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Essai sur les apparitions et
opuscules divers
Parerga et Paralipomena
Traduit par Auguste Dietrich, 1912
Numérisation et mise en page par
Guy Heff
Otobre 2013
www.schopenhauer.fr
3. TABLE DES MATIĂRES
PRĂFACE .................................................................................................................................. 4
ESSAI SUR LES APPARITIONS ET LES FAITS QUI SâY RATTACHENT...................... 30
SUR LE BRUIT ET LE VACARME ...................................................................................... 99
ALLĂGORIES, PARABOLES ET FABLES ........................................................................ 103
REMARQUES DE SCHOPENHAUER SUR LUI-MĂME .................................................. 109
4. 4|Essai sur les apparitions et opuscules divers
PRĂFACE
C'est un Schopenhauer assez inattendu, et, on peut le dire, tout
nouveau, que nous prĂ©sentons aujourdâhui au lecteur. Lâ « Essai sur les
apparitions », qui ouvre le prĂ©sent volume,â le dernier des Parerga et
Paralipomena â tĂ©moigne que son auteur, quoique philosophe intĂ©gral,
ou plutĂŽt pour cette raison mĂȘme, ne rĂ©solvait pas si aisĂ©ment et d'un
cĆur lĂ©ger tous les problĂšmes que soulĂšve lâexistence du monde et de
l'homme, toutes les questions qui sâagitent obscurĂ©ment au fond de lâĂȘtre,
et quâil se disait, dans son for intĂ©rieur, avec Hamlet, quâ « il y a plus de
choses sur la terre et dans le ciel, quâil nâen est rĂȘvĂ© dans la philosophie ».
En prĂȘtant une attention sĂ©rieuse aux phĂ©nomĂšnes dits psychiques, au
lieu de les rejeter a priori, comme dénués jusque-là de base
suffisamment scientifique, Schopenhauer a, dâune part, Ă©largi le domaine
de la philosophie ; et, dâautre part, grĂące Ă cette Ă©troite porte laissĂ©e
ouverte sur lâinvisible, il a donnĂ© en mĂȘme temps satisfaction aux besoins
de beaucoup dâĂąmes, hantĂ©es avec une obsession plus ou moins
angoissante par la prĂ©occupation des choses occultes et de lâau-delĂ
terrestre.
Ce nâĂ©tait d'ailleurs pas la premiĂšre fois que ce thĂšme captivant Ă©tait
l'objet, en Allemagne, dâun examen « philosophique ». DĂšs 1766, Kant
avait publiĂ©, sous lâanonymat, un opuscule : Les rĂȘves dâun visionnaire
Ă©claircis par les rĂȘves de la mĂ©taphysique (TrĂ€ume eines Geistersehers,
erlÀutert durch TrÀume der Metaphysik), dans lequel il admet entre les
esprits une loi d'universelle dĂ©pendance, analogue Ă la loi de lâattraction
assignée par Newton aux substances matérielles. « Dans les mobiles les
plus intimes, dit-il, nous nous trouvons dépendre de la rÚgle de la volonté
universelle, et il en résulte, dans le monde de toutes les natures
pensantes, une unité morale et une constitution mathématique suivant
des lois purement spirituelles. » Il va mĂȘme jusqu'Ă affirmer que « le
sentiment moral est le sentiment de cette subordination de la volonté
particuliÚre à la volonté universelle », la traduction par la conscience
individuelle de l'effort commun des esprits vers l'unité morale. Cette
affirmation fait ainsi entrevoir, pour l'action morale, la possibilité de se
réaliser pleinement dÚs cette vie dans un univers spirituel, ou nouménal,
comme l'aurait nommé plus tard le philosophe : car cette rapide lueur est
en quelque sorte la premiÚre esquisse de la distinction du « phénomÚne »
et du « noumĂšne », que la Critique de la raison pure ne tardera pas Ă
fonder. Kant, dont lâopuscule a surtout en vue lâilluminisme du fameux
Swedenborg, est loin, du reste, dâaccorder grande crĂ©ance aux
5. 5|Essai sur les apparitions et opuscules divers
élucubrations du théosophe suédois. Il déclare au contraire que les
visions de celui-ci ne sont que des images projetées au dehors par un
cerveau malade, et il conclut ironiquement quâun bon purgatif en aurait
aisément raison.
Il pose toutefois ici des principes qui peuvent aboutir logiquement Ă
lâacceptation de 1âoccultisme. « Jâavoue, dit-il, que jâincline fort Ă affirmer
dans le monde lâexistence de natures immatĂ©rielles, et Ă placer mon Ăąme
mĂȘme dans la classe de ces ĂȘtres. » « En consĂ©quence, il faudrait
regarder lâĂąme humaine comme reliĂ©e, dĂšs la vie prĂ©sente, Ă deux
mondes Ă la fois, mais, de ces deux mondes, dĂšs quâelle est parvenue Ă
lâunitĂ© personnelle, grĂące Ă un corps, elle ne perçoit clairement que le
monde matĂ©riel » « Il nây a donc quâun seul sujet, qui forme un membre
du monde visible et invisible Ă la fois, mais ce nâest pas la mĂȘme
personne, parce que les reprĂ©sentations de lâun de ces mondes, par suite
de sa nature différente ne sont aucunement des idées accompagnatrices
de celles de 1âautre monde, et, en consĂ©quence, ce que je me reprĂ©sente
comme esprit nâest pas reconnu par moi comme ĂȘtre humain, et
réciproquement. »
Un ouvrage postérieur de Kant, Leçons sur la psychologie, est plus
explicite et plus net encore Ă cet Ă©gard. On y trouve ces assertions Ă
tournure scolastique : « La vie consiste dans le commercio de lâĂąme avec
le corps. Le commencement de la vie est le commencement du
commercii, la fin de la vie est la fin du commercii. Le commencement du
commercii est la naissance, la fin du commercii est la mort. La durée du
commercii est la vie. Le commencement de la vie est la naissance ; celleci toutefois est non le commencement de la vie de l'Ăąme, mais celui de la
vie de lâĂȘtre humain. La fin de la vie est la mort ; celle-ci toutefois est non
la fin de la vie de lâĂąme, mais la fin de la vie de lâĂȘtre humain. Naissance,
vie et mort ne sont donc que des Ă©tats de lâĂąme ». « En consĂ©quence, la
substance demeure, quand le corps disparaĂźt, et la substance doit donc
avoir existé aussi, quand le corps a pris naissance. » « La vie chez
lâhomme est double : il y a la vie animale et la vie spirituelle. La vie
animale est la vie de lâĂȘtre humain, comme tel; et ici le corps est
nĂ©cessaire, pour que lâĂȘtre humain vive. Lâautre vie est la vie spirituelle,
dans laquelle lâĂąme, indĂ©pendante du corps, doit continuer a exercer ces
mĂȘmes actes de la vie. »
Schelling, dont le systĂšme de 1â « identitĂ© » n'est guĂšre que le systĂšme
de Fichte fondu avec celui de Spinoza, se rallia aux vues de Kant en cette
matiĂšre : l'objet et le sujet, le rĂ©el et l'idĂ©al, la nature et lâesprit Ă©tant
identiques pour lui dans l'absolu, considéré comme créateur du principe
idĂ©al, il Ă©tendit sa thĂ©orie jusqu'Ă lâĂ©tude des forces occultes, quâil traita
6. 6|Essai sur les apparitions et opuscules divers
en tout sĂ©rieux, mais en tombant bien vite dans le mysticisme. Quoi quâil
en soit, Schopenhauer, devenu pour ce fait mĂȘme moins sĂ©vĂšre Ă son
égard, lui rendit à sa mort, en 1854, le témoignage qu'il avait «
essentiellement amélioré et fait progresser la conception de la nature ».
En 1848, les Américains avaient introduit en Europe, et tout d'abord en
Allemagne, les phénomÚnes dénommés par eux « spiritualités ».
Lorsque, dans lâhiver de 1834, le cĂ©lĂšbre magnĂ©tiseur italien Regazzoni
vint donner des séances à Francfort, Schopenhauer les suivit avec la plus
grande attention : et bien que les expériences du magnétiseur fussent sur
plus dâun point sujettes Ă caution, il prit en dĂ©finitive parti pour elles. Un
physiologiste connu ayant mĂȘme entrepris de dĂ©masquer Regazzoni
comme « charlatan », Schopenhauer se rangea énergiquement du cÎté de
ce dernier, et ne ménagea pas, dans ses conversations et dans ses lettres,
ses attaques contre les « médicastres », qui ne voyaient pas plus loin que
leur petit savoir positif terre Ă terre1.
Hostile comme il le fut de tout temps à la conception mécanique de la
nature, qui, avec les hĂ©gĂ©liens de l'extrĂȘme-gauche et surtout les
matérialistes irréductibles tels que Moles-chott et Louis Buchner, allait
sâimplanter en Allemagne pour une durĂ©e d'un demi-siĂšcle, il se reprit
d'une belle ardeur pour l'Ă©tude des faits de lâhypnotisme, du
somnambulisme et du spiritisme, qui l'avaient préoccupé et intéressé de
longue date. Son « Essai sur les apparitions » est le fruit dâobservations et
de recherches poursuivies pendant beaucoup d'années. Son livre sur La
volonté dans la nature, publié en 1836, renferme déjà un chapitre étendu
sur « le magnétisme animal et la magie ». S'il n'avait pas lu, cela va sans
dire, les trente mille volumes qui, d'aprĂšs le professeur bernois
Maximilien Perty, constituent la « littérature » des sciences occultes, il
connaissait au moins les principales sources, celles qui forment la base de
cette étude. Son « Essai » et toutes les indications à cet égard répandues
dans ses autres ouvrages, le prouvent surabondamment.
Une prĂ©disposition naturelle portait d'ailleurs Schopenhauer Ă prĂȘter
une vive attention aux phĂ©nomĂšnes de lâoccultisme. Au plus profond de
son cĆur, en effet, et quoi que sa raison fit pour sâen dĂ©fendre, il crut
toute sa vie aux pressentiments, aux rĂȘves fatidiques, aux hallucinations
hypnagogiques. On sait combien, malgré sa robuste constitution
physique, sa nature psychique Ă©tait sensitive et excitable.
Cet « Essai sur les apparitions », quâon pourrait croire, si lâon n'Ă©tait pas
renseignĂ©, un chapitre isolĂ© et un peu fantaisiste dans lâensemble de son
1
W. Gwinner, Schopenhauerâs Leben, pp.80-581.
7. 7|Essai sur les apparitions et opuscules divers
Ćuvre, se rattache au contraire Ă celle-ci tout entiĂšre par le lien le plus
Ă©troit. Il est philosophique au premier chef. II ne sây agit en effet de rien
moins, pour lâauteur du Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation,
que de confirmer par les faits des rĂȘves prophĂ©tiques et de la clairvoyance
somnambulique, sa doctrine de lâidĂ©alitĂ© du temps et de lâespace. Bien
entendu, il présuppose démontrée à priori l'identité de celui-ci et de
celui-là , ainsi que de la causalité. Si le temps était une forme des choses
en soi, il ne pourrait, dans lâĂ©tat de clairvoyance, ĂȘtre franchi ; et cet Ă©tat
supprime lâespace avec ses distances, qui interviennent plus
frĂ©quemment que celles du temps. Câest uniquement sur cette base que
les faits occultes semblent explicables Ă Schopenhauer. En un mot, sâil
attache une si grande importance aux phĂ©nomĂšnes de lâoccultisme, câest
quâil trouvait en eux la confirmation de sa mĂ©taphysique. Elle seule, en
effet, par son principe, â la volontĂ© unique et inconditionnĂ©e, â est
capable de rendre compte de ces phĂ©nomĂšnes. Si les tables remuent, câest
évidemment la volonté qui les met en mouvement, ou qui, plutÎt, se
manifeste dans leurs mouvements. Bref, cette « métaphysique
expérimentale et pratique », comme Bacon a déjà défini les sciences
occultes avec ses effets « magiques », câest-Ă -dire indĂ©pendants de
l'espace et du temps, corroborait sa doctrine de l'unité intérieure de
lâomnivolontĂ©.
Sans admettre toutes les fantaisies plus ou moins extravagantes
auxquelles donnaient alors lieu ces questions, il nâhĂ©sitait pas Ă dĂ©clarer
que celui qui, aujourd'hui, met en doute les faits du magnétisme animal
et de sa clairvoyance, doit ĂȘtre qualifiĂ© non seulement d'incrĂ©dule, mais
aussi d'ignorant, et que le susdit magnétisme, s'il propose pour l'instant
plus dâĂ©nigmes qu'il nâen rĂ©sout, constitue, au point de vue
philosophique, la plus riche et la plus suggestive des découvertes.
Sa croyance en matiĂšre d'occultisme s'Ă©tendait dâailleurs trĂšs loin. S'il
est persuadé, par exemple, que des vivants, mais particuliÚrement des
mourants, peuvent provoquer des visions chez des personnes Ă©trangĂšres,
la seule chose qui reste pour lui problĂ©matique, câest de savoir si un mort
le peut aussi.
Ce sujet revenait fréquemment dans sa conversation. FrauenstÊdt
raconte qu'il lui citait un jour plusieurs cas d'action magique de la
volontĂ© sur dâautres personnes, qui en restaient comme annihilĂ©es; une
malédiction émise paralysait aussitÎt les uns, faisait boiter les autres, etc.
Il est dâailleurs plus facile, ajoutait-il, d'agir sur les animaux que sur les
hommes, parce que, comme le dit Paracelse, lâhomme se dĂ©fend.
8. 8|Essai sur les apparitions et opuscules divers
Il expliquait Ă son mĂȘme doctor indefatigabilis la prĂ©vision de lâavenir,
dans la clairvoyance, par 1â « idĂ©alitĂ© du temps » et la « nĂ©cessitĂ© absolue
de tout ce qui arrive ». Tout ce qui adviendra existe dÚs maintenant,
disait-il, seulement, avec nos yeux ordinaires, nous ne le voyons pas. Le
clairvoyant, lui, pousse en quelque sorte en avant les lunettes du temps,
et le voit2.
Tel est le noyau des idées autour desquelles se déroule la doctrine de
Schopenhauer en matiĂšre d'occultisme. On voit qu'ici la fantaisie tient
peu de place, et que câest toujours de philosophie qu'avant tout il sâagit.
Ces faits du spiritisme en général, depuis l'un des plus simples
relativement, la table tournante, jusquâau plus dĂ©concertant et le plus
invraisemblable, l'apparition de personnes décédées il y a un an ou mille
ans, méritent évidemment l'attention la plus sérieuse et la plus impartiale
La science est en effet tenue Ă regarder en face tout problĂšme qui peut se
présenter à elle; son devoir étroit est de sonder tous les phénomÚnes.
Nous ne sommes plus aujourd'hui au temps oĂč lâĂglise s'arrogeait la
prĂ©tention de rĂ©pondre seule Ă des questions de la nature de celles-lĂ , â
et de toute nature, y compris celle des lois cosmiques. Ce qui est certain,
câest que, suivant les Ă©poques, les points de vue changent. La pythie de
Delphes, dans l'antiquité, passait pour inspirée par Apollon : au moyen
ùge elle aurait été exorcisée, puis brûlée comme sorciÚre; de nos jours, on
la déclarerait somnambule. Les faits subsistent, et les explications seules
varient. En ce qui concerne les manifestations de lâau-delĂ , lâhumanitĂ©
sera probablement toujours divisée en deux camps : celui des croyants et
celui des incrédules, hommes dont la valeur intellectuelle peut trÚs bien
sâĂ©quipoller. Quoi qu'il en soit, pour aborder lâĂ©tude de ces
manifestations, il faut y apporter un esprit entiÚrement désintéressé,
absolument affranchi de partis pris, chercher la vĂ©ritĂ© pour elle-mĂȘme, et
se soucier peu ou point, en cette matiĂšre comme dans la plupart de celles
qui intĂ©ressent lâĂȘtre humain, de cette mĂ©prisable prostituĂ©e qui pousse
l'impudence jusquâĂ se qualifier dâelle-mĂȘme lâopinion publique, â
lâopinion de la masse inculte, irrĂ©flĂ©chie, qui rampe des siĂšcles entiers
dans lâorniĂšre de ses habituels errements, comme la limace dans sa bave
!3 La comprĂ©hension dĂ©finitive des faits du spiritisme nâest peut-ĂȘtre,
aprĂšs tout, et trĂšs probablement, quâune question de dĂ©veloppement plus
ou moins avancé de la science. Qui oserait prétendre, en effet, que notre
philosophie et nos vues sur le monde ont atteint leur dernier terme
d'aboutissement? C'est dâautant moins le cas, que les phĂ©nomĂšnes
naturels les plus importants destinés à constituer une doctrine générale
Ed Grisebach, Schopenhauerâs Gespreche, pp.41-42.
« Rejette lâopinion, tu seras sauvĂ©. Qui donc tâempĂȘche de la rejeter ? » Marc-AurĂšle,
Pensées (livre XII, 25)
2
3
9. 9|Essai sur les apparitions et opuscules divers
de lâunivers, sont pour nous obscurs et Ă©nigmatiques. Câest donc un
problÚme dont la solution est réservée à la science de l'avenir. Mais, dÚs
aujourdâhui, le savant n'est plus en droit dâopposer Ă l'occultisme des
objections de principe. Seuls les matérialistes obstinés se cabrent encore
contre lui. Ils tiennent le monde représenté par la conscience humaine
pour le seul monde possible, câest-Ă -dire qu'ils nâont aucune idĂ©e du
problÚme de la connaissance théorique. Le surnaturel, affirment des gens
qualifiés pour dire leur mot à ce sujet, nous devient naturel, dÚs que
notre ignorance est dissipée. C'est évidemment là une étude qui ouvre la
voie à une définition nouvelle et plus complÚte de l'homme.
Certains faits sont incontestables. ĂnumĂ©rons-en quelques-uns.
Une lourde table se soulÚve entiÚrement des quatre pieds, se détache
complĂštement du sol, sâĂ©lĂšve jusqu'Ă 40 ou 50 centimĂštres de hauteur,
sous l'influence d'une force inconnue émise par les expérimentateurs qui
sont autour d'elle et qui posent leurs mains dessus. Et cette mĂȘme table,
sur laquelle s'assied un homme vigoureux, ou que lâon charge de sacs de
sable et de pierres, se soulĂšve encore, sans mĂȘme que, pour cela, il soit
absolument nécessaire de la toucher.
Et disons tout de suite que si lâon opĂšre le plus habituellement avec une
table, câest quâelle est le meuble le plus indiquĂ©, lâun des plus usuels, que
lâon trouve partout, autour duquel on sâassied. Mais tout autre objet est
bon pour ces expériences: un fauteuil, un piano, etc. Celui-ci, malgré son
poids, se soulĂšve comme une table.
On entend des coups frappĂ©s dans un meuble, dans un mur, dans lâair,
des instruments de musique résonner, sans qu'aucune main les actionne.
Un Ă©pais rideau se gonfle soudainement, en encapuchonnant la tĂȘte des
personnes qui se trouvent dans la chambre. Toutes les fenĂȘtres sont
fermĂ©es, et aucun vent, au cas oĂč il en ferait, nâa pu le pousser.
Des mains, des tĂȘtes et des corps apparaissent, lesdites mains et lesdites
tĂȘtes entrent en contact.
Voilà quelques exemples de lévitations et de matérialisations. Voilà ce
qu'affirment avoir vu, de leurs yeux d'expérimentateurs sincÚres et
impartiaux, des savants venus dâordinaire en sceptiques, des hommes de
tempéraments divers et nés aux deux pÎles terrestres opposés. Tous,
dans les expériences auxquelles ils ont assisté, ont pris des précautions
excessives, allant jusquâĂ lier les jambes du mĂ©dium, Ă tenir ses pieds
sous leurs pieds, ses mains dans leurs mains. Et presque tous s'accordent
10. 10 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
pour reconnaĂźtre que, mĂȘme quand on surprend les mĂ©diums en fraude,
ce qui nâest pas rare, les fraudes constatĂ©es nâexpliquent pas tous les
phénomÚnes observés.
Quant aux prodiges des apparitions des morts, qui tiennent une large
place dans lâ« Essai » de Schopenhauer, ils sont dâune nature plus
complexe et dâune solution beaucoup plus difficile encore. Ce quâon
pourrait dire Ă ce sujet, c'est que notre conscience ne sâĂ©tend sans doute
pas au-delĂ de notre ĂȘtre tout entier. Il y aurait donc tout au fond de
nous, dĂ©robĂ© Ă elle, un noyau essentiel susceptible dâune adaptation au
monde extĂ©rieur, adaptation toute diffĂ©rente de celle du corps. Câest ce
noyau qui recÚlerait les facultés occultes. Mais ce dualisme dans notre vie
intellectuelle se trouverait-il seulement dans notre cerveau, ou existeraitil un dualisme du corps et de lâĂąme ? Dans le premier cas, il faudrait
compter avec un « double moi », dont les deux moitiés seraient
enveloppées par la psychologie physiologique ; dans le second cas, par
contre, il faudrait nous reporter Ă cette dĂ©finition de l'homme dĂ©jĂ
donnĂ©e par Kant : un sujet qui se partage en deux personnes. Lâune de
ces personnes serait de nature physiologique, l'autre de nature
psychologique.
Plus d'un haut esprit, depuis Schopenhauer, a Ă©prouvĂ© lâobsession des
angoissants problĂšmes posĂ©s par le spiritisme et lâoccultisme. Goethe, le
plus Ă©quilibrĂ© des gĂ©nies, avait Ă©tĂ©, avant lui, hantĂ© par lâau-delĂ , comme
en tĂ©moigne surtout son second Faust. Il en fut de mĂȘme, plus tard, de
Victor Hugo Ă Jersey; le grand poĂšte eut lĂ son SinaĂŻ. M. Jules Bois, le
maĂźtre actuel en sciences occultes, nous a initiĂ©s, dâaprĂšs un document
encore inédit, rédigé minutieusement, au jour le jour, par Victor Hugo
lui-mĂȘme ou par Auguste Vacquerie, aux expĂ©riences dont, pendant
plusieurs années, la maison de Marine-Terrace fut le théùtre. Les exilés,
Victor Hugo en tĂȘte, interrogĂšrent sans se lasser les tables, et crurent
fermement, aprÚs les hésitations des premiÚres séances, correspondre
avec les grands morts du passĂ©. « Ceux-ci rĂ©pondent Ă ceux-lĂ , et câest un
dialogue extraordinaire, un chaos rempli dâĂ©clairs avec de trĂšs rares
trivialités, des réponses qui enthousiasment et effarent, des éclats de rire
qui alternent avec des pages de la philosophie la plus haute, des poĂšmes
signĂ©s par les dĂ©funts les plus illustres. Et aux esprits viennent se mĂȘler
les idĂ©es. AprĂšs Eschyle et Shakespeare, le Drame lui-mĂȘme anime le
guéridon. La Dame blanche qui sort des brumes de la mer alterne avec la
Blague qui revient sans doute des cafĂ©s du boulevard. LâĂąnesse de Balaam
fait prophĂ©tiser le pied du guĂ©ridon oĂč tout Ă lâheure le lion d'AndroclĂšs
rugira en beaux vers. Et ils passent en trombe, les plus grands, les plus
maudits, les plus fantasques, Luther et Loyola, Mandrin et le Masque de
fer, MoliĂšre et Dante, Torquemada et Nerarod. Ils se choquent, se
11. 11 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
bousculent, se supplantent, toujours imprévus, souvent admirables,
retenant pendant des heures, autour d'un meuble qui sâagite et frappe le
parquet, ce public dâĂ©lite angoissĂ© et frĂ©missant. » Et quelle Ă©motion
parmi tous les assistants, Ă commencer par Mme Victor Hugo, quand, en
prĂ©sence de Mme Ămile de Girardin, fĂ©rue de spiritisme, Charles Hugo
Ă©voqua inconsciemment lâesprit de sa sĆur LĂ©opoldine, qui sâĂ©tait noyĂ©e
accidentellement, le 4 septembre 1843, avec son mari, le frĂšre dâAuguste
Vacquerie !
Ces faits paraissent incroyables, et câest peut-ĂȘtre pour cette raison
mĂȘme quâil faut y croire: credo quia absurdum, disait Tertullien. Que
penser, par exemple, des cas de télépathie tels qu'ils se présentent assez
fréquemment, et que la Tribuna, de Rome, en enregistrait un dans son
numéro du 26 décembre 1911? Le jour de Noël, un des fils du marquis
Marcucci, capitaine au 61° d'infanterie, combattant à Tobrouk, se leva
tout Ă coup, en sursaut, en proie Ă lâĂ©pouvante. Aux questions de sa mĂšre,
il rĂ©pondit : « J'ai vu papa Ă la tĂȘte de ses soldats marcher contre
lâennemi. Un Turc, cachĂ© dans un arbre, a tirĂ© sur lui et lâa tuĂ© ». Dans
lâaprĂšs-midi arriva un tĂ©lĂ©gramme annonçant en effet la mort du
capitaine.
Il y a là indubitablement, dans tous ces phénomÚnes dont on pourrait
multiplier les exemples Ă lâinfini, une force Ă la fois physique et
psychique, une intelligence, une volonté. Est-elle en nous ou hors de
nous? That is the question.
Quant aux faits de lévitation, de matérialisation, d'apports, etc., les
expĂ©rimentateurs Ă©clairĂ©s ne sont pas d'accord sur lâinterprĂ©tation Ă leur
donner. Pour Victorien Sardou, le spiritisme actuel est « l'aurore dâune
vérité encore inexpliquée ». Pour le comte de Gasparin, Lombroso, le
colonel de Rochas, câest un fluide nerveux, une « extĂ©riorisation de la
motricitĂ© ». Une multitude dâhypothĂšses analogues a surgi Ă ce sujet ;
mais aucune nâest encore parvenue Ă fournir la solution des phĂ©nomĂšnes
dont il sâagit.
Les apparitions offrent un problÚme beaucoup plus compliqué encore.
Si l'on admet que les Ăąmes survivent Ă la destruction du corps, on
conclura qu'il y a ici en jeu des forces inconnues. En tout cas, les
phénomÚnes en question sont des manifestations du dynamisme
universel ; mais nous comprenons mal la chose, parce que les forces
psychiques du monde dans lequel nous vivons jouent un rĂŽle encore trĂšs
incomplĂštement observĂ©. Il sâagit donc, en cette matiĂšre, dâĂ©tudier des
forces inconnues; et ces forces ne peuvent ĂȘtre que naturelles, car tout est
dans la nature, et il nây a rien Ă cĂŽtĂ© ni en dehors dâelle.
12. 12 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
Ainsi, tous les faits d'occultisme tendent à démontrer qu'il y a, au fond
de notre inconscient, des forces et des facultĂ©s dont lâemploi et mĂȘme
l'existence sont inconnus de notre conscience sensorielle, parce que notre
conscience est corporelle, tandis que ces forces sont indépendantes du
corps. Quand le somnambule se rĂ©veille, câest-Ă -dire revient Ă la
conscience corporelle, il ne conserve aucun souvenir, et montre ainsi que
sa conscience n'Ă©tait pas corporelle. Cela dĂ©montre en mĂȘme temps que
notre conscience, comme nous lâavons soulignĂ© plus haut, nâembrasse pas
notre ĂȘtre tout entier. Ces forces de l'inconscient sont sans doute
réparties en tout un systÚme de forces, comme les forces de notre
personne terrestre, dont nous sommes conscients, sont réparties dans le
monde visible. Or, câest ce systĂšme de forces, auquel nous appartenons
inconsciemment, qui constituerait le royaume des esprits.
C'est Ă ce point quâen est aujourd'hui la question du spiritisme et du
psychisme. Ce qui est certain, c'est que les problÚmes soulevés par eux
rencontrent de plus en plus l'approbation des savants les plus autorisés.
Ămile Duclaux, lâĂ©minent directeur de l'Institut Pasteur, a dit un jour,
dans une conférence, peu de temps avant sa mort : « Ce monde peuplé
dâinfluences que nous subissons sans les connaĂźtre, pĂ©nĂ©trĂ© de ce quid
divinum que nous devinons sans en avoir le détail, eh bien ! ce monde du
psychisme est un monde plus intĂ©ressant que celui dans lequel sâest
jusquâici confinĂ©e notre pensĂ©e. TĂąchons de lâouvrir Ă nos recherches; il y
a lĂ dâimmenses dĂ©couvertes Ă faire, dont profitera 1âhumanitĂ© ».
Le professeur Charles Richet, qui cherche une voie nouvelle pour la
science, affirme qu'avant toutes choses il faut sĂ©parer la thĂ©orie (tout Ă
fait absurde) du spiritisme, des faits sur lesquels ladite théorie est
appuyée. Les faits sont réels. Quant aux théories, il faut avoir le courage
de reconnaĂźtre que nous n'y comprenons rien, rien, rien VĂ©rifions
dâabord les choses : ensuite nous les comprendrons. Mais prĂ©tendre que
les faits nouveaux constatés dans les recherches psychiques sont
absurdes et impossibles, parce qu'ils se dérobent à toute interprétation
satisfaisante, câest supposer en dĂ©finitive que nous avons tout vu, tout
observĂ©, et quâil ne nous reste plus rien Ă connaĂźtre. Câest Ă peu prĂšs
comme si des aveugles soutenaient quâil nây a pas de soleil, parce qu'ils ne
le voient pas.
Pour conclure sur ce sujet si abstrus, voici, en somme, les trois
principales hypothÚses qui peuvent expliquer les phénomÚnes dont il
vient dâĂȘtre question : Io lâexistence dâune force encore inconnue ; 2°
lâexistence d'esprits ayant appartenu Ă des ĂȘtres humains ; 3° lâexistence
d'un monde autre que le nĂŽtre, dâune humanitĂ© invisible pour nous,
vivant Ă part dâune vie que nous ne connaissons pas. Car rien ne prouve
13. 13 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
que lâhumanitĂ© actuellement visible soit la derniĂšre manifestation de la
nature.
Ou bien encore, comme le prétendent les mystiques, la naissance ne
serait-elle pas le véritable commencement de notre existence, et la vie
terrestre aurait-elle pour prélude une vie individuelle toute différente,
dont nous perdons le souvenir en entrant dans ce monde-ci ? En ce cas,
les Ă©troites limites de notre conscience sâexpliqueraient par le
rapetissement quâelle subit en faisant son apparition dans la vie dâici-bas.
Ajoutons qu'un savant ingénieux et profond, le Dr Gustave Le Bon, dit,
pour sa part, que si lâexistence des phĂ©nomĂšnes psychiques Ă©tait
dĂ©montrĂ©e, on trouverait peut-ĂȘtre une Ă©bauche de leur explication dans
les idĂ©es nouvelles sur la dissociation de la matiĂšre, âthĂ©orie qui lui est
personnelle.
Quant Ă Schopenhauer, il se demande, en terminant ses laborieuses
recherches, sâil a rĂ©ussi Ă jeter mĂȘme une faible lumiĂšre sur ce sujet « trĂšs
important et trÚs intéressant » ? C'est au lecteur compétent à lui
répondre.
Peut-ĂȘtre le meilleur rĂ©sumĂ© de toutes ces discussions et ratiocinations
relatives aux apparitions serait-il le mot fameux de Mme Du Deffant : « Je
ne crois pas aux spectres, mais jâai peur dâeux ».
Passer, des apparitions et des faits qui sây rattachent, au bruit et au
vacarme, des morts aux trop vivants, câest lĂ une transition des plus
brusques, mais déterminée par la nature d'un volume composé d'articles
sur des thÚmes variés. Nous avons signalé par anticipation, dans la
Préface de Philosophie et science de la nature, la sortie de Schopenhauer
contre les bruits irritants de la rue. C'est le lieu de revenir ici Ă ce sujet,
avec plus de détails et en insistant davantage, car, sur cette question, qui
nâest dĂ©pourvue dâimportance que pour la masse vulgaire, notre auteur
parle dâor.
Ces quelques pages sont à lire et à méditer de la premiÚre ligne à la
derniĂšre. Le philosophe sây insurge contre les bruits de tout genre dans la
rue et hors des maisons, coups de marteaux, de béliers, aboiements et
gémissements de chiens, piaillements d'enfants, toutes choses a
« épouvantables » ; il aurait pu ajouter à cette nomenclature les coups de
battoir des blanchisseuses pénétrant à travers les murs de votre
habitation. Mais « le plus scandaleux » de tous les bruits, pour lui, ce
sont les coups de fouet dont les charretiers assourdissent la rue, et qui
viennent troubler violemment le penseur en train de concentrer toutes
14. 14 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
ses forces, « comme un miroir concave tous ses rayons », sur un seul
point et un seul objet; ce bruit traverse les méditations de celui-là « aussi
douloureusement et mortellement que le glaive du bourreau sépare la
tĂȘte du tronc ». Schopenhauer ne voit pas comment un drĂŽle qui charrie
du sable ou du fumier a par lĂ mĂȘme le privilĂšge dâĂ©touffer en germe dans
la tĂȘte de dizaines de milliers de personnes chaque idĂ©e peut-ĂȘtre en train
de naĂźtre. Sans doute, remarque-t-il, il y a beaucoup de gens que sa colĂšre
à cet égard fera sourire. « Ces gens-là sont indifférents au bruit ; mais ils
sont indiffĂ©rents en mĂȘme temps aux raisons, aux idĂ©es, Ă la poĂ©sie et aux
Ćuvres d'art, bref, aux impressions intellectuelles de tout genre ; câest le
résultat de la nature coriace et de la texture épaisse de leur masse
cérébrale. »
Cette riposte ainsi assénée par un homme supérieur en pleine face des
gens de basse mentalité, qui sont, hélas ! le grand nombre, est décisive, il
nous semble, et retombe de tout son poids sur leur crĂąne rudimentaire,
comme un coup de la massue dâHercule. Schopenhauer a ici Ă©videmment
le beau rĂŽle. La chose n'est que trop vraie : les gens Ă peu prĂšs
uniquement préoccupés des soucis matériels, des besoins vulgaires de la
vie, comprimĂ©s dans lâĂ©tau de l'ordre social et contraints de mettre leur
existence plus ou moins au service des autres, mal élevés en outre de
pÚres en fils, deviennent bien vite obtus aux impressions désagréables, et
supportent imperturbablement celle du bruit, sâĂ©tonnant, dans leur
insensibilitĂ© grossiĂšre, que celui-ci puisse ĂȘtre une cause de gĂȘne pour
des natures plus délicates, plus affinées, qui entretiennent dans leur ùme
le feu sacrĂ© de lâĂ©tude dĂ©sintĂ©ressĂ©e, et qui trouvent perdue la journĂ©e
qu'ils ont passée sans apprendre un fait nouveau, sans avoir vu surgir
dans leur cerveau une pensée nouvelle. Allez donc faire valoir un pareil
argument auprĂšs dâun charretier ou de tel autre individu qui, en dĂ©pit de
ses prĂ©tentions aux bonnes maniĂšres, ne possĂšde pas un intellect dâun
ordre beaucoup supérieur ! Ces gens-là se soucient bien de lecture, de
rĂ©flexion, dâintellectualitĂ© ! Margaritas ante porcos !
Oui, lâindignation de notre philosophe contre les rustres insoucieux du
repos de leurs concitoyens et de leurs voisins, est parfaitement justifiée ;
ĂȘtre troublĂ© dans son travail intellectuel par de tristes gens incapables
dâapprĂ©cier cet ordre dâactivitĂ©, ou qui assez souvent mĂȘme vous le
jalousent, câest lĂ une torture rĂ©elle pour un homme cultivĂ©. Le monde
serait un bien rĂ©pugnant amalgame de ventres et de matiĂšre, sâil se
composait avant tout de charretiers et de boueux. Les excréments,
humains peuvent ĂȘtre un bon engrais matĂ©riel, mais nullement
intellectuel ni moral. Le monde est en droit d'aspirer à un idéal plus haut.
Pour lâatteindre, il faut que les chercheurs, les penseurs, les artistes
puissent accomplir en paix et avec sérénité leur noble tùche, sans que le
15. 15 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
laisser-aller des ĂȘtres vulgaires qui les entourent, qu'ils soient revĂȘtus
dâune blouse sale ou dâun habit noir, vienne envahir leur domaine et
ralentir lâeffort de leur cerveau.
Schopenhauer nâest pas le seul esprit Ă©minent qui se soit ainsi insurgĂ©
contre le bruit et le vacarme, contre les véritables malfaiteurs publics qui
en sont les auteurs responsables. Kant, Goethe, et beaucoup d'autres, ditil lui-mĂȘme, se sont Ă©galement plaints du tourment infligĂ© par lĂ aux
hommes de pensée. Carlyle, par exemple, raconte son ami et biographe
Anthony Froude, â lui-mĂȘme un haut esprit et un brillant historien, â
ne supportait aucun bruit dans sa maison ni aux alentours ; lâune des
principales fonctions de sa femme Ă©tait d'obtenir, par persuasion ou
autrement, la mort, ou Ă tout le moins l'exil des coqs, poules, chats,
chiens, perroquets, que leur mauvaise étoile avait amenés dans le
voisinage de son mari. Froude ne dit pas si la pauvre Mme Carlyle, qui
avait beaucoup Ă faire sous ce rapport, obtenait le mĂȘme rĂ©sultat avec les
enfants criards.
Lâauteur du Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation s'Ă©lĂšve
aussi contre les sons « inutiles » des tambours, car, dit-il, « en
Allemagne, les choses semblent arrangées à dessein de façon que le bruit
empĂȘche tout le monde dâavoir sa tĂȘte ». Cet instrument de musique
militaire excitait aussi vers le mĂȘme temps, en France, la verve railleuse
de notre BĂ©ranger :
Terreur des nuits, trouble des jours,
Tambours, tambours, tambours, tambours,
M'Ă©tourdirez-vous donc toujours,
Tambours, tambours, maudits tambours !
Schopenhauer ne parle pas des pianos, quâon trouve aujourdâhui, en
Allemagne comme en France, jusque dans des loges de concierges,
engeance dâailleurs beaucoup moins nombreuse chez nos voisins de l'Est
que chez nous. Les pianos Ă©taient partout, il y a soixante ans, un meuble
encore assez rare, par suite de leur prix élevé. Autrement, nul doute que
le philosophe n'eût aussi protesté véhémentement contre la tolérance
excessive dont ils semblent tout particuliĂšrement jouir.
Oui, les bruits de la rue et des maisons, qui viennent inopinément
troubler le chercheur dans son travail, peuvent exaspĂ©rer jusqu'Ă
l'extrĂȘme violence mĂȘme un esprit des plus rassis, mĂȘme un philosophe,
et l'inciter à anéantir la brute à quatre pattes ou à deux pieds qui met
ainsi obstacle à l'exercice de son activité intellectuelle. Aussi toute
personne vraiment intelligente et bien élevée, consciente de ses devoirs,
16. 16 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
et, par consĂ©quent, respectueuse des droits dâautrui, devrait-elle
s'imposer comme rÚgle de conduite absolue, de limiter et d'atténuer ces
bruits dans la plus stricte mesure possible. Mais la personne Ă laquelle
peuvent s'appliquer ces qualificatifs est la rara avis sur cette terre.
N'entend-on pas couramment des imbéciles des deux sexes affirmer avec
arrogance quâils ont le droit de faire chez eux tout ce qu'ils veulent? Oui,
mes drĂŽles, mais Ă la condition que votre bruit respectera mon silence, et
ne dépassera pas les limites de votre habitacle. Ou alors il ne reste plus
quâĂ vous tenir pour les vilaines petites gens de bas Ă©tage que vous ĂȘtes
en réalité, et à user de tous les moyens pour vous ramener quelque peu
au bon sens et aux convenances, avec lesquels vous ĂȘtes Ă©videmment
brouillés depuis votre naissance.
Et, â argument dâun ordre pratique, â ne perdez pas de vue que les
bruits intempestifs par lesquels vous exaspérez vos voisins peuvent
empĂȘcher tels de ceux-ci de vous laisser, aprĂšs eux, un tĂ©moignage
apprĂ©ciable dâune sympathie qui avait commencĂ© peut-ĂȘtre Ă Ă©clore,
comme il serait possible quâils en aient dâabord lâidĂ©e. Car tout arrive, et
ce nâest pas seulement dans les romans qu'on voit ces choses-lĂ . Mais, un
proverbe nous l'enseigne, on n'attrape pas les mouches â dans notre cas,
des mouches Ă miel â avec du vinaigre, ni une succession par de mauvais
procédés.
Relatons, comme une curiositĂ© piquante, quâil existe sur le globe
terrestre quelques pays et quelques villes â oh ! en bien petit nombre â
oĂč il est interdit, sous peine de fortes amendes et parfois de chĂątiments
corporels, de se livrer, mĂȘme en plein jour, Ă des tapages ou Ă des bruits
de nature Ă produire de lâĂ©motion et Ă troubler les habitants. A Scutari,
ville turque de 80.000 ùmes, défense absolue aux cochers de faire
claquer leur fouet et dâĂ©changer entre eux les amĂ©nitĂ©s dont les nĂŽtres
sont si prodigues, aux camelots et marchands ambulants dâannoncer Ă
grands cris leurs objets à vendre ; dans cette enceinte privilégiée, point
de trompes dâautos beuglant aux carrefours, point de bruits de ferrailles
tressautant sur le pavé, point de monologues ou de chansons d'ivrognes.
A New-York, le préfet de police a récemment donné à ses 10.000 agents
des instructions précises et sévÚres en vue de diminuer le plus possible le
tumulte assourdissant des rues, qui met parfois en péril les personnes
maladives et les vieillards, dont il trouble les facultés. On y a édicté des
dĂ©fenses analogues Ă celles de Scutari, en plus de lâordre donnĂ© aux
steamers de ne plus faire retentir sans nécessité urgente leurs sifflets et
leurs sirĂšnes. Enfin, tous ceux qui connaissent Londres savent que
lâĂ©norme ville renferme des quartiers, dâordinaire des places et des
squares, oĂč un avis bien en vue dĂ©fend aux musiciens ambulants de
stationner, et recommande aux passants de sâabstenir de tout bruit.
17. 17 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
Ah! si nos pauvres oreilles, Ă nous autres Parisiens ou habitants de la
banlieue, pouvaient ĂȘtre ainsi Ă©pargnĂ©es! Mais bruits lancinants, notes
aiguĂ«s, mĂ©lopĂ©es crispantes, invectives brutales, aboiements de chiens â
et dâhommes, cacophonies de tout genre, en un mot, brisent Ă toute heure
inexorablement notre tympan et exaspĂšrent souvent jusquâĂ la fureur
rouge la sensibilitĂ© â de ceux qui en possĂšdent une dose plus ou moins
forte.
Il y a bien, dans notre code pénal, un article 479, § 8, punissant « les
auteurs ou complices de bruits ou tapages nocturnes troublant la
tranquillité des habitants ». Mais cet article n'est à peu prÚs jamais
appliqué; et quant aux bruits ou tapages diurnes, qui ont un peu plus
d'importance encore au point de vue de l'exercice de la pensée, ils ont
échappé jusqu'ici aux sanctions du législateur.
Nous nous sommes quelque peu Ă©tendu sur ce chapitre du bruit et du
vacarme, parce que, sous un semblant humoristique, il soulĂšve une
question de la plus grave importance, qui, on peut le dire sans
exagĂ©ration, intĂ©resse lâhumanitĂ© tout entiĂšre.
Du bruit aux voisins, la transition, cette fois, contrairement Ă la
précédente, existe à peine : ceux-ci sont le marteau qui fait retentir
dĂ©sagrĂ©ablement lâenclume. Schopenhauer, on sâen doute Ă lâavance, ne
porte pas une grande tendresse dans son cĆur pour les bipĂšdes des deux
sexes plus ou moins intĂ©ressants dont le hasard de lâhabitation lâa
entouré. Dans la derniÚre de ses « allégories, paraboles et fables », qui
forment un chapitre du volume actuel, il nous montre une bande de
porcs-Ă©pics se serrant, par le froid, Ă©troitement les uns contre les autres,
puis sâĂ©cartant, une fois rĂ©chauffĂ©s. Câest lĂ lâhistoire des voisins entre
eux, des relations humaines en général. La seule réunion possible entre
hommes, câest celle qui est fondĂ©e sur la politesse et les bonnes maniĂšres;
mais il faut avant tout garder sa distance. Si cela empĂȘche de se
réchauffer complÚtement, on ne ressent pas, du moins, la piqûre des
aiguillons. « Quant à celui qui possÚde une forte dose de chaleur
intĂ©rieure propre, il sâĂ©loigne plutĂŽt de la sociĂ©tĂ©, pour ne pas causer de
dĂ©sagrĂ©ments, â ni en subir. »
Ces réflexions sont dictées à notre philosophe moins encore par sa
tendance misanthropique innée, que par la prudence que lui avait assez
vite inculquĂ©e lâexpĂ©rience de la vie. Carlyle, dĂ©jĂ allĂ©guĂ© par nous, et
dont la tournure de caractĂšre rappelle assez celle de lâauteur du Monde
comme volonté et comme représentation, avait prévenu sa femme, avant
le mariage, que, dĂšs qu'il serait le maĂźtre dâune maison, son premier soin
serait dâen fermer la porte au nez des « intrus nausĂ©abonds ». « Je me
18. 18 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
sens, avait-il ajouté, assez de vigueur pour expédier ce gibier-là à la
douzaine, et de façon quâil nây revienne jamais. » Nous ignorons quelle
Ă©tait lâĂ©tendue de son logis Ă Craigenputtock, endroit quâil vint habiter
peu aprĂšs son mariage; mais sa petite maison de Chelsea, Cheyne Row,
oĂč il passa quarante annĂ©es de sa vie et oĂč il mourut, que nous avons
visitĂ©e lâan dernier, nâa en effet jamais dĂ» se prĂȘter, par ses dimensions
exiguĂ«s, Ă contenir beaucoup de visiteurs Ă la fois. Câest tout au juste la
maison de Socrate, pouvant accueillir une demi-douzaine dâamis.
Schopenhauer, qui nâeut pas de maison Ă lui tout seul, ni de femme
dĂ©vouĂ©e veillant Ă lâentrĂ©e, prit de bonne heure ses mesures en vue de
passer sa vie dans le calme et de conserver sa libertĂ© entiĂšre dâaction. Il
vécut isolé, le jour et la nuit, dans son cabinet de travail ou dans sa
chambre, se promenant solitairement avec son chien, dont il préférait la
société à celle de la plupart des hommes. Les curieux, les importuns, les
snobs désireux de le connaitre, quand les premiers rayons de la gloire
commencĂšrent Ă lui sourire, il les Ă©vitait le plus possible, ou leur donnait
rendez-vous en dehors de sa demeure, Ă lâhĂŽtel oĂč il prenait ses repas, sur
la route oĂč il poursuivait ses spĂ©culations philosophiques. Cet isolement,
muraille qui lâabritait contre lâenvahissement du monde extĂ©rieur, Ă©tait
son fort dĂ©fensif et en mĂȘme temps sa source la plus intense de
satisfaction intime et de joie de vivre. Il lui faisait ressentir lâavant-goĂ»t
de cette volonté morale supérieure qu'il a si vigoureusement décrite dans
le dernier chapitre de son grand ouvrage. Son genre dâexistence tout
entiÚre, réglé de bonne heure avec une minutie exacte et pour ainsi dire
mathĂ©matique, avait quelque chose dâhiĂ©ratique. Pour ne jamais sâen
Ă©carter, il renonça mĂȘme, dĂšs la fin de sa jeunesse, aux voyages dont il
sâĂ©tait d'abord montrĂ© avide, ayant compris, Ă l'instar du vieil Ulysse, que
rien nâest plus profitable, pour la formation sĂ©rieuse de lâesprit, que de
connaßtre « les villes et les hommes ». Etabli à Francfort, il y resta prÚs de
trente ans sans plus jamais en sortir.
Il est probable aussi que la façon de vivre de sa mÚre à Weimar avait
pesé de quelque poids sur ses déterminations,
Il ne se souvenait quâavec trop d'amertume de sa maison ouverte Ă tout
venant, de la promiscuité fùcheuse de visiteurs comme le grand Goethe et
comme Frédéric Muller (plus tard, de Gerstenbergk), un mélange
d'homme de lettres et de « rastaquouÚre », qui prenait ses repas chez
Mme Schopenhauer, passait le plus clair de son temps en sa société, et
Ă©tait en rĂ©alitĂ© son amant, bien quâil eĂ»t quatorze ans de moins quâelle,
alors ornĂ©e de quarante-sept printemps; il nâavait que trop fidĂšlement
conservé la mémoire des scÚnes pénibles que provoquait cette fausse
situation, des dĂ©penses excessives, du dĂ©sordre matĂ©riel et de la gĂȘne
finale qui avaient rĂ©sultĂ© pour sa mĂšre de son genre dâexistence trop Ă
19. 19 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
lâabandon. Lui, au contraire, il voulait vivre tout entier pour son Ćuvre,
câest-Ă -dire pour lui-mĂȘme, et il n'admettait pas que les voisins, les
passants, les demi-inconnus qu'un hasard amenait dans ses parages,
vinssent le distraire inopinément de son labeur, lui ravir une parcelle de
son temps si prĂ©cieux, sâinitier Ă ses habitudes intimes. Les hommes qui
travaillent avec les yeux fixĂ©s sur la postĂ©ritĂ©, dĂ©daignent et nâaperçoivent
mĂȘme pas les homuncules qui rampent Ă leurs pieds. VoilĂ pourquoi
Schopenhauer Ă©cartait de son cercle dâaction les « intrus nausĂ©abonds ».
Et il avait en cela grandement raison, pensera tout homme sensé. Le
commencement de la sagesse, c'est d'Ă©viter les gens qui grouillent autour
de vous, de les fuir comme la peste, sauf quelques bien rares exceptions.
La grande majoritĂ© des habitants de la rue oĂč vous demeurez, du rayon
oĂč s'agite votre existence, quâest-ce, en gĂ©nĂ©ral et chiffres en mains,
sinon, dans la proportion de dix-huit sur vingt, un ramassis de gens
ordinaires, insignifiants, boutiquiers, commis, employés, dixiÚmes de
lettrés souvent trÚs prétentieux, dont la fréquentation ne peut avoir
aucun charme pour lâhomme dâune valeur intellectuelle quelque peu
sĂ©rieuse? Est-il quelque chose au monde de plus banal que tous ces genslĂ , esclaves du pain quotidien Ă gagner, Ă demi abĂȘtis par le mouvement
incessamment répété de diastole et de systole de leurs occupations
prosaïques, qui leur enlÚvent tout loisir et tout goût pour l'étude
dĂ©sintĂ©ressĂ©e, repassant perpĂ©tuellement Ă travers le mĂȘme cercle dâidĂ©es
Ă©troites et mesquines, comme lâĂ©cureuil en cage Ă travers son rond ?
Prenons le petit commerçant, par exemple. Sans doute, il joue un rÎle
indispensable dans la vie matérielle de ce monde, et, à ce point de vue, il
en est un facteur qui compte ; mais, il faut bien l'avouer, la nature de son
occupation journaliĂšre n'est pas faite pour entretenir chez lui la
dĂ©licatesse morale et la noblesse dâĂąme; lâespoir d'un sou de plus Ă
gagner, mĂȘme illicitement, en rognant sur la quantitĂ© ou en trompant sur
la qualitĂ©, constitue trop souvent son « idĂ©al » suprĂȘme. Aussi avait-il sa
raison d'ĂȘtre, cet adage de lâancien rĂ©gime : « Le trafic dĂ©roge Ă la
noblesse ». Non, ce nâest pas parce qu'ils marchent Ă©galement sur deux
pieds (et de quelle dimension, souvent !), que ces gens-lĂ et les autres ont
le droit de se croire les Ă©gaux des hommes de valeur ! Qu'ils restent donc
chez eux, et vivent avec leurs pareils! Puisquâils se ressemblent, qu'ils
sâassemblent! Il convient toutefois dâexcepter de cet ostracisme les
ouvriers habiles dans leur mĂ©tier, parce quâils ont quelque chose Ă nous
apprendre Ă tous, nous donnent lâexemple dâun travail autrement
difficile, intelligent et mĂ©ritoire que celui dâun magasin ou dâun bureau,
pratiquent Ă leur façon lâidĂ©al, et quâun homme cultivĂ© peut, en un mot,
sâentretenir utilement avec eux. Michelet nâa-t-il pas Ă©mis jadis cette
assertion, qui fit alors beaucoup de bruit : « Un bon tailleur vaut trois
sculpteurs classiques » ? Ce qui est certain, c'est que de grands esprits,
20. 20 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
Diderot, GĆthe, Carlyle, â pour ne citer que ceux-ci, â recherchĂšrent la
frĂ©quentation des ouvriers, sâinitiĂšrent Ă leurs procĂ©dĂ©s, et qu'il en
rĂ©sulta pour eux un enrichissement de connaissances techniques, dâidĂ©es
et de style.
Sâil vaut mieux en gĂ©nĂ©ral pour l'homme vivre isolĂ© et fermer sa porte
aux badauds, cela vaudrait mieux aussi pour la femme ; mais celle-ci est
lâanimal grĂ©gaire par excellence, et il rĂ©sulte assez souvent pour elle, de
cette disposition innée, des désagréments qui rejaillissent jusque sur son
mari. Qui ne connaĂźt en effet de ces commĂšres, habitantes du mĂȘme
endroit, lesquelles, au lieu de sâoccuper de leur mĂ©nage ou de leurs
enfants, de mettre Ă profit un moment de loisir pour garnir par une
bonne lecture leur cerveau rudimentaire, passent le plus clair de leur
temps, dans la dĂ©tresse de leur tĂȘte vide d'idĂ©es et de notions acquises, Ă
faire la navette de l'une chez lâautre, en se contant les nouvelles du coin
oĂč se dĂ©roule leur noble existence, en ressassant les histoires de ceux-ci
et de ceux-lĂ , en inventant les calomnies les plus saugrenues contre les
caractÚres un peu hauts qui se hérissent à leur approche, chacune
affirmant sa supĂ©rioritĂ© sur tous ses semblables, â sans parvenir Ă
comprendre, les dĂ©plorables sottes, quâelles sont, de tous les ĂȘtres
humains, les plus ridicules et les plus mĂ©prisables ? Et ce qui nâest pas le
cĂŽtĂ© le moins drolatique de leur baroque mentalitĂ©, câest que, en dĂ©pit de
leur intimité apparente, elles n'ont cesse, à peine ont-elles changé de
milieu, de sâentre-dĂ©chirer Ă belles dents. Parmi les « amies » quittĂ©es il y
a un instant, celle-ci, Ă en croire telle ou telle, est bĂȘte et vulgaire, celle-lĂ
ressent un appĂ©tit furieux pour lâhomme, une troisiĂšme ne doit sa dot
quâaux faillites rĂ©itĂ©rĂ©es de ses parents. Et ainsi de suite. Jugez de la
sĂ»retĂ© de relations quâoffrent toutes ces dames entre elles !
Maupassant nous a conté une amusante histoire de ce genre. Un
Parisien dâĂąge mĂ»r, homme sĂ©rieux et distinguĂ©, quelque peu las de la vie
tumultueuse de la grande ville, va sâĂ©tablir, en vue de jouir d'un calme
qu'il espĂšre complet, Ă une certaine distance de celle-ci. Il est dâun
caractĂšre assez peu liant et ne sâest nullement prĂ©occupĂ© des voisins que
le hasard lui donnait, bien décidé à en fréquenter le moins possible. Il ne
tarde pas Ă les connaĂźtre plus quâil ne voudrait : car ceux-ci viennent bien
vite Ă lui. La curiositĂ© sâabat sur sa personne comme les corneilles sur les
noix. Des groupes Ă©tranges passent et repassent devant sa maison, pour
en scruter les mystĂšres probables, savoir qui y entre et qui en sort, si
blanchisseuse vient réguliÚrement, s'il ne reçoit pas de visites féminines
suspectes, et combien de fois par semaine il se rend dans la capitale, sans
doute pour se livrer Ă ses passions libidineuses. Ces groupes sont
composés d'éléments hétérogÚnes qui forment un tableau exhilarant.
Câest une Ă©norme virago Ă lâaspect falot, ex-lavandiĂšre jouant Ă la grande
21. 21 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
dame avec la grùce et le succÚs de Mme Angot, « point bégueule et forte en
gueule », professant le catéchisme poissard et la morale cynique, et
affectant de mener par le bout du nez son nigaud de mari. Câest un
monsieur qui cĂŽtoie la littĂ©rature, mais reste en marge dâelle, car il est
incapable dâĂ©crire dix lignes qui se tiennent, et son Ă©rudition est si sure,
quâil parle avec ostentation du Paradis perdu â de lord Byron, et croit
que Pierre Corneille Ă©tait le pĂšre â de son frĂšre Thomas. Câest une
seconde dame formant plein contraste physique avec la précédente,
longue comme un jour sans pain, le cou long, les bras longs, les pieds
longs, les dents longues, mais lâesprit court, pĂ©ronnelle arrogante et
autoritaire qui affiche des airs de duchesse évidemment hérités de sa
mĂšre, une ancienne laveuse de vaisselle. Câest le majestueux Ă©poux
dâicelle, un grand flandrin Ă tĂȘte simiesque, « laid Ă faire avorter une
femme vraiment », comme dit Victor Hugo, et que, dans lâancienne
GrÚce, son pÚre, à cause de sa hideur, aurait jeté au barathrum; un
gratte-papier dâune vanitĂ© extravagante, qui se regarde comme un «
surhomme », â il a lu par hasard un jour quelque chose Ă ce sujet dans
son journal, â tant sa haute situation sociale lui inspire de respect pour
son Ă©minente personne; câest la caricature de Narcisse se mirant
perpĂ©tuellement dans lâeau. A ces groupes sâen mĂȘlent dâautres, dont une
bizarre famille dâalbinos renfermant sept Ă huit femmes, mĂšre, filles,
tantes, cousines, oiseuses perruches Ă lâĆil blafard et Ă©teint, mais Ă la
langue vivace, trompettes sonores de lâendroit, au courant des moindres
Ă©vĂ©nements qui sây passent, sachant aussitĂŽt que, dans telle maison, la
chienne vient de mettre bas. Il y a encore une dame « dans lâinstruction
», officier dâAcadĂ©mie, sâil vous plaĂźt, en sa double qualitĂ© de professeur
de littérature et de cuisine, bas-bleu intolérant qui ne perd aucune
occasion de redresser les fautes de langage de ses interlocuteurs et en
mĂȘme temps de leur glisser les meilleures recettes pour la confection du
potage; â une toute petite femme grĂȘle, un schĂ©ma, une ombre, vacillant
sur les trop faibles assises de ses menus tibias, répétant à qui veut
l'entendre quâelle est un « pur esprit », quoi quâelle ait gratifiĂ© son mari
de dix ou douze enfants. Nous laissons de cÎté d'autres personnages non
moins plaisants â et dĂ©plaisants. Tel est lâĂ©panouissement de la flore et
de la faune de ce dĂ©licieux ilot. La flore est bariolĂ©e, si elle nâest ni belle ni
de choix, et la faune offre un spectacle d'autant plus dĂ©sopilant, quâelle
renferme plus de singes que dâaigles. Câest une vĂ©ritable galerie de
grotesques. Nous ne nous rappelons pas exactement la fin de l'histoire,
que nous avons lue il y a trĂšs longtemps ; on peut aller la chercher dans
les trente-cinq ou quarante volumes de Maupassant. Il nous semble que
lâinfortunĂ© Parisien, que rien n'enchainait Ă ce Landerneau assez peu
folichon, finit par se mettre en quĂȘte d'une rive plus riante, un peu moins
troublée par les coassements des stupides grenouilles, quoique ces vilains
animaux grouillent un peu partout.
22. 22 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
Si nous avons assez longuement insisté, en suivant les traces de
Schopenhauer, sur les désagréments du bruit et les inconvénients de la
fréquentation des voisins, c'est que ce sont là deux points d'une réelle
importance, qui mĂ©ritent dâarrĂȘter l'attention de tout homme rĂ©flĂ©chi. On
peut dire que cette question offre un intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, et s'impose aux
prĂ©occupations de chaque ĂȘtre vivant. Ces considĂ©rations viennent
ajouter quelques grains de sagesse pratique aux aphorismes de notre
philosophe sur les conditions du bonheur dans l'existence.
Ainsi donc, et câest la conclusion Ă laquelle il nous incite, si nous
voulons sauvegarder notre repos matériel et moral, rester maitres de
nous-mĂȘmes, tenons-nous, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, le plus loin possible de nos
voisins, qui sont rarement une élite, et avec la majorité desquels un
homme d'une valeur rĂ©elle, qui a une flamme au cĆur et des idĂ©es
personnelles dans la tĂȘte, n'a rien de bon Ă gagner. GĆthe a, lui aussi,
Ă©mis un jour lâidĂ©e que « les personnes de pensĂ©e profonde et sĂ©rieuse
sont en mauvaise posture devant le public ». Numerus stultorum est
infinitus, a déjà dit la Bible. Et faisons nÎtre la phrase en anglais que
lâauteur du Monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation aimait Ă se
répéter : « I stood among them, but not of them ».
Oui, hérissons-nous comme le chat sauvage devant les « intrus
nauséabonds » qui tentent de nous prendre notre temps et de franchir le
mur de notre vie privée ; la fréquentation de ces gens-là est un danger
pour les bons esprits, quâelle ne peut que diminuer. LâexpĂ©rience
enseigne qu'un individu est dâautant plus sociable qu'il est plus dĂ©nuĂ© de
valeur intellectuelle et plus vulgaire4; car, dans le monde, on nâa guĂšre le
choix quâentre lâisolement et la promiscuitĂ©. « Le bonheur, affirme
Aristote, appartient Ă ceux qui se suffisent Ă eux-mĂȘmes » (Morale Ă
EudĂšme, VII, 2)5. TĂąchons donc dâarriver Ă ce rĂ©sultat enviable, grĂące au
développement intensif de notre culture intellectuelle : car ce que
lâhomme est contribue bien plus Ă son bonheur que ce quâil a.
Ce huitiĂšme volume des Parerga et Paralipomena termine, nous
lâavons dit, la traduction de lâĆuvre. Nous avons donnĂ© celle-ci en entier,
sauf le fameux chapitre sur « lâamour, les femmes et le mariage », dĂ©jĂ
Thomas Browne, le savant et humoristique Ă©crivain anglais du XVIIe siĂšcle, que ses
compatriotes ont comparé à notre Montaigne, a déjà fait cette remarque ingénieuse : « Des
cervelles qui ne pensent pas, qui n'ont pas appris Ă supporter la solitude, sont une prison
pour elles-mĂȘmes, si elles ne sont pas en compagnie ». Et Robert Burton, dans son gros livre
étrange et si attrayant, The Anatomy of Melancholy (6e édit.. 1652), a qualiiié la solitude : «
un paradis, un ciel sur la terre, si l'on en use bien, bonne pour le corps, et meilleure pour
l'ùme ».
5 Scipion lâAfricain aimait Ă rĂ©pĂ©ter, si lâon en croit CicĂ©ron : « Nunquam minus otiosus quant
cum oliosus, nec minus solus quam cum solus».
4
23. 23 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
publié par J. Bourdeau6, et les Aphorismes sur la sagesse dans la vie,
traduits antérieurement par J.-A. CantacuzÚne. Cette partie des Parerga,
disons-le Ă cette occasion, constitue une Bible laĂŻque en raccourci oĂč l'on
trouve tout : rĂšgles de vie, principes de morale, conseils pratiques,
hygiĂšne de lâĂąme, prĂ©sentĂ©s dâordinaire sous lâaspect d'un breuvage un
peu amer, mais singuliÚrement sain et fortifiant. Schopenhauer s'y révÚle
un La Rochefoucauld allemand, aussi désabusé, mais beaucoup moins
sec et froid que celui-ci, aussi perspicace et profond, mais plus
imaginatif, plus attrayant. Pour posséder en entier les Parerga et
Paralipomena, il faut rattacher ces deux chapitres dâune Ă©tendue fort
inégale aux huit volumes de notre traduction.
Avant de prendre un congé définitif de notre auteur, sur lequel nous
avons exprimé déjà tant de jugements, nous voulons en reproduire
encore un d'autant plus intĂ©ressant, qu'il Ă©mane de lui-mĂȘme. Cette page
fait partie de fragments autobiographiques intitulĂ©s ÎÎŻÏ ÎαÏ
ÏÎżÎœ, quâil
Ă©crivit Ă diffĂ©rentes Ă©poques de sa vie, qui ne devaient paraĂźtre quâaprĂšs
sa mort, et quâil voulut Ă la fin soustraire Ă la publicitĂ©, sans doute parce
quâil s'y Ă©tait confessĂ© avec trop de franchise. Mais Gwinner, chargĂ© de
détruire le manuscrit, en utilisa certaines portions pour sa consciencieuse
biographie, et Grisebach a rendu aux schopenhaueriens le service de
restituer l'ensemble dâune façon qui parait assez fidĂšle7. Voici donc
quelques-uns des aveux trĂšs suggestifs de notre philosophe « sur luimĂȘme » :
« LâĂ©norme diffĂ©rence entre des hommes tels que moi et les autres, c'est
en grande partie que mes pareils ressentent un besoin pressant que ceuxci ne connaissent pas, et dont la satisfaction leur serait mĂȘme nuisible : le
besoin du loisir pour penser et étudier. Un homme né avec mes
dispositions nâa plus quâune chose Ă souhaiter; câest pouvoir, sa vie
entiĂšre, chaque jour et chaque heure, ĂȘtre lui-mĂȘme, et vivre pour son
esprit. Mais c'est lĂ un souhait difficile Ă rĂ©aliser dans un monde oĂč le
sort et la destination de lâhomme sont tout diffĂ©rents, oĂč il nous faut
naviguer, comme entre Charybde et Scylla, entre la pauvreté qui nous
enlÚve tout loisir, et la richesse qui de toute façon nous gùte celui-ci...
« Lâimportance de lâhomme intellectuel, de lâhomme immortel en moi,
est si infiniment grande, comparĂ©e Ă celle de lâindividu, que jâai toujours
immĂ©diatement rejetĂ© au loin mes soucis personnels, dĂšs quâune pensĂ©e
philosophique sâagitait dans mon esprit. Car une telle pensĂ©e a toujours
Ă©tĂ© pour moi une chose trĂšs sĂ©rieuse, et tout le reste, Ă cĂŽtĂ© dâelle, une
6
7
Schopenhauer, Pensées et fragments, 24e édition, pp. 71-115. Librairie Félix Alcan.
Schopenhauerâs GesprĂ€che, pp. 97-123.
24. 24 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
plaisanterie. Câest la lettre de noblesse et de franchise de la nature. Le
bonheur des hommes ordinaires consiste dans l'alternative du travail et
de la jouissance, qui pour moi ne font quâun. Aussi la vie des hommes de
mon espÚce est-elle nécessairement un monodrame...
« Dans un monde qui se compose, pour les cinq sixiÚmes au moins, de
coquins, de fous et dâimbĂ©ciles, la rĂšgle de conduite de chaque membre
du sixiĂšme restant doit ĂȘtre de se retirer dâautant plus loin quâil diffĂšre
davantage des autres, et plus loin il se retire, mieux cela vaut pour lui. La
persuasion que le monde est un dĂ©sert oĂč lâon ne trouvera jamais de
société, doit devenir chez lui un sentiment habituel. Comme des murs
rĂ©trĂ©cissent lâhorizon, qui ne s'Ă©largit de nouveau que devant des champs
et des plaines, ainsi la sociĂ©tĂ© rĂ©trĂ©cit mon esprit, et la solitude lâĂ©largit...
En rÚgle générale, toute conversation, sauf avec un véritable ami et la
femme aimée, laisse un arriÚre-goût désagréable, un léger trouble de la
paix intime. Toute occupation personnelle de l'esprit, au contraire, laisse
une impression bienfaisante. Quand je mâentretiens avec les hommes, je
subis leurs opinions, le plus souvent fausses, plates ou mensongĂšres, et
exprimées dans le misérable langage de leur esprit. Quand je
mâentretiens avec la nature, elle met sous mes yeux, dans tout son Ă©clat et
en pleine vĂ©ritĂ©, lâessence de chaque chose, et me parle le langage de mon
esprit...
« Il y a eu de tout temps, chez les nations civilisées, une sorte de moines
naturels, des gens qui, dans la conscience de leurs facultés intellectuelles
supérieures, ont préféré la culture de ces facultés à tout autre bien, et ont
mené en conséquence une vie activement contemplative, dont les fruits
enrichirent ensuite lâhumanitĂ©. Ils renoncĂšrent donc Ă la richesse, au gain
matĂ©riel, Ă la considĂ©ration mondaine, Ă la possession dâune famille :
câest lĂ une loi de compensation. Tout en constituant par le rang la classe
la plus distinguĂ©e de lâhumanitĂ©, que câest un honneur pour chacun de
reconnaĂźtre, ils renoncent aux distinctions vulgaires avec une certaine
humilité extérieure analogue à celle des moines. Le monde est leur
couvent, leur ermitage. Ce quâun homme peut ĂȘtre Ă l'autre a des limites
trĂšs Ă©troites : en rĂ©alitĂ©, chacun est rĂ©duit Ă soi-mĂȘme. Il sâagit
simplement de savoir quelle espĂšce dâhomme est en cause. Si jâĂ©tais roi,
lâordre que je donnerais le plus souvent et avec le plus dâinsistance, par
rapport à ma personne, serait celui-ci : « Laissez-moi seul ! »... On a donc
beaucoup gagnĂ©, quand l'Age et lâexpĂ©rience vous ont enfin donnĂ© une
vue nette de toute la bassesse morale et intellectuelle des hommes en
gĂ©nĂ©ral, parce qu'on nâĂ©prouve plus la tentation de se livrer Ă eux plus
quâil n'est nĂ©cessaire, parce qu'on ne vit plus constamment dans un Ă©tat
de lutte qui ressemble Ă celui que se livrent la soif et une tisane
repoussante, parce quâon ne se laisse plus entraĂźner Ă lâillusion de
25. 25 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
s'imaginer les hommes comme on les dĂ©sire, mais quâon se les reprĂ©sente
toujours comme ils sont ».
Ajoutons Ă ces tĂ©moignages sur lui mĂȘme les derniĂšres lignes dâune trĂšs
courte notice écrite, en 1852, par Schopenhauer, pour le KonversationsLexicon de Meyer : « J'ai eu le bonheur, dit-il, de passer ma vie dans la
pleine indépendance et la jouissance illimitée de mon temps et de mes
forces, comme cela Ă©tait nĂ©cessaire aux Ă©tudes variĂ©es ainsi quâĂ
lâĂ©lasticitĂ© et Ă la libertĂ© dâesprit exigĂ©es par mes ouvrages ».
Enfin les « remarques de Schopenhauer sur lui-mĂȘme », qui donnent le
dernier chapitre du présent volume, complÚtent, par des coups de
pinceau ingénieusement distribués et d'un effet heureux, par des ajoutés
et des retouches habiles, le portrait de notre philosophe peint par luimĂȘme.
Evidemment, le caractĂšre et la maniĂšre de voir de celui-ci sur les choses
et sur les hommes, tels qu'ils se révÚlent à nous dans toutes ces pages de
lui, sortent de lâorniĂšre Ă laquelle le gros des ĂȘtres humains est
accoutumé. Il est pessimiste, parce qu'il est une intelligence réfléchie et
profonde qui chercha de bonne heure la solution des problĂšmes qui se
posaient devant son esprit, et sâinterrogea anxieusement au sujet des
contradictions et des tristesses de lâexistence. Des hommes comme ceuxlĂ peuvent jouir de la plus robuste santĂ©, possible, vivre dans lâĂ©clat et la
splendeur, occuper mĂȘme un trĂŽne, comme il sâen est vu quelques
exemples, et ne goûter aucune satisfaction à ce qui rend précisément
heureux le restant des mortels. La vie est pour eux une Ă©nigme dont ils
veulent Ă tout prix avoir le mot ; dâautre part, lâ « infĂ©licitĂ© » de celle-lĂ
les affecte trop intimement, pour qu'ils puissent trouver une tranquillité
dans les représentations logiques et abstraites. En présence du spectacle
de l'indéniable souffrance humaine, ils se demandent avec désespoir ce
quâelle signifie. Et quel est le sens de tout ce jeu de la nature, qui
commence avec la naissance et se termine avec la mort? Câest en scrutant
le mystĂšre de celle-ci, que le mystĂšre de la vie devient pour lâhomme une
obsession. Aussi, avec son tempérament passionné, avide de pénétrer
l'essence des choses, est-ce le scalpel en main que notre philosophe
aborde la nature physique et morale, et quand les difficultés ne se
rĂ©solvent pas d'elles-mĂȘmes, il les tranche violemment. Ceux-lĂ seuls qui
opĂšrent avec de pĂąles concepts et des notions usĂ©es, sâinterposant entre
eux et la réalité de la vie, peuvent tenir ce monde pour le meilleur. Ce qui
est vrai, câest que la nature ne connaĂźt quâun but unique : la perpĂ©tuation
des espĂšces, la naissance et la mort, et ne se soucie en rien de lâindividu,
quâelle dĂ©chire impitoyablement Ă tous les angles du chemin de la vie,
comme le tigre sa proie. Si lâon prĂ©tend que ce monde est le meilleur et le
26. 26 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
plus beau, il faut donc regarder comme quelque chose de bon et de beau
le mal impitoyable dont il est le théùtre, la souffrance individuelle des
créatures, la lutte atroce, dépourvue de signification compréhensible,
qu'elles se livrent entre elles. Ce nâest pas Ă ce fade et niais optimisme que
sâest jamais ralliĂ© lâauteur du Monde comme volontĂ© et comme
représentation.
Le tout récent et le plus complet historien français de la vie et de la
doctrine de Schopenhauer, M. Théodore Ruyssen, professeur à la Faculté
des lettres de lâUniversitĂ© de Bordeaux, conclut en ces termes sa trĂšs
sérieuse étude sur celui-ci :
« Câest sans doute pour nâavoir pas craint de poser le problĂšme du mal
sous sa forme la plus tragique, que Schopenhauer exerce encore sur tant
dâesprits un ascendant qui nâest sans doute pas prĂšs de dĂ©cliner. Il a
fourni le modÚle éminent d'une pensée intrépide et sincÚre jusqu'à la
duretĂ©, mais, en mĂȘme temps, pitoyable Ă lâuniverselle misĂšre et animĂ©e
dâune sorte de charitĂ© fanatique. A cet Ă©gard, et quoi quâon pense mĂȘme
des thĂšses essentielles du systĂšme, câest se mettre Ă bonne Ă©cole que de
suivre quelque temps les leçons de ce maßtre un peu rude. En un temps,
surtout, oĂč lâon est rassasiĂ© jusquâau dĂ©goĂ»t d'un certain optimisme qui
nous inviterait Ă rien moins quâĂ nous laisser porter par le flot rĂ©gulier du
progrÚs, il est bon de relire telle page des « Suppléments », dont la
savoureuse amertume repose de ces fadeurs. Il nâest peut-ĂȘtre pas bon de
sâen tenir au pessimisme, mais il est dâune saine discipline intellectuelle
et morale de l'avoir traversĂ©. Car, aussi bien et mieux quâĂ lâinerte
bĂ©atitude du nirvĂąna, il peut conduire au dĂ©dain de l'Ă©preuve, Ă
l'acceptation du risque, Ă lâaction entreprenante et rĂ©formatrice. Câest en
ce sens que Nietzsche a pu reconnaßtre en Schopenhauer, à cÎté du génial
inventeur dâidĂ©es, un incomparable « Ă©ducateur » des intelligences et des
volontés. Car, de cette philosophie, on peut dégager sans peine une
Ă©thique dâeffort et de saintetĂ©, Ă la premiĂšre page de laquelle pourraient
figurer comme motto ces lignes des Parerga : « Une vie heureuse est
impossible ; le plus haut sommet auquel lâhomme puisse sâĂ©lever est une
vie héroïque ».8
Le véritable mérite de Schopenhauer, dirons-nous de notre cÎté pour
conclure, câest dâavoir reconnu que lâessence de l'homme est dans la
Schopenhauer, pp. 378-379, 1911, Paris FĂ©lix Alcan. â Ce volume fait partie de la
remarquable collection « Les grands philosophes », dirigée par C. Piat, qui renferme un
précédent volume de M. Ruyssen sur Kant, et qui comprendra les noms des penseurs
éminents de tous les temps et de tous les pays. Une vingtaine de monographies ont déjà été
publiées jusqu'ici : Socrate, Platon, Aristote, Philon, Saint Augustin, Avicenne, Saint Thomas
d'Aquin, Montaigne, Pascal, Malebranche, Maine de Biran, etc.
8
27. 27 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
volontĂ©, dâavoir assignĂ© comme tĂąche Ă la mĂ©taphysique de retrouver par
analogie, dans ce qui est donnĂ© par lâexpĂ©rience, le monde donnĂ©
seulement comme reprĂ©sentation, dâavoir placĂ© lâĂ©panouissement de
l'individualité dans le sentiment de la sympathie, et le noyau de la
religion dans l'abnĂ©gation de soi-mĂȘme. Il est ainsi devenu le
rĂ©formateur de la psychologie, de la mĂ©taphysique et de lâĂ©thique.
Comme chaque constructeur de systÚmes, il a emprunté à son propre
fonds et Ă celui de ses devanciers. Ce quâil a tirĂ© uniquement de lui-mĂȘme
est probablement la partie la plus solide de son Ćuvre. Son caractĂšre trop
absolu lâa entraĂźnĂ© Ă des jugements trop dogmatiques et Ă des
affirmations parfois peu justifiées. Aussi est-il advenu que la postérité a
dû réviser un certain nombre de ses doctrines, mais presque chacune de
celles-ci renferme un fond de vérité. Il s'est déchaßné avec la violence
dâun ouragan renversant tout ce qui faisait obstacle Ă son passage,
dĂ©truisant plus dâune demeure tranquille qui se croyait Ă jamais Ă lâabri
de la tempĂȘte, mais purifiant en dĂ©finitive lâatmosphĂšre philosophique
chargĂ©e dâune infinitĂ© de miasmes malsains. Ses idĂ©es se sont prĂ©cipitĂ©es
Ă travers le monde comme un torrent intellectuel portant au loin la vie et
la fécondité. Par lui, la science de l'homme est redevenue une force
vivante. Il nâest guĂšre dâesprit sĂ©rieux, avide de scruter le problĂšme de
lâexistence, qui, de nos jours, ait pu se dĂ©rober Ă son influence et ne soit
plus ou moins pĂ©nĂ©trĂ© de ses vues, sans mĂȘme toujours savoir qu'il est le
pĂšre de celles-ci.
Voilà , quelques-unes des pensées que nous agitions dans notre cerveau,
quand, il y a un certain nombre d'annĂ©es, par une belle soirĂ©e dâĂ©tĂ©
finissant, alors que le soleil se couchait lentement dans les flots du Mein,
nous nous tenions, dans l'allée de chùtaigniers à gauche du cimetiÚre de
Francfort, devant la large table de granit belge noir, entourĂ©e dâune grille
en fer et bordĂ©e dâimmortelles, sur laquelle on lit, sans aucune autre
mention, les deux simples mots : ARTHUR SCHOPENHAUER.
Tous les amis des arts connaissent la célÚbre gravure d'Albert Durer, «
Le Chevalier, la Mort et le Diable ». Un guerrier armé de toutes piÚces, sa
longue lance sur lâĂ©paule, enveloppĂ© hermĂ©tiquement dans son armure,
les lÚvres serrées et le regard droit et dur, porté par un noble cheval et
accompagnĂ© de son beau chien fidĂšle, traverse la gorge dâune montagne,
un lieu sauvage et sinistre. A sa droite, la Mort, Ă©galement Ă cheval, lui
présente railleusement son sablier; par derriÚre, un démon grotesque et
horrible Ă©tend vers lui avidement sa griffe ; Ă ses pieds gĂźt un crĂąne
humain et rampe un saurien fantastique. Le chevalier ne bronche point,
et a mĂȘme l'air de ricaner. SĂ»r de lui-mĂȘme, fort de sa conscience, il
poursuit inflexiblement sa route. OĂč le mĂšnera-t-elle? Au triomphe ou Ă
la ruine? Peu importe. En tout cas, ni la Mort ni le Diable ne sont
28. 28 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
vainqueurs ; les puissances de lâenfer ont perdu leur crĂ©dit; le monde se
transforme.
Eh bien ! câest Ă ce chevalier sans peur et sans reproche, qui fonce
intrĂ©pidement devant lui sans mĂȘme voir les pĂ©rils qui le guettent, que
Nietzsche, qui est fréquemment hanté par le souvenir de Schopenhauer,
compare celui-ci : « Il n'avait aucune espérance, mais il voulait la vérité.
Il nâa pas son Ă©gal »9.
Depuis la publication de notre premier volume des Parerga et
Paralipomcna, en 1905, jusquâĂ la date actuelle, prĂšs de huit annĂ©es se
sont Ă©coulĂ©es. Câest lĂ une forte branche dĂ©tachĂ©e du tronc de lâarbre de
la vie humaine. Ce grande ĂŠvi spatium â pour parler avec Tacite â
rapproche lâinterprĂšte du moment oĂč il ira rejoindre dans le repos son
MaĂźtre. Cette longue intimitĂ© avec le philosophe de la rĂ©signation nâa pas
été du moins stérile pour lui. Il lui doit, outre la trÚs utile mise en
application de certains préceptes pratiques de la sagesse humaine, un
enseignement dâun ordre plus idĂ©al. Câest lâenseignement le plus haut de
tous, celui qui apprend Ă envisager froidement les contingences de la vie
et de la mort, qui ne sont que les deux termes logiques dâun processus
naturel et nĂ©cessaire, Ă voir venir avec sĂ©rĂ©nitĂ© lâheure oĂč la Nature, qui
professe la mĂȘme indiffĂ©rence pour la disparition dâun ĂȘtre pensant que
pour la chute dâune feuille, dissoudra ses organes, et, dans son creuset
mystĂ©rieux, en fera surgir des Ă©lĂ©ments de vie nouveaux. A cette heure-lĂ
cesseront les conflits douloureux de la chair et de lâesprit, lâantagonisme
des passions bonnes et mauvaises ; Ă cette heure-lĂ sâharmoniseront dans
un Ă©tat dâataraxie absolue les pĂ©nibles contradictions de lâexistence
terrestre. Pourquoi donc la redouter? Pourquoi donc, au contraire, ne pas
lâaccueillir en visiteuse consolatrice? Elle marque peut-ĂȘtre l'avĂšnement
de la vie véritable. Répétons-nous, avec le lyrique grec : « Nous sommes
Werke, t. I : Die Geburt der Tragödie, pp. 175-176.
Comme exemple de l'action exercée par Schopenhauer sur des esprits non prévenus et
simplement lettrés. P.-J. Möbius reproduit, dans son livre sur celui-ci (pp. 87-88), quelques
passages des lettres posthumes d'un M. de Villers, conseiller de légation saxon à Vienne, un
homme du monde aimable et sĂ©rieux, dont la rĂ©putation nâa d ailleurs pas franchi le cercle de
ses relations habituelles. Voici ces citations : « Je lis exclusivement Schopenhauer. On a
rarement Ă©crit avec tant dâesprit, de sorte que le sujet est presque indiffĂ©rent. Je veux dire
qu'aucun Allemand nâa jamais Ă©crit aussi Ă©lĂ©gamment. Sa colĂšre est amusante et distinguĂ©e Ă
la fois, bien qu'excessivement grossiĂšre... J'aurais beaucoup Ă dire sur lui et sur le plaisir qu'il
me cause. Je n'ai encore rien vu de plus spirituel sous une si belle forme ». Et quelques
années plus tard : « Je ne partage pas l'enthousiasme de tant de gens pour Schopenhauer.
Mais son sĂ©rieux amer, sa sĂ©vĂšre honnĂȘtetĂ© exercent sur moi une influence aromatique et
fortifiante comme des herbes sauvages. Je reconnais en lui l'ami qui ne flatte jamais, blesse
souvent, mais ne nous permet jamais d'Ă©chapper Ă sa domination. Notre cĆur entier se
prend, quand cet ùpre critique nous fait sentir le Beau en termes simples et d'une façon
profondément impressive. Rien de plus émouvant que ce tendre hommage émanant d'une
bouche si amÚre ».
9
29. 29 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
des Ă©phĂ©mĂšres. Quâest-ce ĂȘtre, ou ne pas ĂȘtre ? Le rĂȘve dâune ombre, voilĂ
l'homme », et avec Marc-AurÚle, le stoïcien couronné : « Il faut quitter la
vie dâun cĆur soumis, comme lâolive mĂ»re qui tombe en bĂ©nissant la
terre sa nourrice, et en rendant grĂąces Ă lâarbre qui lâa produite... Mourir
est aussi un des actes de la vie ; la mort, comme la naissance, a sa place
dans le systÚme du monde... Homme! tu as été citoyen dans la grande
citĂ©. Va-t-en donc avec un cĆur paisible : celui qui te congĂ©die est sans
colÚre ».
12 avril 1912. Auguste Dietrich.
30. 30 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
ESSAI SUR LES APPARITIONS ET LES FAITS QUI SâY RATTACHENT
Et crois-moi : nâaime
Pas trop le soleil ni les Ă©toiles.
Viens, descends avec moi dans le royaume sombre.
GOETHE.
Les spectres qui, au siĂšcle dernier, dâintelligence supĂ©rieure, quoiquâen
pensent les prĂ©cĂ©dents, nâavaient pas tant Ă©tĂ© bannis que mĂ©prisĂ©s, ont
Ă©tĂ© dans ces vingt-cinq derniĂšres annĂ©es, comme lâavait Ă©tĂ© auparavant
dĂ©jĂ la magie, rĂ©habilitĂ©s en Allemagne. Peut-ĂȘtre non sans raison. Les
preuves contre leur existence Ă©taient en effet, dâune part, mĂ©taphysiques,
câest-Ă -dire appuyĂ©es sur une base incertaine; dâautre part, empiriques,
prouvant simplement que dans les cas oĂč lâon ne dĂ©couvrait aucune
tromperie accidentelle ou voulue, il nâexistait rien non plus qui aurait pu
agir sur la rétine au moyen de la réflexion de la lumiÚre, ou sur le tympan
au moyen de la vibration de lâair. Ceci toutefois parle uniquement contre
la prĂ©sence de corps que personne non plus nâavait affirmĂ©e, et dont la
manifestation de la façon physique indiquĂ©e supprimerait la vĂ©ritĂ© dâune
apparition spectrale. LâidĂ©e mĂȘme dâun esprit veut que sa prĂ©sence nous
soit rĂ©vĂ©lĂ©e dâune tout autre maniĂšre que celle dâun corps. Ce
quâaffirmerait un visionnaire qui se comprendrait et sâexprimerait bien,
câest seulement la prĂ©sence, dans son intellect intuitif, dâune image
absolument indiscernable de celle que produisent les corps par
lâentremise de la lumiĂšre et de ses yeux, et cependant sans la prĂ©sence
rĂ©elle de ces corps. Il en est de mĂȘme en ce qui concerne les choses
perceptibles Ă lâoreille, bruits, sons, voix, qui sont absolument semblables
Ă ceux produits par les corps vibrants et par lâair, mais sans la prĂ©sence
ou le mouvement de ces corps. Câest prĂ©cisĂ©ment la source du
malentendu qui pĂ©nĂštre tout ce quâon allĂšgue pour et contre la rĂ©alitĂ© des
apparitions. Cette distinction est malaisée et exige des connaissances
spĂ©ciales, mĂȘme un savoir philosophique et physiologique. Il sâagit en
effet de concevoir quâune action semblable Ă celle dâun corps ne
prĂ©suppose pas nĂ©cessairement la prĂ©sence dâun corps.
Aussi devons-nous avant tout nous rappeler et ne jamais perdre de vue,
Ă propos du sujet que je vais traiter, ce que jâai frĂ©quemment et
minutieusement exposé10 à savoir que notre intuition du monde extérieur
nâest pas seulement sensorielle, mais quâelle est surtout intellectuelle,
câest-Ă -dire, pour exprimer la chose objectivement, cĂ©rĂ©brale. Les sens ne
En particulier dans mon traité Sur la quadruple racine de la raison suffisante, §21; et, en
outre, Sur la vision et les couleurs, § 1; Theoria colorum, II; Le monde comme volonté et
comme représentation, I, § 4; Ibid., chap. II.
10
31. 31 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
donnent jamais plus quâune pure sensation dans leur organe, soit une
matiĂšre trĂšs pauvre en elle-mĂȘme, de laquelle tout dâabord l'intelligence
construit, Ă lâaide de la loi de causalitĂ© qui lui est connue Ă priori et des
formes existant en elle Ă©galement Ă priori, lâespace et le temps, ce monde
corporel. Lâincitation Ă cet acte intuitif naĂźt dâailleurs, Ă lâĂ©tat Ă©veillĂ© et
normal, de lâimpression sensorielle, puisque celle-ci est lâeffet auquel
lâintelligence impute la cause. Pourquoi ne serait-il donc pas possible
quâune incitation provenant dâun tout autre cĂŽtĂ©, câest-Ă -dire de
lâintĂ©rieur, de lâorganisme mĂȘme, ne pĂ»t parvenir une fois aussi au
cerveau et ĂȘtre Ă©laborĂ©e par celui-ci, comme celle-lĂ , Ă lâaide de sa
fonction particuliÚre et conformément au mécanisme de celle-ci? AprÚs
cette élaboration, toutefois, la diversité de la matiÚre primitive ne serait
plus reconnaissable, pas plus que le chyle ne permet de discerner la
nourriture qui lâa prĂ©parĂ©. Un cas rĂ©el quelconque de ce genre soulĂšverait
immĂ©diatement cette question : la cause plus Ă©loignĂ©e de lâapparition
ainsi produite ne devrait-elle pas ĂȘtre cherchĂ©e plus loin que dans
lâintĂ©rieur de lâorganisme? ou, toute impression sensorielle Ă©tant exclue,
cette cause ne pourrait-elle pas ĂȘtre une cause extĂ©rieure qui, dans ce cas,
il est vrai, nâaurait pas agi physiquement ou corporellement? Cela Ă©tant,
quel rapport lâapparition donnĂ©e pourrait-elle avoir avec une telle cause
extĂ©rieure Ă©loignĂ©e? câest-Ă -dire, contiendrait-elle des indices sur celle-ci,
ou lâessence de cette derniĂšre serait-elle exprimĂ©e en elle? Nous serions
en conséquence amenés ici aussi, comme dans le monde corporel, à la
question du rapport du phénomÚne avec la chose en soi. Mais ceci est le
point de vue transcendantal, dâoĂč il pourrait peut-ĂȘtre rĂ©sulter que
lâapparition des esprits nâa ni plus ni moins dâidĂ©alitĂ© que lâapparition des
corps; or celle-ci, on le sait, constitue la base inĂ©vitable de lâidĂ©alisme et
ne peut en consĂ©quence ĂȘtre ramenĂ©e que par un long dĂ©tour Ă la chose
en soi, câest-Ă -dire Ă ce qui est vĂ©ritablement rĂ©el. Nous avons reconnu
que cette chose en soi est la volonté. Cela donne donc lieu à la
supposition que peut-ĂȘtre celle-ci ne sert pas moins de base aux
apparitions des esprits quâaux apparitions des corps. Toutes les
explications antérieures des apparitions des esprits ont été spiritualistes;
câest comme telles quâelles subissent la critique de Kant, dans la premiĂšre
partie de ses RĂȘves dâun visionnaire. Je tente ici une explication idĂ©aliste.
AprĂšs cette introduction synoptique aux recherches qui vont suivre, je
prends désormais la marche plus lente qui leur convient. Je remarque
seulement que je présuppose connus du lecteur les faits auxquels elles se
rapportent. Car, dâune part, il sâagit pour moi non de raconter ni
dâexpliquer des faits, mais dâexposer la thĂ©orie de ceux-ci; dâautre part, il
me faudrait écrire un gros volume, si je voulais répéter toutes les
histoires de magnétisme, les visions, apparitions, etc., dont la matiÚre
sert de base à notre thÚme et qui ont été racontées déjà dans maints
32. 32 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
ouvrages; enfin, je ne me sens non plus aucunement disposé à combattre
le scepticisme de lâignorance, dont les comportements excessivement
habiles tombent de jour en jour dans le discrĂ©dit et nâauront bientĂŽt plus
cours que dans la seule Angleterre. Celui qui met aujourdâhui en doute les
faits du magnĂ©tisme animal et de sa clairvoyance, doit ĂȘtre qualifiĂ© non
dâincrĂ©dule, mais dâignorant. Jâexige encore davantage : je dois
prĂ©supposer que lâon connaĂźt au moins quelques-uns des ouvrages si
nombreux relatifs aux apparitions, ou que lâon est au courant de ce sujet
par quelque autre voie. Je ne donne mĂȘme les citations se rĂ©fĂ©rant Ă ces
ouvrages, que lorsquâil sâagit de faits spĂ©ciaux ou de points en litige. Au
reste, je me flatte tout dâabord que le lecteur, qui sans doute me connaĂźt
dĂ©jĂ par dâautres cĂŽtĂ©s, estimera que, si jâadmets certains faits comme
fondĂ©s, câest que je les tiens de bonne source ou de ma propre expĂ©rience.
Il sâagit donc avant tout de savoir si des images intuitives, absolument
semblables Ă celles quây provoque sur les sens extĂ©rieurs la prĂ©sence des
corps, peuvent véritablement prendre naissance dans notre intellect
intuitif, ou cerveau, sans cette influence. Par bonheur, un phénomÚne qui
nous est des plus familiers nous enlĂšve Ă ce sujet le moindre doute : je
parle du rĂȘve.
PrĂ©tendre donner les rĂȘves comme de simples jeux de la pensĂ©e, de
simples images de la fantaisie, câest tĂ©moigner dâun manque de rĂ©flexion
ou de loyauté; car, de toute évidence, ils en diffÚrent spécifiquement. Les
images de la fantaisie sont faibles, languissantes, incomplĂštes, partielles
et si fugitives, quâon peut Ă peine fixer dans sa mĂ©moire pendant
quelques secondes les traits dâun absent, et que mĂȘme le jeu le plus vif de
la fantaisie ne peut nullement entrer en comparaison avec la réalité
palpable que le rĂȘve met sous nos yeux. Notre facultĂ© de reprĂ©sentation,
dans le rĂȘve, dĂ©passe infiniment celle de notre imagination; chaque objet
intuitif y rĂȘve une vĂ©ritĂ©, un achĂšvement, une universalitĂ© logique qui
sâĂ©tendent jusquâaux propriĂ©tĂ©s les plus essentielles, comme la rĂ©alitĂ©
elle-mĂȘme, dont la fantaisie reste infiniment Ă©loignĂ©e; aussi notre facultĂ©
de représentation nous procurerait-elle les tableaux les plus merveilleux,
si nous pouvions choisir lâobjet de nos rĂȘves.
Il est tout Ă fait faux de vouloir expliquer ceci par le trouble et
lâaffaiblissement que lâimpression simultanĂ©e du monde extĂ©rieur rĂ©el
fait subir aux images de la fantaisie; car mĂȘme dans le silence le plus
profond de la nuit la plus obscure, la fantaisie ne peut rien produire qui
se rapprocherait de cette perspicuité objective et de ce caractÚre vivant
du rĂȘve. En outre, les images de la fantaisie sont toujours amenĂ©es par
une association dâidĂ©es ou par des motifs, et accompagnĂ©es de la
conscience de leur libre arbitre. Le rĂȘve, au contraire, est lĂ comme une
33. 33 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
chose complĂštement Ă©trangĂšre, qui sâimpose Ă nous, Ă lâinstar du monde
extĂ©rieur, sans notre participation et mĂȘme contre notre volontĂ©. Les
surprises tout Ă fait inattendues de ses processus, mĂȘme des plus
insignifiants, impriment Ă ceux-ci le cachet de lâobjectivitĂ© et de la rĂ©alitĂ©.
Tous ses objets apparaissent déterminés et nets, comme la réalité, non
seulement par rapport Ă nous, câest-Ă -dire sous une seule superficie, ou
simplement en gros et dans les contours généraux; mais exactement
dessinĂ©s, jusquâaux dĂ©tails les plus infimes et les plus accidentels, et les
circonstances accessoires qui sont souvent pour nous une gĂȘne et un
obstacle; chaque corps y projette son ombre, celle-ci tombe exactement
avec la pesanteur répondant à son poids spécifique, et chaque obstacle
doit ĂȘtre dâabord Ă©cartĂ©, juste comme dans la rĂ©alitĂ©. Le caractĂšre
complĂštement objectif du rĂȘve se montre en outre en ce que ses
processus sâaccomplissent en gĂ©nĂ©ral contre notre attente, souvent
contre notre dĂ©sir, et provoquent mĂȘme parfois notre Ă©tonnement : en ce
que les personnages agissants se comportent envers nous avec un
manque rĂ©voltant dâĂ©gards; bref, dans lâexactitude dramatique purement
objective des caractĂšres et des actes, qui a donnĂ© lieu Ă lâobservation
spirituelle que chacun de nous, au cours dâun rĂȘve, est un Shakespeare.
Cette mĂȘme omniscience en nous qui fait que, en rĂȘve, chaque corps
naturel agit en conformité exacte de ses propriétés essentielles, a aussi
pour consĂ©quence de faire agir et parler chaque ĂȘtre humain en pleine
conformitĂ© de son caractĂšre. Aussi, par suite de tout cela, lâillusion
provoquĂ©e par le rĂȘve est-elle si forte, que la rĂ©alitĂ© mĂȘme, que nous
retrouvons à notre réveil, doit souvent commencer par lutter, et a besoin
de temps pour arriver Ă nous convaincre de lâimportance du rĂȘve qui sâest
produit, mais qui dĂ©jĂ nâexiste plus. En ce qui concerne le souvenir, nous
sommes parfois en doute, quand il sâagit de faits insignifiants, si nous les
avons rĂȘvĂ©s ou sâils sont rĂ©ellement arrivĂ©s. Quand, au contraire, on
doute si quelque chose est arrivĂ© ou si on se lâest seulement imaginĂ©, on
jette sur soi le soupçon de folie. Tout cela dĂ©montre que le rĂȘve est une
fonction absolument particuliĂšre de notre cerveau, qui diffĂšre
complĂštement de lâimagination pure et de sa rumination. Aristote dit
aussi : ÏÏ ÎÎœÏÏÎœÎčÏÎœ ÎŹÎčÏΞηΌα, ÏÏÏÏÎżÎœ ÏÎčÎœÎŹ (Somnium quodammodo
sensum est) (De somno et vigilia, chap. II). Il remarque de plus
exactement et finement que, dans le rĂȘve mĂȘme, nous continuons Ă nous
reprĂ©senter par la fantaisie les choses absentes. Mais il sâensuit de lĂ que,
pendant le rĂȘve, la fantaisie continue Ă ĂȘtre disponible, et nâest donc pas
elle-mĂȘme le mĂ©dium ou organe du rĂȘve.
Dâautre part, le rĂȘve a une ressemblance incontestable avec la folie. Ce
qui distingue en effet la conscience rĂȘvante de la conscience Ă©veillĂ©e, câest
le manque de mémoire, ou plutÎt de ressouvenir cohérent et raisonné.
Nous nous rĂȘvons dans des situations et des circonstances Ă©tonnantes et
34. 34 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
impossibles, sans quâil nous vienne lâidĂ©e de rechercher les rapports de
celles-ci avec ce qui est absent et les causes de leur apparition; nous
accomplissons des actes sans rime ni raison, parce que nous ne nous
rappelons pas ce qui sâoppose Ă eux. Des gens morts depuis longtemps
continuent Ă figurer vivants dans nos rĂȘves, parce que nous oublions
alors quâils nâexistent plus. Souvent nous nous retrouvons dans les
circonstances de notre premiĂšre jeunesse, au milieu de nos relations
dâalors : câest que tous les changements et toutes les transformations
advenus depuis cette Ă©poque sont mis en oubli. Il semble donc vraiment
que dans le rĂȘve, alors que toutes les forces de lâesprit sont en activitĂ©, la
mĂ©moire seule nâest pas trĂšs disponible. Câest en cela justement que
consiste sa ressemblance avec la folie, qui, ainsi que je lâai montrĂ© (Le
monde comme volonté et comme représentation, livre III, § 36, et Ibid.,
chap. XXXIIl), est imputable pour lâessentiel Ă un certain Ă©branlement de
la facultĂ© du souvenir. De ce point de vue, on peut donc considĂ©rer le rĂȘve
comme une courte folie, la folie comme un long rĂȘve. En rĂ©sumĂ©, le rĂȘve
contient lâintuition de la rĂ©alitĂ© prĂ©sente dâune façon complĂšte et mĂȘme
minutieuse : par contre, notre horizon y est trÚs borné, puisque ce qui est
absent et passĂ©, mĂȘme imaginĂ©, ne tombe que peu dans la conscience.
De mĂȘme que toute modification dans le monde rĂ©el ne peut
absolument se produire que par suite dâune autre qui lâa prĂ©cĂ©dĂ©e, - sa
cause premiĂšre -, lâentrĂ©e dans notre conscience des pensĂ©es et des
représentations est assujettie, elle aussi, au principe de la raison
suffisante. Elles doivent donc ĂȘtre provoquĂ©es ou par impression
extĂ©rieure sur les sens, ou, dâaprĂšs les lois de lâassociation (voir
Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation, chap.
XIV), par une pensée antérieure à elles; autrement, elles ne pourraient se
produire. Or, les rĂȘves aussi, en ce qui concerne leur production, doivent
ĂȘtre assujettis, en une maniĂšre quelconque, Ă ce principe de la raison
suffisante, comme au principe sans exception de lâindĂ©pendance et de la
conditionnalité de tous les objets existant pour nous; seulement, en
quelle maniĂšre lui sont-ils assujettis, câest ce quâil est trĂšs difficile de
dĂ©terminer. La condition caractĂ©ristique et essentielle du rĂȘve, câest le
sommeil, câest-Ă -dire la suppression de lâactivitĂ© normale du cerveau et
des sens. Câest seulement quand cette activitĂ© chĂŽme, que le rĂȘve peut se
produire, - absolument comme les images de la lanterne magique ne
peuvent apparaĂźtre, tant quâon nâa pas fait lâobscuritĂ© dans la chambre. La
production, et, partant, la matiĂšre du rĂȘve, ne proviennent donc pas
avant tout dâimpressions extĂ©rieures sur les sens; des cas isolĂ©s oĂč, dans
un lĂ©ger sommeil, des sons et mĂȘme des bruits extĂ©rieurs ont pĂ©nĂ©trĂ©
jusquâau sensorium et ont influencĂ© le rĂȘve, sont des exceptions spĂ©ciales
dont je ne tiens pas compte ici. Mais il est trĂšs remarquable que les rĂȘves
ne sont pas non plus produits par une association dâidĂ©es. Ou ils naissent,
35. 35 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
en effet, au milieu dâun profond sommeil, ce repos du cerveau, que nous
avons toute cause de regarder comme complet, câest-Ă -dire comme
absolument inconscient, - ce qui Ă©carte mĂȘme toute possibilitĂ© dâune
association dâidĂ©es; ou ils naissent du passage de la conscience Ă©veillĂ©e au
sommeil, câest-Ă -dire quand on sâendort; en rĂ©alitĂ©, ils ne cessent ici
jamais complĂštement, et nous fournissent ainsi lâoccasion de nous
convaincre pleinement quâils ne sont reliĂ©s par aucune association dâidĂ©es
aux reprĂ©sentations de lâĂ©tat de veille, mais laissent intact le fil de cellesci, pour prendre tout Ă fait ailleurs, nous ne savons oĂč, leur matiĂšre et
leur occasion. Ces premiers songes de lâĂȘtre qui sâendort sont toujours,
comme il est facile de lâobserver, sans aucun rapport avec les pensĂ©es au
milieu desquelles il sâest endormi, et mĂȘme leur sont tellement opposĂ©s,
quâils semblent avoir choisi, Ă dessein, parmi toutes les choses du monde,
précisément ce qui nous préoccupait le moins; voilà pourquoi ceux qui y
rĂ©flĂ©chissent sont forcĂ©s de se demander par quoi peuvent bien ĂȘtre
déterminés leur choix et leur nature. Ils ont en outre ce caractÚre
distinctif,- comme le remarque trĂšs finement et trĂšs exactement
Burdach11 dans sa Physiologie, tome III, - de ne représenter aucun
Ă©vĂ©nement cohĂ©rent, et de ne pas nous faire jouer, en gĂ©nĂ©ral, un rĂŽle Ă
nous-mĂȘme, comme dans les autres rĂȘves; ils ne sont quâun spectacle
purement objectif, consistant en tableaux isolés qui surgissent
soudainement lorsquâon sâendort, ou aussi des processus trĂšs simples.
Comme nous nous réveillons souvent aussitÎt, nous pouvons nous
convaincre pleinement quâils nâont jamais la moindre ressemblance,
lâanalogie la plus Ă©loignĂ©e ou une relation quelconque avec les pensĂ©es
encore prĂ©sentes il y a un instant, mais quâils nous surprennent plutĂŽt
par lâinattendu de leur contenu. Celui-ci, en effet, est aussi Ă©tranger au
cours de notre pensĂ©e antĂ©rieure que nâimporte quel objet de la rĂ©alitĂ©
qui, Ă lâĂ©tat de veille, tombe tout Ă coup, de la façon la plus accidentelle,
sous notre perception; souvent on a Ă©tĂ© le chercher si loin, on lâa choisi si
bizarrement et tellement Ă lâaveuglette, quâon le croirait tirĂ© au sort ou
amené par un coup de dé. Donc, le fil que le principe de la raison
suffisante nous met en main, nous semble ĂȘtre coupĂ© ici aux deux bouts,
lâintĂ©rieur et lâextĂ©rieur. Mais ceci nâest ni possible ni imaginable. Il faut
nécessairement une cause qui amÚne ces visions et les détermine. Elle
devrait en conséquence exactement expliquer pourquoi moi, par
exemple, qui, jusquâau moment de mâendormir, ai Ă©tĂ© occupĂ© par de tout
autres pensĂ©es, je vois sâoffrir Ă moi, tout Ă coup, un arbre en fleur
doucement agité par le vent, une autre fois une servante avec un panier
sur la tĂȘte, une autre fois encore une troupe de soldats, etc.
Disciple de Schelling, K.F. Burdach (1776-1847) sâoccupa particuliĂšrement des fonctions du
systÚme nerveux et de psychologie; il a laissé son nom aux cordons ou faisceaux de Burdach,
cordon postérieur de la moelle épiniÚre.
11
36. 36 | E s s a i s u r l e s a p p a r i t i o n s e t o p u s c u l e s d i v e r s
Lâexcitation du dehors par les sens, aussi bien que celle du dedans par
les pensĂ©es, Ă©tant ainsi, dans la production des rĂȘves, soit que lâon
sâendorme ou que le sommeil ait dĂ©jĂ lieu, supprimĂ©e pour le cerveau, ce
siÚge et cet organe unique de toutes les représentations, il ne nous reste
plus quâune seule hypothĂšse : câest que celui-lĂ reçoit une pure excitation
physiologique de lâintĂ©rieur de lâorganisme. Deux voies sont ouvertes au
cerveau pour lâinfluence de ce dernier : celle des nerfs et celle des
vaisseaux. La force vitale sâest, pendant le sommeil, câest-Ă -dire lâarrĂȘt de
toutes les fonctions animales, concentrée complÚtement dans la vie
organique, et sâoccupe Ă peu prĂšs exclusivement, tandis que la
respiration, le pouls, la chaleur et presque toutes les sécrétions subissent
quelque diminution, de la lente reproduction, de la réparation de tout ce
qui est usé, de la cure de toutes les blessures et de la suppression de tous
les désordres; le sommeil est donc le temps pendant lequel la vis naturÊ
medicatrix amĂšne, dans toutes les maladies, les crises salutaires qui
triomphent ensuite du mal existant, et au bout duquel le malade sâĂ©veille,
soulagé et joyeux, avec le sentiment certain de la guérison qui approche.
Il opĂšre aussi de mĂȘme chez lâĂȘtre sain, mais Ă un degrĂ© infiniment
moindre, sur tous les points oĂč cela est nĂ©cessaire.
Celui-ci aussi, en sâĂ©veillant, Ă©prouve un sentiment de bien-ĂȘtre et de
rénovation; le cerveau particuliÚrement a, dans le sommeil, reçu sa
nutrition, ce qui ne peut advenir Ă lâĂ©tat de veille; la consĂ©quence en est le
rétablissement de la clarté de la conscience. Toutes ces opérations sont
soumises Ă la direction et au contrĂŽle du systĂšme nerveux plastique,
câest-Ă -dire des grands ganglions qui, rĂ©unis dans toute la longueur du
tronc par les cordes nerveuses, constituent le nerf grand sympathique ou
le foyer nerveux interne. Ce foyer est tout à fait séparé et isolé du foyer
nerveux externe, le cerveau, qui assume exclusivement la direction des
circonstances externes, et qui a, pour cette raison, un appareil nerveux
dirigé vers le dehors et des représentations occasionnées par lui; de sorte
que, Ă lâĂ©tat normal, ses opĂ©rations ne parviennent pas Ă la conscience, ne
sont pas senties. Il a aussi un faible rapport médiat avec le systÚme
cérébral, par des nerfs minces et qui débouchent de loin. Dans les états
anormaux, ou quand il y a lĂ©sion des parties internes, lâisolation de ceuxlĂ est interrompue en un certain degrĂ©, et ils pĂ©nĂštrent dans la conscience
sous forme de chaleur plus ou moins vive. Au contraire, Ă lâĂ©tat normal et
sain, les processus et les mouvements qui sâopĂšrent dans lâatelier si
compliqué et si actif de la vie organique, la marche en avant facile ou
pĂ©nible de celle-ci, ne laissent parvenir dans le sensorium quâun Ă©cho
extrĂȘmement faible et en quelque sorte perdu. Dans la veille, quand le
cerveau est pleinement occupĂ© de ses propres opĂ©rations, câest-Ă -dire
reçoit des impressions extérieures qui lui apportent des intuitions, quand
il pense, cet Ă©cho nâest pas perçu; il a tout au plus une influence secrĂšte et