La « classe » en pédagogie des Mathématiques - Caleb Gattegno
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Cet article, que m’a confié Caleb Gattegno dans les années 80, a été écrit en français il y
a 50 ans, sur 6 feuilles à en-tête d’un hôtel proche de New-York. Il n’a jamais été publié
comme tel, puisque, comme le précise l’auteur, la situation mathématique essentielle qu’il
décrit avait déjà donné lieu à la création d’un film pour l’enseignement.
LA « CLASSE » EN PÉDAGOGIE DES
MATHÉMATIQUES
Alors que tous les mathématiciens savent fort bien que chacune des propositions
mathématiques se rapporte à une classe d’éléments, l’enseignant ne semble pas s’en
souvenir lorsqu’il enseigne les mathématiques. En fait, l’enseignant réfléchit assez peu au
contenu de ce qu’il présente aux étudiants et est satisfait si ceux-ci acquièrent
correctement les techniques qui permettent de résoudre des problèmes.
Mais s’il réunissait les erreurs faites par ses élèves, il serait vite choqué de voir que
celles-ci ne sont pas dues au hasard, qu’elles sont structurées ; ce qui signifie que
l’ensemble des étudiants qui considèrent les mathématiques sans participation totale de
leur part, ont besoin de plus d’explications que le professeur ne leur en propose
spontanément. Parmi les leçons que l’auteur de cet article a apprises, en examinant les
erreurs spontanées de nombreux élèves dans un certain nombre de pays du monde, celle
qui sera communiquée ici se rapporte à la considération délibérée de la classe d’éléments
à laquelle se réfère la proposition en vue, ainsi que la pédagogie qui ne perd pas de vue
cette vision maintenant explicite.
Tout professeur d’algèbre sait qu’il y a dans sa classe des élèves intelligents qui ne
croient pas que sont des propositions interchangeables, et se trouvent
alarmés si leur technique de résolution de l’équation proposée conduit à la seconde
plutôt qu’à la première. En effet, passer d’un membre à l’autre entraîne toujours pour
eux un changement de signe et deviendrait qui cause une terreur chez
de nombreux élèves, car ici, il faut multiplier par (-1) les deux côtés et faire usage de la
règle des signes qui reste dans beaucoup de consciences un problème aigu pendant des
années. L’incompréhension de l’équivalence des deux écritures provient
de ce que l’enseignant, et non l’élève, a omis de présenter les choses dans leur vérité et a
conduit ses élèves à toujours suivre un sentier étroit dans leur résolution des problèmes.
Si nos maîtres d’école (primaire et secondaire) se penchaient un peu plus sur
l’étude des erreurs et des difficultés des élèves, il n’y aurait aucune nécessité d’écrire cet
article. Ils verraient, comme moi, que la rigidité de la présentation de chaque question du
cours ne peut éclairer les élèves qui ne sont pas spontanément intéressés par ce qu’on
leur présente ; que ces élèves s’intéressent et comprennent si, au lieu de techniques et de
propositions dogmatiques, on leur présente les propositions d’une façon dynamique et
comme se rapportant à des « classes » (souvent infinies) .
Ainsi, au lieu de souligner la réponse à un problème, on peut souligner la
dynamique opératoire et montrer que tout changement sur les données entraîne un
changement dans la réponse sans altérer le chemin suivi pour parvenir à ces réponses.
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Combien de maîtres présentent-ils à leur élèves le théorème sur l’égalité des triangles
comme se rapportant à la recherche d’une appartenance à une classe d’équivalence de
figures, classe d’équivalence définie par un quelconque de ses éléments soumis au groupe
des déplacements ? Les élèves voient presque toujours deux triangles et ont à démonter
que ces deux là sont égaux. S’il ne leur vient pas à l’idée qu’il s’agit de classes de figures
obtenues par des transformations qui n’altèrent pas la validité de la conclusion, qui peut
les blâmer ? Pourtant, dans la pratique, les professeurs ne voient pas que certaines
attitudes mentales qui conduisent les élèves à faire des erreurs proviennent précisément
de ce manque d’articulation au niveau de l’élément et de la classe qui le contient, et que
cette articulation est sous-entendue dans l’esprit de l’enseignant. Il aurait suffi au
professeur d’attirer l’attention de ses élèves sur le fait que toutes les figues dessinées par
eux pour la même proposition ne sont pas identiques pour que chacun saisisse que ces
transformations n’affectent pas le fait à prouver.
En rendant systématique cette attitude chez les élèves il n’y aura plus de
proposition dans leur esprit qui se rapporte en mathématiques à un objet unique. Mais
pour qu’elle atteigne les élèves, elle doit d’abord être acquise par les professeurs. Pour
que ceux-là voient où eux-mêmes l’ont négligée, il suffira de leur montrer la façon dont
les auteurs de manuels traitent les diverses questions du cours en compartiments, comme
si leur intention était de créer ces compartiments dans l’esprit de l’étudiant, sous cette
forme.
A l’école élémentaire, les 4 opérations sont séparées soigneusement au lieu de voir
qu’elles sont différents aspects mentaux d’une même activité et que la variable, c’est
l’ensemble sur lequel on opère. Ainsi il faut laisser passer des années entre la perception
que et celle que et que . Pourtant, ces faits sont concomitants.
Il faut laisser passer des semaines ou des mois pour lire en sens inverse la formule de la
distribution et introduire la mise en facteurs. Des mois passent
entre la rencontre de la proposition concernant les positions relatives de deux cercles
dans le plan et leur utilisation dans la construction de la médiatrice d’un segment ou la
notion de lieu des points équidistants de deux points donnés.
Si le point de vue dynamique est introduit systématiquement en arithmétique, (ce
qui est possible aujourd’hui grâce aux réglettes en couleur de G. Cuisenaire.), en algèbre
(ce qui est aisé si on considère l’algèbre comme le domaine de l’opératoire), et en
géométrie, (ce qui est grandement facilité par l’usage des géo-plans et des films de
géométrie animée), nos élèves auront l’occasion tout le temps de fonctionner comme les
mathématiciens fonctionnent, en agissant sur des ensembles de relations à l’aide de
nouvelles relations qui structurent l’ensemble, de telle sorte qu’il propose de nouvelles
prises de conscience chez celui qui le contemple.
Voici un exemple dont j’ai fait un film. Si à deux points et d’un segment on
associe les ensembles de demi droites et du plan, qui ont respectivement en
commun les premières et les deuxièmes , on peut former des couples (parfois
ordonnés, parfois non ordonnés), nommés , avec les éléments de ces ensembles
selon un grand nombre de lois pour l’accouplement. On est donc en mesure de
montrer :
a) que le même ensemble engendre différentes propositions selon les relations
structurantes,
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b) que l’on peut associer à des familles de couples des ensembles de points
(chacun défini par un couple) que l’on interprète comme des fonctions ou
comme lieux géométriques selon la perspective choisie ou comme définissant
une construction,
c) que ces diverses associations, par l’intermédiaire des couples, engendrent des
familles nouvelles d’ensembles de points qui se distinguent ou se fondent dans
des familles plus vastes et qu’inversement, en spécialisant les choix de
l’accouplement, on obtient des sous-familles qui se réduisent à des classes
ayant parfois un seul élément.
Les idées générales ci-dessus sont illustrées ainsi :
Si est associé à P, lorsque
1) , nous avons la famille des ellipses de foyers et , qui se
réduisent à si la valeur de égale la longueur de .
2) , nous avons la famille des hyperboles de mêmes foyers,
se réduisant à la médiatrice de si et à , sur la droite de ,
lorsque
3) , nous avons la famille des cercles d’Apollonius se
réduisant à la médiatrice si , ou au point ou lorsque ;
donnent les deux familles symétriques par rapport
à la médiatrice de ; ce même résultat est obtenu en prenant toutes les valeurs
de et en associant , les cas limites étant évidents.
4) donne la famille des ovales de Cassini.
Ainsi les 4 opérations sur donnent 4 familles de fonctions (ensembles
de points) et certains de ces ensembles appartiennent à plusieurs familles.
Mais on peut obtenir davantage en structurant les ensembles de demi-droites à
l’aide d’autres relations.
5) Si on obtient la famille d’arcs capables du segment ,
symétriques par rapport à et à la médiatrice de , se réduisant à un cercle de
diamètre si la et à si la
6) Si , on obtient respectivement la médiatrice
de et le point à l’infini du plan.
Ce que nous avons réussi à faire en présentant d’une façon dynamique toutes ces
relations et leurs images formées d’ensembles de points, peut se résumer ainsi :
a) nos élèves auront vu qu’une situation se structure à l’aide de relations qui
transforment des ensembles d’éléments en familles organisées et d’apparences fort
différentes ;
b) que ces familles satisfaisant à une même relation ont des éléments en nombre
infini qui diffèrent entre eux par d’autres attributs que ceux qui les relient, de sorte qu’on
peut les considérer comme réunis et aussi comme séparés des autres éléments de la
famille;
c) que l’on peut passer des familles infinies d’éléments géométriques à la relation
qui les définit ;
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d) que lorsque deux relations sont des formes diverses d’une seule relation on
peut s’attendre à retrouver un même élément dans deux familles qui apparaissent comme
diverses (ex : ) ;
e) que l’on poursuit l’étude d’une situation tant que l’on sait le faire et qu’on
l’abandonne lorsqu’elle présente des difficultés insurmontables (Ici on peut encore
étudier , mais on n’étudiera
pas ). La situation initiale synthétise beaucoup de faits
et laisse ouvert l’avenir pour les chercheurs que cela inspirera.
Cette vision de la « classe » comme plus importante en pédagogie des
mathématiques que les « faits » singularisés comme il me semble comprendre les cours
habituels, a imprégné toute ma pédagogie déjà en partie exposée dans mes publications
antérieures.
C. Gattegno, New-york, Décembre 1960
Mis au propre en 2008 par M. Laurent, à partir de la version originale