L’espace concret dans lequel nous vivons est indissociable des formes dans lesquelles nous nous le représentons. Ces formes mobilisent des connaissances objectives, mais elles engagent aussi un imaginaire dans lequel nous nous projetons. De ce point de vue, l’espace concret n’est pas seulement la résultante de nos pratiques, il est aussi habité par des sujets qui y situent et y identifient des enjeux et il est traversé de fictions et de récits. Les récits et les fictions, dont nous sommes culturellement les héritiers, mettent en oeuvre un espace continu qui s’articule sur les oppositions du proche et du lointain, de la distance et de la proximité, de l’ici et de l’ailleurs. Les frontières y dessinent des lignes de discontinuité entre des entités homogènes. La figure du voyage, celle de l’utopie, le thème de l’ile ou du labyrinthe, celui de la limite et de son franchissement en sont des incarnations. Mais ces figures ne sont pas seulement de libres constructions de l’esprit, elles sont aussi en correspondance avec les médiums dans lesquels elles ont été articulées et elles sont concrètement produites par la relation aux modes d’existence technique et sociaux d’une époque. Quand les échanges et les déplacements sont déterminés par les flux informationnels et que des dispositifs autonomes ubiquitaires agissent sur nos modes de perception et nos capacités directes d’action, comment pouvons-nous les penser et les mettre en oeuvres ? Que devient notre relation à l’espace quand celui-ci se construit dans une complexité qui vient bouleverser les façons de comprendre le sens même de ce qu’on appelle la distance ou la proximité ? Si l’espace dans lequel nous vivons et communiquons est un espace complexe et multidimensionnel, comment pouvons nous en construire la représentation ?
2. Introduction
1 - Si la frontière produit du territoire et de la représentation du
territoire, la représentation cartographique contribue à produire de la
frontière.
Nos représentations ne sont pas seulement des reflets du monde
qui nous entoure, elles contribuent à l'organiser, à le structurer, à le
constituer en objet d'expérience, de connaissance et d'action.
3. 2 - L'espace mondialisé dans lequel nous vivons n'est plus un
espace homogène et continu comme celui que la frontière linéaire
partageait. C'est un espace multidimensionnel dans lequel les flux
génèrent des "sphères" spatio-temporelles profondément
différentes.
4. 3 - La frontière linéaire impliquait un effet de superposition des
différentes dimensions, politique, économique, culturelle. Dans la
complexité des flux, la frontière est devenue un opérateur de
filtrage, bien plus qu'une limite définissant des espaces homogènes
ou proposés à une homogénéisation.
5. Partie I : Le rapport distance/proximité comme forme des relations
dans l'espace et le temps.
4 - Les notions de distance et de proximité témoignent de la
perception de l'espace concret et dénotent sans doute une
subjectivité, mais cette subjectivité s'inscrit aussi dans des logiques
spatiales parfaitement objectives, comme un effet de structuration
du milieu dans lequel nous nous situons.
6. 5 - La relation entre distance et proximité est au coeur de la pensée
de Walter Benjamin, en particulier de ses textes sur la photographie,
les médias et la reproductibilité de l'image.
"Qu’est-ce au fond que l’aura ? Un singulier entrelacs d’espace et de
temps : unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-elle"
"La masse revendique que le monde lui soit rendu plus accessible (plus
proche) avec autant de passion qu’elle tend à déprécier l’unicité de tout
phénomène en accueillant sa reproduction multiple. De jour en jour, le
besoin s’affirme plus irrésistible de prendre possession immédiate de l’objet
dans l’image, bien plus, dans sa reproduction."
7. 6 - La réflexion de Benjamin nous invite à considérer de façon
critique la relation entre connaissance, représentation et fiction.
Connaître, c'est toujours construire une représentation, et toute
représentation se construit dans les formes qu'une époque produit
et dans lesquelles elle saisit le monde. La représentation
cartographique du monde porte avec elle des schémas et des
catégories de l'espace et du temps qu'elle renforce en retour et qui
participent aussi d'un imaginaire.
8. 7 - La fiction n'est pas seulement l'invention d'une situation ou d'un
monde imaginaire, c'est d'abord un déplacement qu'on opère sur
notre perception et nos façons de comprendre le monde qui nous
entoure. La fiction suppose un écart, l'expérience seconde d'une
*proximité lointaine* par laquelle un sujet est confronté à des
situations sans y être existentiellement impliqués.
9. Partie II : L'espace utopique, le panoptique et le réseau.
8 - Les utopies ne sont pas seulement des visions illuminées
d'"ailleurs" impossibles et inatteignables. Ce sont des constructions
qui posent dans la continuité d'un espace en droit franchissable, la
figure d'une altérité qui nous ressemble et dans laquelle nous
pouvons nous reconnaitre, serait-ce sous une forme inversée, ou
reconnaître ce que nous pourrions ou devrions être. L'utopie creuse
la distance entre notre monde et le monde qu'elle décrit, pour mieux
nous proposer d'imaginer les possibles de nos propres sociétés.
10. 9 - Les utopies classiques présentent des traits qui structurent une
part de notre imaginaire :
a) un espace fermé sur lui-même, coupé du monde extérieur (la
figure de l'île) ;
b) un principe d'ordre et d'harmonie des relations entre les parties et
le tout, et l'intégration de l'individu dans la communauté ;
c) un principe de visibilité fondé sur la transparence, et la parfaite
intégration de la collectivité dans sa propre représentation.
11. 10 - Le projet du Panoptique de Jeremy Bentham se situe dans la
continuité de la tradition de l'espace utopique. Or le panoptique est
devenu la figure type des dispositifs de surveillance et de contrôle
dans les réseaux d'information, en particulier l'internet.
La présupposition sur laquelle repose le projet du panoptique est le
lien entre environnement et comportement : C'est une théorie du
conditionnement. Ne plus pouvoir mal faire, jusqu'à ne plus penser à
mal faire.
"On ne forme point de desseins quand on voit l'impossibilité de les
exécuter. Les hommes se rangent naturellement à leur situation, et
une soumission forcée amène peu à peu à une obéissance
machinale." Bentham.
12.
13. 11 - Les réseaux des flux informationnels répondent à une toute
autre logique : mouvement, asymétrie des régimes de visibilité,
complexité, générativité, temporalités en boucles et "équilibres
ponctués". C'est aussi un espace complexe où se développent des
stratégies multiples d'occultation, de réinterprétation des situations,
d'organisations emboitées et de segmentation des points de vue.
14. 12 - La figure du panoptique revient à écraser la complexité de
l'espace réticulaire des flux d'information à la continuité homogène
de l'espace classique.
le Panoptique a une structure radiale, pour laquelle l'opposition
entre le dehors et le dedans est constitutive. Il en est tout autrement
des réseaux, qui sont évidemment des formes, mais des formes qui
ne se définissent pas dans le rapport entre intérieur et extérieur,
mais dans la relation entre les flux et les pôles, la dynamique de la
circulation et la ponctuation des noeuds dans lesquels la circulation
s'articule.
15. Partie III : Frontières et réseaux
13 - « En tant qu’objets géographiques, le réseau et la frontière sont
deux modalités de spatialisation humaine inverses et exclusives
l’une de l’autre : le réseau crée artificiellement de la proximité là où il
y a de la distance, inversement la frontière crée artificiellement de la
distance, là où il y a de la proximité.»
Christiane Arbaret-Schulz
16. 14 - Ce qui se posait autrefois devant nous comme le théâtre du
monde est devenu un ensemble englobant par rapport auquel il
n'existe plus de point de vue extérieur, mais dans lequel nous
sommes toujours, d'une façon ou d'une autre, immergés.
Cette question de l'immersion est devenue une question centrale
dans l'imaginaire contemporain, et elle ne se limite pas au modèle
de l'immersion dans un monde virtuel. Par contre elle l'inclut comme
l'un de ses moments.
17. Exemple 1
15 - Grégoire Chamayou, dans "La théorie du drone", fait apparaître
un espace profondément asymétrique. Or cette asymétrie est une
transformation de la relation de la distance et de la proximité. Ce qui
est loin et inatteignable d'un côté est accessible et parfaitement
saisissable de l'autre. Et de chaque côté il y a de la distance et de la
proximité, mais pas du même point de vue, pas de la même façon.
La proximité de la mort d'un côté, sa mise à distance de l'autre. La
proximité du pouvoir d'action d'un côté, l'inaccessibilité de l'ennemi
de l'autre.
18. 16 - "Le drone et le mur fonctionnent ensemble. Ils s'articulent de
façon cohérente dans un modèle sécuritaire combinant clôture de
l'espace domestique et intervention extérieure dénué de tout
engagement vital. L'idéal de la force télécommandée est
parfaitement congruent avec celui d'un Etat-bulle."
Grégoire Chamayou
Mais le découpage entre territoire protégé et territoire hostile est
bien plus complexe que ne le laisse paraître la figure du mur ou de
la clôture. Les deux peuvent s'interpénétrer, se recouvrir,
s'entrelacer. D'une certaine façon, le même territoire peut-être tantôt
hostile, tantôt protégé, tout dépend de celui qui l'utilise, de la façon
dont il l'utilise, du contexte de cette utilisation.
19. 17 - L'usage des drones sort de la logique de la guerre entre Etats,
et conduit à un nouvel régime de l'exercice de la violence où se
mêle la situation de guerre, la logique policière et les méthodes de la
chasse à l'homme.
Or la guerre a lieu entre des pays déterminés, pour un temps
déterminé. La chasse à l'homme peut se déplacer sur n'importe
quel territoire, elle peut se poursuivre chez chacun d'entre nous, elle
peut aussi bien toucher le soldat, l'opposant politique, le criminel.
Elle participe à la confusion ou à la fusion de ces différents statuts.
La logique spatiale du drone est un espace essentiellement
imprévisible et opaque.
20. 18 - "Pendant l’attaque, les soldats se déplaçaient à l’intérieur de la
ville à travers des « tunnels en surface » découpés dans un tissu
urbain très dense…
ils se déplaçaient horizontalement à travers les murs mitoyens, et
verticalement à travers des trous, en faisant sauter plafonds et
planchers… cette manoeuvre transforme l’intérieur en extérieur et
les espaces privés en voies de communication. Les combats se
sont déroulés dans les salons à moitié démolis, les chambres à
coucher et les couloirs des habitats précaires des réfugiés, où la
télévision pouvait très bien continuer d’émettre et la casserole
demeurer sur le feu… "
Eyal Weizman, "A travers les murs"
21. 19 - Comme l'écrit Weizman : "Ce n’était pas l’ordre spatial qui
commandait les motifs du mouvement mais le mouvement qui
produisait et pratiquait l’espace autour de lui... (comme) ... une
matière flexible, quasi liquide, constamment contingente, en état de
flux permanent."
Weizman évoque la théorie de l'essaim, telle que la formulent
Arquilla et Ronfeld, suivant lesquels « seul un réseau peut combattre
un réseau ». À mesure qu’elles s’adaptent, s’imitent et apprennent
l’une de l’autre, l’armée et la guérilla entrent dans un cycle de « coévolution ».
22. 20 - "Le plus important était la distinction qu’ils (Deleuze et Guattari)
opèrent entre les concepts d’espace “lisse” et “strié”...
Nous utilisons souvent aujourd’hui l’expression “lisser l’espace”
dans l’armée israélienne pour évoquer la manière d’opérer dans un
espace comme s’il était dépourvu de frontières…
On pourrait très bien concevoir les zones palestiniennes comme
“striées”, dans la mesure où elles sont entourées de clôtures : des
murs, des fossés, des barrages routiers, etc. Nous voulons affronter
l’espace “strié” de la pratique militaire traditionnelle, aujourd’hui
périmé, à partir de cette dimension “lisse” qui autorise un
déplacement dans l’espace, qui traverse tout type de barrière et de
frontière. Au lieu de circonscrire et d’organiser nos forces en
fonction des frontières existantes, nous voulons nous déplacer, les
traverser."
Shimon Naveh Général de réserve
23. Conclusion :
Penser un espace complexe, immersif, asymétrique, fluide et
entièrement médiatisé par les technologies de l'information et du
contrôle.
Mais à la différence du monde de W. Benjamin, les médias ne sont
plus des formes extérieures qui proposent leur propre spatiotemporalité comme matrice aux jeux de la représentation. Leur
spatio-temporalité est celle même de l'action et de la constitution
d'un milieu "médié". Ce n'est plus alors du dehors que peut se
construire l'écart fictionnel, mais du dedans, par les stratégies
interne du déplacement symbolique.