Exercice de FLE pour enfants sur les transports et les prépositions
Le monde cultures et idees du 3- 3-2012
1. Le temps du documentaire de qualité Voiture de luxe, je t’aime je te hais Béart, l’entretien vérité
Jean-Xavier de Lestrade, documentariste En Allemagne, il est socialement bien vu L’actrice va se produire à Paris dans
et président de la Société civile des auteurs de rouler dans un véhicule haut de gamme, une pièce de Pirandello, mise en scène par
multimédia, regrette l’essor du docu-specta- allemand de préférence… En France, Stanislas Nordey. Elle joue Donata Genzi,
cle survitaminé à la télévision, et la confu- l’auto, perçue comme un marqueur des qui s’interroge sur le rapport entre la scène
sion des genres avec les magazines. P A G E 6 inégalités, est plus ambiguë. P A G E 7 et la vie. P A G E S 4 - 5
Journalistes sur le front russe
Le réveil des classes moyennes qui protestent contre les fraudes électorales est relayé par des médias alternatifs
et Internet. Mais la machine de propagande tourne à plein régime via les chaînes de télévision fédérales
Piotr Smolar
L
Moscou, envoyé spécial
e 13 janvier, la Russie fêtait la
Journée de la presse. Le champa-
gne avait un goût acide. Ce jour-
là, le premier ministre, Vladimir
Poutine,décorait plusieurs figu-
res de la profession, dont une
inattendue: Mikhaïl Beketov. Trois ans après
sa terrible agression – jambe amputée, trois
doigts en moins, élocution contrariée, dépla-
cement en chaise roulante –, ce journaliste
était célébré par le pouvoir, alors que ses
assaillants n’étaient toujours pas identifiés.
MikhaïlBeketovavaitpayéleprixdesoncou-
rage, après avoir narré le combat de citoyens
ordinaires contre le passage d’une autoroute
dans la forêt de Khimki, près de Moscou.
«Dans notre pays, les gens de votre profes-
sion ont toujours été traités avec une atten-
tion particulière et le plus grand respect», osa
déclarer M.Poutine à l’assistance. Après l’as-
sassinat, en 2006, de la célèbre journaliste de
Novaïa Gazeta Anna Politkovskaïa, il avait
cru bon de souligner sa faible influence dans
l’opinion. Pour ne pas s’exposer au cynisme
du premier ministre, en passe de revenir au
Kremlin à l’issue de l’élection présidentielle
du4mars,desjournalistesderenomontboy-
cottélacérémonie.Lesmêmesquiontorgani-
sé, depuis décembre2011, les mouvements A Moscou, en février, le journaliste Renat Davletgildeev, présentateur et producteur en chef de Dojd, jeune chaîne indépendante.
de rue contre les fraudes électorales. Pour- DAVIDE MONTELEONE/VII POUR « LE MONDE »
quoi des journalistes en tête de cortège ?
Retournons la question: qui d’autre, en l’ab-
sence d’une opposition réelle, structurée et
reconnue? Le journalisme est un prisme fascinant par les mêmes animateurs, imitateurs et comprend qu’il peut agir de la même façon.»
Parmi les journalistes et manifestants, pour saisir les tensions de la société russe, chanteurs, aux traits à jamais figés par la Oleg Kachine est très attaché à Kommer-
SergueïParkhomenko.Dansles années1990, l’éveil d’une conscience politique dans les chirurgie. Les informations, elles, sont scéna- sant. A raison: c’est, avec Vedomosti, le quoti-
ce grand barbu au visage espiègle a travaillé classes moyennes urbaines, mais aussi pour riséesautour du cultede lapersonnalitépou- dien le plus crédible. Mais c’est aussi un jour-
aubureaumoscovitedel’AgenceFrancePres- mesurer le chemin parcouru depuis la chute tinienne (son corps olympique, son courage, nal qui appartient au milliardaire Alicher
se(AFP),avantdedirigerlarédactiondel’heb- de l’URSS, il y a vingt ans. Dans cet univers ses réprimandes contre les fonctionnaires Ousmanov, et ce dernier a ses propres inté-
domadaire Itogui. En septembre 2011, il a contrasté, la modernité se confond souvent incompétents, etc.). Les présentateurs sont rêts à préserver.Lerédacteuren chef de l’heb-
démissionné de son poste à la tête d’une avec les pesanteurs. On y découvre une liber- interchangeables. On hésite entre la tristesse domadaire du groupe, Kommersant Vlast, a
revuede voyages.Lorsque,à la surprise géné- té très relative, un cynisme métastasé, une Sur les antennes et l’hilarité devant le traitement de la politi- été renvoyé le 13 décembre 2011, après la
rale, des dizaines de milliers de personnes confusion récurrente entre les faits et les que, même si l’ordre a été donné depuis trois publication d’une « une » impertinente sur
sont sorties dans les rues après les législati- commentaires,l’enquêteetladéstabilisation de Piervy Kanal, mois de desserrer l’étau. Ce retour de la desfraudesélectorales.Toutefois,OlegKachi-
ves du 4 décembre, il s’est engagé dans le orchestrée, parfois rémunérée. Mais on per- contradiction dans les débats télévisés rap- ne ne craint pas une disparition de son titre.
comité d’organisation improvisé, avec çoit aussi, grâce au mouvement actuel de Rossia 1 et NTV, les pelle en creux à quel point cette décennie fut «Si le pouvoir le voulait, on n’existerait plus.
notamment l’écrivain Boris Akounine et le contestation, les bienfaits extraordinaires noire en matière de pluralisme. Onluiestutile.Vousvoussouvenezdesberioz-
satiriste Dmitri Bykov. Le journaliste a pris desréseauxsociauxetdesnouveauxmédias. informations sont Et dangereuse.Oleg Kachine, du quotidien ka, cesmagasinsspéciauxpourlesétrangersà
en charge les contacts avec la mairie de Mos- L’année où Vladimir Poutine est arrivé au Kommersant, est devenu ces dernières l’époque soviétique, toujours pleins ? Kom-
cou pour négocier les autorisations de ras- pouvoir, en 1999, fut d’une grande violence scénarisées autour annéeslesymboled’unjournalismeintransi- mersant, comme la radio Ekho Moskvy, est
semblement. « Je suis un citoyen entré par médiatique.Deuxcamps–celuideBorisEltsi- geant. Grand utilisateur de Twitter, il est sur- uneberiozka. Ilsdonnentl’illusiond’uneliber-
hasard en politique», dit-il dans un sourire, neetceluidumairedeMoscou,IouriLoujkov du culte de la tout célèbre depuis l’agression qu’il a subie. té de la presse.»
attablé au Café Pouchkine à Moscou, tandis – s’affrontèrent, télévision contre télévision, Un soir de novembre2010, alors qu’il rentre Oleg Kachine refuse pour autant d’idéali-
qu’une connaissance le salue d’un bruyant kompromat (« dossier compromettant ») personnalité chez lui, un homme attend avec des fleurs. Il ser les années 1990, malgré la volonté, loua-
«Salut l’opposant!» contre kompromat. Puis l’ancien agent du jettelebouquetetfrappelejournaliste,avant ble à l’époque, de rupture avec le journa-
Sergueï Parkhomenko parcourt le pays au KGB arriva au Kremlin. L’ordre vertical fut poutinienne qu’un deuxième malfaiteur n’intervienne. lisme soviétique. Il cerne même une date-
nomdelaLiguedesélecteurs,unréseauinfor- instauré, la chaîne NTV nettoyée. Pendant la Grièvementblessé,victimedemultiplesfrac- clé dans l’avilissement de la profession :
mel de citoyens qui veulent surveiller le décenniesuivante,lacontestationfuttolérée tures, Oleg Kachine va perdre une phalange 1996. Cette année-là, le président Boris Eltsi-
déroulement du scrutin du 4 mars. Pour la dans de petites poches prisées des Occiden- en essayant de se protéger le crâne. ne, immensément impopulaire, parvient à
première fois depuis des années, il a été invi- taux mais à l’audiencerestreinte, tels la radio Il se dit persuadé que l’agression est liée à se faire réélire face au candidat communis-
té sur les grandes chaînes contrôlées par Ekho Moskvy (« Echo de Moscou ») ou le ses articles sur les organisations de jeunes te, Guennadi Ziouganov, grâce aux fraudes
l’Etat. Mais il ne croit guère à un printemps bihebdomadaire Novaïa Gazeta. Aujour- sous la coupe du régime. Mais il refuse de et à une coalition totale des médias. « Toute
dujournalismerusse,malgrélaphaseactuel- d’hui, à l’approche de la présidentielle, ces considérer son métier comme particulière- la presse s’est occupée de la propagande pro-
le de tolérance décidée par le régime. « Il n’y a mêmes médias se trouvent sous pression, ce ment exposé. «C’est juste dangereux de vivre eltsinienne et faisait partie de son équipe de
pasd’éthiqueprofessionnelledanscepays,dit- qui annonce peut-être un tour de vis général en Russie. Les gens estiment normal de résou- campagne, taisant sa santé défaillante,
il. Le projet du Kremlin a été de la détruire. Du une fois les urnes dépouillées. dre un conflit par la violence. Le pouvoir nous déplore Oleg Kachine. Le pouvoir a compris
coup, les journalistes détestent leur profes- Dans les régions russes, les grosses batte- en donne l’exemple. Quand Poutine s’empare alors qu’il pouvait soumettre la presse à sa
sion,etlerevendiquent.Cetteposedémonstra- riesdelapropagandeétatiquedominenttou- de la compagnie de Khodorkovski [l’ancien volonté.»
tive,commeàl’opéra,c’estunefaçondedéfen- jours. Sur les antennes de Piervy Kanal, Ros- patron du groupe pétrolier Ioukos,
dre son équilibre psychologique.» sia 1 et NTV, la vie est une kermesse, animée emprisonné], le milicien au coin de la rue Lire la suite page 3
Cahier du « Monde » N˚ 20876 daté Samedi 3 mars 2012 - Ne peut être vendu séparément
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Samedi 3 mars 2012 CULTURE & IDÉES
VU DU ROYAUME-UNI
En Angleterre,
la laïcité
prend un
nouveau tour
Le débat sur la place de
la religion chrétienne dans
la vie publique britannique
reprendde la vigueur
Eric Albert
Londres, correspondance
L
’énorme Théâtre Sheldonian de
l’université d’Oxford était plein à
craquer, jeudi 23 février. Face à la
demande pressante du public, il
avait même fallu fournir deux autres sal-
les, vite combles, pour retransmettre le
débat diffusé aussi en direct sur Internet.
La raison d’un tel engouement? Dieu.
Ou plus exactement un débat d’une heure
L’événement « En train de lire », en 2004 à la gare de l’Est à Paris. entre Rowan Williams, l’archevêque de
Au menu, trente-deux heures non-stop de slam et de lecture par les élèves du cours Florent. Cantorbéry, leader spirituel des anglicans,
PHILIPPE JASTRZEB/SIGNATURES et Richard Dawkins, scientifique spécialis-
te de l’évolution, et sorte de pape autopro-
clamé des athées au Royaume-Uni. Si la
Poètes, le dernier vers ?
joute oratoire entre ces éminences grises a
été très courtoise, sans clair vainqueur, sa
popularité illustre le retour au premier
plan du débat sur la laïcité.
Cette question de la place de la religion
L’avenir de la poésie, abonnéedes petits tirages et accusée d’être coupée du monde, dans la vie publique a été relancée début
février par une décision judiciaire qui fera
semble fragile. Pourtant, performée,slamée ou chantée, la «survivante» se renouvelle date: un tribunal a interdit les prières au
conseil municipal de Bideford, commune
du Devon, dans l’ouest de l’Angleterre.
Celui-ci, comme environ la moitié des
conseils municipaux du pays, commen-
Amaury da Cunha que de la “Diane française”? Je ne crois pas. Mais, Poezibao (Poezibao.typepad.com) le prouve, çait par une prière anglicane – tradition
E
de toute manière, en France, la dernière figure de avec son « anthologie permanente de la poé- duXIXe siècle qui se perd peu à peu. Mais
l’intellectuel poète fut aussi la première: Victor sie », visitée chaque jour par 700 personnes. « A ¶ en 2010, un de ses élus, athée, a déposé
n entrant dans la librairie Saint- Hugo. La perte de l’auréole de la poésie ne date l’origine, en 2004, nous avons constaté que la À LIRE plainte. Il a remporté la première manche
Pierre, à Senlis (Oise), lorsque pas non plus d’hier ; Baudelaire en a fait le poésie avait peu de place dans les médias tradi- « KIWI » judiciaire; la municipalité a fait appel.
vous demandez où se trouvent constat plutôt amusé.» tionnels, les librairies et bibliothèques. De plus, de Pierre Alferi
les livres de poésie, le libraire Les poètes seraient-ils inutiles ? Pire : archaï- les livres sont chers et il est difficile d’en choisir (Pol, 544 p., 22 ¤). Atteinte à la tradition
vous regarde avec étonnement. Il ques, presque morts ? Il suffit d’ouvrir la porte un au hasard, explique Florence Trocmé, la Le jugement a fait bondir le gouverne-
vous répond que « la poésie, c’est de ce tout petit monde pour se rendre compte créatrice du site. Notre désir est de redonner « LE PREMIER VENU. ment, qui y voit une atteinte de plus à la
moribond ». Il ajoute, presque désolé : « Chez de la tension qui l’habite. Pas de demi-mesure envie de lire de la poésie, sans être spécialisés ESSAI SUR LA PENSÉE tradition chrétienne du pays. Dès le lende-
nous, c’est le rayon qui dort le plus. » Plus tard, dans cet univers. « Il n’y a pas d’endroit où l’on dans tel ou tel courant contemporain. L’avant- DE BAUDELAIRE » main, Eric Pickles, ministre des collectivi-
dans le métro parisien, vous questionnez votre dise plus de mal de la poésie que chez les poètes, garde expérimentale et le lyrisme critique coha- de Pierre Pachet tés locales, contre-attaquait, introduisant
voisin de strapontin au sujet de trois vers analyse Jean-Michel Maulpoix. C’est le territoi- bitent, nous publions en ligne aussi bien Yves (Denoël, 2009). un amendement à la loi sur la décentralisa-
d’Apollinaire placardés par la RATP au-dessus re le plus violent qui soit. Faceà l’apparente min- Bonnefoy que Christian Prigent. » tion qui était en cours de débat au Parle-
de sa tête, et le voilà qui s’emporte, ricanant : ceur des enjeux, on peut être surpris. Cela veut Pour les jeunes poètes, il est temps d’en finir « DES DOCUMENTS ment – sur un sujet très différent – préci-
« Mais c’est déjà bien trop long ! Moi, je ne les lis dire qu’il y a des crispations. On a l’impression avec le mythe des lyres et les muses. « Les jeu- POÉTIQUES » sant que les prières seraient autorisées.
jamais ces poèmes. » que ce qui est en jeu est beaucoup plus qu’une nes écrivains que je connais, analyse Pierre Alfe- de Franck Leibovici «Nous sommes une nation chrétienne avec
Si l’on s’en tient aux chiffres, la poésie s’en simple idée du langage, c’est une idée du mon- ri, tentent autre chose que “mon-premier- (Al Dante, 2007). une Eglise officielle», s’énerve-t-il. Parallèle-
sort mal en France. Selon le Syndicat national de, de l’existence, de la société. Tout ensemble ! » roman” et ne veulent plus du genre “poésie”, où ment, rendant visite au pape, Sayeeda
de l’édition, environ 600 livres de poésie ont Lorsque vous vous entretenez par exemple se réfugient trop de niaiseries grandiloquentes « LE POÈTE PERPLEXE » Warsi, une musulmane secrétaire d’Etat
bien été publiés en 2011 (contre 654 romans avec Denis Roche, qui fut, dans les années 1970, et trop de vers d’antiquaires. Qu’ils appellent ce de Jean-Michel Maulpoix sans portefeuille et proche de David Came-
pour la seule rentrée de septembre), mais ils ne un poète influent, et qui décréta, au terme de qu’ils font “écriture expérimentale”, “post-poé- (Corti, 2002). ron, a attaqué ce qu’elle juge être une déri-
représentent que 0,14 % du chiffre d’affaires, son aventure artistique, que la poésie était sie”, ou rien du tout, ils ont ma sympathie. Car la ve antireligieuse: «Les fondamentalistes
tous genres confondus. Et encore, la poésie est désormais « inadmissible », il ne renie pas son seule chose vitale, c’est que l’écriture comme « LA POÉSIE EST laïques disent que les croyants n’ont pas de
comptabilisée avec le théâtre. sentiment: « Quand je lis le Prix Nobel de littéra- expérience transformatrice reste possible.» INADMISSIBLE » place dans la sphère publique; je dis, au
Lapoésie,cette« survivante», commele disait ture 2011, le poète suédois Tomas Tranströmer, Croisée avec d’autres pratiques (arts plasti- de Denis Roche contraire, que la foi devrait être l’une des
déjà Paul Valéry : petit public, petits tirages, les bras m’en tombent! Je le trouve affligeant. Je que, musique, danse), performée, parlée, chan- (Seuil, 1998). voix qui fait partie du débat. »
petits éditeurs. Elle existe encore aujourd’hui, me dis que la poésie est définitivement aux tée, jouée sur scène, la poésie est aujourd’hui Ses propos illustrent une vision de la laï-
mais« dansdesconditionstrèsdures»,commen- arrêts, obsolète! Les gens continuent à en écrire loin de tout purisme ou d’un monde littéraire cité radicalement différente de celle qui
teJean-MichelMaulpoix,universitaireetauteur cependant.Ça doit être rassurant,et joli, comme agonisant. Le point extrême du renouveau, pas existe en France. Outre-Manche, il est cou-
du Poète perplexe. Quand on sait qu’en Norvège de mettre des pâquerettes sur son balcon.» forcément vécu avec bonheur par les « purs » rant de voir une enseignante musulmane
il existe des bourses « à vie » pour les poètes et Il faut dire que la poésie est saturée de stéréo- poètes, est le slam, cet art oratoire et de la décla- porter le voile, un policier sikh avec le tur-
que l’Etat achète 1 000 exemplaires des livres de types. Réduite, notamment, à une image chro- mation, cousin du rap, inventé par le poète ban, et les écoles font jouer à Noël des crè-
poésie publiés à destination des bibliothèques mo de Rimbaud trouvée dans une carterie du américain Marc Smith en 1986 dans le but de ches vivantes à leurs élèves. Plutôt que
municipales, en France, la poésie ne semble pas boulevard Saint-Michel, entre James Dean et rendreles lectures depoèmes à la fois moins éli- d’interdire les signes religieux, l’idée est
être encouragée à se relever. David Bowie. « Entre le cliché de douce rêverie, tistes et moins ennuyeuses. de tous les accepter. La séparation de l’Egli-
Coupée du public, la poésie est généralement expression vaporeuse ayant la vie dure, et celui se et de l’Etat n’a d’ailleurs jamais été enté-
caricaturée. Il n’y a souvent que les poètes eux- de“complexepoético-militaire”,avancépar Sla- rinée. La reine est chef de l’Etat et de l’Egli-
mêmes pour s’en plaindre. Dans un article du
Monde diplomatique de janvier2010, le poète et
voj Zizek, un philosophe très en vogue en ces
temps où l’amalgame rivalise avec la bêtise, il y
« Les jeunes écrivains que je connais se d’Angleterre. Les évêques anglicans siè-
gent à la Chambre des lords, et Tony Blair
mathématicien Jacques Roubaud a tiré les rai-
sons de la désaffection: « Les poètes contempo-
a toujours place pour beaucoup d’autres cli-
chés », confie Pierre-Yves Soucy, poète et codi-
ne veulent plus du genre “poésie”, n’avait pas osé se convertir au catholicis-
me tant qu’il était premier ministre, de
rainssont difficiles; ils sontélitistes; cetteactivité
est ringarde et passéiste. Les poètes sont narcissi-
recteur des éditions La Lettre volée.
Est-ce une raison de désespérer et de tirer une
où se réfugient trop de niaiseries peur des complications constitutionnelles
et des répercussions politiques.
ques; ils ne rendent pas compte de ce qui se passe
réellement dans le monde ; ils n’interviennent
croix définitive sur la poésie? «Elle est menacée,
mais pas défunte, nuance l’écrivain et universi-
grandiloquentes » Pourtant, cette présence de la foi dans
les institutions devient caduque avec l’évo-
pas pour libérer des otages, pour lutter contre le taire Pierre Pachet. A l’université, elle est très pré- Pierre Alferi lution de la société. Selon un sondage réali-
terrorisme; ils ne résorbent pas la fracture socia- sente dans la recherche des étudiants : Philippe romancier et poète sé le 14février pour la Fondation Richard
le; ils ne font rien pour sauver la planète.» Jaccottet ou Henri Michaux, par exemple, sont Dawkins pour la raison et la science, seuls
Si ces arguments sont sciemment outrés, bien étudiés. Nombre de thèses sont consacrées à 54% des Britanniques se disent chrétiens,
Roubaud ne fait que constater que le poète, la poésie. L’enseignement, jusqu’à l’agrégation, Slamer,c’est « claquer», transformerla lectu- contre 72% en 2001. Et les églises sont aus-
aujourd’hui, ne jouit d’aucune forme de recon- lui donne toujours une belle place.» re en spectacleafin de trouverune audience lar- si vides au Royaume-Uni qu’en France.
naissance, car il est exclu de la cité. Ce qui n’est La poésie, surtout, se serait déplacée, loin de ge. Ce n’est pas la pensée du poète Franck Leibo- Résultat, le mouvement laïque donne de
pas toujours le cas ailleurs. En 2009, lorsque territoires où on la cherchait jadis. « Elle n’est vici, pour qui « la recherche poétique ne dépend la voix. Récemment, Trevor Philips, le pré-
l’artiste Ernest Pignon-Ernest a collé sur les plus toujours dans les livres, poursuit Pierre pas d’une audience a priori ». Il explique : « Il sident de la Commission sur les droits de
murs de Ramallah, en Cisjordanie, les images Pachet. On la trouve à la radio, dans la chanson, faut inverser la formulation: chaque recherche l’homme et l’égalité, un organisme d’Etat,
de son ami poète disparu Mahmoud Darwich, au cinéma, par exemple avec le film coréen poétique produit son propre public, fût-il de fai- attaquait les agences catholiques d’adop-
il raconte que son geste a suscité des réactions Poetry, qui a connu un succès relatif. Mais aussi ble densité. Le malentendu réside dans le fait tion qui refusaient les couples homo-
d’enthousiasme,y comprisauprèsdela popula- dans le besoin d’une parole forte, dense, rom- qu’on cherche une allégorie rassembleuse. On sexuels, ce qui va à l’encontre de la loi
tion la plus pauvre et la moins cultivée. pantparfois avec le bavardageambiant, ou s’af- voudraitloger lapoésiedans uneinstitutionuni- contre la discrimination: «On ne peut pas
Pourquoi est-ce inimaginable en France ? firmant à la hauteur de ce qui advient. C’est vrai que – la Maison de la poésie, par exemple, qu’on dire, parce qu’on est différent, on a besoin
«D’abord parce que la Palestine est en situation surtout pour le public cultivé, mais j’ai entendu trouve à Paris et dans plusieurs villes en provin- de lois différentes.» Sinon, affirme-t-il, il
de guerre!, explique Pierre Alferi, romancier et de la poésieà des obsèques,ditepar des gens sim- ce. Alors qu’il existe des pratiques poétiques faut laisser la charia s’imposer dans cer-
poète.La seule situation comparable à cet exem- ples, qui s’étaient souvenus d’elle.» diverses, variées, éclatées. En fabriquant un fan- tains quartiers. Cette vision presque fran-
ple en France, ce fut l’Occupation et la Résistance, Internet et les réseaux sociaux semblentêtre tasme coupé de ses pratiques, on s’interdit çaise de la laïcité aurait été très rare il y a
quand la poésie était engagée, avec Aragon par propices à son renouveau. Tout en continuant d’avoir accès aux publics vivants qui peuplent une décennie, mais elle a tendance à se
exemple. Faut-il avoir de la nostalgie pour l’épo- à susciter des passions. Le succès du site Web ces mondes.» p répandre. p
3. CULTURE & IDÉES 0123
Samedi 3 mars 2012 3
L’autre journalisme en Russie
Face à la presse de «nomenklatura», des acteurs de l’informationapparaissent. Souvent avec peu de moyens et
le concours des citoyens,des journaux, des médias en ligne et des télévisions tententd’exercer uncontre-pouvoir
A Moscou, en février. De haut en bas,
Suite de la première page les journalistes Anastasia Karimova de
l’hebdomadaire « Dengi », Pavel Lapkov,
de Dojd TV, et Sergueï Parkhomenko,
leader de l’opposition.
DAVIDE MONTELEONE/VII
A côté des îlots traditionnels de la presse de
qualité, tels Kommersant, d’autres acteurs
s’affirment. Des journaux au profil urbain
et culturel comme Bolchoï Gorod et Afficha,
qui ont joué un rôle majeur dans la mobilisa- semble à un stagiaire branché : tennis blan-
tion des manifestants. Des médias en ligne, ches, tee-shirt et sweat, jean délavé, montre
simples plates-formes ou sites d’informa- iPod, barbe de quelques jours. Sauf que, à
tion comme Gazeta.ru ou Slon.ru, auxquels News Media Rus, c’est lui le patron. A 25 ans, il
s’ajoutent d’innombrables blogs, drôles et dirige une holding de 1 500 employés qui
percutants, sur Livejournal.ru. compte notamment le vieux quotidien Izves-
Aujourd’hui, plus de 50 millions de Russes tia, le tabloïd Tvoï Dien, une revue de bande
sur 140 millions sont connectés à Internet. La dessinée et, surtout, la plate-forme Life-
Toile, c’est ce que représentait la télévision news.ru. Le groupe lui-même est lié au puis-
dans les années 1990 : un tourbillon de sant banquier Iouri Kovaltchouk, un proche
débats, de critiques, d’humour corrosif. Il de Vladimir Poutine.
s’agit d’unimmense bouleversement,méses- Achot Gabrelianov n’est pas seulement le
timé par Vladimir Poutine. « Assis sur l’Olym- fils de son père Aram, fondateur du groupe. Il
pe, il a manqué toute une époque, explique détermine la politique éditoriale. Son modè-
Leonid Parfionov, l’un des porte-voix des le : Rupert Murdoch. Pour lui, seuls comptent
manifestants. Il pense qu’il est marié à la Rus- le spectacle médiatique, la renommée, les
sie et que seule la mort les séparera, mais il ne ventes.Le scandaleest une chance. Il la provo-
comprend rien au peuple dans la vallée. » que souvent. Ses employés sont incroyable-
Leonid Parfionov est l’un des plus brillants ment jeunes, 25 ans maximum, mieux payés
journalistes russes, connu pour ses émis- qu’ailleurs. Ils ont l’échine souple; le Coca les
sions très pédagogiques sur NTV dans les- dope. Pas le droit de fumer, les règles internes
quelles il revisitait l’histoire du pays depuis sont strictes. « Ça fait perdre une heure de tra-
les années 1960. Aujourd’hui sur liste noire vail en moyenne », souligne le patron. On lui
des grandes chaînes – le prix à payer pour demande si tous les moyens sont bons pour
avoir critiqué la « renaissance de l’antiquité faire de la mousse. Récemment, la publica-
soviétique» ou traité le duo Medvedev-Pouti- tion sur Lifenews.ru d’écoutes téléphoniques
ne de « Dolce & Gabbana » –, il vit de ses livres de l’opposant Boris Nemtsov a déclenchéune
et ne prétend pas s’investir durablement tempête à Moscou. Il répond tranquille-
dans l’activisme politique. « Mon rôle actuel ment: « Ecouter les conversations, c’est violer
est de bien formuler les choses au nom des la loi. Nous les avons juste publiées. C’est
autres.» Selon lui, un sentiment unit le pou- important pour les jeunes qui vont aux mee-
voir et les journalistes bureaucrates à sa sol- tings de Nemtsov. » Il jette un voile pudique
de : le cynisme. « Ils lisent tous Internet et sur la provenance des écoutes. On lui deman-
Kommersant. S’ils croyaient dans leur propa- de ce qu’est un bon journaliste. Aucune hési-
gande, ils rouleraient en voiture russe et ne tation : « Celui qui trouve une information
porteraient pas des montres suisses ! » exclusive, de façon efficace, et sait ensuite
l’emballer, quel que soit le format. »
On lui fait remarquer que les informations
« On n’a pas l’argent exclusives, dans ses titres, ne portent jamais
atteinte à la réputation de Vladimir Poutine.
pour couvrir « Je ne vois pas de quoi on peut l’accuser »,
rétorque-t-il en haussant les épaules, avant
les manifestations en de jurer qu’il publierait toute révélation
étayée à son sujet. Puis de reconnaître : « Je
région. On a donc trouvé suis pour la stabilité de l’Etat. En dix ans, on a
donné du travail à 1 500 personnes. Je ne vois
des volontaires sur pas pourquoi je devrais en vouloir à Poutine.
Queça vousplaise ou non, tous les médias doi-
Facebook » vent s’inscrire dans un système de valeurs
nationales. Par exemple, on ne peut pas suivre
Daria Simonenko un chef de l’Etat, disons comme Sarkozy, et
Dojd TV écrire des horreurs sur lui. »
Etrange conception du journalisme: aima-
ble envers les puissants, impitoyable avec les
Née juste avant ou après la chute de l’URSS, autres. Les tabloïds deviennent ainsi un outil
la jeune génération, elle, prise davantage les de propagande moderne et autonome. Par-
nouvellestechnologiesquelesmanuels d’his- fois, l’Etat sous-traite car il est trop balourd.
toire. Elle croit dans les réseaux, dans l’immé- Le jeune prodige nous fait la leçon. « Si je vous
diateté.Décomplexés,ceux qui en font partie dis : ne pensez pas à un pingouin, vous pensez
apprennentle métiersur le terrain etse consi- à quoi ? A un pingouin. Le problème, c’est que
dèrent comme des vétérans avant la trentai- voussavezque c’est moi qui l’ai dit. Il faut trou-
ne. Installée depuis deux ans dans l’ancienne ver des moyens détournés, être plus subtil. »
usine de chocolat Octobre rouge, presque en La nouvelle génération n’est pas forcé-
face du Kremlin, la chaîne Dojd TV a édifié ment condamnée aux fers. Prenez Anastasia
son amateurisme en vertu. Loin des rouages Karimova, de l’hebdomadaire Dengi. Elle a
lourds des chaînes étatiques, elle pétarade fini ses études en 2011 mais travaille depuis
comme une mobylette d’adolescent, fait des son adolescence. Pour elle, journalisme et
embardées, improvise des manœuvres. Dif- activismevont de pair. A 16 ans, fin 2004, éba-
fusée sur le câble et sur le Net, elle est deve- hie par la « révolution orange » en Ukraine,
nue une agora prisée des opposants. Pour elle part à Kiev. A son retour, elle porte un
l’heure, la chaîne perd de l’argent. Elle espère paquet de mandarines au siège du FSB (ex-
parvenir à l’équilibre fin 2012. KGB), place Loubianka. Délicieuse provoca-
Dojd promeut le concept de journalisme tion. Depuis, elle s’est engagée dans l’opposi-
citoyen pour mieux masquer ses faibles tion, pour l’Union des forces de droite, puis
moyens.«On n’apas l’argentpourenvoyerdes pour Garry Kasparov.
reporters en région pour couvrir les manifesta- Son embauche par Dengi est cocasse.
tions, explique Daria Simonenko, la responsa- Voyant une de ses interviews censurée par un
blede la communication.On a donctrouvédes journal pour jeunes, elle claque la porte et lan-
volontairessur Facebookqui ont filmé par télé- ce un cri d’alarme sur Facebook. «Où peut tra-
phoneetenvoyéleursimages.Onaaussi utilisé vailler un journaliste honnête ? » Parmi les
Skype. » Quand ils partent sur le terrain, les réactions, un rédacteur en chef de Dengi, qui
reporters font tout : la production, le reporta- lui propose un contrat. Ces dernières semai-
ge, le montage. Parmi les nouveaux, une bon- nes, elle est de toutes les manifestations sans
ne moitié n’a jamais fait de télévision! Renat y voir le moindre problème éthique. « Le jour-
Davletgildeev, 25 ans, présentateur et produc- nalisme, c’est d’abord le respect des normes. Ça
teur en chef, est diplômé de la Haute école n’empêche pas de hurler dans la rue. » Ni de
d’économie. A ses yeux, le credo de Dojd est poserenmaillotdebain,par– 14˚C,pourappe-
«l’honnêteté».«Nousnesommespasunechaî- ler à manifester le 4 février ! L’image a fait
ne d’opposition, dit-il, même si on a de la sym- fureur sur la Toile. Anastasia ne manque pas
pathie pour elle et que notre public est surtout d’ambitions.«Si un jour on avait un vrai Parle-
composé d’urbains très éduqués.»
Recrue récente de Dojd, Pavel Lapkov,
paramètres: les yeux qui brillent, beaucoup
d’idées, mais des moyens techniques limités.»
¶ sent la technologie moderne que pour trans-
mettre des photos d’aubergines farcies! »
ment, j’aimerais bien être députée ou au
moins attachée parlementaire.» Pour l’heure,
SUR LE WEB
44 ans, regarde cette ruche avec amusement. Pavel Lapkov rejette toute nostalgie et appré- Dans les médias russes, ces dernières elle vient de diffuser sur YouTube un film de
LA CHAÎNE DOJD Tvrain.ru
Ça lui rappelle ses années NTV, dans les cie les possibilités qu’offrent les réseaux années, une nouvelle tendance a pris de l’am- trente-cinq minutes sur Vladimir Poutine.
« BOLCHOÏ GOROD » Bg.ru
années 1990, une époque où la chaîne du mil- sociaux. « Ce journalisme citoyen balaie le pleur : la presse tabloïde, dite « jaune ». Dis- Insolent, pertinent, dérangeant. Un bon trip-
« KOMMERSANT »
liardaire Vladimir Goussinski explosait les journalisme de nomenklatura, assène-t-il. trayante, vulgaire, portée sur le sexe et les tyque pour le métier. p
Kommersant.ru
codes de la télévision. « Je retrouve ici certains Maisn’oublionspas que certainsjeunes n’utili- secrets des célébrités. Achot Gabrelianov res- Piotr Smolar
4. 4 0123
Samedi 3 mars 2012 CULTURE & IDÉES
RICHARD DUMAS/VU
POUR « LE MONDE »
Emmanuelle Béart
s’est enfin trouvée
Sur scènedans «Se trouver» de Pirandello, réalisé par Stanislas Nordey à la Colline
à Paris,l’actrice, en réagissantaux répliquesde la pièce, se livre ici à un fascinant jeu de la vérité
Propos recueillis par ment attachée. Pour cet entretien, l’actrice a te réalité qui est la nôtre. Ils sont comme des
Brigitte Salino acceptéunerègleparticulière:nonpassesou- miroirs, qui ne nous renvoient pas vrai-
E
¶ mettre à des questions, mais à des répliques
mêmes de la pièce… L’occasion était trop bel-
ment à ce que nous avons l’impression
d’être. Il y a un moment où, parce qu’on a
À VOIR
mmanuelle Béart fait le grand le. Luigi Pirandello nous l’a offerte, en écri- envie d’être aimé, d’aller vers les autres, on
« SE TROUVER »
écart entre le théâtre et le ciné- vant le rôle de Donata Genzi pour Marta se dit que tous les regards sont importants.
Mise en scène de Stanislas
ma. A l’écran, on la verra à par- Abba, dont il fut passionnément amoureux. Puis on commence à vieillir, et on se dit :
Nordey, avec Emmanuelle Béart,
tir du 21mars dans le nouveau EmmanuelleBéart,saDonataGenzid’aujour- « Non, ces miroirs n’ont que la valeur d’un
et Michel Demierre.
film de Virginie Despentes, « Aucune photo, d’hui, lui répond. Nous répond. instant, mais, dans le fond, aucune valeur
Théâtre national
Bye Bye Blondie. Elle interprète réelle.» On n’est plus alors dans la quête per-
de la Colline, 15, rue Malte-Brun,
une journaliste de la télévision qui opère aucun film, La marquise Boveno : « Il paraît qu’il manente du regard de l’autre. Mais cela
Paris 20e.
soncomingout enavouant sonhomosexua- [Carlo Giviero] a fait une étude sur vos veut dire qu’on a déjà fait un travail sur soi-
Tél. : 01-42-65-52-52.
lité. Sur scène, elle joue dans Se trouver, une aucun personnage portraits.» même, sur l’amour et la tolérance aussi que
De 14 ¤ à 29 ¤.
pièce de Luigi Pirandello mise en scène par Donata : « Ah bon ? Il n’y en a pas un seul l’on doit s’accorder. C’est un privilège de
Du 6 mars au 14 avril.
Stanislas Nordey. Créé au Théâtre national ne peuvent qui me satisfasse. » l’âge. De rencontres, aussi.
www.colline.fr
de Bretagne, à Rennes, en janvier, le specta- Cetterépliquem’atoutdesuitefaitpenser
cle est présenté à partir du 6 mars au Théâ- correspondre à La Belle Noiseuse, le film de Jacques Rivette, Giviero : « Une comédienne n’a pas
« BYE BYE BLONDIE »
tre nationalde la Colline, à Paris. Emmanuel- dans lequel je posais pour un peintre joué besoin d’avoir expérimenté la vie pour la
de Virginie Despentes.
le Béart tient le rôle de Donata Genzi, une à cette réalité par Michel Piccoli. Quand je regardais ce qu’il connaître; il lui suffit d’avoir l’intuition
Avec Emmanuelle Béart
actrice qui a renoncé à toute vie personnelle faisait de moi, je me disais: « Je ne reconnais de la vie du personnage qu’elle doit repré-
et Béatrice Dalle.
pour son art et rencontre un homme dont qui est la nôtre » rien.» Pourtant, j’avais tout à fait conscience senter. »
En salles le 21 mars.
l’amour la bouleverse. Est-ce que jouer, c’est qu’ils’étaitservi de mamatièrepour pouvoir Donata : « Cela me paraît juste. »
vivre ? Est-ce que vivre, c’est jouer? alimenter la sienne. C’est toute la question Là, on est dans une situation très particu-
¶ Cesquestionsetbiend’autres,quifondent du regard de l’autre quand il vous dessine, à lière, parce que Donata est une femme qui a
À LIRE et tiraillent l’existence des comédiennes, partir de son vécu, de son imaginaire, de ses fait abnégation de toute sa vie, pour n’être
« SE TROUVER » sont soulevées dans cette pièce des années fantasmes. Un portrait dans lequel on ne se qu’actrice. Et moi, je me retrouve face à une
de Luigi Pirandello. 1930 qui dresse un magnifique portrait de retrouve finalement jamais. Je l’ai vécu plu- étrangère, à un monstre, parce que j’ai fait
(L’Avant-Scène théâtre n˚ 1322, femme. Emmanuelle Béart l’incarne, le sieurs fois dans ma vie, bien sûr. un autre choix. Mais la vraie question, c’est
110p., 12 ¤). public vient la voir parce que c’est elle, et la Il y a aussi l’idée qu’aucun dessin, aucune qu’on se demande ce qu’on a dans le crâne,
A paraître le 15 avril. découvre sans le masque de l’image un peu photo, aucune interview, aucun film, aucun dans le corps, pour pouvoir jouer. Tous les
sulfureuse et people qui lui est communé- personnage ne peuvent correspondre à cet- soirs, en entrant sur scène, devant 800 per-
5. CULTURE & IDÉES 0123
Samedi 3 mars 2012 5
sonnes, je me pose la question: qu’est-ce que germes de vie, de possibilités qui sont en scène. Et maintenant, là, seule, les mains Emmanuelle Béart ces étapes. Le théâtre est salvateur, parce
tu as de moins, vingt-cinq ans après, pour nous…, contraints que nous sommes aux vides, dans ce silence, devant le grand incarnant Donata Genzi qu’il n’y a pas ce problème de physique. Ce
être toujours là, avec ce besoin? Longtemps, renoncements continus, aux menson- miroir sur la table et qui renvoie autour lors de la création du qui importe c’est une aura, ce que j’aime
il y a eu de la rage. Puis un moment de dou- ges, aux hypocrisies… S’évader ! Se trans- de moi ces robes vaines, qui pendent spectacle « Se trouver », tant chez les êtres humains: la lumière.
ceur, de plus grande conscience. La rage est figurer ! Devenir autres ! » immobiles, et moi assise au milieu, le au Théâtre national
toujourslà,maisavec unesortede réconcilia- Là,Donataet moi, ondiverge.D’oùla com- dos penché, les mains sur les genoux, et de Bretagne, Donata : « Et sais-tu qu’il m’arrive de res-
tion. On parle beaucoup du fantasme du plexité du jeu. Moi, pierre après pierre, j’ai les yeux ouverts, ouverts, à me fixer en janvier. sentir pour mon corps… mais oui, de l’an-
regard des autres, mais il faut aussi parler de construit une maison. J’ai mis au monde dans ce vide… » CHRISTOPHE RAYNAUD tipathie! Tant de fois j’en aurais voulu
notre propre fantasme, à nous, actrices. Tou- trois enfants. J’aime. J’ai aimé passionné- C’est le cauchemar de la solitude. Je ne le DE LAGE/WIKISPECTACLE un autre, différent. »
tescesfemmesquejejoue,jeleschoisisparce ment. Je n’aurais jamais imaginé ce métier ressens pas. Quand je rentre dans la loge, je Antipathie, oui, bien sûr. C’est pour ça
que, à chaque fois, je me dis: « J’aurais aimé sans la vie. C’est la vie qui m’a donné envie me dis: « Tu as eu le courage d’aller jusqu’au que j’ai tellement joué avec la nudité. Pour
être elle, ou j’aurais envie d’être elle.» Donc je de le faire, et de continuer à le faire. Sinon, bout.» Cesont peut-êtremesseulessecondes combattre.Il n’ya pas eu de rencontreamou-
suiselle pendantun certain temps.Et à l’inté- j’aurais été comme un ballon. Je me serais defierté.Toutd’uncoup,jepeuxmeregarder reuse entre mon corps et moi, depuis tou-
rieur, je cherche comme une malade pour- envolée très vite. Et je n’en serais pas reve- dans la glace. Avant d’entrer en scène, non. jours. En revanche, ce qui est évident, en
quoi, comment. Jusqu’à épuisement. nue. Pirandello le dit très bien : être actrice, dehors de l’esthétique, c’est qu’il est mon
c’est un jeu, il n’y a pas à dramatiser, mais Donata : « Je connais trop mon visage ; je meilleurallié. Il a une force. Je sens mes mus-
Salo : « Eh bien, vous avez au contraire ce c’est un jeu un peu dangereux. Il peut vous l’ai toujours façonné, trop façonné. A pré- cles, je sens mes veines, je sens mon sang.
don : pouvoir vivre sur la scène, en vous laisser une sensation de dépersonnalisa- sent, ça suffit ! A présent, je le veux Quand je suis sur scène, je le remercie
sachant regardée par tous, c’est-à-dire tion, de vide existentiel, si vous n’y prêtez “mien”, tel qu’il est, sans que je le voie. » d’avoir cette force-là. Quand Donata parle
avec autant de miroirs que d’yeux de pas attention. Moi je prête justement une Là aussi, on revient au manque. On peut de son corps, elle ne parle pas seulement de
spectateurs.» attentiontouteparticulièreà continuerà ali- même parler de désarroi: avoir la sensation celui de l’actrice, mais de celui de la femme,
Donata : « Mais je ne vois pas les specta- menterl’âtre, le foyer, la cheminée. A mettre de devoir devenir autre pour exister pleine- dans son intimité. Ce qu’elle dit, à certains
teurs, ni ne pense jamais qu’ils sont là, des bûches, à rallumer le feu. ment, ou de devoir devenir autre pour pou- moments de la pièce, de son corps contre le
quand je joue. » Je sais bien comme on peut avoir la sensa- voir être ce à quoi on aimerait ressembler. corps d’un homme, de la haine de soi que
Ce n’est pas vrai, pour moi. Je ne vois pas tion que rien n’a la dimension du plateau. Façonner, trop façonner, c’est aussi ça. Pour l’on peut ressentir, ce sont des choses que je
les spectateurs, mais je les sens. Et c’est très Moi-même,quand je descends de scène, ivre cequi estde façonnerlevisageou lecorps, j’ai connais. Ne plus réussir à se reconnaître, ou,
épidermique. Très organique. Je sais qu’ils de fatigue, je me dis : « Qu’est-ce qui peut se fait refaire ma bouche, à l’âge de 27 ans. Ce quand on se reconnaît, arriver à se dégoûter.
m’écoutent, je les écoute. Et je ne peux pas passer après ça ? » Après ça, il faut dormir. Et n’est une énigme pourpersonne: c’est loupé. Elles sont si délicates, toutes ces questions.
jouer sans eux. Ils sont une partie intégrante puis le matin il faut se lever à 7 heures, parce Si quelqu’un, homme ou femme, refait quel- Si délicates.
du spectacle. Si je les sens se dérober, j’en suis qu’il y a un petit garçon qui veut jouer à la que chose, c’est parce que, pour une raison
atteinte. Si je les sens à l’écoute, c’est un cuisine,parcequ’il a inventé qu’une panthè- qui ne regarde personne, il n’arrive pas à Donata : « N’avoir jamais pu tolérer cette
cadeau. Peut-être plus que jamais dans ce re va venir déjeuner. Je n’invente rien, c’est vivre avec, et que cette partie de son corps ne confusion de la femme et de la comédien-
rôle-là, parce que je suis sans protection. Et je ma vie, mon plus jeune fils. Et j’ai un plaisir luiestplussupportable.Alors,soitonest aidé ne, avoir voulu sauver l’orgueil de la
le sais très bien. Pour Les Justes, en 2010, fou à être avec lui, à jouer, puis ensuite à fai- et on a la force de la combattre, soit on y va, et comédienne qui veut vaincre seule, pour
j’étais armée. Stanislas Nordey m’avait mis re les devoirs avec celui qui a 15 ans, puis à on passe à l’acte. J’ai entendu des témoigna- ce que cela vaut – cette présomption de
unearmure.A l’époque,je nevoulais plusfai- aider l’aînée, qui est à l’université et veut ges de femmes disant que ça leur avait rendu croire que ce qu’il y avait en moi de nou-
re de théâtre. La dernièrefois que j’avais joué, devenir avocate. Actrice, je suis comme les veau, de vivant dans mon art, cela seul et
c’étaiten 1996,dansJoueravecle feu,deStrin- autres. Je me sens toujours en danger, j’ai rien d’autre devait suffire pour vaincre…,
dberg, mis en scène par Luc Bondy. Et j’avais toujours peur que ça s’arrête. Mais j’accorde – j’ai vaincu, oui, j’ai vaincu, seule, oh,
été très meurtrie. Beaucoup de choses sont une importanceà la vie, je mets à la construi- « Quand je rentre dans la loge, je me dis : seule comme sur le sommet d’une monta-
arrivées en même temps : l’occupation de re un acharnement sans doute plus fort que gne, dans le gel… –, je me réveille, j’ouvre
l’église Saint-Bernard, avec les sans-papiers; dans mon métier. Pour moi, la réalité est là. “Tu as eu le courage d’aller jusqu’au bout.” les yeux au milieu d’un silence et d’une
la mort de Roland Amstutz, qui s’est suicidé Je suis née dans la nature, mes premières lumière que je ne connais pas, et de cho-
pendant les représentations; une sensation sensations, c’était la mer, les arbres, les Ce sont peut-être mes seules secondes ses qui pour moi n’ont pas de sens… –
de danger permanent, qui n’avait plus rien à odeurs. Je ne peux pas l’oublier. Quand je quelle femme suis-je encore ? »
voir avec le texte. J’ai craché sur la scène, le suis sur scène, toute cette vie-là est dans de fierté. Je peux me regarder dans la glace » Cette phrase-là, c’est sacré, pour moi. Je
dernier soir, en disant: «Plus jamais.» C’était mon corps, dans l’énergie que je développe. préférerais ne pas la commenter.
d’autant plus déchirant que, s’il y a un espace
où je me sens libre, c’est bien au théâtre. Donata, à Giviero : « Sur scène, je ne suis la vie plusjolie, plus facile. Tantmieux. Il y en Donata : « On ne se trouve à la fin que
J’ai rencontré Stanislas Nordey et j’ai sen- jamais moi. Excusez-moi, vous préten- a d’autres que ça a profondément affectées, seuls. Heureusement on reste avec nos
ti quelqu’un d’incroyablement aigu, dez savoir qui je suis, alors que je ne le et je fais plutôt partie de celles-là. fantômes, plus vivants et vrais que toute
vivant, intelligent. Quand il m’a proposé sais pas moi-même ? » Aujourd’hui, je pourrais dire : je suis chose vivante et vraie, dans une certitu-
Les Justes, de Camus, il m’a dit : « Pas de C’est un labeur de savoir qui on est. Et il contre la chirurgie esthétique. Parce que de qu’il ne tient qu’à nous d’atteindre, et
vedette. Une troupe. Egalité des salaires. » n’y a pas de réponses. Pour moi, les répon- c’est un acte grave, dont on n’évalue pas for- qui ne peut pas nous faire défaut. »
Comme Jean-Pierre Vincent l’avait fait ses, ce sont les actes. Tout ce que l’on met en cément les conséquences. Et c’est un acte Voilà une phrase que je commence à pou-
pour On ne badine pas avec l’amour, de œuvre, tout ce que l’on a le courage de domi- qui touche à notre âme. Mais je n’aurais voirdire sansm’écrouler.Maisça m’aurapris
Musset, en 1993. Nordey m’a donné la sensa- ner; le courage aussi qu’il faut pour s’aban- jamais la « dégueulasserie » de porter un presque trois mois. Oui, heureusement
tion que je pourrais trouver un endroit où donner. J’entends parfois parler de moi, et je jugement sur quelqu’un qui l’a fait. Je dirais qu’ona nosfantômes.Moi,ilssontaurendez-
apprendre. Je me suis dit : « Je vais y aller. » ne me reconnais pas. C’est comme si mon quec’estson problème.Et je trouveplusinté- vous tous les soirs. Je suis heureuse de les
J’y ai été. Et j’ai été très heureuse, en jouant nom ne m’appartenait plus. Et pourtant, j’ai ressant et humain de dire que cette person- revoir. Et en même temps, ça me crée un cha-
Dora, la femme terroriste des Justes. Je me tout à fait conscience d’avoir laissé voir cer- ne était en manque de confiance. Evidem- grin sans fond. Oui, il y a des êtres qui sont
sentais protégée, parce que cette femme taines choses, et d’en avoir caché d’autres. ment, si ma bouche m’avait plu, je n’aurais partis. Oui, il y a des moments de la vie qui
n’était pas un premier rôle, mais une Donc, je suis aussi responsable, en partie, de jamais eu envie de la refaire. Mais, franche- sont partis. Mais sans mes fantômes, je ne
« mécanicienne», en quelque sorte, dans le ce que les gens peuvent imaginer. ment, je ne suis pas près d’y retourner, parce pourrais pas jouer. C’est pour ça que j’ai ten-
processus de la pièce. Et j’ai retrouvé le que j’ai eu un tel choc, avec tout ça, et sous le dance à regarder vers le ciel, quand je suis sur
goût du théâtre. J’avais oublié comme Donata : « Mais ce moment-là (elle se regarddesautres. Çaa été effroyable.Aujour- scène.
j’aimais ça. Ou plutôt, j’avais voulu oublier. tourne vers Elisa), ah, tu sais, ma chère, il d’hui, rien que l’idée d’une piqûre me fou-
est vraiment horrible… Le théâtre s’est droie. Mais en même temps, je me dis que ce Donata : « Seul est vrai qu’il faut se créer,
Donata : « Comparez ces innombrables vidé… et tu ne peux pas imaginer quelle n’est pas facile de vieillir, dans ce métier, créer ! Et alors seulement on se trouve. »
vies que peut avoir une comédienne avec épouvantable misère… Tous sont partis, quand on est une femme. Surtout au ciné- Là, on parle de l’art, de la création. Mais
celle que chacun vit tous les jours : une avec quelque chose de moi vivant dans ma. Alors il y en a qui vont se trafiquer com- aussi et surtout, pour moi, de la vie. Dans
fadeur, souvent, qui nous oppresse… On leur souvenir, oui, et moi, en entrant plètement, d’autres qui vont sombrer dans « se créer », il y a la notion de solitude, tou-
n’y prête pas attention, mais nous dissi- dans ma loge, je suis encore brûlante du l’alcool. Mais chacun fera, mon Dieu, à sa jours. L’important est d’engendrer, en per-
pons tous les jours…, ou étouffons en souffle chaud de la foule qui s’est levée façon, et comme il le pourra. Moi-même, je manence, jusque dans les détails du quoti-
nous l’éclosion de qui sait combien de pour m’applaudir une dernière fois, sur ne sais pas comment je vais réussir à passer dien. Ne jamais abdiquer. p