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LES AVOCATS TUNISIENS DANS LA TUNISIE DE BEN ALI :
ÉCONOMIE POLITIQUE D'UNE PROFESSION JURIDIQUE
Éric Gobe
Ed. juridiques associées | Droit et société
2011/3 - n° 79
pages 733 Ă  757
ISSN 0769-3362
Article disponible en ligne Ă  l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2011-3-page-733.htm
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Pour citer cet article :
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Gobe Éric, « Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d'une profession juridique »,
Droit et société, 2011/3 n° 79, p. 733-757.
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Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 733
Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali :
Ă©conomie politique d’une profession juridique
Éric Gobe
Centre Jacques Berque (CJB), 35 avenue Tarik Ibn Ziad, 10 000 Rabat, Maroc.
<gobe@yahoo.fr>
ïź RĂ©sumĂ© L’histoire rĂ©cente du barreau tunisien est symptomatique des tentatives
répétées du régime autoritaire du président Ben Ali à mettre sous tutelle une
profession qui, selon le discours de ses représentants, se doit de garantir le
respect de l’État de droit et les droits de la dĂ©fense. Pour ce faire, le pouvoir
déchu avait mis en place des dispositifs visant à réduire la capacité de la
profession Ă  s’autorĂ©guler. Un premier dispositif consistait Ă  donner aux
avocats membres du parti de Ben Ali un accĂšs prioritaire au contentieux des
entreprises publiques, tandis qu’un second visait à modeler le territoire
professionnel des avocats et des professions voisines en fonction des rap-
ports de force politique et de l’attitude plus ou moins conciliante des ins-
tances ordinales vis-Ă -vis du pouvoir en place.
Avocats – État autoritaire – Samsar – Territoire professionnel – Tunisie.
ïź Summary Lawyers in Ben Ali’s Tunisia: The Political Economy of a Legal Profession
The recent history of the Tunisian Bar is symptomatic of the repeated at-
tempts and difficulties encountered by President Ben Ali’s authoritarian
regime in dominating a profession whose purpose, according to its repre-
sentatives, is to guarantee defendants’ rights and respect for the rule of law.
In order to do this, the deposed power had set up mechanisms to reduce the
ability of the profession to self-regulate. A first mechanism gave those law-
yers who were members of Ben Ali’s party priority access to litigation cases
in state enterprises. A second mechanism shaped the professional territory
of lawyers and related professions according to the political battles of will
and more or less conciliatory attitudes of Tunisian Bar towards the political
power.
Authoritarian State – Claim of jurisdiction – Lawyers – Samsar – Tunisia.
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É. GOBE
734 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011
Le 14 janvier 2011, le prĂ©sident Ben Ali quittait la Tunisie aprĂšs 23 ans d’exercice
d’un pouvoir autoritaire et prùs d’un mois de mouvements protestataires. Par leur
participation aux manifestations, les instances dirigeantes du barreau tunisien,
comme un grand nombre d’avocats, ont accompagnĂ© et apportĂ© leur soutien aux
mobilisations populaires. La profession et son bùtonnier en ont tiré un profit sym-
bolique considérable aprÚs la chute du régime en place.
Toutefois, il convient de ne pas surévaluer le rÎle des avocats dans des mobilisa-
tions caractĂ©risĂ©es par l’absence de leadership 1. Les instances ordinales ont
d’ailleurs Ă©tĂ© prudentes au dĂ©but du mouvement de protestation. Pendant les deux
premiĂšres semaines du mouvement, ce sont les avocats des villes du centre-ouest
et du sud du pays (Sidi Bouzid, Kasserine, MĂ©denine
) puis de Tunis, et non les
instances ordinales, qui ont pris l’initiative de participer aux manifestations. Quand
le Conseil de l’ordre a lancĂ© un appel Ă  la grĂšve pour le 6 janvier 2011, il l’a fait non
pas au nom de la solidarité avec les manifestants, mais pour dénoncer la violence
faite aux avocats lors de manifestations à Tunis le 30 décembre 2010.
Ce sont la répression brutale des mouvements protestataires à Kasserine les 7, 8 et
9 janvier 2011 et l’intensification des manifestations qui font prendre conscience aux
instances ordinales que la dynamique de l’action collective a pris un tournant radical
et concerne toutes les catĂ©gories sociales. Le Conseil de l’ordre des avocats dĂ©cide alors
de faire siens les mots d’ordre des Unions rĂ©gionales de l’UGTT 2 qui, le 11 janvier, ont
été autorisées par la direction nationale de la centrale syndicale à organiser des grÚves
gĂ©nĂ©rales sur l’ensemble du territoire tunisien pour « protester contre les tirs Ă  balles
réelles sur les citoyens de Sidi Bouzid et Kasserine ». Le 14 janvier au matin, de nom-
breux avocats revĂȘtus de leurs robes constituent la premiĂšre ligne des manifestants qui
se concentrent devant le ministĂšre de l’IntĂ©rieur, avenue Habib Bourguiba. Le dĂ©part
prĂ©cipitĂ©, le soir mĂȘme, du prĂ©sident Ben Ali pour l’Arabie Saoudite propulse les avo-
cats sur le devant de la scÚne de la « Tunisie nouvelle » : ils sont devenus avec leur bù-
tonnier des « hĂ©ros de la rĂ©volution » qui, hĂ©ritant d’un fort capital symbolique et poli-
tique, fréquentent désormais quotidiennement les plateaux de télévision. Au-delà du
déroulement des faits, cette implication de la majeure partie des avocats dans le mou-
vement protestataire est inséparable de la situation faite à la profession par le régime
de Ben Ali.
Dans la configuration autoritaire tunisienne de l’avant-14 janvier, la profession
d’avocat Ă©tait perçue par les gouvernants comme potentiellement dangereuse pour
l’ordre politique. Il Ă©tait hors de question pour les pouvoirs publics de permettre Ă 
cette profession d’accumuler trop de ressources Ă©conomiques et politiques. Pour ce
faire, le régime de Ben Ali avait mis en place des dispositifs de normalisation. Mais
ces dispositifs ont, tout au long des années 2000, montré leurs limites : une large
1. L’absence d’entrepreneurs de mobilisation n’a pas empĂȘchĂ© le mouvement de protestation de changer
d’échelle. L’usage des nouvelles technologies de l’information a probablement palliĂ© cette absence de
leadership en servant de caisse de rĂ©sonance au mouvement protestataire. Cf. Larbi CHOUIKHA et Éric GOBE,
« La force de la dĂ©sobĂ©issance : retour sur la chute du rĂ©gime de Ben Ali », in Sarah BEN NÉFISSA et Blandine
DESTREMAU (dir.), Protestations sociales, révolutions civiles. Transformation du politique dans la Méditerra-
née arabe, Paris : Armand Colin, 2011 (numéro spécial de la revue Tiers Monde).
2. Union générale tunisienne du travail (UGTT), centrale syndicale tunisienne.
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 735
partie du barreau n’a eu de cesse de rompre avec « la logique du clientĂ©lisme politi-
sé, de la discipline et du dressage » qui, selon Béatrice Hibou, sous-tendait les rap-
ports entre l’État autoritaire et les divers groupes sociaux 3.
Notre objectif, dans cet article, est d’analyser les dispositifs Ă©tatiques d’allocation
des clients institutionnels qui visaient à contrîler la profession d’avocat dans la Tuni-
sie de Ben Ali et de comprendre la signification politique de certaines pratiques et
revendications Ă©conomiques de la profession. L’approche est donc celle d’une Ă©co-
nomie politique du barreau tunisien. Elle s’appuie sur les donnĂ©es d’une enquĂȘte
quantitative et qualitative menée à une large échelle auprÚs des avocats tunisiens en
exercice.
L’enquĂȘte
Elle a Ă©tĂ© effectuĂ©e auprĂšs d’un Ă©chantillon de 626 avocats (environ 10 % de la popula-
tion des avocats, stagiaires compris en 2008) représentatif des grandes agglomérations
tunisiennes qui concentrent à elles seules plus de 90 % des avocats 4. Nous avons mené
l’enquĂȘte auprĂšs des avocats du Grand Tunis, de Sousse, de Monastir, de Sfax, autre-
ment dit les principales agglomérations de Tunisie. Nous avons également récolté une
vingtaine de questionnaires auprùs d’avocats de Siliana, Bizerte, Kairouan et Tataouine.
Sur les 626 questionnaires, prÚs de 500 ont été collectés lors de séminaires, conférences
et assemblĂ©es gĂ©nĂ©rales organisĂ©s respectivement par le Conseil de l’ordre des avocats,
les sections de Tunis, de Sfax et de Sousse. Ensuite, une soixantaine de questionnaires
ont Ă©tĂ© distribuĂ©s et rĂ©cupĂ©rĂ©s Ă  Sousse par des Ă©tudiants de l’Institut de comptabilitĂ© et
d’administration des entreprises. J’ai moi-mĂȘme fait directement remplir une soixan-
taine de questionnaires lors des entretiens qualitatifs effectués lors de mes séjours en
Tunisie en 2008 et au premier semestre de l’annĂ©e 2009. Le guide d’entretien se struc-
ture, outre les questions d’état civil et de parcours scolaire, autour du domaine
d’activitĂ© de l’avocat, de son travail, de sa clientĂšle et de l’organisation de son cabinet.
Nous avons Ă©galement posĂ© des questions d’opinion se rapportant au fonctionnement
de la justice tunisienne, à la possible concurrence d’autres professions et aux mesures
susceptibles d’amĂ©liorer le fonctionnement du barreau. Par ailleurs, de la fin 2005 Ă 
2009, chevauchant l’enquĂȘte quantitative, j’ai conduit des entretiens qualitatifs (85)
dans lesquels je demandais aux avocats de me parler de leur carriĂšre, de leur pratique
professionnelle et de leur perception de la situation de la profession. L’objectif des deux
types d’enquĂȘte Ă©tait de recueillir des donnĂ©es permettant de comprendre les logiques
politique, Ă©conomique et sociale rĂ©gissant le fonctionnement de la profession. L’échan-
tillon constituĂ© dans le cadre de l’enquĂȘte qualitative n’est pas reprĂ©sentatif, mais nous
avons tenté de couvrir le spectre des situations socio-économiques auxquelles sont
confrontés les avocats tunisiens (la localisation géographique des divers cabinets donne
un premier indicateur). J’ai interviewĂ© des avocats gĂ©nĂ©ralistes comme des avocats spĂ©-
cialisés dans divers domaines du droit. Mon échantillon qualitatif comprend 19 avocats
spĂ©cialistes (14 en droit des affaires, 2 pĂ©nalistes et 3 avocats dont l’activitĂ© dominante se
rapporte respectivement au droit immobilier, aux droits du travail et de la famille),
61 avocats généralistes, 3 stagiaires rémunérés et 2 stagiaires non rémunérés. 80 % des
avocats rencontrés sont installés à Tunis et dans ses banlieues.
3. BĂ©atrice HIBOU, La force de l’obĂ©issance. Économie politique de la rĂ©pression en Tunisie, Paris : La DĂ©-
couverte, 2006, p. 142.
4. Nous avons eu recours à la méthode par quotas. Nous avons utilisé comme premier critÚre de stratifi-
cation les tribunaux prùs lesquels les avocats sont inscrits (Cour de cassation, cour d’appel et stagiaire).
Ensuite, nous avons tenu compte de la rĂ©partition gĂ©ographique des avocats selon la section oĂč ils sont
inscrits (Tunis, Sousse et Sfax).
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É. GOBE
736 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011
Dans la Tunisie de Ben Ali, le premier dispositif mis en Ɠuvre ressortissait à
l’allocation clientĂ©liste des ressources contrĂŽlĂ©es par l’État : par l’intermĂ©diaire du
parti du prĂ©sident de la RĂ©publique, l’oligarchie au pouvoir distribuait aux avocats
lui ayant fait allégeance la clientÚle constituée par les institutions publiques. En
revanche, elle punissait les avocats qui affichaient des vellĂ©itĂ©s d’opposition en les
empĂȘchant d’avoir accĂšs Ă  une clientĂšle institutionnelle, publique comme privĂ©e.
Un second dispositif ne relevait pas d’une intervention directe de l’État autori-
taire. Au contraire, il se caractérisait par une forme de laisser-faire qui servait à la
fois de soupape de sĂ»retĂ© et d’instrument de contrĂŽle d’une partie de la profession.
Il permettait aux avocats gĂ©nĂ©ralistes les moins pourvus en capital social d’avoir
recours à des intermédiaires illégaux pour constituer leur clientÚle. Or, ces courtiers
chargĂ©s de rabattre les clients vers les avocats Ă©taient souvent des agents de l’appareil
répressif (policiers, gendarmes, greffiers
). En se mettant dans une situation de dé-
pendance, les avocats qui recouraient au service de ces agents s’exposaient ainsi à
une Ă©ventuelle punition de la part des pouvoirs publics.
Un troisiĂšme dispositif mis en place par le rĂ©gime de Ben Ali Ă©tait d’ordre lĂ©gi-
slatif. Il consistait Ă  modeler le territoire professionnel des avocats et des profes-
sions voisines en fonction des rapports de force politique et de l’attitude plus ou
moins conciliante des instances ordinales vis-Ă -vis du pouvoir politique.
Avant d’aborder dans le dĂ©tail ces divers dispositifs, il convient de fournir quel-
ques données de cadrage sur les principales modalités de la formation des avocats
et de l’exercice de la profession dans la Tunisie de Ben Ali.
I. Formation des avocats et formes d’exercice de la profession :
Ă©lĂ©ments d’analyse
Les avocats en Tunisie constituent une profession qui fonctionne selon un mo-
dÚle libéral et individualiste. La salarisation est quasiment inexistante et les avocats
pratiquent massivement à titre individuel (prÚs de 90 %). Le nombre de sociétés
d’avocats est trùs faible (83 en 2007) et regroupe moins de 10 % des avocats inscrits
prĂšs les cours d’appel et de cassation. Par ailleurs, le nombre de salariĂ©s ayant le
statut de collaborateur et travaillant au sein de sociétés est infime. Ces petites struc-
tures avec peu d’associĂ©s ne comptent pas plus de deux ou trois avocats, parfois
membres de la mĂȘme famille. Ce sont des entreprises fermĂ©es 5 avec peu d’em-
ployés : 78 % des sociétés ont de 1 à 4 employés. De maniÚre générale, les cabinets
tunisiens ont peu de personnel : prĂšs de 80 % disposent soit d’une secrĂ©taire et d’un
clerc chargĂ© de faire les courses au tribunal, soit d’une personne qui remplit les
deux fonctions.
L’immense majoritĂ© des avocats tunisiens sont des gĂ©nĂ©ralistes qui reprĂ©sen-
tent Ă  la fois des clients individuels et, dans une moindre mesure, des entreprises et
qui pratiquent la plupart des domaines du droit. Seul un cinquiĂšme des avocats se
considĂšrent comme des spĂ©cialistes. L’opposition entre avocats gĂ©nĂ©ralistes et
avocats spécialistes et surtout entre les praticiens des affaires et les autres est struc-
5. Leur capital n’est pas destinĂ© Ă  s’ouvrir aux stagiaires.
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 737
Graphique 1. Evolution du nombre d’avocats en Tunisie depuis 1971 (source : annuaires des avocats)
turante de la hiérarchisation du barreau tunisien en termes de revenus. Elle est la
conséquence du type de clientÚle et du domaine de droit pratiqué. La spécialité
dominante est le droit des affaires (plus de la moitiĂ© des spĂ©cialistes 6), c’est-Ă -dire
le domaine du droit qui permet aux avocats de se situer au sommet de la hiérarchie
des chiffres d’affaires 7. Ces derniers constituent le segment dominant du barreau :
on verra plus loin qu’ils produisent un discours libĂ©ral et Ă©litiste sur la profession.
La profession a connu au cours des 15 derniÚres années une forte massification
en raison de la croissance continue du nombre d’étudiants en droit et de la multi-
plication des troisiĂšmes cycles juridiques. Le barreau tunisien est devenu au cours
des annĂ©es 2000 l’un des principaux dĂ©bouchĂ©s des Ă©tudiants en droit, d’autant que
le recrutement des diplĂŽmĂ©s dans la fonction publique s’est fortement tari.
Graphique 1
Évolution du nombre d’avocats en Tunisie depuis 1971
Les avocats, comme d’autres professions en Tunisie, sont par consĂ©quent touchĂ©s
par la massification du systĂšme de l’enseignement supĂ©rieur : entre 1980 et 1992, le
6. Ensuite, on trouve les spécialistes en droit immobilier (14 %), en droit pénal (12 %), en droit civil (9 %),
en matiĂšre de statut personnel (5 %) et en droit du travail (5 %).
7. Dans notre enquĂȘte qualitative, nous avons demandĂ© aux avocats rencontrĂ©s de nous communiquer
leur chiffre d’affaires. Ce sont, de loin, ceux spĂ©cialisĂ©s en droit des affaires qui enregistrent les chiffres
d’affaires les plus Ă©levĂ©s. Au sommet de la pyramide, on trouve quatre des sociĂ©tĂ©s tunisiennes d’avocats les
plus importantes, dont le chiffre d’affaires varie entre 1 et 5 millions de dinars tunisiens (DT, 10 dinars
Ă©quivalant Ă  peu prĂšs Ă  6 euros). Viennent ensuite huit avocats d’affaires exerçant Ă  titre individuel et un
avocat exerçant en sociĂ©tĂ©, avec des chiffres d’affaires oscillant entre 100 000 et 500 000 DT. On notera
qu’un spĂ©cialiste en droit immobilier et un en droit du travail s’intercalent dans le classement, avec respec-
tivement des chiffres d’affaires de 150 000 et 200 000 DT. Deux avocats membres du parti au pouvoir, le
RCD, ont des chiffres d’affaires qui se situent entre 100 000 et 120 000 DT (spĂ©cialitĂ© en droit des affaires
avec une dominante dans les assurances). Au bas de l’échelle des chiffres d’affaires des spĂ©cialistes, on
trouve deux pénalistes (100 000 et 60 000 DT) et une spécialiste en droit de la famille (50 000 DT). Les
43 gĂ©nĂ©ralistes qui nous ont fourni l’information ont gĂ©nĂ©ralement des chiffres d’affaires moins Ă©levĂ©s
puisqu’ils s’échelonnent de 10 000 Ă  70 000 DT (le salaire minimum tunisien Ă©tait en 2010 d’environ 300 DT,
le salaire moyen d’un enseignant du secondaire en milieu de carriĂšre Ă©tait de 800 DT).
Source : Annuaire des avocats.
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É. GOBE
738 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011
nombre d’avocats s’est accru de 96 %, passant de 707 à 1 429 ; puis entre 1992 et 2004,
il a augmenté de 200 % ; et entre 2004 et 2008, de plus de 30 % (graphique 1). La popu-
lation totale tunisienne n’a Ă©videmment pas crĂ» au mĂȘme rythme que celle des
avocats (environ 6 millions d’habitants en 1985 contre prùs de 10 millions en 2007).
Entre 2008 et le dĂ©but de 2011, le barreau a vu l’inscription de 1 500 avocats sup-
plémentaires.
Cet accroissement annuel du nombre d’arrivants s’explique par le caractùre peu
sĂ©lectif de la filiĂšre. En effet, il existait jusqu’en 2009 deux voies pour accĂ©der Ă  la
profession : la voie classique du CAPA, c’est-à-dire le certificat d’aptitude à la pro-
fession d’avocat, examen passĂ© directement aprĂšs la maĂźtrise ; et celle du DEA,
rendu plus aisé par la multiplication des troisiÚmes cycles de droit en Tunisie.
On a donc affaire à une population jeune. Elle est, de plus, en voie de féminisa-
tion. La profession comptait 3 femmes en 1971-1972, contre 35 en 1979-1980 (5 %
du total des avocats), 1 136 en 2003-2004 (27 %), et 2 338 en 2008 (37,5 %). Par ail-
leurs, les stagiaires 8 constituaient, en 2008, prĂšs de 40 % de la population des avo-
cats, plus du tiers de la population totale, ce qui est Ă©norme et contribue Ă  alimen-
ter le discours sur la pression que les jeunes avocats exercent sur le marché des
services juridiques. À partir du dĂ©but des annĂ©es 1990, les instances dirigeantes de
l’Ordre ont, dans une logique malthusienne, revendiquĂ© l’unification des condi-
tions d’accùs à la profession pour contrîler les flux d’entrants. Pour ce faire, ils ont
exigĂ© la mise en place d’un Institut supĂ©rieur du barreau. Dans l’esprit des reprĂ©-
sentants de la profession, cet établissement de formation contrÎlé par le Conseil de
l’ordre devait permettre de durcir les conditions de recrutement. Le projet Ă©laborĂ©
en 2004 par les instances dirigeantes de la profession prévoyait des dispositions
consacrant l’autonomie de l’Institut Ă  l’égard des pouvoirs publics. Mais la loi votĂ©e
par le Parlement le 9 mai 2006 s’est Ă©loignĂ©e du texte Ă©laborĂ© par le Conseil de l’ordre
en faisant de l’Institut un Ă©tablissement public placĂ© sous la double tutelle du minis-
tĂšre de la Justice et des droits de l’homme et du ministĂšre de l’Enseignement supĂ©-
rieur. Ce faisant, les gouvernants ont montrĂ© qu’ils n’étaient pas prĂȘts Ă  dĂ©lĂ©guer la
gestion du flux d’avocats et leur formation aux structures dirigeantes de l’Ordre 9. Ils
n’avaient pas l’intention de renoncer Ă  la possibilitĂ© de dĂ©terminer les flux d’entrĂ©e
dans la profession et d’agir ainsi sur « la production des producteurs »10.
Par ailleurs, 42 % des avocats ont exercĂ© une autre profession avant de s’inscrire
au tableau de l’Ordre 11. La profession continue d’exercer un pouvoir d’attraction
en dépit de ses difficultés économiques. En effet, les avocats stagiaires qui ont oc-
cupĂ© un emploi avant de devenir avocat sont entrĂ©s, pour la majoritĂ© d’entre eux,
8. Le titulaire d’un DEA (mastĂšre) ou du CAPA pouvait jusqu’en 2009 demander Ă  ĂȘtre inscrit au tableau
des avocats en exercice en produisant un certificat d’admission de stage dans le cabinet d’un avocat inscrit
prĂšs la Cour de cassation ou inscrit prĂšs la cour d’appel depuis au moins trois ans. La durĂ©e du stage est de
deux annĂ©es minimum et peut ĂȘtre prolongĂ©e.
9. L’Institut a commencĂ© Ă  fonctionner pendant l’annĂ©e judiciaire 2008-2009.
10. Richard L. ABEL, « Comparative Sociology of Legal Profession », in Richard L. ABEL. et Philip S. C. LEWIS
(eds.), Lawyers in Society, vol. 3 : Comparative Theories, Berkeley : University of California Press, 1989, p. 80-
153.
11. Source : enquĂȘte Éric Gobe, 2008-2009.
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 739
dans la profession en raison du manque de perspectives professionnelles. Contrai-
rement à leurs aßnés, ils commencent leur vie professionnelle par une longue pé-
riode de chÎmage ou en occupant des emplois instables dans les secteurs privé et
public 12. Tenter sa chance au barreau apparaßt alors aux diplÎmés en droit comme
une solution alternative.
De leur cÎté, les plus anciens avocats, ceux inscrits prÚs la Cour de cassation,
ont pour 60 % d’entre eux occupĂ© un emploi dans le secteur public avant de devenir
avocats : l’intĂ©gration au barreau leur a souvent permis d’accĂ©der tout Ă  la fois Ă 
plus d’autonomie et Ă  des revenus financiers supĂ©rieurs Ă  leur salaire antĂ©rieur 13.
Ils ont pu également convertir en clientÚle le capital social accumulé pendant leur
exercice professionnel dans le secteur public. Mais il convient de noter que certains
se sont vus Ă©cartĂ©s de l’accĂšs au contentieux des institutions et entreprises publi-
ques Ă  la suite de prises de position plus ou moins critiques Ă  l’égard du rĂ©gime de
Ben Ali. Un membre d’un parti d’opposition reconnu, le Tajdid (l’ancien Parti
communiste tunisien), avocat depuis dix ans, Ă©voque l’impossibilitĂ© pour les oppo-
sants de représenter les institutions publiques sous Ben Ali :
J’ai participĂ© Ă  des Ă©lections dans les annĂ©es 1990. J’ai Ă©tĂ© un peu sanctionnĂ©, mais
je n’ai pas Ă©tĂ© licenciĂ©, on m’a enlevĂ© quelques avantages. Finalement, le marchĂ© des
avocats est trĂšs contrĂŽlĂ©. À titre d’exemple, j’ai Ă©tĂ© directeur juridique Ă  la SĂ©curitĂ© so-
ciale. Ça fait 10 ans que je suis parti et je n’ai pas eu une seule affaire de cette boüte.
Parce que ces décisions-là sont prises à un certain niveau 14.
Pour les avocats engagĂ©s dans l’opposition, le barreau a pu constituer un refuge
pour Ă©chapper aux sanctions professionnelles ou disciplinaires prises par l’employeur
public. En effet, plusieurs militants connus pour leur engagement contre le régime
de Bourguiba et ayant perdu leur emploi dans le secteur public ou dans les médias
en raison de leurs activités syndicale et politique sont devenus avocats 15.
Ces derniers exemples montrent combien l’avocature Ă©tait considĂ©rĂ©e par les
gouvernants comme un secteur professionnel sensible qu’il convenait, dans la
mesure du possible, de contrÎler. Pour ce faire, les autorités récompensaient et
sanctionnaient les uns et les autres dans une logique clientéliste.
12. Sur l’ampleur du chĂŽmage des diplĂŽmĂ©s et les difficultĂ©s d’insertion sur le marchĂ© de l’emploi, il
convient de consulter la derniĂšre enquĂȘte de la Banque mondiale sur la dynamique de l’emploi des jeunes
en Tunisie. Elle montre que le chÎmage affecte de plus en plus les diplÎmés du supérieur (leur nombre a
presque doublé en 10 ans ; ils étaient 336 000 au cours de l'année 2006-2007 contre 121 800 en 1996-1997).
C’est dans les filiĂšres du tertiaire (gestion, finances, droit) que le taux de chĂŽmage est le plus Ă©levĂ©, attei-
gnant 68 % pour les titulaires d’une maütrise en droit, 18 mois aprùs l’obtention de leur diplîme. Cf. le
document conjoint : BANQUE MONDIALE et MINISTÈRE TUNISIEN DE L’EMPLOI ET DE L’INSERTION PROFESSIONNELLE
DES JEUNES, Dynamique de l’emploi et adĂ©quation de la formation parmi les diplĂŽmĂ©s universitaires, vol. 1 :
Rapport sur l’insertion des diplĂŽmĂ©s de l’annĂ©e 2004, Tunis, 2008.
13. Source : enquĂȘte Éric Gobe, 2008-2009.
14. Entretien, mai 2008.
15. Tel est le cas de trois des avocats que nous avons rencontrĂ©s : l’un est un ancien journaliste, membre de
la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) ; le second Ă©tait cadre dans une compagnie d’assurances,
militant d’extrĂȘme gauche et membre de l’UGTT ; le troisiĂšme Ă©tait enseignant et militant au sein du syndi-
cat de l’enseignement secondaire de l’UGTT. On notera que ces trois personnalitĂ©s sont liĂ©es par des rela-
tions amicales, professionnelles et politiques trĂšs Ă©troites. Les deux premiers sont associĂ©s dans le mĂȘme
cabinet d’avocats et le dernier a Ă©tĂ© leur stagiaire. Tous trois sont membres de longue date de la LTDH
(entretiens réalisés en novembre 2005 et en novembre 2006).
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É. GOBE
740 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011
II. De la clientélisation de la profession
L’État autoritaire rĂ©gulait pour partie directement la distribution de la clientĂšle
aux avocats en fonction de critùres politiques. En effet, par le biais du parti-État, le
Rassemblement constitutionnel dĂ©mocratique (RCD, dont le prĂ©sident n’était autre
que le chef de l’État), les gouvernants distribuaient en prioritĂ© aux professionnels qui
les servaient la reprĂ©sentation des institutions de l’État et des entreprises publiques.
Plusieurs avocats interrogĂ©s, qu’ils soient membres de l’opposition ou se dĂ©cri-
vant comme « professionnels », parlaient, à propos de la distribution des représen-
tations des sociĂ©tĂ©s publiques et du contentieux de l’État par le RCD, de « grande
samsara » (al-samsara al-koubra) 16. Le bureau politique du parti servait d’inter-
médiaire, de courtier (samsar) entre les avocats, les patrons du secteur public et les
gouvernants (le président de la République et son entourage) en fixant les listes des
avocats autorisés à représenter les institutions étatiques. Les hiérarques du parti, et
plus particuliÚrement le président de la République, accordaient aux « avocats mé-
ritants » gratifications matĂ©rielles et symboliques. Pour ĂȘtre inscrit sur ces listes, il
fallait au minimum ĂȘtre un membre actif de la cellule professionnelle des avocats,
la khaliyya. Cette derniÚre, qui dépendait directement du bureau politique du RCD
et du prĂ©sident Ben Ali, n’était pas soumise, contrairement aux autres cellules du
parti, Ă  la rĂšgle de l’élection 17.
Par l’intermĂ©diaire de ce clientĂ©lisme institutionnalisĂ©, symptĂŽme de l’étati-
sation de la sociĂ©tĂ© 18, le rĂ©gime s’assurait du soutien politique d’une partie de la
profession en contrepartie de gratifications matérielles.
Les trois quarts des avocats rencontrĂ©s dĂ©nonçaient l’existence d’un monopole
des avocats membres du RCD sur le contentieux du secteur public. Mais quelques-
uns des avocats sans affiliation partisane (3,5 %) avaient accĂšs au contentieux de
l’État et des sociĂ©tĂ©s publiques (tableau 1).
Dans notre Ă©chantillon, Ă  l’exception d’un membre du Mouvement des dĂ©mo-
crates socialistes, l’un des partis de l’opposition faire-valoir satellisĂ© par le pouvoir
prĂ©sidentiel 19, les avocats membres de l’opposition lĂ©gale n’avaient pas affaire Ă 
des sociétés publiques ou à des administrations.
Pour autant, appartenir au RCD ne signifiait pas nécessairement avoir des insti-
tutions publiques dans sa clientĂšle puisque plus de 40 % des avocats membres du
parti présidentiel avaient uniquement des individus ou des sociétés privées dans
leur portefeuille 20. Certains jeunes avocats membres du RCD espéraient accéder
aux institutions publiques, mais se plaignaient qu’au sein du parti certains dispo-
16. Abderraouf AYADI, « Les informations dignes de foi concernant les tribulations des avocats », document
(en arabe) non publiĂ©. L’auteur (avocat militant d’extrĂȘme gauche) distribuait son texte dans l’hĂŽtel oĂč se
dĂ©roulait l’élection du bĂątonnier de l’Ordre des avocats le 20 juin 2010.
17. Chawki TABIB, Avocats et politique en Tunisie. Étude empirique, mĂ©moire de mastĂšre en sciences politi-
ques, Faculté de droit et de sciences politiques de Tunis, 2006, p. 50-51.
18. Jean-Yves DORMAGEN, Logiques du fascisme. L’État totalitaire en Italie, Paris : Fayard, 2008, p. 210-252.
19. Michel CAMAU et Vincent GEISSER, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba Ă  Ben Ali,
Paris : Presses de Sciences Po, 2003.
20. Le pourcentage est encore plus Ă©levĂ© si l’on inclut les stagiaires (prĂšs de 60 %).
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 741
sent d’un monopole sur la reprĂ©sentation de l’administration et des entreprises
Ă©tatiques 21.
Tableau 1
Part du secteur public dans le chiffre d’affaires des avocats
inscrits prùs la Cour d’appel et de cassation
selon l’appartenance ou non au RCD (en %, n = 369)
Part du secteur
public dans le chiffre
d’affaires
Sans affiliation partisane
ou membre d’un parti de
l’opposition
Membre du RCD Total
61 Ă  80 % 0 1,5 0,5
41 Ă  60 % 0 9 1,5
21 Ă  40 % 0,5 23 4
5 Ă  20 % 3 25 7
0 % 96,5 41,5 87
Total 100 100 100
Source : enquĂȘte Éric Gobe 2008-2009.
Le bureau politique du RCD procédait à la sélection des avocats membres de la
cellule qui pouvaient bénéficier de la manne publique. Pour prétendre à ce privi-
lĂšge, l’avocat membre du RCD devait avoir des Ă©tats de service suffisants. Lors
d’une premiĂšre Ă©tape, il convenait d’ĂȘtre un militant actif de la khaliyya, autrement
dit de participer aux activités associatives du parti pour faire la preuve de son allé-
geance et espĂ©rer ainsi voir Ă  l’avenir une institution publique recourir Ă  ses servi-
ces 22. Les militants du RCD adhĂ©raient d’ailleurs aux associations non profession-
nelles dans des proportions plus grandes que les avocats membres d’un mouve-
ment d’opposition ou sans appartenance partisane (tableau 2). Celles-ci Ă©taient
pour la plupart des organisations satellites du parti présidentiel 23.
Ainsi se jouait une compétition féroce entre les jeunes membres du RCD qui
s’efforçaient d’obtenir une clientĂšle privilĂ©giĂ©e. Ceux qui pouvaient avoir recours
au parrainage d’un hiĂ©rarque du parti ou mieux encore du prĂ©sident de la RĂ©publi-
que ou de son entourage familial voyaient leur clientĂšle publique grossir 24. Au
patronage de l’appareil partisan se superposait celui plus personnalisĂ© des « hom-
mes forts » du régime de Ben Ali.
21. Entretien avec un jeune avocat membre du RCD, avocat prùs la cour d’appel depuis moins d’un an,
octobre 2009.
22. Id.
23. Ce que les Tunisiens appelaient sur le mode humoristique les « OVG » (organisations vraiment gouver-
nementales). On citera Ă  titre d’exemples, l’Association de dĂ©veloppement du micro-crĂ©dit, l’Association
des mĂšres tunisiennes, l’Association de soutien aux handicapĂ©s, l’Association de dĂ©veloppement de la ville
de Kairouan, l’association Avocats sans frontiùres, etc.
24. Abderraouf AYADI, « Les informations dignes de foi concernant les tribulations des avocats », op. cit.
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É. GOBE
742 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011
Tableau 2
Taux d’adhĂ©sion Ă  une association non professionnelle
selon son appartenance au RCD (n = 613)
Sans affiliation partisane
ou membre d’un parti
de l’opposition
Membre du RCD Total
Non-affiliation Ă  une
association
80 59 77
Affiliation Ă  une
association
20 41 23
Total 100 100 100
Source : enquĂȘte Éric Gobe 2008-2009.
L’exercice de hautes fonctions au sein de la khaliyya permettait de transformer
les ressources politiques en clientùle. Il faisait du membre du parti-État un notable
que le justiciable voyait comme une personnalité disposant de relations suscepti-
bles de faire aboutir positivement son affaire. Un des avocats les plus en vue de la
« cellule » Ă©voque le lien Ă©troit qui le lie avec sa rĂ©gion d’origine. Ses clients se dĂ©-
plaçaient pour lui rendre visite à Tunis et s’attacher ses services :
C’est mon terroir. Tout le monde me connaĂźt, j’ai Ă©tĂ© dĂ©putĂ© de K. pendant trois
mandats. On vient me voir de chez moi. Les gens ont confiance en moi, ils me
connaissent personnellement. On vient me voir surtout pour des affaires criminel-
les 25.
Un autre membre du RCD, ancien haut responsable de la cellule, explique com-
ment la composition de sa clientÚle a évolué :
Au dĂ©but de ma carriĂšre, mes clients c’était surtout des personnes du privĂ©. Je
n’avais pas beaucoup travaillĂ© le pĂ©nal. Mon patron de stage faisait beaucoup de civil
et de contrats, des contrats de la conservation fonciĂšre. C’était des individus. Ça s’est
renversĂ© maintenant, je n’ai plus de privĂ©s, je travaille beaucoup avec des sociĂ©tĂ©s pu-
bliques, des assurances. J’ai fait une annĂ©e de gouverneur, juste aprĂšs j’ai fait deux
mandats de l’AssemblĂ©e nationale, c’est-Ă -dire 10 ans de dĂ©putĂ©. J’ai connu beaucoup
de monde dans toute la société tunisienne. Chez les pauvres comme chez les moins
pauvres. Ensuite, je me suis introduit dans le sport, j’ai fait trois fois prĂ©sident de la
Fédération de [...]. Tout cela a créé un environnement favorable autour de ma per-
sonne 26.
Par ailleurs, les « grands » praticiens du droit des affaires ayant créé des sociétés
d’avocats avaient, parmi leurs associĂ©s, un membre du RCD. Mais ce n’était pas
dans l’optique de se voir allouer une clientùle d’entreprises publiques par le parti-
État. L’associĂ©, membre du RCD, constituait une assurance contre une Ă©ventuelle
intrusion du pouvoir politique dans les affaires du cabinet et jouait le rîle d’un
25. Entretien, octobre 2009. Cet avocat rĂ©alisait en 2009 plus de la moitiĂ© de son chiffre d’affaires avec des
entreprises publiques.
26. Id.
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 743
intermédiaire facilitant le contact avec une clientÚle internationale 27. Autrement
dit, pour accumuler leurs ressources Ă©conomiques, les cabinets d’avocats d’affaires
devaient au minimum afficher leur neutralité vis-vis du pouvoir politique. Les pres-
sions amicales exercées sur certains clients et les éventuelles interventions des
« services fiscaux » 28 incitaient ces avocats (pas seulement eux d’ailleurs) Ă  cher-
cher un « accommodement négocié » avec les gouvernants 29.
Les cadres de la cellule étaient réguliÚrement récompensés pour les services
rendus aux gouvernants. Ils se retrouvaient élus ou nommés au Parlement à un
moment ou à un autre de leur carriÚre. En 2006, le président de la République avait
nommé plusieurs cadres de la khaliyya au sein de la toute nouvelle Chambre des
conseillers, innovation institutionnelle créant une seconde chambre au Parlement,
destinĂ©e Ă  Ă©largir les bases du clientĂ©lisme d’État tunisien 30. Certains membres de
la khaliyya ont Ă©tĂ© nommĂ©s gouverneurs, tandis que d’autres ont Ă©tĂ© Ă©lus sur les
listes du RCD à la Chambre des députés lors des derniÚres élections législatives de
2009.
Par consĂ©quent, appartenir Ă  l’encadrement de la khaliyya permettait de
connaĂźtre, en moins d’une dizaine d’annĂ©es gĂ©nĂ©ralement, une ascension sociale et
une réussite professionnelle débouchant sur un accroissement de ses ressources
financiĂšres. Toutefois, pour se voir ainsi rĂ©compensĂ©, il convenait d’exĂ©cuter les
directives du président la République et de participer ainsi aux mécanismes de
discipline et de surveillance mis en place par les gouvernants.
Comptant, semble-t-il, environ 500 membres en 2009 31, la cellule opérait aussi
bien Ă  l’étranger que sur le territoire national. À l’étranger, les membres de la kha-
liyya Ă©taient chargĂ©s de dĂ©fendre l’image du rĂ©gime, notamment lors des confĂ©ren-
ces et symposiums organisĂ©s par les associations arabes et internationales d’avo-
cats. Il s’agissait de surveiller les activitĂ©s des reprĂ©sentants Ă©lus de l’Ordre prĂ©sents
Ă  ces confĂ©rences et symposiums, notamment ceux affichant une Ă©tiquette d’oppo-
sants, pour Ă©ventuellement les contredire lorsque le besoin s’en faisait sentir 32. Sur
le territoire tunisien, les membres de la cellule déployaient leur action afin de
s’opposer aux vellĂ©itĂ©s d’indĂ©pendance de l’Ordre en tentant de faire Ă©lire au poste
de bñtonnier et au Conseil de l’ordre les candidats du RCD ou, tout au moins, des
personnalitĂ©s proches du parti prĂ©sidentiel et, faute de mieux, des avocats Ă  mĂȘme
d’afficher une « neutralitĂ© » Ă  l’égard du pouvoir.
27. Ces avocats sont amenés à traiter des dossiers se rapportant aux investissements internationaux, aux
privatisations, aux appels d’offre internationaux ou encore à l’arbitrage, etc.
28. BĂ©atrice HIBOU, « “Nous ne prendrons jamais le maquis”. Entrepreneurs et politique », Politix, 21 (84),
2008, p. 115-141 (voir p. 118).
29. BĂ©atrice HIBOU, La force de l’obĂ©issance. Économie politique de la rĂ©pression en Tunisie, op. cit.
30. Cf. Abdelwahab HANI, « Qui trouve-t-on dans la liste clientéliste du président ? »,
<http://nawaat.org/portail/2005/08/01/que-trouve-t-on-dans-la-liste-clienteliste-du-president/> consulté
le 2 mai 2006.
31. Nous n’avons pas eu accùs à des statistiques officielles. C’est le chiffre que donnaient souvent tant les
opposants que les membres du RCD rencontrés.
32. Abderraouf AYADI, « La cellule des avocats : mission sécuritaire », <http://ayadi.messagemonster.com>
consulté le 6 janvier 2005 (en arabe).
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744 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011
Last but not least, les avocats du parti présidentiel étaient utilisés par le pouvoir
aux fins d’instrumentalisation de l’institution judiciaire. Ils Ă©taient chargĂ©s de saisir
la justice et d’utiliser l’arme de la procĂ©dure pour limiter autant que faire se peut
toute volontĂ© d’émancipation trop forte. L’objectif Ă©tait de faire condamner les
dirigeants de l’Ordre ayant des postures contestataires. Cette technique de domes-
tication des institutions de la « sociĂ©tĂ© civile » avait l’avantage de participer Ă  la
fiction de l’existence d’un État de droit puisque c’était des membres de l’organi-
sation qui saisissaient la justice et que les procédures engagées en justice se rappor-
taient Ă  des affaires internes concernant lesdits membres.
Si les avocats du parti-État avaient un quasi-monopole sur la reprĂ©sentation des
sociétés publiques, ceux qui affichaient leur opposition au pouvoir du président
Ben Ali avaient une clientĂšle composĂ©e uniquement d’individus. Leur engagement
politique n’avait pas du tout le mĂȘme caractĂšre que celui des avocats du RCD. Bien
au contraire, il avait un coût financier et prolongeait dans leur engagement profes-
sionnel leur militantisme politique oppositionnel dans l’extrĂȘme gauche ou l’islam
politique 33. Cette situation les cantonnait Ă  certains domaines du droit (principa-
lement le statut personnel, la rédaction de contrats immobiliers, le droit du travail
et le droit pénal) et les excluait du champ du droit des affaires. Ces avocats oppo-
sants Ă©taient gĂ©nĂ©ralement conduits Ă  s’engager dans des procĂšs pĂ©naux Ă  conno-
tation politique :
Je suis comme un médecin généraliste. Les trois quarts de ma clientÚle, ce sont
mes amis et des parents qui ont des affaires. Ensuite, je défends les syndicalistes ren-
voyĂ©s, c’est-Ă -dire que je fais un peu de droit du travail et que je plaide devant les
prud’hommes. D’un point de vue matĂ©riel, je suis restĂ© un professeur d’enseignement
secondaire. Heureusement que ma femme travaille. Mais tout ça m’a fait gagner en
indĂ©pendance. Ce qui m’a fait remarquer, ce sont les plaidoiries politiques qui sont
toujours poussées face au juge. Je le mets devant ses responsabilités. La procédure est
nulle, le fonds est politique, la torture est présente. Mais dans les procÚs politiques, je
ne demande pas d’honoraires 34.
Pour autant, peut-on considĂ©rer que l’activitĂ© de ces avocats engagĂ©s dans
l’opposition au rĂ©gime de Ben Ali relevait de la problĂ©matique du cause lawyering ?
Cette notion, qui s’est particuliĂšrement dĂ©veloppĂ©e Ă  partir des annĂ©es 1970 Ă  me-
sure que s’affirmaient des droits subjectifs tels que le droit des femmes, le droit des
consommateurs, ou encore le droit de l’environnement, etc. 35, est utilisĂ©e par les
auteurs « comme une catégorie et comme un outil analytique permettant à la fois
33. Nous avons rencontrĂ© 13 avocats membres de l’opposition : 4 d’obĂ©dience islamiste et 9 de gauche ou
d’extrĂȘme gauche.
34. Les avocats opposants se situaient dans la tranche la plus basse des chiffres d’affaires (de 10 000 à
30 000 DT).
35. Austin SARAT et Stuart A SCHEINGOLD (eds.), Cause Lawyering: Political Commitments and Professional
Responsibilities, New York : Oxford University Press, 1998 ; ID. (eds.), The Worlds Cause Lawyers Make:
Structure and Agency in Legal Practice, Stanford (Ca.) : Stanford Law and Politics, 2005 ; ID. (eds.), Cause
Lawyering and the State in a Global Era, New York : Oxford University Press, 2001.
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 745
de dĂ©limiter une population de juristes et un type d’activitĂ©s spĂ©cifiques, orientĂ©es
vers une cause politiquement ou socialement marquée » 36.
Les avocats tunisiens opposants sous Ben Ali se situent, Ă  cet Ă©gard, dans un en-
tre-deux, relevant à la fois des « avocats politiques » décrits par Lucien Karpik et
Terence Haliday 37 et des cause lawyers. Certes, leur activité politique militante est
alors indissociable de leur activité professionnelle, car ils plaident systématique-
ment lors des procÚs politiques. Utilisant leurs compétences professionnelles au
service d’une « cause autre que – ou plus grande que – celle des intĂ©rĂȘts de leurs
clients afin de remettre en cause certains aspects du statu quo » 38, ils se distinguent
de leurs confrÚres « traditionnels » qui ajustent leurs « pratiques de maniÚre à
s’adapter aux besoins du client dans le cadre des rapports de pouvoir existants » 39 .
Mais leurs plaidoiries devant les tribunaux ont une visée plus générale que la dé-
fense d’une cause : leur objectif est alors de dĂ©fendre les valeurs libĂ©rales revendi-
quées par la profession en se centrant sur la défense des « droits individuels » et des
« libertés fondamentales » 40 (dénonciation de la torture, du non-respect des procé-
dures, des lois liberticides comme celle sur le terrorisme, etc.) contre l’arbitraire de
l’État autoritaire. Si, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, ils se constituent plus facilement pour
des justiciables appartenant à des catégories dominées, ils ne sont pas pour autant
spĂ©cialisĂ©s dans la dĂ©fense d’une cause particuliĂšre.
Les contraintes imposées par le pouvoir ont pu conduire les avocats politiques à
une forme de spécialisation dans le domaine pénal. Un ancien cadre du parti isla-
miste Ennahda est devenu pénaliste aprÚs sa sortie de prison dans les années 1990.
En effet, le contexte de coercition du début de la décennie 1990 avait suscité la peur
de sa « clientÚle civile ». Les individus qui venaient, avant son arrestation, lui confier
des affaires civiles, ainsi que toutes les sociétés de son portefeuille, avaient déserté
le cabinet.
Avant d’entrer en prison, j’avais des sociĂ©tĂ©s avec lesquelles je travaillais. Je faisais
surtout du civil, assez peu de pĂ©nal. Je n’étais pas pĂ©naliste. J’avais une grosse clien-
tÚle avec des sociétés et des personnes physiques. Lorsque je suis sorti de prison, plus
personne n’osait me donner ses affaires civiles. Je suis islamiste, j’étais attaquĂ© par le
pouvoir, ils avaient peur pour leurs intĂ©rĂȘts. Qui est venu me voir ? Les gens qui
connaissaient mon nom, des gens qui me respectaient pour mes convictions religieu-
ses et politiques ou des gens qui n’avaient rien à perdre, c’est-à-dire les gens qui ont
36. Liora ISRAËL, « PrĂ©sentation du dossier “La justice comme espace politique. Trois Ă©tudes de cas : IsraĂ«l,
Inde, Argentine” », Droit et SociĂ©tĂ©, 55, 2003, p. 600. En français, on pourra consulter Ă©galement, de ce mĂȘme
auteur : ID., « Usages militants du droit dans l’arĂšne judiciaire : le cause lawyering », Droit et SociĂ©tĂ©, 49,
2001, p. 793-824 ; ID., L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
37. Terence C. HALLIDAY, Lucien KARPIK et Malcom M. FEELEY, « Legal Complex and Struggles for Political
Liberalism », in ID., Fighting for Political Freedom. Comparative Studies of the Legal Complex and Political
Liberalism, Oxford, Portland (Ore.) : Hart, coll. « Onãti International Series in Law and Society », 2007, p. 1-
40.
38. Lisa HAJJAR, « From the Fight for Legal Rights to the Promotion of Human Rights. Israeli and Palestinian
Cause Lawyers in the Trenches of Globalization », in Austin SARAT et Stuart A. SCHEINGOLD (eds.), Cause
Lawyering and the State in a Global Era, Oxford, New York : Oxford University Press, 2001, p. 68.
39. Ibid.
40. Lucien KARPIK, « Les professions libérales sont-elles solubles dans le marché ? », in Thomas LE BIANIC et
Antoine VION (dir.), Action publique et légitimités professionnelles, Paris : LGDJ, 2008, p. 284.
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des affaires pĂ©nales, qui n’ont pas d’intĂ©rĂȘts Ă  perdre. Il y avait des gens qui Ă©taient
ignorants du danger encouru. Ce sont des Tunisiens de la basse classe, du peuple, ce
sont ceux qui sont plus impliquĂ©s que d’autres dans les affaires pĂ©nales, les pauvres.
Mais ce sont des clients passagers, parce que celui qui passe dans votre Ă©tude pour
une affaire de vol, de vol qualifiĂ© ou de meurtre, ce n’est pas un client permanent. Il
ne passe qu’une fois, deux fois ou trois fois en cas de rĂ©cidive. Ce sont toujours des
nouveaux qui passent me voir. J’ai quelques clients qui reviennent parce qu’ils ont des
affaires de divorce ou de pension alimentaire, des affaires sociales ; ils reviennent me
voir, c’est le paquet de clients qui reste attachĂ© Ă  l’étude 41.
Outre les pressions sur la clientĂšle, les autoritĂ©s utilisaient rĂ©guliĂšrement l’arme
fiscale contre les avocats militants de l’opposition : l’ensemble des dĂ©fenseurs mili-
tants rencontrés avaient vu, entre 2005 et 2008, les inspecteurs des impÎts leur
rendre visite et opérer un redressement fiscal.
III. « Petite samsara » et contrÎle social de la profession
Si le contrÎle fiscal faisait partie de la panoplie des outils utilisés par le régime
de Ben Ali pour « surveiller et punir » les avocats récalcitrants, le pouvoir disposait
aussi de moyens indirects, mais non moins efficaces, de contrĂŽle de la profession. Il
laissait se développer une pratique illégale de la profession chez les avocats généra-
listes traitant de « petites affaires » banalisées, notamment au pénal. Ils recouraient
au service de samsars, autrement dit d’agents mandatĂ©s officieusement qui, en
violation de la loi, font du racolage et alimentent en clientĂšle certains avocats. Cette
forme de courtage illĂ©gal, dĂ©nommĂ© par nos enquĂȘtĂ©s « petite samsara » (al-
samsara al-soughra) n’est pas de mĂȘme nature que la « grande samsara » exercĂ©e
par le parti-État. Mais l’État autoritaire, en tolĂ©rant le dĂ©veloppement de cette pra-
tique professionnelle, se donnait les moyens de sanctionner légalement les avocats
qui auraient eu des velléités de protestation.
Nous n’avons pas de donnĂ©es quantitatives sur la pratique de la petite samsara
(et pour cause !), mais elle était perçue comme un phénomÚne gangrénant la pro-
fession. Elle préoccupait au plus haut point les avocats tunisiens qui y voyaient une
forme de concurrence déloyale : prÚs de 90 % des avocats interrogés dans le cadre
de l’enquĂȘte quantitative pensaient que la samsara Ă©tait un problĂšme pour la pro-
fession.
Par delà le cas spécifique de la Tunisie sous la présidence Ben Ali, les courtiers
constituent une ressource sociale pour les avocats qui en sont initialement peu
dotés. Ces derniers pallient ainsi la faiblesse de leurs ressources sociales initiales 42
41. Entretien avec un avocat pĂ©naliste, ancien cadre d’Ennahda, octobre 2008.
42. Au sens oĂč l’entend Nan LIN,« Les ressources sociales : une thĂ©orie du capital social », Revue française
de sociologie, 36 (4), 1995, p. 685-704 (voir p. 687). Il définit les ressources comme « des biens dont la valeur
est dĂ©terminĂ©e socialement et dont la possession permet Ă  l’individu de survivre ou de prĂ©server des ac-
quis ». Ce faisant, Nan Lin développe une théorie qui se concentre sur les ressources contenues dans le
rĂ©seau social et « sur la maniĂšre dont l’action individuelle bĂ©nĂ©ficie de l’accĂšs et de l’utilisation de ces
ressources ». Par consĂ©quent, « le capital social est l’investissement d’un individu dans ses relations avec les
autres » (p. 701). Dans la mesure oĂč Nan Lin considĂšre que les ressources sociales constituent l’« Ă©lĂ©ment
central du capital social », nous utiliserons l’un pour l’autre. Par ailleurs, nous considĂ©rons que les ressour-
ces politiques constituent une espĂšce particuliĂšre de capital social dans la mesure oĂč ce sont des moyens
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 747
en dĂ©veloppant un type d’échange clandestin avec diverses catĂ©gories d’individus
gravitant autour des tribunaux. Cette pratique est le propre des barreaux oĂč le mar-
ché est particuliÚrement concurrentiel et volatil. La distinction opérée par Lucien
Karpik entre une concurrence par la qualité et une concurrence par les prix pour
analyser le fonctionnement du marché des avocats permet de comprendre le déve-
loppement de la samsara, elle-mĂȘme rĂ©vĂ©latrice de la marchandisation d’un espace
intermĂ©diaire entre l’avocat et le client. Dans le premier cas de figure, l’offre des
services juridiques est diversifiée en fonction des qualités, et par conséquent le choix
d’un avocat par le client s’opĂšre par « un jugement dont la validitĂ© dĂ©pend des mĂ©ca-
nismes qui, comme le rĂ©seau et la confiance, permettent de rĂ©duire l’incertitude de la
qualité » 43. Dans le second cas, « le prix représente le seul trait différentiel, et ses
variations assurent l’ajustement rĂ©ciproque de l’offre et de la demande » 44. Dans la
Tunisie de Ben Ali, cette forme de concurrence touchait, au premier chef, le seg-
ment dominĂ© de la profession, c’est-Ă -dire le « bas barreau » tunisien oĂč le nombre
de jeunes avocats confrontĂ©s Ă  la recherche d’une clientĂšle individuelle avait explo-
sé depuis le début des années 1990. Elle était particuliÚrement présente en Tunisie,
comme sous d’autres cieux, dans des domaines du droit peu prestigieux (le petit
pénal) et concernait des dossiers simples à traiter relevant pour la plupart des acci-
dents de la route 45.
L’accroissement de la concurrence exerçait une pression à la baisse des hono-
raires dans les affaires les plus simples. Sept avocats généralistes sur dix se plai-
gnaient des clients nomades qui faisaient le tour des cabinets pour se renseigner
sur les tarifs pratiqués :
Généralement, un client vient dans ton cabinet, il a une affaire pas trÚs compli-
quĂ©e. J’ai eu rĂ©cemment un client qui est venu pour une centaine de chĂšques im-
payĂ©s. Il s’était renseignĂ© avant sur les tarifs et m’a fait comprendre qu’il irait voir
quelqu’un d’autre si besoin parce qu’il savait que c’était une affaire assez facile et qu’il
allait pouvoir faire travailler l’affaire Ă  60 DT au lieu de 150 DT. LĂ , on nĂ©gocie. On
peut descendre jusqu’à 100 DT ; en dessous, c’est vraiment une misùre 46.
Mais le recours par les avocats à ce type particulier de courtiers n’est pas le pro-
pre de la Tunisie de Ben Ali. Jerome E. Carlin 47, dans son Ă©tude classique sur les
avocats de Chicago exerçant à titre individuel, décrit les relations de courtage entre
les avocats et divers intermédiaires dans le domaine des accidents de la route :
certains avocats ont développé des réseaux de contacts au sein des forces de police
et du corps médical travaillant dans les hÎpitaux pour approcher le plus rapide-
mobilisables, plus prĂ©cisĂ©ment des relations dans la sphĂšre politique, susceptibles d’augmenter les chances
pour l’individu d’atteindre un objectif, en l’occurrence de constituer une clientùle.
43. Lucien KARPIK, Les avocats. Entre l’État, le public et le marchĂ© (XIII
e
-XX
e
siĂšcle), Paris : Gallimard, 1995,
p. 273.
44. Lucien Karpik (ibid., p. 275) prĂ©cise que la concurrence par les prix s’impose lorsque le service proposĂ©
est standardisé.
45. Ibid., p. 275.
46. Entretien avec un avocat gĂ©nĂ©raliste au chiffre d’affaires de 30 000 DT, octobre 2008.
47. Jerome E. CARLIN, Lawyers on their Own. A Study of Individual Practitioners in Chicago, New Brunswick
(N.J.) : Rutgers University Press, 1962, p. 87
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É. GOBE
748 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011
ment possible les victimes d’accidents de la circulation et leur faire signer un
contrat de représentation avec un avocat donné. De son cÎté, J. S. Gandhi 48 a, dans
sa thÚse, analysé les liens entre la réussite professionnelle de certaines catégories
d’avocats indiens et le recours Ă  des intermĂ©diaires chargĂ©s de « recruter » des
clients.
Dans le contexte du barreau tunisien, le samsar fait précisément référence à une
catégorie de personnes utilisées par les avocats pour obtenir des clients en échange
d’une partie des honoraires qu’ils perçoivent du client. Le samsar opĂšre une mĂ©dia-
tion entre deux parties, l’une souhaitant vendre un service juridique et l’autre dĂ©si-
rant l’acheter. Mais Ă  la diffĂ©rence d’un simple courtier, le samsar fait du racolage
ou du rabattage (istijlab). Il touche une commission versĂ©e par l’avocat, le fournis-
seur du service professionnel, mais n’est aucunement rĂ©tribuĂ© par le client. Ce
dernier ne le voit pas toujours comme un rabatteur. Le samsar s’efforce d’ailleurs
de créer une relation de confiance avec le client potentiel et se présente comme une
personne susceptible de rendre un service à titre amical, guidée par le désir de
donner un « bon conseil » au justiciable 49.
Pour ĂȘtre plus prĂ©cis, on peut distinguer deux formes de samsara : le processus
de racolage se produit soit dans une interaction directe indĂ©pendamment d’un
rapport institutionnel, soit Ă  travers une transaction qui prend place dans un cadre
institutionnel plus ou moins contraignant pour le client 50.
La premiÚre forme se déroule la plupart du temps au Palais de justice. Un justi-
ciable, souvent de condition modeste, se rend au tribunal pour se présenter à une
audience oĂč le ministĂšre de l’avocat n’est pas obligatoire, pour rĂ©cupĂ©rer la copie
d’un jugement ou encore trouver une personne (un Ă©crivain public, par exemple)
susceptible de lui rĂ©diger une requĂȘte. Il est alors accostĂ© dans l’enceinte ou au
voisinage du tribunal par un greffier, un clerc d’avocat ou encore un policier qui se
propose de l’aider dans ses dĂ©marches et, par consĂ©quent, de lui trouver l’avocat
qui convient. Cela peut ĂȘtre aussi les parents des dĂ©tenus qui vont au Palais de
justice pour se renseigner sur la situation d’un proche et qui sont racolĂ©s par un
samsar. Ce dernier met en contact le client et l’avocat qui a souvent un cabinet
proche du tribunal mais qui peut trĂšs bien ĂȘtre une espĂšce d’avocat « ambulant »
gravitant dans les cafés entourant le Palais de justice 51.
Un avocat généraliste rencontré décrivait de la maniÚre suivante le processus de
prise de contact entre le samsar et l’avocat, puis entre le samsar et le client :
48. Jogindra Singh GANDHI, Lawyers and Touts. A Study in the Sociology of Legal Profession, Dehli : Hindu-
stan Pub. Corp., 1982.
49. Les avocats gĂ©nĂ©ralistes et les deux spĂ©cialistes du pĂ©nal de l’échantillon qualitatif m’ont dĂ©crit les
mĂ©canismes de la samsara de la mĂȘme façon. Je leur ai demandĂ© si eux-mĂȘmes l’avaient pratiquĂ©e Ă  un
moment de leur carriĂšre. Tous m’ont rĂ©pondu nĂ©gativement, ce qui n’est guĂšre surprenant dans la mesure
oĂč cette pratique est illĂ©gale et fortement stigmatisĂ©e tant par les avocats que par les instances ordinales.
50. Jogindra Singh GANDHI, Lawyers and Touts. A Study in the Sociology of Legal Profession, op. cit., p. 113.
51. 6 % des avocats n’ont pas d’employĂ© (source : enquĂȘte Éric Gobe, 2008-2009). Certains d’entre eux
n’ont pas de cabinet, tout au moins ils le domicilient à leur adresse personnelle et n’y reçoivent pas de
clients. Ils travaillent à partir des cafés environnant les tribunaux, soit en utilisant des samsars pour attirer
des clients, soit en faisant du racolage directement.
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 749
Qu’est-ce qui se passe ? Les avocats sont de plus en plus nombreux, ils sont de
plus en plus jeunes, ils crÚvent la faim. Il y a des flics dans les tribunaux chargés de les
repérer. Ils les repÚrent et leur disent : « Tu veux travailler, tu veux nourrir ta famille, et
bien on va t’envoyer des clients. » Les clients, eux, sont dĂ©passĂ©s par les Ă©vĂ©nements
devant le Palais de justice. Un de leurs proches a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© ou est au commissariat de
police. La famille ou les proches sont orientés vers Maßtre un tel, jeune avocat fraß-
chement débarqué dans la profession. Maßtre un tel demande 400 dinars pour
l’affaire. Il en donne 100 au flic, 100 au rabatteur, 100 au greffier. Et, du jour au lende-
main, MaĂźtre un tel se met Ă  plaider au moins six ou sept dossiers de correctionnel par
jour 52.
Une seconde forme de samsara s’inscrit dans un cadre institutionnel qui prĂ©-
cùde l’interaction et la transaction entre le samsar et le justiciable, puis entre
l’avocat et le justiciable. Dans cette forme de samsara, le rabatteur occupe une
fonction au sein de l’institution (la prison, l’hîpital, le commissariat de police) et
peut exercer sur le client une forte pression morale, voire physique.
La samsara qui est évoquée de façon systématique par les avocats interrogés est
celle dans laquelle les fonctionnaires de police et les agents de la garde nationale
(l’équivalent de la gendarmerie) sont impliquĂ©s au profit de certains avocats prati-
quant le droit pĂ©nal. Des justiciables en Ă©tat d’arrestation dans un commissariat
sont dirigĂ©s vers un avocat donnĂ©. La commission est collectĂ©e auprĂšs de l’avocat
par un policier qui la partage avec ses collĂšgues. Ici le samsar est en position de
faire l’intermĂ©diaire en raison de la vulnĂ©rabilitĂ© du client : il occupe une position
d’autoritĂ© au sein d’une institution. Un individu placĂ© en Ă©tat d’arrestation est Ă  la
merci du fonctionnaire de police qui peut le harceler de différentes maniÚres. On a
affaire à un mode de persuasion bien plus coercitif qu’amical qui n’est possible
qu’en raison des positions fortement asymĂ©triques occupĂ©es respectivement par le
samsar et le détenu.
On retrouve une asymĂ©trie Ă©quivalente dans les prisons oĂč les agents pĂ©niten-
tiaires peuvent faire valoir Ă  la personne placĂ©e en Ă©tat d’arrestation qu’ils connais-
sent tel ou tel excellent avocat, lequel de surcroĂźt connaĂźt bien les juges et est sus-
ceptible d’obtenir un jugement favorable.
Le domaine des accidents de la route est propice au développement de la sam-
sara. En gĂ©nĂ©ral, elle implique la participation de quatre ou cinq acteurs : l’avocat
bien Ă©videmment, l’agent de police ou de la garde nationale, l’ambulancier, le mĂ©-
decin ou l’infirmier. Ces derniers acteurs sollicitent les personnes hospitalisĂ©es en
faisant valoir que le PV sera rédigé en leur faveur par le fonctionnaire de police ou
que les expertises iront dans un sens favorable.
Dans les annĂ©es 1990-2000, le conseil de discipline de l’Ordre des avocats a par-
fois sanctionnĂ© sĂ©vĂšrement les avocats impliquĂ©s, mais la cour d’appel a systĂ©mati-
quement minorĂ© ou cassĂ© les mesures disciplinaires 53. Il s’agissait, en premier lieu,
pour le rĂ©gime de Ben Ali de ne pas dĂ©stabiliser le ministĂšre de l’IntĂ©rieur, cƓur de
l’appareil rĂ©pressif : une partie de ses agents (les policiers) Ă©taient les principaux
bĂ©nĂ©ficiaires des ressources financiĂšres gĂ©nĂ©rĂ©es par la samsara. Mais l’existence
52. Entretien avec un avocat généraliste, octobre 2009.
53. Entretiens avec deux anciens présidents des sections de Sousse et de Sfax, juillet 2008 et octobre 2009.
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É. GOBE
750 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011
de la samsara présentait aussi certains avantages pour les gouvernants au regard du
contrĂŽle et de la clientĂ©lisation d’une partie de la profession. Certains membres du
RCD qui n’avaient pas accĂšs aux institutions publiques pouvaient, sans ĂȘtre inquiĂ©-
tés, avoir recours à des samsars. En échange, ils devaient rendre des services aux
gouvernants, notamment en portant plainte contre leurs confrĂšres membres de
l’opposition, les accusant d’avoir exercĂ© Ă  leur encontre une violence physique.
Dans de telles conditions, il leur Ă©tait difficile d’exprimer un dĂ©sir d’autonomie et
d’avoir des vellĂ©itĂ©s d’indĂ©pendance.
Le développement de la samsara était perçu par la majorité des avocats comme
une conséquence de la pression concurrentielle croissante au sein de la profession,
due en partie au rĂ©trĂ©cissement du « champ d’intervention de l’avocat », c’est-Ă -
dire Ă  l’amputation de leur « territoire professionnel » 54.
Par conséquent, une des revendications récurrentes des instances représentati-
ves du barreau sous la prĂ©sidence de Ben Ali a Ă©tĂ© d’accroĂźtre le territoire profes-
sionnel des avocats au dĂ©triment des professions concurrentes. Ces exigences n’ont
guĂšre rencontrĂ© d’écho favorable chez les gouvernants. Mais, dans le mĂȘme temps,
la redéfinition des territoires professionnels a constitué, dans les années 1990-2000,
un enjeu de négociation entre les porte-parole de la profession et les gouvernants.
IV. Remodeler le territoire professionnel des avocats
Jusqu’à la chute du rĂ©gime de Ben Ali, les instances ordinales ont revendiquĂ©,
sans relñche, la mise en Ɠuvre d’une politique qui permette aux avocats d’aug-
menter leur potentiel d’acquisition de ressources matĂ©rielles en Ă©largissant leur
territoire professionnel. En effet, le ministĂšre de l’avocat n’était pas obligatoire dans
un certain nombre de matiĂšres juridiques, plus particuliĂšrement dans les petites
affaires. C’était le cas en matiĂšre correctionnelle, dans les affaires de justice canto-
nale dont le montant était inférieur à 7 000 DT, et celles dans le domaine fiscal pour
des montants n’excĂ©dant pas 25 000 DT.
Élargir le « champ d’intervention de l’avocat », autrement dit annexer de nou-
veaux « territoires professionnels », était devenu la principale revendication formu-
lĂ©e par les avocats (tableau 3). Mais c’était surtout une demande des avocats situĂ©s
au bas de la hiérarchie du barreau (entre 10 000 et 30 000 DT). Pour des profession-
nels soumis à un régime de concurrence par les prix, confrontés à une clientÚle de
condition plutÎt modeste, la principale mesure à prendre pour améliorer la situa-
tion de la profession Ă©tait d’élargir le champ. Cette mesure Ă©tait vue comme un
moyen de faire baisser la pression concurrentielle sur un segment du marchĂ© oĂč le
montant de l’honoraire Ă©tait un facteur clĂ© du recours ou non Ă  un avocat.
Dans les domaines oĂč le ministĂšre de l’avocat n’était pas obligatoire, le justicia-
ble pouvait préparer son dossier seul ou avoir recours à des individus appartenant à
d’autres corps du personnel judiciaire (notaires, huissiers, greffiers) ou à des pro-
fessions pouvant se prévaloir de compétences juridiques (experts-comptables,
54. Andrew ABBOTT, The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, Londres :
University of Chicago Press, 1988.
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 751
conseillers juridiques, conseillers fiscaux, écrivains publics). Les avocats généralis-
tes percevaient de façon particuliĂšrement aigĂŒe la concurrence des professions
voisines accusées de « braconner » sur leur territoire professionnel 55. Ils revendi-
quaient, pour reprendre la formulation d’Andrew Abbott, un territoire profession-
nel exclusif (claim of jurisdiction) dont il s’agit de s’assurer le contrîle par un dis-
cours ayant pour objectif d’établir le caractĂšre naturel et nĂ©cessaire de leur exper-
tise sur cet espace social, alors qu’il n’est que « contingent, construit et prĂ©caire » 56.
Les avocats considĂ©raient qu’il convenait de prĂ©server le « pĂ©rimĂštre du droit » –
en l’occurrence celui des avocats 57 – des « intrus » et des « parasites » 58. Pour ce
faire, les avocats souhaitaient disposer de l’exclusivitĂ© de la rĂ©daction de certains
contrats comme, par exemple, celle du statut des sociétés ou des contrats de vente
immobiliùre. Par ailleurs, rendre obligatoire le ministùre de l’avocat devant la jus-
tice cantonale, en matiĂšre correctionnelle ou prud’homale, contribuerait Ă  Ă©vincer
du marché des services juridiques les écrivains publics, les notaires, les huissiers ou
encore les greffiers des tribunaux, c’est-à-dire les principaux concurrents des avo-
cats gĂ©nĂ©ralistes. Il s’agissait Ă©galement d’éliminer de l’activitĂ© de conseil les
conseillers juridiques qui, en Tunisie, concurrencent également les avocats du « bas
barreau ». En effet, ces derniers, titulaires d’une maĂźtrise en droit, ont Ă©chouĂ© au
CAPA ou n’ont pas pu intĂ©grer un troisiĂšme cycle de droit. Aussi se sont-ils installĂ©s
comme conseillers juridiques, car aucun diplĂŽme n’est exigĂ© par la loi pour ouvrir
un cabinet, mĂȘme si de facto l’administration exige que l’individu souhaitant
s’installer soit titulaire d’une maĂźtrise en droit. Ce faisant, le rĂ©gime de Ben Ali pro-
mouvait le dĂ©veloppement d’une forme d’auto-emploi d’une catĂ©gorie de diplĂŽmĂ©s
fortement touchée par le chÎmage. Contrairement à ce qui a pu exister en France
pendant quasiment tout le XX
e
siĂšcle, il n’y a jamais eu en Tunisie d’élites du conseil
juridique pouvant se prévaloir de titres scolaires équivalents à ceux des avocats 59.
Par consĂ©quent, les spĂ©cialistes et les gĂ©nĂ©ralistes n’avaient pas la mĂȘme percep-
tion des professions concurrentes. Les premiers, dominĂ©s par les avocats d’affaires,
percevaient l’expert-comptable, l’homme du chiffre, comme venant empiĂ©ter sur leur
territoire professionnel, tandis que les seconds désignaient comme leurs principaux
concurrents les professionnels intervenant dans les petites affaires civiles oĂč le minis-
tĂšre de l’avocat n’est pas obligatoire (les huissiers, les notaires et les Ă©crivains publics).
55. Ibid., p. 248.
56. Ibid. ; Yves DEZALAY, Marchands de droit. La restructuration de l’ordre juridique international par les
multinationales du droit, Paris : Fayard, 1992, p. 174.
57. Laurent WILLEMEZ, « Le “pĂ©rimĂštre” des savoirs des avocats : lutte de concurrence et reprĂ©sentation
professionnelle dans les conseils de prud’hommes », 4e
Conférence intermédiaire du Comité de recherche
« Sociologie des groupes professionnels » de l’Association internationale de sociologie, UniversitĂ© de Ver-
sailles Saint-Quentin, 22 septembre 2004.
58. MĂ©morandum du Conseil de l’ordre national des avocats sur la rĂ©forme de la situation de la profession
(en arabe), 2004.
59. Anne BOIGEOL et Yves DEZALAY, « De l’agent d’affaires au barreau : les conseils juridiques et la construc-
tion d’un espace professionnel », GenĂšses, 27, 1997, p. 49-68 (voir p. 54).
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752 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011
Tableau 3
Les professions perçues comme concurrentes selon que l’avocat est gĂ©nĂ©raliste ou spĂ©cialiste
(Plusieurs rĂ©ponses sont possibles, les pourcentages ne s’additionnent pas ; n = 531)
Généraliste Spécialiste Total
Notaire, huissier,
Ă©crivain public
44 23 40
Expert-comptable,
comptable
29 50 33
Conseiller juridique,
conseiller fiscal
37 26 33
Samsar, greffier,
clerc d’avocat
8 4 7
Administration 6 3 6
Société de recouvrement,
agent immobilier
4 3 4
Autre 3 0 2
Source : enquĂȘte Éric Gobe 2008-2009.
Aussi les praticiens généralistes considéraient-ils que la principale mesure per-
mettant d’amĂ©liorer la situation de la profession Ă©tait l’élargissement du champ
d’intervention de l’avocat, tandis que les spĂ©cialistes citaient en premier l’amĂ©lio-
ration du fonctionnement de l’État de droit et de la formation (tableau 4) 60.
Tableau 4
Mesures prioritaires pour améliorer la situation de la profession
selon que l’avocat est gĂ©nĂ©raliste ou spĂ©cialiste
Plusieurs rĂ©ponses sont possibles, les pourcentages ne s’additionnent pas (n = 620)
Généraliste Spécialiste Total
Élargir le champ
d’intervention de l’avocat
67 38 62
Améliorer le fonctionnement
de l’État de droit
31 41 33
Améliorer la formation 23 36 26
Autre 8 4 7
Augmenter l’aide
juridictionnelle
3 0 2
Source : enquĂȘte Éric Gobe 2008-2009.
L’élite de la profession, c’est-Ă -dire les avocats spĂ©cialistes et plus particuliĂšre-
ment ceux spĂ©cialisĂ©s en droit des affaires, n’était bien Ă©videmment pas concernĂ©e
par les matiÚres traitées au tribunal cantonal et, de maniÚre générale, fréquentait
assez peu les salles d’audience des tribunaux. Plus on s’élevait dans la hiĂ©rarchie
60. J’ai formulĂ© la question de maniĂšre Ă  ne pas avoir de problĂšmes avec les autoritĂ©s tunisiennes. On ne
peut pas parler, dans le cas de la Tunisie de Ben Ali, de l’existence d’un État de droit.
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
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des chiffres d’affaires, moins on considĂ©rait que l’élargissement du champ d’inter-
vention de l’avocat Ă©tait une mesure pertinente (pour les chiffres d’affaires compris
entre 30 000 à 70 000 DT, un peu plus de la moitié ; cinq chez les spécialistes, dont
les deux membres du RCD).
Aussi n’était-il guĂšre surprenant d’entendre les avocats au sommet de la hiĂ©rarchie
des chiffres d’affaires (14 sur 19) tenir un discours libĂ©ral critique vis-Ă -vis de la reven-
dication de l’élargissement du champ d’intervention, considĂ©rant que c’est Ă  l’avocat
de s’imposer par ses compĂ©tences et de se rendre indispensable aux justiciables.
Face Ă  cette revendication d’« Ă©largissement du champ d’intervention » de
l’avocat, les gouvernants ont eu un positionnement Ă  gĂ©omĂ©trie variable en fonc-
tion de la tension qui pouvait exister entre les instances dirigeantes du barreau et
les autorités et, par conséquent, selon la posture plus ou moins oppositionnelle
affichĂ©e par les instances ordinales Ă  l’égard du rĂ©gime de Ben Ali.
De maniÚre générale, le pouvoir hésitait à accéder aux revendications des avocats,
celles-ci Ă©tant susceptibles de contribuer Ă  l’élargissement de l’espace d’autonomie
d’une profession judiciaire qui, dans l’exercice de sa fonction de dĂ©fense, Ă©tait Ă 
mĂȘme de contester les logiques de l’autoritarisme (dĂ©nonciation de l’arbitraire, non-
respect des procĂ©dures, violations des droits de la dĂ©fense, etc.). Mais, dans le mĂȘme
temps, refuser de répondre positivement aux revendications des avocats alimentait la
contestation au sein de la profession et, d’une certaine façon, politisait les enjeux
professionnels 61. Ce faisant, le pouvoir s’est trouvĂ© confrontĂ© Ă  un dilemme qui a
contribuĂ©, Ă  partir des annĂ©es 2000, Ă  placer Ă  la tĂȘte du barreau des bĂątonniers plus
ou moins opposants au régime de Ben Ali.
Ainsi le vote de lois Ă©tendant ou restreignant le territoire professionnel de
l’avocat a-t-il constituĂ© pour les gouvernants un instrument Ă  la fois de punition et
de nĂ©gociation pour obtenir l’allĂ©geance du Conseil de l’ordre. Par exemple, peu
aprĂšs l’élection du bĂątonnier Abdessatar Ben Moussa en juillet 2004, le prĂ©sident de
la RĂ©publique a fait suspendre l’examen par la Chambre des dĂ©putĂ©s du projet de
loi relatif Ă  l’amendement du Code des assurances considĂ©rĂ© par les structures de
l’Ordre comme un texte de loi supplĂ©mentaire restreignant le domaine d’inter-
vention de l’avocat. En effet, ce texte « dĂ©judiciarisait » une partie du contentieux
des accidents de la route en prévoyant une phase de conciliation entre les victimes
et les compagnies d’assurance avant un Ă©ventuel recours Ă  la Justice. Mais la dĂ©gra-
dation des relations entre le bĂątonnier et les autoritĂ©s Ă  la suite de l’« affaire Ab-
bou » 62 en mars 2005 63 a dĂ©bouchĂ© in fine sur l’adoption du texte prĂ©cĂ©demment
suspendu. En sens contraire, la position particuliĂšrement conciliatrice du nouveau
61. Éric GOBE, « Corporatismes, syndicalisme et dĂ©politisation », in Élisabeth PICARD, La politique dans le
monde arabe, Paris : Armand Colin, 2006, p. 171-192 (voir p. 190).
62. Du nom d’un avocat membre d’un parti non reconnu sous la prĂ©sidence Ben Ali, le CongrĂšs pour la
RĂ©publique. Celui-ci a Ă©tĂ© condamnĂ© pour s’en ĂȘtre pris sur Internet Ă  la personne du prĂ©sident de la RĂ©pu-
blique, bien que les motifs de la condamnation invoquent la diffusion de fausses nouvelles dans l’intention
de troubler l’ordre public et une prĂ©tendue agression physique contre une avocate lors d’une confĂ©rence en
2002.
63. Éric GOBE, « The Tunisian Bar to the Test of Authoritarianism: Professional and Political Movements in
Ben Ali’s Tunisia (1990-2007) », Journal of North African Studies, 15 (3), 2010, p. 333-347 (voir p. 340-342).
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É. GOBE
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bĂątonnier et ancien opposant, Bechir Essid, Ă  l’égard du pouvoir politique a abouti
à l’adoption en 2008 d’une loi rendant le ministùre de l’avocat obligatoire devant le
tribunal immobilier 64.
En fait, les avocats tunisiens subissaient sous Ben Ali les mĂȘmes contraintes Ă©cono-
miques que leurs confrĂšres d’autres pays. Ils Ă©taient notamment soumis Ă  la concur-
rence plus ou moins sĂ©vĂšre d’autres professions et Ă©taient engagĂ©s dans d’intenses
batailles territoriales. Mais, dans la Tunisie de Ben Ali, les rapports conflictuels entre
barreau et le pouvoir autoritaire ont souvent conduit celui-ci à redéfinir les frontiÚres
professionnelles au dĂ©triment des avocats. Avec le dĂ©part du prĂ©sident Ben Ali, c’est un
scĂ©nario tout diffĂ©rent qui s’écrit : le barreau paraĂźt dĂ©sormais suffisamment puissant
pour obtenir d’un pouvoir politique de transition une recomposition des territoires
professionnels en sa faveur.
Conclusion. Les avocats dans la Tunisie post-Ben Ali : un nouveau pouvoir ?
La chute du régime de Ben Ali a propulsé les porte-parole de la profession, plus
particuliĂšrement le bĂątonnier Abderrazak Kilani, sur le devant de la scĂšne politique
et a déclassé les avocats du RCD, privés des ressources matérielles et symboliques
que leur procurait l’allĂ©geance Ă  l’ancien rĂ©gime. Les avocats du parti-État dĂ©sor-
mais dissous font profil bas. Ils ont officiellement perdu le monopole du conten-
tieux des sociétés publiques, le gouvernement de transition ayant pris une circu-
laire donnant aux PDG d’entreprises publiques la libertĂ© de choisir leurs avocats 65.
DĂšs la mise en place du gouvernement de transition, les instances ordinales se
sont impliquées dans la sphÚre politique tunisienne en recomposition. Elles ont
adopté une posture critique vis-à-vis du gouvernement de transition dirigé par
Mohamed Ghanouchi, considĂ©rĂ© comme trop liĂ© Ă  l’oligarchie de l’ancien rĂ©gime.
Un peu moins d’un mois aprĂšs la fuite de Ben Ali, l’Ordre des avocats a adhĂ©rĂ© au
Conseil national de sauvegarde de la révolution, coalition hétérogÚne rassemblant
28 partis politiques, associations et organisations professionnelles. Les porte-parole
de la profession se sont ainsi retrouvés aux cÎtés des leaders de la centrale syndi-
cale, l’UGTT, des islamistes d’Ennahda, de divers groupuscules d’extrĂȘme gauche et
des associations de dĂ©fense des droits de l’homme et de lutte contre la torture pour
exiger une forte Ă©puration de l'appareil d'État et demander l’élection d’une assem-
blée constituante. La démission de Mohamed Ghanouchi le 27 février 2011 et
l’acceptation par son successeur, BĂ©ji CaĂŻd Sebsi, du principe de l’élection d’une
assemblée constituante ont sonné comme une victoire pour le Conseil national de
sauvegarde de la révolution.
64. Toutefois, certains avocats spécialisés dans le domaine foncier ont nuancé la lecture politique de cet
Ă©largissement du champ d’intervention de l’avocat en faisant valoir que c’est la nĂ©cessaire actualisation des
titres fonciers en Tunisie, matiÚre juridique éminemment complexe, qui avait poussé les autorités à rendre
le recours Ă  l’avocat obligatoire (entretien avec un avocat spĂ©cialisĂ© en droit immobilier, octobre 2009).
65. Le texte du Premier ministĂšre demande aux dirigeants des institutions publiques de recourir Ă  des
critĂšres objectifs de compĂ©tence et de transparence pour s’attacher les services d’un avocat, indĂ©pendam-
ment de toute liste nominative préalablement établie. Cf. Circulaire n° 4 du Premier ministre adressée aux
présidents des entreprises et établissements publics, 9 février 2011 (en arabe).
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 755
Omniprésent dans les médias tunisiens, le bùtonnier se trouve doté de nouvel-
les ressources politiques qu’il mobilise pour faire avancer les revendications profes-
sionnelles formulĂ©es par les instances ordinales sous l’ancien rĂ©gime. L’objectif
pour le bĂątonnier et ses soutiens est de rĂ©organiser la profession dans le sens d’un
rehaussement de son statut, d’un approfondissement de son autonomie et d’un
Ă©largissement de son territoire professionnel.
L’autorisation donnĂ©e par le Parlement au prĂ©sident de la RĂ©publique par intĂ©-
rim de prendre des dĂ©crets-lois a incitĂ© le bĂątonnier Ă  accĂ©lĂ©rer l’élaboration d’un
projet de loi organisant la profession d’avocats mis Ă  l’étude depuis juillet 2010 au
sein d’une commission. Cette dĂ©marche inspirĂ©e par Abderrazak Kilani n’a pas
manqué de susciter des critiques au sein du barreau. Certains anciens et actuels
responsables du Conseil de l’ordre l’ont contestĂ©e. Le bĂątonnier a consultĂ© les avo-
cats par référendum, le 10 mars 2011, sur le projet de loi. En ayant recours à ce
mode inédit de consultation des avocats, il a ignoré les instances de consultation et
de prise de dĂ©cision de la profession que sont le Conseil de l’ordre, les confĂ©rences
de sections ainsi que les assemblées générales ordinaires ou extraordinaires. Les
avocats votants n’en ont pas moins approuvĂ© massivement le projet de loi 66, il est
vrai tout à l’avantage de la profession. L’article 1er
du projet de 2011 en fait plus que
de simples auxiliaires de justice : les avocats ne constituent plus seulement « une
profession libĂ©rale et indĂ©pendante ayant pour but d’aider Ă  l’instauration de la jus-
tice » (formulation de la loi de 1989), mais un corps qui « participe Ă  l’établissement
de la justice et qui défend les libertés et les droits humains » 67.
Mais par-delĂ  le rehaussement du statut symbolique de la profession, certaines
dispositions du texte sont apparues aux porte-parole des magistrats et des princi-
pales professions libérales concurrentes des avocats comme une atteinte intoléra-
ble Ă  leurs prĂ©rogatives. Les premiers ont protestĂ© contre l’article 3 du projet qui les
privait du privilĂšge d’accĂ©der directement au barreau Ă  leur retraite. Leur mobilisa-
tion a rencontré un certain succÚs puisque la version finale du décret-loi promul-
gué fin août 2011 prévoit que ceux qui ont exercé la magistrature pendant dix ans
peuvent s’inscrire au tableau de l’Ordre.
Quant aux seconds (experts-comptables, notaires, conseillers fiscaux, etc.), ils
ont critiquĂ© l’article 2 qui attribue Ă  l’avocat l’exclusivitĂ© de certaines missions. Le
texte prĂ©voit que « l’avocat est le seul habilitĂ© Ă  reprĂ©senter les parties, Ă  les assister
par des conseils et consultations juridiques, à accomplir les procédures requises et
à les défendre devant les tribunaux et toutes les instances judiciaires, administrati-
ves et disciplinaires, ainsi que devant l’officier de police judiciaire ». Les professions
concurrentes des avocats craignent que l’énoncĂ© de cette disposition signifie
qu’elles n’auront plus le droit de conseiller leurs clients en matiùre juridique,
comptable ou fiscale et qu’elles ne pourront plus accomplir de formalitĂ©s adminis-
tratives pour le compte de ceux-ci.
66. Le taux de participation au rĂ©fĂ©rendum est d’environ 40 %. Il est comparable Ă  la participation aux
Ă©lections professionnelles qui oscille entre 40 et 50 %. Le oui l’a emportĂ© avec prĂšs de 70 % des voix.
67. JORT, DĂ©cret n° 79 du 20 aoĂ»t 2011 se rapportant Ă  l’organisation de la profession d’avocat, 23 aoĂ»t
2011, p. 1591.
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É. GOBE
756 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011
Les 2
e
et 3
e
alinĂ©as de l’article 2 ont Ă©tĂ© encore plus contestĂ©s par les reprĂ©sen-
tants des professions concurrentes qui ont exigĂ© l’annulation pure et simple du
projet de dĂ©cret-loi. En effet, le texte attribue Ă  l’avocat l’exclusivitĂ© de « la rĂ©dac-
tion des statuts de sociĂ©tĂ©s et de l’augmentation ou de rĂ©duction de leur capital,
chaque fois qu’il s’agit d’un apport en fond de commerce ». Il leur donne Ă©galement
l’exclusivitĂ© de la « rĂ©daction des contrats, des actes translatifs de propriĂ©tĂ©s immo-
biliĂšres, des contrats de participation immobiliĂšre dans le capital d’une sociĂ©tĂ©
commerciale Ă  l’exception de ceux qui ont Ă©tĂ© attribuĂ©s expressĂ©ment aux notaires
et aux rédacteurs de la Conservation fonciÚre ».
Les professions libérales concurrentes, qui se sont opposées au projet de décret-
loi, n’ont pas rencontrĂ© le mĂȘme succĂšs que les magistrats. Face Ă  leur mouvement
de protestation, le bùtonnier et certains avocats ont mis en avant leur légitimité
révolutionnaire. En mars 2011, dans un entretien donné au quotidien Le Temps,
Abderrazak Kilani rappelait Ă  ses contradicteurs « qu’il y a Ă  peine deux mois, seuls
les avocats avaient brisé le mur du silence et de la peur pour dénoncer les dérives
de Ben Ali ». Les autres professions sont ainsi renvoyées à leur non-implication
dans les mouvements de protestation contre l’ancien rĂ©gime.
Le barreau semble en position de force vis-Ă -vis des professions concurrentes
accusĂ©es d’avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un traitement de faveur Ă  l’époque de Ben Ali. Un sen-
timent de revanche habite désormais certains avocats. Il apparaßt clairement que le
bĂątonnier a su tirer profit de l’effondrement du rĂ©gime autoritaire pour s’impliquer
directement dans l’espace politique tunisien en voie de recomposition. Il a su cons-
truire un vĂ©ritable geste rĂ©volutionnaire qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui : les
avocats vouĂ©s Ă  la dĂ©fense des droits de l’homme et Ă  l’instauration de la justice
constituent désormais « une garantie morale pour le renforcement des droits et des
libertĂ©s Ă  un moment oĂč les fantĂŽmes de l’ancien rĂ©gime rĂŽdent toujours et oĂč la
tentation de les domestiquer représente encore un risque réel dans notre jeune
dĂ©mocratie » 68. Garantie par le dĂ©cret-loi, l’immunitĂ© pĂ©nale dont bĂ©nĂ©ficient les
avocats lorsqu’ils plaident devant les tribunaux est censĂ©e leur permettre d’exercer
pleinement « leur rÎle naturel de défenseur des droits et des libertés et de contri-
buer à la préservation des acquis de la révolution » 69.
Si l’ùre Ben Ali est dĂ©finitivement close, il convient de ne pas tirer des conclu-
sions hĂątives des derniĂšres Ă©volutions, toutes favorables au renforcement du pou-
voir professionnel des avocats. En effet, la conjoncture politique demeure extrĂȘ-
mement fluide et nous ne connaissons pas les caractéristiques du nouveau régime
politique qui est en gestation. Ainsi, dans un espace politique en recomposition, il
est difficile d’anticiper les processus de construction de nouvelles lĂ©gitimitĂ©s pro-
fessionnelles et la capacité des diverses professions à protéger ou étendre leur terri-
toire professionnel.
68. Tribune du bĂątonnier Abderrazak Kilani, Le Temps, 20 avril 2011.
69. Id.
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique
Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 757
L’auteur
Chercheur au CNRS, Éric Gobe est membre du Centre Jacques Berque Ă  Rabat et rĂ©dac-
teur en chef de L’AnnĂ©e du Maghreb (revue de sciences sociales publiĂ©e par CNRS Ă©di-
tions). Il achĂšve la rĂ©daction d’une habilitation Ă  diriger des recherches sur « Avocats et
barreaux en Tunisie, de la colonisation à la révolution (1883-2011) ». Ses travaux actuels
portent sur la sociologie des professions juridiques et des réformes de la justice au
Maghreb.
Parmi ses publications :
— « Les avocats, l’ancien rĂ©gime et la rĂ©volution. Profession et engagement public dans
la Tunisie des années 2000 », Politique africaine, 122, juin 2011 ;
— « La force de la dĂ©sobĂ©issance : retour sur la chute du rĂ©gime de Ben Ali » (avec Larbi
CHOUIKHA), in Sarah BEN NÉFISSA et Blandine DESTREMAU (dir.), Protestations sociales,
révolutions civiles. Transformation du politique dans la Méditerranée arabe, Paris : Ar-
mand Colin, 2011 (numéro spécial de la revue Tiers Monde) ;
— « The Tunisian Bar to the Test of Authoritarianism: Professional and Political Move-
ments in Ben Ali’s Tunisia (1990-2007) », Journal of North African Studies, 15 (3), sep-
tembre 2010.
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Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Economie politique d'une profession juridique

  • 1. LES AVOCATS TUNISIENS DANS LA TUNISIE DE BEN ALI : ÉCONOMIE POLITIQUE D'UNE PROFESSION JURIDIQUE Éric Gobe Ed. juridiques associĂ©es | Droit et sociĂ©tĂ© 2011/3 - n° 79 pages 733 Ă  757 ISSN 0769-3362 Article disponible en ligne Ă  l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2011-3-page-733.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Gobe Éric, « Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d'une profession juridique », Droit et sociĂ©tĂ©, 2011/3 n° 79, p. 733-757. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution Ă©lectronique Cairn.info pour Ed. juridiques associĂ©es. © Ed. juridiques associĂ©es. Tous droits rĂ©servĂ©s pour tous pays. La reproduction ou reprĂ©sentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisĂ©e que dans les limites des conditions gĂ©nĂ©rales d'utilisation du site ou, le cas Ă©chĂ©ant, des conditions gĂ©nĂ©rales de la licence souscrite par votre Ă©tablissement. Toute autre reproduction ou reprĂ©sentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque maniĂšre que ce soit, est interdite sauf accord prĂ©alable et Ă©crit de l'Ă©diteur, en dehors des cas prĂ©vus par la lĂ©gislation en vigueur en France. Il est prĂ©cisĂ© que son stockage dans une base de donnĂ©es est Ă©galement interdit. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 2. Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 733 Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Éric Gobe Centre Jacques Berque (CJB), 35 avenue Tarik Ibn Ziad, 10 000 Rabat, Maroc. <gobe@yahoo.fr> ïź RĂ©sumĂ© L’histoire rĂ©cente du barreau tunisien est symptomatique des tentatives rĂ©pĂ©tĂ©es du rĂ©gime autoritaire du prĂ©sident Ben Ali Ă  mettre sous tutelle une profession qui, selon le discours de ses reprĂ©sentants, se doit de garantir le respect de l’État de droit et les droits de la dĂ©fense. Pour ce faire, le pouvoir dĂ©chu avait mis en place des dispositifs visant Ă  rĂ©duire la capacitĂ© de la profession Ă  s’autorĂ©guler. Un premier dispositif consistait Ă  donner aux avocats membres du parti de Ben Ali un accĂšs prioritaire au contentieux des entreprises publiques, tandis qu’un second visait Ă  modeler le territoire professionnel des avocats et des professions voisines en fonction des rap- ports de force politique et de l’attitude plus ou moins conciliante des ins- tances ordinales vis-Ă -vis du pouvoir en place. Avocats – État autoritaire – Samsar – Territoire professionnel – Tunisie. ïź Summary Lawyers in Ben Ali’s Tunisia: The Political Economy of a Legal Profession The recent history of the Tunisian Bar is symptomatic of the repeated at- tempts and difficulties encountered by President Ben Ali’s authoritarian regime in dominating a profession whose purpose, according to its repre- sentatives, is to guarantee defendants’ rights and respect for the rule of law. In order to do this, the deposed power had set up mechanisms to reduce the ability of the profession to self-regulate. A first mechanism gave those law- yers who were members of Ben Ali’s party priority access to litigation cases in state enterprises. A second mechanism shaped the professional territory of lawyers and related professions according to the political battles of will and more or less conciliatory attitudes of Tunisian Bar towards the political power. Authoritarian State – Claim of jurisdiction – Lawyers – Samsar – Tunisia. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 3. É. GOBE 734 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 Le 14 janvier 2011, le prĂ©sident Ben Ali quittait la Tunisie aprĂšs 23 ans d’exercice d’un pouvoir autoritaire et prĂšs d’un mois de mouvements protestataires. Par leur participation aux manifestations, les instances dirigeantes du barreau tunisien, comme un grand nombre d’avocats, ont accompagnĂ© et apportĂ© leur soutien aux mobilisations populaires. La profession et son bĂątonnier en ont tirĂ© un profit sym- bolique considĂ©rable aprĂšs la chute du rĂ©gime en place. Toutefois, il convient de ne pas surĂ©valuer le rĂŽle des avocats dans des mobilisa- tions caractĂ©risĂ©es par l’absence de leadership 1. Les instances ordinales ont d’ailleurs Ă©tĂ© prudentes au dĂ©but du mouvement de protestation. Pendant les deux premiĂšres semaines du mouvement, ce sont les avocats des villes du centre-ouest et du sud du pays (Sidi Bouzid, Kasserine, MĂ©denine
) puis de Tunis, et non les instances ordinales, qui ont pris l’initiative de participer aux manifestations. Quand le Conseil de l’ordre a lancĂ© un appel Ă  la grĂšve pour le 6 janvier 2011, il l’a fait non pas au nom de la solidaritĂ© avec les manifestants, mais pour dĂ©noncer la violence faite aux avocats lors de manifestations Ă  Tunis le 30 dĂ©cembre 2010. Ce sont la rĂ©pression brutale des mouvements protestataires Ă  Kasserine les 7, 8 et 9 janvier 2011 et l’intensification des manifestations qui font prendre conscience aux instances ordinales que la dynamique de l’action collective a pris un tournant radical et concerne toutes les catĂ©gories sociales. Le Conseil de l’ordre des avocats dĂ©cide alors de faire siens les mots d’ordre des Unions rĂ©gionales de l’UGTT 2 qui, le 11 janvier, ont Ă©tĂ© autorisĂ©es par la direction nationale de la centrale syndicale Ă  organiser des grĂšves gĂ©nĂ©rales sur l’ensemble du territoire tunisien pour « protester contre les tirs Ă  balles rĂ©elles sur les citoyens de Sidi Bouzid et Kasserine ». Le 14 janvier au matin, de nom- breux avocats revĂȘtus de leurs robes constituent la premiĂšre ligne des manifestants qui se concentrent devant le ministĂšre de l’IntĂ©rieur, avenue Habib Bourguiba. Le dĂ©part prĂ©cipitĂ©, le soir mĂȘme, du prĂ©sident Ben Ali pour l’Arabie Saoudite propulse les avo- cats sur le devant de la scĂšne de la « Tunisie nouvelle » : ils sont devenus avec leur bĂą- tonnier des « hĂ©ros de la rĂ©volution » qui, hĂ©ritant d’un fort capital symbolique et poli- tique, frĂ©quentent dĂ©sormais quotidiennement les plateaux de tĂ©lĂ©vision. Au-delĂ  du dĂ©roulement des faits, cette implication de la majeure partie des avocats dans le mou- vement protestataire est insĂ©parable de la situation faite Ă  la profession par le rĂ©gime de Ben Ali. Dans la configuration autoritaire tunisienne de l’avant-14 janvier, la profession d’avocat Ă©tait perçue par les gouvernants comme potentiellement dangereuse pour l’ordre politique. Il Ă©tait hors de question pour les pouvoirs publics de permettre Ă  cette profession d’accumuler trop de ressources Ă©conomiques et politiques. Pour ce faire, le rĂ©gime de Ben Ali avait mis en place des dispositifs de normalisation. Mais ces dispositifs ont, tout au long des annĂ©es 2000, montrĂ© leurs limites : une large 1. L’absence d’entrepreneurs de mobilisation n’a pas empĂȘchĂ© le mouvement de protestation de changer d’échelle. L’usage des nouvelles technologies de l’information a probablement palliĂ© cette absence de leadership en servant de caisse de rĂ©sonance au mouvement protestataire. Cf. Larbi CHOUIKHA et Éric GOBE, « La force de la dĂ©sobĂ©issance : retour sur la chute du rĂ©gime de Ben Ali », in Sarah BEN NÉFISSA et Blandine DESTREMAU (dir.), Protestations sociales, rĂ©volutions civiles. Transformation du politique dans la MĂ©diterra- nĂ©e arabe, Paris : Armand Colin, 2011 (numĂ©ro spĂ©cial de la revue Tiers Monde). 2. Union gĂ©nĂ©rale tunisienne du travail (UGTT), centrale syndicale tunisienne. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 4. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 735 partie du barreau n’a eu de cesse de rompre avec « la logique du clientĂ©lisme politi- sĂ©, de la discipline et du dressage » qui, selon BĂ©atrice Hibou, sous-tendait les rap- ports entre l’État autoritaire et les divers groupes sociaux 3. Notre objectif, dans cet article, est d’analyser les dispositifs Ă©tatiques d’allocation des clients institutionnels qui visaient Ă  contrĂŽler la profession d’avocat dans la Tuni- sie de Ben Ali et de comprendre la signification politique de certaines pratiques et revendications Ă©conomiques de la profession. L’approche est donc celle d’une Ă©co- nomie politique du barreau tunisien. Elle s’appuie sur les donnĂ©es d’une enquĂȘte quantitative et qualitative menĂ©e Ă  une large Ă©chelle auprĂšs des avocats tunisiens en exercice. L’enquĂȘte Elle a Ă©tĂ© effectuĂ©e auprĂšs d’un Ă©chantillon de 626 avocats (environ 10 % de la popula- tion des avocats, stagiaires compris en 2008) reprĂ©sentatif des grandes agglomĂ©rations tunisiennes qui concentrent Ă  elles seules plus de 90 % des avocats 4. Nous avons menĂ© l’enquĂȘte auprĂšs des avocats du Grand Tunis, de Sousse, de Monastir, de Sfax, autre- ment dit les principales agglomĂ©rations de Tunisie. Nous avons Ă©galement rĂ©coltĂ© une vingtaine de questionnaires auprĂšs d’avocats de Siliana, Bizerte, Kairouan et Tataouine. Sur les 626 questionnaires, prĂšs de 500 ont Ă©tĂ© collectĂ©s lors de sĂ©minaires, confĂ©rences et assemblĂ©es gĂ©nĂ©rales organisĂ©s respectivement par le Conseil de l’ordre des avocats, les sections de Tunis, de Sfax et de Sousse. Ensuite, une soixantaine de questionnaires ont Ă©tĂ© distribuĂ©s et rĂ©cupĂ©rĂ©s Ă  Sousse par des Ă©tudiants de l’Institut de comptabilitĂ© et d’administration des entreprises. J’ai moi-mĂȘme fait directement remplir une soixan- taine de questionnaires lors des entretiens qualitatifs effectuĂ©s lors de mes sĂ©jours en Tunisie en 2008 et au premier semestre de l’annĂ©e 2009. Le guide d’entretien se struc- ture, outre les questions d’état civil et de parcours scolaire, autour du domaine d’activitĂ© de l’avocat, de son travail, de sa clientĂšle et de l’organisation de son cabinet. Nous avons Ă©galement posĂ© des questions d’opinion se rapportant au fonctionnement de la justice tunisienne, Ă  la possible concurrence d’autres professions et aux mesures susceptibles d’amĂ©liorer le fonctionnement du barreau. Par ailleurs, de la fin 2005 Ă  2009, chevauchant l’enquĂȘte quantitative, j’ai conduit des entretiens qualitatifs (85) dans lesquels je demandais aux avocats de me parler de leur carriĂšre, de leur pratique professionnelle et de leur perception de la situation de la profession. L’objectif des deux types d’enquĂȘte Ă©tait de recueillir des donnĂ©es permettant de comprendre les logiques politique, Ă©conomique et sociale rĂ©gissant le fonctionnement de la profession. L’échan- tillon constituĂ© dans le cadre de l’enquĂȘte qualitative n’est pas reprĂ©sentatif, mais nous avons tentĂ© de couvrir le spectre des situations socio-Ă©conomiques auxquelles sont confrontĂ©s les avocats tunisiens (la localisation gĂ©ographique des divers cabinets donne un premier indicateur). J’ai interviewĂ© des avocats gĂ©nĂ©ralistes comme des avocats spĂ©- cialisĂ©s dans divers domaines du droit. Mon Ă©chantillon qualitatif comprend 19 avocats spĂ©cialistes (14 en droit des affaires, 2 pĂ©nalistes et 3 avocats dont l’activitĂ© dominante se rapporte respectivement au droit immobilier, aux droits du travail et de la famille), 61 avocats gĂ©nĂ©ralistes, 3 stagiaires rĂ©munĂ©rĂ©s et 2 stagiaires non rĂ©munĂ©rĂ©s. 80 % des avocats rencontrĂ©s sont installĂ©s Ă  Tunis et dans ses banlieues. 3. BĂ©atrice HIBOU, La force de l’obĂ©issance. Économie politique de la rĂ©pression en Tunisie, Paris : La DĂ©- couverte, 2006, p. 142. 4. Nous avons eu recours Ă  la mĂ©thode par quotas. Nous avons utilisĂ© comme premier critĂšre de stratifi- cation les tribunaux prĂšs lesquels les avocats sont inscrits (Cour de cassation, cour d’appel et stagiaire). Ensuite, nous avons tenu compte de la rĂ©partition gĂ©ographique des avocats selon la section oĂč ils sont inscrits (Tunis, Sousse et Sfax). DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 5. É. GOBE 736 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 Dans la Tunisie de Ben Ali, le premier dispositif mis en Ɠuvre ressortissait Ă  l’allocation clientĂ©liste des ressources contrĂŽlĂ©es par l’État : par l’intermĂ©diaire du parti du prĂ©sident de la RĂ©publique, l’oligarchie au pouvoir distribuait aux avocats lui ayant fait allĂ©geance la clientĂšle constituĂ©e par les institutions publiques. En revanche, elle punissait les avocats qui affichaient des vellĂ©itĂ©s d’opposition en les empĂȘchant d’avoir accĂšs Ă  une clientĂšle institutionnelle, publique comme privĂ©e. Un second dispositif ne relevait pas d’une intervention directe de l’État autori- taire. Au contraire, il se caractĂ©risait par une forme de laisser-faire qui servait Ă  la fois de soupape de sĂ»retĂ© et d’instrument de contrĂŽle d’une partie de la profession. Il permettait aux avocats gĂ©nĂ©ralistes les moins pourvus en capital social d’avoir recours Ă  des intermĂ©diaires illĂ©gaux pour constituer leur clientĂšle. Or, ces courtiers chargĂ©s de rabattre les clients vers les avocats Ă©taient souvent des agents de l’appareil rĂ©pressif (policiers, gendarmes, greffiers
). En se mettant dans une situation de dĂ©- pendance, les avocats qui recouraient au service de ces agents s’exposaient ainsi Ă  une Ă©ventuelle punition de la part des pouvoirs publics. Un troisiĂšme dispositif mis en place par le rĂ©gime de Ben Ali Ă©tait d’ordre lĂ©gi- slatif. Il consistait Ă  modeler le territoire professionnel des avocats et des profes- sions voisines en fonction des rapports de force politique et de l’attitude plus ou moins conciliante des instances ordinales vis-Ă -vis du pouvoir politique. Avant d’aborder dans le dĂ©tail ces divers dispositifs, il convient de fournir quel- ques donnĂ©es de cadrage sur les principales modalitĂ©s de la formation des avocats et de l’exercice de la profession dans la Tunisie de Ben Ali. I. Formation des avocats et formes d’exercice de la profession : Ă©lĂ©ments d’analyse Les avocats en Tunisie constituent une profession qui fonctionne selon un mo- dĂšle libĂ©ral et individualiste. La salarisation est quasiment inexistante et les avocats pratiquent massivement Ă  titre individuel (prĂšs de 90 %). Le nombre de sociĂ©tĂ©s d’avocats est trĂšs faible (83 en 2007) et regroupe moins de 10 % des avocats inscrits prĂšs les cours d’appel et de cassation. Par ailleurs, le nombre de salariĂ©s ayant le statut de collaborateur et travaillant au sein de sociĂ©tĂ©s est infime. Ces petites struc- tures avec peu d’associĂ©s ne comptent pas plus de deux ou trois avocats, parfois membres de la mĂȘme famille. Ce sont des entreprises fermĂ©es 5 avec peu d’em- ployĂ©s : 78 % des sociĂ©tĂ©s ont de 1 Ă  4 employĂ©s. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les cabinets tunisiens ont peu de personnel : prĂšs de 80 % disposent soit d’une secrĂ©taire et d’un clerc chargĂ© de faire les courses au tribunal, soit d’une personne qui remplit les deux fonctions. L’immense majoritĂ© des avocats tunisiens sont des gĂ©nĂ©ralistes qui reprĂ©sen- tent Ă  la fois des clients individuels et, dans une moindre mesure, des entreprises et qui pratiquent la plupart des domaines du droit. Seul un cinquiĂšme des avocats se considĂšrent comme des spĂ©cialistes. L’opposition entre avocats gĂ©nĂ©ralistes et avocats spĂ©cialistes et surtout entre les praticiens des affaires et les autres est struc- 5. Leur capital n’est pas destinĂ© Ă  s’ouvrir aux stagiaires. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 6. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 737 Graphique 1. Evolution du nombre d’avocats en Tunisie depuis 1971 (source : annuaires des avocats) turante de la hiĂ©rarchisation du barreau tunisien en termes de revenus. Elle est la consĂ©quence du type de clientĂšle et du domaine de droit pratiquĂ©. La spĂ©cialitĂ© dominante est le droit des affaires (plus de la moitiĂ© des spĂ©cialistes 6), c’est-Ă -dire le domaine du droit qui permet aux avocats de se situer au sommet de la hiĂ©rarchie des chiffres d’affaires 7. Ces derniers constituent le segment dominant du barreau : on verra plus loin qu’ils produisent un discours libĂ©ral et Ă©litiste sur la profession. La profession a connu au cours des 15 derniĂšres annĂ©es une forte massification en raison de la croissance continue du nombre d’étudiants en droit et de la multi- plication des troisiĂšmes cycles juridiques. Le barreau tunisien est devenu au cours des annĂ©es 2000 l’un des principaux dĂ©bouchĂ©s des Ă©tudiants en droit, d’autant que le recrutement des diplĂŽmĂ©s dans la fonction publique s’est fortement tari. Graphique 1 Évolution du nombre d’avocats en Tunisie depuis 1971 Les avocats, comme d’autres professions en Tunisie, sont par consĂ©quent touchĂ©s par la massification du systĂšme de l’enseignement supĂ©rieur : entre 1980 et 1992, le 6. Ensuite, on trouve les spĂ©cialistes en droit immobilier (14 %), en droit pĂ©nal (12 %), en droit civil (9 %), en matiĂšre de statut personnel (5 %) et en droit du travail (5 %). 7. Dans notre enquĂȘte qualitative, nous avons demandĂ© aux avocats rencontrĂ©s de nous communiquer leur chiffre d’affaires. Ce sont, de loin, ceux spĂ©cialisĂ©s en droit des affaires qui enregistrent les chiffres d’affaires les plus Ă©levĂ©s. Au sommet de la pyramide, on trouve quatre des sociĂ©tĂ©s tunisiennes d’avocats les plus importantes, dont le chiffre d’affaires varie entre 1 et 5 millions de dinars tunisiens (DT, 10 dinars Ă©quivalant Ă  peu prĂšs Ă  6 euros). Viennent ensuite huit avocats d’affaires exerçant Ă  titre individuel et un avocat exerçant en sociĂ©tĂ©, avec des chiffres d’affaires oscillant entre 100 000 et 500 000 DT. On notera qu’un spĂ©cialiste en droit immobilier et un en droit du travail s’intercalent dans le classement, avec respec- tivement des chiffres d’affaires de 150 000 et 200 000 DT. Deux avocats membres du parti au pouvoir, le RCD, ont des chiffres d’affaires qui se situent entre 100 000 et 120 000 DT (spĂ©cialitĂ© en droit des affaires avec une dominante dans les assurances). Au bas de l’échelle des chiffres d’affaires des spĂ©cialistes, on trouve deux pĂ©nalistes (100 000 et 60 000 DT) et une spĂ©cialiste en droit de la famille (50 000 DT). Les 43 gĂ©nĂ©ralistes qui nous ont fourni l’information ont gĂ©nĂ©ralement des chiffres d’affaires moins Ă©levĂ©s puisqu’ils s’échelonnent de 10 000 Ă  70 000 DT (le salaire minimum tunisien Ă©tait en 2010 d’environ 300 DT, le salaire moyen d’un enseignant du secondaire en milieu de carriĂšre Ă©tait de 800 DT). Source : Annuaire des avocats. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 7. É. GOBE 738 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 nombre d’avocats s’est accru de 96 %, passant de 707 Ă  1 429 ; puis entre 1992 et 2004, il a augmentĂ© de 200 % ; et entre 2004 et 2008, de plus de 30 % (graphique 1). La popu- lation totale tunisienne n’a Ă©videmment pas crĂ» au mĂȘme rythme que celle des avocats (environ 6 millions d’habitants en 1985 contre prĂšs de 10 millions en 2007). Entre 2008 et le dĂ©but de 2011, le barreau a vu l’inscription de 1 500 avocats sup- plĂ©mentaires. Cet accroissement annuel du nombre d’arrivants s’explique par le caractĂšre peu sĂ©lectif de la filiĂšre. En effet, il existait jusqu’en 2009 deux voies pour accĂ©der Ă  la profession : la voie classique du CAPA, c’est-Ă -dire le certificat d’aptitude Ă  la pro- fession d’avocat, examen passĂ© directement aprĂšs la maĂźtrise ; et celle du DEA, rendu plus aisĂ© par la multiplication des troisiĂšmes cycles de droit en Tunisie. On a donc affaire Ă  une population jeune. Elle est, de plus, en voie de fĂ©minisa- tion. La profession comptait 3 femmes en 1971-1972, contre 35 en 1979-1980 (5 % du total des avocats), 1 136 en 2003-2004 (27 %), et 2 338 en 2008 (37,5 %). Par ail- leurs, les stagiaires 8 constituaient, en 2008, prĂšs de 40 % de la population des avo- cats, plus du tiers de la population totale, ce qui est Ă©norme et contribue Ă  alimen- ter le discours sur la pression que les jeunes avocats exercent sur le marchĂ© des services juridiques. À partir du dĂ©but des annĂ©es 1990, les instances dirigeantes de l’Ordre ont, dans une logique malthusienne, revendiquĂ© l’unification des condi- tions d’accĂšs Ă  la profession pour contrĂŽler les flux d’entrants. Pour ce faire, ils ont exigĂ© la mise en place d’un Institut supĂ©rieur du barreau. Dans l’esprit des reprĂ©- sentants de la profession, cet Ă©tablissement de formation contrĂŽlĂ© par le Conseil de l’ordre devait permettre de durcir les conditions de recrutement. Le projet Ă©laborĂ© en 2004 par les instances dirigeantes de la profession prĂ©voyait des dispositions consacrant l’autonomie de l’Institut Ă  l’égard des pouvoirs publics. Mais la loi votĂ©e par le Parlement le 9 mai 2006 s’est Ă©loignĂ©e du texte Ă©laborĂ© par le Conseil de l’ordre en faisant de l’Institut un Ă©tablissement public placĂ© sous la double tutelle du minis- tĂšre de la Justice et des droits de l’homme et du ministĂšre de l’Enseignement supĂ©- rieur. Ce faisant, les gouvernants ont montrĂ© qu’ils n’étaient pas prĂȘts Ă  dĂ©lĂ©guer la gestion du flux d’avocats et leur formation aux structures dirigeantes de l’Ordre 9. Ils n’avaient pas l’intention de renoncer Ă  la possibilitĂ© de dĂ©terminer les flux d’entrĂ©e dans la profession et d’agir ainsi sur « la production des producteurs »10. Par ailleurs, 42 % des avocats ont exercĂ© une autre profession avant de s’inscrire au tableau de l’Ordre 11. La profession continue d’exercer un pouvoir d’attraction en dĂ©pit de ses difficultĂ©s Ă©conomiques. En effet, les avocats stagiaires qui ont oc- cupĂ© un emploi avant de devenir avocat sont entrĂ©s, pour la majoritĂ© d’entre eux, 8. Le titulaire d’un DEA (mastĂšre) ou du CAPA pouvait jusqu’en 2009 demander Ă  ĂȘtre inscrit au tableau des avocats en exercice en produisant un certificat d’admission de stage dans le cabinet d’un avocat inscrit prĂšs la Cour de cassation ou inscrit prĂšs la cour d’appel depuis au moins trois ans. La durĂ©e du stage est de deux annĂ©es minimum et peut ĂȘtre prolongĂ©e. 9. L’Institut a commencĂ© Ă  fonctionner pendant l’annĂ©e judiciaire 2008-2009. 10. Richard L. ABEL, « Comparative Sociology of Legal Profession », in Richard L. ABEL. et Philip S. C. LEWIS (eds.), Lawyers in Society, vol. 3 : Comparative Theories, Berkeley : University of California Press, 1989, p. 80- 153. 11. Source : enquĂȘte Éric Gobe, 2008-2009. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 8. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 739 dans la profession en raison du manque de perspectives professionnelles. Contrai- rement Ă  leurs aĂźnĂ©s, ils commencent leur vie professionnelle par une longue pĂ©- riode de chĂŽmage ou en occupant des emplois instables dans les secteurs privĂ© et public 12. Tenter sa chance au barreau apparaĂźt alors aux diplĂŽmĂ©s en droit comme une solution alternative. De leur cĂŽtĂ©, les plus anciens avocats, ceux inscrits prĂšs la Cour de cassation, ont pour 60 % d’entre eux occupĂ© un emploi dans le secteur public avant de devenir avocats : l’intĂ©gration au barreau leur a souvent permis d’accĂ©der tout Ă  la fois Ă  plus d’autonomie et Ă  des revenus financiers supĂ©rieurs Ă  leur salaire antĂ©rieur 13. Ils ont pu Ă©galement convertir en clientĂšle le capital social accumulĂ© pendant leur exercice professionnel dans le secteur public. Mais il convient de noter que certains se sont vus Ă©cartĂ©s de l’accĂšs au contentieux des institutions et entreprises publi- ques Ă  la suite de prises de position plus ou moins critiques Ă  l’égard du rĂ©gime de Ben Ali. Un membre d’un parti d’opposition reconnu, le Tajdid (l’ancien Parti communiste tunisien), avocat depuis dix ans, Ă©voque l’impossibilitĂ© pour les oppo- sants de reprĂ©senter les institutions publiques sous Ben Ali : J’ai participĂ© Ă  des Ă©lections dans les annĂ©es 1990. J’ai Ă©tĂ© un peu sanctionnĂ©, mais je n’ai pas Ă©tĂ© licenciĂ©, on m’a enlevĂ© quelques avantages. Finalement, le marchĂ© des avocats est trĂšs contrĂŽlĂ©. À titre d’exemple, j’ai Ă©tĂ© directeur juridique Ă  la SĂ©curitĂ© so- ciale. Ça fait 10 ans que je suis parti et je n’ai pas eu une seule affaire de cette boĂźte. Parce que ces dĂ©cisions-lĂ  sont prises Ă  un certain niveau 14. Pour les avocats engagĂ©s dans l’opposition, le barreau a pu constituer un refuge pour Ă©chapper aux sanctions professionnelles ou disciplinaires prises par l’employeur public. En effet, plusieurs militants connus pour leur engagement contre le rĂ©gime de Bourguiba et ayant perdu leur emploi dans le secteur public ou dans les mĂ©dias en raison de leurs activitĂ©s syndicale et politique sont devenus avocats 15. Ces derniers exemples montrent combien l’avocature Ă©tait considĂ©rĂ©e par les gouvernants comme un secteur professionnel sensible qu’il convenait, dans la mesure du possible, de contrĂŽler. Pour ce faire, les autoritĂ©s rĂ©compensaient et sanctionnaient les uns et les autres dans une logique clientĂ©liste. 12. Sur l’ampleur du chĂŽmage des diplĂŽmĂ©s et les difficultĂ©s d’insertion sur le marchĂ© de l’emploi, il convient de consulter la derniĂšre enquĂȘte de la Banque mondiale sur la dynamique de l’emploi des jeunes en Tunisie. Elle montre que le chĂŽmage affecte de plus en plus les diplĂŽmĂ©s du supĂ©rieur (leur nombre a presque doublĂ© en 10 ans ; ils Ă©taient 336 000 au cours de l'annĂ©e 2006-2007 contre 121 800 en 1996-1997). C’est dans les filiĂšres du tertiaire (gestion, finances, droit) que le taux de chĂŽmage est le plus Ă©levĂ©, attei- gnant 68 % pour les titulaires d’une maĂźtrise en droit, 18 mois aprĂšs l’obtention de leur diplĂŽme. Cf. le document conjoint : BANQUE MONDIALE et MINISTÈRE TUNISIEN DE L’EMPLOI ET DE L’INSERTION PROFESSIONNELLE DES JEUNES, Dynamique de l’emploi et adĂ©quation de la formation parmi les diplĂŽmĂ©s universitaires, vol. 1 : Rapport sur l’insertion des diplĂŽmĂ©s de l’annĂ©e 2004, Tunis, 2008. 13. Source : enquĂȘte Éric Gobe, 2008-2009. 14. Entretien, mai 2008. 15. Tel est le cas de trois des avocats que nous avons rencontrĂ©s : l’un est un ancien journaliste, membre de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) ; le second Ă©tait cadre dans une compagnie d’assurances, militant d’extrĂȘme gauche et membre de l’UGTT ; le troisiĂšme Ă©tait enseignant et militant au sein du syndi- cat de l’enseignement secondaire de l’UGTT. On notera que ces trois personnalitĂ©s sont liĂ©es par des rela- tions amicales, professionnelles et politiques trĂšs Ă©troites. Les deux premiers sont associĂ©s dans le mĂȘme cabinet d’avocats et le dernier a Ă©tĂ© leur stagiaire. Tous trois sont membres de longue date de la LTDH (entretiens rĂ©alisĂ©s en novembre 2005 et en novembre 2006). DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 9. É. GOBE 740 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 II. De la clientĂ©lisation de la profession L’État autoritaire rĂ©gulait pour partie directement la distribution de la clientĂšle aux avocats en fonction de critĂšres politiques. En effet, par le biais du parti-État, le Rassemblement constitutionnel dĂ©mocratique (RCD, dont le prĂ©sident n’était autre que le chef de l’État), les gouvernants distribuaient en prioritĂ© aux professionnels qui les servaient la reprĂ©sentation des institutions de l’État et des entreprises publiques. Plusieurs avocats interrogĂ©s, qu’ils soient membres de l’opposition ou se dĂ©cri- vant comme « professionnels », parlaient, Ă  propos de la distribution des reprĂ©sen- tations des sociĂ©tĂ©s publiques et du contentieux de l’État par le RCD, de « grande samsara » (al-samsara al-koubra) 16. Le bureau politique du parti servait d’inter- mĂ©diaire, de courtier (samsar) entre les avocats, les patrons du secteur public et les gouvernants (le prĂ©sident de la RĂ©publique et son entourage) en fixant les listes des avocats autorisĂ©s Ă  reprĂ©senter les institutions Ă©tatiques. Les hiĂ©rarques du parti, et plus particuliĂšrement le prĂ©sident de la RĂ©publique, accordaient aux « avocats mĂ©- ritants » gratifications matĂ©rielles et symboliques. Pour ĂȘtre inscrit sur ces listes, il fallait au minimum ĂȘtre un membre actif de la cellule professionnelle des avocats, la khaliyya. Cette derniĂšre, qui dĂ©pendait directement du bureau politique du RCD et du prĂ©sident Ben Ali, n’était pas soumise, contrairement aux autres cellules du parti, Ă  la rĂšgle de l’élection 17. Par l’intermĂ©diaire de ce clientĂ©lisme institutionnalisĂ©, symptĂŽme de l’étati- sation de la sociĂ©tĂ© 18, le rĂ©gime s’assurait du soutien politique d’une partie de la profession en contrepartie de gratifications matĂ©rielles. Les trois quarts des avocats rencontrĂ©s dĂ©nonçaient l’existence d’un monopole des avocats membres du RCD sur le contentieux du secteur public. Mais quelques- uns des avocats sans affiliation partisane (3,5 %) avaient accĂšs au contentieux de l’État et des sociĂ©tĂ©s publiques (tableau 1). Dans notre Ă©chantillon, Ă  l’exception d’un membre du Mouvement des dĂ©mo- crates socialistes, l’un des partis de l’opposition faire-valoir satellisĂ© par le pouvoir prĂ©sidentiel 19, les avocats membres de l’opposition lĂ©gale n’avaient pas affaire Ă  des sociĂ©tĂ©s publiques ou Ă  des administrations. Pour autant, appartenir au RCD ne signifiait pas nĂ©cessairement avoir des insti- tutions publiques dans sa clientĂšle puisque plus de 40 % des avocats membres du parti prĂ©sidentiel avaient uniquement des individus ou des sociĂ©tĂ©s privĂ©es dans leur portefeuille 20. Certains jeunes avocats membres du RCD espĂ©raient accĂ©der aux institutions publiques, mais se plaignaient qu’au sein du parti certains dispo- 16. Abderraouf AYADI, « Les informations dignes de foi concernant les tribulations des avocats », document (en arabe) non publiĂ©. L’auteur (avocat militant d’extrĂȘme gauche) distribuait son texte dans l’hĂŽtel oĂč se dĂ©roulait l’élection du bĂątonnier de l’Ordre des avocats le 20 juin 2010. 17. Chawki TABIB, Avocats et politique en Tunisie. Étude empirique, mĂ©moire de mastĂšre en sciences politi- ques, FacultĂ© de droit et de sciences politiques de Tunis, 2006, p. 50-51. 18. Jean-Yves DORMAGEN, Logiques du fascisme. L’État totalitaire en Italie, Paris : Fayard, 2008, p. 210-252. 19. Michel CAMAU et Vincent GEISSER, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba Ă  Ben Ali, Paris : Presses de Sciences Po, 2003. 20. Le pourcentage est encore plus Ă©levĂ© si l’on inclut les stagiaires (prĂšs de 60 %). DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 10. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 741 sent d’un monopole sur la reprĂ©sentation de l’administration et des entreprises Ă©tatiques 21. Tableau 1 Part du secteur public dans le chiffre d’affaires des avocats inscrits prĂšs la Cour d’appel et de cassation selon l’appartenance ou non au RCD (en %, n = 369) Part du secteur public dans le chiffre d’affaires Sans affiliation partisane ou membre d’un parti de l’opposition Membre du RCD Total 61 Ă  80 % 0 1,5 0,5 41 Ă  60 % 0 9 1,5 21 Ă  40 % 0,5 23 4 5 Ă  20 % 3 25 7 0 % 96,5 41,5 87 Total 100 100 100 Source : enquĂȘte Éric Gobe 2008-2009. Le bureau politique du RCD procĂ©dait Ă  la sĂ©lection des avocats membres de la cellule qui pouvaient bĂ©nĂ©ficier de la manne publique. Pour prĂ©tendre Ă  ce privi- lĂšge, l’avocat membre du RCD devait avoir des Ă©tats de service suffisants. Lors d’une premiĂšre Ă©tape, il convenait d’ĂȘtre un militant actif de la khaliyya, autrement dit de participer aux activitĂ©s associatives du parti pour faire la preuve de son allĂ©- geance et espĂ©rer ainsi voir Ă  l’avenir une institution publique recourir Ă  ses servi- ces 22. Les militants du RCD adhĂ©raient d’ailleurs aux associations non profession- nelles dans des proportions plus grandes que les avocats membres d’un mouve- ment d’opposition ou sans appartenance partisane (tableau 2). Celles-ci Ă©taient pour la plupart des organisations satellites du parti prĂ©sidentiel 23. Ainsi se jouait une compĂ©tition fĂ©roce entre les jeunes membres du RCD qui s’efforçaient d’obtenir une clientĂšle privilĂ©giĂ©e. Ceux qui pouvaient avoir recours au parrainage d’un hiĂ©rarque du parti ou mieux encore du prĂ©sident de la RĂ©publi- que ou de son entourage familial voyaient leur clientĂšle publique grossir 24. Au patronage de l’appareil partisan se superposait celui plus personnalisĂ© des « hom- mes forts » du rĂ©gime de Ben Ali. 21. Entretien avec un jeune avocat membre du RCD, avocat prĂšs la cour d’appel depuis moins d’un an, octobre 2009. 22. Id. 23. Ce que les Tunisiens appelaient sur le mode humoristique les « OVG » (organisations vraiment gouver- nementales). On citera Ă  titre d’exemples, l’Association de dĂ©veloppement du micro-crĂ©dit, l’Association des mĂšres tunisiennes, l’Association de soutien aux handicapĂ©s, l’Association de dĂ©veloppement de la ville de Kairouan, l’association Avocats sans frontiĂšres, etc. 24. Abderraouf AYADI, « Les informations dignes de foi concernant les tribulations des avocats », op. cit. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 11. É. GOBE 742 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 Tableau 2 Taux d’adhĂ©sion Ă  une association non professionnelle selon son appartenance au RCD (n = 613) Sans affiliation partisane ou membre d’un parti de l’opposition Membre du RCD Total Non-affiliation Ă  une association 80 59 77 Affiliation Ă  une association 20 41 23 Total 100 100 100 Source : enquĂȘte Éric Gobe 2008-2009. L’exercice de hautes fonctions au sein de la khaliyya permettait de transformer les ressources politiques en clientĂšle. Il faisait du membre du parti-État un notable que le justiciable voyait comme une personnalitĂ© disposant de relations suscepti- bles de faire aboutir positivement son affaire. Un des avocats les plus en vue de la « cellule » Ă©voque le lien Ă©troit qui le lie avec sa rĂ©gion d’origine. Ses clients se dĂ©- plaçaient pour lui rendre visite Ă  Tunis et s’attacher ses services : C’est mon terroir. Tout le monde me connaĂźt, j’ai Ă©tĂ© dĂ©putĂ© de K. pendant trois mandats. On vient me voir de chez moi. Les gens ont confiance en moi, ils me connaissent personnellement. On vient me voir surtout pour des affaires criminel- les 25. Un autre membre du RCD, ancien haut responsable de la cellule, explique com- ment la composition de sa clientĂšle a Ă©voluĂ© : Au dĂ©but de ma carriĂšre, mes clients c’était surtout des personnes du privĂ©. Je n’avais pas beaucoup travaillĂ© le pĂ©nal. Mon patron de stage faisait beaucoup de civil et de contrats, des contrats de la conservation fonciĂšre. C’était des individus. Ça s’est renversĂ© maintenant, je n’ai plus de privĂ©s, je travaille beaucoup avec des sociĂ©tĂ©s pu- bliques, des assurances. J’ai fait une annĂ©e de gouverneur, juste aprĂšs j’ai fait deux mandats de l’AssemblĂ©e nationale, c’est-Ă -dire 10 ans de dĂ©putĂ©. J’ai connu beaucoup de monde dans toute la sociĂ©tĂ© tunisienne. Chez les pauvres comme chez les moins pauvres. Ensuite, je me suis introduit dans le sport, j’ai fait trois fois prĂ©sident de la FĂ©dĂ©ration de [...]. Tout cela a crĂ©Ă© un environnement favorable autour de ma per- sonne 26. Par ailleurs, les « grands » praticiens du droit des affaires ayant crĂ©Ă© des sociĂ©tĂ©s d’avocats avaient, parmi leurs associĂ©s, un membre du RCD. Mais ce n’était pas dans l’optique de se voir allouer une clientĂšle d’entreprises publiques par le parti- État. L’associĂ©, membre du RCD, constituait une assurance contre une Ă©ventuelle intrusion du pouvoir politique dans les affaires du cabinet et jouait le rĂŽle d’un 25. Entretien, octobre 2009. Cet avocat rĂ©alisait en 2009 plus de la moitiĂ© de son chiffre d’affaires avec des entreprises publiques. 26. Id. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 12. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 743 intermĂ©diaire facilitant le contact avec une clientĂšle internationale 27. Autrement dit, pour accumuler leurs ressources Ă©conomiques, les cabinets d’avocats d’affaires devaient au minimum afficher leur neutralitĂ© vis-vis du pouvoir politique. Les pres- sions amicales exercĂ©es sur certains clients et les Ă©ventuelles interventions des « services fiscaux » 28 incitaient ces avocats (pas seulement eux d’ailleurs) Ă  cher- cher un « accommodement nĂ©gociĂ© » avec les gouvernants 29. Les cadres de la cellule Ă©taient rĂ©guliĂšrement rĂ©compensĂ©s pour les services rendus aux gouvernants. Ils se retrouvaient Ă©lus ou nommĂ©s au Parlement Ă  un moment ou Ă  un autre de leur carriĂšre. En 2006, le prĂ©sident de la RĂ©publique avait nommĂ© plusieurs cadres de la khaliyya au sein de la toute nouvelle Chambre des conseillers, innovation institutionnelle crĂ©ant une seconde chambre au Parlement, destinĂ©e Ă  Ă©largir les bases du clientĂ©lisme d’État tunisien 30. Certains membres de la khaliyya ont Ă©tĂ© nommĂ©s gouverneurs, tandis que d’autres ont Ă©tĂ© Ă©lus sur les listes du RCD Ă  la Chambre des dĂ©putĂ©s lors des derniĂšres Ă©lections lĂ©gislatives de 2009. Par consĂ©quent, appartenir Ă  l’encadrement de la khaliyya permettait de connaĂźtre, en moins d’une dizaine d’annĂ©es gĂ©nĂ©ralement, une ascension sociale et une rĂ©ussite professionnelle dĂ©bouchant sur un accroissement de ses ressources financiĂšres. Toutefois, pour se voir ainsi rĂ©compensĂ©, il convenait d’exĂ©cuter les directives du prĂ©sident la RĂ©publique et de participer ainsi aux mĂ©canismes de discipline et de surveillance mis en place par les gouvernants. Comptant, semble-t-il, environ 500 membres en 2009 31, la cellule opĂ©rait aussi bien Ă  l’étranger que sur le territoire national. À l’étranger, les membres de la kha- liyya Ă©taient chargĂ©s de dĂ©fendre l’image du rĂ©gime, notamment lors des confĂ©ren- ces et symposiums organisĂ©s par les associations arabes et internationales d’avo- cats. Il s’agissait de surveiller les activitĂ©s des reprĂ©sentants Ă©lus de l’Ordre prĂ©sents Ă  ces confĂ©rences et symposiums, notamment ceux affichant une Ă©tiquette d’oppo- sants, pour Ă©ventuellement les contredire lorsque le besoin s’en faisait sentir 32. Sur le territoire tunisien, les membres de la cellule dĂ©ployaient leur action afin de s’opposer aux vellĂ©itĂ©s d’indĂ©pendance de l’Ordre en tentant de faire Ă©lire au poste de bĂątonnier et au Conseil de l’ordre les candidats du RCD ou, tout au moins, des personnalitĂ©s proches du parti prĂ©sidentiel et, faute de mieux, des avocats Ă  mĂȘme d’afficher une « neutralitĂ© » Ă  l’égard du pouvoir. 27. Ces avocats sont amenĂ©s Ă  traiter des dossiers se rapportant aux investissements internationaux, aux privatisations, aux appels d’offre internationaux ou encore Ă  l’arbitrage, etc. 28. BĂ©atrice HIBOU, « “Nous ne prendrons jamais le maquis”. Entrepreneurs et politique », Politix, 21 (84), 2008, p. 115-141 (voir p. 118). 29. BĂ©atrice HIBOU, La force de l’obĂ©issance. Économie politique de la rĂ©pression en Tunisie, op. cit. 30. Cf. Abdelwahab HANI, « Qui trouve-t-on dans la liste clientĂ©liste du prĂ©sident ? », <http://nawaat.org/portail/2005/08/01/que-trouve-t-on-dans-la-liste-clienteliste-du-president/> consultĂ© le 2 mai 2006. 31. Nous n’avons pas eu accĂšs Ă  des statistiques officielles. C’est le chiffre que donnaient souvent tant les opposants que les membres du RCD rencontrĂ©s. 32. Abderraouf AYADI, « La cellule des avocats : mission sĂ©curitaire », <http://ayadi.messagemonster.com> consultĂ© le 6 janvier 2005 (en arabe). DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 13. É. GOBE 744 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 Last but not least, les avocats du parti prĂ©sidentiel Ă©taient utilisĂ©s par le pouvoir aux fins d’instrumentalisation de l’institution judiciaire. Ils Ă©taient chargĂ©s de saisir la justice et d’utiliser l’arme de la procĂ©dure pour limiter autant que faire se peut toute volontĂ© d’émancipation trop forte. L’objectif Ă©tait de faire condamner les dirigeants de l’Ordre ayant des postures contestataires. Cette technique de domes- tication des institutions de la « sociĂ©tĂ© civile » avait l’avantage de participer Ă  la fiction de l’existence d’un État de droit puisque c’était des membres de l’organi- sation qui saisissaient la justice et que les procĂ©dures engagĂ©es en justice se rappor- taient Ă  des affaires internes concernant lesdits membres. Si les avocats du parti-État avaient un quasi-monopole sur la reprĂ©sentation des sociĂ©tĂ©s publiques, ceux qui affichaient leur opposition au pouvoir du prĂ©sident Ben Ali avaient une clientĂšle composĂ©e uniquement d’individus. Leur engagement politique n’avait pas du tout le mĂȘme caractĂšre que celui des avocats du RCD. Bien au contraire, il avait un coĂ»t financier et prolongeait dans leur engagement profes- sionnel leur militantisme politique oppositionnel dans l’extrĂȘme gauche ou l’islam politique 33. Cette situation les cantonnait Ă  certains domaines du droit (principa- lement le statut personnel, la rĂ©daction de contrats immobiliers, le droit du travail et le droit pĂ©nal) et les excluait du champ du droit des affaires. Ces avocats oppo- sants Ă©taient gĂ©nĂ©ralement conduits Ă  s’engager dans des procĂšs pĂ©naux Ă  conno- tation politique : Je suis comme un mĂ©decin gĂ©nĂ©raliste. Les trois quarts de ma clientĂšle, ce sont mes amis et des parents qui ont des affaires. Ensuite, je dĂ©fends les syndicalistes ren- voyĂ©s, c’est-Ă -dire que je fais un peu de droit du travail et que je plaide devant les prud’hommes. D’un point de vue matĂ©riel, je suis restĂ© un professeur d’enseignement secondaire. Heureusement que ma femme travaille. Mais tout ça m’a fait gagner en indĂ©pendance. Ce qui m’a fait remarquer, ce sont les plaidoiries politiques qui sont toujours poussĂ©es face au juge. Je le mets devant ses responsabilitĂ©s. La procĂ©dure est nulle, le fonds est politique, la torture est prĂ©sente. Mais dans les procĂšs politiques, je ne demande pas d’honoraires 34. Pour autant, peut-on considĂ©rer que l’activitĂ© de ces avocats engagĂ©s dans l’opposition au rĂ©gime de Ben Ali relevait de la problĂ©matique du cause lawyering ? Cette notion, qui s’est particuliĂšrement dĂ©veloppĂ©e Ă  partir des annĂ©es 1970 Ă  me- sure que s’affirmaient des droits subjectifs tels que le droit des femmes, le droit des consommateurs, ou encore le droit de l’environnement, etc. 35, est utilisĂ©e par les auteurs « comme une catĂ©gorie et comme un outil analytique permettant Ă  la fois 33. Nous avons rencontrĂ© 13 avocats membres de l’opposition : 4 d’obĂ©dience islamiste et 9 de gauche ou d’extrĂȘme gauche. 34. Les avocats opposants se situaient dans la tranche la plus basse des chiffres d’affaires (de 10 000 Ă  30 000 DT). 35. Austin SARAT et Stuart A SCHEINGOLD (eds.), Cause Lawyering: Political Commitments and Professional Responsibilities, New York : Oxford University Press, 1998 ; ID. (eds.), The Worlds Cause Lawyers Make: Structure and Agency in Legal Practice, Stanford (Ca.) : Stanford Law and Politics, 2005 ; ID. (eds.), Cause Lawyering and the State in a Global Era, New York : Oxford University Press, 2001. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 14. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 745 de dĂ©limiter une population de juristes et un type d’activitĂ©s spĂ©cifiques, orientĂ©es vers une cause politiquement ou socialement marquĂ©e » 36. Les avocats tunisiens opposants sous Ben Ali se situent, Ă  cet Ă©gard, dans un en- tre-deux, relevant Ă  la fois des « avocats politiques » dĂ©crits par Lucien Karpik et Terence Haliday 37 et des cause lawyers. Certes, leur activitĂ© politique militante est alors indissociable de leur activitĂ© professionnelle, car ils plaident systĂ©matique- ment lors des procĂšs politiques. Utilisant leurs compĂ©tences professionnelles au service d’une « cause autre que – ou plus grande que – celle des intĂ©rĂȘts de leurs clients afin de remettre en cause certains aspects du statu quo » 38, ils se distinguent de leurs confrĂšres « traditionnels » qui ajustent leurs « pratiques de maniĂšre Ă  s’adapter aux besoins du client dans le cadre des rapports de pouvoir existants » 39 . Mais leurs plaidoiries devant les tribunaux ont une visĂ©e plus gĂ©nĂ©rale que la dĂ©- fense d’une cause : leur objectif est alors de dĂ©fendre les valeurs libĂ©rales revendi- quĂ©es par la profession en se centrant sur la dĂ©fense des « droits individuels » et des « libertĂ©s fondamentales » 40 (dĂ©nonciation de la torture, du non-respect des procĂ©- dures, des lois liberticides comme celle sur le terrorisme, etc.) contre l’arbitraire de l’État autoritaire. Si, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, ils se constituent plus facilement pour des justiciables appartenant Ă  des catĂ©gories dominĂ©es, ils ne sont pas pour autant spĂ©cialisĂ©s dans la dĂ©fense d’une cause particuliĂšre. Les contraintes imposĂ©es par le pouvoir ont pu conduire les avocats politiques Ă  une forme de spĂ©cialisation dans le domaine pĂ©nal. Un ancien cadre du parti isla- miste Ennahda est devenu pĂ©naliste aprĂšs sa sortie de prison dans les annĂ©es 1990. En effet, le contexte de coercition du dĂ©but de la dĂ©cennie 1990 avait suscitĂ© la peur de sa « clientĂšle civile ». Les individus qui venaient, avant son arrestation, lui confier des affaires civiles, ainsi que toutes les sociĂ©tĂ©s de son portefeuille, avaient dĂ©sertĂ© le cabinet. Avant d’entrer en prison, j’avais des sociĂ©tĂ©s avec lesquelles je travaillais. Je faisais surtout du civil, assez peu de pĂ©nal. Je n’étais pas pĂ©naliste. J’avais une grosse clien- tĂšle avec des sociĂ©tĂ©s et des personnes physiques. Lorsque je suis sorti de prison, plus personne n’osait me donner ses affaires civiles. Je suis islamiste, j’étais attaquĂ© par le pouvoir, ils avaient peur pour leurs intĂ©rĂȘts. Qui est venu me voir ? Les gens qui connaissaient mon nom, des gens qui me respectaient pour mes convictions religieu- ses et politiques ou des gens qui n’avaient rien Ă  perdre, c’est-Ă -dire les gens qui ont 36. Liora ISRAËL, « PrĂ©sentation du dossier “La justice comme espace politique. Trois Ă©tudes de cas : IsraĂ«l, Inde, Argentine” », Droit et SociĂ©tĂ©, 55, 2003, p. 600. En français, on pourra consulter Ă©galement, de ce mĂȘme auteur : ID., « Usages militants du droit dans l’arĂšne judiciaire : le cause lawyering », Droit et SociĂ©tĂ©, 49, 2001, p. 793-824 ; ID., L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, 2009. 37. Terence C. HALLIDAY, Lucien KARPIK et Malcom M. FEELEY, « Legal Complex and Struggles for Political Liberalism », in ID., Fighting for Political Freedom. Comparative Studies of the Legal Complex and Political Liberalism, Oxford, Portland (Ore.) : Hart, coll. « OnĂŁti International Series in Law and Society », 2007, p. 1- 40. 38. Lisa HAJJAR, « From the Fight for Legal Rights to the Promotion of Human Rights. Israeli and Palestinian Cause Lawyers in the Trenches of Globalization », in Austin SARAT et Stuart A. SCHEINGOLD (eds.), Cause Lawyering and the State in a Global Era, Oxford, New York : Oxford University Press, 2001, p. 68. 39. Ibid. 40. Lucien KARPIK, « Les professions libĂ©rales sont-elles solubles dans le marchĂ© ? », in Thomas LE BIANIC et Antoine VION (dir.), Action publique et lĂ©gitimitĂ©s professionnelles, Paris : LGDJ, 2008, p. 284. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 15. É. GOBE 746 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 des affaires pĂ©nales, qui n’ont pas d’intĂ©rĂȘts Ă  perdre. Il y avait des gens qui Ă©taient ignorants du danger encouru. Ce sont des Tunisiens de la basse classe, du peuple, ce sont ceux qui sont plus impliquĂ©s que d’autres dans les affaires pĂ©nales, les pauvres. Mais ce sont des clients passagers, parce que celui qui passe dans votre Ă©tude pour une affaire de vol, de vol qualifiĂ© ou de meurtre, ce n’est pas un client permanent. Il ne passe qu’une fois, deux fois ou trois fois en cas de rĂ©cidive. Ce sont toujours des nouveaux qui passent me voir. J’ai quelques clients qui reviennent parce qu’ils ont des affaires de divorce ou de pension alimentaire, des affaires sociales ; ils reviennent me voir, c’est le paquet de clients qui reste attachĂ© Ă  l’étude 41. Outre les pressions sur la clientĂšle, les autoritĂ©s utilisaient rĂ©guliĂšrement l’arme fiscale contre les avocats militants de l’opposition : l’ensemble des dĂ©fenseurs mili- tants rencontrĂ©s avaient vu, entre 2005 et 2008, les inspecteurs des impĂŽts leur rendre visite et opĂ©rer un redressement fiscal. III. « Petite samsara » et contrĂŽle social de la profession Si le contrĂŽle fiscal faisait partie de la panoplie des outils utilisĂ©s par le rĂ©gime de Ben Ali pour « surveiller et punir » les avocats rĂ©calcitrants, le pouvoir disposait aussi de moyens indirects, mais non moins efficaces, de contrĂŽle de la profession. Il laissait se dĂ©velopper une pratique illĂ©gale de la profession chez les avocats gĂ©nĂ©ra- listes traitant de « petites affaires » banalisĂ©es, notamment au pĂ©nal. Ils recouraient au service de samsars, autrement dit d’agents mandatĂ©s officieusement qui, en violation de la loi, font du racolage et alimentent en clientĂšle certains avocats. Cette forme de courtage illĂ©gal, dĂ©nommĂ© par nos enquĂȘtĂ©s « petite samsara » (al- samsara al-soughra) n’est pas de mĂȘme nature que la « grande samsara » exercĂ©e par le parti-État. Mais l’État autoritaire, en tolĂ©rant le dĂ©veloppement de cette pra- tique professionnelle, se donnait les moyens de sanctionner lĂ©galement les avocats qui auraient eu des vellĂ©itĂ©s de protestation. Nous n’avons pas de donnĂ©es quantitatives sur la pratique de la petite samsara (et pour cause !), mais elle Ă©tait perçue comme un phĂ©nomĂšne gangrĂ©nant la pro- fession. Elle prĂ©occupait au plus haut point les avocats tunisiens qui y voyaient une forme de concurrence dĂ©loyale : prĂšs de 90 % des avocats interrogĂ©s dans le cadre de l’enquĂȘte quantitative pensaient que la samsara Ă©tait un problĂšme pour la pro- fession. Par delĂ  le cas spĂ©cifique de la Tunisie sous la prĂ©sidence Ben Ali, les courtiers constituent une ressource sociale pour les avocats qui en sont initialement peu dotĂ©s. Ces derniers pallient ainsi la faiblesse de leurs ressources sociales initiales 42 41. Entretien avec un avocat pĂ©naliste, ancien cadre d’Ennahda, octobre 2008. 42. Au sens oĂč l’entend Nan LIN,« Les ressources sociales : une thĂ©orie du capital social », Revue française de sociologie, 36 (4), 1995, p. 685-704 (voir p. 687). Il dĂ©finit les ressources comme « des biens dont la valeur est dĂ©terminĂ©e socialement et dont la possession permet Ă  l’individu de survivre ou de prĂ©server des ac- quis ». Ce faisant, Nan Lin dĂ©veloppe une thĂ©orie qui se concentre sur les ressources contenues dans le rĂ©seau social et « sur la maniĂšre dont l’action individuelle bĂ©nĂ©ficie de l’accĂšs et de l’utilisation de ces ressources ». Par consĂ©quent, « le capital social est l’investissement d’un individu dans ses relations avec les autres » (p. 701). Dans la mesure oĂč Nan Lin considĂšre que les ressources sociales constituent l’« Ă©lĂ©ment central du capital social », nous utiliserons l’un pour l’autre. Par ailleurs, nous considĂ©rons que les ressour- ces politiques constituent une espĂšce particuliĂšre de capital social dans la mesure oĂč ce sont des moyens DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 16. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 747 en dĂ©veloppant un type d’échange clandestin avec diverses catĂ©gories d’individus gravitant autour des tribunaux. Cette pratique est le propre des barreaux oĂč le mar- chĂ© est particuliĂšrement concurrentiel et volatil. La distinction opĂ©rĂ©e par Lucien Karpik entre une concurrence par la qualitĂ© et une concurrence par les prix pour analyser le fonctionnement du marchĂ© des avocats permet de comprendre le dĂ©ve- loppement de la samsara, elle-mĂȘme rĂ©vĂ©latrice de la marchandisation d’un espace intermĂ©diaire entre l’avocat et le client. Dans le premier cas de figure, l’offre des services juridiques est diversifiĂ©e en fonction des qualitĂ©s, et par consĂ©quent le choix d’un avocat par le client s’opĂšre par « un jugement dont la validitĂ© dĂ©pend des mĂ©ca- nismes qui, comme le rĂ©seau et la confiance, permettent de rĂ©duire l’incertitude de la qualitĂ© » 43. Dans le second cas, « le prix reprĂ©sente le seul trait diffĂ©rentiel, et ses variations assurent l’ajustement rĂ©ciproque de l’offre et de la demande » 44. Dans la Tunisie de Ben Ali, cette forme de concurrence touchait, au premier chef, le seg- ment dominĂ© de la profession, c’est-Ă -dire le « bas barreau » tunisien oĂč le nombre de jeunes avocats confrontĂ©s Ă  la recherche d’une clientĂšle individuelle avait explo- sĂ© depuis le dĂ©but des annĂ©es 1990. Elle Ă©tait particuliĂšrement prĂ©sente en Tunisie, comme sous d’autres cieux, dans des domaines du droit peu prestigieux (le petit pĂ©nal) et concernait des dossiers simples Ă  traiter relevant pour la plupart des acci- dents de la route 45. L’accroissement de la concurrence exerçait une pression Ă  la baisse des hono- raires dans les affaires les plus simples. Sept avocats gĂ©nĂ©ralistes sur dix se plai- gnaient des clients nomades qui faisaient le tour des cabinets pour se renseigner sur les tarifs pratiquĂ©s : GĂ©nĂ©ralement, un client vient dans ton cabinet, il a une affaire pas trĂšs compli- quĂ©e. J’ai eu rĂ©cemment un client qui est venu pour une centaine de chĂšques im- payĂ©s. Il s’était renseignĂ© avant sur les tarifs et m’a fait comprendre qu’il irait voir quelqu’un d’autre si besoin parce qu’il savait que c’était une affaire assez facile et qu’il allait pouvoir faire travailler l’affaire Ă  60 DT au lieu de 150 DT. LĂ , on nĂ©gocie. On peut descendre jusqu’à 100 DT ; en dessous, c’est vraiment une misĂšre 46. Mais le recours par les avocats Ă  ce type particulier de courtiers n’est pas le pro- pre de la Tunisie de Ben Ali. Jerome E. Carlin 47, dans son Ă©tude classique sur les avocats de Chicago exerçant Ă  titre individuel, dĂ©crit les relations de courtage entre les avocats et divers intermĂ©diaires dans le domaine des accidents de la route : certains avocats ont dĂ©veloppĂ© des rĂ©seaux de contacts au sein des forces de police et du corps mĂ©dical travaillant dans les hĂŽpitaux pour approcher le plus rapide- mobilisables, plus prĂ©cisĂ©ment des relations dans la sphĂšre politique, susceptibles d’augmenter les chances pour l’individu d’atteindre un objectif, en l’occurrence de constituer une clientĂšle. 43. Lucien KARPIK, Les avocats. Entre l’État, le public et le marchĂ© (XIII e -XX e siĂšcle), Paris : Gallimard, 1995, p. 273. 44. Lucien Karpik (ibid., p. 275) prĂ©cise que la concurrence par les prix s’impose lorsque le service proposĂ© est standardisĂ©. 45. Ibid., p. 275. 46. Entretien avec un avocat gĂ©nĂ©raliste au chiffre d’affaires de 30 000 DT, octobre 2008. 47. Jerome E. CARLIN, Lawyers on their Own. A Study of Individual Practitioners in Chicago, New Brunswick (N.J.) : Rutgers University Press, 1962, p. 87 DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 17. É. GOBE 748 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ment possible les victimes d’accidents de la circulation et leur faire signer un contrat de reprĂ©sentation avec un avocat donnĂ©. De son cĂŽtĂ©, J. S. Gandhi 48 a, dans sa thĂšse, analysĂ© les liens entre la rĂ©ussite professionnelle de certaines catĂ©gories d’avocats indiens et le recours Ă  des intermĂ©diaires chargĂ©s de « recruter » des clients. Dans le contexte du barreau tunisien, le samsar fait prĂ©cisĂ©ment rĂ©fĂ©rence Ă  une catĂ©gorie de personnes utilisĂ©es par les avocats pour obtenir des clients en Ă©change d’une partie des honoraires qu’ils perçoivent du client. Le samsar opĂšre une mĂ©dia- tion entre deux parties, l’une souhaitant vendre un service juridique et l’autre dĂ©si- rant l’acheter. Mais Ă  la diffĂ©rence d’un simple courtier, le samsar fait du racolage ou du rabattage (istijlab). Il touche une commission versĂ©e par l’avocat, le fournis- seur du service professionnel, mais n’est aucunement rĂ©tribuĂ© par le client. Ce dernier ne le voit pas toujours comme un rabatteur. Le samsar s’efforce d’ailleurs de crĂ©er une relation de confiance avec le client potentiel et se prĂ©sente comme une personne susceptible de rendre un service Ă  titre amical, guidĂ©e par le dĂ©sir de donner un « bon conseil » au justiciable 49. Pour ĂȘtre plus prĂ©cis, on peut distinguer deux formes de samsara : le processus de racolage se produit soit dans une interaction directe indĂ©pendamment d’un rapport institutionnel, soit Ă  travers une transaction qui prend place dans un cadre institutionnel plus ou moins contraignant pour le client 50. La premiĂšre forme se dĂ©roule la plupart du temps au Palais de justice. Un justi- ciable, souvent de condition modeste, se rend au tribunal pour se prĂ©senter Ă  une audience oĂč le ministĂšre de l’avocat n’est pas obligatoire, pour rĂ©cupĂ©rer la copie d’un jugement ou encore trouver une personne (un Ă©crivain public, par exemple) susceptible de lui rĂ©diger une requĂȘte. Il est alors accostĂ© dans l’enceinte ou au voisinage du tribunal par un greffier, un clerc d’avocat ou encore un policier qui se propose de l’aider dans ses dĂ©marches et, par consĂ©quent, de lui trouver l’avocat qui convient. Cela peut ĂȘtre aussi les parents des dĂ©tenus qui vont au Palais de justice pour se renseigner sur la situation d’un proche et qui sont racolĂ©s par un samsar. Ce dernier met en contact le client et l’avocat qui a souvent un cabinet proche du tribunal mais qui peut trĂšs bien ĂȘtre une espĂšce d’avocat « ambulant » gravitant dans les cafĂ©s entourant le Palais de justice 51. Un avocat gĂ©nĂ©raliste rencontrĂ© dĂ©crivait de la maniĂšre suivante le processus de prise de contact entre le samsar et l’avocat, puis entre le samsar et le client : 48. Jogindra Singh GANDHI, Lawyers and Touts. A Study in the Sociology of Legal Profession, Dehli : Hindu- stan Pub. Corp., 1982. 49. Les avocats gĂ©nĂ©ralistes et les deux spĂ©cialistes du pĂ©nal de l’échantillon qualitatif m’ont dĂ©crit les mĂ©canismes de la samsara de la mĂȘme façon. Je leur ai demandĂ© si eux-mĂȘmes l’avaient pratiquĂ©e Ă  un moment de leur carriĂšre. Tous m’ont rĂ©pondu nĂ©gativement, ce qui n’est guĂšre surprenant dans la mesure oĂč cette pratique est illĂ©gale et fortement stigmatisĂ©e tant par les avocats que par les instances ordinales. 50. Jogindra Singh GANDHI, Lawyers and Touts. A Study in the Sociology of Legal Profession, op. cit., p. 113. 51. 6 % des avocats n’ont pas d’employĂ© (source : enquĂȘte Éric Gobe, 2008-2009). Certains d’entre eux n’ont pas de cabinet, tout au moins ils le domicilient Ă  leur adresse personnelle et n’y reçoivent pas de clients. Ils travaillent Ă  partir des cafĂ©s environnant les tribunaux, soit en utilisant des samsars pour attirer des clients, soit en faisant du racolage directement. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 18. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 749 Qu’est-ce qui se passe ? Les avocats sont de plus en plus nombreux, ils sont de plus en plus jeunes, ils crĂšvent la faim. Il y a des flics dans les tribunaux chargĂ©s de les repĂ©rer. Ils les repĂšrent et leur disent : « Tu veux travailler, tu veux nourrir ta famille, et bien on va t’envoyer des clients. » Les clients, eux, sont dĂ©passĂ©s par les Ă©vĂ©nements devant le Palais de justice. Un de leurs proches a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© ou est au commissariat de police. La famille ou les proches sont orientĂ©s vers MaĂźtre un tel, jeune avocat fraĂź- chement dĂ©barquĂ© dans la profession. MaĂźtre un tel demande 400 dinars pour l’affaire. Il en donne 100 au flic, 100 au rabatteur, 100 au greffier. Et, du jour au lende- main, MaĂźtre un tel se met Ă  plaider au moins six ou sept dossiers de correctionnel par jour 52. Une seconde forme de samsara s’inscrit dans un cadre institutionnel qui prĂ©- cĂšde l’interaction et la transaction entre le samsar et le justiciable, puis entre l’avocat et le justiciable. Dans cette forme de samsara, le rabatteur occupe une fonction au sein de l’institution (la prison, l’hĂŽpital, le commissariat de police) et peut exercer sur le client une forte pression morale, voire physique. La samsara qui est Ă©voquĂ©e de façon systĂ©matique par les avocats interrogĂ©s est celle dans laquelle les fonctionnaires de police et les agents de la garde nationale (l’équivalent de la gendarmerie) sont impliquĂ©s au profit de certains avocats prati- quant le droit pĂ©nal. Des justiciables en Ă©tat d’arrestation dans un commissariat sont dirigĂ©s vers un avocat donnĂ©. La commission est collectĂ©e auprĂšs de l’avocat par un policier qui la partage avec ses collĂšgues. Ici le samsar est en position de faire l’intermĂ©diaire en raison de la vulnĂ©rabilitĂ© du client : il occupe une position d’autoritĂ© au sein d’une institution. Un individu placĂ© en Ă©tat d’arrestation est Ă  la merci du fonctionnaire de police qui peut le harceler de diffĂ©rentes maniĂšres. On a affaire Ă  un mode de persuasion bien plus coercitif qu’amical qui n’est possible qu’en raison des positions fortement asymĂ©triques occupĂ©es respectivement par le samsar et le dĂ©tenu. On retrouve une asymĂ©trie Ă©quivalente dans les prisons oĂč les agents pĂ©niten- tiaires peuvent faire valoir Ă  la personne placĂ©e en Ă©tat d’arrestation qu’ils connais- sent tel ou tel excellent avocat, lequel de surcroĂźt connaĂźt bien les juges et est sus- ceptible d’obtenir un jugement favorable. Le domaine des accidents de la route est propice au dĂ©veloppement de la sam- sara. En gĂ©nĂ©ral, elle implique la participation de quatre ou cinq acteurs : l’avocat bien Ă©videmment, l’agent de police ou de la garde nationale, l’ambulancier, le mĂ©- decin ou l’infirmier. Ces derniers acteurs sollicitent les personnes hospitalisĂ©es en faisant valoir que le PV sera rĂ©digĂ© en leur faveur par le fonctionnaire de police ou que les expertises iront dans un sens favorable. Dans les annĂ©es 1990-2000, le conseil de discipline de l’Ordre des avocats a par- fois sanctionnĂ© sĂ©vĂšrement les avocats impliquĂ©s, mais la cour d’appel a systĂ©mati- quement minorĂ© ou cassĂ© les mesures disciplinaires 53. Il s’agissait, en premier lieu, pour le rĂ©gime de Ben Ali de ne pas dĂ©stabiliser le ministĂšre de l’IntĂ©rieur, cƓur de l’appareil rĂ©pressif : une partie de ses agents (les policiers) Ă©taient les principaux bĂ©nĂ©ficiaires des ressources financiĂšres gĂ©nĂ©rĂ©es par la samsara. Mais l’existence 52. Entretien avec un avocat gĂ©nĂ©raliste, octobre 2009. 53. Entretiens avec deux anciens prĂ©sidents des sections de Sousse et de Sfax, juillet 2008 et octobre 2009. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 19. É. GOBE 750 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 de la samsara prĂ©sentait aussi certains avantages pour les gouvernants au regard du contrĂŽle et de la clientĂ©lisation d’une partie de la profession. Certains membres du RCD qui n’avaient pas accĂšs aux institutions publiques pouvaient, sans ĂȘtre inquiĂ©- tĂ©s, avoir recours Ă  des samsars. En Ă©change, ils devaient rendre des services aux gouvernants, notamment en portant plainte contre leurs confrĂšres membres de l’opposition, les accusant d’avoir exercĂ© Ă  leur encontre une violence physique. Dans de telles conditions, il leur Ă©tait difficile d’exprimer un dĂ©sir d’autonomie et d’avoir des vellĂ©itĂ©s d’indĂ©pendance. Le dĂ©veloppement de la samsara Ă©tait perçu par la majoritĂ© des avocats comme une consĂ©quence de la pression concurrentielle croissante au sein de la profession, due en partie au rĂ©trĂ©cissement du « champ d’intervention de l’avocat », c’est-Ă - dire Ă  l’amputation de leur « territoire professionnel » 54. Par consĂ©quent, une des revendications rĂ©currentes des instances reprĂ©sentati- ves du barreau sous la prĂ©sidence de Ben Ali a Ă©tĂ© d’accroĂźtre le territoire profes- sionnel des avocats au dĂ©triment des professions concurrentes. Ces exigences n’ont guĂšre rencontrĂ© d’écho favorable chez les gouvernants. Mais, dans le mĂȘme temps, la redĂ©finition des territoires professionnels a constituĂ©, dans les annĂ©es 1990-2000, un enjeu de nĂ©gociation entre les porte-parole de la profession et les gouvernants. IV. Remodeler le territoire professionnel des avocats Jusqu’à la chute du rĂ©gime de Ben Ali, les instances ordinales ont revendiquĂ©, sans relĂąche, la mise en Ɠuvre d’une politique qui permette aux avocats d’aug- menter leur potentiel d’acquisition de ressources matĂ©rielles en Ă©largissant leur territoire professionnel. En effet, le ministĂšre de l’avocat n’était pas obligatoire dans un certain nombre de matiĂšres juridiques, plus particuliĂšrement dans les petites affaires. C’était le cas en matiĂšre correctionnelle, dans les affaires de justice canto- nale dont le montant Ă©tait infĂ©rieur Ă  7 000 DT, et celles dans le domaine fiscal pour des montants n’excĂ©dant pas 25 000 DT. Élargir le « champ d’intervention de l’avocat », autrement dit annexer de nou- veaux « territoires professionnels », Ă©tait devenu la principale revendication formu- lĂ©e par les avocats (tableau 3). Mais c’était surtout une demande des avocats situĂ©s au bas de la hiĂ©rarchie du barreau (entre 10 000 et 30 000 DT). Pour des profession- nels soumis Ă  un rĂ©gime de concurrence par les prix, confrontĂ©s Ă  une clientĂšle de condition plutĂŽt modeste, la principale mesure Ă  prendre pour amĂ©liorer la situa- tion de la profession Ă©tait d’élargir le champ. Cette mesure Ă©tait vue comme un moyen de faire baisser la pression concurrentielle sur un segment du marchĂ© oĂč le montant de l’honoraire Ă©tait un facteur clĂ© du recours ou non Ă  un avocat. Dans les domaines oĂč le ministĂšre de l’avocat n’était pas obligatoire, le justicia- ble pouvait prĂ©parer son dossier seul ou avoir recours Ă  des individus appartenant Ă  d’autres corps du personnel judiciaire (notaires, huissiers, greffiers) ou Ă  des pro- fessions pouvant se prĂ©valoir de compĂ©tences juridiques (experts-comptables, 54. Andrew ABBOTT, The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, Londres : University of Chicago Press, 1988. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 20. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 751 conseillers juridiques, conseillers fiscaux, Ă©crivains publics). Les avocats gĂ©nĂ©ralis- tes percevaient de façon particuliĂšrement aigĂŒe la concurrence des professions voisines accusĂ©es de « braconner » sur leur territoire professionnel 55. Ils revendi- quaient, pour reprendre la formulation d’Andrew Abbott, un territoire profession- nel exclusif (claim of jurisdiction) dont il s’agit de s’assurer le contrĂŽle par un dis- cours ayant pour objectif d’établir le caractĂšre naturel et nĂ©cessaire de leur exper- tise sur cet espace social, alors qu’il n’est que « contingent, construit et prĂ©caire » 56. Les avocats considĂ©raient qu’il convenait de prĂ©server le « pĂ©rimĂštre du droit » – en l’occurrence celui des avocats 57 – des « intrus » et des « parasites » 58. Pour ce faire, les avocats souhaitaient disposer de l’exclusivitĂ© de la rĂ©daction de certains contrats comme, par exemple, celle du statut des sociĂ©tĂ©s ou des contrats de vente immobiliĂšre. Par ailleurs, rendre obligatoire le ministĂšre de l’avocat devant la jus- tice cantonale, en matiĂšre correctionnelle ou prud’homale, contribuerait Ă  Ă©vincer du marchĂ© des services juridiques les Ă©crivains publics, les notaires, les huissiers ou encore les greffiers des tribunaux, c’est-Ă -dire les principaux concurrents des avo- cats gĂ©nĂ©ralistes. Il s’agissait Ă©galement d’éliminer de l’activitĂ© de conseil les conseillers juridiques qui, en Tunisie, concurrencent Ă©galement les avocats du « bas barreau ». En effet, ces derniers, titulaires d’une maĂźtrise en droit, ont Ă©chouĂ© au CAPA ou n’ont pas pu intĂ©grer un troisiĂšme cycle de droit. Aussi se sont-ils installĂ©s comme conseillers juridiques, car aucun diplĂŽme n’est exigĂ© par la loi pour ouvrir un cabinet, mĂȘme si de facto l’administration exige que l’individu souhaitant s’installer soit titulaire d’une maĂźtrise en droit. Ce faisant, le rĂ©gime de Ben Ali pro- mouvait le dĂ©veloppement d’une forme d’auto-emploi d’une catĂ©gorie de diplĂŽmĂ©s fortement touchĂ©e par le chĂŽmage. Contrairement Ă  ce qui a pu exister en France pendant quasiment tout le XX e siĂšcle, il n’y a jamais eu en Tunisie d’élites du conseil juridique pouvant se prĂ©valoir de titres scolaires Ă©quivalents Ă  ceux des avocats 59. Par consĂ©quent, les spĂ©cialistes et les gĂ©nĂ©ralistes n’avaient pas la mĂȘme percep- tion des professions concurrentes. Les premiers, dominĂ©s par les avocats d’affaires, percevaient l’expert-comptable, l’homme du chiffre, comme venant empiĂ©ter sur leur territoire professionnel, tandis que les seconds dĂ©signaient comme leurs principaux concurrents les professionnels intervenant dans les petites affaires civiles oĂč le minis- tĂšre de l’avocat n’est pas obligatoire (les huissiers, les notaires et les Ă©crivains publics). 55. Ibid., p. 248. 56. Ibid. ; Yves DEZALAY, Marchands de droit. La restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Paris : Fayard, 1992, p. 174. 57. Laurent WILLEMEZ, « Le “pĂ©rimĂštre” des savoirs des avocats : lutte de concurrence et reprĂ©sentation professionnelle dans les conseils de prud’hommes », 4e ConfĂ©rence intermĂ©diaire du ComitĂ© de recherche « Sociologie des groupes professionnels » de l’Association internationale de sociologie, UniversitĂ© de Ver- sailles Saint-Quentin, 22 septembre 2004. 58. MĂ©morandum du Conseil de l’ordre national des avocats sur la rĂ©forme de la situation de la profession (en arabe), 2004. 59. Anne BOIGEOL et Yves DEZALAY, « De l’agent d’affaires au barreau : les conseils juridiques et la construc- tion d’un espace professionnel », GenĂšses, 27, 1997, p. 49-68 (voir p. 54). DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 21. É. GOBE 752 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 Tableau 3 Les professions perçues comme concurrentes selon que l’avocat est gĂ©nĂ©raliste ou spĂ©cialiste (Plusieurs rĂ©ponses sont possibles, les pourcentages ne s’additionnent pas ; n = 531) GĂ©nĂ©raliste SpĂ©cialiste Total Notaire, huissier, Ă©crivain public 44 23 40 Expert-comptable, comptable 29 50 33 Conseiller juridique, conseiller fiscal 37 26 33 Samsar, greffier, clerc d’avocat 8 4 7 Administration 6 3 6 SociĂ©tĂ© de recouvrement, agent immobilier 4 3 4 Autre 3 0 2 Source : enquĂȘte Éric Gobe 2008-2009. Aussi les praticiens gĂ©nĂ©ralistes considĂ©raient-ils que la principale mesure per- mettant d’amĂ©liorer la situation de la profession Ă©tait l’élargissement du champ d’intervention de l’avocat, tandis que les spĂ©cialistes citaient en premier l’amĂ©lio- ration du fonctionnement de l’État de droit et de la formation (tableau 4) 60. Tableau 4 Mesures prioritaires pour amĂ©liorer la situation de la profession selon que l’avocat est gĂ©nĂ©raliste ou spĂ©cialiste Plusieurs rĂ©ponses sont possibles, les pourcentages ne s’additionnent pas (n = 620) GĂ©nĂ©raliste SpĂ©cialiste Total Élargir le champ d’intervention de l’avocat 67 38 62 AmĂ©liorer le fonctionnement de l’État de droit 31 41 33 AmĂ©liorer la formation 23 36 26 Autre 8 4 7 Augmenter l’aide juridictionnelle 3 0 2 Source : enquĂȘte Éric Gobe 2008-2009. L’élite de la profession, c’est-Ă -dire les avocats spĂ©cialistes et plus particuliĂšre- ment ceux spĂ©cialisĂ©s en droit des affaires, n’était bien Ă©videmment pas concernĂ©e par les matiĂšres traitĂ©es au tribunal cantonal et, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, frĂ©quentait assez peu les salles d’audience des tribunaux. Plus on s’élevait dans la hiĂ©rarchie 60. J’ai formulĂ© la question de maniĂšre Ă  ne pas avoir de problĂšmes avec les autoritĂ©s tunisiennes. On ne peut pas parler, dans le cas de la Tunisie de Ben Ali, de l’existence d’un État de droit. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 22. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 753 des chiffres d’affaires, moins on considĂ©rait que l’élargissement du champ d’inter- vention de l’avocat Ă©tait une mesure pertinente (pour les chiffres d’affaires compris entre 30 000 Ă  70 000 DT, un peu plus de la moitiĂ© ; cinq chez les spĂ©cialistes, dont les deux membres du RCD). Aussi n’était-il guĂšre surprenant d’entendre les avocats au sommet de la hiĂ©rarchie des chiffres d’affaires (14 sur 19) tenir un discours libĂ©ral critique vis-Ă -vis de la reven- dication de l’élargissement du champ d’intervention, considĂ©rant que c’est Ă  l’avocat de s’imposer par ses compĂ©tences et de se rendre indispensable aux justiciables. Face Ă  cette revendication d’« Ă©largissement du champ d’intervention » de l’avocat, les gouvernants ont eu un positionnement Ă  gĂ©omĂ©trie variable en fonc- tion de la tension qui pouvait exister entre les instances dirigeantes du barreau et les autoritĂ©s et, par consĂ©quent, selon la posture plus ou moins oppositionnelle affichĂ©e par les instances ordinales Ă  l’égard du rĂ©gime de Ben Ali. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, le pouvoir hĂ©sitait Ă  accĂ©der aux revendications des avocats, celles-ci Ă©tant susceptibles de contribuer Ă  l’élargissement de l’espace d’autonomie d’une profession judiciaire qui, dans l’exercice de sa fonction de dĂ©fense, Ă©tait Ă  mĂȘme de contester les logiques de l’autoritarisme (dĂ©nonciation de l’arbitraire, non- respect des procĂ©dures, violations des droits de la dĂ©fense, etc.). Mais, dans le mĂȘme temps, refuser de rĂ©pondre positivement aux revendications des avocats alimentait la contestation au sein de la profession et, d’une certaine façon, politisait les enjeux professionnels 61. Ce faisant, le pouvoir s’est trouvĂ© confrontĂ© Ă  un dilemme qui a contribuĂ©, Ă  partir des annĂ©es 2000, Ă  placer Ă  la tĂȘte du barreau des bĂątonniers plus ou moins opposants au rĂ©gime de Ben Ali. Ainsi le vote de lois Ă©tendant ou restreignant le territoire professionnel de l’avocat a-t-il constituĂ© pour les gouvernants un instrument Ă  la fois de punition et de nĂ©gociation pour obtenir l’allĂ©geance du Conseil de l’ordre. Par exemple, peu aprĂšs l’élection du bĂątonnier Abdessatar Ben Moussa en juillet 2004, le prĂ©sident de la RĂ©publique a fait suspendre l’examen par la Chambre des dĂ©putĂ©s du projet de loi relatif Ă  l’amendement du Code des assurances considĂ©rĂ© par les structures de l’Ordre comme un texte de loi supplĂ©mentaire restreignant le domaine d’inter- vention de l’avocat. En effet, ce texte « dĂ©judiciarisait » une partie du contentieux des accidents de la route en prĂ©voyant une phase de conciliation entre les victimes et les compagnies d’assurance avant un Ă©ventuel recours Ă  la Justice. Mais la dĂ©gra- dation des relations entre le bĂątonnier et les autoritĂ©s Ă  la suite de l’« affaire Ab- bou » 62 en mars 2005 63 a dĂ©bouchĂ© in fine sur l’adoption du texte prĂ©cĂ©demment suspendu. En sens contraire, la position particuliĂšrement conciliatrice du nouveau 61. Éric GOBE, « Corporatismes, syndicalisme et dĂ©politisation », in Élisabeth PICARD, La politique dans le monde arabe, Paris : Armand Colin, 2006, p. 171-192 (voir p. 190). 62. Du nom d’un avocat membre d’un parti non reconnu sous la prĂ©sidence Ben Ali, le CongrĂšs pour la RĂ©publique. Celui-ci a Ă©tĂ© condamnĂ© pour s’en ĂȘtre pris sur Internet Ă  la personne du prĂ©sident de la RĂ©pu- blique, bien que les motifs de la condamnation invoquent la diffusion de fausses nouvelles dans l’intention de troubler l’ordre public et une prĂ©tendue agression physique contre une avocate lors d’une confĂ©rence en 2002. 63. Éric GOBE, « The Tunisian Bar to the Test of Authoritarianism: Professional and Political Movements in Ben Ali’s Tunisia (1990-2007) », Journal of North African Studies, 15 (3), 2010, p. 333-347 (voir p. 340-342). DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 23. É. GOBE 754 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 bĂątonnier et ancien opposant, Bechir Essid, Ă  l’égard du pouvoir politique a abouti Ă  l’adoption en 2008 d’une loi rendant le ministĂšre de l’avocat obligatoire devant le tribunal immobilier 64. En fait, les avocats tunisiens subissaient sous Ben Ali les mĂȘmes contraintes Ă©cono- miques que leurs confrĂšres d’autres pays. Ils Ă©taient notamment soumis Ă  la concur- rence plus ou moins sĂ©vĂšre d’autres professions et Ă©taient engagĂ©s dans d’intenses batailles territoriales. Mais, dans la Tunisie de Ben Ali, les rapports conflictuels entre barreau et le pouvoir autoritaire ont souvent conduit celui-ci Ă  redĂ©finir les frontiĂšres professionnelles au dĂ©triment des avocats. Avec le dĂ©part du prĂ©sident Ben Ali, c’est un scĂ©nario tout diffĂ©rent qui s’écrit : le barreau paraĂźt dĂ©sormais suffisamment puissant pour obtenir d’un pouvoir politique de transition une recomposition des territoires professionnels en sa faveur. Conclusion. Les avocats dans la Tunisie post-Ben Ali : un nouveau pouvoir ? La chute du rĂ©gime de Ben Ali a propulsĂ© les porte-parole de la profession, plus particuliĂšrement le bĂątonnier Abderrazak Kilani, sur le devant de la scĂšne politique et a dĂ©classĂ© les avocats du RCD, privĂ©s des ressources matĂ©rielles et symboliques que leur procurait l’allĂ©geance Ă  l’ancien rĂ©gime. Les avocats du parti-État dĂ©sor- mais dissous font profil bas. Ils ont officiellement perdu le monopole du conten- tieux des sociĂ©tĂ©s publiques, le gouvernement de transition ayant pris une circu- laire donnant aux PDG d’entreprises publiques la libertĂ© de choisir leurs avocats 65. DĂšs la mise en place du gouvernement de transition, les instances ordinales se sont impliquĂ©es dans la sphĂšre politique tunisienne en recomposition. Elles ont adoptĂ© une posture critique vis-Ă -vis du gouvernement de transition dirigĂ© par Mohamed Ghanouchi, considĂ©rĂ© comme trop liĂ© Ă  l’oligarchie de l’ancien rĂ©gime. Un peu moins d’un mois aprĂšs la fuite de Ben Ali, l’Ordre des avocats a adhĂ©rĂ© au Conseil national de sauvegarde de la rĂ©volution, coalition hĂ©tĂ©rogĂšne rassemblant 28 partis politiques, associations et organisations professionnelles. Les porte-parole de la profession se sont ainsi retrouvĂ©s aux cĂŽtĂ©s des leaders de la centrale syndi- cale, l’UGTT, des islamistes d’Ennahda, de divers groupuscules d’extrĂȘme gauche et des associations de dĂ©fense des droits de l’homme et de lutte contre la torture pour exiger une forte Ă©puration de l'appareil d'État et demander l’élection d’une assem- blĂ©e constituante. La dĂ©mission de Mohamed Ghanouchi le 27 fĂ©vrier 2011 et l’acceptation par son successeur, BĂ©ji CaĂŻd Sebsi, du principe de l’élection d’une assemblĂ©e constituante ont sonnĂ© comme une victoire pour le Conseil national de sauvegarde de la rĂ©volution. 64. Toutefois, certains avocats spĂ©cialisĂ©s dans le domaine foncier ont nuancĂ© la lecture politique de cet Ă©largissement du champ d’intervention de l’avocat en faisant valoir que c’est la nĂ©cessaire actualisation des titres fonciers en Tunisie, matiĂšre juridique Ă©minemment complexe, qui avait poussĂ© les autoritĂ©s Ă  rendre le recours Ă  l’avocat obligatoire (entretien avec un avocat spĂ©cialisĂ© en droit immobilier, octobre 2009). 65. Le texte du Premier ministĂšre demande aux dirigeants des institutions publiques de recourir Ă  des critĂšres objectifs de compĂ©tence et de transparence pour s’attacher les services d’un avocat, indĂ©pendam- ment de toute liste nominative prĂ©alablement Ă©tablie. Cf. Circulaire n° 4 du Premier ministre adressĂ©e aux prĂ©sidents des entreprises et Ă©tablissements publics, 9 fĂ©vrier 2011 (en arabe). DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 24. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 755 OmniprĂ©sent dans les mĂ©dias tunisiens, le bĂątonnier se trouve dotĂ© de nouvel- les ressources politiques qu’il mobilise pour faire avancer les revendications profes- sionnelles formulĂ©es par les instances ordinales sous l’ancien rĂ©gime. L’objectif pour le bĂątonnier et ses soutiens est de rĂ©organiser la profession dans le sens d’un rehaussement de son statut, d’un approfondissement de son autonomie et d’un Ă©largissement de son territoire professionnel. L’autorisation donnĂ©e par le Parlement au prĂ©sident de la RĂ©publique par intĂ©- rim de prendre des dĂ©crets-lois a incitĂ© le bĂątonnier Ă  accĂ©lĂ©rer l’élaboration d’un projet de loi organisant la profession d’avocats mis Ă  l’étude depuis juillet 2010 au sein d’une commission. Cette dĂ©marche inspirĂ©e par Abderrazak Kilani n’a pas manquĂ© de susciter des critiques au sein du barreau. Certains anciens et actuels responsables du Conseil de l’ordre l’ont contestĂ©e. Le bĂątonnier a consultĂ© les avo- cats par rĂ©fĂ©rendum, le 10 mars 2011, sur le projet de loi. En ayant recours Ă  ce mode inĂ©dit de consultation des avocats, il a ignorĂ© les instances de consultation et de prise de dĂ©cision de la profession que sont le Conseil de l’ordre, les confĂ©rences de sections ainsi que les assemblĂ©es gĂ©nĂ©rales ordinaires ou extraordinaires. Les avocats votants n’en ont pas moins approuvĂ© massivement le projet de loi 66, il est vrai tout Ă  l’avantage de la profession. L’article 1er du projet de 2011 en fait plus que de simples auxiliaires de justice : les avocats ne constituent plus seulement « une profession libĂ©rale et indĂ©pendante ayant pour but d’aider Ă  l’instauration de la jus- tice » (formulation de la loi de 1989), mais un corps qui « participe Ă  l’établissement de la justice et qui dĂ©fend les libertĂ©s et les droits humains » 67. Mais par-delĂ  le rehaussement du statut symbolique de la profession, certaines dispositions du texte sont apparues aux porte-parole des magistrats et des princi- pales professions libĂ©rales concurrentes des avocats comme une atteinte intolĂ©ra- ble Ă  leurs prĂ©rogatives. Les premiers ont protestĂ© contre l’article 3 du projet qui les privait du privilĂšge d’accĂ©der directement au barreau Ă  leur retraite. Leur mobilisa- tion a rencontrĂ© un certain succĂšs puisque la version finale du dĂ©cret-loi promul- guĂ© fin aoĂ»t 2011 prĂ©voit que ceux qui ont exercĂ© la magistrature pendant dix ans peuvent s’inscrire au tableau de l’Ordre. Quant aux seconds (experts-comptables, notaires, conseillers fiscaux, etc.), ils ont critiquĂ© l’article 2 qui attribue Ă  l’avocat l’exclusivitĂ© de certaines missions. Le texte prĂ©voit que « l’avocat est le seul habilitĂ© Ă  reprĂ©senter les parties, Ă  les assister par des conseils et consultations juridiques, Ă  accomplir les procĂ©dures requises et Ă  les dĂ©fendre devant les tribunaux et toutes les instances judiciaires, administrati- ves et disciplinaires, ainsi que devant l’officier de police judiciaire ». Les professions concurrentes des avocats craignent que l’énoncĂ© de cette disposition signifie qu’elles n’auront plus le droit de conseiller leurs clients en matiĂšre juridique, comptable ou fiscale et qu’elles ne pourront plus accomplir de formalitĂ©s adminis- tratives pour le compte de ceux-ci. 66. Le taux de participation au rĂ©fĂ©rendum est d’environ 40 %. Il est comparable Ă  la participation aux Ă©lections professionnelles qui oscille entre 40 et 50 %. Le oui l’a emportĂ© avec prĂšs de 70 % des voix. 67. JORT, DĂ©cret n° 79 du 20 aoĂ»t 2011 se rapportant Ă  l’organisation de la profession d’avocat, 23 aoĂ»t 2011, p. 1591. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 25. É. GOBE 756 ïź Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 Les 2 e et 3 e alinĂ©as de l’article 2 ont Ă©tĂ© encore plus contestĂ©s par les reprĂ©sen- tants des professions concurrentes qui ont exigĂ© l’annulation pure et simple du projet de dĂ©cret-loi. En effet, le texte attribue Ă  l’avocat l’exclusivitĂ© de « la rĂ©dac- tion des statuts de sociĂ©tĂ©s et de l’augmentation ou de rĂ©duction de leur capital, chaque fois qu’il s’agit d’un apport en fond de commerce ». Il leur donne Ă©galement l’exclusivitĂ© de la « rĂ©daction des contrats, des actes translatifs de propriĂ©tĂ©s immo- biliĂšres, des contrats de participation immobiliĂšre dans le capital d’une sociĂ©tĂ© commerciale Ă  l’exception de ceux qui ont Ă©tĂ© attribuĂ©s expressĂ©ment aux notaires et aux rĂ©dacteurs de la Conservation fonciĂšre ». Les professions libĂ©rales concurrentes, qui se sont opposĂ©es au projet de dĂ©cret- loi, n’ont pas rencontrĂ© le mĂȘme succĂšs que les magistrats. Face Ă  leur mouvement de protestation, le bĂątonnier et certains avocats ont mis en avant leur lĂ©gitimitĂ© rĂ©volutionnaire. En mars 2011, dans un entretien donnĂ© au quotidien Le Temps, Abderrazak Kilani rappelait Ă  ses contradicteurs « qu’il y a Ă  peine deux mois, seuls les avocats avaient brisĂ© le mur du silence et de la peur pour dĂ©noncer les dĂ©rives de Ben Ali ». Les autres professions sont ainsi renvoyĂ©es Ă  leur non-implication dans les mouvements de protestation contre l’ancien rĂ©gime. Le barreau semble en position de force vis-Ă -vis des professions concurrentes accusĂ©es d’avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un traitement de faveur Ă  l’époque de Ben Ali. Un sen- timent de revanche habite dĂ©sormais certains avocats. Il apparaĂźt clairement que le bĂątonnier a su tirer profit de l’effondrement du rĂ©gime autoritaire pour s’impliquer directement dans l’espace politique tunisien en voie de recomposition. Il a su cons- truire un vĂ©ritable geste rĂ©volutionnaire qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui : les avocats vouĂ©s Ă  la dĂ©fense des droits de l’homme et Ă  l’instauration de la justice constituent dĂ©sormais « une garantie morale pour le renforcement des droits et des libertĂ©s Ă  un moment oĂč les fantĂŽmes de l’ancien rĂ©gime rĂŽdent toujours et oĂč la tentation de les domestiquer reprĂ©sente encore un risque rĂ©el dans notre jeune dĂ©mocratie » 68. Garantie par le dĂ©cret-loi, l’immunitĂ© pĂ©nale dont bĂ©nĂ©ficient les avocats lorsqu’ils plaident devant les tribunaux est censĂ©e leur permettre d’exercer pleinement « leur rĂŽle naturel de dĂ©fenseur des droits et des libertĂ©s et de contri- buer Ă  la prĂ©servation des acquis de la rĂ©volution » 69. Si l’ùre Ben Ali est dĂ©finitivement close, il convient de ne pas tirer des conclu- sions hĂątives des derniĂšres Ă©volutions, toutes favorables au renforcement du pou- voir professionnel des avocats. En effet, la conjoncture politique demeure extrĂȘ- mement fluide et nous ne connaissons pas les caractĂ©ristiques du nouveau rĂ©gime politique qui est en gestation. Ainsi, dans un espace politique en recomposition, il est difficile d’anticiper les processus de construction de nouvelles lĂ©gitimitĂ©s pro- fessionnelles et la capacitĂ© des diverses professions Ă  protĂ©ger ou Ă©tendre leur terri- toire professionnel. 68. Tribune du bĂątonnier Abderrazak Kilani, Le Temps, 20 avril 2011. 69. Id. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es
  • 26. Les avocats tunisiens dans la Tunisie de Ben Ali : Ă©conomie politique d’une profession juridique Droit et SociĂ©tĂ© 79/2011 ïź 757 L’auteur Chercheur au CNRS, Éric Gobe est membre du Centre Jacques Berque Ă  Rabat et rĂ©dac- teur en chef de L’AnnĂ©e du Maghreb (revue de sciences sociales publiĂ©e par CNRS Ă©di- tions). Il achĂšve la rĂ©daction d’une habilitation Ă  diriger des recherches sur « Avocats et barreaux en Tunisie, de la colonisation Ă  la rĂ©volution (1883-2011) ». Ses travaux actuels portent sur la sociologie des professions juridiques et des rĂ©formes de la justice au Maghreb. Parmi ses publications : — « Les avocats, l’ancien rĂ©gime et la rĂ©volution. Profession et engagement public dans la Tunisie des annĂ©es 2000 », Politique africaine, 122, juin 2011 ; — « La force de la dĂ©sobĂ©issance : retour sur la chute du rĂ©gime de Ben Ali » (avec Larbi CHOUIKHA), in Sarah BEN NÉFISSA et Blandine DESTREMAU (dir.), Protestations sociales, rĂ©volutions civiles. Transformation du politique dans la MĂ©diterranĂ©e arabe, Paris : Ar- mand Colin, 2011 (numĂ©ro spĂ©cial de la revue Tiers Monde) ; — « The Tunisian Bar to the Test of Authoritarianism: Professional and Political Move- ments in Ben Ali’s Tunisia (1990-2007) », Journal of North African Studies, 15 (3), sep- tembre 2010. DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es DocumenttĂ©lĂ©chargĂ©depuiswww.cairn.info-Institutd'EtudesPolitiquesdeParis--193.54.67.93-17/09/201311h35.©Ed.juridiquesassociĂ©es