures, autour d'un meuble qui s’agite et frappe le parquet, ce public d’élite angoissĂ© et frĂ©missant. » Et quelle Ă©motion parmi tous les assistants, Ă  commencer par Mme Victor Hugo, quand, en prĂ©sence de Mme Émile de Girardin, fĂ©rue de spiritisme, Charles Hugo Ă©voqua inconsciemment l’esprit de sa sƓur LĂ©opoldine, qui s’était noyĂ©e accidentellement, le 4 septembre 1843, avec son mari, le frĂšre d’Auguste Vacquerie ! Ces faits paraissent incroyables, et c’est peut-ĂȘtre pour cette raison mĂȘme qu’il faut y croire: credo quia absurdum, disait Tertullien. Que penser, par exemple, des cas de tĂ©lĂ©pathie tels qu'ils se prĂ©sentent assez frĂ©quemment, et que la Tribuna, de Rome, en enregistrait un dans son numĂ©ro du 26 dĂ©cembre 1911? Le jour de NoĂ«l, un des fils du marquis Marcucci, capitaine au 61° d'infanterie, combattant Ă  Tobrouk, se leva tout Ă  coup, en sursaut, en proie Ă  l’épouvante. Aux questions de sa mĂšre, il rĂ©pondit : « J'ai vu papa Ă  la tĂȘte de ses soldats marcher contre l’ennemi. Un Turc, cachĂ© dans un arbre, a tirĂ© sur lui et l’a tuĂ© ». Dans l’aprĂšs-midi arriva un tĂ©lĂ©gramme annonçant en effet la mort du capitaine. Il y a lĂ  indubitablement, dans tous ces phĂ©nomĂšnes dont on pourrait multiplier les exemples Ă  l’infini, une force Ă  la fois physique et psychique, une intelligence, une volontĂ©. Est-elle en nous ou hors de nous? That is the question. Quant aux faits de lĂ©vitation, de matĂ©rialisation, d'apports, etc., les expĂ©rimentateurs Ă©clairĂ©s ne sont pas d'accord sur l’interprĂ©tation Ă  leur donner. Pour Victorien Sardou, le spiritisme actuel est « l'aurore d’une vĂ©ritĂ© encore inexpliquĂ©e ». Pour le comte de Gasparin, Lombroso, le colonel de Rochas, c’est un fluide nerveux, une « extĂ©riorisation de la motricitĂ© ». Une multitude d’hypothĂšses analogues a surgi Ă  ce sujet ; mais aucune n’est encore parvenue Ă  fournir la solution des phĂ©nomĂšnes dont il s’agit. Les apparitions offrent un problĂšme beaucoup plus compliquĂ© encore. Si l'on admet que les Ăąmes survivent Ă  la destruction du corps, on conclura qu'il y a ici en jeu des forces inconnues. En tout cas, les phĂ©nomĂšnes en question sont des manifestations du dynamisme universel ; mais nous comprenons mal la chose, parce que les forces psychiques du monde dans lequel nous vivons jouent un rĂŽle encore trĂšs incomplĂštement observĂ©. Il s’agit donc, en cette matiĂšre, d’étudier des forces inconnues; et ces forces ne peuvent ĂȘtre que naturelles, car tout est dans la nature, et il n’y a rien Ă  cĂŽtĂ© ni en dehors d’elle.
  • 12. 12 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s Ainsi, tous les faits d'occultisme tendent Ă  dĂ©montrer qu'il y a, au fond de notre inconscient, des forces et des facultĂ©s dont l’emploi et mĂȘme l'existence sont inconnus de notre conscience sensorielle, parce que notre conscience est corporelle, tandis que ces forces sont indĂ©pendantes du corps. Quand le somnambule se rĂ©veille, c’est-Ă -dire revient Ă  la conscience corporelle, il ne conserve aucun souvenir, et montre ainsi que sa conscience n'Ă©tait pas corporelle. Cela dĂ©montre en mĂȘme temps que notre conscience, comme nous l’avons soulignĂ© plus haut, n’embrasse pas notre ĂȘtre tout entier. Ces forces de l'inconscient sont sans doute rĂ©parties en tout un systĂšme de forces, comme les forces de notre personne terrestre, dont nous sommes conscients, sont rĂ©parties dans le monde visible. Or, c’est ce systĂšme de forces, auquel nous appartenons inconsciemment, qui constituerait le royaume des esprits. C'est Ă  ce point qu’en est aujourd'hui la question du spiritisme et du psychisme. Ce qui est certain, c'est que les problĂšmes soulevĂ©s par eux rencontrent de plus en plus l'approbation des savants les plus autorisĂ©s. Émile Duclaux, l’éminent directeur de l'Institut Pasteur, a dit un jour, dans une confĂ©rence, peu de temps avant sa mort : « Ce monde peuplĂ© d’influences que nous subissons sans les connaĂźtre, pĂ©nĂ©trĂ© de ce quid divinum que nous devinons sans en avoir le dĂ©tail, eh bien ! ce monde du psychisme est un monde plus intĂ©ressant que celui dans lequel s’est jusqu’ici confinĂ©e notre pensĂ©e. TĂąchons de l’ouvrir Ă  nos recherches; il y a lĂ  d’immenses dĂ©couvertes Ă  faire, dont profitera 1’humanitĂ© ». Le professeur Charles Richet, qui cherche une voie nouvelle pour la science, affirme qu'avant toutes choses il faut sĂ©parer la thĂ©orie (tout Ă  fait absurde) du spiritisme, des faits sur lesquels ladite thĂ©orie est appuyĂ©e. Les faits sont rĂ©els. Quant aux thĂ©ories, il faut avoir le courage de reconnaĂźtre que nous n'y comprenons rien, rien, rien VĂ©rifions d’abord les choses : ensuite nous les comprendrons. Mais prĂ©tendre que les faits nouveaux constatĂ©s dans les recherches psychiques sont absurdes et impossibles, parce qu'ils se dĂ©robent Ă  toute interprĂ©tation satisfaisante, c’est supposer en dĂ©finitive que nous avons tout vu, tout observĂ©, et qu’il ne nous reste plus rien Ă  connaĂźtre. C’est Ă  peu prĂšs comme si des aveugles soutenaient qu’il n’y a pas de soleil, parce qu'ils ne le voient pas. Pour conclure sur ce sujet si abstrus, voici, en somme, les trois principales hypothĂšses qui peuvent expliquer les phĂ©nomĂšnes dont il vient d’ĂȘtre question : Io l’existence d’une force encore inconnue ; 2° l’existence d'esprits ayant appartenu Ă  des ĂȘtres humains ; 3° l’existence d'un monde autre que le nĂŽtre, d’une humanitĂ© invisible pour nous, vivant Ă  part d’une vie que nous ne connaissons pas. Car rien ne prouve
  • 13. 13 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s que l’humanitĂ© actuellement visible soit la derniĂšre manifestation de la nature. Ou bien encore, comme le prĂ©tendent les mystiques, la naissance ne serait-elle pas le vĂ©ritable commencement de notre existence, et la vie terrestre aurait-elle pour prĂ©lude une vie individuelle toute diffĂ©rente, dont nous perdons le souvenir en entrant dans ce monde-ci ? En ce cas, les Ă©troites limites de notre conscience s’expliqueraient par le rapetissement qu’elle subit en faisant son apparition dans la vie d’ici-bas. Ajoutons qu'un savant ingĂ©nieux et profond, le Dr Gustave Le Bon, dit, pour sa part, que si l’existence des phĂ©nomĂšnes psychiques Ă©tait dĂ©montrĂ©e, on trouverait peut-ĂȘtre une Ă©bauche de leur explication dans les idĂ©es nouvelles sur la dissociation de la matiĂšre, —thĂ©orie qui lui est personnelle. Quant Ă  Schopenhauer, il se demande, en terminant ses laborieuses recherches, s’il a rĂ©ussi Ă  jeter mĂȘme une faible lumiĂšre sur ce sujet « trĂšs important et trĂšs intĂ©ressant » ? C'est au lecteur compĂ©tent Ă  lui rĂ©pondre. Peut-ĂȘtre le meilleur rĂ©sumĂ© de toutes ces discussions et ratiocinations relatives aux apparitions serait-il le mot fameux de Mme Du Deffant : « Je ne crois pas aux spectres, mais j’ai peur d’eux ». Passer, des apparitions et des faits qui s’y rattachent, au bruit et au vacarme, des morts aux trop vivants, c’est lĂ  une transition des plus brusques, mais dĂ©terminĂ©e par la nature d'un volume composĂ© d'articles sur des thĂšmes variĂ©s. Nous avons signalĂ© par anticipation, dans la PrĂ©face de Philosophie et science de la nature, la sortie de Schopenhauer contre les bruits irritants de la rue. C'est le lieu de revenir ici Ă  ce sujet, avec plus de dĂ©tails et en insistant davantage, car, sur cette question, qui n’est dĂ©pourvue d’importance que pour la masse vulgaire, notre auteur parle d’or. Ces quelques pages sont Ă  lire et Ă  mĂ©diter de la premiĂšre ligne Ă  la derniĂšre. Le philosophe s’y insurge contre les bruits de tout genre dans la rue et hors des maisons, coups de marteaux, de bĂ©liers, aboiements et gĂ©missements de chiens, piaillements d'enfants, toutes choses a « Ă©pouvantables » ; il aurait pu ajouter Ă  cette nomenclature les coups de battoir des blanchisseuses pĂ©nĂ©trant Ă  travers les murs de votre habitation. Mais « le plus scandaleux » de tous les bruits, pour lui, ce sont les coups de fouet dont les charretiers assourdissent la rue, et qui viennent troubler violemment le penseur en train de concentrer toutes
  • 14. 14 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s ses forces, « comme un miroir concave tous ses rayons », sur un seul point et un seul objet; ce bruit traverse les mĂ©ditations de celui-lĂ  « aussi douloureusement et mortellement que le glaive du bourreau sĂ©pare la tĂȘte du tronc ». Schopenhauer ne voit pas comment un drĂŽle qui charrie du sable ou du fumier a par lĂ  mĂȘme le privilĂšge d’étouffer en germe dans la tĂȘte de dizaines de milliers de personnes chaque idĂ©e peut-ĂȘtre en train de naĂźtre. Sans doute, remarque-t-il, il y a beaucoup de gens que sa colĂšre Ă  cet Ă©gard fera sourire. « Ces gens-lĂ  sont indiffĂ©rents au bruit ; mais ils sont indiffĂ©rents en mĂȘme temps aux raisons, aux idĂ©es, Ă  la poĂ©sie et aux Ɠuvres d'art, bref, aux impressions intellectuelles de tout genre ; c’est le rĂ©sultat de la nature coriace et de la texture Ă©paisse de leur masse cĂ©rĂ©brale. » Cette riposte ainsi assĂ©nĂ©e par un homme supĂ©rieur en pleine face des gens de basse mentalitĂ©, qui sont, hĂ©las ! le grand nombre, est dĂ©cisive, il nous semble, et retombe de tout son poids sur leur crĂąne rudimentaire, comme un coup de la massue d’Hercule. Schopenhauer a ici Ă©videmment le beau rĂŽle. La chose n'est que trop vraie : les gens Ă  peu prĂšs uniquement prĂ©occupĂ©s des soucis matĂ©riels, des besoins vulgaires de la vie, comprimĂ©s dans l’étau de l'ordre social et contraints de mettre leur existence plus ou moins au service des autres, mal Ă©levĂ©s en outre de pĂšres en fils, deviennent bien vite obtus aux impressions dĂ©sagrĂ©ables, et supportent imperturbablement celle du bruit, s’étonnant, dans leur insensibilitĂ© grossiĂšre, que celui-ci puisse ĂȘtre une cause de gĂȘne pour des natures plus dĂ©licates, plus affinĂ©es, qui entretiennent dans leur Ăąme le feu sacrĂ© de l’étude dĂ©sintĂ©ressĂ©e, et qui trouvent perdue la journĂ©e qu'ils ont passĂ©e sans apprendre un fait nouveau, sans avoir vu surgir dans leur cerveau une pensĂ©e nouvelle. Allez donc faire valoir un pareil argument auprĂšs d’un charretier ou de tel autre individu qui, en dĂ©pit de ses prĂ©tentions aux bonnes maniĂšres, ne possĂšde pas un intellect d’un ordre beaucoup supĂ©rieur ! Ces gens-lĂ  se soucient bien de lecture, de rĂ©flexion, d’intellectualitĂ© ! Margaritas ante porcos ! Oui, l’indignation de notre philosophe contre les rustres insoucieux du repos de leurs concitoyens et de leurs voisins, est parfaitement justifiĂ©e ; ĂȘtre troublĂ© dans son travail intellectuel par de tristes gens incapables d’apprĂ©cier cet ordre d’activitĂ©, ou qui assez souvent mĂȘme vous le jalousent, c’est lĂ  une torture rĂ©elle pour un homme cultivĂ©. Le monde serait un bien rĂ©pugnant amalgame de ventres et de matiĂšre, s’il se composait avant tout de charretiers et de boueux. Les excrĂ©ments, humains peuvent ĂȘtre un bon engrais matĂ©riel, mais nullement intellectuel ni moral. Le monde est en droit d'aspirer Ă  un idĂ©al plus haut. Pour l’atteindre, il faut que les chercheurs, les penseurs, les artistes puissent accomplir en paix et avec sĂ©rĂ©nitĂ© leur noble tĂąche, sans que le
  • 15. 15 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s laisser-aller des ĂȘtres vulgaires qui les entourent, qu'ils soient revĂȘtus d’une blouse sale ou d’un habit noir, vienne envahir leur domaine et ralentir l’effort de leur cerveau. Schopenhauer n’est pas le seul esprit Ă©minent qui se soit ainsi insurgĂ© contre le bruit et le vacarme, contre les vĂ©ritables malfaiteurs publics qui en sont les auteurs responsables. Kant, Goethe, et beaucoup d'autres, ditil lui-mĂȘme, se sont Ă©galement plaints du tourment infligĂ© par lĂ  aux hommes de pensĂ©e. Carlyle, par exemple, raconte son ami et biographe Anthony Froude, — lui-mĂȘme un haut esprit et un brillant historien, — ne supportait aucun bruit dans sa maison ni aux alentours ; l’une des principales fonctions de sa femme Ă©tait d'obtenir, par persuasion ou autrement, la mort, ou Ă  tout le moins l'exil des coqs, poules, chats, chiens, perroquets, que leur mauvaise Ă©toile avait amenĂ©s dans le voisinage de son mari. Froude ne dit pas si la pauvre Mme Carlyle, qui avait beaucoup Ă  faire sous ce rapport, obtenait le mĂȘme rĂ©sultat avec les enfants criards. L’auteur du Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation s'Ă©lĂšve aussi contre les sons « inutiles » des tambours, car, dit-il, « en Allemagne, les choses semblent arrangĂ©es Ă  dessein de façon que le bruit empĂȘche tout le monde d’avoir sa tĂȘte ». Cet instrument de musique militaire excitait aussi vers le mĂȘme temps, en France, la verve railleuse de notre BĂ©ranger : Terreur des nuits, trouble des jours, Tambours, tambours, tambours, tambours, M'Ă©tourdirez-vous donc toujours, Tambours, tambours, maudits tambours ! Schopenhauer ne parle pas des pianos, qu’on trouve aujourd’hui, en Allemagne comme en France, jusque dans des loges de concierges, engeance d’ailleurs beaucoup moins nombreuse chez nos voisins de l'Est que chez nous. Les pianos Ă©taient partout, il y a soixante ans, un meuble encore assez rare, par suite de leur prix Ă©levĂ©. Autrement, nul doute que le philosophe n'eĂ»t aussi protestĂ© vĂ©hĂ©mentement contre la tolĂ©rance excessive dont ils semblent tout particuliĂšrement jouir. Oui, les bruits de la rue et des maisons, qui viennent inopinĂ©ment troubler le chercheur dans son travail, peuvent exaspĂ©rer jusqu'Ă  l'extrĂȘme violence mĂȘme un esprit des plus rassis, mĂȘme un philosophe, et l'inciter Ă  anĂ©antir la brute Ă  quatre pattes ou Ă  deux pieds qui met ainsi obstacle Ă  l'exercice de son activitĂ© intellectuelle. Aussi toute personne vraiment intelligente et bien Ă©levĂ©e, consciente de ses devoirs,
  • 16. 16 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s et, par consĂ©quent, respectueuse des droits d’autrui, devrait-elle s'imposer comme rĂšgle de conduite absolue, de limiter et d'attĂ©nuer ces bruits dans la plus stricte mesure possible. Mais la personne Ă  laquelle peuvent s'appliquer ces qualificatifs est la rara avis sur cette terre. N'entend-on pas couramment des imbĂ©ciles des deux sexes affirmer avec arrogance qu’ils ont le droit de faire chez eux tout ce qu'ils veulent? Oui, mes drĂŽles, mais Ă  la condition que votre bruit respectera mon silence, et ne dĂ©passera pas les limites de votre habitacle. Ou alors il ne reste plus qu’à vous tenir pour les vilaines petites gens de bas Ă©tage que vous ĂȘtes en rĂ©alitĂ©, et Ă  user de tous les moyens pour vous ramener quelque peu au bon sens et aux convenances, avec lesquels vous ĂȘtes Ă©videmment brouillĂ©s depuis votre naissance. Et, — argument d’un ordre pratique, — ne perdez pas de vue que les bruits intempestifs par lesquels vous exaspĂ©rez vos voisins peuvent empĂȘcher tels de ceux-ci de vous laisser, aprĂšs eux, un tĂ©moignage apprĂ©ciable d’une sympathie qui avait commencĂ© peut-ĂȘtre Ă  Ă©clore, comme il serait possible qu’ils en aient d’abord l’idĂ©e. Car tout arrive, et ce n’est pas seulement dans les romans qu'on voit ces choses-lĂ . Mais, un proverbe nous l'enseigne, on n'attrape pas les mouches — dans notre cas, des mouches Ă  miel — avec du vinaigre, ni une succession par de mauvais procĂ©dĂ©s. Relatons, comme une curiositĂ© piquante, qu’il existe sur le globe terrestre quelques pays et quelques villes — oh ! en bien petit nombre — oĂč il est interdit, sous peine de fortes amendes et parfois de chĂątiments corporels, de se livrer, mĂȘme en plein jour, Ă  des tapages ou Ă  des bruits de nature Ă  produire de l’émotion et Ă  troubler les habitants. A Scutari, ville turque de 80.000 Ăąmes, dĂ©fense absolue aux cochers de faire claquer leur fouet et d’échanger entre eux les amĂ©nitĂ©s dont les nĂŽtres sont si prodigues, aux camelots et marchands ambulants d’annoncer Ă  grands cris leurs objets Ă  vendre ; dans cette enceinte privilĂ©giĂ©e, point de trompes d’autos beuglant aux carrefours, point de bruits de ferrailles tressautant sur le pavĂ©, point de monologues ou de chansons d'ivrognes. A New-York, le prĂ©fet de police a rĂ©cemment donnĂ© Ă  ses 10.000 agents des instructions prĂ©cises et sĂ©vĂšres en vue de diminuer le plus possible le tumulte assourdissant des rues, qui met parfois en pĂ©ril les personnes maladives et les vieillards, dont il trouble les facultĂ©s. On y a Ă©dictĂ© des dĂ©fenses analogues Ă  celles de Scutari, en plus de l’ordre donnĂ© aux steamers de ne plus faire retentir sans nĂ©cessitĂ© urgente leurs sifflets et leurs sirĂšnes. Enfin, tous ceux qui connaissent Londres savent que l’énorme ville renferme des quartiers, d’ordinaire des places et des squares, oĂč un avis bien en vue dĂ©fend aux musiciens ambulants de stationner, et recommande aux passants de s’abstenir de tout bruit.
  • 17. 17 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s Ah! si nos pauvres oreilles, Ă  nous autres Parisiens ou habitants de la banlieue, pouvaient ĂȘtre ainsi Ă©pargnĂ©es! Mais bruits lancinants, notes aiguĂ«s, mĂ©lopĂ©es crispantes, invectives brutales, aboiements de chiens — et d’hommes, cacophonies de tout genre, en un mot, brisent Ă  toute heure inexorablement notre tympan et exaspĂšrent souvent jusqu’à la fureur rouge la sensibilitĂ© — de ceux qui en possĂšdent une dose plus ou moins forte. Il y a bien, dans notre code pĂ©nal, un article 479, § 8, punissant « les auteurs ou complices de bruits ou tapages nocturnes troublant la tranquillitĂ© des habitants ». Mais cet article n'est Ă  peu prĂšs jamais appliquĂ©; et quant aux bruits ou tapages diurnes, qui ont un peu plus d'importance encore au point de vue de l'exercice de la pensĂ©e, ils ont Ă©chappĂ© jusqu'ici aux sanctions du lĂ©gislateur. Nous nous sommes quelque peu Ă©tendu sur ce chapitre du bruit et du vacarme, parce que, sous un semblant humoristique, il soulĂšve une question de la plus grave importance, qui, on peut le dire sans exagĂ©ration, intĂ©resse l’humanitĂ© tout entiĂšre. Du bruit aux voisins, la transition, cette fois, contrairement Ă  la prĂ©cĂ©dente, existe Ă  peine : ceux-ci sont le marteau qui fait retentir dĂ©sagrĂ©ablement l’enclume. Schopenhauer, on s’en doute Ă  l’avance, ne porte pas une grande tendresse dans son cƓur pour les bipĂšdes des deux sexes plus ou moins intĂ©ressants dont le hasard de l’habitation l’a entourĂ©. Dans la derniĂšre de ses « allĂ©gories, paraboles et fables », qui forment un chapitre du volume actuel, il nous montre une bande de porcs-Ă©pics se serrant, par le froid, Ă©troitement les uns contre les autres, puis s’écartant, une fois rĂ©chauffĂ©s. C’est lĂ  l’histoire des voisins entre eux, des relations humaines en gĂ©nĂ©ral. La seule rĂ©union possible entre hommes, c’est celle qui est fondĂ©e sur la politesse et les bonnes maniĂšres; mais il faut avant tout garder sa distance. Si cela empĂȘche de se rĂ©chauffer complĂštement, on ne ressent pas, du moins, la piqĂ»re des aiguillons. « Quant Ă  celui qui possĂšde une forte dose de chaleur intĂ©rieure propre, il s’éloigne plutĂŽt de la sociĂ©tĂ©, pour ne pas causer de dĂ©sagrĂ©ments, — ni en subir. » Ces rĂ©flexions sont dictĂ©es Ă  notre philosophe moins encore par sa tendance misanthropique innĂ©e, que par la prudence que lui avait assez vite inculquĂ©e l’expĂ©rience de la vie. Carlyle, dĂ©jĂ  allĂ©guĂ© par nous, et dont la tournure de caractĂšre rappelle assez celle de l’auteur du Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation, avait prĂ©venu sa femme, avant le mariage, que, dĂšs qu'il serait le maĂźtre d’une maison, son premier soin serait d’en fermer la porte au nez des « intrus nausĂ©abonds ». « Je me
  • 18. 18 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s sens, avait-il ajoutĂ©, assez de vigueur pour expĂ©dier ce gibier-lĂ  Ă  la douzaine, et de façon qu’il n’y revienne jamais. » Nous ignorons quelle Ă©tait l’étendue de son logis Ă  Craigenputtock, endroit qu’il vint habiter peu aprĂšs son mariage; mais sa petite maison de Chelsea, Cheyne Row, oĂč il passa quarante annĂ©es de sa vie et oĂč il mourut, que nous avons visitĂ©e l’an dernier, n’a en effet jamais dĂ» se prĂȘter, par ses dimensions exiguĂ«s, Ă  contenir beaucoup de visiteurs Ă  la fois. C’est tout au juste la maison de Socrate, pouvant accueillir une demi-douzaine d’amis. Schopenhauer, qui n’eut pas de maison Ă  lui tout seul, ni de femme dĂ©vouĂ©e veillant Ă  l’entrĂ©e, prit de bonne heure ses mesures en vue de passer sa vie dans le calme et de conserver sa libertĂ© entiĂšre d’action. Il vĂ©cut isolĂ©, le jour et la nuit, dans son cabinet de travail ou dans sa chambre, se promenant solitairement avec son chien, dont il prĂ©fĂ©rait la sociĂ©tĂ© Ă  celle de la plupart des hommes. Les curieux, les importuns, les snobs dĂ©sireux de le connaitre, quand les premiers rayons de la gloire commencĂšrent Ă  lui sourire, il les Ă©vitait le plus possible, ou leur donnait rendez-vous en dehors de sa demeure, Ă  l’hĂŽtel oĂč il prenait ses repas, sur la route oĂč il poursuivait ses spĂ©culations philosophiques. Cet isolement, muraille qui l’abritait contre l’envahissement du monde extĂ©rieur, Ă©tait son fort dĂ©fensif et en mĂȘme temps sa source la plus intense de satisfaction intime et de joie de vivre. Il lui faisait ressentir l’avant-goĂ»t de cette volontĂ© morale supĂ©rieure qu'il a si vigoureusement dĂ©crite dans le dernier chapitre de son grand ouvrage. Son genre d’existence tout entiĂšre, rĂ©glĂ© de bonne heure avec une minutie exacte et pour ainsi dire mathĂ©matique, avait quelque chose d’hiĂ©ratique. Pour ne jamais s’en Ă©carter, il renonça mĂȘme, dĂšs la fin de sa jeunesse, aux voyages dont il s’était d'abord montrĂ© avide, ayant compris, Ă  l'instar du vieil Ulysse, que rien n’est plus profitable, pour la formation sĂ©rieuse de l’esprit, que de connaĂźtre « les villes et les hommes ». Etabli Ă  Francfort, il y resta prĂšs de trente ans sans plus jamais en sortir. Il est probable aussi que la façon de vivre de sa mĂšre Ă  Weimar avait pesĂ© de quelque poids sur ses dĂ©terminations, Il ne se souvenait qu’avec trop d'amertume de sa maison ouverte Ă  tout venant, de la promiscuitĂ© fĂącheuse de visiteurs comme le grand Goethe et comme FrĂ©dĂ©ric Muller (plus tard, de Gerstenbergk), un mĂ©lange d'homme de lettres et de « rastaquouĂšre », qui prenait ses repas chez Mme Schopenhauer, passait le plus clair de son temps en sa sociĂ©tĂ©, et Ă©tait en rĂ©alitĂ© son amant, bien qu’il eĂ»t quatorze ans de moins qu’elle, alors ornĂ©e de quarante-sept printemps; il n’avait que trop fidĂšlement conservĂ© la mĂ©moire des scĂšnes pĂ©nibles que provoquait cette fausse situation, des dĂ©penses excessives, du dĂ©sordre matĂ©riel et de la gĂȘne finale qui avaient rĂ©sultĂ© pour sa mĂšre de son genre d’existence trop Ă 
  • 19. 19 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s l’abandon. Lui, au contraire, il voulait vivre tout entier pour son Ɠuvre, c’est-Ă -dire pour lui-mĂȘme, et il n'admettait pas que les voisins, les passants, les demi-inconnus qu'un hasard amenait dans ses parages, vinssent le distraire inopinĂ©ment de son labeur, lui ravir une parcelle de son temps si prĂ©cieux, s’initier Ă  ses habitudes intimes. Les hommes qui travaillent avec les yeux fixĂ©s sur la postĂ©ritĂ©, dĂ©daignent et n’aperçoivent mĂȘme pas les homuncules qui rampent Ă  leurs pieds. VoilĂ  pourquoi Schopenhauer Ă©cartait de son cercle d’action les « intrus nausĂ©abonds ». Et il avait en cela grandement raison, pensera tout homme sensĂ©. Le commencement de la sagesse, c'est d'Ă©viter les gens qui grouillent autour de vous, de les fuir comme la peste, sauf quelques bien rares exceptions. La grande majoritĂ© des habitants de la rue oĂč vous demeurez, du rayon oĂč s'agite votre existence, qu’est-ce, en gĂ©nĂ©ral et chiffres en mains, sinon, dans la proportion de dix-huit sur vingt, un ramassis de gens ordinaires, insignifiants, boutiquiers, commis, employĂ©s, dixiĂšmes de lettrĂ©s souvent trĂšs prĂ©tentieux, dont la frĂ©quentation ne peut avoir aucun charme pour l’homme d’une valeur intellectuelle quelque peu sĂ©rieuse? Est-il quelque chose au monde de plus banal que tous ces genslĂ , esclaves du pain quotidien Ă  gagner, Ă  demi abĂȘtis par le mouvement incessamment rĂ©pĂ©tĂ© de diastole et de systole de leurs occupations prosaĂŻques, qui leur enlĂšvent tout loisir et tout goĂ»t pour l'Ă©tude dĂ©sintĂ©ressĂ©e, repassant perpĂ©tuellement Ă  travers le mĂȘme cercle d’idĂ©es Ă©troites et mesquines, comme l’écureuil en cage Ă  travers son rond ? Prenons le petit commerçant, par exemple. Sans doute, il joue un rĂŽle indispensable dans la vie matĂ©rielle de ce monde, et, Ă  ce point de vue, il en est un facteur qui compte ; mais, il faut bien l'avouer, la nature de son occupation journaliĂšre n'est pas faite pour entretenir chez lui la dĂ©licatesse morale et la noblesse d’ñme; l’espoir d'un sou de plus Ă  gagner, mĂȘme illicitement, en rognant sur la quantitĂ© ou en trompant sur la qualitĂ©, constitue trop souvent son « idĂ©al » suprĂȘme. Aussi avait-il sa raison d'ĂȘtre, cet adage de l’ancien rĂ©gime : « Le trafic dĂ©roge Ă  la noblesse ». Non, ce n’est pas parce qu'ils marchent Ă©galement sur deux pieds (et de quelle dimension, souvent !), que ces gens-lĂ  et les autres ont le droit de se croire les Ă©gaux des hommes de valeur ! Qu'ils restent donc chez eux, et vivent avec leurs pareils! Puisqu’ils se ressemblent, qu'ils s’assemblent! Il convient toutefois d’excepter de cet ostracisme les ouvriers habiles dans leur mĂ©tier, parce qu’ils ont quelque chose Ă  nous apprendre Ă  tous, nous donnent l’exemple d’un travail autrement difficile, intelligent et mĂ©ritoire que celui d’un magasin ou d’un bureau, pratiquent Ă  leur façon l’idĂ©al, et qu’un homme cultivĂ© peut, en un mot, s’entretenir utilement avec eux. Michelet n’a-t-il pas Ă©mis jadis cette assertion, qui fit alors beaucoup de bruit : « Un bon tailleur vaut trois sculpteurs classiques » ? Ce qui est certain, c'est que de grands esprits,
  • 20. 20 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s Diderot, GƓthe, Carlyle, — pour ne citer que ceux-ci, — recherchĂšrent la frĂ©quentation des ouvriers, s’initiĂšrent Ă  leurs procĂ©dĂ©s, et qu'il en rĂ©sulta pour eux un enrichissement de connaissances techniques, d’idĂ©es et de style. S’il vaut mieux en gĂ©nĂ©ral pour l'homme vivre isolĂ© et fermer sa porte aux badauds, cela vaudrait mieux aussi pour la femme ; mais celle-ci est l’animal grĂ©gaire par excellence, et il rĂ©sulte assez souvent pour elle, de cette disposition innĂ©e, des dĂ©sagrĂ©ments qui rejaillissent jusque sur son mari. Qui ne connaĂźt en effet de ces commĂšres, habitantes du mĂȘme endroit, lesquelles, au lieu de s’occuper de leur mĂ©nage ou de leurs enfants, de mettre Ă  profit un moment de loisir pour garnir par une bonne lecture leur cerveau rudimentaire, passent le plus clair de leur temps, dans la dĂ©tresse de leur tĂȘte vide d'idĂ©es et de notions acquises, Ă  faire la navette de l'une chez l’autre, en se contant les nouvelles du coin oĂč se dĂ©roule leur noble existence, en ressassant les histoires de ceux-ci et de ceux-lĂ , en inventant les calomnies les plus saugrenues contre les caractĂšres un peu hauts qui se hĂ©rissent Ă  leur approche, chacune affirmant sa supĂ©rioritĂ© sur tous ses semblables, — sans parvenir Ă  comprendre, les dĂ©plorables sottes, qu’elles sont, de tous les ĂȘtres humains, les plus ridicules et les plus mĂ©prisables ? Et ce qui n’est pas le cĂŽtĂ© le moins drolatique de leur baroque mentalitĂ©, c’est que, en dĂ©pit de leur intimitĂ© apparente, elles n'ont cesse, Ă  peine ont-elles changĂ© de milieu, de s’entre-dĂ©chirer Ă  belles dents. Parmi les « amies » quittĂ©es il y a un instant, celle-ci, Ă  en croire telle ou telle, est bĂȘte et vulgaire, celle-lĂ  ressent un appĂ©tit furieux pour l’homme, une troisiĂšme ne doit sa dot qu’aux faillites rĂ©itĂ©rĂ©es de ses parents. Et ainsi de suite. Jugez de la sĂ»retĂ© de relations qu’offrent toutes ces dames entre elles ! Maupassant nous a contĂ© une amusante histoire de ce genre. Un Parisien d’ñge mĂ»r, homme sĂ©rieux et distinguĂ©, quelque peu las de la vie tumultueuse de la grande ville, va s’établir, en vue de jouir d'un calme qu'il espĂšre complet, Ă  une certaine distance de celle-ci. Il est d’un caractĂšre assez peu liant et ne s’est nullement prĂ©occupĂ© des voisins que le hasard lui donnait, bien dĂ©cidĂ© Ă  en frĂ©quenter le moins possible. Il ne tarde pas Ă  les connaĂźtre plus qu’il ne voudrait : car ceux-ci viennent bien vite Ă  lui. La curiositĂ© s’abat sur sa personne comme les corneilles sur les noix. Des groupes Ă©tranges passent et repassent devant sa maison, pour en scruter les mystĂšres probables, savoir qui y entre et qui en sort, si blanchisseuse vient rĂ©guliĂšrement, s'il ne reçoit pas de visites fĂ©minines suspectes, et combien de fois par semaine il se rend dans la capitale, sans doute pour se livrer Ă  ses passions libidineuses. Ces groupes sont composĂ©s d'Ă©lĂ©ments hĂ©tĂ©rogĂšnes qui forment un tableau exhilarant. C’est une Ă©norme virago Ă  l’aspect falot, ex-lavandiĂšre jouant Ă  la grande
  • 21. 21 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s dame avec la grĂące et le succĂšs de Mme Angot, « point bĂ©gueule et forte en gueule », professant le catĂ©chisme poissard et la morale cynique, et affectant de mener par le bout du nez son nigaud de mari. C’est un monsieur qui cĂŽtoie la littĂ©rature, mais reste en marge d’elle, car il est incapable d’écrire dix lignes qui se tiennent, et son Ă©rudition est si sure, qu’il parle avec ostentation du Paradis perdu — de lord Byron, et croit que Pierre Corneille Ă©tait le pĂšre — de son frĂšre Thomas. C’est une seconde dame formant plein contraste physique avec la prĂ©cĂ©dente, longue comme un jour sans pain, le cou long, les bras longs, les pieds longs, les dents longues, mais l’esprit court, pĂ©ronnelle arrogante et autoritaire qui affiche des airs de duchesse Ă©videmment hĂ©ritĂ©s de sa mĂšre, une ancienne laveuse de vaisselle. C’est le majestueux Ă©poux d’icelle, un grand flandrin Ă  tĂȘte simiesque, « laid Ă  faire avorter une femme vraiment », comme dit Victor Hugo, et que, dans l’ancienne GrĂšce, son pĂšre, Ă  cause de sa hideur, aurait jetĂ© au barathrum; un gratte-papier d’une vanitĂ© extravagante, qui se regarde comme un « surhomme », — il a lu par hasard un jour quelque chose Ă  ce sujet dans son journal, — tant sa haute situation sociale lui inspire de respect pour son Ă©minente personne; c’est la caricature de Narcisse se mirant perpĂ©tuellement dans l’eau. A ces groupes s’en mĂȘlent d’autres, dont une bizarre famille d’albinos renfermant sept Ă  huit femmes, mĂšre, filles, tantes, cousines, oiseuses perruches Ă  l’Ɠil blafard et Ă©teint, mais Ă  la langue vivace, trompettes sonores de l’endroit, au courant des moindres Ă©vĂ©nements qui s’y passent, sachant aussitĂŽt que, dans telle maison, la chienne vient de mettre bas. Il y a encore une dame « dans l’instruction », officier d’AcadĂ©mie, s’il vous plaĂźt, en sa double qualitĂ© de professeur de littĂ©rature et de cuisine, bas-bleu intolĂ©rant qui ne perd aucune occasion de redresser les fautes de langage de ses interlocuteurs et en mĂȘme temps de leur glisser les meilleures recettes pour la confection du potage; — une toute petite femme grĂȘle, un schĂ©ma, une ombre, vacillant sur les trop faibles assises de ses menus tibias, rĂ©pĂ©tant Ă  qui veut l'entendre qu’elle est un « pur esprit », quoi qu’elle ait gratifiĂ© son mari de dix ou douze enfants. Nous laissons de cĂŽtĂ© d'autres personnages non moins plaisants — et dĂ©plaisants. Tel est l’épanouissement de la flore et de la faune de ce dĂ©licieux ilot. La flore est bariolĂ©e, si elle n’est ni belle ni de choix, et la faune offre un spectacle d'autant plus dĂ©sopilant, qu’elle renferme plus de singes que d’aigles. C’est une vĂ©ritable galerie de grotesques. Nous ne nous rappelons pas exactement la fin de l'histoire, que nous avons lue il y a trĂšs longtemps ; on peut aller la chercher dans les trente-cinq ou quarante volumes de Maupassant. Il nous semble que l’infortunĂ© Parisien, que rien n'enchainait Ă  ce Landerneau assez peu folichon, finit par se mettre en quĂȘte d'une rive plus riante, un peu moins troublĂ©e par les coassements des stupides grenouilles, quoique ces vilains animaux grouillent un peu partout.
  • 22. 22 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s Si nous avons assez longuement insistĂ©, en suivant les traces de Schopenhauer, sur les dĂ©sagrĂ©ments du bruit et les inconvĂ©nients de la frĂ©quentation des voisins, c'est que ce sont lĂ  deux points d'une rĂ©elle importance, qui mĂ©ritent d’arrĂȘter l'attention de tout homme rĂ©flĂ©chi. On peut dire que cette question offre un intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, et s'impose aux prĂ©occupations de chaque ĂȘtre vivant. Ces considĂ©rations viennent ajouter quelques grains de sagesse pratique aux aphorismes de notre philosophe sur les conditions du bonheur dans l'existence. Ainsi donc, et c’est la conclusion Ă  laquelle il nous incite, si nous voulons sauvegarder notre repos matĂ©riel et moral, rester maitres de nous-mĂȘmes, tenons-nous, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, le plus loin possible de nos voisins, qui sont rarement une Ă©lite, et avec la majoritĂ© desquels un homme d'une valeur rĂ©elle, qui a une flamme au cƓur et des idĂ©es personnelles dans la tĂȘte, n'a rien de bon Ă  gagner. GƓthe a, lui aussi, Ă©mis un jour l’idĂ©e que « les personnes de pensĂ©e profonde et sĂ©rieuse sont en mauvaise posture devant le public ». Numerus stultorum est infinitus, a dĂ©jĂ  dit la Bible. Et faisons nĂŽtre la phrase en anglais que l’auteur du Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation aimait Ă  se rĂ©pĂ©ter : « I stood among them, but not of them ». Oui, hĂ©rissons-nous comme le chat sauvage devant les « intrus nausĂ©abonds » qui tentent de nous prendre notre temps et de franchir le mur de notre vie privĂ©e ; la frĂ©quentation de ces gens-lĂ  est un danger pour les bons esprits, qu’elle ne peut que diminuer. L’expĂ©rience enseigne qu'un individu est d’autant plus sociable qu'il est plus dĂ©nuĂ© de valeur intellectuelle et plus vulgaire4; car, dans le monde, on n’a guĂšre le choix qu’entre l’isolement et la promiscuitĂ©. « Le bonheur, affirme Aristote, appartient Ă  ceux qui se suffisent Ă  eux-mĂȘmes » (Morale Ă  EudĂšme, VII, 2)5. TĂąchons donc d’arriver Ă  ce rĂ©sultat enviable, grĂące au dĂ©veloppement intensif de notre culture intellectuelle : car ce que l’homme est contribue bien plus Ă  son bonheur que ce qu’il a. Ce huitiĂšme volume des Parerga et Paralipomena termine, nous l’avons dit, la traduction de l’Ɠuvre. Nous avons donnĂ© celle-ci en entier, sauf le fameux chapitre sur « l’amour, les femmes et le mariage », dĂ©jĂ  Thomas Browne, le savant et humoristique Ă©crivain anglais du XVIIe siĂšcle, que ses compatriotes ont comparĂ© Ă  notre Montaigne, a dĂ©jĂ  fait cette remarque ingĂ©nieuse : « Des cervelles qui ne pensent pas, qui n'ont pas appris Ă  supporter la solitude, sont une prison pour elles-mĂȘmes, si elles ne sont pas en compagnie ». Et Robert Burton, dans son gros livre Ă©trange et si attrayant, The Anatomy of Melancholy (6e Ă©dit.. 1652), a qualiiiĂ© la solitude : « un paradis, un ciel sur la terre, si l'on en use bien, bonne pour le corps, et meilleure pour l'Ăąme ». 5 Scipion l’Africain aimait Ă  rĂ©pĂ©ter, si l’on en croit CicĂ©ron : « Nunquam minus otiosus quant cum oliosus, nec minus solus quam cum solus». 4
  • 23. 23 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s publiĂ© par J. Bourdeau6, et les Aphorismes sur la sagesse dans la vie, traduits antĂ©rieurement par J.-A. CantacuzĂšne. Cette partie des Parerga, disons-le Ă  cette occasion, constitue une Bible laĂŻque en raccourci oĂč l'on trouve tout : rĂšgles de vie, principes de morale, conseils pratiques, hygiĂšne de l’ñme, prĂ©sentĂ©s d’ordinaire sous l’aspect d'un breuvage un peu amer, mais singuliĂšrement sain et fortifiant. Schopenhauer s'y rĂ©vĂšle un La Rochefoucauld allemand, aussi dĂ©sabusĂ©, mais beaucoup moins sec et froid que celui-ci, aussi perspicace et profond, mais plus imaginatif, plus attrayant. Pour possĂ©der en entier les Parerga et Paralipomena, il faut rattacher ces deux chapitres d’une Ă©tendue fort inĂ©gale aux huit volumes de notre traduction. Avant de prendre un congĂ© dĂ©finitif de notre auteur, sur lequel nous avons exprimĂ© dĂ©jĂ  tant de jugements, nous voulons en reproduire encore un d'autant plus intĂ©ressant, qu'il Ă©mane de lui-mĂȘme. Cette page fait partie de fragments autobiographiques intitulĂ©s Î•ÎŻÏ‚ Î­Î±Ï…Ï„ÎżÎœ, qu’il Ă©crivit Ă  diffĂ©rentes Ă©poques de sa vie, qui ne devaient paraĂźtre qu’aprĂšs sa mort, et qu’il voulut Ă  la fin soustraire Ă  la publicitĂ©, sans doute parce qu’il s'y Ă©tait confessĂ© avec trop de franchise. Mais Gwinner, chargĂ© de dĂ©truire le manuscrit, en utilisa certaines portions pour sa consciencieuse biographie, et Grisebach a rendu aux schopenhaueriens le service de restituer l'ensemble d’une façon qui parait assez fidĂšle7. Voici donc quelques-uns des aveux trĂšs suggestifs de notre philosophe « sur luimĂȘme » : « L’énorme diffĂ©rence entre des hommes tels que moi et les autres, c'est en grande partie que mes pareils ressentent un besoin pressant que ceuxci ne connaissent pas, et dont la satisfaction leur serait mĂȘme nuisible : le besoin du loisir pour penser et Ă©tudier. Un homme nĂ© avec mes dispositions n’a plus qu’une chose Ă  souhaiter; c’est pouvoir, sa vie entiĂšre, chaque jour et chaque heure, ĂȘtre lui-mĂȘme, et vivre pour son esprit. Mais c'est lĂ  un souhait difficile Ă  rĂ©aliser dans un monde oĂč le sort et la destination de l’homme sont tout diffĂ©rents, oĂč il nous faut naviguer, comme entre Charybde et Scylla, entre la pauvretĂ© qui nous enlĂšve tout loisir, et la richesse qui de toute façon nous gĂąte celui-ci... « L’importance de l’homme intellectuel, de l’homme immortel en moi, est si infiniment grande, comparĂ©e Ă  celle de l’individu, que j’ai toujours immĂ©diatement rejetĂ© au loin mes soucis personnels, dĂšs qu’une pensĂ©e philosophique s’agitait dans mon esprit. Car une telle pensĂ©e a toujours Ă©tĂ© pour moi une chose trĂšs sĂ©rieuse, et tout le reste, Ă  cĂŽtĂ© d’elle, une 6 7 Schopenhauer, PensĂ©es et fragments, 24e Ă©dition, pp. 71-115. Librairie FĂ©lix Alcan. Schopenhauer’s GesprĂ€che, pp. 97-123.
  • 24. 24 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s plaisanterie. C’est la lettre de noblesse et de franchise de la nature. Le bonheur des hommes ordinaires consiste dans l'alternative du travail et de la jouissance, qui pour moi ne font qu’un. Aussi la vie des hommes de mon espĂšce est-elle nĂ©cessairement un monodrame... « Dans un monde qui se compose, pour les cinq sixiĂšmes au moins, de coquins, de fous et d’imbĂ©ciles, la rĂšgle de conduite de chaque membre du sixiĂšme restant doit ĂȘtre de se retirer d’autant plus loin qu’il diffĂšre davantage des autres, et plus loin il se retire, mieux cela vaut pour lui. La persuasion que le monde est un dĂ©sert oĂč l’on ne trouvera jamais de sociĂ©tĂ©, doit devenir chez lui un sentiment habituel. Comme des murs rĂ©trĂ©cissent l’horizon, qui ne s'Ă©largit de nouveau que devant des champs et des plaines, ainsi la sociĂ©tĂ© rĂ©trĂ©cit mon esprit, et la solitude l’élargit... En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, toute conversation, sauf avec un vĂ©ritable ami et la femme aimĂ©e, laisse un arriĂšre-goĂ»t dĂ©sagrĂ©able, un lĂ©ger trouble de la paix intime. Toute occupation personnelle de l'esprit, au contraire, laisse une impression bienfaisante. Quand je m’entretiens avec les hommes, je subis leurs opinions, le plus souvent fausses, plates ou mensongĂšres, et exprimĂ©es dans le misĂ©rable langage de leur esprit. Quand je m’entretiens avec la nature, elle met sous mes yeux, dans tout son Ă©clat et en pleine vĂ©ritĂ©, l’essence de chaque chose, et me parle le langage de mon esprit... « Il y a eu de tout temps, chez les nations civilisĂ©es, une sorte de moines naturels, des gens qui, dans la conscience de leurs facultĂ©s intellectuelles supĂ©rieures, ont prĂ©fĂ©rĂ© la culture de ces facultĂ©s Ă  tout autre bien, et ont menĂ© en consĂ©quence une vie activement contemplative, dont les fruits enrichirent ensuite l’humanitĂ©. Ils renoncĂšrent donc Ă  la richesse, au gain matĂ©riel, Ă  la considĂ©ration mondaine, Ă  la possession d’une famille : c’est lĂ  une loi de compensation. Tout en constituant par le rang la classe la plus distinguĂ©e de l’humanitĂ©, que c’est un honneur pour chacun de reconnaĂźtre, ils renoncent aux distinctions vulgaires avec une certaine humilitĂ© extĂ©rieure analogue Ă  celle des moines. Le monde est leur couvent, leur ermitage. Ce qu’un homme peut ĂȘtre Ă  l'autre a des limites trĂšs Ă©troites : en rĂ©alitĂ©, chacun est rĂ©duit Ă  soi-mĂȘme. Il s’agit simplement de savoir quelle espĂšce d’homme est en cause. Si j’étais roi, l’ordre que je donnerais le plus souvent et avec le plus d’insistance, par rapport Ă  ma personne, serait celui-ci : « Laissez-moi seul ! »... On a donc beaucoup gagnĂ©, quand l'Age et l’expĂ©rience vous ont enfin donnĂ© une vue nette de toute la bassesse morale et intellectuelle des hommes en gĂ©nĂ©ral, parce qu'on n’éprouve plus la tentation de se livrer Ă  eux plus qu’il n'est nĂ©cessaire, parce qu'on ne vit plus constamment dans un Ă©tat de lutte qui ressemble Ă  celui que se livrent la soif et une tisane repoussante, parce qu’on ne se laisse plus entraĂźner Ă  l’illusion de
  • 25. 25 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s s'imaginer les hommes comme on les dĂ©sire, mais qu’on se les reprĂ©sente toujours comme ils sont ». Ajoutons Ă  ces tĂ©moignages sur lui mĂȘme les derniĂšres lignes d’une trĂšs courte notice Ă©crite, en 1852, par Schopenhauer, pour le KonversationsLexicon de Meyer : « J'ai eu le bonheur, dit-il, de passer ma vie dans la pleine indĂ©pendance et la jouissance illimitĂ©e de mon temps et de mes forces, comme cela Ă©tait nĂ©cessaire aux Ă©tudes variĂ©es ainsi qu’à l’élasticitĂ© et Ă  la libertĂ© d’esprit exigĂ©es par mes ouvrages ». Enfin les « remarques de Schopenhauer sur lui-mĂȘme », qui donnent le dernier chapitre du prĂ©sent volume, complĂštent, par des coups de pinceau ingĂ©nieusement distribuĂ©s et d'un effet heureux, par des ajoutĂ©s et des retouches habiles, le portrait de notre philosophe peint par luimĂȘme. Evidemment, le caractĂšre et la maniĂšre de voir de celui-ci sur les choses et sur les hommes, tels qu'ils se rĂ©vĂšlent Ă  nous dans toutes ces pages de lui, sortent de l’orniĂšre Ă  laquelle le gros des ĂȘtres humains est accoutumĂ©. Il est pessimiste, parce qu'il est une intelligence rĂ©flĂ©chie et profonde qui chercha de bonne heure la solution des problĂšmes qui se posaient devant son esprit, et s’interrogea anxieusement au sujet des contradictions et des tristesses de l’existence. Des hommes comme ceuxlĂ  peuvent jouir de la plus robuste santĂ©, possible, vivre dans l’éclat et la splendeur, occuper mĂȘme un trĂŽne, comme il s’en est vu quelques exemples, et ne goĂ»ter aucune satisfaction Ă  ce qui rend prĂ©cisĂ©ment heureux le restant des mortels. La vie est pour eux une Ă©nigme dont ils veulent Ă  tout prix avoir le mot ; d’autre part, l’ « infĂ©licitĂ© » de celle-lĂ  les affecte trop intimement, pour qu'ils puissent trouver une tranquillitĂ© dans les reprĂ©sentations logiques et abstraites. En prĂ©sence du spectacle de l'indĂ©niable souffrance humaine, ils se demandent avec dĂ©sespoir ce qu’elle signifie. Et quel est le sens de tout ce jeu de la nature, qui commence avec la naissance et se termine avec la mort? C’est en scrutant le mystĂšre de celle-ci, que le mystĂšre de la vie devient pour l’homme une obsession. Aussi, avec son tempĂ©rament passionnĂ©, avide de pĂ©nĂ©trer l'essence des choses, est-ce le scalpel en main que notre philosophe aborde la nature physique et morale, et quand les difficultĂ©s ne se rĂ©solvent pas d'elles-mĂȘmes, il les tranche violemment. Ceux-lĂ  seuls qui opĂšrent avec de pĂąles concepts et des notions usĂ©es, s’interposant entre eux et la rĂ©alitĂ© de la vie, peuvent tenir ce monde pour le meilleur. Ce qui est vrai, c’est que la nature ne connaĂźt qu’un but unique : la perpĂ©tuation des espĂšces, la naissance et la mort, et ne se soucie en rien de l’individu, qu’elle dĂ©chire impitoyablement Ă  tous les angles du chemin de la vie, comme le tigre sa proie. Si l’on prĂ©tend que ce monde est le meilleur et le
  • 26. 26 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s plus beau, il faut donc regarder comme quelque chose de bon et de beau le mal impitoyable dont il est le thĂ©Ăątre, la souffrance individuelle des crĂ©atures, la lutte atroce, dĂ©pourvue de signification comprĂ©hensible, qu'elles se livrent entre elles. Ce n’est pas Ă  ce fade et niais optimisme que s’est jamais ralliĂ© l’auteur du Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation. Le tout rĂ©cent et le plus complet historien français de la vie et de la doctrine de Schopenhauer, M. ThĂ©odore Ruyssen, professeur Ă  la FacultĂ© des lettres de l’UniversitĂ© de Bordeaux, conclut en ces termes sa trĂšs sĂ©rieuse Ă©tude sur celui-ci : « C’est sans doute pour n’avoir pas craint de poser le problĂšme du mal sous sa forme la plus tragique, que Schopenhauer exerce encore sur tant d’esprits un ascendant qui n’est sans doute pas prĂšs de dĂ©cliner. Il a fourni le modĂšle Ă©minent d'une pensĂ©e intrĂ©pide et sincĂšre jusqu'Ă  la duretĂ©, mais, en mĂȘme temps, pitoyable Ă  l’universelle misĂšre et animĂ©e d’une sorte de charitĂ© fanatique. A cet Ă©gard, et quoi qu’on pense mĂȘme des thĂšses essentielles du systĂšme, c’est se mettre Ă  bonne Ă©cole que de suivre quelque temps les leçons de ce maĂźtre un peu rude. En un temps, surtout, oĂč l’on est rassasiĂ© jusqu’au dĂ©goĂ»t d'un certain optimisme qui nous inviterait Ă  rien moins qu’à nous laisser porter par le flot rĂ©gulier du progrĂšs, il est bon de relire telle page des « SupplĂ©ments », dont la savoureuse amertume repose de ces fadeurs. Il n’est peut-ĂȘtre pas bon de s’en tenir au pessimisme, mais il est d’une saine discipline intellectuelle et morale de l'avoir traversĂ©. Car, aussi bien et mieux qu’à l’inerte bĂ©atitude du nirvĂąna, il peut conduire au dĂ©dain de l'Ă©preuve, Ă  l'acceptation du risque, Ă  l’action entreprenante et rĂ©formatrice. C’est en ce sens que Nietzsche a pu reconnaĂźtre en Schopenhauer, Ă  cĂŽtĂ© du gĂ©nial inventeur d’idĂ©es, un incomparable « Ă©ducateur » des intelligences et des volontĂ©s. Car, de cette philosophie, on peut dĂ©gager sans peine une Ă©thique d’effort et de saintetĂ©, Ă  la premiĂšre page de laquelle pourraient figurer comme motto ces lignes des Parerga : « Une vie heureuse est impossible ; le plus haut sommet auquel l’homme puisse s’élever est une vie hĂ©roĂŻque ».8 Le vĂ©ritable mĂ©rite de Schopenhauer, dirons-nous de notre cĂŽtĂ© pour conclure, c’est d’avoir reconnu que l’essence de l'homme est dans la Schopenhauer, pp. 378-379, 1911, Paris FĂ©lix Alcan. — Ce volume fait partie de la remarquable collection « Les grands philosophes », dirigĂ©e par C. Piat, qui renferme un prĂ©cĂ©dent volume de M. Ruyssen sur Kant, et qui comprendra les noms des penseurs Ă©minents de tous les temps et de tous les pays. Une vingtaine de monographies ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© publiĂ©es jusqu'ici : Socrate, Platon, Aristote, Philon, Saint Augustin, Avicenne, Saint Thomas d'Aquin, Montaigne, Pascal, Malebranche, Maine de Biran, etc. 8
  • 27. 27 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s volontĂ©, d’avoir assignĂ© comme tĂąche Ă  la mĂ©taphysique de retrouver par analogie, dans ce qui est donnĂ© par l’expĂ©rience, le monde donnĂ© seulement comme reprĂ©sentation, d’avoir placĂ© l’épanouissement de l'individualitĂ© dans le sentiment de la sympathie, et le noyau de la religion dans l'abnĂ©gation de soi-mĂȘme. Il est ainsi devenu le rĂ©formateur de la psychologie, de la mĂ©taphysique et de l’éthique. Comme chaque constructeur de systĂšmes, il a empruntĂ© Ă  son propre fonds et Ă  celui de ses devanciers. Ce qu’il a tirĂ© uniquement de lui-mĂȘme est probablement la partie la plus solide de son Ɠuvre. Son caractĂšre trop absolu l’a entraĂźnĂ© Ă  des jugements trop dogmatiques et Ă  des affirmations parfois peu justifiĂ©es. Aussi est-il advenu que la postĂ©ritĂ© a dĂ» rĂ©viser un certain nombre de ses doctrines, mais presque chacune de celles-ci renferme un fond de vĂ©ritĂ©. Il s'est dĂ©chaĂźnĂ© avec la violence d’un ouragan renversant tout ce qui faisait obstacle Ă  son passage, dĂ©truisant plus d’une demeure tranquille qui se croyait Ă  jamais Ă  l’abri de la tempĂȘte, mais purifiant en dĂ©finitive l’atmosphĂšre philosophique chargĂ©e d’une infinitĂ© de miasmes malsains. Ses idĂ©es se sont prĂ©cipitĂ©es Ă  travers le monde comme un torrent intellectuel portant au loin la vie et la fĂ©conditĂ©. Par lui, la science de l'homme est redevenue une force vivante. Il n’est guĂšre d’esprit sĂ©rieux, avide de scruter le problĂšme de l’existence, qui, de nos jours, ait pu se dĂ©rober Ă  son influence et ne soit plus ou moins pĂ©nĂ©trĂ© de ses vues, sans mĂȘme toujours savoir qu'il est le pĂšre de celles-ci. VoilĂ , quelques-unes des pensĂ©es que nous agitions dans notre cerveau, quand, il y a un certain nombre d'annĂ©es, par une belle soirĂ©e d’étĂ© finissant, alors que le soleil se couchait lentement dans les flots du Mein, nous nous tenions, dans l'allĂ©e de chĂątaigniers Ă  gauche du cimetiĂšre de Francfort, devant la large table de granit belge noir, entourĂ©e d’une grille en fer et bordĂ©e d’immortelles, sur laquelle on lit, sans aucune autre mention, les deux simples mots : ARTHUR SCHOPENHAUER. Tous les amis des arts connaissent la cĂ©lĂšbre gravure d'Albert Durer, « Le Chevalier, la Mort et le Diable ». Un guerrier armĂ© de toutes piĂšces, sa longue lance sur l’épaule, enveloppĂ© hermĂ©tiquement dans son armure, les lĂšvres serrĂ©es et le regard droit et dur, portĂ© par un noble cheval et accompagnĂ© de son beau chien fidĂšle, traverse la gorge d’une montagne, un lieu sauvage et sinistre. A sa droite, la Mort, Ă©galement Ă  cheval, lui prĂ©sente railleusement son sablier; par derriĂšre, un dĂ©mon grotesque et horrible Ă©tend vers lui avidement sa griffe ; Ă  ses pieds gĂźt un crĂąne humain et rampe un saurien fantastique. Le chevalier ne bronche point, et a mĂȘme l'air de ricaner. SĂ»r de lui-mĂȘme, fort de sa conscience, il poursuit inflexiblement sa route. OĂč le mĂšnera-t-elle? Au triomphe ou Ă  la ruine? Peu importe. En tout cas, ni la Mort ni le Diable ne sont
  • 28. 28 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s vainqueurs ; les puissances de l’enfer ont perdu leur crĂ©dit; le monde se transforme. Eh bien ! c’est Ă  ce chevalier sans peur et sans reproche, qui fonce intrĂ©pidement devant lui sans mĂȘme voir les pĂ©rils qui le guettent, que Nietzsche, qui est frĂ©quemment hantĂ© par le souvenir de Schopenhauer, compare celui-ci : « Il n'avait aucune espĂ©rance, mais il voulait la vĂ©ritĂ©. Il n’a pas son Ă©gal »9. Depuis la publication de notre premier volume des Parerga et Paralipomcna, en 1905, jusqu’à la date actuelle, prĂšs de huit annĂ©es se sont Ă©coulĂ©es. C’est lĂ  une forte branche dĂ©tachĂ©e du tronc de l’arbre de la vie humaine. Ce grande ĂŠvi spatium — pour parler avec Tacite — rapproche l’interprĂšte du moment oĂč il ira rejoindre dans le repos son MaĂźtre. Cette longue intimitĂ© avec le philosophe de la rĂ©signation n’a pas Ă©tĂ© du moins stĂ©rile pour lui. Il lui doit, outre la trĂšs utile mise en application de certains prĂ©ceptes pratiques de la sagesse humaine, un enseignement d’un ordre plus idĂ©al. C’est l’enseignement le plus haut de tous, celui qui apprend Ă  envisager froidement les contingences de la vie et de la mort, qui ne sont que les deux termes logiques d’un processus naturel et nĂ©cessaire, Ă  voir venir avec sĂ©rĂ©nitĂ© l’heure oĂč la Nature, qui professe la mĂȘme indiffĂ©rence pour la disparition d’un ĂȘtre pensant que pour la chute d’une feuille, dissoudra ses organes, et, dans son creuset mystĂ©rieux, en fera surgir des Ă©lĂ©ments de vie nouveaux. A cette heure-lĂ  cesseront les conflits douloureux de la chair et de l’esprit, l’antagonisme des passions bonnes et mauvaises ; Ă  cette heure-lĂ  s’harmoniseront dans un Ă©tat d’ataraxie absolue les pĂ©nibles contradictions de l’existence terrestre. Pourquoi donc la redouter? Pourquoi donc, au contraire, ne pas l’accueillir en visiteuse consolatrice? Elle marque peut-ĂȘtre l'avĂšnement de la vie vĂ©ritable. RĂ©pĂ©tons-nous, avec le lyrique grec : « Nous sommes Werke, t. I : Die Geburt der Tragödie, pp. 175-176. Comme exemple de l'action exercĂ©e par Schopenhauer sur des esprits non prĂ©venus et simplement lettrĂ©s. P.-J. Möbius reproduit, dans son livre sur celui-ci (pp. 87-88), quelques passages des lettres posthumes d'un M. de Villers, conseiller de lĂ©gation saxon Ă  Vienne, un homme du monde aimable et sĂ©rieux, dont la rĂ©putation n’a d ailleurs pas franchi le cercle de ses relations habituelles. Voici ces citations : « Je lis exclusivement Schopenhauer. On a rarement Ă©crit avec tant d’esprit, de sorte que le sujet est presque indiffĂ©rent. Je veux dire qu'aucun Allemand n’a jamais Ă©crit aussi Ă©lĂ©gamment. Sa colĂšre est amusante et distinguĂ©e Ă  la fois, bien qu'excessivement grossiĂšre... J'aurais beaucoup Ă  dire sur lui et sur le plaisir qu'il me cause. Je n'ai encore rien vu de plus spirituel sous une si belle forme ». Et quelques annĂ©es plus tard : « Je ne partage pas l'enthousiasme de tant de gens pour Schopenhauer. Mais son sĂ©rieux amer, sa sĂ©vĂšre honnĂȘtetĂ© exercent sur moi une influence aromatique et fortifiante comme des herbes sauvages. Je reconnais en lui l'ami qui ne flatte jamais, blesse souvent, mais ne nous permet jamais d'Ă©chapper Ă  sa domination. Notre cƓur entier se prend, quand cet Ăąpre critique nous fait sentir le Beau en termes simples et d'une façon profondĂ©ment impressive. Rien de plus Ă©mouvant que ce tendre hommage Ă©manant d'une bouche si amĂšre ». 9
  • 29. 29 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s des Ă©phĂ©mĂšres. Qu’est-ce ĂȘtre, ou ne pas ĂȘtre ? Le rĂȘve d’une ombre, voilĂ  l'homme », et avec Marc-AurĂšle, le stoĂŻcien couronnĂ© : « Il faut quitter la vie d’un cƓur soumis, comme l’olive mĂ»re qui tombe en bĂ©nissant la terre sa nourrice, et en rendant grĂąces Ă  l’arbre qui l’a produite... Mourir est aussi un des actes de la vie ; la mort, comme la naissance, a sa place dans le systĂšme du monde... Homme! tu as Ă©tĂ© citoyen dans la grande citĂ©. Va-t-en donc avec un cƓur paisible : celui qui te congĂ©die est sans colĂšre ». 12 avril 1912. Auguste Dietrich.
  • 30. 30 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s ESSAI SUR LES APPARITIONS ET LES FAITS QUI S’Y RATTACHENT Et crois-moi : n’aime Pas trop le soleil ni les Ă©toiles. Viens, descends avec moi dans le royaume sombre. GOETHE. Les spectres qui, au siĂšcle dernier, d’intelligence supĂ©rieure, quoiqu’en pensent les prĂ©cĂ©dents, n’avaient pas tant Ă©tĂ© bannis que mĂ©prisĂ©s, ont Ă©tĂ© dans ces vingt-cinq derniĂšres annĂ©es, comme l’avait Ă©tĂ© auparavant dĂ©jĂ  la magie, rĂ©habilitĂ©s en Allemagne. Peut-ĂȘtre non sans raison. Les preuves contre leur existence Ă©taient en effet, d’une part, mĂ©taphysiques, c’est-Ă -dire appuyĂ©es sur une base incertaine; d’autre part, empiriques, prouvant simplement que dans les cas oĂč l’on ne dĂ©couvrait aucune tromperie accidentelle ou voulue, il n’existait rien non plus qui aurait pu agir sur la rĂ©tine au moyen de la rĂ©flexion de la lumiĂšre, ou sur le tympan au moyen de la vibration de l’air. Ceci toutefois parle uniquement contre la prĂ©sence de corps que personne non plus n’avait affirmĂ©e, et dont la manifestation de la façon physique indiquĂ©e supprimerait la vĂ©ritĂ© d’une apparition spectrale. L’idĂ©e mĂȘme d’un esprit veut que sa prĂ©sence nous soit rĂ©vĂ©lĂ©e d’une tout autre maniĂšre que celle d’un corps. Ce qu’affirmerait un visionnaire qui se comprendrait et s’exprimerait bien, c’est seulement la prĂ©sence, dans son intellect intuitif, d’une image absolument indiscernable de celle que produisent les corps par l’entremise de la lumiĂšre et de ses yeux, et cependant sans la prĂ©sence rĂ©elle de ces corps. Il en est de mĂȘme en ce qui concerne les choses perceptibles Ă  l’oreille, bruits, sons, voix, qui sont absolument semblables Ă  ceux produits par les corps vibrants et par l’air, mais sans la prĂ©sence ou le mouvement de ces corps. C’est prĂ©cisĂ©ment la source du malentendu qui pĂ©nĂštre tout ce qu’on allĂšgue pour et contre la rĂ©alitĂ© des apparitions. Cette distinction est malaisĂ©e et exige des connaissances spĂ©ciales, mĂȘme un savoir philosophique et physiologique. Il s’agit en effet de concevoir qu’une action semblable Ă  celle d’un corps ne prĂ©suppose pas nĂ©cessairement la prĂ©sence d’un corps. Aussi devons-nous avant tout nous rappeler et ne jamais perdre de vue, Ă  propos du sujet que je vais traiter, ce que j’ai frĂ©quemment et minutieusement exposĂ©10 Ă  savoir que notre intuition du monde extĂ©rieur n’est pas seulement sensorielle, mais qu’elle est surtout intellectuelle, c’est-Ă -dire, pour exprimer la chose objectivement, cĂ©rĂ©brale. Les sens ne En particulier dans mon traitĂ© Sur la quadruple racine de la raison suffisante, §21; et, en outre, Sur la vision et les couleurs, § 1; Theoria colorum, II; Le monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation, I, § 4; Ibid., chap. II. 10
  • 31. 31 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s donnent jamais plus qu’une pure sensation dans leur organe, soit une matiĂšre trĂšs pauvre en elle-mĂȘme, de laquelle tout d’abord l'intelligence construit, Ă  l’aide de la loi de causalitĂ© qui lui est connue Ă  priori et des formes existant en elle Ă©galement Ă  priori, l’espace et le temps, ce monde corporel. L’incitation Ă  cet acte intuitif naĂźt d’ailleurs, Ă  l’état Ă©veillĂ© et normal, de l’impression sensorielle, puisque celle-ci est l’effet auquel l’intelligence impute la cause. Pourquoi ne serait-il donc pas possible qu’une incitation provenant d’un tout autre cĂŽtĂ©, c’est-Ă -dire de l’intĂ©rieur, de l’organisme mĂȘme, ne pĂ»t parvenir une fois aussi au cerveau et ĂȘtre Ă©laborĂ©e par celui-ci, comme celle-lĂ , Ă  l’aide de sa fonction particuliĂšre et conformĂ©ment au mĂ©canisme de celle-ci? AprĂšs cette Ă©laboration, toutefois, la diversitĂ© de la matiĂšre primitive ne serait plus reconnaissable, pas plus que le chyle ne permet de discerner la nourriture qui l’a prĂ©parĂ©. Un cas rĂ©el quelconque de ce genre soulĂšverait immĂ©diatement cette question : la cause plus Ă©loignĂ©e de l’apparition ainsi produite ne devrait-elle pas ĂȘtre cherchĂ©e plus loin que dans l’intĂ©rieur de l’organisme? ou, toute impression sensorielle Ă©tant exclue, cette cause ne pourrait-elle pas ĂȘtre une cause extĂ©rieure qui, dans ce cas, il est vrai, n’aurait pas agi physiquement ou corporellement? Cela Ă©tant, quel rapport l’apparition donnĂ©e pourrait-elle avoir avec une telle cause extĂ©rieure Ă©loignĂ©e? c’est-Ă -dire, contiendrait-elle des indices sur celle-ci, ou l’essence de cette derniĂšre serait-elle exprimĂ©e en elle? Nous serions en consĂ©quence amenĂ©s ici aussi, comme dans le monde corporel, Ă  la question du rapport du phĂ©nomĂšne avec la chose en soi. Mais ceci est le point de vue transcendantal, d’oĂč il pourrait peut-ĂȘtre rĂ©sulter que l’apparition des esprits n’a ni plus ni moins d’idĂ©alitĂ© que l’apparition des corps; or celle-ci, on le sait, constitue la base inĂ©vitable de l’idĂ©alisme et ne peut en consĂ©quence ĂȘtre ramenĂ©e que par un long dĂ©tour Ă  la chose en soi, c’est-Ă -dire Ă  ce qui est vĂ©ritablement rĂ©el. Nous avons reconnu que cette chose en soi est la volontĂ©. Cela donne donc lieu Ă  la supposition que peut-ĂȘtre celle-ci ne sert pas moins de base aux apparitions des esprits qu’aux apparitions des corps. Toutes les explications antĂ©rieures des apparitions des esprits ont Ă©tĂ© spiritualistes; c’est comme telles qu’elles subissent la critique de Kant, dans la premiĂšre partie de ses RĂȘves d’un visionnaire. Je tente ici une explication idĂ©aliste. AprĂšs cette introduction synoptique aux recherches qui vont suivre, je prends dĂ©sormais la marche plus lente qui leur convient. Je remarque seulement que je prĂ©suppose connus du lecteur les faits auxquels elles se rapportent. Car, d’une part, il s’agit pour moi non de raconter ni d’expliquer des faits, mais d’exposer la thĂ©orie de ceux-ci; d’autre part, il me faudrait Ă©crire un gros volume, si je voulais rĂ©pĂ©ter toutes les histoires de magnĂ©tisme, les visions, apparitions, etc., dont la matiĂšre sert de base Ă  notre thĂšme et qui ont Ă©tĂ© racontĂ©es dĂ©jĂ  dans maints
  • 32. 32 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s ouvrages; enfin, je ne me sens non plus aucunement disposĂ© Ă  combattre le scepticisme de l’ignorance, dont les comportements excessivement habiles tombent de jour en jour dans le discrĂ©dit et n’auront bientĂŽt plus cours que dans la seule Angleterre. Celui qui met aujourd’hui en doute les faits du magnĂ©tisme animal et de sa clairvoyance, doit ĂȘtre qualifiĂ© non d’incrĂ©dule, mais d’ignorant. J’exige encore davantage : je dois prĂ©supposer que l’on connaĂźt au moins quelques-uns des ouvrages si nombreux relatifs aux apparitions, ou que l’on est au courant de ce sujet par quelque autre voie. Je ne donne mĂȘme les citations se rĂ©fĂ©rant Ă  ces ouvrages, que lorsqu’il s’agit de faits spĂ©ciaux ou de points en litige. Au reste, je me flatte tout d’abord que le lecteur, qui sans doute me connaĂźt dĂ©jĂ  par d’autres cĂŽtĂ©s, estimera que, si j’admets certains faits comme fondĂ©s, c’est que je les tiens de bonne source ou de ma propre expĂ©rience. Il s’agit donc avant tout de savoir si des images intuitives, absolument semblables Ă  celles qu’y provoque sur les sens extĂ©rieurs la prĂ©sence des corps, peuvent vĂ©ritablement prendre naissance dans notre intellect intuitif, ou cerveau, sans cette influence. Par bonheur, un phĂ©nomĂšne qui nous est des plus familiers nous enlĂšve Ă  ce sujet le moindre doute : je parle du rĂȘve. PrĂ©tendre donner les rĂȘves comme de simples jeux de la pensĂ©e, de simples images de la fantaisie, c’est tĂ©moigner d’un manque de rĂ©flexion ou de loyautĂ©; car, de toute Ă©vidence, ils en diffĂšrent spĂ©cifiquement. Les images de la fantaisie sont faibles, languissantes, incomplĂštes, partielles et si fugitives, qu’on peut Ă  peine fixer dans sa mĂ©moire pendant quelques secondes les traits d’un absent, et que mĂȘme le jeu le plus vif de la fantaisie ne peut nullement entrer en comparaison avec la rĂ©alitĂ© palpable que le rĂȘve met sous nos yeux. Notre facultĂ© de reprĂ©sentation, dans le rĂȘve, dĂ©passe infiniment celle de notre imagination; chaque objet intuitif y rĂȘve une vĂ©ritĂ©, un achĂšvement, une universalitĂ© logique qui s’étendent jusqu’aux propriĂ©tĂ©s les plus essentielles, comme la rĂ©alitĂ© elle-mĂȘme, dont la fantaisie reste infiniment Ă©loignĂ©e; aussi notre facultĂ© de reprĂ©sentation nous procurerait-elle les tableaux les plus merveilleux, si nous pouvions choisir l’objet de nos rĂȘves. Il est tout Ă  fait faux de vouloir expliquer ceci par le trouble et l’affaiblissement que l’impression simultanĂ©e du monde extĂ©rieur rĂ©el fait subir aux images de la fantaisie; car mĂȘme dans le silence le plus profond de la nuit la plus obscure, la fantaisie ne peut rien produire qui se rapprocherait de cette perspicuitĂ© objective et de ce caractĂšre vivant du rĂȘve. En outre, les images de la fantaisie sont toujours amenĂ©es par une association d’idĂ©es ou par des motifs, et accompagnĂ©es de la conscience de leur libre arbitre. Le rĂȘve, au contraire, est lĂ  comme une
  • 33. 33 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s chose complĂštement Ă©trangĂšre, qui s’impose Ă  nous, Ă  l’instar du monde extĂ©rieur, sans notre participation et mĂȘme contre notre volontĂ©. Les surprises tout Ă  fait inattendues de ses processus, mĂȘme des plus insignifiants, impriment Ă  ceux-ci le cachet de l’objectivitĂ© et de la rĂ©alitĂ©. Tous ses objets apparaissent dĂ©terminĂ©s et nets, comme la rĂ©alitĂ©, non seulement par rapport Ă  nous, c’est-Ă -dire sous une seule superficie, ou simplement en gros et dans les contours gĂ©nĂ©raux; mais exactement dessinĂ©s, jusqu’aux dĂ©tails les plus infimes et les plus accidentels, et les circonstances accessoires qui sont souvent pour nous une gĂȘne et un obstacle; chaque corps y projette son ombre, celle-ci tombe exactement avec la pesanteur rĂ©pondant Ă  son poids spĂ©cifique, et chaque obstacle doit ĂȘtre d’abord Ă©cartĂ©, juste comme dans la rĂ©alitĂ©. Le caractĂšre complĂštement objectif du rĂȘve se montre en outre en ce que ses processus s’accomplissent en gĂ©nĂ©ral contre notre attente, souvent contre notre dĂ©sir, et provoquent mĂȘme parfois notre Ă©tonnement : en ce que les personnages agissants se comportent envers nous avec un manque rĂ©voltant d’égards; bref, dans l’exactitude dramatique purement objective des caractĂšres et des actes, qui a donnĂ© lieu Ă  l’observation spirituelle que chacun de nous, au cours d’un rĂȘve, est un Shakespeare. Cette mĂȘme omniscience en nous qui fait que, en rĂȘve, chaque corps naturel agit en conformitĂ© exacte de ses propriĂ©tĂ©s essentielles, a aussi pour consĂ©quence de faire agir et parler chaque ĂȘtre humain en pleine conformitĂ© de son caractĂšre. Aussi, par suite de tout cela, l’illusion provoquĂ©e par le rĂȘve est-elle si forte, que la rĂ©alitĂ© mĂȘme, que nous retrouvons Ă  notre rĂ©veil, doit souvent commencer par lutter, et a besoin de temps pour arriver Ă  nous convaincre de l’importance du rĂȘve qui s’est produit, mais qui dĂ©jĂ  n’existe plus. En ce qui concerne le souvenir, nous sommes parfois en doute, quand il s’agit de faits insignifiants, si nous les avons rĂȘvĂ©s ou s’ils sont rĂ©ellement arrivĂ©s. Quand, au contraire, on doute si quelque chose est arrivĂ© ou si on se l’est seulement imaginĂ©, on jette sur soi le soupçon de folie. Tout cela dĂ©montre que le rĂȘve est une fonction absolument particuliĂšre de notre cerveau, qui diffĂšre complĂštement de l’imagination pure et de sa rumination. Aristote dit aussi : τό έΜύπΜÎčόΜ ÎŹÎčσΞηΌα, Ï„ÏÏŒÏ€ÎżÎœ τÎčÎœÎŹ (Somnium quodammodo sensum est) (De somno et vigilia, chap. II). Il remarque de plus exactement et finement que, dans le rĂȘve mĂȘme, nous continuons Ă  nous reprĂ©senter par la fantaisie les choses absentes. Mais il s’ensuit de lĂ  que, pendant le rĂȘve, la fantaisie continue Ă  ĂȘtre disponible, et n’est donc pas elle-mĂȘme le mĂ©dium ou organe du rĂȘve. D’autre part, le rĂȘve a une ressemblance incontestable avec la folie. Ce qui distingue en effet la conscience rĂȘvante de la conscience Ă©veillĂ©e, c’est le manque de mĂ©moire, ou plutĂŽt de ressouvenir cohĂ©rent et raisonnĂ©. Nous nous rĂȘvons dans des situations et des circonstances Ă©tonnantes et
  • 34. 34 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s impossibles, sans qu’il nous vienne l’idĂ©e de rechercher les rapports de celles-ci avec ce qui est absent et les causes de leur apparition; nous accomplissons des actes sans rime ni raison, parce que nous ne nous rappelons pas ce qui s’oppose Ă  eux. Des gens morts depuis longtemps continuent Ă  figurer vivants dans nos rĂȘves, parce que nous oublions alors qu’ils n’existent plus. Souvent nous nous retrouvons dans les circonstances de notre premiĂšre jeunesse, au milieu de nos relations d’alors : c’est que tous les changements et toutes les transformations advenus depuis cette Ă©poque sont mis en oubli. Il semble donc vraiment que dans le rĂȘve, alors que toutes les forces de l’esprit sont en activitĂ©, la mĂ©moire seule n’est pas trĂšs disponible. C’est en cela justement que consiste sa ressemblance avec la folie, qui, ainsi que je l’ai montrĂ© (Le monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation, livre III, § 36, et Ibid., chap. XXXIIl), est imputable pour l’essentiel Ă  un certain Ă©branlement de la facultĂ© du souvenir. De ce point de vue, on peut donc considĂ©rer le rĂȘve comme une courte folie, la folie comme un long rĂȘve. En rĂ©sumĂ©, le rĂȘve contient l’intuition de la rĂ©alitĂ© prĂ©sente d’une façon complĂšte et mĂȘme minutieuse : par contre, notre horizon y est trĂšs bornĂ©, puisque ce qui est absent et passĂ©, mĂȘme imaginĂ©, ne tombe que peu dans la conscience. De mĂȘme que toute modification dans le monde rĂ©el ne peut absolument se produire que par suite d’une autre qui l’a prĂ©cĂ©dĂ©e, - sa cause premiĂšre -, l’entrĂ©e dans notre conscience des pensĂ©es et des reprĂ©sentations est assujettie, elle aussi, au principe de la raison suffisante. Elles doivent donc ĂȘtre provoquĂ©es ou par impression extĂ©rieure sur les sens, ou, d’aprĂšs les lois de l’association (voir SupplĂ©ments au Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation, chap. XIV), par une pensĂ©e antĂ©rieure Ă  elles; autrement, elles ne pourraient se produire. Or, les rĂȘves aussi, en ce qui concerne leur production, doivent ĂȘtre assujettis, en une maniĂšre quelconque, Ă  ce principe de la raison suffisante, comme au principe sans exception de l’indĂ©pendance et de la conditionnalitĂ© de tous les objets existant pour nous; seulement, en quelle maniĂšre lui sont-ils assujettis, c’est ce qu’il est trĂšs difficile de dĂ©terminer. La condition caractĂ©ristique et essentielle du rĂȘve, c’est le sommeil, c’est-Ă -dire la suppression de l’activitĂ© normale du cerveau et des sens. C’est seulement quand cette activitĂ© chĂŽme, que le rĂȘve peut se produire, - absolument comme les images de la lanterne magique ne peuvent apparaĂźtre, tant qu’on n’a pas fait l’obscuritĂ© dans la chambre. La production, et, partant, la matiĂšre du rĂȘve, ne proviennent donc pas avant tout d’impressions extĂ©rieures sur les sens; des cas isolĂ©s oĂč, dans un lĂ©ger sommeil, des sons et mĂȘme des bruits extĂ©rieurs ont pĂ©nĂ©trĂ© jusqu’au sensorium et ont influencĂ© le rĂȘve, sont des exceptions spĂ©ciales dont je ne tiens pas compte ici. Mais il est trĂšs remarquable que les rĂȘves ne sont pas non plus produits par une association d’idĂ©es. Ou ils naissent,
  • 35. 35 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s en effet, au milieu d’un profond sommeil, ce repos du cerveau, que nous avons toute cause de regarder comme complet, c’est-Ă -dire comme absolument inconscient, - ce qui Ă©carte mĂȘme toute possibilitĂ© d’une association d’idĂ©es; ou ils naissent du passage de la conscience Ă©veillĂ©e au sommeil, c’est-Ă -dire quand on s’endort; en rĂ©alitĂ©, ils ne cessent ici jamais complĂštement, et nous fournissent ainsi l’occasion de nous convaincre pleinement qu’ils ne sont reliĂ©s par aucune association d’idĂ©es aux reprĂ©sentations de l’état de veille, mais laissent intact le fil de cellesci, pour prendre tout Ă  fait ailleurs, nous ne savons oĂč, leur matiĂšre et leur occasion. Ces premiers songes de l’ĂȘtre qui s’endort sont toujours, comme il est facile de l’observer, sans aucun rapport avec les pensĂ©es au milieu desquelles il s’est endormi, et mĂȘme leur sont tellement opposĂ©s, qu’ils semblent avoir choisi, Ă  dessein, parmi toutes les choses du monde, prĂ©cisĂ©ment ce qui nous prĂ©occupait le moins; voilĂ  pourquoi ceux qui y rĂ©flĂ©chissent sont forcĂ©s de se demander par quoi peuvent bien ĂȘtre dĂ©terminĂ©s leur choix et leur nature. Ils ont en outre ce caractĂšre distinctif,- comme le remarque trĂšs finement et trĂšs exactement Burdach11 dans sa Physiologie, tome III, - de ne reprĂ©senter aucun Ă©vĂ©nement cohĂ©rent, et de ne pas nous faire jouer, en gĂ©nĂ©ral, un rĂŽle Ă  nous-mĂȘme, comme dans les autres rĂȘves; ils ne sont qu’un spectacle purement objectif, consistant en tableaux isolĂ©s qui surgissent soudainement lorsqu’on s’endort, ou aussi des processus trĂšs simples. Comme nous nous rĂ©veillons souvent aussitĂŽt, nous pouvons nous convaincre pleinement qu’ils n’ont jamais la moindre ressemblance, l’analogie la plus Ă©loignĂ©e ou une relation quelconque avec les pensĂ©es encore prĂ©sentes il y a un instant, mais qu’ils nous surprennent plutĂŽt par l’inattendu de leur contenu. Celui-ci, en effet, est aussi Ă©tranger au cours de notre pensĂ©e antĂ©rieure que n’importe quel objet de la rĂ©alitĂ© qui, Ă  l’état de veille, tombe tout Ă  coup, de la façon la plus accidentelle, sous notre perception; souvent on a Ă©tĂ© le chercher si loin, on l’a choisi si bizarrement et tellement Ă  l’aveuglette, qu’on le croirait tirĂ© au sort ou amenĂ© par un coup de dĂ©. Donc, le fil que le principe de la raison suffisante nous met en main, nous semble ĂȘtre coupĂ© ici aux deux bouts, l’intĂ©rieur et l’extĂ©rieur. Mais ceci n’est ni possible ni imaginable. Il faut nĂ©cessairement une cause qui amĂšne ces visions et les dĂ©termine. Elle devrait en consĂ©quence exactement expliquer pourquoi moi, par exemple, qui, jusqu’au moment de m’endormir, ai Ă©tĂ© occupĂ© par de tout autres pensĂ©es, je vois s’offrir Ă  moi, tout Ă  coup, un arbre en fleur doucement agitĂ© par le vent, une autre fois une servante avec un panier sur la tĂȘte, une autre fois encore une troupe de soldats, etc. Disciple de Schelling, K.F. Burdach (1776-1847) s’occupa particuliĂšrement des fonctions du systĂšme nerveux et de psychologie; il a laissĂ© son nom aux cordons ou faisceaux de Burdach, cordon postĂ©rieur de la moelle Ă©piniĂšre. 11
  • 36. 36 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s L’excitation du dehors par les sens, aussi bien que celle du dedans par les pensĂ©es, Ă©tant ainsi, dans la production des rĂȘves, soit que l’on s’endorme ou que le sommeil ait dĂ©jĂ  lieu, supprimĂ©e pour le cerveau, ce siĂšge et cet organe unique de toutes les reprĂ©sentations, il ne nous reste plus qu’une seule hypothĂšse : c’est que celui-lĂ  reçoit une pure excitation physiologique de l’intĂ©rieur de l’organisme. Deux voies sont ouvertes au cerveau pour l’influence de ce dernier : celle des nerfs et celle des vaisseaux. La force vitale s’est, pendant le sommeil, c’est-Ă -dire l’arrĂȘt de toutes les fonctions animales, concentrĂ©e complĂštement dans la vie organique, et s’occupe Ă  peu prĂšs exclusivement, tandis que la respiration, le pouls, la chaleur et presque toutes les sĂ©crĂ©tions subissent quelque diminution, de la lente reproduction, de la rĂ©paration de tout ce qui est usĂ©, de la cure de toutes les blessures et de la suppression de tous les dĂ©sordres; le sommeil est donc le temps pendant lequel la vis naturĂŠ medicatrix amĂšne, dans toutes les maladies, les crises salutaires qui triomphent ensuite du mal existant, et au bout duquel le malade s’éveille, soulagĂ© et joyeux, avec le sentiment certain de la guĂ©rison qui approche. Il opĂšre aussi de mĂȘme chez l’ĂȘtre sain, mais Ă  un degrĂ© infiniment moindre, sur tous les points oĂč cela est nĂ©cessaire. Celui-ci aussi, en s’éveillant, Ă©prouve un sentiment de bien-ĂȘtre et de rĂ©novation; le cerveau particuliĂšrement a, dans le sommeil, reçu sa nutrition, ce qui ne peut advenir Ă  l’état de veille; la consĂ©quence en est le rĂ©tablissement de la clartĂ© de la conscience. Toutes ces opĂ©rations sont soumises Ă  la direction et au contrĂŽle du systĂšme nerveux plastique, c’est-Ă -dire des grands ganglions qui, rĂ©unis dans toute la longueur du tronc par les cordes nerveuses, constituent le nerf grand sympathique ou le foyer nerveux interne. Ce foyer est tout Ă  fait sĂ©parĂ© et isolĂ© du foyer nerveux externe, le cerveau, qui assume exclusivement la direction des circonstances externes, et qui a, pour cette raison, un appareil nerveux dirigĂ© vers le dehors et des reprĂ©sentations occasionnĂ©es par lui; de sorte que, Ă  l’état normal, ses opĂ©rations ne parviennent pas Ă  la conscience, ne sont pas senties. Il a aussi un faible rapport mĂ©diat avec le systĂšme cĂ©rĂ©bral, par des nerfs minces et qui dĂ©bouchent de loin. Dans les Ă©tats anormaux, ou quand il y a lĂ©sion des parties internes, l’isolation de ceuxlĂ  est interrompue en un certain degrĂ©, et ils pĂ©nĂštrent dans la conscience sous forme de chaleur plus ou moins vive. Au contraire, Ă  l’état normal et sain, les processus et les mouvements qui s’opĂšrent dans l’atelier si compliquĂ© et si actif de la vie organique, la marche en avant facile ou pĂ©nible de celle-ci, ne laissent parvenir dans le sensorium qu’un Ă©cho extrĂȘmement faible et en quelque sorte perdu. Dans la veille, quand le cerveau est pleinement occupĂ© de ses propres opĂ©rations, c’est-Ă -dire reçoit des impressions extĂ©rieures qui lui apportent des intuitions, quand il pense, cet Ă©cho n’est pas perçu; il a tout au plus une influence secrĂšte et