1. Le doute rend heureux
François de La Mothe Le Vayer
INTRODUCTION
Le libertinage n’est pas une philosophie, encore moins une doctrine pensée et construite.
Les philosophes libertins ne sont pas à envisager comme des inventeurs de concepts ou de
systèmes philosophiques, mais comme des penseurs donnant à l’existence et à la manière
de la penser une toute nouvelle importance.
François de La Mothe Le Vayer est un des penseurs libertins importants de ce 17 e siècle en
France.
Mais assez ignoré des manuels de littérature et inexistants complètement des manuels de
philosophie.
I.- BIOGRAPHIE DE FRANÇOIS DE LA MOTHE LE VAYER
François de La Mothe Le Vayer nait en 1588 à Paris et meurt dans cette même ville en
1672.
Fils d’un substitut du procureur général au Parlement de Paris, La Mothe Le Vayer passe
son enfance dans la ville du Mans, fait des études de droit et devient avocat au parlement
de Paris.
A 37 ans, après 20 ans d’exercice, il succède à son père dans la charge de substitut du
procureur général au Parlement, organe politique et judiciaire rendant des arrêts au nom
du roi.
Lorsqu’il devient précepteur du duc d’Anjou, futur duc d’Orléans appelé aussi Philippe
d’Orléans, frère du roi Louis XIV, il abandonne la fonction de substitut du procureur.
Pour plaire à Richelieu - qui était un homme d’Église, premier ministre du roi Louis XIII,
dont action englobe aussi bien des dimensions politiques, diplomatiques et coloniales que
culturelles et religieuses - il va écrire, sur commande, des textes qui attaquent les visées
impérialistes de l’Espagne, et d’autres textes qui célèbrent les alliances politiques de la
France avec des pays protestants.
2. Il écrit aussi un texte contre les jansénistes intitulé De la vertu des païens qui exaspère
certains, dont le prêtre Antoine Arnauld, qui était, donc prêtre, théologien, philosophe et
mathématicien et aussi l'un des principaux chefs de file des jansénistes, opposant des
jésuites.
Le jansénisme est une doctrine religieuse et morale du XVIIe siècle qui doit son nom à
l'évêque d'Ypres, Cornélius Jansenius (1585-1638). Son ouvrage, l'Augustinus, publié en
1640, provoque un grave débat entre les jansénistes, partisans de cette doctrine inspirée de
celle de saint Augustin (354-430), et les Jésuites.
Jansénius prétend que le péché originel a fait perdre à l'homme sa liberté, et que la grâce
est uniquement accordée par la volonté de Dieu selon une prédétermination "gratuite",
donnant ainsi peu de part au libre arbitre. Blaise Pascal (1623-1662) est l'un des
défenseurs du jansénisme. Le pape Innocent X condamne le jansénisme comme hérésie en
1653. Le jansénisme, prônant l'austérité et une vertu rigide, influence la bourgeoisie
parisienne et la noblesse de robe et devient un instrument d'opposition politique au
pouvoir royal.
Voyant le succès de son enseignement sur le frère du futur roi, La Mothe Le Vayer va
enseigner aussi un certain temps au futur roi Louis XIV.
Il va écrire plus tard un Discours chrétien sur l’immortalité de l’âme dans lequel il montre
que l’âme existe car elle est performante dans la réalité.
Grâce à ce petit livre il entre à l’Académie française, institution fondée en 1635 par le
cardinal Richelieu, ministre de Louis XIII.
Il est intéressant de noter qu’il existait une dispute entre Vaugelas, grammairien et La
Mothe Le Vayer : Vaugelas défendait la pureté de la langue française, alors que La Mothe
Le Vayer défendait une langue vivante, dynamique et évolutive, et non fixé par les
grammairiens.
Il se marie à 33 ans avec la veuve d’un professeur et vit une vie conjugale durant 33 ans
jusqu’à la mort de sa femme alors qu’il a 67 ans. Il a un fils qui devient abbé et est
complice de son père dans l’établissement de ses textes.
Neuf ans après la mort de sa femme, il perd son fils. Celui-ci était ami de Molière de
Boileau.
Veuf et privé de fils, il épouse à 76 ans une jeune femme quarantenaire.
On dit que sur son lit de mort, alors qu’il 84 ans, il fit encore preuve de son esprit
sceptique et curieux en demandant à son médecin : « Eh bien ! Quelles nouvelles avez-
vous du Grand Mogol ?» avant de rendre son dernier soupir.
Après sa mort, on a fait de La Mothe Le Vayer qui était discret et prudent, un personnage
diabolique : on le fit athée dissimulé, mécréant caché, auteur à décoder, écrivain habile et
fourbe, adepte du double langage, chrétien dans la lumière doublé d’un libertin dans
l’ombre.
II.- LA PHILOSOPHIE DE FRANÇOIS DE LA MOTHE LE VAYER
Les adversaires des philosophes des Lumières au XVIIIe siècle font de La Mothe Le Vayer
le précurseur de l’athéisme, alors que ces philosophes étaient déistes. Aussi, Voltaire fait
tenir à La Mothe Le Vayer des propos qu’il n’a pas eu afin d’assurer ses arrières.
3. Les universitaires, qui aiment les étiquettes et les catégories, ont tiré La Mothe Le Vayer
dans tous les sens. Certains le font sceptique, d’autre épicurien, d’autres encore cynique.
On le fait aussi athée pur et dur. Et enfin on le déclare aussi stoïcien.
Comme pour Montaigne et pour Pierre Charron, les philosophies de l’antiquité grecque et
romaine traversent les œuvres de ces penseurs.
La Mothe Le Vayer était l’ami de Marie de Gournay, femme écrivain et féministe avant
l’heure sous certains aspects, qui a écrit Egalité des Hommes et des Femmes, il était aussi
membre actif d’une académie d’amis de penseurs libertins (Pierre Gassendi, Gabriel
Naudé, entre autres), il était aussi lecteur de Montaigne et amateur de Pierre Charron.
On peut dire que notre philosophe est d’abord chrétien, puis sceptique. Comme on l’a dit
tout à l’heure la réputation mauvaise, voire exécrable qu’on lui a faite (ainsi qu’à tous les
libertins d’ailleurs) n’est pas du tout fondée.
On peut donc s’aventurer à le nommer chrétien sceptique ou sceptique chrétien.
Le mot sceptique vient du grec skeptomai, j’examine. Un sceptique est d’abord celui qui
doute.
Faisons un détour au IVe-IIIe siècles avant l’ère chrétienne avec le fondateur de l’école
sceptique appelé Pyrrhon d’Élis (365-275). Celui-ci défendait l’idée que la vérité n’est
pas, comme on a tendance à le croire, inaccessible. Mais plus exactement, nous ne
pouvons pas être sûrs de l’atteindre.
On ne peut rien connaître avec certitude, puisque sur un seul et même sujet on peut
toujours soutenir deux opinions contradictoires.
Philosopher doit consister alors dans la pratique du doute, en vue de suspendre son
jugement. Pour les sceptiques, ne pas juger, ne pas dire que c’est vrai ou faux a une valeur
existentielle et thérapeutique : il doit procurer la paix de l’âme, la tranquillité de l’esprit
par l’absence de troubles (ataraxie).
C’est en ce sens que l’on peut dire que douter rend heureux, car savoir que l’on ne peut
rien connaître de sûr et de certains permet de connaître une certaine paix de l’esprit.
La pratique du doute, pour les sceptiques, est donc une sagesse de vie.
La Mothe Le Vayer dit de lui-même : « Suis-je indécis ? », « Suis-je indéterminé ? », «
Suis-je instable d’esprit ? », « Suis-je sujet à la contradiction ? ». Probablement, répond-il.
Le fait d’être conscient qu’il lui est impossible de tenir une position certaine, voire une
certitude montre ici son scepticisme.
La Mothe Le Vayer propose un regard lucide sur le monde des humains. Il voit le monde
tel qu’il est, en tragique, sans désir de l’embellir ou de l’obscurcir.
Lorsqu’il évoque l’amitié romaine, elle est une fiction, une illusion, une belle chimère, un
vœu creux. D’après lui, on confond le compagnonnage et les bonnes relations d’un
moment par occasion et intérêt avec un sentiment qui n’existe pas dans les faits.
Un sage n’a pas besoin d’ami, car son idéal suppose la solitude, l’autonomie, la paix avec
soi-même. Mais ça ne l’empêche pas d’être assidu à un ou deux cercles, de fréquenter
Cyrano de Bergerac, d’être le complice de Molière, d’assister Pierre Gassendi (prochaine
conférence, le samedi 19 mars ici même), et d’échanger avec Gabriel Naudé (bibliothécaire
et écrivain).
4. Pour mieux comprendre sa théorie de la juste mesure, La Mothe Le Vayer évite de mener
une vie de privation et de jeûne autant qu’il évite les excès continuels.
En plus de la révolution copernicienne qui est le passage du géocentrisme à
l’héliocentrisme, entra autres), il ne faut pas oublier la révolution que procure sur les
esprits européens la découverte d’un nouveau continent au XVe siècle. Cet ébranlement
parcourt de nombreux penseurs du XVI et du XVIIe siècle.
Le scepticisme de La Mothe Le Vayer se double d’un relativisme, cher à Montaigne,
consistant à remettre les Européens à leur place, c’est-à-dire en montrant qu’il existe de
très nombreuses autres cultures et modes de vie de par le monde.
S’appuyant sur les cultures amérindiennes du Nouveau Monde, il ne condamne pas
l’anthropophagie, la zoophilie, l’inceste et l’homosexualité ne sont pas contre-nature, car
pratiquer par certains hommes.
Et aussi La Mothe Le Vayer va toucher un point très sensible de la morale chrétienne : la
masturbation n’est pas interdite, ni contre-nature. Il la nomme de « gentille chirurgie » ou
déception des nerfs ».
Dans aucun passage de ces œuvres il n’est question d’interdits religieux, éléments chers à
toute religion. Il va même plus loin : fait de l’Ancien Testament une lecture
ethnographique, c’est-à-dire qu’il va déceler dans le texte les pratiques des peuples
anciens.
Il prend donc la l’idée de Montaigne et va plus loin : « nous nommons barbarie ce qui n’est
pas de notre fait ».
CONCLUSION
La pratique du doute et de relativisme chez La Mothe Le Vayer est salutaire. Prendre
conscience qu’il n’y a pas de vérité absolue, ou qu’on ne peut pas l’atteindre, c’est montrer
la complexité des points de vue, des pratiques et des usages sur terre.
On peut dire qu’il défend l’idée d’un universel, pas d’un universel abstrait qui viendrait
d’en haut, mais d’un universel qui peut se vérifier dans la réalité sociale et humaine.
Savoir qu’on est tous différents, c’est ce qui fait notre point commun.
Œuvres de François de La Mothe Le Vayer :
De la liberté et de la servitude, éd. et postface de Lionel Leforestier, Gallimard / Le
Promeneur, 2007.
De la vertu des païens, Libertins du XVIIe siècle, tome 2, La Pléiade / Gallimard,
2004.
De la patrie et des étrangers et autres petits traités sceptiques, éd. présenté et établie
par Philippe-Joseph Salazar, Desjonquères, 2003.
Petit traité sceptique sur cette commune façon de parler : « N'avoir pas le sens
commun » (1646), éd. et postface de Lionel Leforestier, Gallimard / Le Promeneur,
2003.
Dialogues faits à l'imitation des Anciens, rééd. Fayard, 1988.