#2 entamer une révolution culturelle au travers de l'innovation
ArticlePIC-X.GISSEROT-CHARP
1. Trouver l’équilibre entre vision
entrepreneuriale et réalité du marché
dans l’approche Lean Startup
> Xavier Gisserot, étudiant en Master PIC à l’École Polytechnique et fondateur de Charp, startup
de vente prédictive
Résumé
La glorification de la vision de l’entrepreneur, à partir d’exemples largement mythifiés de
visionnaires célèbres, conduit à de nombreux échecs: en tentant d’imposer sa vision au marché,
l’entrepreneur consomme souvent ses ressources dans le développement d’un produit ou
service qui ne se vend pas.
Pour répondre à ce problème, identifié comme la cause première de l’importante
mortalité des startups, l’approche Lean Startup préconise de limiter au maximum
l’investissement des ressources tant que le produit n’est pas validé par le marché
(ProductMarket Fit ). Il doit ainsi commencer par développer un Minimum Viable Product
(Build) qui lui permettra d’obtenir des retours de la part des utilisateurs (Measure ) puis d’en
tirer des conclusions validant ou infirmant ses hypothèses (Learn ), puis d’itérer jusqu’à
atteindre cette adéquation produitmarché.
Cette méthode a été appliquée au cours de la création et du développement de Charp,
une startup identifiant des cibles les plus pertinentes à appeler pour les commerciaux B2B. Si
elle a clairement atteint ses objectifs, avec un important succès commercial auprès de clients
comme Google dans 6 pays après seulement un an d’existence tout en limitant les
investissements nécessaires au minimum, cette approche a failli lui être fatale. En se
concentrant de manière opportuniste sur les retours de leurs premiers clients, les fondateurs
ont un temps fait évoluer leur Minimum Viable Product dans un sens très éloigné de leur vision
initiale, ce qui a abouti à d’importantes tensions internes qui ont menacé la survie de
l’entreprise.
Si de nombreuses startups échouent du fait de leur incapacité à développer un produit
réussi sur le plan commercial avant d’être à court de ressources, de nombreuses autres
meurent du fait des divergences au sein de l’équipe fondatrice. Afin de réussir à trouver un
équilibre entre la vision de l’entrepreneur, qui donne sens à l’acte entrepreneurial et unit les
2. acteurs de la startup, et ce que le marché est prêt à accepter, il est donc nécessaire d’encadrer
la démarche proposée par Lean Startup.
Pour y arriver, cet article propose de respecter scrupuleusement trois étapes: d’abord,
la définition d’une Minimum Viable Vision, raison d’être de l’entreprise (le “Pourquoi”); ensuite,
la formulation d’une proposition de valeur permettant de réaliser cette vision (le “Quoi”),
testée et modifiée en fonction des retours du marché; enfin, la matérialisation de la proposition
de valeur précédemment validée en un produit (le “Comment”), modifié successivement en
fonction des retours des clients jusqu’à atteindre le Product Market Fit.
La glorification de la vision de l’entrepreneur, cause de mortalité de
nombreuses startups
L’entrepreneuriat connaît un essor croissant, soutenu par un accès facilité au marché et
au capital ainsi qu’une médiatisation croissante d’entrepreneurs “stars” qui suscite de
nombreuses aspirations. On voit ainsi l’émergence d’une “génération entrepreneurs” avec,
selon une étude de 2016, 36 % des étudiants français qui se projettent en créateur d'entreprise
ou freelance (+ 14 points en 2 ans) . 1
Cette générations est nourrie de nombreux fantasmes, alimentés par les mythes
fondateurs de startups célèbres, tels que le succès fulgurant de Facebook, popularisé dans le
film The Social Network, ou la naissance de l’application Uber, qui aurait été imaginée par ses
fondateurs un soir à Paris où ils ne pouvaient trouver de taxi alors qu’il neigeait. La plupart de
ces mythes glorifient l’idée géniale, comme si ces entrepreneurs avaient eu une vision
immédiate et précise du produit que le marché attendait. On oublie souvent que, si Steve Jobs
a très tôt eu la vision d’un “second ordinateur”, il a fallu des années et un long processus de
développement, d’études de marché et d’itérations pour aboutir à l’iPad tel que nous le
connaissons aujourd’hui.
De nombreux entrepreneurs confondent ainsi leur vision et la matérialisation de celleci
en un produit, et consacrent la totalité de leurs ressources au développement du produit tel
qu’ils l’imaginent, avant de s’apercevoir dans la plupart des cas qu’il ne correspond pas aux
besoins du marché. Il est alors souvent trop tard pour faire évoluer le produit, car l’entreprise a
déjà dépensé toutes ses ressources. C’est ce qui cause 71% des échecs de startups , déjà très 2
1
étude menée par l’Edhec NewGen Talent Centre en 2016, disponible ici:
http://edhecnewgentalent.com/en/insights/
2
Source: Top 20 reasons Startups Fail, CB Insights, 2014.
3. fréquents par ailleurs: une étude de 3,200 startups publiée en 2012 montre que 92% d’entre
elles échouent dans les 3 ans qui suivent leur création . 3
Lean Startup, une approche très populaire qui tente de remédier à ce
problème
À l’heure où le nombre de startups se multiplie énormément, il est essentiel de trouver un
moyen permettant aux entrepreneurs d’éviter de tomber dans ce piège. Les méthodes
séquentielles utilisées par nombre d’entreprises ne sont pas adaptées à l’incertitude qui
caractérise les startups, qui ne connaissent rien de leur clientèle ni de ses attentes. Pour
répondre à ce problème, les partisans du Lean Startup soutiennent l’importance de valider très
rapidement et à moindre coût l’offre auprès de clients potentiels, en testant un maximum
d’hypothèses auprès du marché pour accroître leur connaissance des attentes du marché et
aboutir à un produit en adéquation avec cellesci.
L’approche Lean Startup, développée par Eric Ries dès 2009, repose sur trois piliers:
1/ Get out of the building”: l’implication du client tout au long de la conception et du
développement produit. Dans la lignée du modèle de Customer Development proposé par
Steve Blank, l’entrepreneur est exhorté à sortir de chez lui pour confronter ses idées à la réalité
du marché et impliquer la clientèle tout au long du processus de conception et de
développement du produit.
2/ BuildMeasureLearn: le développement par itérations successives. Ries propose un
processus rigoureux inspiré des méthodes agiles de développement qui repose sur le triptyque
ConstruireMesurerApprendre: l’entrepreneur matérialise son idée en un produit qu’il
confronte au marché; il définit et mesure les métriques qui vont valider ou invalider ses
hypothèses; il en tire des enseignements (validated learning), qui le pousseront à modifier son
produit, jusqu’à obtenir un produit en adéquation avec le marché (P roductMarket Fit).
3/ La minimisation des déchets. Afin de pouvoir itérer suffisamment, il faut gérer ses
ressources et éliminer tout ce qui ne permet pas à l’entreprise de se rapprocher de ce stade.
L’entrepreneur est poussé à construire un Minimum Viable Product, réduit aux fonctionnalités
clés permettant de répondre au problème visé, dans l’objectif de progresser rapidement et à
moindre coût dans la connaissance de la réalité du marché.
Cette approche connaît une adoption remarquablement rapide pour une théorie managériale,
avec des adaptations permettant de l’appliquer à des situations particulières (biotechnologies,
B2B, projets incertains au sein de grandes entreprises).
3
Startup Genome Report Extra on Premature Scaling, M. Marmer, B.L. Herrmann, E. Dogrultan, R. Berman,
2012
4.
Les risques de dérive de la vision entrepreneuriale induits par l’approche Lean
Startup: le cas de Charp
Ce succès pousse de nombreux entrepreneurs à l’adopter, dont les fondateurs de Charp,
startup fondée en juin 2015 qui vise à détecter les meilleures opportunités commerciales pour
les entreprises qui vendent à d’autres entreprises (B2B).
Cette vision initiale a été matérialisée dans un premier MVP de détection de signaux
d’achats, à partir des actualités des entreprises. Ce prototype, sous forme de fichier Excel, fut
testé auprès de commerciaux vendant les solutions publicitaires de Google; suivant leurs
demandes, il évolue vers un service de détection de publicités en temps réel, vendu à Google et
à deux autres entreprises du secteur publicitaire. Toujours guidés par les retours du marché, les
fondateurs perçoivent une nette opportunité dans le développement d’un produit de
prédiction des investissements publicitaires, utilisant les infrastructures précédemment
développées.
A la première difficulté apparaissent d’importantes tensions internes: trois des quatre
fondateurs, ne se reconnaissant plus dans leur propre entreprise, souhaitent réaliser leur vision
initiale. Le reste de l’équipe, qui avait intérêt à ce que le projet se poursuive étant donné qu’ils
avaient été recrutés dans le cadre spécifique de la détection de publicités, veut continuer à
travailler spécifiquement pour l’industrie publicitaire. Cette situation aboutit au départ d’une
grande partie de l’équipe et à la formulation d’une nouvelle proposition de valeur permettant
de réaliser la vision de départ: la prédiction des meilleures opportunités commerciales à partir
de modèles statistiques.
L’équipe valide cette proposition de valeur par des entretiens qualitatifs variés auprès
d’une large cible de client, et distingue trois segments de clientèle distincts auxquels elle veut
s’adresser en priorité: les commerciaux visant les décideurs RH, les DSI et le marketing. Elle
construit un nouveau MVP qu’elle teste auprès de trois entreprises, une dans chacun de ces
segments. A la suite de nombreuses itérations, elle estime avoir atteint le Product Market fit en
mai 2016 avec un produit sous forme de “Tinder du lead” où les commerciaux reçoivent des
profils d’entreprises correspondant à leurs besoins, sélectionnés statistiquement, avec une
facturation à la cible acceptée par le commercial. La solution est utilisée par plus de 100
commerciaux, et Charp prépare l’accélération de son développement commercial et marketing.
5.
Si l’approche Lean Startup a clairement permis le développement d’un produit correspondant
aux attentes du marché, l’équipe s’est un temps éloignée de sa vision inititale, ce qui a failli
causer sa perte en raison d’importantes tensions internes liées à des divergences d’orientation.
Des entretiens avec dix autres entrepreneurs montrent que cette situation n’est pas une
exception: le développement d’un produit ne correspondant pas à la vision initiale,
consciemment ou non, est souvent source de conséquences négatives: perte de temps,
tensions internes, manque de cohérence, perte de sens…
Dans le cas de Charp, trois causes principales ont conduit à cet éloignement:
1/ L’adoption d’une stratégie purement opportuniste, entraînant parfois des phénomènes de
dissonance cognitive: confrontés à une information qui semble désavouer le choix opportuniste
qu’ils ont réalisé, les fondateurs ont eu tendance à se concentrer sur les aspects positifs de ce
choix en faisant fi de ce qui pourrait le contredire.
2/ L’absence de définition d’une vision unissant l’équipe autour d’un même but de long terme.
3/ La spécialisation induite par les retours des early adopters sur le Minimum Viable Product,
à cause d’early adopters en nombre limité (produit B2B demandant une grande customisation,
peu d’appétence au risque) et peu divers (premier case study facilitant l’acquisition de clients
similaires)
Proposition d’une structure en trois étapes permettant de gérer la tension
entre vision et marché dans l’approche Lean Startup
Pour remédier à ces trois causes, il est nécessaire de:
1/ Encadrer l’opportunisme par un focus stratégique pour permettre, paradoxalement, une
plus grande flexibilité dans l’exécution des opportunités en évitant les pièges de dissonance
cognitive et pour créer une cohérence globale, suivant les travaux de Bingham et al. (2014).
2/ Définir clairement ce focus stratégique, orientation de long terme de l’entreprise qui doit
être partagée par les différents acteurs et largement communiquée.
6. 3/ Réduire le biais constitué par les early adopters lorsqu’il n’est pas possible d’avoir des early
adopters suffisamment nombreux et diversifiés pour ne pas biaiser le développement du
produit par leur spécificité, en commençant par tester la proposition de valeur auprès d’une
large cible avant de tester le produit auprès d’une cible représentative des segments les plus
attractifs.
Pour y arriver, je propose d’exécuter l’approche Lean Startup en trois étapes :
1/ Définir une Minimum Viable Vision partagée entre tous les acteurs de la startup. Cette
vision doit représenter le “pourquoi” de l’entreprise, sa raison d’être, réduite à son strict
minimum et orienter le développement de l’entreprise. Cette vision doit être abondamment
communiquée, et peut éventuellement évoluer à l’issue de discussions approfondies.
2/ Tester et valider auprès du marché une proposition de valeur permettant de réaliser la
Minimum Viable Vision (Value Proposition Market Fit). Cette proposition de valeur
représente le “quoi” de l’entreprise et se compose de trois éléments: la formulation du
problème auquel l’entreprise souhaite répondre, le bénéfice apporté au client, et la
différenciation par rapport aux alternatives existantes. Elle doit être testée auprès d’une large
cible à l’aide de prototypes de validation n’étant pas des produits afin d’identifier les segments
de clientèle pertinents relativement à cette proposition de valeur. Si la proposition de valeur
est invalidée, une nouvelle proposition de valeur doit être établie à partir de ces
enseignements, en prenant bien soin que celleci permette toujours la réalisation de la
Minimum Viable Vision, puis testée. Dans l’hypothèse où il n’existerait plus aucune proposition
de valeur permettant de réaliser la vision qui n’ait été invalidée par le marché, la vision serait
alors incompatible avec le marché.
3/ Tester et valider auprès du marché un produit à même de matérialiser cette proposition de
valeur (Product Market Fit). Ce produit représente le “Comment” de l’entreprise, la
matérialisation de sa proposition de valeur. Un Minimum Viable Product permettant de
matérialiser la proposition de valeur validée à l’étape précédente doit être réalisé et testé
auprès d’early adopters représentatifs des différents segments identifiés à l’étape précédente,
puis modifié par itérations successives jusqu’à atteindre le ProductMarket Fit. Si aucun produit
matérialisant la proposition de valeur n’est à la fois faisable techniquement et validé par le
marché, il est nécessaire de revenir à la phase précédente.
Cette approche en trois étapes est représentée dans le schéma cidessous :
7.
Exécution de l’approche Lean Startup en trois étapes afin de trouver un équilibre entre
vision de l’entrepreneur et retours du marché.
Bibliographie
Bingham, C. , Furr, N. et Eisenhard, K. (2014). The Opportunity Paradox, MIT Sloan
Management Review, Fall 2014.
Blank, S. (2005). The Four Steps to the Epiphany: Successful Strategies for Products that Win,
K&S Ranch Press.
Maurya, A. (2012). Running Lean: Iterate from Plan A to a Plan That Work, O’Reilly Media (2nd
edition).
Marmer, M. et al (2012). Startup Genome Report Extra on Premature Scaling, Startup Genome.
Ries, E. (2011). The Lean Startup: How today's entrepreneurs use continuous innovation to
create radically successful businesses, Crown Books.
Rogers, E. (1962). Diffusion of Innovations, Free Press.